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Joël 3 dans la littérature talmudique

2017, Joël 3 (2, 28-32). L'effusion de l'Esprit (éd. Mathieu Arnold), Paris, Cerf

Le chapitre 3 du livre de Joël constitue un texte extrêmement important dans l'étude du christianisme primitif grâce à l'usage qu'en fait le Nouveau Testament (Actes 2) pour fournir une preuve biblique à l'inspiration divine des apôtres et, peut-être, de tous ceux qui croient en Jésus. En revanche, pour la tradition rabbinique, ce chapitre ne semble pas constituer un lieu biblique important. On ne trouve pas dans le corpus rabbinique exégétique des passages consacrés à l'ensemble des versets, mais seulement quelques exégèses éparses des certains de ses lemmes.

Joël 3 dans la littérature talmudique RON NAIWELD Introduction Le chapitre 3 du livre de Joël constitue un texte extrêmement important dans l’étude du christianisme primitif grâce à l’usage qu’en fait le Nouveau Testament (Actes 2) pour fournir une preuve biblique à l’inspiration divine des apôtres et, peut-être, de tous ceux qui croient en Jésus. En revanche, pour la tradition rabbinique, ce chapitre ne semble pas constituer un lieu biblique important. On ne trouve pas dans le corpus rabbinique exégétique des passages consacrés à l’ensemble des versets, mais seulement quelques exégèses éparses des certains de ses lemmes. En règle générale, la littérature rabbinique de l’époque tannaïtique (deuxième siècle-début du troisième siècle) ne cite que très rarement Joël 3, plus précisément deux fois, dans la Mekhilta de Rabbi Ishmael, un recueil exégétique sur le livre de l’Exode, et dans le Sifre Deutéronome, un recueil exégétique sur le dernier livre du Pentateuque. Nous allons revenir sur ces exégèses plus tard, mais pour le moment on peut noter le point suivant : bien que Joël 3 ne soit pas beaucoup utilisé par les tannaïm, il n’est pas complètement ignoré par eux. Qui plus est, la Mekhilta et le Sifre, où on trouve les exégèses sur Joël 3,5 sont des recueils exégétiques provenant de deux écoles rabbiniques distinctes de l’époque tannaïtique – celle de Rabbi Ishmaël et celle de Rabbi Aqiba. En ce qui concerne la littérature amoraïque et postamoraïque (troisième-huitième siècles), plus vaste que la littérautre tannaïtique, en on trouve un nombre un peu plus grand, mais toujours restreint, de références à Joël 3, avec une majorité légère des sources d’origine palestinienne et non babylonienne. Nous allons passer en revue les lemmes cités par la littérature rabbinique et la manière dont les rabbins en font l’exégèse. Je commence par une traduction des versets bibliques de Joël 3 en français : 1 Après cela, je répandrai mon esprit sur toute chair, et vos fils et vos filles prophétiseront, vos vieillards songeront des songes et vos jeunes gens verront des visions. 2 Et aussi sur les esclaves et les servantes, en ces jours, je répandrai mon esprit. 3 Et je ferai apparaître [lit. donnerai] des prodiges dans le ciel et sur la terre: du sang, du feu et des colonnes de fumée. 4 Le soleil se changera en ténèbres et la lune en sang, à l'approche du jour de Yhwh si grand et si redoutable. 1 5 Alors quiconque sera appelé par le nom Yhwh se sauvera; car sur le mont Sion et dans Jérusalem le salut sera assuré, ainsi que l'a dit Yhwh, parmi les survivants, à ceux que Yhwh appelle. L’esprit répandu L’esprit divin dont parle Joël en 3, 1 n’occupait pas beaucoup l’esprit des premiers rabbins, au moins selon les traces textuelles qu’ils nous ont laissées. Pourtant, la question même de « l’esprit saint » (rouah ha-qodesh) dans le sens d’une inspiration divine n’est pas absente du discours rabbinique. Par exemple, dans Mishnah Sotah 9, 15, Rabbi Pinhas ben Yair dit que la piété (hassidout) entraine l’esprit saint. Selon un autre enseignement attribué à Rabbi Aqiba (Tossefta Sotah 6, 2) : « lorsqu’Israël sont montés de la mère ils voulaient chanter des louanges. L’esprit saint a été répandu sur eux et ils ont chanté des louanges »1. Les rabbins