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Traditions et ruptures chinoises

2010, Travail, genre et sociétés

TRADITIONS ET RUPTURES CHINOISES Tania Angeloff, Hyacinthe Ravet, Tang Xiaojing La Découverte | « Travail, genre et sociétés » 2010/1 n° 23 | pages 27 à 33 ISSN 1294-6303 ISBN 9782707159991 Article disponible en ligne à l'adresse : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------https://www.cairn.info/revue-travail-genre-et-societes-2010-1-page-27.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- © La Découverte | Téléchargé le 14/12/2020 sur www.cairn.info (IP: 207.241.231.83) Powered by TCPDF (www.tcpdf.org) La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. 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Précisons d’emblée qu’il s’agit de ne pas tomber dans le piège du miroir de l’altérité radicale de ce pays contrasté – la Chine nous permettrait de nous comprendre par tout ce que nous ne sommes pas, ce qui est faux. Sans pour autant banaliser les différences existantes, comment les questions abordées dans ce numéro sur la Chine contemporaine peuvent-elles enrichir notre compréhension ? Autrement dit, quel éclairage original la situation chinoise fournitelle aux questionnements de genre, d’une part ? Et inversement, comment la sociologie du genre permet-elle d’approfondir le regard sinologique sur la société chinoise, d’autre part ? La situation des femmes en Chine apparaît singulière à plus d’un titre. Leur égalité avec les hommes, constamment affirmée par le régime depuis sa création en 1949, semble paradoxalement à la fois lisible et battue en brèche par les grandes transformations historiques à l’œuvre depuis soixante ans. Tout particulièrement, elle apparaît fortement remise en question par la force de traditions en pleine doi : 10.3917/tgs.023.0027 Travail, genre et sociétés n° 23 – Avril 2010 S 27 © La Découverte | Téléchargé le 14/12/2020 sur www.cairn.info (IP: 207.241.231.83) DOSSIER TRADITIONS ET RUPTURES CHINOISES Traditions et ruptures chinoises © La Découverte | Téléchargé le 14/12/2020 sur www.cairn.info (IP: 207.241.231.83) Source : Françoise Lemoine, L’économie de la Chine, La Découverte, coll. « Repères », Paris, 2006. 28 S Travail, genre et sociétés n° 23 – Avril 2010 © La Découverte | Téléchargé le 14/12/2020 sur www.cairn.info (IP: 207.241.231.83) reviviscence depuis trois décennies, (mariages arrangés, infanticides de petites filles, discrimination visible dans l’emploi). Ainsi l’observation de la Chine selon la perspective du genre permet-elle, sinon de percer à jour sa société, du moins de lever le voile sur certains de ses paradoxes. En outre, la Chine oblige à repenser le genre : construit comme une catégorie d’action politique, mobilisé par la Fédération nationale des femmes de Chine, organisme créé par le Parti en 1950 et sous contrôle de l’État, ce concept est-il aujourd’hui un outil transgressif ? L’une des difficultés, suscitées par un dossier qui évoque soixante années d’une réalité méconnue, consiste à s’y retrouver dans le temps et l’espace. En soixante ans, de 1949 à 2009, la Chine populaire a connu l’arrivée des communistes au pouvoir, le maoïsme d’État jusqu’en 1976, la période de réformes économiques sous Deng Xiaoping (jusqu’en 1994), un renforcement du libéralisme économique après sa disparition et jusqu’à aujourd’hui, cependant que le régime politique socialiste est resté ouvertement inchangé. Une carte et quelques dates clefs permettront de mieux se repérer. Traditions et ruptures chinoises © La Découverte | Téléchargé le 14/12/2020 sur www.cairn.info (IP: 207.241.231.83) 1949 : Proclamation de la République populaire de Chine par Mao Zedong (1er octobre) ; Chiang Kaishek1 et l’armée du Guomindang gagnent Taiwan. 1950 : Lancement de la réforme agraire. Loi sur le mariage. 1954 : Constitution de la République populaire de Chine. 1958-1961 : Grand Bond en avant (mouvement de collectivisation généralisée en zones rurale et urbaine). Instauration du permis de résidence (hukou) en 1958. Grande famine (30 à 43 millions de morts) en 1959-1960 en raison des erreurs de gestion et du gigantisme des projets industriels et agricoles. 1961 : Début de décollectivisation. 1965-1968 : Révolution culturelle (700 000 à un million de morts). Fermeture des universités et des principaux lieux d’enseignement. 