GROUPE D’ ÉTUDES LINGUISTIQUES
ET LITTÉRAIRES
G. E. L. L.
UNIVERSITÉ GASTON BERGER
DE SAINT-LOUIS, SÉNÉGAL
LANGUES ET LITTÉRATURES
REVUE DU GROUPE D’ÉTUDES
LINGUISTIQUES ET LITTÉRAIRES
N°6
Janvier 2002
UNIVERSITE GASTON BERGER DE SAINT-LOUIS
B. P. 234, SAINT-LOUIS, SENEGAL
SOMMAIRE
Editorial………………………………………………..………...….….….... 3
Maweja MBAYA
Le discours allégorique : L’exemple de L’Étranger d’ Albert Camus……....…... 5
Boubacar CAMARA
L’intertextualité et son mode de fonctionnement dans Les Gardiens
du temple de Cheikh Hamidou Kane ……………..………..…….……...….... 23
Mwamba CABAKULU
Aversion, perversion, subversion : version africaine du romanesque…................ 35
Kalidou SY
Sony Labou Tansi : de l’aventure linguistique à la denonciation..….…............. 45
Joseph. NGANGOP
Tradition orale et philosophie wolof chez Aminata Sow Fall : une
esthétique transgénérique et transculturelle dans Le Revenant …….........…..... 59
Médoune GUEYE
Langues et identités plurielles dans la littérature africaine d’expression
française …………………………………………….………………....…..... 79
Cécile DOLISANE
Juan Rulfo et Ahmadou Kourouma : de la mexicanisation de l’espagnol
à l’africanisation du français ……………………….…….......................…...... 91
Betina BEGONG-BODOLI
La référence à l’heritage historique africain-americain dans Jubilee….…............ 121
Benjamin EVAYOULOU
The "Nigger" Jim, or race, class and identity in Mark Twain's
Huckleberry Finn……………………………………….………….…..…...... 131
Amara DIARRA
Thomas Hardy's attitude towards institutional marriage and the
passion of love in Jude the Obscure……………….…………..…………....... 149
Hilaire BOUKA
Pour une re-lecture de l’histoire des civilisations plasticiennes par les arts............ 159
Iba Ndiaye DIADJI
Antonio Buero Vallejo : dramaturge plasticien et son expérience de
création dans une société répressive…………………….……….……..…...... 181
Sophie TANHOSSOU-AKIBODE
Note de lecture : Le Tableau du maître flamand d’Arturo Pérez-Reverte…........ 199
Boubacar CAMARA
Langues & Littératures, Université G. B. de Saint-Louis, Sénégal, n° 6, janvier 2002
AVERSION, PERVERSION, SUBVERSION :
VERSION AFRICAINE DU ROMANESQUE 1
Kalidou SY
*
ABSTRACT
The seventies constitute a great change in the development of the
African French speaking community novel speech.
Novelists have established new relationships with the language
which issues from the desire to integrate their specificities in the French
language. But the pressure of the subtext demands new strategies and destructures the pre-established frames.
In the elaboration of the story, the narrative process participate
from an anthropology of knowledge in the sorrowful quest of identity.
Introduction
Le discours littéraire africain, comme son métadiscours,
sont souvent piégés par une volonté d'affirmation de soi comme
singularité. Mais nous ne cherchons pas ici à mettre au jour les
particularismes dénommés, pour diverses raisons, Sénégalismes,
Camérounismes, Ivoirismes et autres Tropicalismes…
Cependant, parler du roman africain c'est en un sens parler
de l'africanité du roman. Dès lors que l'histoire littéraire africaine
s'écrit et s'inscrit dans un douloureux arrachement à l'histoire
politique, comment acquérir de la visibilité ?
Le roman africain est-il à la fois visible et lisible ? Ou
simplement visible ?
Comment le discours romanesque construit-il en même
temps une identité narrative et une anthropologie de la
connaissance ?
1
Ce texte est la version remaniée et écourtée d’une communication
présentée le 10 juillet 1999 à l’université de Dakar lors d’un séminaire
international à la mémoire du professeur Mohamadou KANE portant sur
Littératures Francophones : Traditions et ruptures.
