Conclusion
La mondialisation,
quel avenir ?
Emmanuel GRÉGOIRE
géographe
Hervé THÉRY
géographe
Philippe WANIEZ
géographe
La mondialisation qui touche l’ensemble de la planète depuis les
années 1970 n’est pas en soi un phénomène nouveau : des processus analogues se sont déroulés au cours des siècles passés, à la
différence près qu’ils se sont présentés comme des constructions
avant tout politiques et/ou religieuses et non économiques
comme c’est le cas aujourd’hui. Parmi eux, l’historien Fernand
BRAUDEL (1979) mentionne la Phénicie antique, Carthage, Rome
qui entendait étendre sa domination sur l’ensemble du monde
habité, l’Europe chrétienne qui s’efforça de contrôler de très vastes
espaces allant jusqu’à Jérusalem et au-delà, l’Islam, la Moscovie,
la Chine et l’Inde. Ces mondialisations passées correspondaient à
des périodes d’expansion d’empires, qui furent suivies de leur
dissolution et d’une nouvelle fragmentation des espaces conquis,
assimilable à une « démondialisation ».
L’apparition du capitalisme, du XVIe au XIXe siècles, puis sa généralisation en tant que système économique mondial au cours du
XXe siècle confèrent à la mondialisation actuelle une dimension
LA
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SUD
454
nouvelle : l’économique avec la mise en avant du concept d’économie-monde l’emporte désormais sur le politique, même si celui-ci
reste fondamental. Cette économie-monde se caractérise par
l’extension à l’ensemble de la planète des mouvements de capitaux,
de marchandises et des personnes et par une interdépendance
sans cesse plus forte des économies nationales soumises à une
concurrence accrue. En mettant un terme à la scission du monde
en deux blocs antagonistes, la chute du mur de Berlin (novembre
1989) puis l’effondrement de l’Union soviétique ont ouvert la voie
à la globalisation des échanges encouragée ensuite par l’ouverture
économique de la Chine, symbolisée par son adhésion à
l’Organisation mondiale du commerce (novembre 2001). La
mondialisation conquiert donc sans cesse de nouveaux espaces,
successivement absorbés par un système économique touchant
l’ensemble de la planète, tout en renforçant une division spatiale
du monde attestée par la multiplication des organisations régionales. Peu de pays restent à l’écart de ce mouvement : Cuba, la
Corée du Nord et la Birmanie, toujours repliés sur eux-mêmes
pour des raisons politiques, figurent sans doute parmi les rares
exemples, mais pour combien de temps encore ?
Si la mondialisation est principalement économique et idéologique
(triomphe de l’économie de marché et du libéralisme), l’actualité
montre qu’elle n’en comporte pas moins différents aspects étroitement liés : politiques (avancée de la démocratie, internationalisation des conflits comme la guerre en Irak ou la question du
terrorisme), religieux avec un retour fracassant de l’islam sur le
devant de la scène, sociaux comme le montre la « mondialisation »
de la délinquance (trafics de drogue, des êtres humains, des marchandises contrefaites, etc.) ou de l’aide humanitaire comme
l’illustre la forte mobilisation internationale consécutive au tsunami
qui toucha les pays riverains de l’océan Indien (26 décembre 2004),
linguistiques (l’anglais est devenu la langue véhiculaire universelle)
et culturels grâce au spectaculaire développement de l’internet,
réseau de communication devenu incontrôlable car transgressant
les frontières étatiques. Le monde se rassemble, du moins en
apparence, autour de valeurs et normes communes, principalement économiques et politiques.
CONCLUSION
Les politiques
de la mondialisation
Différents facteurs expliquent la rapide extension de la mondialisation qui revêt, pour la première fois dans l’histoire, un caractère
planétaire mais n’en possède pas moins ses propres traits.
D’abord, l’estompage des frontières est un aspect primordial car
il se traduit par un décloisonnement des espaces. Autrefois entravés
par des barrières douanières, les échanges marchands se renforcent
et s’effectuent désormais de plus en plus librement. Les États en
abandonnent progressivement le contrôle, avec une plus ou moins
bonne volonté, en renonçant à toute forme de protectionnisme :
ainsi, au Brésil, l’éphémère gouvernement de Fernando Collor de
Mello, puis Plan Real et le gouvernement de Fernando Henrique
Cardoso ont fait sauter les carcans protectionnistes et ont privatisé
plusieurs fleurons de l’industrie nationale, le pays ayant dû
ouvrir ses frontières sous la pression d’un libéralisme victorieux.
