Marc-François Bernier
professeur agrégé, Département de communication, Université d'Ottawa.
(1995)
LES PLANQUÉS.
LE JOURNALISME VICTIME
DES JOURNALISTES
Un document produit en version numérique par Jean-Marie Tremblay, bénévole,
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi
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M.-François Bernier, Les planqués. Le journalisme victime des journalistes. (1995)
2
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Jean-Marie Tremblay, sociologue
Fondateur et Président-directeur général,
LES CLASSIQUES DES SCIENCES SOCIALES.
M.-François Bernier, Les planqués. Le journalisme victime des journalistes. (1995)
3
Cette édition électronique a été réalisée par Jean-Marie Tremblay, bénévole, professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi à partir de :
Marc-François Bernier
LES PLANQUÉS. LE JOURNALISME VICTIME DES JOURNALISTES.
Montréal : VLB Éditeur, 1995, 215 pp. collection “Partis pris actuels”.
[Autorisation formelle accordée par l’auteur le 9 mars 2008 de diffuser ce livre dans Les Classiques des sciences sociales.]
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Ville de Saguenay, province de Québec, Canada.
M.-François Bernier, Les planqués. Le journalisme victime des journalistes. (1995)
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du même auteur
Éthique et déontologie du journalisme, Sainte-Foy, Presse de l’Université Laval, 1994, 288 p.
M.-François Bernier, Les planqués. Le journalisme victime des journalistes. (1995)
Marc-François Bernier
professeur agrégé, Département de communication, Université d'Ottawa.
LES PLANQUÉS. LE JOURNALISME
VICTIME DES JOURNALIS-TES.
Montréal : VLB Éditeur, 1995, 215 pp. collection “Partis pris actuels”.
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M.-François Bernier, Les planqués. Le journalisme victime des journalistes. (1995)
6
S’inscrivant dans le prolongement des perspectives ouvertes par la célèbre revue Parti pris à l’époque de la Révolution tranquille, la collection « Partis pris
actuels » propose des essais qui analysent d’un point de vue critique la société
contemporaine et défendent des prises de position fermes dans les débats culturels
et politiques qui la traversent. Sans reprendre intégralement le « programme »
social et politique de Parti pris, la collection entend maintenir une exigence de
critique radicale des diverses formes de domination qui s’exercent sur la société
québécoise. Elle privilégie, dans cette optique, les ouvrages se réclamant de positions progressistes dans l’examen et la discussion des enjeux auxquels nous sommes collectivement confrontés.
M.-François Bernier, Les planqués. Le journalisme victime des journalistes. (1995)
Table des matières
Avant-propos
Introduction
PREMIÈRE PARTIE
D’où vient la légitimité du journalisme ?
I.
II.
III.
IV.
V.
VI.
VII.
Période de réchauffement intellectuel
La légitimité du journalisme
Le contrat social
Les libertés et responsabilités de la presse
Éthique et déontologie
L’imputabilité
La légitimation au travail
DEUXIÈME PARTIE
Comment les planqués minent la légitimité du journalisme
VIII.
IX.
X.
XI.
XII.
XIII.
XIV.
XV.
La dérive déontologique
L’intérêt public
Les dérapages quotidiens
Le devoir de rigueur et de vérité
Les trompeurs
La vie privée
L’anonyme et le confidentiel
La loyauté malmenée
TROISIÈME PARTIE
Le crépuscule des planqués
XVI.
XVII.
XVIII.
XIX.
XX.
XXI.
XXII.
XXIII.
Les nécessaires contre-rôles
L’incontournable code de déontologie
L’ombudsman
Les conseils de presse
Le public aux barricades
Le métajournalisme
La recherche scientifique et critique
La corporation particulière
7
M.-François Bernier, Les planqués. Le journalisme victime des journalistes. (1995)
Figure 1. Processus de légitimation du journalisme
Conclusion
Annexe. Recension des principales spéculations journalistiques
Bibliographie
8
M.-François Bernier, Les planqués. Le journalisme victime des journalistes. (1995)
9
Données de catalogage avant publication (Canada)
Maquette de la couverture : Eric L’Archevêque
Illustration de la couverture : Louis Montpetit
Bernier, Marc-François
Les planqués : le journalisme victime des journalistes
(Collection Partis pris actuels)
Comprend des réf. bibliogr.
ISBN 2-89005-617-1
1. Journalistes - Déontologie. 2. Presse - Objectivité. 3. Journalisme Aspect social. 4. Liberté de la presse. 5. Sources d’information (Journalisme).
6. Divulgation d’information. I. Titre. II. Collection
M.-François Bernier, Les planqués. Le journalisme victime des journalistes. (1995) 10
À la mémoire…
de Gérard, mon père, qui se méfiait des idées reçues
de Richard, mon ami, qui a mis fin à son mal de vivre.
