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AVERSION, PERVERSION, SUBVERSION : version africaine du romanesque

The seventies constitute a great change in the development of the African French speaking community novel speech. Novelists have established new relationships with the language which issues from the desire to integrate their specificities in the French language. But the pressure of the subtext demands new strategies and de-structures the pre-established frames. In the elaboration of the story, the narrative process participate from an anthropology of knowledge in the sorrowful quest of identity.

GROUPE D’ ÉTUDES LINGUISTIQUES ET LITTÉRAIRES G. E. L. L. UNIVERSITÉ GASTON BERGER DE SAINT-LOUIS, SÉNÉGAL LANGUES ET LITTÉRATURES REVUE DU GROUPE D’ÉTUDES LINGUISTIQUES ET LITTÉRAIRES N°6 Janvier 2002 UNIVERSITE GASTON BERGER DE SAINT-LOUIS B. P. 234, SAINT-LOUIS, SENEGAL SOMMAIRE Editorial………………………………………………..………...….….….... 3 Maweja MBAYA Le discours allégorique : L’exemple de L’Étranger d’ Albert Camus……....…... 5 Boubacar CAMARA L’intertextualité et son mode de fonctionnement dans Les Gardiens du temple de Cheikh Hamidou Kane ……………..………..…….……...….... 23 Mwamba CABAKULU Aversion, perversion, subversion : version africaine du romanesque…................ 35 Kalidou SY Sony Labou Tansi : de l’aventure linguistique à la denonciation..….…............. 45 Joseph. NGANGOP Tradition orale et philosophie wolof chez Aminata Sow Fall : une esthétique transgénérique et transculturelle dans Le Revenant …….........…..... 59 Médoune GUEYE Langues et identités plurielles dans la littérature africaine d’expression française …………………………………………….………………....…..... 79 Cécile DOLISANE Juan Rulfo et Ahmadou Kourouma : de la mexicanisation de l’espagnol à l’africanisation du français ……………………….…….......................…...... 91 Betina BEGONG-BODOLI La référence à l’heritage historique africain-americain dans Jubilee….…............ 121 Benjamin EVAYOULOU The "Nigger" Jim, or race, class and identity in Mark Twain's Huckleberry Finn……………………………………….………….…..…...... 131 Amara DIARRA Thomas Hardy's attitude towards institutional marriage and the passion of love in Jude the Obscure……………….…………..…………....... 149 Hilaire BOUKA Pour une re-lecture de l’histoire des civilisations plasticiennes par les arts............ 159 Iba Ndiaye DIADJI Antonio Buero Vallejo : dramaturge plasticien et son expérience de création dans une société répressive…………………….……….……..…...... 181 Sophie TANHOSSOU-AKIBODE Note de lecture : Le Tableau du maître flamand d’Arturo Pérez-Reverte…........ 199 Boubacar CAMARA Langues & Littératures, Université G. B. de Saint-Louis, Sénégal, n° 6, janvier 2002 AVERSION, PERVERSION, SUBVERSION : VERSION AFRICAINE DU ROMANESQUE 1 Kalidou SY * ABSTRACT The seventies constitute a great change in the development of the African French speaking community novel speech. Novelists have established new relationships with the language which issues from the desire to integrate their specificities in the French language. But the pressure of the subtext demands new strategies and destructures the pre-established frames. In the elaboration of the story, the narrative process participate from an anthropology of knowledge in the sorrowful quest of identity. Introduction Le discours littéraire africain, comme son métadiscours, sont souvent piégés par une volonté d'affirmation de soi comme singularité. Mais nous ne cherchons pas ici à mettre au jour les particularismes dénommés, pour diverses raisons, Sénégalismes, Camérounismes, Ivoirismes et autres Tropicalismes… Cependant, parler du roman africain c'est en un sens parler de l'africanité du roman. Dès lors que l'histoire littéraire africaine s'écrit et s'inscrit dans un douloureux arrachement à l'histoire politique, comment acquérir de la visibilité ? Le roman africain est-il à la fois visible et lisible ? Ou simplement visible ? Comment le discours romanesque construit-il en même temps une identité narrative et une anthropologie de la connaissance ? 