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La naissance de « grandioses ensembles »1 ?
Le regard distancié des géographes français sur la métamorphose
urbaine des années 1950-19602
Frédéric Dufaux, Université Paris X-Nanterre
Pour citer cet article : DUFAUX Frédéric, « La naissance de "grandioses ensembles" ? Le regard distancié
des géographes français sur la métamorphose urbaine des années 1950-1960 », dans Le monde des
grands ensembles, ouvrage collectif sous la direction de Frédéric DUFAUX et Annie FOURCAUT, Editions
Créaphis, Grâne, 2004, p. 62-73.
Face à la naissance des grands ensembles en France, la position de la géographie dans
le champ des sciences sociales est singulière. Notre hypothèse minimale est que les
géographes ont joué un rôle pionnier dans la constitution du grand ensemble comme
objet scientifique. Ils enregistrent, presque immédiatement, le bouleversement des
paysages urbains.
Le projet envisagé par Philippe Pinchemel à la fin de son ouvrage La France dit bien
ce statut d’une connaissance géographique brute :
« On imagine volontiers une immense carte de France sur laquelle s’allumeraient
de petites lampes de couleurs différentes chaque fois qu’en un point quelconque
l’organisation du territoire serait modifiée. Des communes remembrées aux
centrales hydroélectriques, des autoroutes aux usines décentralisées, des nouveaux
quartiers urbains aux lacs collinaires, des voies ferrées supprimées aux taudis
L’expression est de Maurice Rotival (1935) qui, dans son article visionnaire « Les grands ensembles. Problème
général et implantation des cités. Aménagement de la cité », paru dans L’architecture d’aujourd’hui en 1935,
affirme la nécessité d’une conception d’ensemble de l’habitat populaire à venir.
« Un bâtiment d’habitations à bon marché isolé ne devrait en aucun cas être admis. C’est la masse, c’est
l’ordonnance, en un mot l’urbanisme, qui fera la grandeur de la cité, et qui redonnera aux habitants de ces
grandioses ensembles [souligné par nous], la confiance de soi, le désir de vivre, la joie du travail que doit
accompagner la joie des sports, la vie saine.
Nous espérons, un jour, sortir de villes comme Paris, non pas seulement par l’avenue des Champs-Élysées, la seule
réalisation de tenue sans laquelle Paris n’existerait pas, mais sortir par Belleville, par Charonne, par Bobigny, etc.,
et trouver harmonieusement disposés le long de larges autostrades, au milieu de grands espaces boisés, de parcs,
de stades, des grandes cités claires, bien orientées, lumineusement éclairées par le soleil.
Nous devons rêver de voir les enfants propres, heureux, jouant sur le gazon et non pas sur le trottoir.
Nous rêvons, en un mot, d’un programme d’urbanisme, d’habitations à bon marché en liaison avec l’aménagement
des grandes villes » (p. 57).
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Cet article reprend, en l’approfondissant et en restreignant notablement son champ d’analyse, une intervention à
trois voix, donnée avec la précieuse participation de Philippe Pinchemel - à la fois témoin, acteur et analyste – et
de Jean-Louis Tissier, lors du séminaire « Relire la ville des trente Glorieuses », à l’ENS Fontenay-Saint-Cloud,
en mai 2000. Mes réflexions doivent beaucoup à leurs lumineuses analyses.
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détruits, des milliers de ces lampes jalonneraient ainsi cette mise à jour, cette refonte
de la géographie de la France » (p. 642).
La littérature géographique des années 1950-1960 montre cette grande réactivité. Elle
lance aussi analyses et programmes de recherches sur les grands ensembles.
Corrélativement, il semblait probable qu’avait existé, au moins au commencement du
mouvement de construction, une adhésion des géographes français au projet des grands
ensembles. Une lecture rapide de l’article d’Yves Lacoste - « Une question débattue :
les grands ensembles » (LACOSTE, 1963) - pouvait aller dans ce sens.
Comment rendre compte de l’intérêt précoce des géographes français pour les grands
ensembles et de leur implication forte dans les recherches et les débats contemporains
à leur construction ? Peut-on y lire l’influence du marxisme et de l’engagement au PCF,
réels ?
De fait, la plupart des géographes français qui ont les premiers parlé des grands
ensembles et travaillé sur eux étaient des géographes marxistes, souvent proches ou
membres du PCF. De l’habitat collectif au collectivisme, on pourrait supposer
continuité et sympathie.