1968 : Envoi de 16 millions de gardes rouges à la campagne. 1976 : Fin du régime de Mao ; manifestations populaires à Beijing ; luttes de succession jusqu’à la mort de Mao (septembre) et jusqu’à l’arrestation de la Bande des quatre. 1978 : Victoire politique de Deng Xiaoping. Lancement de la réforme des Quatre modernisations. Mouvement du mur de la démocratie (à Beijing). Rétablissement de l’examen national d’entrée à l’Université dans quelques grandes villes. 1979 : Lancement de la politique de l’enfant unique. 1980 : Libéralisation du système des prix. Début de la décollectivisation agricole. Fin des mouvements de masse. 1981 : Mise en place des réformes économiques.. 1984 : Tournée de Deng Xiaoping dans les Zones économiques spéciales. 1989 : Émeutes à Lhassa (450 morts). Mort de Hu Yaobang (ex-secrétaire général du Parti communiste chinois). Répression des manifestations de la Place Tiananmen. 1992 : Tournée de Deng Xiaoping dans le sud de la Chine et à Shenzhen ; renforcement des réformes économiques. 1993 : Mort de Wang Zhen (Vice-Président de la République Populaire de Chine). Jiang Zemin Président de la République populaire de Chine. Émeutes de paysans dans le Sichuan. 1994 : Dernière apparition publique de Deng Xiaoping (février). 1997 : Mort de Deng Xiaoping. 1998 : Reconnaissance officielle de risque d’infection VIH en Chine. 2000 : Réaffirmation de la politique de l’enfant unique. 2003 : Élection de Hu Jintao à la Présidence de la République. 2004 : Protestation contre les bas salaires à Shenzhen et dans les zones économiques spéciales. 2007 : Confirmation de Hu Jintao (président de la République populaire de Chine, Secrétaire général du PCC et Président de la Commission militaire centrale) et de Wen Jiabao, Premier ministre, dans leurs fonctions pour cinq ans par le XVIIe Congrès du PCC. 2008 : Loi sur l’obligation du contrat de travail ; loi sur la propriété foncière rurale ; projet de réforme du système de santé ; émeutes au Tibet (953 arrestations et vingt morts, selon l’AFP) ; Jeux olympiques à Beijing ; licenciement d’un demi-million de citadins sous l’effet de la crise financière mondiale. 2009 : Émeutes au Xinjiang (juillet) provoquant 1600 arrestations et faisant 184 morts. 1 Egalement orthographié Tchang Kaï-Chek ou Jiang Jieshi, en fonction de la transcription phonétique en vigueur. Source : Tania Angeloff, Histoire de la société chinoise : 1949-2009, La Découverte, Paris, 2010. À partir de ce double questionnement épistémologique – la problématique du genre en Chine et sur la Chine et les questions posées par ce pays au concept de genre –, un fil rouge traverse les différents textes du dossier. Il concerne le droit en général et le droit à l’égalité en particulier, son Travail, genre et sociétés n° 23 – Avril 2010 S 29 © La Découverte | Téléchargé le 14/12/2020 sur www.cairn.info (IP: 207.241.231.83) Principaux repères chronologiques de 1949 à 2009 © La Découverte | Téléchargé le 14/12/2020 sur www.cairn.info (IP: 207.241.231.83) actualisation dans la société chinoise contemporaine et ses rapports avec le pouvoir d’État et le Parti. Nous ne souhaitons pas ici tomber dans un occidentalocentrisme qui réclamerait à corps et à cri la démocratie, l’avènement d’une société civile et la liberté des droits de l’homme et de la femme (selon nos catégories de pensée), toutes revendications qui ont très certainement leur raison d’être mais ne se justifient nullement dans le présent numéro. En revanche, nous entendons poser la question des rapports de genre et de l’égalité, toujours d’actualité. Quels sont les droits des femmes dans un pays où le déséquilibre démographique est nettement en leur défaveur, à l’instar de l’Inde et du Pakistan, mais contrairement à la plupart des pays du reste du monde ? x le droit de naître femme (et de n’être « que » femme dans une société où cela reste un stigmate ou un handicap social) ; x le droit de se marier librement (à l’encontre de la recrudescence des mariages arrangés) ; x le droit de faire des enfants en toute liberté (malgré ou en accord avec la politique de l’enfant unique mise en œuvre depuis 1981) ; x le droit de travailler ; x le droit aux soins ; x le droit à la participation politique ; x et enfin le droit de mourir dignement (dans l’un des seuls pays au monde où le taux de suicide féminin dépasse le taux de suicide masculin). La