Présence de Lucain
Caesarodunum XLVIII-XLIX bis, Clermont-Ferrand, 2016, ISBN : 978-2-900479-21-6
LUCAIN, RUPTURES ET TRADITION
par Fabrice GALTIER et Rémy POIGNAULT
Si l’on considère les travaux menés sur Lucain depuis le début du XXIe
siècle, on constate l’intérêt croissant accordé par la recherche à la postérité de
l’auteur de la Pharsale. Notons d’emblée qu’en ce qui concerne plus
spécifiquement le domaine littéraire français, un ouvrage publié en 2000 par
Jean-Claude Ternaux, spécialiste du XVIe siècle, était entièrement consacré à
l’influence du poète romain sur la littérature de l’âge baroque1. Un an
auparavant, les Actes du colloque Interpretare Lucano étaient conclus par
cinq articles portant sur divers aspects du Nachleben lucanien2. Il convient
également de rappeler que dans l’ouvrage d’Emanuele Narducci, Lucano.
Un’epica contro l’Impero, publié en 2002, une partie des annexes porte sur
la fortune de Lucain chez différents auteurs latins et italiens, et que le Brill’s
Companion to Lucan accorde de même toute une section à la réception
lucanienne3. Ce champ de recherche se révèle d’autant plus riche qu’il
concerne une période s’étendant jusqu’à l’époque contemporaine et qu’il ne
saurait être limité aux seules voies offertes par l’intertextualité littéraire.
L’ecdotique et la tradition exégétique, la formation rhétorique et scolaire, les
arts figurés et l’histoire des idées constituent autant de domaines à explorer
pour appréhender la réalité de la présence de Lucain dans la culture
occidentale. C’est ce qu’a bien montré la publication, en 2009, du volume
d’études dirigé par Christine Walde : Lucans Bellum Ciuile. Das Spektrum
seiner Rezeption von der Antike bis ins 19. Jahrhundert4. Tout récemment
encore, l’ouvrage consacré aux Letture et lettori di Lucano, que la
chercheuse allemande a coédité avec Paolo Esposito, confirmait ce constat
dans la partie qui s’y trouve dédiée à la réception du poète romain5. Dans le
cadre du renouveau que connaissent actuellement les études lucaniennes en
France, et dans le prolongement des travaux qui viennent d’être cités, il nous
a paru nécessaire de réexaminer la place occupée par l’auteur de la Pharsale,
en mettant plus spécifiquement en relief son apport à l’épopée latine et, plus
largement, à la littérature européenne.
Le caractère novateur de l’épopée de Lucain est souvent souligné, et cela
depuis l’Antiquité ; le poète va à l’encontre des préceptes de la tradition
7
Fabrice Galtier, Rémy Poignault
repris par Eumolpe dans le Satyricon (118), qui veut qu’on y fasse intervenir
les dieux ; on sait que Quintilien met en avant son ardeur et son éclat, mais
recommande davantage sa lecture aux orateurs qu’aux poètes (QUINT., X, 1,
90) ; Fronton, pour sa part, se moque des variations infinies autour de
l’expression bella plus quam ciuilia dans le prologue de la Pharsale (De
orat. 6, p. 155, 4-15 VDH2) ; au contraire, Martial loue le jour de sa
naissance (VII, 21-23) et lui fait affirmer son statut de poète (XIV, 194) ; et
Stace (Silves, II, 7) célèbre le poète mort jeune, mais qui, par son talent et son
inspiration latine supplante les anciens poètes6, laissant aux autres les sentiers
battus7 pour, « plus audacieux, produire un poème en toge »8, et rivalise
avantageusement avec l’Énéide9. Les écrivains classiques français ne
manqueront pas de critiquer les excès de Lucain (ainsi l’abbé d’Aubignac, La
Pratique du théâtre, 1657)10, voire, pour Fénelon qui perçoit une
dégénérescence du goût après l’époque d’Auguste, « une enflure choquante »
(Fénelon, Lettre à l’Académie, 1715)11. Si Voltaire (1727) apprécie que
Lucain n’ait pas fait intervenir les divinités de l’Olympe dans le sérieux des
guerres civiles romaines, et s’il trouve des « beautés », des « pensées mâles
et hardies », c’est « au milieu de ses déclamations ampoulées »12. Même
Marmontel, qui le traduit (1766), doit le défendre, attribuant l’enflure surtout
au précédent traducteur Brébeuf, et se défendre lui-même car il n’adhère pas
à l’esthétique du poète et entend bien pouvoir « louer Lucain, sans passer
pour être le partisan du mauvais goût » (« Préface », La Pharsale, p. II)13 et il
donne comme objectif à sa propre traduction d’adoucir les défauts de
l’original, même s’il est impossible d’égaler « la précision » et « l’énergie »
de son style (p. VIII). C’est le XIXe siècle surtout qui, s’affranchissant en
partie du « bon goût » classique, se reconnaît en Lucain : Chateaubriand voit
des « couleurs modernes » dans les descriptions de la forêt ou du désert chez
le poète dont la « poésie descriptive » ne rapetisse pas la nature avec la
mythologie14 (Génie du christianisme, 1802), et la lecture de la Pharsale
« toujours étincelante, mélancolique, déchirante, stoïcienne » « a consolé
[l]es névralgies » de Baudelaire15. Mais l’Hadrien de Marguerite Yourcenar
(1951) renvoie dos à dos Lucain et Pétrone en reprochant au premier
d’« alourdi[r] et […] encombre[r la vie] d’une solennité qu’elle n’a pas » et
au second de l’« allége[r] »16.