1 Ce texte est la version remaniée et écourtée d’une communication présentée le 10 juillet 1999 à l’université de Dakar lors d’un séminaire international à la mémoire du professeur Mohamadou KANE portant sur Littératures Francophones : Traditions et ruptures. * École Normale Supérieure, UCAD. Kalidou SY Comme on le voit nous ne cherchons pas à refaire une histoire du roman africain mais simplement et modestement à organiser quelques réseaux de remarques. I/ Une triple stratégie Lorsqu'on vient de la périphérie et que l'on est romancier, on est confronté d'emblée à une question essentielle : comment exister ? Cette question nous ramène d'ailleurs à la Renaissance, au moment où la langue française, dans ses relations avec le latin et le grec, cherchait à s'imposer comme langue de culture et de science. Le mot « roman » lui-même, venant du verbe « romaniser », définit d'abord ce qui est traduit en langue vulgaire (le Français). Et, les traductions, ces romans, en faisant la part belle à l'imagination et à l'invention tendaient à devenir des créations autonomes. D'où la notion de fiction qui renvoie à l'invention et à l'imagination. Mais ce qui est intéressant c'est le triple redéploiement qu'opèrent les écrivains dans la création littéraire : - Au niveau thématique d'abord par des stratégies digressives contrôlées : les écrivains brodent sur une matière commune, par exemple le Roman d’ENEAS, le Roman de THEBES, le Roman d’Alexandre ou le Roman de Troie… La matière utilisée par les écrivains a été plusieurs fois revisitée par la poésie, la tragédie ou l’Epopée. Dans la littérature africaine bien sûr les romans français ne sont pas traduits ou reproduits en langue locale. Mais la thématique globale reste intimement liée aux diverses fractures de la société africaine. Comme si d’ailleurs l’imaginaire artistique donnait à la réalité populaire ou popularisée une légitimité d’œuvre littéraire. On peut citer Ahmadou Hampaté Bâ (L’Etrange destin de Wangrin), Boubou Hama (Le double d’hier rencontre demain), Boris Diop (Le temps de Tamago), Seydou Badian (Le chant du lac)… - Au niveau esthétique ensuite par des stratégies « palimpsestuelles » : les écrivains partent de genres déjà existants et connus pour marquer leur particularité sinon leur originalité. Il n’y a donc pas d’invention de nouveaux genres littéraires mais réaménagement, réadaptation. Le travail de récupération de l’écrivain peut être tel qu’on parle même de renouvellement du genre. On peut citer le 36 Aversion, perversion, subversion : version africaine du romanesque Sonnet chez Ronsard, le Roman Rabelaisien, le genre de l’Epître chez Marot… En ce qui concerne le renouvellement du genre romanesque dans la littérature africaine on peut le voir à l’œuvre dans Une si longue lettre de Mariama Bâ, Les Mamelles de Thiendella d’El H. Kassé; La vie et demie de Sony Labou Tansi, Maman a un amant de Calixte Beyala,… Ces écrivains, parmi d’autres, expérimentent de nouvelles manières dans le récit romanesque, dans la gestion du foyer narratif, dans la gestion aussi de la pagemême qui fait parler chez El Hadj Kassé de “Roman-Fax” ou de “Roman-dépêches”. - Au niveau enfin du matériau linguistique par des stratégies de saturation : il s’agit de doter la langue française d’outils performants qui rendent compte de sa particularité, de sa richesse et de ses possibilités artistiques et scientifiques. Mais l’important ce sont les possibilités presque infinies de la langue à exprimer le génie d’un peuple, et donc son propre génie. En ce sens, Défense et Illustration de la Langue Française (1549) de Du Bellay marque une légitimation de l’entreprise subversive en cours. On pourrait citer l’œuvre considérable et diverse de la Pléiade. Mais pour rester dans le roman, le plus éloquent