De nouvelles structurations des espaces émergent par l’action de
réseaux d’interrelations entre les personnes (hommes d’affaires et
entrepreneurs) ou de firmes comme le démontre Bruno Ponson au
sujet du miracle économique mauricien. L’Afrique noire, longtemps
isolée de l’Afrique du Nord par la colonisation, tisse à nouveau
des liens étroits avec le Maghreb si bien que le commerce transsaharien renaît de ses cendres sous l’action de négociants et non
des États, aucun accord officiel de commerce n’existant entre pays
bordant le désert1. Essentiels dans le dépassement des frontières,
les réseaux forment le maillage sur lequel s’accrochent les solidarités dont la mondialisation constitue la résultante. La
connaissance de ces réseaux (officiels ou clandestins) et de leurs
multiples ramifications (transfrontalières, internationales ou
intercontinentales) figure parmi les pistes de recherche à privilégier,
malgré d’évidentes difficultés d’appréhension, car elle renvoie à
une des réalités sociales de la mondialisation, à savoir son support
humain, et à des stratégies plus ou moins conscientes, à plus ou
moins long terme, et donc, en dernière analyse, à la notion de
pouvoir dans les sociétés humaines.
La CEN-SAD (Communauté des États sahéliens et sahariens) n’est pas encore
une réalité économique.
1
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MONDIALISATION CÔTÉ
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L’apparition de régions-monde transcendant des frontières nationales déliquescentes est un autre élément très important dans le
processus actuel, dans la mesure où elle en a été le précurseur.
Les décennies passées ont été marquées par la constitution d’organisations régionales qui ont pour objectif principal d’estomper,
voire de gommer les frontières, en favorisant la libre circulation
des marchandises et des hommes. Citons l’Union européenne, la
Communauté économique des États d’Afrique de l’Ouest (Cedeao),
l’Union douanière et économique des États d’Afrique centrale
(Udeac), la SADC (Southern Africa Development Coordination
Conference), la Comesa (Common Market for Eastern and Southern
Africa) pour l’Afrique, l’Indian Ocean Rim Association for Regional
Cooperation (IOR-ARC) qui regroupe des États africains et asiatiques ainsi que l’Australie depuis 1997, l’Asean (Association of
South-East Asian Nations), l’Alena (Accord de libre-échange nordaméricain) et le Mercosur (Marché commun de l’Amérique du Sud).
Ces régions-monde, pour reprendre un terme d’Olivier DOLLFUS
(1995), qui se construisent sur des logiques de proximité, traduisent la volonté de faire disparaître les frontières économiques
et parfois même politiques (Union européenne). Le mouvement
est planétaire avec toutefois un décalage temporel et des vitesses
de progression différenciées, certaines organisations étant plus
anciennes que d’autres. La mondialisation à travers l’Organisation
internationale du commerce (OMC) coiffe en quelque sorte ces
nouvelles structurations.
Le retrait des États sous l’effet du libéralisme a favorisé la constitution de ces nouveaux espaces économiques régionaux. En ce
sens, les politiques d’ajustement structurel imposées aux pays du
Sud par la Banque mondiale et le Fonds monétaire international,
au cours des années 1980 et même après, ont eu de fortes incidences sur le rôle des États. Ces derniers se virent dépourvus,
malgré parfois de fortes résistances, de tout ou partie de leur
contrôle sur des pans entiers de leur économie, tant au niveau de
la production que de la commercialisation des produits agricoles
et des biens manufacturés (suppression d’entreprises publiques au
profit du secteur privé). La libéralisation intégrale des échanges
imposée par les programmes d’ajustement structurel a contraint
les pays à s’en remettre à la seule règle du marché, c’est-à-dire
celle des avantages comparatifs, pour produire et exporter. Avec
CONCLUSION
le recul du temps, on s’aperçoit que ces politiques ont, certes,
permis une certaine stabilisation des économies mais n’ont pas
déclenché, loin s’en faut, la croissance tant escomptée : un continent
comme l’Afrique, pillé de ses ressources les plus valorisables, se
trouve toujours dans une situation de grande pauvreté avec, de
plus, une marginalisation économique des États2. L’Asie du Sud-Est
qui, à une époque antérieure, avait placé les structures étatiques
au cœur du développement, est aujourd’hui dans une situation
bien meilleure.
