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VII. L’Afrique des transitions

2018

L’Afrique subsaharienne est-elle le nouvel eldorado des investisseurs ou une région en déshérence, condamnée aux conflits et à la pauvreté ? Les analyses sur la région oscillent trop souvent entre ces deux caricatures. Le fait même de considérer l’Afrique subsaharienne (ASS) comme un ensemble cohérent est sujet à caution : l’analyse des situations économiques des pays ne fait-elle pas apparaître des sous-ensembles distincts ? Par exemple, la façade orientale du continent versus les pays exportateurs de ressources minières, les États défaillants ou encore l’Afrique de l’Ouest et centrale... Surtout, l’examen des échanges commerciaux et des flux de migrants montre que le Sahara, trop souvent considéré comme une frontière étanche entre deux espaces indépendants, constitue une voie d’échanges multiples. Les analyses du continent entier tendent à se développer, mais celles qui distinguent Afrique du Nord et ASS prédominent. Le manque de données précises concerne la plupart des variables ...

© Éditions La Découverte, collection Repères, Paris, 2018 VII/ L’Afrique des transitions Christophe Cottet, Gaël Giraud et Laëtitia Tremel* L’Afrique subsaharienne est-elle le nouvel eldorado des investisseurs ou une région en déshérence, condamnée aux conflits et à la pauvreté ? Les analyses sur la région oscillent trop souvent entre ces deux caricatures. Le fait même de considérer l’Afrique subsaharienne (ASS) comme un ensemble cohérent est sujet à caution : l’analyse des situations économiques des pays ne fait-elle pas apparaître des sous-ensembles distincts ? Par exemple, la façade orientale du continent versus les pays exportateurs de ressources minières, les États défaillants ou encore l’Afrique de l’Ouest et centrale… Surtout, l’examen des échanges commerciaux et des flux de migrants montre que le Sahara, trop souvent considéré comme une frontière étanche entre deux espaces indépendants, constitue une voie d’échanges multiples. Les analyses du continent entier tendent à se développer, mais celles qui distinguent Afrique du Nord et ASS prédominent. Le manque de données précises concerne la plupart des variables macroéconomiques du continent et rend l’intelligence du développement actuel de l’ASS particulièrement malaisée. À titre d’exemple, certains pays accusent trois-quatre ans de retard dans le calcul rigoureux de leur PIB, faute de moyens statistiques * Christophe Cottet est économiste au département Afrique de l’Agence française de développement (AFD). Gaël Giraud est économiste en chef et directeur de la direction Innovations, recherches et savoirs à l’AFD ; directeur de recherches CNRS ; professeur à l’école des Ponts Paris Tech’, directeur de la chaire Énergie et prospérité. Laëtitia Tremel est chargée de mission auprès de l’économiste en chef de l’AFD. 100 L’ÉCONOMIE MONDIALE 2019 suffisants. Face à l’absence de données désagrégées et actualisées sur certains pays, les analystes n’ont parfois d’autre choix que de se cantonner aux grandes tendances. Reste que l’Afrique est aujourd’hui le continent dont l’avenir déterminera pour une grande part celui du reste de la planète : c’est le seul continent qui connaîtra une forte poussée démographique au cours des trois prochaines décennies au moins ; la dernière réserve de main-d’œuvre disponible et bon marché vers laquelle les capitaux pourraient s’orienter en quête d’une ultime industrialisation ; l’un des deux poumons forestiers du globe dont la préservation est essentielle à la neutralité carbone que la planète doit viser pour 2050 si nous voulons conserver quelque chance de respecter l’Accord de Paris ; mais aussi la région du monde la plus vulnérable aux dérèglements écologiques déjà en cours ; un continent où les résultats scolaires restent dramatiquement faibles ; et qui concentre d’importantes poches d’inégalités : l’Afrique australe est, avec l’Amérique latine, la zone exhibant les inégalités de revenu les plus élevées de la planète. Pour négocier les grandes transitions — démographique, sociale et politique, territoriale, énergétique, écologique et numérique — auxquelles elle est confrontée, l’ASS va devoir relever différents défis