SON CINÉMA, MÊME.
Le cinéma de Chantal Akerman est en moi.
Cette hypothèse vaguement paranoïaque, il me semble que je la partage avec
d'autres femmes (les hommes, aussi, sans doute1). Depuis la première fois,
la séance de cinéma inaugurale, en l'occurrence pour ce qui me concerne
celle de Je Tu Il Elle (1974), les films de Chantal Akerman font partie de moi.
Depuis le début, ils sont des morceaux de moi. Ils font partie de mon histoire.
Et pourtant, je ne m’identifie pas à Chantal Akerman, ni à son histoire
forcément singulière -même si j’y trouve des ressemblances- ni à sa voix qui
me bouleverse, ni même à l’intelligence fulgurante de ses cadrages et de sa
caméra. Mais je suis liée à son cinéma par une forme d’incorporation, que
j’aimerais ici tenter, sinon de comprendre, du moins de traduire.
Ce qui me lie au cinéma d’Akerman, à ses façons de filmer comme à ses
installations cinématographiques, est quelque chose de si puissamment
physique, de si corporel, que « ça » envahit toute tentative de le dompter.
Prenons, par exemple, Je Tu Il Elle. Arrimons-nous cette scène, où la
narratrice -sujet de l’énonciation et support de l’action- franchit le pas de la
porte de celle pour laquelle, après avoir essayé d’écrire une lettre tout en se
nourrissant de sucre en poudre puisé d’un sac en papier, recluse dans un
appartement déserté, elle vient de faire un bon millier de kilomètres, et
donner du plaisir au camionneur qui l’a emmenée jusque là... Lorsqu’elle
franchit le pas de la porte, donc, elle bute et s’étale de tout son long par terre.
Tout ça pour ça ? Le corps qui trahit, qui chute, amorce non pas le
commencement
d’une
chorégraphie,
mais
son
recommencement.
La
répétition, le retour, est indiqué par ce « mot d’esprit » corporel. Cet écart
dans le film, sans doute d’autres réalisateurs l’auraient élidé, peut-être par
une nouvelle prise. Mais le bégaiement du corps importe comme tous les
autres gestes accomplis. Car il modifie celui qui va s’ensuivre : une étreinte,
un corps à corps, qui n’arrive pas « enfin » mais « encore ». A nouveau, nous
1
Je pense à l’artiste français Christian Boltanski, par qui j’ai découvert Histoires d’Amérique. Pour lui,
ce film construit la représentation l’ambivalence absolue du pouvoir, ou plutôt du « cinéma » des images,
formulant un « lieu complètement faux » où se racontent des histoires vraies, celle d’un monde mort,
« dans lequel il n’y a aucun désir de retourner ».
dit le lapsus, deux femmes pressent leurs corps l’un contre l’autre. Elles font
l’amour sans baiser. La distance est respectueuse. Elle le sera toujours.
L’intimité foudroyante sans voyeurisme est aussi une façon, aussi- du moins
je la lis comme telle- de s’adresser à tous, de ne pas faire de Chantal
Akerman « ma » ou « notre » cinéaste et ce faisant, la réduire à la seule
dimension de réalisatrice lesbienne2. Chantal Akerman refusait que Je Tu Il
Elle soit projeté dans un contexte spécialisé gouines, ou gay, ou LGBT. Le
film n’est pas l’énonciation d’une différence mais d’un décentrement de
l’énonciation, fissurant le ciment de la culture. Dans son refus d’identifier Je
Tu Il Elle à un film lesbien, comme elle a, ailleurs, récusé les épithètes de
« féministe », ou de « cinéma de femme »,
Akerman, en quelque sorte, me
rend une place à l’intérieur du monde. Elle n’exclut personne, et elle m’inclut.
De la même façon, le lent défilement des visages empaquetés par des
manteaux et des chapeaux, rivé aux regards l’un à côté de l’autre d’un
peuple qui attend l’autobus dans le froid, est un morceau de moi. Il s’agit
D’Est (1993), vous le savez bien. Pour moi, l’est, l’orientation de l’orient, sera
toujours un travelling de l’été à l’hiver, là où un peuple attend l’autobus
toute la durée d’un film, et peut être plus longtemps. Comme le sud de Sud
(2000) et l’autre côté de De L’Autre Côté (2002) seront chacun, une route. Ce
sera toujours un mouvement vers une reconnaissance : celle de regards, qui
ne peuvent pas nous être étrangers car nous les connaissons, même si nous
ne les avons jamais vus. Ils figurent dans le registre de notre histoire. Ainsi,
ce moment de paroxysme amoureux dans Toute une Nuit (1982) où ce couple
silencieux, au café, tout à coup s’étreint follement en dansant. Un pas de
deux, encore. Seule la guirlande de loupiottes électriques accrochée par Felix
Gonzalez-Torres pour définir la piste de danse à laquelle il avait adjoint deux
walkmans et leurs écouteurs, pour y entendre une musique seulement
perceptible par les danseurs (ou danseuses) enlacés, produit chez moi ce
même sentiment empathique de faire corps (3). Comme me fout par terre le
cabaret karaoké qui projette ses lueurs roses dans la nuit noire du fleuve, au
2
L’écrivain Monique Wittig dira : « Un texte écrit par un écrivain minoritaire n'est efficace que s'il réussit
à rendre universel le point de vue minoritaire ».