Outre leur désengagement des sphères productives et marchandes,
condition sine qua non actuelle de l’insertion dans le système
mondial, les États ont dû opter pour un renouveau démocratique
et parfois aussi pour la fin de régimes d’exception comme celui
de l’apartheid (Afrique du Sud). La mondialisation s’accompagne
en effet de certaines avancées de la démocratie et d’un respect des
droits de l’homme plus scrupuleux. Le temps n’est plus où les
leaders capitalistes pouvaient commercer sans vergogne avec les
pires régimes autoritaires, voire même en favoriser l’établissement
(le soutien des États-Unis et de la firme ITT dans le coup d’État
du général Pinochet au Chili n’est plus à démontrer). Ce n’est pas
en raison d’un humanisme soudain que des pays comme les
États-Unis et la France conditionnent désormais leur aide au
respect de la démocratie et de ses règles (multipartisme, élections
libres, etc.). Ainsi, un des articles de l’African Growth Opportunity
Act (Agoa), acte unilatéral américain qui marque la fin des quotas
d’importation pour certains produits originaires d’Afrique, stipule
que ne peuvent bénéficier de cette disposition que les pays qui
respectent la démocratie et les droits de l’homme. De même, le
président François Mitterrand dans son célèbre discours de La Baule
(1990) conditionnait l’aide de la France à ces mêmes exigences,
ce qui obligea de nombreux régimes autoritaires africains à
accepter de jouer le jeu de la démocratie. On peut donc dire en
pesant les mots qu’il est devenu politiquement incorrect de
bafouer ouvertement les droits de l’homme ; et qui n’applique pas
les règles minimales de cette idéologie mondialisée, comme la
2 En janvier 1994, la forte dévaluation du franc CFA (50 %) a été imposée par
la France aux États membres de la zone franc en Afrique noire francophone, ce
qui n’a pas été sans de très lourdes conséquences sur leurs échanges extérieurs
et sur l’inflation intérieure.
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LA
MONDIALISATION CÔTÉ
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tenue d’élections régulières au suffrage universel, s’expose à des
représailles plus ou moins virulentes, financières ou militaires.
Dans ce tableau plutôt encourageant, la Chine, avec, chaque
année, ses milliers d’exécutions capitales et l’emprisonnement de
très nombreux dissidents, montre les limites actuelles de la
démocratisation mondialisée ; et comment ne pas évoquer le sort
des détenus du camp américain de Guantanamo (Cuba), véritable
zone de non-droit ? Dans un cas comme dans l’autre, le poids
économique semble se transformer en une capacité plus ou moins
affirmée à bafouer les droits de l’homme.
Les États ont dû également entreprendre une décentralisation
administrative comme le montrent Philippe Waniez, Violette
Brustlein, Cesar Romero Jacob, Dora Rodrigues Hees et Iná Elias
de Castro à propos du Brésil. Basée sur les niveaux territoriaux
inférieurs du maillage administratif, cette politique engendre de
nouveaux dynamismes locaux et micro-régionaux qui, tout en
s’ajustant aux nouvelles conditions économiques, exploitent au
mieux les moyens institutionnels et financiers qui leur ont été
attribués. Cette recomposition des territoires ne s’est pas limitée
à la campagne, mais a aussi atteint la ville comme l’illustre Alan
Mabin à propos des liens entre suburbanisation et mondialisation
en Afrique du Sud.
Sur un tout autre plan, on remarque que la mondialisation
profite des formidables avancées techniques en matière de télécommunications et de circulation de l’information. Internet permet de
relier, en temps réel, la plupart des contrées du monde, ce qui n’est
pas sans incidences économiques capitales : comme les bourses
mondiales sont désormais étroitement connectées, cela facilite la
circulation très rapide des capitaux, mais aussi renforce la primauté
des stratégies financières sur les stratégies productives. De même,
les progrès réalisés en matière de transport et d’infrastructures
favorisent la circulation des marchandises et des hommes, ainsi que
le montrent les migrations au Sénégal, étudiées par Nelly Robin. Les
avancées technologiques ont permis de raccourcir la durée des
trajets tant aériens que maritimes et routiers : Jean-Pierre Bertrand
et Hervé Théry soulignent les efforts considérables réalisés en
matière d’infrastructures routières dans le nord du Brésil pour
encourager le secteur agro-exportateur, lequel multiplie, par ses
activités peu attentives à la conservation des milieux naturels, les
CONCLUSION
atteintes à l’environnement. Jérôme Lombard, Frank Bruez et
Arouna Diakho montrent d’ailleurs que la restructuration du
secteur des transports est plus ou moins bénéfique selon les
sociétés et les espaces. Bien que les flux de trafics constituent un
aspect fondamental de la mondialisation, ils apparaissent sans
doute insuffisamment décrits ici.