question du droit et des droits se pose en Chine de manière cruciale : en raison de l’histoire politique de ces soixante dernières années, de la croissance économique accélérée depuis les années 1990 et également du poids du nombre (plus d’un milliard et trois cent trente millions de Chinois, soit un cinquième de la population mondiale en 2009). Le contexte chinois singulier (sans être unique, comme l’atteste l’historiographie des régimes d’Europe de l’Est) et l’idéologie égalitaire fortement revendiquée par le Parti-État – en termes de lutte des classes et de rapports entre les hommes et les femmes – invitent à confronter l’idéologie à la réalité des situations. Les rapports sociaux et les rapports de genre ont-ils été réellement égalitaires, au moins jusqu’en 1976 ? Que signifie cette égalité de droits dans les pratiques sociales et, en particulier, dans les situations de travail ? En quoi la Chine offre-t-elle un terrain d’investigation et de réflexion, sinon unique, du moins original en termes socio-économiques et démographiques ? Pour répondre à ces questions, le texte d’Isabelle Attané présente un point de vue démographique implacable : à tous les âges de la vie, et même avant la naissance, il existe une forte inégalité entre les sexes. Isabelle Attané analyse les 30 S Travail, genre et sociétés n° 23 – Avril 2010 © La Découverte | Téléchargé le 14/12/2020 sur www.cairn.info (IP: 207.241.231.83) Traditions et ruptures chinoises Traditions et ruptures chinoises 2 En chinois, la convention est de nommer les personnes en commençant toujours par indiquer leur nom propre. Tang est ici le nom propre, Xiaojing, le prénom. Cette convention, largement acceptée par la sinologie occidentale, est reprise ici, notamment dans les indications bibliographiques. Travail, genre et sociétés n° 23 – Avril 2010 S 31 © La Découverte | Téléchargé le 14/12/2020 sur www.cairn.info (IP: 207.241.231.83) © La Découverte | Téléchargé le 14/12/2020 sur www.cairn.info (IP: 207.241.231.83) données statistiques avec une précision qui ne laisse pas de place au doute. Les stratégies familiales perturbent les règles biologiques. Elles sont lisibles dans la proportion anormalement élevée de garçons à la naissance (plus de 120 garçons pour 100 filles, en 2005). Les soins moindres accordés aux petites filles semblent également responsables d’une mortalité anormalement élevée aux premiers âges de la vie. Malgré une espérance de vie féminine supérieure aux hommes comme partout ailleurs, ces inégalités sexuées se retrouvent vers la fin de la vie, avec notamment une plus grande vulnérabilité des femmes face à la maladie et au suicide, un dénuement plus fréquent que pour les hommes. Le regard démographique permet en outre d’interroger les conséquences sexuées de la politique de l’enfant unique (depuis 1979) pour les mères chinoises. Quelles violences subissentelles au nom de la politique d’État ? Comment leur corps est-il instrumentalisé par le contrôle politique et médical au nom de cette injonction antinataliste ? Le contrôle de la fécondité ne s’accompagne pas, en effet, d’une plus grande disposition de son propre corps et de sa sexualité. Le texte de Tang Xiaojing2 remonte le cours du temps. L’auteure constate le paradoxe d’une égalité proclamée entre les hommes et les femmes et le démenti des faits au cours du temps, à travers l’exemple de l’emploi industriel à Shanghai. Où sont les femmes au moment de la construction du régime, moment hautement symbolique et stratégique où les fondements idéologiques et les mesures politiques sont posés ? À travers une enquête monographique et le dépouillement d’archives locales (Les Annales statistiques de Shanghai), Tang Xiaojing s’interroge sur la construction d’une catégorie administrative, celle des « femmes au foyer ». Au gré des réformes et des mouvements de masse, en particulier durant le « Grand Bond en avant » (1958-1961), ces dernières sont mobilisées ou au contraire maintenues à domicile, au nom de l’intérêt collectif. Dès lors, comment comprendre la contradiction entre l’idéologie égalitaire communiste et les faits attestant l’inégalité entre les sexes à l’époque maoïste ? La perspective historique permet ici d’interroger la notion d’égalitarisme en Chine, en particulier au regard de l’emploi et, au-delà, d’éclairer l’histoire et les rapports de genre contemporains. Tania