*
École Normale Supérieure, UCAD.
Kalidou SY
Comme on le voit nous ne cherchons pas à refaire une
histoire du roman africain mais simplement et modestement à
organiser quelques réseaux de remarques.
I/ Une triple stratégie
Lorsqu'on vient de la périphérie et que l'on est romancier,
on est confronté d'emblée à une question essentielle : comment
exister ?
Cette question nous ramène d'ailleurs à la Renaissance, au
moment où la langue française, dans ses relations avec le latin et
le grec, cherchait à s'imposer comme langue de culture et de
science. Le mot « roman » lui-même, venant du verbe
« romaniser », définit d'abord ce qui est traduit en langue vulgaire
(le Français). Et, les traductions, ces romans, en faisant la part
belle à l'imagination et à l'invention tendaient à devenir des
créations autonomes. D'où la notion de fiction qui renvoie à
l'invention et à l'imagination. Mais ce qui est intéressant c'est le
triple redéploiement qu'opèrent les écrivains dans la création
littéraire :
- Au niveau thématique d'abord par des stratégies
digressives contrôlées : les écrivains brodent sur une
matière commune, par exemple le Roman d’ENEAS, le
Roman de THEBES, le Roman d’Alexandre ou le Roman
de Troie… La matière utilisée par les écrivains a été
plusieurs fois revisitée par la poésie, la tragédie ou
l’Epopée.
Dans la littérature africaine bien sûr les romans français
ne sont pas traduits ou reproduits en langue locale. Mais la
thématique globale reste intimement liée aux diverses
fractures de la société africaine. Comme si d’ailleurs
l’imaginaire artistique donnait à la réalité populaire ou
popularisée une légitimité d’œuvre littéraire. On peut citer
Ahmadou Hampaté Bâ (L’Etrange destin de Wangrin),
Boubou Hama (Le double d’hier rencontre demain), Boris
Diop (Le temps de Tamago), Seydou Badian (Le chant du
lac)…
- Au niveau esthétique ensuite par des stratégies
« palimpsestuelles » : les écrivains partent de genres déjà
existants et connus pour marquer leur particularité sinon
leur originalité. Il n’y a donc pas d’invention de nouveaux
genres littéraires mais réaménagement, réadaptation. Le
travail de récupération de l’écrivain peut être tel qu’on
parle même de renouvellement du genre. On peut citer le
36
Aversion, perversion, subversion : version africaine du romanesque
Sonnet chez Ronsard, le Roman Rabelaisien, le genre de
l’Epître chez Marot…
En ce qui concerne le renouvellement du genre
romanesque dans la littérature africaine on peut le voir à
l’œuvre dans Une si longue lettre de Mariama Bâ, Les
Mamelles de Thiendella d’El H. Kassé; La vie et demie de
Sony Labou Tansi, Maman a un amant de Calixte
Beyala,… Ces écrivains, parmi d’autres, expérimentent de
nouvelles manières dans le récit romanesque, dans la
gestion du foyer narratif, dans la gestion aussi de la pagemême qui fait parler chez El Hadj Kassé de “Roman-Fax”
ou de “Roman-dépêches”.
- Au niveau enfin du matériau linguistique par des
stratégies de saturation : il s’agit de doter la langue
française d’outils performants qui rendent compte de sa
particularité, de sa richesse et de ses possibilités
artistiques et scientifiques. Mais l’important ce sont les
possibilités presque infinies de la langue à exprimer le
génie d’un peuple, et donc son propre génie. En ce sens,
Défense et Illustration de la Langue Française (1549) de
Du Bellay marque une légitimation de l’entreprise
subversive en cours. On pourrait citer l’œuvre
considérable et diverse de la Pléiade. Mais pour rester
dans le roman, le plus éloquent exemple est sans doute
Rabelais dans la création linguistique qui devient presque
un jeu sur la langue.
Naturellement dans le roman africain l’exemple type et
incontournable reste l’œuvre de Kourouma; mais on ne
peut pas oublier l’œuvre de Sony Labou Tansi, de Massa
Makan Diabaté, de Ken Bougoul, de Thierno
Monénembo… Comme la créolité suture l’œuvre de
Chamoiseau, de Raphaël Confiant, d’Edouard Glissant
dans la Francophonie littéraire.