On va voir que si cet engagement fonde un vif intérêt pour l’habitat populaire, il ne se
traduit à aucun moment par une adhésion sans réserve à la formule du « grand ensemble
français ». Au contraire, les géographes la définissent par ses lacunes.
Pourtant, c’est un lieu commun sur les perceptions scientifique comme populaire des
grands ensembles à leurs débuts en France que de considérer qu’elles étaient très
positives.
Ainsi Jean-Claude Boyer, dans un ouvrage récent (BOYER, 2000), affirme-t-il dans le
paragraphe intitulé « Un symbole de progrès » :
« Il existe vers 1960 une remarquable convergence dans les appréciations relatives
à ce que l’on appellera plus tard les « grands ensembles » : les logements spacieux,
lumineux, confortables, sont opposés aux « taudis » des quartiers anciens » (p. 33).
Nous avons recherché cet âge d’or du grand ensemble dans la littérature géographique
au tournant des années 1950-1960 : nous ne l’avons pas trouvé.
Au contraire : les lectures font apparaître que beaucoup de géographes développent,
dès les origines de ce qu’ils qualifient de « grand ensemble français », des analyses très
critiques.
Sur quoi se fondent ces critiques ? S’agit-il d’un rejet en bloc de la formule du grand
ensemble ou bien seulement de sa modalité française ?
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Les analyses sont d’emblée formulées – explicitement ou implicitement – en référence
aux modèles étrangers, surtout soviétique. De fait, les premières descriptions des
grands ensembles – pas encore nommés comme tels – sous la plume de géographes
français concernent les pays étrangers.
Opposent-ils ces réalisations étrangères aux grands ensembles construits en France ?
Au-delà de l’enregistrement du bouleversement des paysages urbains, les géographes
exercent donc dans ces années charnières au moins trois fonctions supplémentaires,
que nous tenterons d’éclairer :
- un rôle réflexif, dans la définition – très critique, comme on verra – d’un modèle
de « grand ensemble français » ;
- un rôle de passeur, dans la transmission et la diffusion des connaissances sur les
grands ensembles étrangers, qui servent de référence (fonction qui se formule
dès les années 1930) ;
- enfin, un rôle dans l’action, rôle d’expert, tout particulièrement par la
mobilisation des connaissances concernant l’étranger (cf. le travail de Pierre
George pour la commission Dessus, dès 1944 (GEORGE, 1944)). Cette expertise
aide à fonder les choix d’aménagement du territoire.3
1. Quelques expériences françaises antérieures : préfiguration ou contre-point ?
De façon très rapide, parce qu’en périphérie de notre thème d’étude, il nous a paru
intéressant de sonder les analyses des HBM par les géographes français, écrites alors
que le projet des grands ensembles se formulait. Nous nous sommes particulièrement
arrêtés à une référence : l’article d’Henri Elhaï consacré aux HBM de la porte
d’Aubervilliers, intéressant car publié dans les Etudes sur la banlieue de Paris, dirigées
par Pierre George.
3
Cet article s’intéresse tout particulièrement au travail de Pierre George, pionnier à tous ces égards.
4
Source : Elhaï, 1950
5
Source : Elhaï, 1950
6
L’article formule des critiques assez dures sur cet ensemble de HBM. Pour utiliser des
termes contemporains : relégation spatiale (éloignement et mauvaise desserte4),
carence des équipements (scolaires, commerciaux…), incohérence urbaine, absence de
mixité sociale (ELHAÏ, 1950, p. 162 et 163)…
Cette dénonciation des carences et des difficultés des HBM nous a arrêtés : elle
préfigure étrangement, en des termes presque identiques, celle des grands ensembles
français par les géographes.
Croisées avec les références aux expériences étrangères en matière de grands
ensembles, les analyses des formes qui les préfigurent éclairent l’horizon intellectuel
et conceptuel des travaux des géographes français sur les grands ensembles en France.
On verra plus loin toute la fécondité du contact avec les expériences étrangères. Pour
en rester à cette critique assez dure de l’habitat collectif français telle qu’elle est
formulée en 1950, comment comprendre la continuité des critiques, des HBM aux
grands ensembles ?
Un détour supplémentaire peut nous fournir une piste d’explication.
Les travaux de prospective réalisés par Pierre George pour la commission Dessus sont
très éclairants quant à la constitution d’une grille d’analyse du logement ouvrier
(GEORGE, 1944). C’est une référence importante à notre sens parce que précoce et
impliquée dans les commencements de l’aménagement du territoire5.
