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cahier
typologies
plaies exclusives
par Michel Feher
typologies /1
S’AFFRONTENT DEUX LECTURES DU MAL,
DONT LA COMPÉTITION RAVAGE LE DÉBAT
INTELLECTUEL FRANÇAIS. COMME S’IL IMPORTAIT
D’ABORD, NON DE LUTTER CONTRE L’INTOLÉRABLE,
MAIS D’EN PROMOUVOIR SA PROPRE VISION.
L
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es débats que soulève le conflit israélo-palestinien ne sont
assurément pas nouveaux : pour l’essentiel, les argumentations et les accusations échangées datent de 1967, même si
la signature des accords d’Oslo les a un temps assourdies. Il
reste que depuis leur grand retour dans l’espace public, soit
depuis le déclenchement de la seconde intifada, les affrontements entre « champions de la cause palestinienne » et
« défenseurs d’Israël » ont acquis une exemplarité inédite: ils
s’imposent en effet comme l’illustration privilégiée de la rivalité
qui oppose les deux interprétations de l’histoire contemporaine
auxquelles l’après-guerre froide confère le plus de crédit. Successeurs des récits informés par les mérites concurrents du
« monde libre » et du « socialisme », ces deux perspectives
ont pour trait distinctif de ne plus mesurer l’actualité à l’aune
d’un « bien » qu’il s’agirait de conforter ou de faire advenir.
Leurs partisans s’accordent plutôt à considérer que la modernité est rongée par un « mal » qu’il convient de combattre. En
revanche, les deux groupes d’interprètes se séparent sur la
nature de ce mal dont le monde n’est pas quitte.
Les premiers mettent l’accent sur un type de domination dont
l’exploitation capitaliste et le colonialisme ont été les opérateurs : l’esclavage en est l’expression paroxystique, l’hégémonie
militaire occidentale et la globalisation néo-libérale assurent sa
persistance post-coloniale, et son exercice a pour effet de rendre
les dominés corvéables ou négligeables selon la profitabilité que
les dominants escomptent de leur existence. Aux ravages d’une
telle domination, la seconde conception du mal « principal »
qui affecterait la modernité substitue les manifestations d’une
phobie dont le nazisme a démontré les effroyables capacités
destructrices. Pour les tenants de cette seconde perspective,
l’abomination, dont la conjuration demeure la tâche la plus
pressante de l’humanité, n’est pas tant l’asservissement des
faibles par les puissants que la persécution d’une communauté
jugée pathogène par les représentants de l’État où elle réside.
Si, dans les deux cas, il s’agit bien de dénoncer une forme de
déshumanisation, force est de constater que celle-ci ne sévit
pas de la même manière lorsqu’elle réduit des hommes au rang
d’instruments jetables ou lorsqu’elle les qualifie d’agents infectieux. De même, les principaux responsables des deux plaies ne
se confondent pas : car si, d’un côté, on trouve les fauteurs de
misère et d’humiliation, d’autant plus révoltants qu’ils n’hésitent pas à se poser en garants des valeurs humanistes, de
l’autre résident plutôt les instigateurs de haine et d’épuration,
d’autant plus ignobles qu’ils se réclament du bonheur, de la
dignité, voire de la santé de leurs peuples.
Sans doute est-il aisément concevable que les deux formes de
déshumanisation fassent l’objet d’une égale réprobation. Bien
plus, on peut avancer que dans leur immense majorité, les intellectuels qui consacrent l’essentiel de leur énergie à fustiger l’un
de ces maux sont sincèrement persuadés de la nécessité de
combattre l’autre. Il reste qu’en pratique, la lutte contre les
avatars de l’esclavage et le combat contre la persistance du
péril génocidaire voient leurs champions respectifs se livrer
une compétition féroce. Pour expliquer cette remarquable
rivalité, quatre raisons peuvent être citées.
Premièrement, les défenseurs des deux causes sont persuadés
que la conjuration du mal qu’ils dénoncent est le prisme essentiel à travers lequel le monde contemporain doit être perçu.
Forts de cette conviction, ils ne peuvent s’empêcher de penser
que le temps alloué à l’exposition d’un autre motif d’indignation,
fût-il légitime en soi, constitue une fâcheuse distraction. Ainsi,
pour qui estime que la menace la plus pressante réside dans la
résurgence des idéologies qui légitiment la déportation ou le
meurtre d’individus dont le seul crime est d’être né Juifs, Tutsis,
Musulmans de Bosnie ou Américains, tout appel à dénoncer les
méfaits de l’ordre marchand et de l’hégémonie des puissances du
Nord apparaît au mieux comme une erreur de priorité, et au pire
comme une tentative délibérée d’occulter le « vrai » danger.
Réciproquement, pour qui considère que les discours les plus
scandaleux sont ceux qui permettent à une minorité de nantis de
justifier l’abaissement du reste de l’humanité au rang de « dommages collatéraux » de leurs intérêts stratégiques, identifier le
combat privilégié d’aujourd’hui à une lutte contre le racisme
phobique – celui des islamistes les plus radicaux, des émules
africains du Hutu power, des idéologues Grands Serbes,… – relève
soit d’un mauvais jugement soit d’une manœuvre dilatoire.