Si la Pharsale suscite des avis aussi contradictoires, c’est en grande partie
à cause de la violence d’une écriture qui semble marquée du sceau de la
rupture. Ce qu’a précisément mis en relief le colloque Présence de Lucain,
c’est l’importance de cette notion de rupture dans une épopée où, sur le plan
de l’énoncé comme sur celui de l’énonciation, ce qui relève de l’institution
ou de la norme apparaît le plus souvent battu en brèche ou renversé.
De ce colloque est issu le présent volume, dont la première section
regroupe les contributions consacrées aux rapports de Lucain avec l’histoire
et le mythe.
8
Lucain : ruptures et tradition
Fabrice Galtier met ainsi en lumière la manière dont le discours d’un
personnage anonyme évoquant la guerre civile entre Marius et Sylla inscrit le
conflit entre César et Pompée dans une série traumatique d’affrontements qui
détermine l’effondrement de la république romaine : le rappel du passé à
travers le présent fait de l’émotion le moteur de la lecture d’une histoire qui
semble vouée aux dérèglements de la violence, mais dont le sens est dévoilé
par le rôle que jouent Marius et Sylla dans la rupture irréversible de l’ordre
politique républicain.
De son côté, Alfredo Casamento examine comment, après sa défaite en
Thessalie, Pompée se voit offrir dans sa fuite la possibilité d’obtenir du
secours de peuples dont l’éloignement pose la question de la prise en compte
et de la définition de l’Autre, de l’étranger, qu’il soit accueillant et offre un
havre de paix, comme à Lesbos, ou qu’il s’agisse de l’ennemi héréditaire
Parthe, dont Lentulus livre une image nourrie de schémas issus de la culture
tragique et déclamatoire, ce qui conduira Magnus au rivage égyptien.
Se situant dans la perspective d’une recherche des sources, Mattia Vitelli
Casella montre que Lucain révèle sa connaissance des textes des historiens et
des géographes lorsqu’il narre les opérations de la côte orientale de
l’Adriatique. Il recourt aux mêmes sources qu’un historien, mais les combine
avec la tradition mythologique en ne négligeant pas la dimension poétique.
Le mythe n’est, de fait, pas absent de la Pharsale : Pierre-Alain Caltot
débrouille deux « réseaux mythiques » helléniques, romanisés par Lucain,
qui ont valeur structurante dans la narration – le refus du soleil de se lever sur
Mycènes et la vengeance des Érinyes – ; faisant l’objet d’une grande
attention stylistique et offrant une intertextualité très riche, ils ouvrent vers la
tragédie, dans un brouillage des genres, et sont porteurs de prophétie.
L’histoire est également interprétée à la lumière de la philosophie chez
Lucain, qui transgresse ainsi les codes de l’épopée puisque, au lieu d’effacer
la voix narrative selon les principes aristotéliciens, il rend le narrateur
omniprésent en lui faisant commenter l’action. Jean-Baptiste Riocreux voit là
l’élément constitutif d’une épopée bien plus morale que dramatique et une
influence de la conception stoïcienne de la causalité humaine sur le poète : le
stoïcisme privilégiant l’intention par rapport au résultat de l’action, Lucain à
l’action dramatique préfère le commentaire. Dans la vision pessimiste du
stoïcisme impérial où la liberté humaine réside dans l’acceptation, le suicide
apparaît comme l’unique recours de la liberté.