Ecoutons Pierre George caractérisant les principales déficiences du lotissement
pavillonnaire en 1944 (GEORGE, 1944). Son étude s’achève par une analyse comparée
des coûts respectifs du logement individuel et du logement collectif. Certes, sa critique
de la consommation d’espace engendrée par le lotissement pavillonnaire est assez
Dénoncé sous le terme d’ « isolement », ce qui pourrait surprendre puisque nous nous trouvons dans Paris, sur
l’emplacement des anciennes fortifications.
5
Rapports et travaux sur la décongestion des centres industriels, fasc. IV, Décentralisation et logement ouvrier,
1944. Cette étude a été réalisée dans le cadre de la Délégation générale à l’équipement national, qui étudie la
« Décentralisation industrielle ».
Dans les conclusions provisoires de ce fascicule, G. Dessus, pour fonder la nécessité de la décongestion, donne
pour première raison « la résolution de la question du logement ouvrier. Ceci est particulièrement vrai de la Région
parisienne, dans laquelle la reconstruction sur place de logements sains, après la nécessaire destruction des
logements insalubres, semble difficilement pouvoir être évitée » (p. 62).
Deux conclusions sont annoncées :
« La question du logement ouvrier dans les zones (Région parisienne en premier lieu) qui souffrent présentement
de la congestion des industries ne peut pas être résolue sans qu’il soit procédé à une certaine décentralisation. (…)
Cette décentralisation ne pourra avoir lieu que lorsque de nouvelles possibilités d’habitation auront été créées dans
les villes destinées à accueillir l’industrie » (p. 3).
La construction de logements en quantité, de qualité suffisante, doit précéder cette décentralisation industrielle :
« Il est indispensable que les moyens d’habitation soient créés en quantité suffisante et en qualité convenable avant
l’arrivée de la main d’œuvre ; s’il n’en était pas ainsi, il vaudrait beaucoup mieux renoncer à toute
décentralisation. » (p. 63).
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mesurée : ainsi, ses estimations sont beaucoup plus basses que celles de Le Corbusier
au même moment6.
En fait, ses critiques pointent surtout la mauvaise articulation de ces nouveaux quartiers
à la ville dense et leurs carences en équipements : absence de services, faiblesse des
équipements, éloignement du centre-ville… Ainsi P. George critique-t-il l’ « absence
de centre civique et commercial » (GEORGE, 1944, p. 34). « L’exemple de ce qu’il faut
éviter est le lotissement tel qu’il a été réalisé le plus souvent dans la banlieue parisienne,
c'est-à-dire le quartier de résidence conçu comme un simple garage de population »
(GEORGE, 1944, p. 34).
Les critiques du lotissement pavillonnaire comme celles du collectif pré-grands
ensembles formulent donc certains des reproches majeurs qui seront faits aux grands
ensembles. On a l’impression d’une réelle continuité et d’une relative neutralité vis-àvis des formes urbaines.
Mon propos n’est pas d’écraser les différences et d’affirmer l’inertie, voire le caractère
anhistorique des analyses des géographes français sur les grands ensembles.
Simplement, l’analyse critique des grands ensembles français s’insère dans une filière
intellectuelle qui précède l’objet « grand ensemble ». Cette filière, c’est l’étude
géographique de l’habitat populaire.
Une grille d’analyse et des thèmes critiques sont donc très tôt constitués, bien avant
que l’on construise les premiers grands ensembles en France !
Jusqu’à quand peut-on remonter dans cette critique ? Quelle que soit la forme urbaine
adoptée depuis les années 1930 pour résoudre la « question de l’habitat populaire », les
géographes français semblent mobiliser des grilles d’analyse et pointer des déficiences
en définitive assez proches.
De fait, cela revient à affirmer une certaine neutralité de la forme urbaine, position que
l’on va retrouver avec l’étude des exemples étrangers.
2. A la découverte des grands ensembles étrangers : les géographes français
comme introducteurs du modèle du grand ensemble ?
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Le Corbusier évoque un rapport de 1 à 11 : « « Pour un building de 500 logements, il faut 5000 mètres de
canalisation et 500 mètres de route. Pour 500 pavillons individuels, il faut 56 kilomètres de canalisations et 5 km
500 de routes. Nous avons cherché à établir les écarts du prix de revient entre des types moins éloignés dans la
gamme des hypothèses de construction. » (Le Corbusier, 1945). Pierre George évalue quant à lui les rapports
généralement du simple au triple (ainsi, la voirie constituerait entre 1,85 et 2,75% du coût du logement dans les
immeubles et entre 5 et 10% en maison individuelle).