majeurs : assurer la sécurité alimentaire de sa population ; éduquer sa jeunesse ; trouver les voies d’une industrialisation encore incertaine. À court terme, l’ASS va devoir élargir les sources de financement de sa prospérité, qui restent concentrées sur l’endettement extérieur, avec pour corollaire une montée des ratios d’endettement public. L’Afrique subsaharienne face aux grandes transitions La transition démographique ou l’enjeu d’une prospérité partagée Alors que toutes les régions du monde ont achevé ou sont en passe d’achever leur transition démographique, l’ASS demeure dans une phase démographique transitoire : la diminution de la mortalité, combinée au maintien d’une fécondité élevée, conduit à une forte croissance de la population. L’ASS est déjà la région la plus « jeune » du monde, avec près d’un individu sur cinq âgé de 15 à 24 ans. Selon les Nations unies, en 2050, la région comptera au moins 2,1 milliards d’habitants, soit près d’un quart de la population mondiale — mais certains démographes C. Cottet, G. Giraud, L. Tremel L’AFRIQUE DES TRANSITIONS 101 n’excluent pas une fourchette haute de 2,4 milliards. Cette évolution cache cependant une forte hétérogénéité entre pays. Tandis que la majorité de l’Afrique australe a quasiment achevé sa transition démographique, la croissance de la population demeure particulièrement élevée en Afrique de l’Ouest et de l’Est. Entre 2015 et 2100, sept pays — l’Angola, le Burundi, le Niger, la Somalie, l’Ouganda, la Tanzanie et la Zambie — devraient ainsi voir leur population multipliée par cinq. Les plans d’ajustement structurels imposés à une grande partie de ces pays au cours de la décennie 1980 ne sont sans doute pas étrangers à cette forte poussée démographique : en contribuant à disloquer les services sociaux et publics, ils ont prolongé la forte incitation des ménages à s’assurer contre les risques et l’absence de couverture sociale par une progéniture nombreuse [Lutz et al., 2015]. Le défi d’une Afrique prospère serait plus facile à relever si la courbe démographique s’infléchissait rapidement. Cependant, accélérer la transition démographique d’un pays ne se décrète nullement. L’Inde a tenté dans les années 1950 puis 1970 de freiner la croissance de sa population de manière extrêmement violente. En vain. Les politiques de planification familiale, couplées à des politiques d’éducation, sont certainement une condition nécessaire (mais souvent non suffisante) à la réduction de la fécondité. Reste que les pays de la région doivent se préparer à accompagner la transition démographique en cours et répondre aux aspirations d’une population très jeune. L’absorption par le « marché » du travail de plus de 30 millions de nouveaux entrants chaque année à l’horizon 2030 est un immense défi pour la région. Comme l’a montré l’expérience asiatique, l’amélioration du taux de dépendance (population âgée de moins de 15 ans + population âgée de plus de 64 ans / population âgée de 15 à 64 ans) est susceptible d’accroître les capacités productives du pays et les gains de revenu disponibles pour l’épargne et l’investissement, et d’engendrer ainsi un dividende démographique. Tirer parti de ce dividende suppose cependant que ces jeunes soient formés et qu’ils dégagent effectivement du revenu disponible. En ASS, plus de huit enfants sur dix achèvent le primaire. Aucune région du monde n’a progressé aussi rapidement vers cette scolarisation primaire universelle. Cependant, la poussée démographique met à mal la capacité des États à répondre aux besoins croissants en éducation. Résultat, la qualité de l’éducation 102 L’ÉCONOMIE MONDIALE 2019 reste dramatiquement faible, notamment en raison du manque d’enseignants bien formés. Selon une étude portant sur dix pays d’ASS francophone en 2014, près de 60 % des élèves de fin de primaire n’ont pas les compétences attendues en langue et en calcul [PASEC, 2015]. Améliorer le niveau d’éducation et de formation des filles — la priorité — et des garçons est pourtant essentiel pour former la jeunesse du sous-continent et tirer parti du dividende démographique. La question de l’emploi est cruciale pour l’avenir de la région. Historiquement, dans la plupart des pays dits « avancés », la transformation