3 Felix Gonzalez-Torres: Travels; Travel #2. Galerie Jennifer Flay, Paris,1993.
son des premières notes interrogatives du Prélude à la Mort d’Isolde4. Ce
fleuve, débordant, débordé, pluvieux, glouton, vénéneux, fangeux colle aux
personnages et même au lit du mort de La Folie Almayer (2011). Il quitte la
ville latéralement et m’emporte autrement et ailleurs, vers les eaux noires et
frontales de L’Ile des Morts, accompagnées du morceau musical éponyme de
Sergueï Rachmaninov dans La Captive (2002). Dans son effort que j’épouse,
la barque s’affronte avec les ondes létales, pour retourner vers le silence
absolu du tableau peint, de l’indistinction de la mer et du sentiment
océanique dont se dérobe tout objet.
Ça n’est pas seulement une question de punctum par laquelle Roland
Barthes a résolu, trop facilement sans doute, le problème que Louise
Bourgeois désignait par « c’est ça » Il s’agit d’autre chose. Il ne s’agit pas
d’ineffable, car nous savons que le corps n’est pas en dehors des mots. Les
mots comptent quand les corps font matière, pour paraphraser le titre de
l’ouvrage de Judith Butler, Bodies That Matter.
Qui dit identification, me semble-t-il, dit aussi individuation. Et l’identité
pointe le bout de son nez. C’est bien ainsi que s’entrevoit la présence
canonique du Stade du Miroir qui a tant servi à la théorie- et à la pratiquedu cinéma et de la chambre claire ou sombre ; celle, peut-être, que Chantal
Akerman renvoie du côté de nuit et jour (1991), retrouvant ici l’origine du
programme sensoriel développé à l’orée romantique du XIXè s. par Philipp
Otto Runge5,
Lieu de la reconnaissance c’est à dire de la méconnaissance du corps propre,
le Stade du Miroir a défini les modalités d’une appropriation de soi, d’une
unité
tout
uniment
dénoncée
comme
une
béquille
fictionnelle.
L’identification, au sens de la psychanalyse, est un modèle et une fiction par
lequel une personnalité se constitue et se différencie. Elle a été aussi le
dispositif par lequel s’est conçu rétroactivement le spectateur de cinéma,
juste au moment où se constituait le cinéma d’Akerman. 1975, l’année de
4
Dans le Tristan und Isolde de Richard Wagner
Entre 1802 et 1810, le projet de cycle des Heures du Jour (quatre vaste panneaux symbolisant Le
Matin, Le Jour, Le Soir, La Nuit) jamais réalisé en peinture, permit à Philipp Otto Runge d’affirmer: « la
force du concept général de vie défait de toute particularité statique. »Il voulait qu’on regarde ces
peintures en écoutant de la musique et en inhalant des parfums.
5
Jeanne Dielman 23 quai du Commerce 1080 Bruxelles paraît dans Screen
Magazine, outre la traduction du Signifiant Imaginaire de Christian Metz, sa
réfutation, le Visual Pleasure and Narrative Cinema de Laura Mulvey. On ne
va pas y revenir. Mais en distinguant, d’une part la scopophilie active, usant
de l’autre comme objet érotique dont le sujet alors se différencie, et de l’autre
la pulsion narcissique, où le spectateur s’identifie avec son image à l’écran,
le dispositif discursif tend aussi un miroir à la différence des sexes. Celle-ci,
en effet, s’articule et se reflète par le biais de la différenciation introduite au
sein d’une pulsion scopique dédoublée. La différence sexuelle est alors la
mise en forme ainsi que la configuration temporaire d’une individualité, qui
se définit par le contact d’autrui et par l’intervalle que creuse son regard.
C’est du moins ce qui me semble s’énoncer alors dans la vigoureuse, mais
schématique critique d’un cinéma « phallogocentré » fait et produit pour le
plaisir d’une même société patriarcale et hétéronormée.