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On sait que c’est dans le champ de l’urbanisme que la première identification claire des
« grands ensembles », qualifiés comme tels, a été faite (ROTIVAL, 1935). L’article
fondateur de Rotival, première référence à nommer les grands ensembles, montre toute
l’importance qu’ont d’emblée les références étrangères dans la construction de l’objet
« grand ensemble » en France. Il décrit des modèles de référence vis-à-vis desquels les
réalisations françaises sont presque toutes considérées comme déficientes7.
A sa suite, les géographes, s’ils n’ont pas été les premiers, ni les seuls, ont contribués
à introduire le thème du grand ensemble dans le champ de la recherche scientifique,
via l’analyse des expériences étrangères.
Les géographes français ont joué un rôle de passeurs : leurs descriptions des grands
ensembles étrangers préfigurent le discours sur les grands ensembles français. Cela
renvoie au rôle d’explorateur des géographes, encore bien affirmé avant la seconde
guerre mondiale8. Ce travail, commencé dès les années 1930, construit un horizon
intellectuel.
Les géographes ont donc eu un rôle important d’introducteurs du thème, dans un
contexte où l’information - particulièrement sur les pays étrangers, et tout spécialement
ceux connaissant des expériences politiques en rupture plus ou moins radicale par
rapport aux démocraties occidentales - était beaucoup moins abondante
qu’aujourd’hui.
Par ailleurs, ce rôle dans la découverte des expériences étrangères fonde-t-il des
positions militantes, un prosélytisme en faveur des grands ensembles ? Le constat de
l’apparition du grand ensemble à l’étranger s’accompagne-t-il d’un engagement
marqué envers cette forme nouvelle de réponse au « problème de l’habitat ouvrier »,
en rupture avec les formes existantes ?
C’est la position que l’on aurait pu attendre dans le courant de la géographie urbaine
marxiste des années 1950 et 1960, qui aurait trouvé ses racines dans les modèles
étrangers dès les années 1930.
En fait, on va le voir, les analyses sont en général assez nuancées, tant pour la France
que pour les pays étrangers.
Ainsi, lorsqu’il critique l’immobilisme du département de la Seine concernant Drancy : « La cité a précédé ici
l’aménagement régional. On cherche vainement les autostrades, les réserves boisées, les terrains de jeu. Il faut que
cette magnifique réalisation soit sauvée de la gangrène qui l’enserre peu à peu » (p 62, légende de la photographie :
Cité de la Muette à Drancy). « Vite des conceptions d’ensemble, accélérons les études, intéressons les particuliers,
les collectivités. » (p. 61).
Il y a pour lui nécessité d’une conception globale, à l’extérieur de la ville ancienne, dont la cité nouvelle doit être
« séparée nettement (…) par des zones neutres qui permettront le développement de l’une sans nuire à l’autre » (p.
63). « Nous en avons des exemples presque parfaits en Allemagne, en Angleterre et en Amérique » (p. 63).
8
Même si les terrains explorés étaient en général plus lointains et si le domaine urbain des pays d’Europe n’était
pas ce qui intéressait le plus les géographes français.
7
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Les références antérieures à la seconde guerre mondiale concernent surtout l’URSS et
l’Autriche, puis, au début des années 1950, les démocraties populaires.
Les sondages effectués dans les principales revues françaises de géographie offrent
quelques références : en particulier, un article très fourni concernant les grands
ensembles viennois (BROUILLET, 1934)9.
Il donne une description très circonstanciée et très positive de ces « grands immeubles »
(le terme de « grand ensemble » n’est pas utilisé) : bon niveau d’équipement et présence
de services (une vingtaine de magasins se trouvent dans le Karl-Marx-Hof).
« En général, les édiles viennois ont manifesté un goût plus prononcé pour les
immeubles colossaux, aux proportions gigantesques, aux multiples étages. Une cité
comme le Karl-Marx-Hof ne mesure pas moins d’un kilomètre de long et contient
1382 appartements. Il n’y a cependant rien là qui ressemble aux anciennes casernes
à locataires » (p.617).
Ainsi, 60 à 70% d’espace libre contre 15% seulement dans les vieux Höfe dus à
l’initiative privée. Lumière, grandes dimensions, qualité architecturale, équipements et
services, loyers « infimes »…
Cependant, l’appréciation d’ensemble est nuancée : la fragilité financière de ces
réalisations est longuement analysée. L’auteur conclut cet article louangeur assez
abruptement : « le socialisme viennois n’est pas un article d’exportation » (p. 626).