Mais aussi pour mes enfants, Jérémie et Sophie,
qui héritent d’une société conformiste,
réfractaire aux réformes si nécessaires pourtant.
En espérant qu’ils n’abandonnent pas.
M.-François Bernier, Les planqués. Le journalisme victime des journalistes. (1995) 11
Les planqués. Le journalisme victime des journalistes.
Avant-propos
Retour à la table des matières
Dans le terrifiant et glacial goulag que nous a révélé Soljenitsyne, les planqués
sont ceux qui profitent de leur situation privilégiée pour servir leur intérêt personnel au détriment de l’intérêt commun des détenus du stalinisme, les zeks. Ils engraissent « leur propre personne » et ont recours à « des moyens pas très propres », ils sont « les maillons de l’administration du camp et du travail de camp »,
maillons dont l’absence « aurait fait se démantibuler toute la chaîne de
l’exploitation, tout le système des camps 1 ! »
Il n’est pas question de mettre sur le même pied les planqués du goulag et les
planqués du journalisme québécois dont je vais parler. Pour la bonne raison que
les planqués de Soljenitsyne ont d’abord et avant tout adopté une stratégie de survie au sein des camps d’extermination, alors que la motivation des planqués québécois relève simplement de la cupidité parfois, de l’ignorance souvent, mais
presque toujours du désir de mouler arbitrairement les contraintes déontologiques
en fonction de leurs intérêts immédiats. J’y trouve cependant une irrésistible analogie qui évoque comment certains savent à la perfection tirer le maximum de
bénéfices personnels sans trop se préoccuper ni des autres ni des torts causés au
journalisme qu’ils dégradent de leur simple présence.
1
Alexandre Soljenitsyne, L’archipel du goulag, Paris, Seuil, t. 2, p. 190-220.
M.-François Bernier, Les planqués. Le journalisme victime des journalistes. (1995) 12
Disons-le d’entrée de jeu, les planqués du journalisme québécois constituent
un groupe minoritaire, mais ce fait n’atténue pas la portée négative de leur présence, car certains planqués sont des vedettes de la profession. De toute façon,
chacun est de trop s’il refuse de s’amender, et tous les planqués nuisent aussi bien
à l’intérêt général qu’à l’ensemble de la profession.
Tous les journalistes ont accompli un jour ou l’autre des actions contraires à
l’éthique et à la déontologie professionnelles, actions que la majorité d’entre eux
ne répéteraient pas aujourd’hui parce qu’ils reconnaissent avoir dérapé. Les planqués, eux, s’entêtent. Voilà la différence entre l’erreur de jugement pouvant être
commise en toute bonne foi et la faute professionnelle.
Ni méprisant ni glorifiant, mon plaidoyer se veut à la mesure de l’importance
de fournir une information journalistique de qualité, intègre, honnête et impartiale, au service de l’intérêt public avant tout. Je ne fais que dégager les conséquences éthiques et déontologiques de la rhétorique journalistique qui pose cette fonction sociale comme un pilier de la démocratie. Raison de plus pour être exigeant à
l’égard de ceux qui pratiquent le journalisme, comme eux-mêmes doivent l’être à
l’endroit des autres acteurs sociaux. Les planqués admettent ces principes du bout
des lèvres, parfois même ils les défendent rudement. Mais ils refusent néanmoins
d’adapter leurs comportements professionnels en conséquence. Ils sont en dernière instance les seuls à décider de leurs comportements, lesquels, lorsqu’ils sont
douteux ou franchement condamnables, font l’objet d’une censure qui relève uniquement de la pudeur corporatiste. Il n’y a pas de conspiration du silence, c’est-àdire pas d’entente formelle chez les journalistes, ni complot. Simplement un silence complaisant, une stratégie qui sauve l’honneur de la profession en lui épargnant les affres du jugement lapidaire et souvent injuste de l’opinion publique
qu’alimentent les médias d’information.
Les planqués du journalisme peuvent aussi bien être des syndiqués peinards
que des pigistes à revenus précaires, quand ce ne sont pas les grands patrons de
l’information. Ce qui les caractérise, c’est leur aptitude à profiter de leur statut
pour en retirer des avantages personnels divers grâce au vide déontologique et
éthique de leur métier. La plupart des journalistes québécois n’adhèrent à aucun
M.-François Bernier, Les planqués. Le journalisme victime des journalistes. (1995) 13
code de déontologie explicite et ceux qui sont soumis à un tel code, bien souvent,
parviennent facilement à y échapper parce que personne ne le fait respecter.