Il est sûr que les films de Chantal Akerman apparaissent avec une
génération, qui tente collectivement de trouver dans le cinéma expérimental,
narratif et documentaire sans distinction, des outils de précision –son
speculum6, dirait Donna Haraway - s’écartant de cette structure patriarcale
et hétéronormée. Il ne s’agit pas de se débarrasser des films, du récit, du
documentaire, du regard, du plaisir, que sais-je, mais bien au contraire
d’affirmer regards, figures et récits contre l’historicité d’une norme qui
apparait comme universelle ; d’inclure ces histoires dans les débris, c’est à
dire dans les trous de mémoire qui hallucinent l’Histoire. Le problème, ce
n’est pas l’image, mais la projection, c’est à dire l’adresse, c’est à dire la
manière dont se règle le rapport entre la domination et ceux ou celles sur qui
elle s'exerce7. C’est là où apparait, sur ses écrans, le cinéma de projection8
de Chantal Akerman. Pour confirmation (ou infirmation), je renverrai ici à
6
Donna Haraway, The Virtual Speculum in the New World Order, Feminist Review (1997) 22–72
Je renverrai au livre de Jose Esteban Munoz, Disidentification. Queers of Color and the Performance
of Politics. New York : NYU Press, 1999.
8
Giuliana Bruno développe l’idée d’un cinéma de projection, comme seuil et frontière entre le dedans et
le dehors dans « Projection : On Akerman’s Screen. Chantal Akerman ». Too Far, Too Close. Ed Dieter
Roelstrate. Anvers : Ludion/M KHA, 2012
7
tous les exégètes de Giuliana Bruno à Jacques Rancière et toutes celles qui
participent à ce numéro spécial de Senses of Cinema9.
Ce qui m’intéresse ici, c’est plutôt l’expérience de la pratique d’installation
que Chantal Akerman adopte aussi à partir de 1995, en plus du cinéma
projeté. Le déplacement dans l’espace entraine avec lui des arrangements
d’objets, d’écrans, de sonorités suggérant différentes stations aux corps qui
s’y insèrent. Dans cette délocalisation, comme l’explique Jacques Rancière :
« le monde de l'objet d'art, le monde du corps théâtral, le monde de l'irréalité
cinématographique ou vidéographique se sont entrecroisés et ont entrecroisé
différentes significations du corps.10» . Ils incluent aussi des trous dans le
corps même des images disposées sur des rangées d’écran, tout autant qu’ils
ils sont des points aveugles dans la continuité de l’espace d’exposition.
Pour Chantal Akerman, le déplacement vers l’institution artistique a une
histoire, qui prendrait sa source dans une transformation : celle de D’Est
(1993) en D’est : au bord de la fiction (1995). Ni dehors, ni dedans, mais à la
frontière. Soient, accompagnant le film projeté, vingt quatre écrans plus un,
seul, où la voix d’Akerman commence par la lecture en hébreu et en français
du commandement de l’Ancien Testament interdisant de faire des images.
L’installation au-delà du film inscrit la performativité du spectacle en
dialogue avec le processus typique de la dénégation : je sais bien mais quand
même. Défaisant la vision unitaire d’un seul écran, l’image multipliée
exposant ses vides au corps debout et en mouvement, dépèce le regard « qui
sait » et le transforme en regard « qui fait ».
Au M_KHA d’Anvers où j’ai pu voir la première rétrospective des installations
de l’artiste en Belgique (2012) cette histoire de l’installation chez Chantal
9
Et notamment Giuliana Bruno, Atlas of Emotion. Journeys of Art, Architecture and Film. New York :
Verso, 2002 . Jenny Chamarette, Phenomenology and the Future of Film. Rethinking Subjectivity
beyond French Cinema. London, New York : Palgrave Mc Millan, 2012. James Harvey-Favitt, « The
Subject of Chantal Akerman’s «News from Home » : On the Political Potential of the Cinematic
Flâneur », The Flâneur Abroad: Historical and International Perspectives ed Richard Wrigley,
Newcastle : Cambridge Scholars Publishing, 2014.. Ivone Margulies. Nothing happens : Chantal
Akerman's hyperrealist everyday. Durham, London : Duke University Press, 1996. Jacques Rancière,
Le partage du sensible, Paris : La Fabrique, 2000. Et les textes de Janet Bergstrom.
10 Christine Palmiéri, Interview de Jacques Rancière, ETC, n° 59, 2002, p. 34-40.
https://www.erudit.org/culture/etc1073425/etc1120593/9703ac.pdf
Akerman se donne tout aussi bien comme le produit d’un après-coup. Elle
remonte en effet à un film ancien de 197111, qui ressurgit sous forme d’une
pièce In The Mirror en 2007. Jamais advenu en salle, ce film fait donc
d’emblée partie d’une exposition12 et fonctionne rétroactivement. Sa figure
est une jeune femme. Vêtue seulement d’une culotte, la jeune femme est de
dos. Sa réflection dans le miroir d’une armoire à glace, seul élément d’une
chambre
rendue
abstraite,
apparaît
en
oblique.