C’est précisément sur les distorsions de la tradition dans l’épopée
lucanienne que la deuxième section se focalise. Quand Lucain utilise les
topiques de l’épopée, c’est souvent pour les subvertir. Flavia Carderi
s’intéresse ainsi au jeu du poète avec l’ekphrasis, qu’il refuse la plupart du
temps, ou transforme en donnant la préséance à l’idéologie et à la dimension
morale ou en visant à créer une atmosphère sombre et pessimiste. Stace saura
tirer discrètement parti de ce traitement original de l’ekphrasis.
9
Fabrice Galtier, Rémy Poignault
Étudiant l’esthétique du tumor dans l’épisode des serpents de Libye,
Aline Estèves souligne que Lucain cherche à brouiller toutes les références
spatio-temporelles, les cadres usuels de l’épopée ainsi que la frontière entre
mythe et histoire avec la figure de Méduse, pour plonger le lecteur dans un
univers fantastique où l’horreur va bien au-delà des violences infligées au
corps dans l’épopée traditionnelle, cherchant à susciter l’effroi devant le mal.
De fait, le furor domine le monde que décrit Lucain. Lavinia Galli Milić
fait ressortir la manière dont le poète se réapproprie ce topos épique, déjà
bien présent chez Virgile, pour dénoncer le furor comme vice inhérent au
peuple romain et se présenter lui-même comme un uates d’un genre nouveau
qui, loin de pouvoir, comme Virgile, faire entrevoir un avenir radieux pour
Rome, ne peut que mettre au jour le nefas qui conduit le peuple romain à la
perte de sa liberté.
De même, l’étude que Régine Utard consacre au récit de la bataille navale
devant Marseille met en évidence le traitement particulier du topique du
combat chez Lucain, qui se livre à de multiples variations sur différents
hypotextes : il innove à partir de la tradition remontant jusqu’à Ennius et
même Eschyle en développant avec fougue une esthétique de l’horreur pour
dénoncer les maux engendrés par la violence des guerres civiles.
Eleonora Tola va dans le même sens avec son analyse stylistique du récit
de la déforestation du bois sacré lors du siège de Marseille : Lucain remodèle
un topique pour aboutir à une nouvelle poétique dans une œuvre qui, faisant
d’un bellum impium le sujet d’une épopée, genre axé traditionnellement sur
l’exaltation de la uirtus militaire, souligne l’horreur monstrueuse du sacrilège
que constitue la guerre civile.
Selon Christine Kossaifi enfin, Lucain s’inspire de la poésie et de l’art
hellénistiques, ce que signalent son emphase rhétorique et son goût pour le
pathétique qui le rapproche des sculpteurs de Pergame, mais aussi son art des
petits tableaux ainsi que la dimension réflexive d’une œuvre affirmant son
originalité, aspects qui rappellent Callimaque. Lucain pourrait annoncer
certains traits du roman en démontant les procédés épiques (merveilleux,
hyperboles, violence) pour s’en jouer dans une esthétique du mal. C’est dans
cette perspective que sont commentés l’épisode de la sorcière Érictho et celui
de l’apparition de la Patrie avant le passage du Rubicon.
Dans la troisième partie, sont abordées certaines facettes de la marque
qu’a pu laisser la Pharsale dans l’épopée antique et tardo-antique. Pour
Fernand Delarue, il est manifeste que l’épopée flavienne, malgré un apparent
retour à la mythologie, diffère radicalement de celle de Virgile : le contexte
politique, idéologique et littéraire ne manque pas d’agir sur Valérius Flaccus
et Stace, mais aussi sur Silius Italicus. On voit, en particulier, l’influence de
Lucain à propos des rapports entre les dieux et les hommes : la toutepuissance des dieux sur l’histoire est battue en brèche par des hommes, qu’ils
soient au service du bien, ou du mal : tels sont les héros de l’épopée
10
Lucain : ruptures et tradition
flavienne, surhumains, mais inhumains, selon le modèle de César, ou héros
positifs, à la manière de Caton.
C’est un thème lucanien, emprunté à Homère, mais dédaigné par Virgile,
que François Ripoll poursuit chez Stace et Silius Italicus, celui de la
mutilation oculaire. Lucain joue sur l’horreur d’une telle dénaturation du
corps humain qui touche à la pire sauvagerie et implique une forme de
déshumanisation. Si Valérius Flaccus reste proche du modèle homérique et
de l’esthétique virgilienne en atténuant son atrocité, la Thébaïde de Stace
s’inspire de Lucain pour l’épisode d’Eurytion, mais sous la forme d’une
recusatio, car il suscite plus la pitié que l’horreur ; quant à Silius Italicus, il
peut retourner le sens de la mutilation en soulignant la uirtus de son auteur,
les Romains étant selon lui promis à la victoire sur des monstres cyclopéens,
à l’instar d’un Hannibal prêt à sacrifier son œil pour obtenir la victoire.