La politique du laisser-aller est généreuse pour les planqués de tout acabit
qu’elle génère dans tous les champs sociaux où elle règne. Mais le champ social
est structuré de façon telle que ceux qui y occupent les positions dominantes
s’accommodent beaucoup mieux que les autres des règles du laisser-aller, simplement parce qu’elles les confortent et consolident leur pouvoir. La principale
règle implicite est bien entendu l’interdiction de refaire la donne sociale, voire d’y
songer, ce qui suffit à tenir à l’écart la plupart des importuns et dicte les règles de
servilité aux opportunistes. C’est en vérité la moindre des choses que de gratifier
ceux qui travaillent à la pérennité du système !
La divulgation de faits ne perd rien à être associée à la prescription déontologique si on évite toute contamination de l’une par l’autre. La connaissance ainsi
acquise d’événements réels peut susciter et justifier des dénonciations sur les
plans éthique et déontologique si, et seulement si, on admet comme postulat que
le fait social ne devient pas une norme par sa seule existence empirique. Il y a
effectivement des pratiques condamnables, qui ne devraient pas exister si on s’en
remet aux fondements de la légitimité du journalisme. Il faut reconnaître cette
possibilité, sinon on se limite à des constats et des analyses sans mettre en relief le
fait que les pratiques s’opposent aux discours vertueux, alors que ces discours
mêmes servent d’écran protecteur aux planqués.
Le plus difficile reste à faire, c’est-à-dire démontrer en quoi ces pratiques sont
condamnables et contraires aux attentes du public comme à ses intérêts légitimes.
Mais aussi mettre en évidence comment les planqués menacent à terme ce qui
permet l’existence même du journalisme : le consentement social que l’on nomme
la légitimité professionnelle.
M.-François Bernier, Les planqués. Le journalisme victime des journalistes. (1995) 14
Les planqués. Le journalisme victime des journalistes.
Introduction
Retour à la table des matières
Aujourd’hui, peut-être plus que jamais, ce qui devrait démarquer le journaliste
de la foule des communicateurs patentés de nos sociétés occidentales est sa prétention à contribuer au bien commun en informant ses concitoyens des faits, des
événements, des opinions et des idées afin de maintenir une démocratie vigoureuse et ouverte à la participation, autrement dit saine. Malheureusement, il faut
vraiment parler de prétention, au sens d’un énoncé dont la correspondance avec la
réalité reste encore à démontrer dans les meilleurs cas, est douteuse dans les pires.
On peut remettre en question la validité d’une telle prétention.
Le devoir d’informer que plusieurs journalistes reconnaissent comme étant la
finalité de leur fonction doit être remis à sa place, c’est-à-dire conçu comme un
moyen. La finalité journalistique qui doit s’imposer en lieu et place est le service
de l’intérêt général, un concept qu’il me faudra cerner de plus près au risque
d’écrire dans le vide. Le devoir d’informer comme finalité soulève une foule de
problèmes : À quel prix faut-il informer ? Comment définir l’information dont on
parle ? Pourquoi l’information des communicateurs et relationnistes ne serait-elle
pas aussi crédible et légitime que celle des journalistes ? Cette dernière interrogation, surtout, soulève la question des clients de l’informateur : entreprises, organismes ou gouvernements pour les communicateurs ; grand public et concitoyens
pour les journalistes. On voit bien que le service de l’intérêt général s’impose
M.-François Bernier, Les planqués. Le journalisme victime des journalistes. (1995) 15
comme la finalité permettant au journaliste de se différencier au sein de la constellation de communicateurs.
Pour les journalistes, être réellement au service du public, de l’intérêt général
et du maintien d’une saine démocratie implique des balises très strictes, des devoirs professionnels en quelque sorte. S’annonce alors une déontologie particulière pour des communicateurs particuliers. Dans un univers de communication et de
circulation massive et instantanée des informations, le journaliste ne se distinguera des communicateurs que par son adhésion à des règles déontologiques claires,
observées, connues du public et dont les transgressions arbitraires ou motivées par
l’attrait des gains personnels, aux dépens de l’intérêt général, seront passibles de
sanctions morales ou matérielles. Le journaliste n’est pas qu’un communicateur, il
est aussi un chercheur qui se livre à une forme d’interrogatoire public, au nom de
ses lecteurs, auditeurs et téléspectateurs, au nom de ceux qu’il représente. D’où la
nécessité de respecter des règles déontologiques faisant appel à son honnêteté
intellectuelle, à son intégrité, à sa rigueur et à son impartialité, tout ce
qu’abhorrent les planqués. Historiquement, il a été beaucoup plus fréquent que les
journalistes québécois ne s’embarrassent pas trop de déontologie professionnelle,
lorsque celle-ci nuisait à leurs intérêts particuliers, et cette attitude existe toujours.