Alors on pourrait parler pour ce qui est du roman africain
francophone actuel d'une résurgence du « Traductible ». Les
écrivains francophones hors Hexagone sont obligés d'adopter
diverses stratégies pour exister dans la langue française. Certains
alors, par un effort d'interprétation et d'assimilation, tentent de se
fondre dans l'autre. Le Français n'est plus seulement moyen de
communication mais surtout de promotion et de valorisation. On
peut citer dans cette catégorie des écrivains comme le Roumain
Cioran, le Belge Michaux et un certains nombre d'Antillais.
37
Kalidou SY
D'autres, par un effort de différenciation et d'affirmation
de soi, tentent, avec des fortunes diverses, de se construire des
espaces de franchises littéraires et personnelles à l'intérieur de la
langue française. On peut, dans cette catégorie, citer Mongo Béti,
Beyala, Kourouma, Kateb Yacine, Tahar Djaoud, Sony Labou
Tansi… Dans La Part du Feu, Maurice Blanchot énonce avec
raison que «L'écrivain ne se trouve que par son œuvre ; avant son
œuvre, non seulement il ignore qui il est, mais il n'est rien». 2
Pour exister donc le romancier Africain doit joindre le geste
scriptural à la geste instauratrice. Pour ce faire il se réapproprie
les discours ethnologiques et/ou sociologiques qui forment le
magma subtextuel. Et pour acquérir de la visibilité deux attitudes
sont au moins possibles lorsqu'on appartient à une langue
relativement locale : ou bien on importe dans sa langue des
éléments d'autres cultures, ou bien on exporte des éléments de sa
culture dans une autre langue, le Français par exemple. A la suite
de Pascale Casanova, dans la République mondiale des lettres 3 ,
j'appelle le premier cas de figure INTRADUCTION, et le second
cas EXTRADUCTION. Ce que le romancier africain transfert
dans la langue française c'est sa conception du monde, son vécu,
les structures de sa langue rendant compte d'une structure de
pensée. L'EXTRADUCTION est présente par exemple dans Une
si longue lettre de Mariama Bâ, Les soleils des indépendances de
Kourouma, La vie et demie de Sony Labou, C'est le soleil qui m'a
brûlée de Beyala, Buur Tillen (Le roi de la Medina) de Cheik
Ndao… Le cas de Cheik Ndao est d'autant plus intéressant que le
romancier traduit son propre roman du Wolof au Français. Plus le
matériau exporté est important et divers, plus le romancier
éprouve le malaise de la dystasie.
La langue française, «Le Français de France» comme
dirait la mère de Damas (Hoquet), devient inapte à loger cette
expérience collective. On trouve dans le roman africain plusieurs
stratégies pour optimiser la quantité et la qualité des savoirs
énoncés : les notes infrapaginales chez Sembène ; les proverbes et
devinettes chez Béti ; le mot à mot chez Sadji, Mariama Bâ,
Oyono ; le
Français petit nègre ou des immigrés chez Dadié et
Beyala… 4
2
Blanchot, M: La part du feu, Paris : Gallimard, 1949, P. 308.
CASANOVA, P. La République mondiale des lettres, Paris : Seuil, 1999.
4
NGAL. G. Création et rupture en littérature africaine, Paris : L’Harmattan,.
1994.
3
38
Aversion, perversion, subversion : version africaine du romanesque
On peut aussi choisir de casser la rigidité du Français en
imposant à la langue de Du Bellay et de Ronsard les règles
morphosyntaxiques de la langue locale, langue du romancier :
c'est le cas de Kourouma, de Sony Labou, de Yambo Ouologuem,
de Thierno Monenembo…
Evidemment Ahmadou Kourouma porte au plus haut
degré et avec bonheur cette volonté de subversion et de
perversion morphosyntaxiques. Il y a là un besoin impérieux de
se réapproprier le monde en s'inventant une langue à l'intérieur de
la langue française. On peut établir tout aussi valablement le
même parallélisme avec la littérature beurre et la musique rap qui
investissent le parler banlieusard pour manifester à l'égard de la
langue et du pouvoir officiels une relation identitaire et
polémique.