Nicole Hecquet-Noti expose comment Lucain, au-delà du recours à
l’érudition littéraire et aux allusions destinées à un public lettré, est utilisé par
Avit de Vienne dans son Histoire spirituelle publiée au début du VIe siècle,
dans une perspective chrétienne pour exprimer la déchéance morale et
spirituelle ; Avit en s’attachant à l’évocation de la création du monde et de
l’homme, puis à l’irruption du furor du péché originel qui vient rompre
l’ordre primordial et à la figure de Pharaon comparée à celle de César,
moralise Lucain et le met au service de sa spiritualité, voyant en lui un poeta
historicus et ueridicus.
Quelques décennies plus tard, Arator, dans son Historia apostolica,
présente aussi des réminiscences de la Pharsale (surtout des livres I et VI) au
même titre que des poèmes de Virgile, dont certaines sont de simples
réflexes scolaires. Mais, dans certains cas, analysés par Roberto Mori, Lucain
est convoqué volontairement pour mettre en lumière des parallèles ou, au
contraire, marquer des différences ; toutefois, plus que par une lecture directe
ou scolaire, Lucain peut être passé chez Arator par le prisme de poètes de
l’Antiquité tardive.
Cette période constitue aussi le temps de référence de la quatrième partie
du volume ; mais dans celle-ci, il s’agit de dépasser le cadre du genre épique
pour examiner la réception de Lucain au sein de la littérature en général.
Florian Barrière, à partir de l’examen des citations de la Pharsale dans les
Commentaires de Servius au IVe siècle – qui fait beaucoup pour le
renouveau de l’intérêt porté alors à Lucain – établit, en nuançant l’analyse de
Paolo Esposito (« Lucano nel commento di Servio al I libro dell’Eneide di
Virgilio », Gli scolii a Lucano ed altra scoliastica latina, Paolo Esposito éd.,
Pisa, edizioni ETS, 2004, p.133-152), qu’elles sont employées de manières
très variées : Lucain est utilisé comme source d’exemple possible en matière
sémantico-linguistique, mais sans qu’il fasse figure d’auctoritas ; en
revanche en matière historique, religieuse et géographique, il reçoit une
valeur canonique, ce qui n’est pas pour étonner quand Servius le considère
11
Fabrice Galtier, Rémy Poignault
comme plus historien que poète. Florian Barrière, en outre, découvre une
autre catégorie de citations, où Servius compare la poétique de Virgile avec
celle de Lucain. Il apparaît, en outre, que le texte utilisé par le grammairien
différait de ce que nous a transmis la tradition manuscrite.
Paul M. Martin décèle, quant à lui, dans une interpolation figurant dans
un manuscrit du De uiris illustribus Vrbis Romae (fin du IVe siècle, mais
l’interpolation est tardive), la présence de Lucain en tant que source du
passage consacré à Pompée en raison non seulement de rencontres textuelles,
mais aussi de reprises de données propres à Lucain, qui continue, donc,
d’être lu après la fin du IVe siècle, ce que confirme la lecture de Sidoine
Apollinaire.
Annick Stoehr s’attache à Dracontius, à un niveau micro-textuel qui
débouche sur une portée idéologique, en étudiant un passage de la Romulea
(V, 126-137), où Érictho apparaît pour la dernière fois après Lucain dans la
poésie latine : ce nom a valeur évocatrice de sacrilège et son rappel dans la
controverse entre le pauper et le diues contribue à assimiler le riche à Sextus
Pompée pour le dévaloriser en le présentant comme impie et prêt à effectuer
un sacrifice humain, en allant jusqu’au cannibalisme. Lucain ne serait pas
seulement une référence scolaire, mais deviendrait une arme subtile pour
dénoncer les problèmes inhérents à la Carthage vandale.
On retrouve Dracontius avec Étienne Wolff, qui montre que les auteurs
africains de l’époque vandale citent Lucain, ou – tout particulièrement les
poètes – l’imitent, avant tout Dracontius, qui, toutefois, se réfère davantage à
Virgile et à Ovide ; Dracontius apprécie le caractère oratoire ainsi que
l’esthétique de la violence et de l’horreur du poète néronien en même temps
qu’il trouve des analogies avec son temps dans la peinture d’un monde
finissant, rapprochant l’optique stoïcienne lucanienne de la pensée
chrétienne.