Angeloff examine, quant à elle, cette question de l’égalité au regard de l’emploi et des relations de genre pour la période de l’après-Mao. Son texte montre que les réformes économiques depuis 1980 n’ont pas créé les inégalités mais qu’elles ont, en revanche, accentué une structure d’emploi déjà inégalitaire : entre hommes et femmes, entre ruraux et urbains, entre zones économiques côtières développées et centres enclavés, entre groupes sociaux. Des inégalités en matière de droits sont ainsi lisibles dans les conditions de © La Découverte | Téléchargé le 14/12/2020 sur www.cairn.info (IP: 207.241.231.83) travail et d’emploi différentes d’un groupe à l’autre ; elles apparaissent criantes lorsqu’on aborde l’emploi sous l’angle des migrations, de leurs conditions et de leurs effets sexués. Une fois constatée l’inégalité entre les hommes et les femmes en matière de démographie et d’emploi, on vient à se demander quelles formes d’action ont existé en Chine au cours des soixante dernières années, et plus particulièrement après 1989, puis 1995. Le dernier texte, celui de Wang Zheng, traite ainsi du militantisme féministe de l’intérieur. Quels mouvements de femmes rencontre-t-on en Chine ? Et ce, en matière de militantisme comme de mouvements féministes de recherche et d’intellectuel-le-s ? Quelles résistances ont opposé ces groupes militants ou scientifiques ? Quelles stratégies ont-ils adoptées face à l’État ? Ce dernier texte pose, d’une part, la question du lien entre le statut des femmes et le concept de modernisation à la chinoise. D’autre part, il interroge la relation entre pouvoir d’État et société civile. Comment l’État encadre-t-il la protestation et s’accommode-til des espaces de liberté sous contrainte qu’il a laissé se créer, parfois en les manipulant, parfois en étant instrumentalisé à son tour ? À travers l’exemple du militantisme, Wang Zheng aborde les enjeux du féminisme, qu’il soit militant et/ou universitaire et le caractère potentiellement subversif que peuvent revêtir les questions de genre en Chine. Entre traditions et ruptures donc, la Chine pose un certain nombre de questions. D’un côté, on observe à la fois une idéologie officielle prônant l’égalité entre les hommes et les femmes et une latitude laissée au développement d’une réflexion féministe davantage qu’en matière de lutte contre les inégalités sociales (les deux se croisant pourtant). De l’autre, une situation très inégalitaire perdure entre hommes et femmes relativement à la démographie, au travail et à l’emploi. L’ampleur de ces contrastes tend à souligner la force des représentations traditionnelles associées aux femmes. Elle nous interroge en retour sur nos politiques de lutte contre les inégalités et pour l’égalité, en pointant du doigt la nécessité des mutations sous-jacentes, au quotidien, sans lesquelles rien ne se transforme durablement. Enfin, dans un contexte où le problème des sources et des données statistiques et empiriques reste d’actualité, les concepts, méthodes d’enquête et questionnements apportés par les théories sur le genre ouvrent une brèche épistémologique. Sans pouvoir développer ici ce thème crucial, il convient cependant de rappeler qu’en matière d’accès à l’information, la Chine demeure un régime autoritaire. La constitution des données s’avère difficile en raison d’un accès encore limité aux archives nationales ou locales, verrouillées par le Parti. Dans ces conditions, les études de genre, considérées comme mineures et non subversives par le Parti, permettent de mettre en 32 S Travail, genre et sociétés n° 23 – Avril 2010 © La Découverte | Téléchargé le 14/12/2020 sur www.cairn.info (IP: 207.241.231.83) Traditions et ruptures chinoises Traditions et ruptures chinoises lumière une réalité méconnue des sciences sociales traditionnelles (histoire, anthropologie, économie). Familières des méthodes d’enquête de terrain, par observation et entretiens, les études de genre permettent de voir une Chine « de l’intérieur », certes toute relative mais qui permet de faire entendre ses acteurs et actrices. Laissons-les parler à présent… © La Découverte | Téléchargé le 14/12/2020 sur www.cairn.info (IP: 207.241.231.83) Travail, genre et sociétés n° 23 – Avril 2010 S 33 © La Découverte | Téléchargé le 14/12/2020 sur www.cairn.info (IP: 207.241.231.83) Tania Angeloff, Hyacinthe Ravet et Tang Xiaojing