Quant à la géographie urbaine de l’URSS, la première référence française que j’ai
trouvée concernant notre thème date de 193810.
L’auteur insiste sur l’intense dynamique urbaine et la rapidité de la construction : « De
toutes parts naissent et grandissent les villes nouvelles. De toutes parts se développent
les anciennes villes. Une évolution incessante rend déjà désuètes les données rapides
de ce tour d’horizon. Tout inventaire est provisoire dans ce pays en devenir. » A propos
de Kiev : « Déjà court la boutade du citoyen resté huit jours alité et qui, en sortant, ne
reconnaît plus sa rue » (p. 403).
Au même moment, mûrit la réflexion d’un géographe qui a joué un rôle majeur dans la
géographie urbaine française, en particulier, dans la saisie conceptuelle et le travail de
René Brouillet, « L’évolution d’une grande cité et les problèmes actuels de l’urbanisme. L’héritage du passé et
l’œuvre présente de la municipalité viennoise », Annales de géographie, n° 246, nov. 1934, p. 610-626. Cette
même expérience est analysée par la revue Urbanisme en 1931.
10
Jean Soulas, « Le développement des grandes villes en URSS au cours du premier plan quinquennal », Annales
de Géographie, n° 268, vol. XLVII, 1938, p. 400-405.
9
10
recherche sur les grands ensembles : Pierre George. Sa réflexion et ses écrits nous
intéressent à plusieurs titres. En particulier, il a consacré de très nombreuses
publications à l’URSS et aux démocraties populaires européennes, cela dès 1945, et a
longtemps constitué une référence pour ce domaine géographique.
Illustrations 6-3 et 6-4 : 1936, le regard d'un géographe français sur la ville soviétique. Sources :
Photo de Moscou prise par Pierre George en 1936 (George, 1947) et photo de Novossibirsk (source :
La Vie soviétique, citée dans P. George, 1947).
11
En réalité, son travail scientifique sur l’URSS commence dès le tout début des années
1930. L’introduction de L’URSS l’explicite clairement11.
« [La] rédaction [de cet ouvrage] a été encouragée et aidée par les organisations
scientifiques de l’URSS. Par l’intermédiaire de la V.O.K.S., nous avons reçu depuis
1932 des revues qui ne parvenaient point dans les bibliothèques françaises, des
cartes détaillées accompagnées de leurs notices. (…) L’Association pour l’Etude de
la Culture Soviétique nous avait également largement ouvert ses dossiers et ses
rayons avant guerre (…). » (p. 11).
Il a accès, dès les années 1930, à des sources de première main, d’accès interdit ou très
limité. On trouve certainement là une des principales origines de sa réflexion sur
l’habitat populaire pour la Commission Dessus et, au-delà, pour ses travaux sur les
grands ensembles.
On comprend mieux avec quel corpus de références Pierre George peut, dès 1944,
réfléchir à la solution du problème du logement ouvrier, dont la condition sine qua non
est pour lui la décongestion industrielle (GEORGE, 1944, p. 29).
Quelles sont ses analyses sur l’habitat collectif en URSS au lendemain de la seconde
guerre mondiale ?
Si l’on trouve une adhésion globale aux transformations de l’URSS, sur la question de
l’habitat, ses analyses sont assez nuancées.
Ce qui prime, c’est la transformation de l’appareil de production. Une certaine
neutralité vis-à-vis de la forme urbaine est affirmée à partir du modèle soviétique. Cette
relative neutralité a eu, à notre sens, des conséquences scientifiques importantes dans
l’appréhension des grands ensembles français. (Néanmoins, parallèlement à
l’affirmation du primat de la révolution de la géographie productive, on vise aussi une
répartition rationnelle des forces productives (DUFAUX, 2000).)
Pierre George, à partir de l’exemple soviétique, puis de celui des démocraties
populaires européennes, définit ce qu’est un grand ensemble réussi (sans encore le
nommer comme tel : la première occurrence de l’expression que nous ayons repérée
chez lui remonte à 195212).
11
Ce livre est, de façon très symbolique, le premier volume de la collection Orbis, qui paraît aux Presses
Universitaires de France, collection aux hautes ambitions. « Le volume de M. Pierre George inaugure la collection
« Orbis » pensée comme le pendant de la collection « Clio », pensée aussi comme une vraie Géographie
Universelle » (préface d’André Cholley : p. VII).