Luciana Furbetta souligne, par ailleurs, que Lucain est également très
présent, sous forme de citations, mais aussi très souvent par des
réminiscences et des allusions, dans un subtil jeu d’intertextualité qui ne
présente pas qu’un aspect ludique, mais a aussi une dimension idéologique :
Sidoine Apollinaire, en homme politique et en évêque du Ve siècle, exprime
à travers les références lucaniennes une vision politique de son temps qui lui
apparaît aussi comme marquant la fin d’un monde.
L’objet de la cinquième section de l’ouvrage est de suivre l’empreinte de
Lucain au-delà de l’Antiquité, du Moyen Âge à l’époque contemporaine.
L’article de Giulia Caramico constitue comme une charnière entre les
deux sections puisqu’il part de l’épopée tardo-antique, la Iohannis de
Corippe au VIe siècle, pour étudier l’usage qui est fait d’une image
empruntée à Lucain, celle du soleil “triste”, dans l’épopée médiévale, avec
l’Alexandreis de Gautier de Châtillon au XIIe siècle et les Gesta regum
Britanniae du XIIIe siècle : on tend vers un topique qui finit surtout par
12
Lucain : ruptures et tradition
rappeler l’appartenance à un genre littéraire déterminé.
C’est le problème de l’ambiguïté générique de Lucain, poète ou
historien ?, que Pierre Courroux examine à travers le Moyen Âge, où l’auteur
de la Pharsale est perçu plus comme historien que comme poète, selon la
conception médiévale spécifique, qui rattache l’histoire, dans
l’enseignement, à la grammaire et à la rhétorique et accorde un soin tout
particulier à la narration.
Fabio Stok s’intéresse à la diffusion des Vies de Lucain par Suétone et
Vacca : si elles n’exercent guère d’influence sur la tradition biographique du
Moyen Âge tardif où elles semblent inconnues, non plus que dans la vie de
Lucain par Sicco Polenton au XVe siècle, elles commencent à être
redécouvertes et à circuler dans la seconde moitié du XVe siècle. La Vita
Lucani de Pomponio Leto, qui s’appuie sur Vacca, marque un moment
important dans la réception de Lucain.
Lucain ne figure pas dans la Ratio studiorum des Jésuites car il n’est pas
considéré comme suffisamment classique, mais Patricia Ehl montre qu’il fait
néanmoins partie de la culture des Pères. En effet, Pierre Mousson s’en
inspire pour sa tragédie néo-latine Pompeius Magnus (1621), dans le
contexte des collèges. L’œuvre de Pierre Mousson est une illustration
spécifique de l’influence de Lucain sur la tragédie des XVIe et XVIIe siècles.
Le travail de Miryam Giargia révèle la présence de Lucain dans l’histoire
des idées : elle étudie la place du poète dans le “républicanisme” moderne,
théorie politique issue de Machiavel centrée sur la liberté du peuple et
l’autogouvernement ; Lucain joue un rôle fondamental dans la pensée
politique des républicains anglais du XVIIe siècle, comme modèle historique,
mais aussi théorique et rhétorique.
Lucain, comme le démontre Lito Ioakimidou, a encore une grande valeur
fécondante au XXe siècle dans La bataille de Pharsale de Claude Simon, non
tant par les citations que par une esthétique de l’excès, de l’horreur, de
l’entremêlement, que l’on retrouve dans la représentation des tableaux de
batailles chez Claude Simon, ou par un sens analogue de l’incohérence et de
l’impuissance devant les assauts de l’Histoire, ou encore par la notion de
pressentiment, qui conduit Claude Simon à des imbrications d’images.
Quittant le domaine de la création littéraire pour celui de la science, le
recueil se termine – mais c’est aussi une ouverture – par l’étude de Paolo
Esposito qui présente une histoire de l’ecdotique lucanienne depuis les
éditions critiques de Grotius au XVIIe siècle en soulignant l’importance de
l’œuvre de Housman (1926) et en proposant d’ajouter une nouvelle aetas aux
cinq aetates que Lemaire (1830) fixe à l’histoire de l’édition de la Pharsale,
une Aetas Housmaniana en attendant une Aetas Posthousmaniana.
