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Distribution électronique Cairn.info pour Belin. © Belin. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit.

ESPACE Perplexités incongrues, cosmologiques et autres, en manière d’aphorismes Dominique Buisset Belin | « Po&sie » 2016/1 N° 155 | pages 109 à 115 ISSN 0152-0032 ISBN 9782701198699 DOI 10.3917/poesi.155.0109 Article disponible en ligne à l'adresse : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------https://www.cairn.info/revue-poesie-2016-1-page-109.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- © Belin | Téléchargé le 28/03/2022 sur www.cairn.info (IP: 54.152.213.85) Powered by TCPDF (www.tcpdf.org) La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. © Belin | Téléchargé le 28/03/2022 sur www.cairn.info (IP: 54.152.213.85) Distribution électronique Cairn.info pour Belin. © Belin. Tous droits réservés pour tous pays. Dominique Buisset Espace Perplexités incongrues, cosmologiques et autres, en manière d’aphorismes L’espace… fine ? ou les espaces infinis dont le silence effraie ? Gare au genre, surtout quand il est incertain. L’infini ne l’est pas moins : c’est un concept singulier, quoique Pascal en considère deux. Gare au nombre… * Fine ou forte l’espace est typographique. Fine et forte, car ce qui sépare les mots, dans un texte, c’est une espace, pas un. En fait ni une ni un : à écrire, en prose ou en vers, on passe le plus clair de son temps au milieu des espaces. Les mots, eux, sont noirs. Ceux-là, on les médite, on les remâche, on les bichonne, on les choisit, on les choie… Il n’est pas d’usage qu’ils choient tout encrés sous le bec de la plume ou la tête d’impression ! L’espace, elle, on la compte pour du beurre, on la néglige, on la sème à tous vents – pire, on l’automatise ! Et j’en sais d’insécables à tirer des sanglots. © Belin | Téléchargé le 28/03/2022 sur www.cairn.info (IP: 54.152.213.85) L’espace, le vrai, est masculin… – Quoi, masculin ? Ne mélangeons pas tout ! sexe et grammaire, big bang et grande secousse… Et puis quoi, le vrai ? L’autre n’est pas fausse : elle a tous les attributs du réel. L’espace « vrai » peut-il en dire autant ? Lui, simple vase d’expansion créé par son contenu, à mesure… Mais admettons. Posé le genre, en sait-on plus sur la nature ? * Jadis, pour ne froisser personne, une langue avait trois genres : masculin, féminin, et ni l’un ni l’autre, c’est-à-dire neutre (en latin genus neutrum). Généralement, un neutre singulier grec ou latin passe en français au masculin ; non pas, comme on disait naguère, que ce genre-là l’emporte sur le féminin. La modernité grammaticalement correcte dit que le masculin est le genre « non marqué ». Mais qu’est-ce que ça peut bien être que ça, un genre non marqué ? Un non-genre ?… * Nos genres à nous, modernes, se comptent donc en binaire. Le genre masculin, – ni marqué ni d’ailleurs remarquable, et à propos duquel il n’y a rien à dire ni à signaler 109 © Belin | Téléchargé le 28/03/2022 sur www.cairn.info (IP: 54.152.213.85) * (RAS) –, sera commodément noté 0 (= Ø = zéro). Tout à fait notable au contraire, le féminin le sera, lui, par 1 (un). D’où il ressort que l’espace la plus intéressante n’est pas celui qu’on croit. * De nos jours, espace est le mot à tout faire pour nommer un lieu qu’on destine précisément à on ne sait pas quoi. Il est po-ly-va-lent : on est libre ! – Zut, que faire ?