Il faut enfin souligner que la mondialisation n’a pas seulement
des effets macroéconomiques et régionaux mais touche tous les
habitants de la planète potentiellement placés en situation de
précarité : de nombreux ouvriers européens du secteur textile
ont perdu leur emploi après la délocalisation de leur entreprise
en Turquie, en Afrique du Nord, à l’île Maurice puis à présent en
Asie. Depuis l’ère coloniale, les paysans sénégalais, maliens et
nigériens producteurs d’arachide ont vu leur principale ressource
monétaire disparaître à cause de la concurrence de l’huile de
tournesol ; au sein du Mercosur, l’Argentine proteste fréquemment
contre la désorganisation de son secteur productif par l’invasion
des produits manufacturés de grande consommation brésiliens à
bon marché. Dans ce domaine aussi, les recherches pourraient
s’efforcer de relier populations victimes et bénéficiaires de la
mondialisation. Pour cela, il serait intéressant d’analyser en
terme d’emplois de grands secteurs d’activités comme l’industrie
textile ou le négoce des principales denrées agricoles : on touche,
là, la principale conséquence sociale de la mondialisation, celle qui
porte sur le travail, lui aussi mondialisé3, et donc sur les revenus
et par là le niveau de vie des populations4.
À qui profite
la mondialisation ?
Dans ce contexte se pose immanquablement la question de savoir
à qui profite la mondialisation. Autrement dit, des territoires et
des sociétés sont-ils « gagnants » et d’autres « perdants » ? Par
On assiste à une migration des emplois vers le Sud, les entreprises étant sans
cesse à la recherche d’une main-d’œuvre la moins onéreuse possible.
3
4 Une unité de recherche de l’IRD (Travail et mondialisation) travaille précisément
sur ce thème.
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LA
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460
essence même, la mondialisation s’appuie sur l’idée de progrès, de
réussite et de développement. Mais ce développement est-il égal ?
Permet-il de combler les écarts entre pays et régions hérités du
précédent ordre mondial ? Toutes les populations profitent-elles
de ces retombées ?
À la lecture des textes présentés ici, on peut en douter.
Paradoxalement, on observe qu’un même pays peut être à la fois
victime de la mondialisation et en profiter : l’île Maurice risque de
pâtir sévèrement de l’abolition du protocole sucre et de la récente
suppression de l’accord multifibres alors qu’en même temps, elle
peut bénéficier du développement des Technologies de l’information
et de la communication (TIC) grâce à la délocalisation sur son
territoire de sociétés européennes (Centre d’appels et de services).
Pour mesurer plus précisément les effets de la mondialisation dans
ses aspects économiques, il conviendrait d’entreprendre des études,
non plus par régions comme dans cet ouvrage, mais par grande
filière. Pour reprendre le cas du sucre, l’île Maurice et le Brésil,
abordés ici séparément, s’opposent à propos du Protocole sucre :
le Brésil, la Thaïlande et l’Australie, qui le jugent contraire aux
règles de l’OMC, ont en effet déposé une plainte devant cette instance et gagné leur procédure. Ils allèguent que ce n’est pas un
accord de libre-échange mais une convention à sens unique,
contraire aux règles du commerce mondial puisque l’Union européenne accorde des fiscalités douanières à des États (pays AfriqueCaraïbe-Pacifique dits ACP dont Maurice) qui ne lui en font pas
en retour5. Un tel exemple montre que la mondialisation n’est
pas à proprement parler un « nouvel ordre mondial », mais plutôt une extension de la flexibilité du système productif qui permet l’expansion du capitalisme à toute la planète, au-delà des
barrières idéologiques les plus affirmées (de ce point de vue, le
cas de la Chine nouvelle apparaît emblématique).
Grand orchestrateur et législateur de la mondialisation économique,
l’OMC n’est plus aux seules mains des pays du Nord : les pays du
Sud y ont acquis une influence significative avec l’entrée de la
Chine et la création du G90. Ce G90 qui regroupe les pays du
Le rapport définitif de l’OMC daté du 8 septembre 2004 a rejeté en bloc les
arguments de défense présentés par la Communauté européenne. Cette dernière
a été débouté en appel.