On
entend
ses
commentaires : pas de taille, des oreilles bizarres, une trop petite tête, trop
d’imperfections... Mais qui et quel avenir s’évalue par ses mots : la jeune
femme ? La vue dans le miroir ? Le texte qu’elle dit ? La triple dissociation
opérée entre le rôle, le corps, l’image, diffère toute interprétation, toute
pénétration dans l’espace intérieur de la jeune femme projetée. Dans la
construction du cadre, des positions respectives du corps, de la voix, et de
l’image de la jeune femme, se love une pratique –filmique, photographique,
artistique…- qui s’absente du temps et de l’espace que le récit naturaliste,
comme un bon chien, rapporte. Elle se tend, au contraire, vers une durée
partagée avec le corps derrière la caméra, avec l’écran autour duquel on
tourne, avec les corps en mouvement qui regardent avec soi, avec le corps
collectif de l’exposition.
Parfois, l’installation réintroduit l’écran : Une Voix dans le Désert, par
exemple. Il y est mis en abyme : un rectangle de tissu, entouré d’un paysage,
retourné, comme un gant vers l’extérieur de la salle. Une Voix dans le Désert
(2002) est l’enregistrement d’une performance : celle de la projection sur un
écran de 10m, à la frontière entre le Mexique et les Etats-Unis, du film
« sur » cette frontière, aux deux sens de ce terme, physique et métaphorique,
De l’Autre Côté (2002). L’écran est ici désigné comme une membrane,
laissant passer le son passe au delà et en deça de la frontière. La voix en
espagnol et en anglais d’Akerman s’entend des deux côtés. Et elle
11
Son titre : L’Enfant aimé ou Je joue à être une femme mariée, 1971. Apparemment, il fut renié par
Chantal Akerman.
12
Par l’historienne d’art Lynne Cooke dans son exposition : Ellipsis, Akerman, Dujourie, Woodman au Musée
Tamayo de Mexico, puis Lunds Konstal (Suède) puis DCA Dundee (Ecosse) en 2007-2008, puis, par la même
Lynne Cooke, dans l’exposition de groupe au CCS Bard intitulée If You Lived Here, You'd Be Home By Now", en
2011. Apparemment, au Musée Tamayo, Akerman avait également découpé Je Tu Il Elle en une installation sur
trois écrans.
accompagne un autre passage : celui de la nuit au jour, qui blanchit l’écran
jusqu’à refouler ses fantômes. Chez Akerman, il faut être insomniaque pour
voir des figures.
Comme dans Maniac Summer. Cette installation hallucinante est partagée
entre plusieurs écrans. Il y a la nuit intérieure, celle de l’appartement où se
tapit l’artiste, communiquant par téléphone avec le monde extérieur, fumant,
mangeant, laissant la caméra enregistrer à son côté et donc avec elle, mais
tout autant sans elle. Et puis il y a le jour ailleurs, dans la rue, au-dehors de
la fenêtre de l’appartement, les sons de l’été à Paris, que la caméra
enregistre, aussi. Cette vision d’une journée tout à fait banale au dehors- et
au dedans- se projette comme un phare dans l’espace d’exposition, comme
des éclats de lumière presque insupportable, affectant parfois la matière
même des couleurs et des sons dans les interactions c’est à dire aussi les
dissociations des images.
Faire corps avec la nuit des Femmes d’Anvers. Dans l’installation, chacune
de ces femmes est isolée dans son environnement architectural, redondé par
le cadre de chaque écran. Chacune, solitaire, est une sculpture. Ces femmes
debout consument leur temps et me le donnent en partage. Ce temps
d’autonomie, celui de la cigarette, est rendu ici à sa pleine durée. Témoin, un
écran cohabite et orchestre le chœur des fumeuses. Il est un peu plus grand
que les autres. La bouche, la peau et les yeux les lèvres maquillées « pour le
cinéma» d’une jeune femme filmée en noir et blanc, inhalent, aspirent,
exhalent et expirent la fumée de la cigarette pendant sa consomption :
quatre minutes. Et on est irrémédiablement ramené au temps qui passe, à
une pleine jouissance du temps sous la forme la plus accidentelle, la plus
« fumeuse » . A l’image, le nuage traverse non pas un ciel mais un visage.
Féminisons Baudelaire : « Et qu’aimes tu donc, extraordinaire étrangère ?
J’aime les nuages… les nuages, qui passent… là-bas… là bas… Les
merveilleux nuages ! ».
Le cinéma de Chantal Akerman est avec moi.
EL