… (comme disait Lénine, qui savait quoi.) * Espace fine pourrait être l’enseigne d’un bar (chic) rescapé de temps révolus, où l’on saurait encore s’envoyer derrière la cravate ou le nœud-papillon autre chose que des sodas fluos, des bibines aromatisées à Dieu sait quoi, ou des boissons énergisantes pour donner du cœur à l’ouvrage aux assassineurs sur écran de petits bonshommes virtuels… Dans quel grand café, à Paris ou dans d’autres villes jolies, peut-on encore, sans voir les yeux s’écarquiller à la dimension des soucoupes, demander une fine à l’eau ? * Ne coupez pas, dit le puriste… Erreur : l’eau fraîche et pure, pour quelques minutes, une dizaine, exalte les arômes : l’espace-temps de les goûter, à égale distance entre sublimation, étourderie, et – vilain mot, vilain geste – cul-sec. * © Belin | Téléchargé le 28/03/2022 sur www.cairn.info (IP: 54.152.213.85) * Troublante indétermination du genre… pourtant bien rarement troublante pour les sens : qui s’y trompe ? Or, l’espace, infini ou minuscule, n’est pas seul/e à entretenir, en son genre, une pareille relation d’indétermination. Il y a aussi l’épigramme, mais ce serait une autre affaire, car le genre, chez elle, n’est pas discriminant. Il n’importe guère qu’on la dise un ou une : un épigramme est toujours une épigramme – et réciproquement. La véritable incertitude est littéraire, ce qui n’inquiète personne. L’espace est plus préoccupant. * Cosmique, intersidéral, intergalactique, inter– ce qu’on voudra, l’espace est riche d’épithètes pour se dire et se décliner. Moins bien lotie, l’espace à séparer les mots : doit-on la dire interlexicale, interlemmatique, interlexématique ? On en frémit. * 110 © Belin | Téléchargé le 28/03/2022 sur www.cairn.info (IP: 54.152.213.85) Typographique, l’espace apporte à son homonyme du genre opposé la réplique. Il est, dit-on, constellé de trous noirs. Elle est, dans le texte, trou blanc. C’est seulement dans le haut Moyen-Âge, au VIIe siècle, qu’on se mit à pratiquer entre les mots des coupes claires. L’usage s’en est généralisé – au propre. Dommage, chez trop d’auteurs, qu’elles ne touchent pas, quelquefois, à l’inanité même du discours. * Au propre, dans l’Antiquité, en grec et en latin, les mots s’enfilaient – au figuré ! – à la queue leu leu, sans solution de continuité ; ou bien comme les éléphants qu’on voit sur les images se suivre en tenant chacun, de la trompe, la queue du prédécesseur… Horreur pure, aujourd’hui, pour tant de gens à la morale rigoureuse, à qui, dirait-on, le scrupule interdit d’avoir eu des prédécesseurs. * Comment on faisait pour lire sans les blancs ? On se débrouillait. On lisait à voix haute. Le plus souvent, on ne faisait pas ça soi-même : on avait un esclave lecteur qu’on écoutait… Tout le monde, à l’Académie, s’étonnait qu’Aristote lût de ses propres yeux. Augustin d’Hippone, au IVe siècle de notre ère, n’en croyait pas les siens, en voyant Ambroise de Milan lire, non seulement lui-même, qui plus est, en silence. Le silence éternel de ces lectures infinies… * Une espace est un blanc dont il faut savoir limiter l’expansion. À l’échelle de la page, vertige… © Belin | Téléchargé le 28/03/2022 sur www.cairn.info (IP: 54.152.213.85) Ni mot ni corps, l’espace donne lieu aux uns et aux autres. – À elle/lui, qu’est-ce qui donne lieu ? * « Espace : concept fondamental de la physique. Il se caractérise par son étendue (en général infinie) [sic] que l’on peut parcourir en tout sens et dans toute direction. […] L’espace astronomique […] s’étend à l’Univers. Depuis la relativité générale d’Albert Einstein, l’espace peut se déformer et se courber. » (Glossaire CNRS <http://www.cnrs.fr/cw/dossiers/dosbig/glossaire/devellop.htm>, s.v. espace, consulté en avril 2016.) * L’espace, infini « en général », est donc parfois fini en particulier. Sans doute le fameux principe d’indétermination… * 111 © Belin | Téléchargé le 28/03/2022 sur www.cairn.info (IP: 54.152.213.85) * Puisque l’espace s’étend à l’Univers, celui-ci est donc nécessairement, comme lui, infini – du moins « généralement ». * Avant Einstein, l’espace était d’un caractère plutôt rigide. Depuis, il se gondole. * Curieusement, avec des entrées Dimensions de l’Univers, Expansion de l’Univers et Univers stationnaire, le glossaire d’où est tirée la définition de l’espace reproduite plus haut n’a pas d’entrée simple Univers. C’est sans doute qu’il y a lieu de définir l’un mais pas l’autre, par quoi pourtant on le définit… Il va falloir se débrouiller. * Ça n’empêche pas l’Univers – nom propre, avec majuscule, article défini et tout et tout… – de montrer pompeusement son nez partout, à tous les coins de paragraphes. * Il est vrai que, pour l’Univers, tout et tout et partout, c’est bien le moins… * © Belin | Téléchargé le 28/03/2022 sur www.cairn.info (IP: 54.152.213.85) (Glossaire CNRS, op. cit. s.v. big bang.) * « L’Univers » et « le monde » sont donc une seule et même chose. Voilà qui dégage l’horizon. * Comme son nom l’indique, l’Univers est le TOUT, sans aucune exception. Or, par définition, en dehors de tout, il n’y a rien. En conséquence, il n’y a dans l’Univers qu’un seul « monde ». Eh bien, on se sentirait un peu seul, mais tellement plus tranquille… Or, on n’a pas envie d’être tranquille. Et comment ne pas soupçonner, dans les défauts de l’écriture, ceux de la représentation ? * 112 © Belin | Téléchargé le 28/03/2022 sur www.cairn.info (IP: 54.152.213.85) « Big bang : […] Théorie de la naissance et de l’évolution de l’Univers. Le monde serait apparu […] à partir d’un état extrêmement dense et chaud de la matière, son explosion fulgurante engendrant l’expansion et le rayonnement de fond du ciel. […] Mais des difficultés subsistent pour expliquer […] ce qui a précédé l’instant primordial. » À l’instant primordial, la matière, qui était dans un état dense et chaud, a explosé, donnant naissance à l’Univers. Comme l’Univers est tout, et qu’en dehors de tout il n’y a rien, avant l’instant primordial, quand il n’y a rien encore, il y a la matière. – Intéressant. * Ce qui a une naissance et une évolution, ce qui apparaît, ne saurait être infini. Or, l’espace l’est « en général ». La théorie du big bang offre-t-elle donc un de ces cas particuliers où l’Univers est fini ? * En expansion, il faut où s’épandre. S’il y a, hors de soi, où s’épandre, on n’est pas l’Univers. * Il faut être fini pour être en expansion. Fini, on n’est pas l’Univers. Un monde, tout au plus. * Un monde est un certain contenu de ciel, contenant étoiles, terre et tous les phénomènes, ayant avec l’infini une solution de continuité […] (Épicure, Lettre à Pythoclès, 88.) © Belin | Téléchargé le 28/03/2022 sur www.cairn.info (IP: 54.152.213.85) Un univers, ça n’a ni queue ni tête, pas de sens. Que la chose n’ait ni haut ni bas, on se fait à l’idée… Mais « l’Univers » – article défini, majuscule –, implique la totalité. A contrario « un univers » – article indéfini singulier, minuscule –, implique le pluriel : « des univers ». – « Des TouT-S » ? * Mais l’expansion de l’Univers (attention : ceci est une prosopopée, mais il n’y a pas non plus d’entrée prosopopée dans le glossaire du CNRS) produit l’espace où elle se fait ! – Oui, oui… Et les schémas dont on illustre cette singularité montrent un univers en forme de cloche. Est-ce que tout ça ne sentirait pas un peu la bonne vieille sacristie ? * Mais aussi : le tout est ‹ corps et vide ›. Qu’il y ait des corps, la sensation elle-même en témoigne en tout, – la sensation qui est nécessaire pour conjecturer par le raisonnement ce qu’on ne voit pas, comme je l’ai dit précédemment. […] S’il n’existait pas ce 113 © Belin | Téléchargé le 28/03/2022 sur www.cairn.info (IP: 54.152.213.85) * qu’on nomme vide, espace et nature impalpable, les corps n’auraient pas où être, ni à travers