12
Dans le chapitre consacré à l’URSS de son ouvrage La ville, le fait urbain dans le monde (George, 1952) :
« L’insertion de la construction des villes dans la planification générale de l’économie – la construction des
logements et l’aménagement de la vie matérielle et culturelle des individus étant considérés comme un service
12
Chez lui, pas de position de principe, donc, quant à la forme urbaine :
« Plusieurs formules de logement ouvrier ont été appliquées simultanément. Les
urbanistes soviétiques n’ont pas tranché la question de principe qui passionne les
urbanistes de l’occident : cités d’immeubles collectifs ou pavillons individuels ?
Les premières cités de Leningrad et Moscou furent des cités de grands immeubles
en briques ou en agglomérés, construits à la hâte pour résoudre le plus rapidement
possible avec le minimum de matériel et de main d’œuvre les problèmes de
première urgence. Il était entendu qu’il s’agissait de solutions provisoires et qu’on
n’attendait pas de ces immeubles un service séculaire. Dès qu’on le put, on substitua
le ciment armé à la brique et aux agglomérés. Dans les villes à croissance rapide et
dans les villes-champignons, on construit tantôt de grands immeubles, tantôt des
maisonnettes individuelles, séparées ou jumelles, que dominent, suivant la formule
américaine, les buildings du centre civique et des services publics » (GEORGE,
1952, p. 363).
L’examen du « problème du logement ouvrier » place en premier, de façon très
significative, la production économique industrielle (GEORGE, 1952).
Illustration 6-5 : La cité neuve du Nouveau-Karaganda construite auprès des mines récemment
ouvertes :
« La ville soviétique est un
centre de production auquel se
juxtapose
un
centre
administratif. Dans un milieu
vierge d’influences historiques
puissantes,
elle
s’installe
auprès des bases de matières
premières sous forme d’une
ville-usine dont toute la
population est attachée au
fonctionnement de l’entreprise
industrielle qui a déterminé sa
fonction » (p. 359). Source :
GEORGE (Pierre), URSS Haute
Asie-Iran, PUF, collection Orbis, Paris, 1947, planche XI, p. 304.
public – la concentration des moyens d’investissements aux mains d’administrations régionales et des soviets
urbains permettent de bâtir par grands ensembles » (p. 338).
13
Il n’y a pas d’adhésion a priori à la formule « grand ensemble » : ce qui prime, c’est la
transformation des conditions de production, y compris du logement. La modernisation
technique peut être l’occasion d’une modernisation au moins partielle des conditions
de productions du logement. C’est d’ailleurs une des bases de la défense qu’en fait
Yves Lacoste (LACOSTE, 1963)).
Le grand ensemble ne révolutionne en aucun cas la société par lui-même.
Cette relative indifférence vis-à-vis du choix de la forme urbaine permet à mon sens de
comprendre des recherches a priori étonnantes.
Ainsi, pourquoi Pierre George a-t-il encouragé une équipe pluridisciplinaire, composée
de sociologues, d’historiens et de géographes, à étudier le pavillonnaire, parallèlement
aux travaux sur les grands ensembles de Paul Clerc13 ?
S’agirait-il d’un tardif remords, après un engagement trop fort en faveur des grands
ensembles, alors que la formule commence à être critiquée ? Pas du tout ! En cohérence
avec ses positions scientifiques et idéologiques depuis une vingtaine d’années, il a, je
pense, une réelle neutralité vis-à-vis de ces deux formes urbaines.
3. La constitution d’une norme de référence : le grand ensemble étranger, un
modèle inaccessible ?
L’analyse du grand ensemble réussi est particulièrement développée dans le cas de
Varsovie sous la plume de Pierre George (GEORGE, 1949). On n’y trouve pas de
description des grands ensembles identifiés comme tels. Mais, de fait, la construction
de nouveaux quartiers périphériques est une réalisation de grands ensembles.
L’exemple est intéressant car les destructions ont fait de la ville une table rase (85%
des immeubles sont détruits, l’essentiel de la population de la ville est morte ou a fui),
ce qui oblige à poser de façon radicale la question de la forme urbaine optimale pour
le peuple.
« Certains quartiers [sont] complètement rasés. Les rues, obstruées par les
décombres immeubles effondrés, se confondaient avec les îlots de maisons écrasées
quand des pans de façades demeurés debout ne jalonnaient pas leur ancien tracé »
(p.713).