Pour se distinguer des communicateurs de tout genre qui ne cherchent qu’à
persuader, à convaincre, à vendre par l’information — quand ce n’est pas la désinformation —, le journaliste doit prendre résolument le virage déontologique et
le parti de l’intérêt général. S’il ignore ces conditions nécessaires, le journaliste ne
pourra plus plaider l’utilité sociale de sa fonction. Il y perdra aussi toute la légitimité de son rôle de représentant du public qui lui permet de contraindre les puissants de ce monde à rendre des comptes, à divulguer des choses qu’ils préféreraient toujours occulter afin de mieux consolider leur pouvoir politique, économique et social.
La légitimité du journalisme n’est pas un don divin. Elle tient à un consentement généralisé qu’on peut qualifier de contrat social et découle d’un processus
complexe dans lequel les journalistes jouent un rôle capital. Ceux qui ne sont pas
à la hauteur des exigences liées à leur fonction ne font pas que discréditer leur
profession, ils en minent aussi la légitimité. Même le roc s’érode sous les assauts
M.-François Bernier, Les planqués. Le journalisme victime des journalistes. (1995) 16
répétés du vent ! Du même coup, ils mettent en péril un des seuls véritables pouvoirs sociaux qui, en principe, est indépendant des intérêts particuliers. Il faut bien
distinguer ici le journalisme, d’une part, et les journalistes et entreprises de presse,
d’autre part. Le premier est une fonction sociale abstraite qui se concrétise dans
les seconds par l’intermédiaire d’individus et de structures. Le risque est que les
intérêts particuliers des seconds — qui prennent souvent la forme de course effrénée aux profits, de quête inconsidérée de notoriété personnelle, de sollicitation
d’avantages et de privilèges divers — s’imposent de façon telle que le premier
soit ramené au seul plan ostentatoire, un élément de rhétorique dont on vantera les
vertus sociales quand la défense des intérêts corporatistes l’exigera.
La société est entièrement justifiée de réclamer des comptes non seulement
aux dépositaires de sa souveraineté politique ou économique, mais aussi aux détenteurs de droits, de privilèges, de libertés et de responsabilités d’informer honnêtement et impartialement que sont les journalistes. Le malheur est que les journalistes échappent au principe même d’imputabilité qu’ils invoquent haut et fort
pour forcer les autres acteurs sociaux à faire preuve de transparence devant ce qui
est devenu le tribunal de l’opinion publique, à défaut d’être un agora.
Les journalistes sont beaucoup plus conciliants entre eux qu’ils ne le sont envers autrui. Ils tolèrent au sein de leur groupe des comportements qu’ils dénoncent quotidiennement chez les médecins, les juges, les policiers ou encore chez les
élus. Ils ont l’acharnement sélectif. Les crises de légitimité s’abattent médiatiquement sur les juges, les sénateurs, les députés et ministres, souvent avec raison
du reste. Mais les planqués de l’entourage professionnel des journalistes y échappent constamment.
En refusant de rendre des comptes à ceux qu’ils représentent, en se plaçant
continuellement au-dessus des critères à partir desquels ils estiment d’intérêt public la divulgation de comportements et attitudes d’autres acteurs sociaux, les
journalistes nient à la fois leurs responsabilités, les principes éthiques et
d’imputabilité, autant d’éléments importants du contrat social qui fondent leur
légitimité.
M.-François Bernier, Les planqués. Le journalisme victime des journalistes. (1995) 17
Il ne suffit plus, désormais, d’énoncer les principes éthiques et déontologiques
du journalisme, il faut dénoncer les abus comme les insuffisances. Il devient impératif d’envisager l’éventualité que le journalisme se retrouve en marge de toute
légitimité sociale, ce qui ouvrirait la porte à d’autres types d’abus de la part des
acteurs sociaux aujourd’hui observés à la loupe médiatique, qui pourraient enfin
profiter du discrédit journalistique pour s’échapper avec le butin sans crainte
d’être dénoncés.
Préserver la légitimité du journalisme passe obligatoirement par la surveillance des journalistes. L’idéal de l’autodiscipline d’une des professions les plus libres qui soient s’est soldé par une demi-réussite dans les meilleurs cas, un pénible
échec la plupart du temps. Il n’existe pas une façon idéale (one best way) de préserver la légitimité du journalisme. Il faudra plutôt recourir à un ensemble de
moyens raisonnables, allant des codes de déontologie aux comités de vigilance
des citoyens, en passant par les ombudsmans et conseils de presse. L’amalgame
cohérent et modéré de ces différents mécanismes de contrôle ne peut qu’améliorer
radicalement le bilan déontologique de la profession. Il faudrait idéalement que
les gouvernements soient tenus à l’écart de ces mécanismes, mais rien n’empêche
qu’ils s’y engagent indirectement si les entreprises de presse et les journalistes
acceptent de faire des gestes concrets et ont besoin du soutien de l’État.