structurelle a pris la forme d’un transfert de ressources du secteur primaire vers le secteur secondaire, puis tertiaire. En ASS, cette transformation structurelle a pour le moment « contourné » le secteur secondaire. Selon la Banque mondiale, l’agriculture reste le principal secteur d’activité avec 57 % de l’emploi total. Lorsqu’elle a migré hors de l’agriculture, la main-d’œuvre s’est davantage orientée vers les services (31 % des emplois) que vers l’industrie (11 % des emplois). Dans les services, les emplois créés sont essentiellement des emplois faiblement productifs dans le commerce de détail et la distribution (petites échoppes, restauration). En outre, selon la Banque africaine de développement, 70 % de l’emploi total est issu du secteur informel. Les États ne disposent donc que d’une base fiscale étroite, qui limite leur capacité à mener des stratégies audacieuses de transformation structurelle, notamment en faveur de l’industrialisation du continent. Un tel développement des services à faible productivité ira-t-il jusqu’à autoriser l’Afrique à faire l’économie de la phase d’industrialisation qu’ont connue toutes les économies dites « avancées » ? Le développement d’applications comme le mobile banking au Kénya et la diffusion très rapide des nouvelles technologies de l’information et de la communication (73 habitants d’ASS sur 100 sont dotés d’un téléphone mobile) peuvent nourrir l’illusion que le sous-continent pourrait passer directement d’une société rurale à une société de services high-tech, à forte valeur ajoutée. Certes, l’utilisation du numérique révolutionne les modes de faire et permet des gains de productivité dans de nombreux secteurs comme la finance (services bancaires par mobile), la santé (carnets électroniques de vaccination qui facilitent le suivi des rappels) ou l’agriculture (l’envoi de données météorologiques et des cours des marchés de C. Cottet, G. Giraud, L. Tremel L’AFRIQUE DES TRANSITIONS 103 matières premières aux agriculteurs). Pour autant, le secteur des nouvelles technologies de l’information et de la communication occupe une place encore faible dans l’économie (moins de 4 % du PIB au Kénya en 2013). Surtout, les technologies durables développées en Afrique puisent bien davantage dans la low-tech à faible valeur ajoutée et le partage des données en libre accès. Même si cela suscite l’intérêt de grands groupes internationaux, on peut douter que ce type de technologies créent suffisamment d’emplois Comment tracer une trajectoire résiliente et sobre en carbone ? Alors que l’Afrique est le continent qui contribue le moins au réchauffement planétaire (seulement 4 % des émissions mondiales de gaz à effet de serre), il est le plus vulnérable aux effets de long terme des dérèglements climatiques. L’accroissement de la fréquence et de l’intensité d’événements extrêmes, la modification de la distribution des précipitations, l’élévation du niveau des mers et la baisse ou l’assèchement des cours d’eau, la hausse des risques sanitaires et épidémiologiques et le déplacement des populations provoqué par des événements climatiques et les effondrements d’écosystèmes naturels sont autant de phénomènes auxquels l’Afrique doit déjà s’adapter. Les rivalités liées au contrôle des ressources naturelles (dont les conflits traditionnels entre éleveurs et agriculteurs sahéliens ne sont qu’un aspect et dont le génocide rwandais est peut-être la conséquence la plus extrême) pourraient s’exacerber dans les années à venir, amplifiées par la pression démographique et la dégradation des écosystèmes accélérée par le réchauffement. Parallèlement, le défi de nourrir de manière équilibrée une population grandissante devient pressant. Selon la FAO, en 2017, 23 % de la population en ASS était sous-alimentée. Un tiers des enfants de moins de 5 ans est touché par un retard de croissance. La détérioration de la situation alimentaire dans certaines parties de l’ASS s’explique non seulement par la gravité des interminables conflits qui les déchirent (notamment en Afrique de l’Est), mais aussi par les sécheresses ou les inondations. Les effets du dérèglement climatique menacent d’aggraver la pauvreté et l’insécurité alimentaire de la région, en raison de la faiblesse des