5
CONCLUSION
groupe ACP, de l’Union africaine et des pays les moins avancés
(PMA) est né du conflit entre ces pays pauvres et le G2 (ÉtatsUnis et Union européenne) qui s’opposaient sur la question de la
libéralisation des marchés agricoles6, d’où l’échec de la conférence
de Cancún (Mexique, septembre 2003). La mondialisation
suscite donc des affrontements, certes principalement Nord-Sud,
mais parfois aussi Nord-Nord (États-Unis/Union européenne) ou
Sud-Sud (pays émergents/pays ACP/pays moins avancés), qui
renvoient à de réels conflits d’intérêts. Dans ce contexte, on
remarquera que le Sud n’est pas homogène, la situation des pays
émergents étant fort différente de celles des pays les moins avancés :
le Bangladesh risque ainsi d’être victime de l’abolition de l’accord
multifibres, car il a des coûts supérieurs à ceux de l’Inde et de la
Chine ; les pays ACP vont pâtir de la disparition à terme des
accords de Cotonou qui succédèrent à la convention de Lomé, au
profit de pays comme le Brésil ou la Thaïlande. Or, ces accords
leur permettaient d’exporter leurs produits agricoles dans
l’Union européenne à des prix supérieurs au cours mondial.
Aussi, comme l’avance Zaki LAÎDI (2004), « tous les problèmes
qui opposent le Nord et le Sud existeront de plus en plus entre
pays intermédiaires et pays moins avancés ». On notera toutefois
que des alliances, au moins circonstancielles, sont possibles :
dans son action – victorieuse – devant l’OMC, pour l’abolition
des subventions que versent les États-Unis à leurs producteurs de
coton, le Brésil avait pris soin d’associer de petits pays africains,
en prenant en charge les frais d’avocats internationaux qu’ils
auraient été bien en peine de payer. Une piste de recherche intéressante s’ouvre ici à propos de l’hétérogénéité du Sud, qui
compte aussi ses riches et ses pauvres. Il n’y a pas un Sud mais
des Suds qui se différencient sur des critères de niveau de développement plutôt que géographiques. De ce point de vue, certains
pays tels que le Brésil mais aussi l’Inde et la Chine apparaissent
comme de nouvelles frontières pour le capitalisme occidental,
sans cesse à la recherche de marchés. Cette intégration de territoires
« émergents » se fait par étapes successives (les pays « pauvres » ne
sont concernés qu’en tant que fournisseurs de matières premières,
5 Les pays « pauvres » exigent la réduction des subventions agricoles américaines
et européennes qui ont un effet néfaste sur leurs propres exportations rendues
moins compétitives (cf. coton ouest-africain).
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LA
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SUD
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leurs habitants n’étant pas des consommateurs potentiels) et en
fonction d’intérêts économiques et financiers bien définis. Le
partage des richesses, la préservation de l’environnement, le
respect des patrimoines de tous types, idéaux de ce qui pourrait
être un mieux-être collectif de l’humanité, sont étrangers aux
firmes multinationales et à certains États totalement étanches à la
notion de bien universel, comme l’illustre l’Amérique du président
George W. Bush qui s’obstine, par exemple, à ne pas signer le
protocole de Kyoto.
On peut donc craindre que les effets redistributifs de la mondialisation ne soient plus seulement un bienfait pour certains mais
aussi une exploitation, voire une expulsion pour d’autres qui ne
parviendraient pas à s’inscrire dans ce nouveau système économique mondial hautement instable. Le dossier du coton est, à ce
titre, révélateur de la contradiction de pays comme les États-Unis,
premier exportateur mondial et chantre du libéralisme, qui continuent de subventionner massivement la filière sous la pression
de puissants lobbies agricoles, au détriment de plus de dix millions
de producteurs ouest-africains. Pour ceux-ci, le coton est une source
de revenus monétaires vitale ; ils bénéficieraient, dans un système
loyal, d’un net avantage comparatif en raison de coûts de production
très bas. Cet exemple, loin d’être unique, montre que des mesures
finalement protectionnistes sont parfois opposées aux règles de
l’avantage comparatif et de l’ouverture des marchés. Autrement dit,
certains États et plus particulièrement ceux du Nord continuent
d’adopter une posture protectionniste pour maintenir une certaine
stabilité et ne pas mettre en danger des pans entiers de leur économie avec les graves conséquences sociales que cela pourrait avoir
pour l’emploi. Ils sont donc à la recherche d’un nouvel équilibre
entre ouverture et protection. On touche là les limites des fondements même de la mondialisation, ce qui pose la question de sa
réversibilité potentielle. Il y a là matière à réflexion.