semblent utiliser le terme de manière relativement décomplexée. Il est vrai qu’ils insistent parfois sur le fait que l’esprit saint ne séjourne plus sur Israël depuis l’époque des Prophètes, mais on peut trouver d’autres enseignements qui attribuent l’esprit saint aux gens de l’époque postbiblique, en fonction de leur éthique. Par exemple, la Mekhilta deRabbi Ishmael cite un enseignement de Rabbi Nehemia : « celui qui accepte un seul commandement est digne d’avoir l’esprit saint répandu sur lui »2. On peut tirer deux conclusions de ces enseignements. Premièrement, le sens que donne le discours rabbinique à l’expression « esprit saint » est proche voire similaire au sens que lui donnent les écrits du Nouveau Testament – une inspiration divine qui « tombe » sur une ou plusieurs personnes et les rend capable d’exprimer une parole de Vérité de la part de Dieu. Deuxièmement, il y a un désaccord au sein des rabbins quant à la question si l’esprit saint peut toujours séjourner sur des êtres humains dans l’époque postbiblique. En réalité, même en ce qui concerne l’époque biblique il y a un désaccord, puisque certains rabbins affirment que l’esprit saint a quitté Israël après Elie. Les traditions rabbiniques sur la fin de l’époque prophétique ne font pas appel à Joël 3, 1-2 (les deux versets où il est question de l’esprit répandu), mais les versets ne sont pas ignorés par les rabbins, qui en proposent des exégèses. Nous avons cinq références aux versets dans des recueils midrashiques rédigés en Palestine à la fin de l’époque talmudique (ca. Ve siècle). Dans Eikhah Rabbah, un recueil d’exégèses rabbiniques sur le livre des Lamentations, Joël 1 est utilisé une fois, dans un passage qui distingue huit références biblique à Dieu qui répand son esprit. Selon le passage, il faut distinguer entre les quatre actions divines de « répandre » qui sont bonnes et quatre autres qui sont mauvaises. Les versets de Joël 3,1-2 font partie des 1 2 Voir aussi Tossefta Sotah chapitres 9 et 12 pour d’autres allusions à rouah ha-qodesh. Mekhilta de Rabbi Ishamel Va-yehi, 6. 2 cas positifs avec Zacharie 12,1 (« Je répandrai sur la maison de David et sur l’habitant de Jérusalem un esprit de grâce et de supplication… »), Ezéchiel 39,29 (« Et je ne leur cacherai plus ma face, car je répandrai mon esprit sur la maison d’Israël… »). L’exégète considère que Joël 3,1 et 3,2 représentent deux événements distincts où Dieu répand son esprit. Il le fait probablement afin d’établir une symétrie avec les quatre cas négatifs. Dans ces derniers il est question de Dieu qui répand sa colère (hamato). Il est intéressant de noter que la connotation prophétique n’est pas soulignée par notre exégète. Ce qui lui importe est la positivité de la chose répandue par Dieu, qu’il s’agisse de la grâce (comme dans le verset de Zacharie) ou de l’esprit prophétique. Le sens prophétique de Joël 3, 1-2 est plus souligné dans les quatre autres références amoraïques et post-amoraïques. Le Midrash de Tanhuma cite l’enseignement suivant : « Le Saint béni soit-il a dit : dans ce monde, la prophétie a été donné aux individus 3, mais dans le temps à venir (la-atid lavo) [elle sera donnée] à chaque homme, comme il est dit : ‘Après cela, je répandrai mon esprit sur toute chair, et vos fils et vos filles prophétiseront, vos vieillards songeront des songes et vos jeunes gens verront des visions’. » 4 Selon l’exégète, dans l’avenir eschatologique la prophétie sera universelle. Il n’y est pas question uniquement des membres de la nation d’Israël. Dans le recueil midrashique Midrash Tehilim (sur Psaumes), on trouve un autre midrash de Joël 3,1 lequel le lit comme une prophétie sur « le temps à venir ». Il sera intéressant de citer le passage, même si notre verset y occupe une place relativement marginal : … Tu trouves que dans le livre des Psaumes, il est écrit deux fois : « Qui donnera de Sion le salut d’Israël » (14, 7 et 53, 7) – une fois dans le premier livre, et puis dans le deuxième. Pourquoi ? R. Levi a dit : l’une [a été