II/ La résurgence identitaire
Par ailleurs on peut noter que jusqu'aux années 70 le lieu
d'engendrement du discours romanesque africain c'était la
Tradition comprise comme TOTALITE cohérente et univers de
valeurs communes. On sait aussi que l'unité d'une bonne partie de
la littérature médiévale, en France tout au moins, résidait dans
l'explicitation du référent religieux pour valider le métadiscours
exégétique. On pourrait dire alors, et pour en revenir au roman
africain, que le discours romanesque se proférait et proliférait
dans le deuil du monde d'avant, de la tradition. Le drame
d'Okonkwo dans Le monde s'effondre de Chinua Achebe et la
métamorphose de Samba Diallo dans L'aventure ambiguë de
Cheikh Hamidou Kane sont éloquents de ce point de vue là. Les
Diallobés, les Ibo, les Betis, les paysans casamançais comme les
forgerons guinéens, tous vivaient leur vie paisiblement quand vint
le désastre colonial. Le champ épistémique était relativement
autonome et reconnaissable dans l'effort d'exhumation de ce
monde d'avant la fracture et de l'opposer à l'autre, présent et
pesant. On voit ainsi combien la dénégation est au cœur de
l’expérience humaine qui modèle la psychologie des personnages.
Sinon comment comprendre Fama Doumbia des Soleils des
Indépendances, Ramatoulaye d'Une si longue lettre, Ahmed Nara
de L'écart… ?
Quel que soit le cadre contextuel dans le roman, il reste
essentiellement un souvenir du monde réel, de la réalité. Même le
roman dit utopique est obligé d'emprunter au réel ses
coordonnées catégorielles. Il faut donc parler plutôt de «réalisme
39
Kalidou SY
romanesque» 5 non plus comme courant littéraire repérable au
XIXe siècle dans la France de Balzac, mais comme un processus
d'invention du fictif. Ce rapport entre roman et réalité est
purement épistémologique et n'est pas spécifique au roman
Africain. Toutes les révolutions littéraires se sont produites au
nom de la réalité, de la vérité.
Mais si le roman tente de rendre compte de l'expérience
humaine, donc de la réalité, lorsque celle-ci se problématise en se
déstructurant, le pari de la cohérence du discours romanesque
devient difficilement tenable. Or les Indépendances africaines
n'ont pas réussi, loin s'en faut d'ailleurs, à remembrer, restructurer
le monde traditionnel ni maintenir l'espoir d'un monde meilleur.
L'univers des valeurs non seulement s'est effondré, mais aussi un
vide accablant s'est installé. La cohérence du discours de/sur la
tradition s'est fragmentée de sorte que ce qui jusque là donnait
sens s'est évanoui. Avant, il y avait un sens que l'on opposait au
non-sens du monde colonial. Aujourd'hui il n'y a plus de sens
assuré. L'identité collective qui rendait crédibles les aventures de
Samba Diallo, de Maïmouna, de Jean-Marie Medza, de
Kocoumbo ou même de Thioumbé n'est plus qu'un souvenir
attristant. Giambatista Vico ou le viol du discours africain 6
aborde ironiquement cette fracture dans une perspective formelle
(opposition entre l'oralité et l'écriture) impliquant cependant une
posture négatrice.
Pourtant ce malaise ou ce mal être, loin d'inhiber la
création littéraire en général, et romanesque en particulier,
constitue le lieu d'engendrement du discours en même temps que
ses points de suture.
Les années 70, et plus encore les années 80, marquent
puissamment l'ère de la modernité littéraire en Afrique.
L'éclatement des structures de base dissout les repères dans un
bain acide.