exemple est sans doute Rabelais dans la création linguistique qui devient presque un jeu sur la langue. Naturellement dans le roman africain l’exemple type et incontournable reste l’œuvre de Kourouma; mais on ne peut pas oublier l’œuvre de Sony Labou Tansi, de Massa Makan Diabaté, de Ken Bougoul, de Thierno Monénembo… Comme la créolité suture l’œuvre de Chamoiseau, de Raphaël Confiant, d’Edouard Glissant dans la Francophonie littéraire. Alors on pourrait parler pour ce qui est du roman africain francophone actuel d'une résurgence du « Traductible ». Les écrivains francophones hors Hexagone sont obligés d'adopter diverses stratégies pour exister dans la langue française. Certains alors, par un effort d'interprétation et d'assimilation, tentent de se fondre dans l'autre. Le Français n'est plus seulement moyen de communication mais surtout de promotion et de valorisation. On peut citer dans cette catégorie des écrivains comme le Roumain Cioran, le Belge Michaux et un certains nombre d'Antillais. 37 Kalidou SY D'autres, par un effort de différenciation et d'affirmation de soi, tentent, avec des fortunes diverses, de se construire des espaces de franchises littéraires et personnelles à l'intérieur de la langue française. On peut, dans cette catégorie, citer Mongo Béti, Beyala, Kourouma, Kateb Yacine, Tahar Djaoud, Sony Labou Tansi… Dans La Part du Feu, Maurice Blanchot énonce avec raison que «L'écrivain ne se trouve que par son œuvre ; avant son œuvre, non seulement il ignore qui il est, mais il n'est rien». 2 Pour exister donc le romancier Africain doit joindre le geste scriptural à la geste instauratrice. Pour ce faire il se réapproprie les discours ethnologiques et/ou sociologiques qui forment le magma subtextuel. Et pour acquérir de la visibilité deux attitudes sont au moins possibles lorsqu'on appartient à une langue relativement locale : ou bien on importe dans sa langue des éléments d'autres cultures, ou bien on exporte des éléments de sa culture dans une autre langue, le Français par exemple. A la suite de Pascale Casanova, dans la République mondiale des lettres 3 , j'appelle le premier cas de figure INTRADUCTION, et le second cas EXTRADUCTION. Ce que le romancier africain transfert dans la langue française c'est sa conception du monde, son vécu, les structures de sa langue rendant compte d'une structure de pensée. L'EXTRADUCTION est présente par exemple dans Une si longue lettre de Mariama Bâ, Les soleils des indépendances de Kourouma, La vie et demie de Sony Labou, C'est le soleil qui m'a brûlée de Beyala, Buur Tillen (Le roi de la Medina) de Cheik Ndao… Le cas de Cheik Ndao est d'autant plus intéressant que le romancier traduit son propre roman du Wolof au Français. Plus le matériau exporté est important et divers, plus le romancier éprouve le malaise de la dystasie. La langue française, «Le Français de France» comme dirait la mère de Damas (Hoquet), devient inapte à loger cette expérience collective. On trouve dans le roman africain plusieurs stratégies pour optimiser la quantité et la qualité des savoirs énoncés : les notes infrapaginales chez Sembène ; les proverbes et devinettes chez Béti ; le mot à mot chez Sadji, Mariama Bâ, Oyono ; le Français petit nègre ou des immigrés chez Dadié et Beyala… 4 2 Blanchot, M: La part du feu, Paris : Gallimard, 1949, P. 308. CASANOVA, P. La République mondiale des lettres, Paris : Seuil, 1999. 4 NGAL. G. Création et rupture en littérature africaine, Paris : L’Harmattan,. 1994. 