dit] pour le maître, et l’autre pour le disciple (…) Le maître est le Saint, béni soit-il, qui a dit : « Qui garantirait (lit. donnera) que leur cœur me craigne… » (Deut. 5, 25) ; le disciple est Moïse, qui a dit : « Qui donnera que tous les gens [lit. peuple] de Yhwh soient prophètes » (Nom. 11, 29). Ni les propos du maître ni ceux du disciple ne sont accomplis dans ce monde, mais dans le temps à venir ils seront accomplis. Les propos du maître : « Et je vous donnerai un cœur nouveau » (Ezéchiel 36, 26) ; les propos du disciple : « je répandrai mon esprit sur toute chair… » (Joël 3, 1)5. Ce passage est intéressant car il recoupe quelques traditions chrétiennes aussi bien par sa thématique (la possibilité que la prophétie soit répandue sur « toute chair ») que par les Autre version (dans l’édition Buber) : à un sur mille. Tanhuma (édition Vilna) Miketz, 2 ; Tanhuma (édition Buber) Miketz 4. 5 Midrash Tehilim 14, 6 ; voir aussi 138, 2 pour un autre usage eschatologique de Joël 3, 1. 3 4 3 versets qu’il commente (Joël 3, 1 mais aussi Ezéchiel 36, 26). A la différence des traditions chrétiennes, notre midrash et les autres références rabbiniques à Joël 3 considèrent que la prophétie de Joël ne sera pas accomplie dans ce monde, mais seulement dans le « temps à venir ». Contrairement à l’auteur des Actes, ils ne croient pas que le jour où Dieu répandra son esprit « sur toute chair » soit déjà arrivé. Cependant, il est frappant de voir à quel point les exégèses du midrash Tehilim et de Tanhuma partagent la même vision eschatologique que les traditions chrétiennes : pour les exégètes rabbiniques aussi bien que chrétiens l’histoire humaine se divise en deux – dans la première partie Dieu répand son esprit uniquement sur quelques élus, tandis que dans le monde à venir cet esprit sera répandu sur tout le monde. Quel est le rapport entre les exégèses rabbiniques et les traditions chrétiennes ? S’agit-il d’une influence chrétienne sur les rabbins ? Pas nécessairement. On peut y voir un vrai phénomène d’intertextualité qui est le résultat du fait que les discours rabbinique et chrétien font l’herméneutique de la même tradition textuelle. Un autre passage rabbinique, du recueil Avot deRabbi Nathan (version B chapitre 43), fait référence à Joël 3, 1-2. Dans ce recueil, dont le statut au sein du corpus rabbinique est étrange et peu même être qualifié de marginal, on trouve une compréhension très audacieuse des versets : Lorsqu’il dit : « Après cela, je répandrai mon esprit sur toute chair, et vos fils et vos filles prophétiseront », et ajoute : « Et aussi sur les esclaves et les servantes, en ces jours [je répandrai mon esprit] » - cela veut inclure aussi la bête et l’oiseau. J’aurai pensé qu’il s’agit uniquement des êtres humains, mais lorsqu’il dit « et aussi », je comprends qu’il inclus tous [les êtres vivants]. Ici l’exégète opère une démarche midrashique classique que l’on connaît depuis l’époque tannaïtique, où chaque lettre et chaque mot sont considérés comme ayant une signification. Le midrash dit que la conjonction « et aussi » est redondant, car on peut comprendre le verset parfaitement sans elle. Mais puisque tous les éléments du texte biblique doivent avoir un sens, l’exégète prend la locution pour conclure que la promesse de Dieu de répandre son esprit sera valable à tous les êtres vivants. Doit-on y voir la preuve d’une approche eschatologique radicale qui éteint la prophétie future sur tous les êtres ? Peut-être. Mais le texte peut aussi être lu comme une parodie de la part des rédacteurs sur la notion même de la prophétie universelle que le texte biblique, et certains interprètes tardifs, juifs et chrétiens, semblent suggérer. 