Naguère la Négritude était productive parce qu'il y avait une
communauté de souffrance et d'espérance opposable à un ennemi
commun, l'Occident. Aujourd'hui chacun est renvoyé dans sa
solitude, suspicieusement. Le roman trace de plus en plus des
aventures individuelles ou groupusculaires, des exclus et des
parias de la société africaine. On pourrait alors, à l'instar de Paul
5
WATT, I. «Réalisme et forme romanesque» in Littérature et réalité. Paris :
Seuil, 1982, pp. 11-46. (collectif)
6
NGAL, M.a M. Giambatista Vico ou le viol du discours africain,
Lubumbashi, ALPHA-OMEGA, 1975.
40
Aversion, perversion, subversion : version africaine du romanesque
Ricœur, parler d'«identité narrative» 7 . Une communauté ou un
individu accède à une telle identité par la médiation du langage
par lequel sont transmis les récits qui circulent dans une société
donnée. Cela veut dire donc que les histoires de récits sont aussi
des récits d’histoires. Chaque communauté se raconte en
racontant des histoires de son quotidien, de son héritage, de ses
combats, de ses larmes, de ses joies, de ses angoisses ou
simplement de ses curiosités, de ses interrogations…
Dans cette perspective les récits oraux sont peut-être plus
importants parce que plus proches de l’origine et de l’original :
les contes, les mythes, les légendes, les proverbes, etc., tout cela
raconte la vie des Africains. Ce sont là à la fois des discours
de/sur la communauté. Il ne faut donc pas entendre “l’identité
narrative” dans une perspective de fiction littéraire. Loin de là. Il
s’agit plutôt de la médiatisation d’une expérience par le langage,
par les signes. Notre relation au monde, notre “être-au-monde”
est plus accessible à l’autre par les mots.
En ce qui nous concerne ici les récits de vies, les parcours
narratifs sont constitués par l'ensemble des récits romanesques
disponibles, dans leur diversité et leur richesse.
Or si on regarde bien les romans de ces 20 dernières années par
exemple on remarque un nouveau discours auto-reflexif venant
plus particulièrement des écrivains femmes dans leur désir
d'imposer un regard autre qui n'est pas forcément politique.
Paradoxalement le discours romanesque au féminin n'est pas
toujours un discours féministe. Même si les hommes ont souvent
le mauvais rôle, les femmes n'en sont pas pour autant des anges
drapés de lumière. La nouveauté c'est que les femmes passent
d'objet de discours à sujet de discours dans une quête identitaire
douloureuse. On pourrait donc dire avec Paul Ricœur 8 , encore
une fois, que c'est «l'être-au-monde» qui rend possible le dire, le
langage, dans une perspective de précompréhension ontologique.
Il y a d'abord un être à dire et seulement après un dire de l'être.
On voit alors combien les fantasmes sexuels tiennent un rôle
important, comme si la reconquête du monde, dans le discours
romanesque au féminin, passait par le ventre. Les prostituées, les
névrotiques, les aliénées sont légion dans l'œuvre de Beyala, de
Ken Bougoul, de Wéré Wéré Liking, de Warner-Vieyra, de
Mariama Bâ... Cela expliquerait alors la violence avec laquelle
les romancières dé-structurent les cadres formels pour accéder et
faire accéder à leur transparence intérieure.
7
Ricœur, P. «L'identité narrative» in Esprit, N°7-8 spécial "Paul Ricœur"
juillet-août. 1988, pp. 295-314.
8
Ricœur, P. Du texte à l'Action, Paris : Seuil, 1986.
41
Kalidou SY
Et Odile Casenave a raison d'affirmer dans son étude
Femmes Rebelles. Naissance d'un nouveau roman africain au
féminin :
Loin de constituer une littérature marginale, les écrivains
femmes africaines ont créé un espace de discussion central
à la littérature africaine d'expression française.
Néanmoins c'est en adoptant au départ une démarche de
marginalisation de leurs personnages, d'exploitation
audacieuse de zones interdites, telle la sexualité, le désir,
la passion, l'amour, mais aussi la relation mère-fille, la
mise en question de la reproduction et de la maternité
obligatoire comme consécration de la femme, qu'elles sont
parvenues à s'inscrire au centre, s'assurant ainsi
l'appropriation de zones de langage jusqu'ici considérées
9
comme les prérogatives des hommes .