capacités d’adaptation — notamment de l’absence de filets sociaux et de systèmes de prévention des catastrophes — et de la forte dépendance des économies et des 104 L’ÉCONOMIE MONDIALE 2019 populations aux ressources naturelles. Selon la Banque mondiale, à l’horizon 2040, un réchauffement mondial de 1,5 à 2°C signifierait un réchauffement de 3°C en Afrique et rendrait 40 % à 80 % des terres agricoles impropres à la culture du maïs, du mil et du sorgho. Une telle hausse de la température (malheureusement vraisemblable compte tenu de l’inaction des pays du Nord en matière de décarbonation) réduirait aussi dangereusement la productivité des pâturages à cause notamment de la chute de la disponibilité des fourrages. Il faut le redire avec force : la sécurité alimentaire d’une partie de l’ASS n’est pas assurée à l’horizon 2050. La garantir doit devenir, avec la santé et l’éducation, la priorité absolue des politiques publiques menées par les États et les bailleurs internationaux. L’Afrique est le continent dont l’empreinte écologique est la plus faible au monde, témoin de la « légèreté » de la pression anthropique (pression exercée par les populations sur leur environnement). Il y a là une sagesse et un respect du monde, vécus par des populations qui vivent d’autres types d’ontologie que le Grand Partage naturaliste de l’Occident (dans lequel l’homme considère la nature comme un outil à son service), et dont le reste de l’humanité devrait s’inspirer [Descola, 2005]. Malgré cela, l’érosion continue et massive de la biodiversité risque d’aggraver la situation des peuples africains. Selon les travaux de la plateforme intergouvernementale sur la biodiversité et les services écosystémiques (IPBES), quelque 500 000 km2 de terres sont déjà dégradés du fait de la déforestation, de l’agriculture non durable, du surpâturage, des activités minières, des espèces invasives ou du réchauffement. Certaines espèces de mammifères et d’oiseaux ont probablement perdu plus de la moitié de leurs effectifs, et la productivité des lacs semble avoir baissé de 20 % à 30 %, en raison du dérèglement climatique. Si l’ASS reste trop dépendante des ressources naturelles non renouvelables (hydrocarbures fossiles dans le golfe de Guinée, gaz en Tanzanie et au Mozambique, charbon en Afrique du Sud...), la mise à profit des ressources naturelles renouvelables pour le développement bas-carbone de la région s’étend. Les mégaprojets autour des ressources hydrauliques se multiplient, sur les fleuves Congo, Zambèze et le Nil. Les grands projets de centrale et de parc solaires fleurissent, comme celui de Zagtouli au Burkina Faso, de Santhiou-Mékhé au Sénégal ou de Jigawa au Nigéria. La baisse des coûts du solaire au niveau mondial (qui ont C. Cottet, G. Giraud, L. Tremel L’AFRIQUE DES TRANSITIONS 105 quasiment été divisés par dix en un peu plus de dix ans et rivalisent désormais avec le charbon) a notamment permis d’étendre l’usage de ces technologies. Il est vrai que le développement des énergies renouvelables répond à un besoin colossal en électricité, plus d’un tiers de la population urbaine n’y ayant toujours pas accès. L’accès, le coût et la fiabilité de l’énergie demeurent l’un des obstacles à l’expansion du secteur privé. Heureusement, des initiatives comme l’hydrolienne de Loubassa sur le fleuve Congo, à proximité de Brazzaville, montrent que des solutions décentralisées, low tech et bon marché, respectueuses de l’environnement sont possibles. La transition énergétique mondiale pourrait modifier la structure des économies africaines et la géopolitique des ressources dans la région car le XXe siècle sera le siècle des énergies vertes très demandeuses en métaux rares [Pitron, 2018] et plus gourmandes en cuivre que les infrastructures fossiles [Vidal et al., 2017]. Or certains pays d’ASS disposent de minerais et de terres rares indispensables à la transition énergétique. C’est le cas par exemple du cobalt nécessaire à la fabrication des batteries des véhicules hybrides et électriques, dont 64 % de la production mondiale provient de République démocratique du Congo. Dans le même temps, certaines ressources minières pourraient connaître leur pic d’extraction mondial dans les prochaines décennies : le phosphate, le