3 38 Aversion, perversion, subversion : version africaine du romanesque On peut aussi choisir de casser la rigidité du Français en imposant à la langue de Du Bellay et de Ronsard les règles morphosyntaxiques de la langue locale, langue du romancier : c'est le cas de Kourouma, de Sony Labou, de Yambo Ouologuem, de Thierno Monenembo… Evidemment Ahmadou Kourouma porte au plus haut degré et avec bonheur cette volonté de subversion et de perversion morphosyntaxiques. Il y a là un besoin impérieux de se réapproprier le monde en s'inventant une langue à l'intérieur de la langue française. On peut établir tout aussi valablement le même parallélisme avec la littérature beurre et la musique rap qui investissent le parler banlieusard pour manifester à l'égard de la langue et du pouvoir officiels une relation identitaire et polémique. II/ La résurgence identitaire Par ailleurs on peut noter que jusqu'aux années 70 le lieu d'engendrement du discours romanesque africain c'était la Tradition comprise comme TOTALITE cohérente et univers de valeurs communes. On sait aussi que l'unité d'une bonne partie de la littérature médiévale, en France tout au moins, résidait dans l'explicitation du référent religieux pour valider le métadiscours exégétique. On pourrait dire alors, et pour en revenir au roman africain, que le discours romanesque se proférait et proliférait dans le deuil du monde d'avant, de la tradition. Le drame d'Okonkwo dans Le monde s'effondre de Chinua Achebe et la métamorphose de Samba Diallo dans L'aventure ambiguë de Cheikh Hamidou Kane sont éloquents de ce point de vue là. Les Diallobés, les Ibo, les Betis, les paysans casamançais comme les forgerons guinéens, tous vivaient leur vie paisiblement quand vint le désastre colonial. Le champ épistémique était relativement autonome et reconnaissable dans l'effort d'exhumation de ce monde d'avant la fracture et de l'opposer à l'autre, présent et pesant. On voit ainsi combien la dénégation est au cœur de l’expérience humaine qui modèle la psychologie des personnages. Sinon comment comprendre Fama Doumbia des Soleils des Indépendances, Ramatoulaye d'Une si longue lettre, Ahmed Nara de L'écart… ? Quel que soit le cadre contextuel dans le roman, il reste essentiellement un souvenir du monde réel, de la réalité. Même le roman dit utopique est obligé d'emprunter au réel ses coordonnées catégorielles. Il faut donc parler plutôt de «réalisme 39 Kalidou SY romanesque» 5 non plus comme courant littéraire repérable au XIXe siècle dans la France de Balzac, mais comme un processus d'invention du fictif. Ce rapport entre roman et réalité est purement épistémologique et n'est pas spécifique au roman Africain. Toutes les révolutions littéraires se sont produites au nom de la réalité, de la vérité. Mais si le roman tente de rendre compte de l'expérience humaine, donc de la réalité, lorsque celle-ci se problématise en se déstructurant, le pari de la cohérence du discours romanesque devient difficilement tenable. Or les Indépendances africaines n'ont pas réussi, loin s'en faut d'ailleurs, à remembrer, restructurer le monde traditionnel ni maintenir l'espoir d'un monde meilleur. L'univers des valeurs non seulement s'est effondré, mais aussi un vide accablant s'est installé. La cohérence du discours de/sur la tradition s'est fragmentée de sorte que ce qui jusque là donnait sens s'est évanoui. Avant, il y avait un sens que l'on opposait au non-sens du monde colonial. Aujourd'hui il n'y a plus de sens assuré. L'identité collective qui rendait crédibles les aventures de Samba Diallo, de Maïmouna, de Jean-Marie Medza, de Kocoumbo ou même de Thioumbé n'est plus qu'un souvenir attristant. Giambatista Vico ou le viol du discours africain 6 aborde ironiquement cette fracture dans une perspective formelle (opposition entre l'oralité et l'écriture) impliquant cependant une posture négatrice. Pourtant ce malaise ou ce mal être, loin d'inhiber la création littéraire en général, et romanesque en particulier, constitue le lieu d'engendrement du discours en même temps que ses points de suture. Les années 70, et plus encore les années 80, marquent puissamment l'ère de la modernité littéraire en Afrique. L'éclatement des structures de base dissout les repères dans un bain acide. Naguère la Négritude était productive parce qu'il y avait une communauté de souffrance et d'espérance opposable à un ennemi commun, l'Occident. Aujourd'hui chacun est renvoyé dans sa solitude, suspicieusement. Le roman trace de plus en plus des aventures individuelles ou groupusculaires, des exclus et des parias de la société africaine. On pourrait alors, à l'instar de Paul 5 WATT, I. «Réalisme et forme romanesque» in Littérature et réalité. Paris : Seuil, 1982, pp. 11-46. (collectif) 6 NGAL, M.a M. Giambatista Vico ou le viol du discours africain, Lubumbashi, ALPHA-OMEGA, 1975. 