Quel avenir ?
Lorsque nous avons commencé nos travaux de recherche, il y a
maintenant cinq ans (2001), la mondialisation semblait se répandre
inexorablement à l’ensemble de la planète, les pays y adhérant les
uns après les autres de « gré ou de force ». Depuis lors, la situation
CONCLUSION
du monde a évolué et ses effets pervers commencent à se faire
sentir, parfois durement comme en Argentine et surtout en Bolivie
où la population s’est révoltée et a réclamé la nationalisation du
secteur du gaz, principale ressource du pays. De même, les pays
du Maghreb, l’île Maurice, mais aussi les États-Unis et l’Union
européenne ont été fortement touchés par l’abolition de l’accord
sur le textile dit multifibres (le 1er janvier 2005) qui s’est traduite
par l’invasion du marché mondial par des produits chinois de
faible coût. Pour protéger leur industrie et l’emploi, les États-Unis
ont très vite rétabli des barrières douanières ; l’Union européenne
a, de son côté, négocié un accord avec la Chine pour mettre un
terme à l’envahissement de son marché.
Cet exemple montre finalement un appel à l’État « protecteur »,
concept pourtant honni par les chantres du libéralisme le plus
orthodoxe. Après une phase de retrait généralisé, ce retour semble
traduire un certain rejet de la mondialisation aussi bien par des
entrepreneurs du Nord, victimes de la concurrence du Sud, que
par leurs salariés de plus en plus sceptiques sur les bienfaits de
l’économie-monde. Ainsi, outre des considérations de politique
intérieure, les résultats négatifs des référendums français et néerlandais à propos du traité de constitution européenne reflètent
cette défiance nouvelle : les citoyens redoutent en effet ses conséquences pour leur emploi, car les pays ayant récemment rejoint
l’Union européenne ont des coûts salariaux nettement inférieurs
à ceux des pays fondateurs. Au lieu de l’enthousiasme initial (la
mondialisation devait résoudre tous les maux de la planète), le
sentiment qui prévaut actuellement s’apparente davantage à la
désillusion et à la crainte : le prix des matières premières, notamment le pétrole mais aussi l’acier et le cuivre, ne cesse d’augmenter
en raison de la forte demande de pays comme la Chine. Ce n’est
pas sans conséquence sur la croissance des pays non producteurs
et sur l’emploi et le niveau de vie de leurs populations. Celles-ci en
reviennent donc à solliciter l’intervention des États-nations pour
réguler les effets négatifs de la mondialisation et les en prémunir.
Des enclaves et des processus de désolidarisations territoriales
commencent à apparaître çà et là, beaucoup plus nettement qu’il
y a cinq ans. Les écarts entre pays riches et pauvres ne cessent de
s’accroître traduisant une fragmentation plus forte des espaces et
un décrochage de certains territoires du Sud : s’agit-il d’un épiphé-
463
LA
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SUD
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nomène dans l’expansion de la mondialisation ou un révélateur de
ses limites et d’un possible recul ? L’idée d’un territoire mondial
n’aura-t-il finalement été qu’une utopie face à un système économique voué aux profits et aux flux d’échanges faiblement régulés
et inégaux ? Il y a là de nouveaux questionnements et pistes de
recherche.
On ne peut se risquer à prédire le devenir du processus actuel.
Gageons pourtant qu’il y a de fortes chances, comme le montrent
les évolutions récentes, qu’il accentue les différences entre pays
pauvres et riches et entre pauvres et riches au sein des pays. En
ce sens, la paupérisation est en effet une conséquence négative,
jusqu’à présent presque inévitable, des mondialisations et de la
violence de leurs conséquences économiques (LE GOFF, 2001) :
ainsi, la situation des pays africains est encore plus désastreuse
qu’avant les plans d’ajustement structurel, car ceux-ci ont induit
une forte accentuation de la pauvreté7. Si la mondialisation a
produit des territoires « gagnants » et engendré des sociétés
bénéficiaires, elle a simultanément marginalisé, voire exclu, certains
groupes sociaux qui n’ont pas su ou pu opérer les mutations nécessaires (cf. le cas péruvien décrit par Évelyne Mesclier et Jean-Louis
Chaléard). Les sociétés montrent en effet des capacités très variées
à s’inscrire dans l’économie de marché et l’internationalisation
des échanges : les Arabes et les Touarègues sahariens ont ainsi
des attitudes économiques radicalement différentes alors qu’ils
vivent dans le même espace (idéalisation du négoce pour les
premiers, refus culturel de s’y adonner pour les seconds).