Que soient ici remerciés, outre les participants du colloque, qui ont
constitué la richesse de ces travaux, les institutions qui, avec le Centre de
recherches André Piganiol – Présence de l’Antiquité, ont contribué à la
13
Fabrice Galtier, Rémy Poignault
réalisation de ces journées : le CELIS (EA 4280) de l’Université ClermontAuvergne, le CRISES (EA 4424) de l’Université de Montpellier, la Maison
des Sciences de l’Homme de Clermont-Ferrand, la Région Auvergne, le
Département du Puy-de-Dôme et la Communauté urbaine de ClermontFerrand.
NOTES
1
J.-Cl. TERNAUX, Lucain et la littérature de l’âge baroque en France. Citation,
imitation et création, Paris, 2000.
2
P. ESPOSITO et L. NICASTRI, Interpretare Lucano. Miscellanea di studi, Naples,
1999, p. 305 sq.
3
E. NARDUCCI, Lucano. Un’epica contro l’Impero. Interpretazione della Pharsalia,
Rome, 2002, p. 453 sq. ; P. ASSO, Brill’s Companion to Lucan, Leiden et Boston, 2011,
p. 435 sq.
4
Chr. WALDE, Lucans Bellum Ciuile. Das Spektrum seiner Rezeption von der Antike bis
ins 19. Jahrhundert, Trier, 2009.
5
P. ESPOSITO et Chr. WALDE, Letture e lettori di Lucano, Pise, 2015, p. 183 sq. Bien
que nous ne prétendions pas procéder à un rappel exhaustif des travaux portant sur la
question, nous ajouterons aux références mentionnées le chapitre « Lucan », écrit par
A. HIATT dans The Oxford History of Classical Reception in English Literature, 2016,
p. 209 sq. La page en ligne « Bibliographie zur Überlieferung und Rezeption von Lucans
Bellum civile » recense les études portant sur la réception de Lucain jusqu’en 2006
(http://www.klassphil.uni-mainz.de/Dateien/Lucanbibliographie_Rezeption.pdf).
6
puer o dicate Musis, / longaeuos cito transiture uates (STAT., S., II, 7, v. 41-42),
« Enfant consacré aux Muses, destiné à dépasser rapidement les poètes anciens ».
7
STAT., S., II, 7, v. 48-51 : alii […] / trita uatibus orbita sequantur.
8
STAT., S., II, 7, v. 53 : carmen fortior exeris togatum.
9
STAT., S., II, 7, v. 79-80 : ipsa te Latinis / Aeneis uenerabitur canentem, « L’Énéide
elle-même te témoignera du respect à toi qui adresses tes chants aux Latins ».
10
L’ABBÉ D’AUBIGNAC, La Pratique du théâtre, Pierre MARTINO éd., Alger,
Carbonel, 1927, p. 294, ses narrations sont « trop longues en paroles » et il n’a pas su « se
modérer » ; cf. aussi p. 341 : « Celuy qui veut faire plus qu’il ne peut, fait souvent moins
qu’il ne doit ; parce qu’il a fait plus qu’il n’estoit à propos ».
11
FÉNELON, Lettre à l’Académie, Ernesta CALDARINI éd., Genève Droz, 1970, p. 60.
12
VOLTAIRE, Essai sur la poésie épique, Ulla KÖLVING et alii éd., Œuvres complètes,
3B, Oxford, Voltaire Foundation, 1996, p. 434-438 (et p. 328-332 pour la version
anglaise), qui conclut : « Ce n’est presque plus qu’une gazette pleine de déclamations ; il
me semble, que je vois un portique hardi et immense, qui me conduit à des ruines »,
p. 438.
13
MARMONTEL, Œuvres complètes, XI, Paris, 1819 [1e éd. : 1766].
14
CHATEAUBRIAND, Génie du christianisme, Partie II, l. IV, ch. 1, Maurice REGARD
éd., Paris, Gallimard, “Bibliothèque de la Pléiade”, 1978, p. 719, qui ne manque pas
toutefois – tribut au classicisme – d’ajouter en note, mais non dans l’édition originale :
« Cette description est pleine d’enflure et de mauvais goût ; mais il ne s’agit ici que du
genre, et non de l’exécution du morceau ».
15
BAUDELAIRE, Lettre à Sainte-Beuve du 15 janvier 1866, Correspondance, II, Claude
PICHOIS, Jean ZIEGLER éd., Paris, Gallimard, “Bibliothèque de la Pléiade”, 1973,
p. 583.
16
Marguerite YOURCENAR, Mémoires d’Hadrien, Œuvres romanesques, Paris,
Gallimard, “Bibliothèque de la Pléiade”, 1982, p. 302.
14