Toutefois, une intervention directe et modérée de l’État ne peut être complètement écartée a priori. Elle serait même justifiée si aucun mécanisme de contrôle
concret n’était mis en oeuvre par les entreprises de presse ou les associations de
journalistes dans le but de mettre fin, dans l’intérêt général, au déséquilibre qui
existe présentement entre les droits et obligations de l’ensemble des autres acteurs
sociaux, soumis aux décisions parfois arbitraires des journalistes, et le pouvoir
démesuré que ces derniers s’attribuent en refusant de rendre des comptes et en
occultant des comportements contraires aux clauses du contrat social les liant à
ceux qu’ils sont censés représenter : les citoyens.
M.-François Bernier, Les planqués. Le journalisme victime des journalistes. (1995) 18
Les planqués.
Le journalisme victime des journalistes.
Première partie
D’où vient la légitimité
du journalisme ?
Retour à la table des matières
M.-François Bernier, Les planqués. Le journalisme victime des journalistes. (1995) 19
Les planqués.
Le journalisme victime des journalistes.
Première partie. D’où vient la légitimité du journalisme ?
I
Période de réchauffement
intellectuel
Retour à la table des matières
On fait grand état de la crédibilité de la presse. On parle même sporadiquement d’une crise à ce propos. Mais, abordée moins souvent, une question beaucoup plus fondamentale demeure, qui englobe et dépasse la notion de crédibilité
de la presse : celle de la légitimité de la presse et des journalistes. On l’aborde
d’autant moins qu’on la croit inhérente à l’ordre social, indiscutable ou immuable,
un peu comme on n’osait mettre en doute, en d’autres temps, la légitimité des
rois, puisqu’on les disait de descendance divine. Mais nos sociétés ont heureusement bien changé, et la légitimité, toute légitimité, vient du peuple. Elle y retourne nécessairement pour confirmation, ou pour désaveu, comme en témoignent les
révolutions politiques et les durs lendemains d’élection.
La légitimité, pour ce qui m’intéresse ici, c’est ni plus ni moins l’assentiment
social à la fonction du journalisme et, par extension, aux fonctions de la presse et
des journalistes. Cette légitimité résulte d’un processus complexe, que je nommerai la légitimation, quitte à ne pas paraître bien original. Elle se manifeste à travers
un ensemble de faits et de mécanismes sociaux, parmi lesquels on trouve un
contrat social assignant aux journalistes le rôle de représentants du public auprès
M.-François Bernier, Les planqués. Le journalisme victime des journalistes. (1995) 20
des détenteurs de pouvoirs, afin que ces derniers rendent des comptes relatifs à
l’accomplissement des devoirs et des responsabilités conférés par la communauté
en retour de libertés et privilèges déterminés.
Le contrat social reconnaît un espace de liberté aux journalistes, espace en
partie délimité par les lois mais surtout laissé au jugement des journalistes, jugement qui est parfois douteux, c’est le moins que l’on puisse dire, car il ne se fonde
pas toujours sur les clauses du contrat social pour s’exercer. Il y échappe parfois
allègrement.
Jouissant de libertés mais devant assumer des responsabilités à l’égard du public, et au nom du public, les journalistes se trouvent donc également soumis au
principe de l’imputabilité en tant qu’élément de leur légitimation. Ils doivent rendre des comptes relativement à leurs responsabilités, mais aussi relativement à
leur façon d’user de leurs libertés et privilèges.
Il existe d’ailleurs un ensemble de procédures et de méthodes acceptées ou désirées par la majorité des membres du corps journalistique ainsi que par divers
publics. On débouche alors sur l’éthique et la déontologie professionnelles, sur
des systèmes de valeurs hiérarchisés qui se concrétisent par des règles et des codes de déontologie, des conseils de presse ou des ombudsmans, pour ne nommer
que les plus évidents. Ces codes et ces règles sont importants dans le processus de
légitimation, chacun pouvant s’y référer dans le cadre de l’imputabilité à laquelle
sont soumis des journalistes. On peut se justifier à partir de règles et de codes
déontologique explicites, en invoquant les principes éthiques qui les sous-tendent
et en démontrant avoir respecté certaines valeurs professionnelles reconnues
comme importantes. Le but de l’exercice n’est pas d’obtenir l’unanimité, mais
simplement de faire la preuve d’un comportement professionnel rationnel et responsable.
