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Spinoza entre Cavaillès et Lautman

Comment, sur la différence de Cavaillès à Lautman, la spéculation de Cantor sur Spinoza prend la valeur d'une pierre de touche.

Spinoza entre Cavaillès et Lautman G.G. Granger, qui verra en Wittgenstein un « Spinoza des temps modernes » a publié en 1947 un « Cavaillès ou la montée vers Spinoza ». Et Cavaillès dans ses Remarques sur la formation de la théorie abstraite des ensembles, quand il en vient à raconter, l’attribuant à « une soudaine illumination », la genèse du mémoire Sur les ensembles infinis et linéaires de points que Cantor a daté d’octobre 1882, ne manque pas d’y relever une sorte d’immixtion de mathématiques inchoatives dans l’exégèse du spinozisme : 283 la règle d’addition des ordinaux est présentée comme solution au problème spinoziste du rapport entre modes infinis et modes finis. Or cette présentation est en fait comme une pierre de touche nous permettant de nous poser la question suivante : qui, de Cavaillès ou de Lautman, est le mieux à même d’en tirer quelque chose ? Du côté de Cavaillès la présentation de Cantor intervient entre tirets dans son récit pour illustrer, sur le mémoire d’octobre 1882, les traits suivants : « L’exaltation du mémoire lui-même, ce désordre de considérations mathématiques pêle-mêle avec les références philosophiques les plus confuses ». Dans la parturition des notions mathématiques, nous devons donc ici rappeler une sorte de loi naturelle, à savoir que les bébés y surgissent assez souvent pêle-mêle avec un placenta dont ils doivent être sévèrement séparés ensuite. Or, pour le Cavaillès des Remarques sur la formation de la théorie abstraite des ensembles, il semble bien que le rapport entre modes infinis et modes finis chez Spinoza, placé parmi « les références philosophiques les plus confuses », fasse partie du placenta de ce qu’il qualifie comme « la création cantorienne ». L’immixtion des mathématiques dans l’exégèse du spinozisme y est vue comme une immixtion de l’exégèse du spinozisme dans les mathématiques. Il en va autrement chez Lautman. L’explication de Lautman, depuis les allusions laconiques mais décisives dues à Deleuze, a fait un de ses principaux pas en avant dans le Lautman d’Emmanuel Barot (Les Belles Lettres, 2009) quand Barot y a dessiné (pp. 174-175) deux diagrammes où il a placé, dans une hiérarchie de plus grande envergure, les relations de participation et de « domination » que Lautman y fait jouer. Toutefois, chez Lautman, le rapport diagrammatique à Platon prend une forme encore plus précise, comme nous l’avons déjà établi Cf. l’entrée Lautman dans Deleuze face à face par J.C. Dumoncel, M’editer, 2009.. Juste avant l’allégorie de la Caverne, Platon en a énoncé la loi et décrit le blue print dans sa célèbre Analogie de la Ligne. Or, chez Lautman cette Ligne de Platon est transposée terme à terme dans une telle similitude structurale qu’elle dresse une échelle ontologique dont nous pouvons dire qu’elle est une véritable Ligne platonicienne de Lautman : Idées dialectiques ----------------------- Mathématiques ================= Philosophie naturelle --------------------------- Physique Dans cette analogie de proportionnalité, il y a deux étages supposés connus : ce sont ceux des mathématiques et de la physique, pris en charge par la science positive où elles sont les deux disciplines les plus avancées. En revanche il y a aussi deux inconnues : les « Idées dialectiques » et la « Philosophie Naturelle ». Parmi les deux, c’est sur la première que Lautman est le moins parcimonieux. Nous pouvons dire ici que, dans la liste des termes transcendentaux avant la lettre dressée par Platon dans le Théétète, la case des Idées dialectiques est, chez Lautman, celle où prendront place les couples de concepts comme le Même et l’Autre, l’Un et le Multiple, etc. Sur la philosophie naturelle, sa brève conférence intitulée « La pensée mathématique » nous semble être le seul texte où nous trouvions une indication du contenu qu’il convient de lui donner. Le paradigme que Lautman en offre est « le problème des rapports du mouvement et du repos ». Dans la perspective ouverte par la Ligne platonicienne, le couple du Repos et du Mouvement fait partie, avec l’Être, le Même et l’Autre, des « cinq Genres » groupés en système par Platon dans Le Sophiste et dont quatre y forment ces couples de contraires capables de se composer qu’il vient d’évoquer. Sur la Ligne de Lautman les cinq Genres du Sophiste sont donc à eux seuls capables de garnir les cases dont le contenu est problématique. Garnir, cependant, n’est pas remplir. Lautman précise que « les théories de Hamilton, de Einstein, de Louis de Broglie, prennent tout leur sens par référence aux notions de mouvement et de repos ». Par conséquent, à l’étage de la philosophie naturelle, il ne suffit pas que le couple du mouvement et du repos soient présent, il faut encore qu’il entre en résonance, à l’étage au-dessous, avec un état de la physique le plus proche possible de son état contemporain. Or chez Spinoza le mode immédiat et infini de l’étendue est le mouvement et le repos Court Traité, I, 2, § 19, note 7 ; II, notes de la Préface ; II, 19, § 6 ; II, 20, § 4, note 4 ; Appendice II, § 15 ; Ethique, I, xxxii, corollaire II ; Lettre LXIV ; Préface de Meyer aux Principes de la Philosophie de Descartes.. Il ne s’agit nullement ici de suggérer une adhésion possible de Lautman à une orthodoxie spinoziste sur ce point. La formule de Cavaillès elle-même ne concerne pas les thèses de Spinoza sur les modes puisqu’elle évoque seulement « le problème spinoziste du rapport entre modes infinis et modes finis ». Mais alors que Cavaillès le classe parmi « les références philosophiques les plus confuses », la Ligne de Lautman, sur le segment prévu pour la philosophie de la nature, lui réserve, du point de vue structural où les places précèdent leurs occupants, une place possible. Et en joignant aux modes infinis les modes finis, Cantor, de son côté, ménage l’articulation éventuelle avec le reste de l’ontologie spinoziste Pour une défense de la métaphysique chez Cantor indépendamment du point de vue lautmanien, cf. la communication « Théologie et mathématiques à l’époque de la ‘Mort de Dieu’ » par J.C. Dumoncel, Mémoires de l’Académie des Sciences, Arts et Belles-Lettres de Caen, tome XLI, 2005. Je remercie en particulier Pierre Ageron de sa participation à la discussion qui a suivi cette conférence.. On pourrait penser que, d’un point de vue lautmanien, le platonisme et le spinozisme constituent, de toute façon, des systèmes trop hétérogènes pour envisager toute affinité entre eux. Mais dans notre communication sur le calcul des problèmes selon Deleuze nous avons pu établir que, tout au contraire, il existe une similarité structurale en bonne et due forme entre, non seulement la Ligne de Platon et la Ligne de Lautman, mais aussi le paradigme spinoziste de la connaissance « Deleuze challenges Kolmogorov on a Calculus of Problems » par J.C. Dumoncel, in Guillaume Collett, Masayoshi Kosugi et Chryssa Sdrolia, Deleuze and Philosophical Practice, Deleuze Studies, 7, n° 2, 2013. Voir en particulier le tableau à double entrée p. 189..