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AUTOUR DU CONFLIT ISRAÉLO-PALESTINIEN
cahier
typologies
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Troisièmement, les pourfendeurs des deux maux sont d’autant
plus irrités par leurs concurrents qu’ils éprouvent les plus
grandes difficultés à penser dans leurs propres termes la plaie
qu’ils ne privilégient pas. Sans doute les critiques de la domination reprennent-ils souvent à leur compte la vieille antienne
marxiste selon laquelle la phobie dont l’anti-sémitisme nazi est
la figure la plus abominable ne serait qu’une formation idéologique réactive conçue par les dominants et destinée à détourner l'hostilité des dominés vers l'étranger, ou mieux encore,
vers l'étranger de l'intérieur. Pour leur part, les auteurs qui
privilégient la dénonciation du mal phobique considèrent
généralement que si l’inégale répartition des droits a longtemps
entaché le bilan du libéralisme occidental, celui-ci n’en a pas
moins vocation à se corriger, une fois admise l'incompatibilité
entre l'universalité de ses valeurs et le caractère discriminatoire
de ses pratiques. Il reste que les représentants les plus clairvoyants des deux sensibilités ne sont pas dupes des faiblesses
de ces deux argumentations. Aussi leur incapacité à absorber la
perspective rivale ne peut-elle que renforcer leur agacement à
l’endroit de ceux qui la défendent.
Enfin, quatrièmement, dresser le procès de leurs rivaux permet
aux deux groupes d’interprètes d’éluder le fait que la plaie qu’ils
dénoncent concerne aussi les bénéficiaires de leur sollicitude.
D’un côté, en effet, les dénonciateurs du mal phobique réservent
leur compréhension à des gouvernements qui, s’estimant
confrontés à une haine exterminatrice dont le terrorisme est
l’expression, réagissent en optant pour une politique de prévention à l’égard de la population dont sont issus les terroristes. Or,
l’invocation de la légitime défense aux fins de justifier des
mesures « préventives » de ségrégation, de confinement, d’expropriation, voire même de déportation massive, est un procédé que les pourfendeurs de l’« épuration ethnique » connaissent
mieux que quiconque. De l’autre côté, le besoin de rapporter
à une même injustice l’ensemble des griefs dont les dominés
sont porteurs conduit ceux qui l’éprouvent à entourer de leur
indulgence et de leur empathie des mouvements politiques dont
le ressort n’est pas la révolte contre la domination, mais au
contraire l’envie de l’exercer, avec une férocité sans pareille, à la
place des dominants actuels. Parce qu’il leur faut dénier que le
scandale qu’ils s’honorent de fustiger ne réside pas exclusivement là où ils le révèlent, les redresseurs des deux torts n’ont
alors d’autre choix que celui de s’insurger contre les « amalgames honteux » opérés par leurs concurrents, lorsque ceux-ci
se risquent à avancer que des analyses conçues pour jeter
l’opprobre sur leurs propres protégés s’appliquent également à
des acteurs qu’elles avaient vocation à épargner.
Dès la seconde moitié des années 1970 – soit bien avant la chute
du Mur de Berlin –, un certain nombre d’intellectuels et d’organisations non-gouvernementales étaient parvenus à miner les
discours promus par les deux protagonistes de la guerre froide
en substituant le primat des pratiques à celui des principes dont
elles s’autorisent. Peu importe, disaient ces militants, que tel
régime commette des abus de pouvoir au nom de l’avènement
du socialisme et tel autre au nom de la défense du monde libre :
seule compte la similitude de leurs exactions. Pour qui estime
que la nouvelle polarité, entre détracteurs de la phobie et critiques de la domination, n’est pas moins ruineuse que celle qui
l’a précédée, un travail analogue s’impose. Plus précisément, il
s’agit de montrer qu’en s’ingéniant simultanément à minimiser la
gravité de la plaie dénoncée par leurs rivaux et à occulter certaines manifestations du mal qu’eux-mêmes privilégient, les
rhéteurs d’aujourd’hui s’occupent moins de conjurer la rage
purificatrice ou de combattre l’oppression que de nourrir
– comme les débats sur le conflit israélo-palestinien l’illustrent
si bien – le sinistre combat de la morgue et du ressentiment. ■
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Deuxièmement, la dénonciation concomitante des deux plaies
bute sur le fait que les régimes politiques les plus coupables au
regard de la première, à savoir les démocraties libérales d’Occident, sont aussi ceux qui, depuis la fin de la seconde guerre
mondiale, se révèlent les mieux équipés pour assurer la cicatrisation de la seconde. Pour qui analyse l’histoire récente du
point de vue des manifestations d’un fantasme mortifère d’épuration, il apparaît en effet que celui-ci n’a pas été l’apanage des
seuls fascismes : en particulier, les régimes socialistes ont largement recouru à la stigmatisation des communautés « parasites » dont le bon peuple devait être protégé. En revanche, le
libéralisme politique, celui-là même dont les valeurs à prétention universelle assurent le « blanchiment » d’une domination
néo-coloniale impitoyable, demeure à ce jour un antidote
nécessaire – à défaut d’être suffisant – pour conjurer la résurgence du mal phobique. Les dénonciateurs de ce péril ne
peuvent dès lors qu’être tentés de soupçonner la présence
d’une insidieuse soif de pureté dans les diatribes anti-libérales,
tandis que les contempteurs de la domination ne manqueront
pas d’identifier la diabolisation de l’anti-libéralisme à une apologie à peine déguisée de l’hégémonie occidentale.