4 Les prodiges dans le ciel et sur la terre Les versets 3 et 4, où il est question des prodiges que Dieu fera dans le temps eschatologique, le jour où il répandra son esprit sur tous, sont commentés également peu de fois par les rabbins. On trouve deux références dans le corpus de Tanhuma, et une dans la Pesikta deRav Kahana. Les deux sont des recueils midrashiques homilétiques, c’est-à-dire destinés à un public synagogal, qui pouvait avoir une certaine familiarité avec les traditions rabbiniques. La Pesikta deRav Kahana 7 cite Joël 3, 3 dans le cadre d’un passage exégétique au sujet de la punition que Dieu va infliger sur Rome. Le passage dépend du lemme « Et au milieu de la nuit [Yhwh frappa tout les premiers-nés dans le pays d’Egypte, depuis le premier-né de Pharaon, jusqu’au premier-né du captif dans sa prison, et jusqu’à tous les premiers-nés des animaux] » (Exode 12, 29). Il s’agit donc d’une interrogation sur la plaie la plus sévère infligée aux égyptiens, et sur les neuf plaies qui l’ont précédée. La partie qui nous intéresse commence par une citation de Rabbi Levi : Rabbi Lévi, le gendre de Rabbi Zekharia au nom de Rabbi Berakhia dit : « Tout comme les nouvelles arrivant d’Egypte, celles qui arriveront de Tyr [tsor] sèmeront la terreur » (Isaïe, 23, 5) – Rabbi Eliezer a dit que chaque fois qu’il est écrit Tyr en écriture pleine [c’est-à-dire avec un ‫ ]ו‬il s’agit bien de Tyr, et chaque fois qu’il est écrit Tyr en écriture partiel [sans ‫ ]ו‬il s’agit de Rome la méchante. Rabbi Lévi au nom de Rabbi Hama ben Rabbi Hanina dit : celui qui a fait payer les premiers fera payer les derniers : sur les égyptiens il a infligé la plaie du sang, ainsi il fera pour Edom – « Et je ferai apparaître des prodiges dans le ciel et sur la terre: du sang, du feu et des colonnes de fumée » (Joël 3, 3) ; sur les égyptiens il a infligé la plaie des grenouilles, ainsi il fera pour Edom…. Le passage continue de cette manière afin d’appuyer son point que les dix plaies infligées à l’Egypte seront infligés aussi à Rome. Notre verset de Joël est compris donc comme faisant référence à une punition future contre Rome. On trouve pratiquement le même midrash dans Tanhuma, Bo 6 (Buber). Tanhuma Bereshit 12 est le seul passage de la littérature rabbinique classique qui emploie Joël 3, 4 : « Telles sont les origines du ciel et de la terre lorsqu’ils furent créés » (Gen. 2, 4). Notre maître, enseigne nous ! Celui qui voit des éclaires et des foudres, quelle bénédiction doit-il prononcer ? Nos maîtres ont enseigné ainsi : sur les foudres et les horreurs et les éclaires et les tonnerres il dit – « Béni soit lui dont le pouvoir remplit le monde ». 5 Cet enseignement vient de la Mishnah ; Est-ce que la Bible nous apprends cela également ? Oui ! Il est dit – « Celui qui fait trembler la terre en la regardant » (Ps. 104, 32), et qu’est-ce qu’il est écrit à la suite de ce verset ? « Que la gloire de Yhwh soit éternelle » (Ps. 104, 31)6. Elie de mémoire béni a demandé à Rav : mon maître, pourquoi les horreurs viennent-elles au monde ? Il lui a répondu : Lorsque le Saint, béni soit-il voit que les gens d’Israël ne versent pas leur dîme correctement, les horreurs viennent au monde. Elie de mémoire béni lui a dit : […] voici la vraie raison de cela : lorsque le Saint, béni soit-il, regard son monde et voit les maisons d’idolâtrie en paix et en sécurité tandis que son temple à lui est détruit, à ce moment-là il veut faire tomber son monde et le fait trembler. Le Saint, béni soit-il dit : tout ce bruit est fait pour consacrer mon nom, comme il est dit « Tous ceux qui se réclament de mon nom, que j’ai crées, formés, façonnés pour ma gloire » (Isaïe 43, 7). Et ce qui devrait me glorifier – les nations l’utilisent pour m’enrager. Celui-là dit - Yhwh fait ceci et cela, et celui-là fait les cultes des signes astraux, et encore un autre fait le culte de Mercure et du soleil. Et c’est pour cela que j’apporte le tremblement au monde. Même si les signes astraux n’ont pas péchés, puisqu’on les utilise pour m’enrager, ils soufrent aussi, comme il est dit : « Le soleil se changera en ténèbres et la lune en sang » (Joël 3, 4). Et pourquoi soucieraient-ils de cela ? Il le fait pour leur démontrer qu’aucune autre Dieu n’a créé le monde avec lui [….] tu apprends que les anges ont été créés après que le Saint, béni soit-il a