cuivre et le pétrole non conventionnel au plus tard vers 2060. Des politiques publiques volontaristes pour soutenir la transition vers une économie bas-carbone en Afrique sont indispensables car la mutation écologique de l’économie aura également un impact sur l’emploi. Si la transition vers une économie plus respectueuse de l’environnement se traduira par la création de nouveaux emplois, elle occasionnera également des destructions d’emplois dans les énergies fossiles et les mines. L’Organisation internationale du travail estime ainsi que l’Afrique pourrait perdre 350 000 emplois nets d’ici 2050 si les tendances actuelles se prolongent, du fait de la dépendance de l’Afrique aux mines. La diversification des sources de revenus des pays exportateurs est donc un enjeu crucial. Face aux pertes de biodiversité et à l’urgence de préserver les ressources d’un monde fini, la gestion de ressources naturelles comme communs est susceptible de constituer un troisième mode d’appropriation, située à égale distance de la privatisation 106 L’ÉCONOMIE MONDIALE 2019 et de l’étatisation, plus favorable à la préservation d’un monde hospitalier à la présence humaine. À Kinshasa par exemple, des communautés situées dans les périphéries les plus sinistrées de la ville ont adopté des règles sui generis pour gérer les services d’accès à l’eau. Dans les forêts guinéennes, la gestion communautaire d’étangs a permis de développer avec succès la pisciculture. Surtout, les conflits entre droits coutumiers et droits issus de la colonisation, récurrents dans l’ensemble du continent, concernent avant tout l’usage du foncier. Il y a un enjeu de civilisation à trouver les chemins d’une négociation de manière que l’accès à la terre demeure équitable entre tou.te.s. L’Afrique des mobilités Contrairement aux idées reçues persistantes, la migration en provenance des pays d’ASS est restée proportionnellement stable ces cinquante dernières années et se fait pour l’essentiel (70 %) en Afrique. Depuis les années 1960, la part de la population d’ASS qui vit dans un pays différent de son pays d’origine oscille entre 2,3 % et 3,1 %, pour se stabiliser à 2,5 % sur les trois dernières années 2015-2017 [Commission européenne, Centre de recherche conjoint, 2018]. Cependant, la croissance démographique devrait conduire à l’augmentation du volume de ces migrations. En outre, l’amélioration des niveaux de vie dans les pays à faible revenu de la région devrait encourager la mobilité des populations, leur capacité financière à migrer s’améliorant. Aujourd’hui, seuls huit pays d’ASS ont atteint le niveau de PIB par tête, évalué entre 7 000 et 13 000 dollars par an, au-delà duquel une baisse de l’émigration est observée [Commission européenne, Centre de recherche conjoint, 2018]. Enfin, les dérèglements climatiques et l’augmentation de l’occurrence des catastrophes climatiques devraient également jouer un rôle dans l’augmentation des migrations en ASS. La hausse des mobilités est donc une donnée certaine avec laquelle les pays d’ASS vont devoir compter. Si les conditions pour favoriser les migrations volontaires sont en place, cette hausse attendue des migrations est susceptible d’être un facteur de développement, pour les pays d’origine comme pour les pays de destination. La mise en œuvre de politiques publiques appropriées sera déterminante à cet égard. Du côté des pays d’origine, leur capacité à bénéficier des C. Cottet, G. Giraud, L. Tremel L’AFRIQUE DES TRANSITIONS 107 contributions de leur diaspora, via les transferts de fond des migrants notamment (dont le total est supérieur à l’aide publique au développement), et à remédier au creusement des inégalités que ces contributions peuvent créer, sera ainsi essentielle. Dans les pays de destination, les politiques en faveur de la cohésion sociale, de l’accès aux services de base et de la valorisation des compétences de l’ensemble de leur population pourront permettre de tirer parti des contributions des migrants. Le sujet de la gouvernance des migrations, qu’elles soient contraintes ou choisies, et celui, connexe, de la protection des migrants (très exposés à des violations de leurs droits, notamment lors de leurs parcours migratoires) constituera un défi régional