40 Aversion, perversion, subversion : version africaine du romanesque Ricœur, parler d'«identité narrative» 7 . Une communauté ou un individu accède à une telle identité par la médiation du langage par lequel sont transmis les récits qui circulent dans une société donnée. Cela veut dire donc que les histoires de récits sont aussi des récits d’histoires. Chaque communauté se raconte en racontant des histoires de son quotidien, de son héritage, de ses combats, de ses larmes, de ses joies, de ses angoisses ou simplement de ses curiosités, de ses interrogations… Dans cette perspective les récits oraux sont peut-être plus importants parce que plus proches de l’origine et de l’original : les contes, les mythes, les légendes, les proverbes, etc., tout cela raconte la vie des Africains. Ce sont là à la fois des discours de/sur la communauté. Il ne faut donc pas entendre “l’identité narrative” dans une perspective de fiction littéraire. Loin de là. Il s’agit plutôt de la médiatisation d’une expérience par le langage, par les signes. Notre relation au monde, notre “être-au-monde” est plus accessible à l’autre par les mots. En ce qui nous concerne ici les récits de vies, les parcours narratifs sont constitués par l'ensemble des récits romanesques disponibles, dans leur diversité et leur richesse. Or si on regarde bien les romans de ces 20 dernières années par exemple on remarque un nouveau discours auto-reflexif venant plus particulièrement des écrivains femmes dans leur désir d'imposer un regard autre qui n'est pas forcément politique. Paradoxalement le discours romanesque au féminin n'est pas toujours un discours féministe. Même si les hommes ont souvent le mauvais rôle, les femmes n'en sont pas pour autant des anges drapés de lumière. La nouveauté c'est que les femmes passent d'objet de discours à sujet de discours dans une quête identitaire douloureuse. On pourrait donc dire avec Paul Ricœur 8 , encore une fois, que c'est «l'être-au-monde» qui rend possible le dire, le langage, dans une perspective de précompréhension ontologique. Il y a d'abord un être à dire et seulement après un dire de l'être. On voit alors combien les fantasmes sexuels tiennent un rôle important, comme si la reconquête du monde, dans le discours romanesque au féminin, passait par le ventre. Les prostituées, les névrotiques, les aliénées sont légion dans l'œuvre de Beyala, de Ken Bougoul, de Wéré Wéré Liking, de Warner-Vieyra, de Mariama Bâ... Cela expliquerait alors la violence avec laquelle les romancières dé-structurent les cadres formels pour accéder et faire accéder à leur transparence intérieure. 7 Ricœur, P. «L'identité narrative» in Esprit, N°7-8 spécial "Paul Ricœur" juillet-août. 1988, pp. 295-314. 8 Ricœur, P. Du texte à l'Action, Paris : Seuil, 1986. 41 Kalidou SY Et Odile Casenave a raison d'affirmer dans son étude Femmes Rebelles. Naissance d'un nouveau roman africain au féminin : Loin de constituer une littérature marginale, les écrivains femmes africaines ont créé un espace de discussion central à la littérature africaine d'expression française. Néanmoins c'est en adoptant au départ une démarche de marginalisation de leurs personnages, d'exploitation audacieuse de zones interdites, telle la sexualité, le désir, la passion, l'amour, mais aussi la relation mère-fille, la mise en question de la reproduction et de la maternité obligatoire comme consécration de la