On peut aussi rendre des comptes en se référant aux attentes du public, auxquelles devraient en principe faire écho les principales clauses du contrat social.
Si les comportements professionnels nient ses attentes légitimes, le public risque
de réagir négativement et de sanctionner les médias en adoptant des conduites et
attitudes diverses : des lettres ouvertes aux médias ; des plaintes aux organismes
M.-François Bernier, Les planqués. Le journalisme victime des journalistes. (1995) 21
chargés d’évaluer les comportements professionnels ; des poursuites judiciaires
ou encore une désaffection pouvant revêtir différentes formes, tels la perte de crédibilité, le cynisme, le désabusement, etc.
C’est bien entendu pour les besoins de l’analyse que je sépare ainsi les éléments de légitimation — principalement le contrat social, les libertés et les responsabilités, l’éthique et la déontologie, l’imputabilité — qui constituent en réalité un amalgame, un système où chaque élément interagit avec les autres de façon
globale et complexe, alors que sa description est obligatoirement linéaire et simplifiée. C’est le prix qu’il faut payer pour en arriver à comprendre la dynamique
sociale du journalisme et de sa légitimité. On ne peut pas en faire l’économie à
moins de risquer d’hypothéquer la compréhension des développements ultérieurs.
En matière de raisonnement et de connaissance, il y a des économies de bouts de
chandelles qui nous rejettent dans l’ombre et interdisent le jugement éclairé.
M.-François Bernier, Les planqués. Le journalisme victime des journalistes. (1995) 22
Les planqués.
Le journalisme victime des journalistes.
Première partie. D’où vient la légitimité du journalisme ?
II
La légitimité du journalisme
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La légitimité est un concept noble auquel la science politique a consacré de
nombreux écrits, mais il est des plus négligés aussi bien chez les professionnels de
l’information que chez les critiques des médias. Le plus souvent, on limite malheureusement la critique des entreprises de presse à quelques questions qui sont
certes d’importance, mais qui seraient tout à fait inconcevables si le journalisme
ne jouissait pas d’une légitimité reconnue. Je fais observer tout de suite que cette
légitimité relève d’événements historiques qui ont donné lieu à un consentement
social, mais que la connaissance des comportements journalistiques réels pourrait
l’effriter plus qu’elle ne la consoliderait. Paradoxalement, les journalistes pourraient bien constituer la principale menace pesant sur le journalisme. Mis à part
les limites légales, les planqués peuvent agir et sévir à volonté sans subir de sanctions, comme si la légitimité de leur profession était aussi éternelle que le diamant.
Or il n’en est rien. Et on aurait tort de se désintéresser de la légitimité du journalisme comme fonction sociale. Remédier à la situation implique de mettre
d’abord au jour les éléments et les processus qui sont en jeu, de façon à mieux
mesurer par la suite l’écart qui existe entre, d’une part, les règles et principes et,
M.-François Bernier, Les planqués. Le journalisme victime des journalistes. (1995) 23
d’autre part, les pratiques réelles des acteurs que sont les journalistes. Cet exercice
devrait finalement permettre de proposer des mécanismes de contrôle pour tenter
de combler le plus possible cet écart, tout en acceptant qu’il en subsistera toujours
un. L’important est que l’écart ne devienne pas un gouffre, par manque de vigilance à l’endroit de journalistes qui auront miné la légitimité de leur profession
dont la fonction sociale n’a pas changé : informer de façon honnête et impartiale
les citoyens d’une démocratie au sujet de gens, d’institutions et de phénomènes
qui peuvent influer objectivement sur le cours de leur vie.
Mais il faut pour le moment se limiter à la notion de légitimité, question de la
mieux définir. C’est le peuple, ou le public, qui a le pouvoir d’accorder et de retirer la légitimité des acteurs sociaux. C’est, comme l’a écrit Fukuyama, « un
concept relatif qui n’existe que dans la perception subjective du peuple 2 ».
Par analogie, on peut avancer que la légitimité de l’informateur public qu’est
le journaliste trouve son origine dans la volonté ou le consentement des informés,
les citoyens, qui reconnaissent en lui un représentant, comme on le verra dans le
prochain chapitre portant sur le contrat social. L’idée voulant que « les journalistes et les élus puisent leur légitimité à la même source, le public 3 » n’est pas nouvelle en soi. Mais il est bon de la remettre sur la place publique pour en faire valoir toute la puissance, afin qu’elle ne soit plus négligée par le milieu journalistique qui en reconnaît certes la validité théorique, mais refuse d’en voir les conséquences pratiques, notamment en matière d’imputabilité.