d’ampleur. Au-delà des migrations subies ou volontaires, la problématique des flux de réfugiés et des populations déplacées internes prend une dimension inédite, du fait notamment des conflits qui touchent l’Afrique de l’Est (Érythrée, Soudan du Sud, Somalie) et des conséquences des chocs climatiques et de l’insécurité alimentaire. L’ASS abrite plus de 26 % des réfugiés du monde. L’Éthiopie, le Kénya et l’Ouganda sont les trois premiers pays d’accueil (en provenance de Somalie, d’Érythrée, du Soudan du Sud et de la République démocratique du Congo). Couplée à l’allongement de la durée moyenne des séjours dans un camp (dix-sept ans), cette multiplication de populations réfugiées esquisse un visage alarmant de ce vers quoi pourrait dégénérer une partie du continent si les politiques de développement venaient à échouer. À ce rapide panorama des migrations s’ajoutent les migrations circulaires, essentiellement saisonnières, internes à un pays et difficiles à mesurer. Les nouvelles formes de mobilité et de va-et-vient entre les espaces rural et urbain au sein des pays subsahariens sont porteuses de changement social et recomposent le monde rural. Les mobilités temporaires et les allers-retours des jeunes entre la ville et la campagne transforment les relations intergénérationnelles. Même si l’emprise de la famille sur les jeunes reste prégnante et d’une grande complexité, les réseaux de solidarité et de sociabilité se développent désormais également en dehors des liens de parenté (par exemple via les youth groups dans le Delta du Niger) et conduisent à l’émancipation croissante des jeunes par rapport à leurs aînés. Certains observateurs s’alarment de la frustration grandissante des jeunes face à des sociétés qui 108 L’ÉCONOMIE MONDIALE 2019 peinent à répondre à leurs aspirations. La préservation du lien social, ciment des sociétés, sera essentielle pour la stabilité et la prospérité du continent. Le resserrement annoncé de la contrainte de financement, prochain test pour la prospérité des pays d’Afrique subsaharienne La capacité des pays d’Afrique à relever ces défis de long terme est conditionnée par le maintien d’un cadre macroéconomique favorisant leur prospérité. Le ralentissement économique et la montée des taux d’endettement font cependant craindre la répétition de la crise des décennies 1980 et 1990, coûteuse aux plans économique et humain. Si beaucoup d’économies africaines conservent un dynamisme prometteur, elles pourraient prochainement faire face à un resserrement de leurs financements extérieurs. Quant aux États défaillants — les deux Soudans, le Tchad, la République centrafricaine, la République démocratique du Congo… —, l’avenir de leurs populations dépend de la possibilité d’y rétablir l’État de droit et la paix civile, et d’y reconstruire des institutions démocratiques. Pays exportateurs et non exportateurs de pétrole : des trajectoires de croissance différenciées Après plus d’une décennie durant laquelle la croissance économique de l’ASS s’est maintenue à un niveau élevé, celle-ci a brutalement décéléré à partir de 2015 : de 5,6 % en moyenne annuelle entre 2000 et 2014, elle a chuté — en lien avec la baisse du cours des matières premières — à 1,5 % en 2016, soit le taux le plus faible enregistré depuis 1994. Bien que le PIB soit un piètre indicateur de la prospérité d’une population, la stagnation, voire la baisse, du PIB par habitant (graphique 1) pourrait annuler une partie du recul de la pauvreté enregistré depuis deux décennies — de 59 % de la population en 1993 à 41 % de la population en 2013. Les perspectives de reprise, elles, restent modestes — inférieures à 4 % jusqu’en 2022 selon le FMI. Le ralentissement de la région est d’abord lié à la chute de la croissance de huit pays exportateurs de pétrole (dont le Nigéria) qui recule de 1,5 % en 2016 et progresse de seulement 0,5 % en 2017 (graphique 2). Elle reflète par ailleurs les difficultés des trois L’AFRIQUE DES TRANSITIONS 109 C. Cottet, G. Giraud, L. Tremel Graphique 1. PIB par habitant de l’Afrique subsaharienne (en PPA) 3 800 3 600 3 400 3 200 3 000 2 800 2 600 2 400 2 200 2 000 Note : prévisions pour 2018 et 2019. Source : FMI, World Economic Outlook. Graphique 2. Croissance du PIB (en %) 10 8 