13
Le rôle initiateur de Pierre George dans le gros programme du CRU consacré aux pavillonnaires est important,
ce que rappellent les avant-propos des ouvrages issus de cette étude.
14
Dans la reconstruction, « l’idée générale est celle d’une hiérarchie et d’un emboîtement
des unités résidentielles : immeuble, cité élémentaire [environ 10 000 habitants],
quartier [environ 100 000 habitants], ville » (p. 723).
Les équipements aux différents niveaux sont importants : centre culturel et social du
quartier : « agora ». « Avec son centre collectif, [la cité élémentaire] constitue une
petite ville dans la grande » (p. 724).
Les constructions sont normalisées, ce qui permet d’abaisser rapidement le prix de
revient de la construction et aussi « sa réalisation avec une main d'œuvre où la
proportion des techniciens et des ouvriers qualifiés est voisine du minimum » (p. 724725).
Dans le passage en revue des dangers qui guettent ces quartiers nouveaux (et qui
seraient évités par les autorités polonaises), la ségrégation sociale figure en bonne place
(on trouve un écho à la dénonciation des quartiers ouvriers par Pierre George dès 1945
(GEORGE, 1945)) :
« L’originalité du quartier ne repose plus du tout sur la composition de sa population
(…) la formule cité-usine n’est pas appliquée à Varsovie. Les représentants des
diverses professions voisineront dans les mêmes cités (…) La vie collective (…)
est appelée à se développer autour du centre social et culturel, hors du logement qui
reste spécifique de la vie individuelle et familiale » (p.725).
Dans une publication ultérieure, engagée, mais représentative, on retrouve ces
analyses, avec des formulations beaucoup plus claires et plus tranchées (GEORGE,
1952)14.
« Deux problèmes étaient à résoudre. Un problème quantitatif : rattraper le retard
enregistré par les constructions de logements par rapport aux besoins et remplacer
les logements détruits par la guerre – un problème qualitatif : substituer à la ville de
classe aux ségrégations sociales, un nouveau type de ville, préparant les conditions
de réalisation de la cité socialiste en utilisant au mieux les éléments urbains
existants, et en harmonisant les nouvelles formes d’existence avec les traditions
architecturales et nationales représentées dans la ville » (p. 135).
George (Pierre), Les démocraties populaires, l’exemple des démocraties populaires européennes, Editions
sociales, Collection « La Culture et les Hommes », Paris, 1952. Chapitre IV : « Une société nouvelle et un homme
nouveau », sous-chapitre « Un nouvel urbanisme ».
14
15
« Il faut (…) assurer dans les conditions d’un urbanisme démocratique la résidence
d’une population professionnelle très différenciée, mais au sein de laquelle les
barrières de classe doivent achever de disparaître au cours de la construction du
socialisme » (p. 136).
Ses analyses sur Budapest éclairent les projets de remodelage social auxquels
l’urbanisme est appelé à contribuer et dans lesquels s’inscrivent les grands ensembles.
« Budapest était, plus encore que Varsovie, une ville aux ségrégations sociales
tranchées. (…) Toute pénétration d’ouvriers dans la ville était considérée comme
suspecte et la police refoulait les ouvriers des quartiers centraux. (…) [Budapest
était] une capitale expressive de la hiérarchie impitoyable de l’ancienne société,
qu’elle soit de type monarchique constitutionnel ou fasciste. (…)
L’ordonnancement d’une ville unique, sans isolements sociaux ni matériels, à partir
de cet agrégat cloisonné de groupes disparates, est une œuvre difficile. » (p. 141142).
Illustration 6-6 : La ville de
Budapest et son aménagement :
« L’ordonnancement d’une ville
unique, sans cloisonnements
sociaux ni professionnels à
partir de cet agrégat cloisonné
de groupes disparates, est œuvre
difficile. » Source : GEORGE
(Pierre), La ville, le fait urbain
dans le monde, PUF, Paris,
1952). Figure 25, p. 376.