quoi se mouvoir, comme il est manifeste qu’ils se meuvent […] (Épicure, Lettre à Hérodote, 39-40.) Et de plus, le lieu et l’espace – que nous appelons vide –, Si cela n’existait pas, les corps ne pourraient être situés Nulle part, ni aucunement aller où que ce soit en tous sens. (Lucrèce, De rerum natura, I, 426-428.) * L’entre crochets obliques ‹ corps et vide › est un ajout de Gassendi. Y avait-il, à cet endroit, dans le grec qu’il lisait, un blanc incongru ? L’histoire du texte ne le dit pas. Il s’agit vraisemblablement d’une glose empruntée au De rerum natura, où Lucrèce traduit ce passage en vers latins. Si l’on se contente du grec d’Épicure, on lira seulement tò pân esti : le tout existe, ce qui est bien différent, – et affirme, conformément au reste de la « physique » d’Épicure, l’existence d’un Tout excédant les limites de notre monde. * La théorie du big bang, en revanche, ramène l’humain au bercail du monde clos. Il croyait s’en être échappé. Le voilà réassigné à origine, comme à résidence, jadis, Galilée. * © Belin | Téléchargé le 28/03/2022 sur www.cairn.info (IP: 54.152.213.85) * Quant à « ce qui précède l’instant primordial », ça n’est pourtant pas bien sorcier : Il y avait le Chaos, la Nuit, l’Érèbe ténébreux, à l’origine, et le Tartare immense. Il n’y avait ni la Terre, ni l’Air, ni le Ciel… Mais, dans le ventre infini de l’Érèbe, La Nuit aux ailes de ténèbre enfante, – tout premier, sans fécondation –, un œuf : De là, une fois le temps accompli, vint l’éclosion d’Éros qui provoque au désir, Le dos brillant de ses deux ailes d’or, et semblable au vent vif dans tous ses [tourbillons. (Aristophane, Les Oiseaux, 693-697.) * Soit la Terre l’œuf de l’espèce. L’espace est tout l’in-mesurable dehors. Cela est concevable – pas pour le poussin. 114 © Belin | Téléchargé le 28/03/2022 sur www.cairn.info (IP: 54.152.213.85) Apocalypse jadis. Ce qui a un début a une fin : la fin des temps rentre par la fenêtre. Elle court, elle court, la téléologie : elle est partie par ici, la revoilà par là… Soit le système solaire l’œuf… etc. – Soit la galaxie… au plat, doublement : côté soleil dessus-dessous. Les amas galactiques, brouillés. – Soit l’Univers… Le poussin, où court-il, une fois brisée la coquille ?… * « Horizon : limite au-delà de laquelle aucun signal physique n’a pu nous parvenir. L’horizon cosmologique, ou frontière de l’espace observable, se définit par le produit de l’âge de l’Univers et de la vitesse de la lumière. C’est une sphère qui nous est liée. Nous possédons à propos d’elle une information validée qui nous est parvenue par un moyen naturel (particule de matière, force d’interaction). […] » (Glossaire CNRS, op. cit. s. v. horizon.) * Un jaune… un blanc… À la nuance près que la coquille est, pour le coup, entre les deux. Mais, avant de gober le jaune, le blanc on aimerait le voir monter en neige. * Ou, avec un léger parfum platonicien : kósmos horatós et kósmos noetós, monde observable et monde pensable… Notre minuscule sphère – finie – avec ses quarantequatre milliards d’années-lumière de rayon, et la sphère infinie dont le centre est partout et la circonférence nulle part. © Belin | Téléchargé le 28/03/2022 sur www.cairn.info (IP: 54.152.213.85) Plus loin que le bout du regard, reste – pensable ou non – de quoi penser. Et il faudrait se contenter d’appeler Univers rien que ce qui se trouve à portée ? La peine, certes, ne serait pas mince à prendre, de nommer – clair et distinct – l’objet qu’on prétend se donner : c’est le prix pour le concevoir. * Quelle différence y a-t-il entre un œuf ? – Aucune : le gros et le petit bout sont à égale distance… surtout le gros. 115 © Belin | Téléchargé le 28/03/2022 sur www.cairn.info (IP: 54.152.213.85) *