6 4 2 0 Autres pays d'Afrique d’Afrique subsaharienne Afrique du Sud 2005-2009 Nigéria 2010-2014 2015-2017 Sept principaux pays exportateurs de pétrole (hors Nigéria) Note : les sept principaux exportateurs de pétrole sont l’Angola, le Cameroun, le Gabon, la Guinée équatoriale, le Soudan du Sud, la République du Congo et le Tchad. Source : FMI, World Economic Outlook. plus importantes économies d’ASS — le Nigéria, l’Afrique du Sud et l’Angola — qui représentent à elles seules plus de 50 % du PIB de la région (respectivement 23 %, 21 % et 7 % en 2017). Le Nigéria et l’Angola ont été lourdement affectés par la baisse du cours du baril, un choc qui s’est doublé au Nigéria d’attaques contre des installations pétrolières et de difficultés du secteur électrique. En Afrique du Sud, les causes de l’essoufflement sont 110 L’ÉCONOMIE MONDIALE 2019 plus structurelles — niveau de chômage élevé, contraintes de crédit, corruption du régime Zuma et difficultés dans la mise en œuvre de la fin de l’Apartheid, le tout ayant fortement contraint la consommation et l’investissement. Ainsi, le ralentissement observé de l’ensemble de la région depuis 2015, tout comme l’accélération qui l’avait précédé, est largement dépendant de l’évolution du prix des matières premières. Mais ces évolutions globales ne doivent pas masquer la résilience d’une large partie de la région. Les autres économies africaines ont en effet maintenu des taux de croissance supérieurs (5,1 % en 2016 et 5,9% % en 2017), en particulier en Afrique de l’Ouest (hors Nigéria) ou de l’Est. Ainsi, la croissance des pays d’Afrique de l’Est a certes ralenti, mais les taux de croissance des plus grands pays de la zone, l’Éthiopie et la Tanzanie, demeurent parmi les plus élevés au monde — respectivement 10,8 % et 6 % en 2017. Les bons résultats de ce dernier groupe de pays sont révélateurs d’une réelle dynamique de croissance soutenue par l’importance des progrès réalisés dans nombre de domaines — éducation, santé, agriculture, gouvernance, etc. Cette dynamique reste toutefois toujours peu portée par le financement intérieur. Le taux d’épargne des pays d’ASS est faible, à 16 % du PIB en 2016, quand il atteint 45 % du PIB pour les pays en développement d’Asie. Dans la mesure où le cycle économique est tiré par la demande et non par l’épargne, cela ne serait pas problématique, n’était la faiblesse du secteur bancaire. Le creusement du solde courant reflète en revanche un assouplissement de la contrainte extérieure sur la période actuelle. D’abord excédentaire entre 2004 et 2008 — environ 2 % du PIB — grâce à la hausse des cours des matières premières, le solde courant s’est ensuite rapidement creusé au cours de la décennie 2010 (graphique 3). Le déficit a ainsi atteint 6 % du PIB en 2015. La baisse des cours et la chute des recettes d’exportations à partir de 2015 ont amplifié le creusement du déficit ; mais cela tient également à une hausse des importations, notamment des biens d’investissements, induite par l’accélération de la croissance. Ces évolutions soulignent également l’accès facilité à l’endettement extérieur dont bénéficie la région pour financer ces déficits — les États en particulier. Cela est permis par des taux d’endettement réduits grâce aux annulations de dette, une appétence pour les marchés frontières dans un contexte mondial de faiblesse des taux d’intérêt, mais aussi par l’arrivée C. Cottet, G. Giraud, L. Tremel L’AFRIQUE DES TRANSITIONS 111 Graphique 3. Solde courant de l’Afrique subsaharienne (en % du PIB) 5 4 3 2 1 0 –- 1 –- 2 –- 3 –- 4 –- 5 –- 6 –- 7 Note : prévisions pour 2018 et 2019. Source : FMI, World Economic Outlook. de créanciers émergents. En revanche, les autres modes de financement extérieur sont restés limités. Les investissements directs étrangers (IDE) ont certes crû, mais l’Afrique n’attire en définitive qu’une part marginale du total des IDE mondiaux (2 % en 2016). Cycle d’endettement : faire que l’histoire ne se répète pas À partir d’un niveau faible, les taux d’endettement public et extérieur des économies d’ASS se sont ainsi accrus de façon rapide : le taux d’endettement extérieur de l’ASS est passé de 22 % du RNB en 2010 à 36 % du RNB en 2017 (graphique 4), et de 74 % des exportations de