crée son monde. Et pourquoi ? Le Saint béni-soit il s’est dit : si je les créé en premier lieu, les gens diront qu’ils m’ont aidé dans [la création] de mon monde. Le Saint béni-soit il a dit : Moi-même j’ai créé mon monde, comme il est dit : « Tout cela ma main l’a fait ! » (Isaïe 66, 2). La création du ciel et de la terre, d’où apprend-on [qu’ils étaient également créés par Dieu] – comme il est dit : « Telles sont les origines du ciel et de la terre lorsqu’ils furent créés » Selon ce passage, la prophétie de Joël ne porte pas sur des événements à venir, dans un futur eschatologique, mais plutôt sur des phénomènes naturels exceptionnels qualifiés ici des « horreurs » — un tremblement de terre, une éclipse solaire, etc. Ce midrash nous emmène à la fin de notre parcours avec la mention faite au verset d’Isaïe 43, 7 – « Tous ceux qui se réclament de mon nom, que j’ai crées, formée, façonné pour ma gloire » - car il est très proche à Joël 3, 5 « Alors quiconque invoquera le nom Yhwh se sauvera ». La racine qra est employée dans les deux versets et il est même probablement que le verset d’Isaïe a inspiré celui de Joël. 6 En réalité ce verset précède l’autre. 6 Le nom Yhwh Joël 3, 5 est commenté dans deux recueils exégétiques de l’époque tannaïtique – Mekhilta deRabbi Ishmael sur le livre d’Exode et le Sifre sur le Deutéronome. Les deux recueils, nous l’avons déjà dit, appartiennent chacun à une des deux écoles exégétiques principales de la période tannaïtique –de Rabbi Ishmael et de Rabbi Aqiba. Il est important de noter que le verbe yqra est lu par les rabbins à la troisième personne de singulier à l’imparfait (forme nifal). C’est-à-dire qu’il ne faut pas le traduire « Alors quiconque invoquera le nom Yhwh se sauvera » mais plutôt « Alors quiconque sera appelé par le nom Yhwh se sauvera ». La mention du verset dans la Mekhilta se fait dans un contexte d’un passage midrashique long où sont rapportés des dizaines de cas où un verset de la Bible annonce un événement futur dont témoigne un autre verset biblique. Je citerai seulement l’exemple qui nous concerne : Ainsi tu dis : « Alors quiconque sera appelée par le nom Yhwh se sauvera » (Joël 3, 5). Où a-t-il dit [l’accomplissement de cette prophétie] ? – « Tous les peuples de la terre verront [que tu es appelé le nom de Yhwh et il te craindront » (Deut. 28, 10). Une conclusion qu’on peut tirer du midrash concerne la dimension universaliste que nous avons rencontrée dans quelques exégèses rabbinique de Joël 3,1, lesquelles indiquaient que l’esprit de Dieu sera répandu sur tous les hommes, et non seulement sur Israël. Dans la Mekhilta, en revanche, nous trouvons une approche plus limitée. Ici, la promesse du salut de « quiconque sera appelée par le nom Yhwh » est lue à l’aune de Deutéronome 28,10 où il est question de la crainte qu’auront les nations du peuple d’Israël, lorsqu’ils comprendront qu’il porte le nom de Dieu. Autrement dit, le salut est assuré uniquement à Israël. Il faut tout de même rappeler que le Israël dont parle le midrash tannaïtique ne doit pas être compris dans la perspective de la dichotomie paulinienne de l’Israël de la chaire et de l’esprit7. La deuxième référence tannaïtique à Joël 3 se trouve dans le Sifre sur le Deutéronome, dans un passage midrashique portant sur Deutéronome 10, 12 : « Maintenant Israël, que demande de toi Yhwh, ton Dieu, si ce n’est que tu craignes Yhwh, ton Dieu, afin de marcher dans toutes ses voies, de l’aimer et de servir Yhwh ton Dieu de tout ton cœur et de toute ton âme ». A ce sujet voir : R. NAIWELD, « Entre l’éthique et l’ethnique : Universalisme et particularisme dans le judaïsme rabbinique », dans L’identité à travers l'éthique. Nouvelles perspectives sur la formation des identités collectives dans le monde gréco-romain, éd. K. BERTHELOT, R. NAIWELD, D. STÖKL BEN EZRA, Paris, Brepols 2015, 187-206. 