Loin de déboucher sur une pacification des espaces, pourtant
nécessaire à son épanouissement, la mondialisation risque, au
contraire, d’entraîner de fortes oppositions, voire de réels conflits,
entre pays nantis et dépourvus, et entre riches et pauvres au sein
de ces pays. L’accroissement incessant des inégalités et de l’exclusion, que soulignent les recherches présentées ici, ne conduira-t-il
pas la mondialisation à sa perte lorsque le « seuil de rupture »
La mondialisation n’est pas un phénomène nouveau pour l’Afrique subsaharienne : en leurs temps, la traite esclavagiste puis la colonisation ont été des
formes de mondialisation auxquelles elle dut se plier. Ce qui caractérise l’époque
actuelle est l’appauvrissement généralisé du continent touché par une crise
profonde et durable.
7
CONCLUSION
sera dépassé ? Le rejet par une « internationale islamiste » de la primauté de l’économique et d’une vision politique que l’Amérique
hégémonique et individualiste du président George W. Bush
entend imposer au monde, par la force si besoin, laisse penser
que l’on s’approche inéluctablement de ce seuil. Les attentats du
11 septembre 2001, ceux de Madrid (11 mars 2004) puis de
Londres (7 juillet 2005) sont sans doute un signe de cette évolution.
Mais le danger ne sera-t-il pas plus grand encore pour les pays
nantis si les populations démunies d’Afrique, d’Amérique latine
et d’une partie de l’Asie cessent de jouer le rôle économique peu
avantageux qui leur a été imparti et rejoignent la révolte de la
mouvance islamiste ?
Dans le même temps, l’émergence des organisations religieuses les
plus radicales, au détriment des religions traditionnelles devenues
fades aux yeux des croyants les plus militants, traduit sans doute
l’expansion mondiale d’un « marché » de la spiritualité qui joue
de la nouvelle donne économique, voire s’appuie sur elle.
L’avancée des pentecôtismes au Brésil apparaît emblématique de
ce changement : alors que l’Église catholique romaine persiste à
privilégier des valeurs de partage et d’amour, clés pour un au-delà
radieux, l’Église universelle du royaume de Dieu invite les habitants
des anneaux périphériques les plus pauvres des métropoles brésiliennes à prendre la part de la croissance économique qui leur
revient légitimement.
Ces interrogations fondamentales, au cœur des débats économiques et politiques actuels, ouvrent de nouveaux espaces de
recherche. Cet ouvrage, qui rend compte des travaux de chercheurs
et enseignants-chercheurs, regroupés autour d’une unité mixte de
recherche, fondée par l’Institut de recherche pour le développement
(IRD) et l’École normale supérieure (ENS), mobilisés pendant cinq
ans sur une thématique commune et fondamentale, y contribue.
Ces travaux rejoignent aujourd’hui les préoccupations des sociétés
du Sud et du Nord, confrontées à un même système qui fait de la
flexibilité le principal mode de régulation. Face à cet ajustement
permanent des valeurs et des normes, de nouvelles problématiques
émergent et demandent aux chercheurs qui prétendent décrypter
les territoires de faire preuve d’imagination. Le chantier est vaste et
ouvert à tous : ces questions n’interpellent pas la seule géographie,
très présente dans cet ouvrage, mais aussi d’autres disciplines, à
465
LA
MONDIALISATION CÔTÉ
SUD
466
commencer par l’anthropologie, la sociologie et naturellement
l’économie politique. On ne peut donc qu’espérer que cet ouvrage
appelle de nouveaux travaux, dont les thèmes sont en partie
suggérés ici, et suscite des approches nouvelles, à diverses
échelles et sur d’autres « terrains », proches et lointains, afin de
mieux appréhender ce phénomène de mondialisation qui
touche et inquiète les « citoyens du monde » que nous sommes
et entendons rester.