biens et services à 155 % sur la même période. Le taux d’endettement public, qui inclut également la dette intérieure, a suivi une trajectoire similaire, de 27 % du PIB en 2010 à 48 % du PIB en 2017 (contre 100 % en zone euro et 250 % au Japon). Cette progression des taux d’endettement suscite des inquiétudes car, on s’en souvient, le cycle d’endettement précédent s’est achevé de façon catastrophique. Le premier cycle d’endettement de l’histoire de la région — qui a véritablement débuté en 1982 — s’est en effet conclu par d’importants programmes d’annulations de dette, achevés dans la plupart des pays vers 2010. Pour les pays africains, il s’est agi de décennies 112 L’ÉCONOMIE MONDIALE 2019 Graphique 4. Dette extérieure de l’Afrique subsaharienne (en % du RNB) 90 80 70 60 50 40 30 20 10 0 Source : Banque mondiale, World Development Indicators. douloureuses sur le plan économique, souvent marquées par des plans d’ajustement macroéconomique récessifs, des réformes coûteuses, l’effondrement des services publics sociaux et un fort recul du PIB par habitant. Certaines caractéristiques de ce nouveau cycle d’endettement peuvent laisser craindre des difficultés. La capacité des pays d’ASS à porter de la dette reste toujours contrainte par des facteurs structurels, les recettes budgétaires et d’exportation demeurant limitées dans de nombreux pays. Surtout, les créanciers de l’Afrique ont changé : alors que dans les années 1990 la majorité d’entre eux étaient des bailleurs multilatéraux ou occidentaux, depuis le milieu des années 2000, de nouveaux financeurs — la Chine au premier chef, mais aussi des fonds privés — ont accru leur exposition sur l’Afrique. À ce jour, ils n’ont pas intégré les enceintes de coordination des créanciers, en particulier le Club de Paris, alors que ces dispositifs sont essentiels pour pouvoir organiser des aménagements de dette lorsqu’un pays fait face à des difficultés de remboursement. La Chine se prépare-t-elle à ouvrir un « club de Pékin » ? La répétition d’un nouveau cycle coûteux d’endettement, de défaut et d’annulation n’a cependant rien d’inéluctable. Les taux d’endettement extérieurs restent pour l’instant à des niveaux très inférieurs aux sommets atteints à la fin du siècle dernier : 36 % du RNB en 2017 contre 81 % du RNB en 1994 (graphique 4). Les bailleurs traditionnels de l’Afrique, notamment les bailleurs C. Cottet, G. Giraud, L. Tremel L’AFRIQUE DES TRANSITIONS 113 multilatéraux, sont également plus vigilants. À ce stade, l’apport de ressources nouvelles est toujours supérieur à la somme du remboursement de la dette et du paiement des intérêts, pour un montant équivalent à 2 % du PIB en 2016. Pour que ce nouveau cycle d’endettement public leur soit bénéfique, les pays emprunteurs doivent relever plusieurs défis : conserver une capacité d’endettement supplémentaire, afin d’être en mesure de faire face à d’éventuels chocs monétaires (notamment pour les pays membres de la zone CFA) ; augmenter les recettes budgétaires ; travailler sur l’efficacité de la dépense publique. Il faut enfin, c’est un impératif, élargir les modalités de financement du développement. L’enjeu est d’éviter un arrêt brutal du financement des économies si le FMI venait à considérer que les plafonds d’endettement sont atteints. Il en résulterait des « ajustements » désastreux s’ils devaient être réalisés sur le même mode que celui des ajustements structurels des années 1980 et 1990. En témoigne notamment la difficulté persistante du continent, une génération plus tard, à reconstruire des administrations publiques analogues à celles dont il avait hérité à l’issue des indépendances. La communauté internationale a une responsabilité évidente : ne pas répéter les erreurs du siècle précédent. Devant l’ampleur tout à fait unique des défis que l’Afrique doit relever sur le plan démographique, écologique et social, un plan Marshall pourrait s’imposer comme une nécessité. Peut-être l’initiative des nouvelles routes de la soie fournit-elle une partie de la clef géopolitique d’un tel besoin, du moins pour l’Afrique orientale. Repères bibliographiques COMMISSION EUROPÉENNE, CENTRE DE RECHERCHE CONJOINT [2018], Many More to Come ? 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