7 7 « marcher dans toutes ses voies » - il s’agit des voies [traits] de Dieu – « Yhwh Dieu miséricordieux et compatissant » (Ex. 34, 6), et il dit : « Alors quiconque sera appelé par le nom Yhwh se sauvera ». Comment un homme peut-il être appelé par le nom de Dieu ? Mais – si Dieu s’appelle miséricordieux, toi aussi sois miséricordieux ; le Saint, béni soit-il s’appelle compatissant, toi aussi sois compatissant, comme il est dit « Yhwh est miséricordieux et compatissant » (Ps. 145, 8), toi aussi fais des cadeaux sans attendre une récompense ; Dieu s’appelle juste, comme il est dit « Parce que Yhwh est juste et il aime les actions justes » (Ps. 11, 7), toi aussi sois juste ; Dieu s’appelle pieux, comme il est dit « Parce que je suis pieux la parole de Yhwh » (Jér. 3, 12), toi aussi sois pieux. C’est pour cela qu’il est dit « Alors quiconque sera appelée par le nom Yhwh se sauvera » (Joël 3, 5) et il dit également « Tous ceux qui se réclament de mon nom [que j’ai crées, formés, façonnés pour ma gloire] » (Isaïe 43, 7) et il dit « Yhwh a tout fait [‫ ]פעל‬pour un but prédestiné [‫( » ]למענהו‬Proverbes 16, 4)8. Dans ce midrash on voit comment les rabbins emploient Joël 3, 5 afin d’avancer l’idéal rabbinique de l’imitatio dei9. Il s’agit donc d’une lecture qui n’est pas eschatologique mais plutôt éthique – elle incite l’homme à adopter les caractéristiques morales de Dieu. Le reste des références à Joël 3, 5 proviennent de la littérature amoraïque et poste amoraïque. Dans une tradition intéressante attribuée à Rabbi Yuden, ce dernier explique le sauvetage de Daniel ainsi : Un être en chair et en os, il a un patron. S’il lui arrive une catastrophe, il n’entre pas chez son patron, mais il vient sur sa porte et il appelle son esclave où un de ses domestiques pour qu’ils lui disent qu’un tel l’attend à la porte. Mais le Saint, béni soit-il n’agit pas de la même manière. Lorsque une catastrophe arrive à l’homme, il n’appellera pas ni Michael ni Gabriel mais il m’appelle et je lui réponds ! Ainsi il est écrit : « quiconque invoquera le nom Yhwh se sauvera » (Joël 3, 5)10. On voit qu’ici le verset de Joël est lu d’une autre manière que dans les autres midrashim, avec le verbe yqra dans la forme de pal à l’imparfait. Mais la suite du passage revient vers la lecture dans la forme de nifal : Rabbi Alexndrei a raconté le fait suivant : il est arrivé à un gouverneur dont le nom était Alexandre de juger un brigand. Il lui a demande : quel est ton nom ? Il lui a répondu : Alexandre. Il lui a dit : tu peux partir, Alexandre. Il est possible que l’exégète lit le dernier verset ainsi : « Yhwh a tout fait pour lui ». Voir par exemple Talmud de Babylonie, Shabath 133b. 10 Cette partie du midrash se trouve aussi dans Talmud de Jérusalem, Berkahot 9. 8 9 8 Si celui qui partage le même nom avec un être en chair et en os est sauvé, à combien plus forte raison celui qui partage le même nom avec le Saint, béni soit-il sera sauvé ! Israel – les droits de Dieu [Ishrei el]11. Le dernier lemme du verset – « parmi les survivants, à ceux que Yhwh appelle » – est mentionné deux fois dans le Talmud Babylonien (Hulin 133a, Sanhedrin 92a) comme faisant références à des « disciples des sages », un nom désignant les membres du mouvement rabbinique. Finalement, la figure même du prophète Joël n’a pas beaucoup intéressé les rabbins de l’époque talmudique. On trouve une référence directe à sa personne dans le midrash Nombres Rabbah : l’exégète dit que Joël était le fils du prophète Samuel. Selon ce midrash, Joël était un pécheur qui s’est repenti et c’est grâce à cela qu’il a eu droit à avoir l’esprit saint répandu sur lui. Le recueil Nombres Rabbah est un recueil tardif qui a probablement été rédigé par un des disciples d’une figure importante du judaïsme rabbinique médiévale – Rabbi Moshé Hadrashan (11e siècle) de Narbonne en Provence. Cela nous ramène plus près de la question du rapport des traditions rabbiniques au christianisme, car nous savons que ces écrits de Rabbi Moshé Hadrashan constituaient une des sources principales de la littérature rabbinique pour Raimond Martin, l’auteur du Pugio Fidei au 13e siècle. 11 Midrash Tehilim (Buber) 4. 9