Cette longue citation permet de résumer pour nous la
problématique de l'écriture féminine africaine. Contrairement aux
romanciers en général, les romancières se désolidarisent des
discours ethnologiques et/ou sociologiques sur la femme, la
famille, comme si l'identité féminine se construisait à rebours du
discours ordinaire et quotidien, la doxa. L'identité qui se construit
dans et par le roman est problématique parce qu'elle déconstruit le
discours de la doxa même. En inscrivant l'illégalité dans le
discours romanesque ordinaire le roman africain fabrique une sursignification subversive qui passe par la perversion provocatrice.
Il élabore de facto un autre mode de connaissance fondé sur
l'exploration des frontières interdites. La quête du sens devient ce
que nous nommons ITINERRANCE - itinéraire errance - comme
dans Les yeux baissés de Ben Jelloun, Asseze, l'Africaine de
Beyala, Juletane de Vieyra, Elonga d’Angèle Rawiri, En famille
de Marie Ndiaye...
Comment donc la connaissance de l’homme ne passe-telle pas par l’inventaire des discours de/sur l’homme, de récits de
l’homme ?
Conclusion
Sous le soleil des dictatures, des complots et des
génocides planifiés, la littérature constitue une franchise, lieu
d’exterritorialité de la parole contestataire. Cela ne veut pas dire
que le roman africain est devenu futile ou que le romancier
9
CASENAVE, O. Femmes rebelles. Naissance d'un nouveau roman africain au
féminin, Paris : L’Harmattan, 1996, P. 14.
42
Aversion, perversion, subversion : version africaine du romanesque
africain est devenu un grand pessimiste. C’est que, fidèle à sa
vocation générique, le roman reste essentiellement un discours
sur le monde, un discours du monde.
Le romancier ne crée pas son œuvre à partir de rien, il part
toujours du réel pour engendrer le possible et le probable. Mais le
possible pour être crédible doit être un souvenir du réel. Inventer
le fictif c’est alors faire exister un univers de cohérence, d’abord
autoréférentiel. Même si comme on peut le lire dans La vie et
Demie de Sony Labou Tansi, «ce vaste monde fout le camp». 10
L’Algérien Mohamed Dib dit bien cette quête orphique :
En effet, pour moi la tâche majeure va être de devenir un
support sûr de cette parole qui me fait être et agir, et de la
rendre ainsi digne de foi. Cette parole dont je me suis
emparé me devient aussi miroir, moi qui ai vécu jusqu’alors
sans images et sans pensée de moi-même. Et m’y
découvrant encore faudrait-il 11que je m’y reconnaisse. Me
reconnaître, nous reconnaître.
Puisqu’alors reconnaître c’est connaître une nouvelle fois,
la connaissance de soi comme des autres passe par le langage, par
la parole usurpée et volontairement irrespectueuse, provocatrice.
Cette parole romanesque se construit ainsi à rebours du convenu
et du conventionnel. Cette parole romanesque africaine-là est déjà
paradoxale (au sens premier).
BIBLIOGRAPHIE
Badinter, E. De l’Identité Masculine. Paris : Editions Odile Jacob,
1992. Ecole Normale Supérieure.
Borgomano, Madeleine. “Les femmes et l’écriture-parole”.
Nouvelles Ecritures féminines. Notre Librairie. 117 (1994) :
87-94.
Casonova, Pascale. La République Mondiale des Lettres. Paris :
Seuil, 1999.
10
11
Tansi, S. L.: La vie et Demie, Paris : Seuil, 1979, P09.
DIB, M. «Ni Prophète ni démiurge» in Le Nouvel Observateur, 13-19
Novembre, 1982
43
Kalidou SY
Cazenave, Odile. Femmes Rebelles. Naissance d’un nouveau
roman africain au féminin. Paris : L’Harmattan, 1996.
Cornaton, Michel. Pouvoir et Sexualité dans le roman africain.
Paris : L’Harmattan, 1990.
Irigaray, Luce. Je, Tu, Nous, Pour une culture de la différence.
Paris : Editions Grasset & Fasquelle, 1990.
NGAL, Georges. Créations et ruptures en littérature africaine.
Paris : L’Harmattan, 1994.
44