femme, qu'elles sont parvenues à s'inscrire au centre, s'assurant ainsi l'appropriation de zones de langage jusqu'ici considérées 9 comme les prérogatives des hommes . Cette longue citation permet de résumer pour nous la problématique de l'écriture féminine africaine. Contrairement aux romanciers en général, les romancières se désolidarisent des discours ethnologiques et/ou sociologiques sur la femme, la famille, comme si l'identité féminine se construisait à rebours du discours ordinaire et quotidien, la doxa. L'identité qui se construit dans et par le roman est problématique parce qu'elle déconstruit le discours de la doxa même. En inscrivant l'illégalité dans le discours romanesque ordinaire le roman africain fabrique une sursignification subversive qui passe par la perversion provocatrice. Il élabore de facto un autre mode de connaissance fondé sur l'exploration des frontières interdites. La quête du sens devient ce que nous nommons ITINERRANCE - itinéraire errance - comme dans Les yeux baissés de Ben Jelloun, Asseze, l'Africaine de Beyala, Juletane de Vieyra, Elonga d’Angèle Rawiri, En famille de Marie Ndiaye... Comment donc la connaissance de l’homme ne passe-telle pas par l’inventaire des discours de/sur l’homme, de récits de l’homme ? Conclusion Sous le soleil des dictatures, des complots et des génocides planifiés, la littérature constitue une franchise, lieu d’exterritorialité de la parole contestataire. Cela ne veut pas dire que le roman africain est devenu futile ou que le romancier 9 CASENAVE, O. Femmes rebelles. Naissance d'un nouveau roman africain au féminin, Paris : L’Harmattan, 1996, P. 14. 42 Aversion, perversion, subversion : version africaine du romanesque africain est devenu un grand pessimiste. C’est que, fidèle à sa vocation générique, le roman reste essentiellement un discours sur le monde, un discours du monde. Le romancier ne crée pas son œuvre à partir de rien, il part toujours du réel pour engendrer le possible et le probable. Mais le possible pour être crédible doit être un souvenir du réel. Inventer le fictif c’est alors faire exister un univers de cohérence, d’abord autoréférentiel. Même si comme on peut le lire dans La vie et Demie de Sony Labou Tansi, «ce vaste monde fout le camp». 10 L’Algérien Mohamed Dib dit bien cette quête orphique : En effet, pour moi la tâche majeure va être de devenir un support sûr de cette parole qui me fait être et agir, et de la rendre ainsi digne de foi. Cette parole dont je me suis emparé me devient aussi miroir, moi qui ai vécu jusqu’alors sans images et sans pensée de moi-même. Et m’y découvrant encore faudrait-il 11que je m’y reconnaisse. Me reconnaître, nous reconnaître. Puisqu’alors reconnaître c’est connaître une nouvelle fois, la connaissance de soi comme des autres passe par le langage, par la parole usurpée et volontairement irrespectueuse, provocatrice. Cette parole romanesque se construit ainsi à rebours du convenu et du conventionnel. Cette parole romanesque africaine-là est déjà paradoxale (au sens premier). BIBLIOGRAPHIE Badinter, E. De l’Identité Masculine. Paris : Editions Odile Jacob, 1992. Ecole Normale Supérieure. Borgomano, Madeleine. “Les femmes et l’écriture-parole”. Nouvelles Ecritures féminines. Notre Librairie. 117 (1994) : 87-94. Casonova, Pascale. La République Mondiale des Lettres. Paris : Seuil, 1999. 10 11 Tansi, S. L.: La vie et Demie, Paris : Seuil, 1979, P09. DIB, M. «Ni Prophète ni démiurge» in Le Nouvel Observateur, 13-19 Novembre, 1982 43 Kalidou SY Cazenave, Odile. Femmes Rebelles. Naissance d’un nouveau roman africain au féminin. Paris : L’Harmattan, 1996. Cornaton, Michel. Pouvoir et Sexualité dans le roman africain. Paris : L’Harmattan, 1990. Irigaray, Luce. Je, Tu, Nous, Pour une culture de la différence. Paris : Editions Grasset & Fasquelle, 1990. NGAL, Georges. Créations et ruptures en littérature africaine. Paris : L’Harmattan, 1994. 44