Il faut aussi noter que la légitimité déborde le cadre du respect de la stricte légalité. Ainsi, même si un gouvernement souverain a en principe le droit d’adopter
toutes les lois qu’il veut adopter, le droit d’imposer toutes les taxes et de lever
tous les impôts qu’il souhaite, il n’en demeure pas moins qu’un gouvernement qui
abuserait de ces droits pourrait vite soulever la colère publique et, n’entendant pas
gronder la fureur, se retrouver face à une rébellion, car on ne lui reconnaîtrait plus
la légitimité d’exercer légalement ses droits.
2
3
Francis Fukuyama, La fin de l’histoire et le dernier homme, Paris, Flammarion, 1992, p. 40.
Jean Charron, « Que disent les élus et les journalistes lorsqu’ils parlent à visage découvert ? », Le 30, vol. XIV, no 6, juin 1990, p. 7.
M.-François Bernier, Les planqués. Le journalisme victime des journalistes. (1995) 24
On peut aussi bien imaginer le cas limite en journalisme. Les journalistes auraient beau jouir de toutes les protections légales et constitutionnelles possibles au
sein d’une société donnée que cela ne leur ouvrirait pas pour autant toutes les portes donnant accès aux différentes catégories d’acteurs sociaux. On peut penser,
notamment, aux fonctionnaires, aux professionnels, aux policiers ou encore aux
commerçants et aux industriels. Autant d’acteurs sociaux qui pourraient se sentir
justifiés de mettre en doute la représentativité et la légitimité des journalistes leur
demandant de rendre des comptes publics si ces journalistes n’ont pas eux-mêmes
oeuvré de façon à préserver leur représentativité et leur légitimité.
La légitimité doit pourtant être un attribut indispensable de qui possède le
pouvoir d’influencer le déroulement des événements sociaux. Résumant la définition qu’en donnait Dorsey, le politologue québécois Vincent Lemieux a déjà défini le pouvoir comme étant « l’ampleur selon laquelle une communication donnée
influence la génération et le flux de communications subséquentes 4 ». On pourrait ajouter que le pouvoir se fait ressentir par l’ampleur des actions et des décisions personnelles aussi bien qu’institutionnelles découlant d’une ou plusieurs
communications. Les journalistes ont un pouvoir dont l’importance est incontestable.
Il faut finalement retenir qu’on a historiquement reconnu plus de légitimité au
journalisme en tant que fonction sociale qu’aux journalistes en tant qu’acteurs
sociaux. En fait, ceux-ci ont toujours profité largement de la « réserve en bons du
Trésor » que constitue la légitimité du journalisme. Par exemple, certains journalistes ont pu littéralement se discréditer dans leur milieu, voire être corrompus,
mais cela n’a pas suffi, à ce jour, à grever fondamentalement la légitimité de la
profession. On pourrait même pousser l’analogie jusqu’à dire que la légitimité est
au journalisme ce que la réserve en or a déjà été aux monnaies internationales.
Quant à la crédibilité, elle ressemblerait davantage à un compte-chèques avec
marge de crédit, dont le solde peut fluctuer au gré des entrées et sorties d’argent,
mais ne met que rarement en jeu la solvabilité du détenteur du compte. Il faut se
4
Vincent Lemieux, La structuration du pouvoir dans les systèmes politiques,
Sainte-Foy, Presses de l’Université Laval, 1989, p. 4.
M.-François Bernier, Les planqués. Le journalisme victime des journalistes. (1995) 25
rappeler ici que c’est le consentement d’autrui qui fonde la légitimité du journalisme, comme il en va de la solvabilité d’un individu qui est reconnue par des
tiers.
Or, même si cette légitimité ne s’est pas fondamentalement détériorée depuis
le siècle dernier, on doit néanmoins admettre que les conditions historiques et
techniques ont foncièrement changé depuis quelques décennies. Le pouvoir que
détiennent les médias, conjugué à l’obligation de transparence imposée à un nombre croissant d’acteurs sociaux de première importance et au refus systématique
du principe d’imputabilité chez les journalistes, pourrait provoquer des dysfonctionnements importants dans le processus de légitimation du journalisme.
M.-François Bernier, Les planqués. Le journalisme victime des journalistes. (1995) 26
Les planqués.
Le journalisme victime des journalistes.
Première partie. D’où vient la légitimité du journalisme ?
III
Le contrat social
Retour à la table des matières
À la base du travail journalistique s’inscrivent quelques convictions fondamentales et historiques. Une de celles-ci veut que le journaliste soit en quelque
sorte le représentant des citoyens auprès des détenteurs de pouvoirs sociaux afin
de forcer ces derniers à rendre compte des décisions et des gestes qui concernent
la collectivité. Munis de ce mandat de représentant, les journalistes assument en
réalité un pouvoir de contrôle, autrement dit ils exercent un contre-pouvoir. À cet
effet, il est intéressant de rappeler, comme l’a fait Gérard Bergeron dans un tout
autre contexte, que le terme contrôle « est d’origine française selon une contraction de contre-rôle, ou registre tenu en double 5 ». Je reprendrai souvent ce terme
original de contre-rôle qui révèle la fonction dans ce qu’elle a de plus utilitaire.