16
« En premier lieu, il s’agit d’articuler les différentes parties de la ville de manière à
assurer un contact aussi intime que possible entre la « vieille ville » et les
arrondissements périphériques. (…) A cette fin, on rectifie la voirie, on ouvre de
grandes artères et on met en place un nouveau système de transports en commun à
grande puissance. (…) Il ne s’agit pas, cependant, de constituer un organisme urbain
trop centralisé, appelant à de fréquents déplacements à grande distance. Chaque
quartier doit constituer, dans la mesure du possible, une unité de résidence de base,
possédant les services essentiels, magasins de vente au détail des produits
alimentaires et de tous produits d’usage et de consommation, équipement sanitaire,
(…) équipement scolaire (écoles primaires et secondaires), équipement culturel et
social : maison de la culture avec salles de jeu et de réunion, salle de théâtre et de
cinéma, bibliothèque, etc. (…) L’espace urbain est utilisé rationnellement par
l’édification de grands blocs concentrant la population et les services en hauteur et
permettant le dégagement de vastes espaces qui seront immédiatement plantés. Sur
d’anciennes décharges et d’anciens terrains vagues, à l’emplacement d’un fouillis
repoussant de pauvres cabanes, s’étendent aujourd'hui des stades et des jardins
d’enfants » (p. 143-144).
« Les premiers efforts ont porté sur les quartiers naguère les plus déshérités, aux
logements sordides, aux populations en partie analphabètes, rongées par les
maladies sociales et épidémiques, Ujpest, Terre des Anges, Csepel. (…) Budapest
d’avant-guerre était une des plus belles villes de l’Europe (…), mais cette belle ville
n’était pas pour le peuple. Le nouveau Budapest, sans rien perdre, bien au contraire,
de son esthétique, sera à brève échéance une vraie capitale d’une démocratie
populaire » (p. 144).
Pour reprendre les choses, un grand ensemble réussi se caractérise selon Pierre George
par :
- une planification rationnelle : le grand ensemble n’est pas installé par défaut,
dans un trou de l’urbanisation. Le grand ensemble est un élément d’un ensemble
urbain englobant cohérent, lui-même élément constitutif de l’organisme urbain.
- Sa cohérence urbaine : le grand ensemble est une partie de la ville (et pas un
fragment relégué).
- Sa liaison avec le centre-ville : importance d’emblée donnée à l’offre de
transports en commun. Les gares de transports en commun ossaturent les grands
ensembles : leurs pôles centraux sont bâtis autour d’elles.
17
-
La création d’un pôle de services multiformes - pas seulement commerciaux,
mais aussi scolaires, culturels…- dans chaque unité élémentaire. C’est l’agora.
L’existence d’un marché local de l’emploi
Le refus de l’uniformité architecturale
Le choix de la mixité sociale.
Cette batterie de critères censés caractériser les grands ensembles socialistes a constitué
une véritable grille de lecture qui, on l’a vu, a fonctionné pour évaluer et critiquer le
« grand ensemble français ».
Illustration 6-7 : Moscou. Nouveaux immeubles au bord de la Moskova : « Une société sans classe, un
urbanisme démocratique : (…) Les édifices centraux (…) ne constituent pas un ensemble extra-urbain
de bâtiments comme des palais ou des services administratifs occupés par des représentants de la classe
dirigeante, mais sont bâtiments de service pour l’ensemble de la population. » (p. 338).
Source : GEORGE (Pierre), La ville, le fait urbain dans le monde, PUF, Paris, 1952. Planche VII, p.
336.
18
Conclusion
La réaction des géographes à l'événement majeur qu’est la construction des grands
ensembles a donc eu lieu presque en temps réel. Ils ont joué un rôle de témoins directs
face à des paysages bouleversés et immédiatement validé le statut d’objet scientifique
des grands ensembles et leur intérêt comme champ de recherche.
D’emblée, l’analyse des grands ensembles français a été critique et nuancée. C’est le
cas dès le début car les grands ensembles français sont évalués à l’aune de grandes
réalisations et de grands modèles étrangers (les références à la Grande-Bretagne et aux
pays scandinaves existent, mais celles aux pays socialistes sont plus nombreuses, et au
premier chef à l’URSS, où les débats des années 1920 et 1930 ont été intenses).
La critique, dès leur origine, des grands ensembles français s’est donc fondée sur leurs
insuffisances par rapport aux grands modèles étrangers et, en tout premier lieu, au
modèle soviétique. Le grand ensemble à la française, d'entrée de jeu, est considéré
comme déficient et ses déficiences ne sont pas vues comme étant intrinsèques aux
grands ensembles mais s’expliqueraient par le fait que les grands modèles étrangers ne
seraient qu'imparfaitement réalisés. La définition même du « grand ensemble français »
se fait à partir des carences.
Cette piste d’analyse permet de rendre compte de critiques récurrentes chez les
géographes français (insuffisante maîtrise foncière, carences de la planification…) dès
le début, voire avant même la construction des premiers grands ensembles.
19
Bibliographie
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