Les journalistes tiennent le registre des faits, des gestes et des décisions de ceux
qui doivent en répondre, c’est-à-dire de mandataires imputables en vertu de certains principes démocratiques, dont celui de la représentation des citoyens et du
devoir d’oeuvrer au bénéfice de l’intérêt général. Ces comptes à rendre — obligation ne touchant à l’origine que les gouvernements, mais s’étendant aujourd’hui
aux sphères économique, médicale, légale, policière, syndicale et autres — font
5
Gérard Bergeron, L’État en fonctionnement, Sainte-Foy, Presses de
l’Université Laval, et Paris, l’Harmattan, 1993, p. 26.
M.-François Bernier, Les planqués. Le journalisme victime des journalistes. (1995) 27
l’objet de comptes rendus que les journalistes diffusent au public, assumant ainsi
leur rôle d’émissaires des citoyens.
La conviction profonde selon laquelle les journalistes représentent le public
guide de nombreuses démarches journalistiques, la plus évidente étant certes
l’insistance à « poser les questions que les gens poseraient s’ils étaient ici »,
comme le font souvent valoir des journalistes qui insistent auprès des personnalités publiques pour les forcer à répondre à leurs questions. Allan Levine, qui a
étudié l’histoire des relations entre les journalistes et les différents premiers ministres du Canada, de 1967 à 1992, va même jusqu’à suggérer que ce sont les
journalistes qui se sont proclamés représentants du peuple et en ont déduit qu’ils
avaient un droit d’accès auprès du premier ministre Pierre Elliott Trudeau, ainsi
qu’auprès de ses ministres et fonctionnaires fédéraux 6 . Dans leur étude portant
sur les pratiques journalistiques et la couverture des campagnes électorales au
Canada, William Gilsdorf et Robert Bernier ont également observé que la « plupart des journalistes estiment avoir un droit d’accès aux candidats, surtout aux
chefs, et considèrent que ce droit est indissociable du rôle qu’ils jouent dans la
société 7 ».
Il va de soi que le public tient la première place dans l’entendement qu’on doit
avoir du concept de représentation. C’est en quelque sorte le repère essentiel. Ce
mandat de représentation, les journalistes ne l’ont pas de droit divin, faut-il le
répéter, même si on a déjà employé l’expression d’une « théologie du public »
pour indiquer combien celui-ci était central à la profession journalistique 8 . Il
émerge plutôt du contrat liant les journalistes à la société.
6
7
8
Allan Levine, Scrum Wars : The Prime Ministers and the Media, Toronto et
Oxford, Dundurn Press, 1993, p. 274.
William O. Gilsdorf et Robert Bernier, « Pratiques journalistiques et couvertures des campagnes électorales au Canada », dans Frederick J. Fletcher, Sous
l’oeil des journalistes. La couverture des élections au Canada, Commission
royale sur la réforme électorale et le financement des partis politiques, Montréal, 1991, p. 31-32.
Eugene Goodwin, Groping for Ethics in Journalism, 2e éd., Iowa State University Press/Ames, 1986, p. 270.
M.-François Bernier, Les planqués. Le journalisme victime des journalistes. (1995) 28
Le lecteur averti aura vite compris que je partage pleinement la conception
« contractualiste » selon laquelle le journalisme est une fonction sociale dont la
visée fondamentale est de favoriser l’intérêt public, la démocratie et le respect de
valeurs humaines fondamentales par la diffusion d’informations vraies et importantes. Si le journalisme avait pour conséquences principales de gêner le déroulement normal des activités sociales, de saper inutilement les réputations
d’individus et d’institutions, de s’opposer systématiquement à toutes décisions
gouvernementales, on pourrait à juste titre en parler comme d’une nuisance publique et, du même coup, justifier qu’on lui impose de sévères mécanismes de
contrôle afin d’en limiter les effets négatifs. Ce n’est heureusement pas le cas.
Néanmoins, les pratiques journalistiques ont des conséquences néfastes qui doivent être départagées en raison de leur caractère évident d’utilité ou de nuisance
publique et en tenant compte de l’intention de favoriser des intérêts particuliers ou
non. Mais n’anticipons pas ; nous aborderons ces questions en même temps que
les notions de libertés et de responsabilités de la presse.
Le contrat social reconnaît aux journalistes le devoir premier d’assurer la vitalité démocratique de la société en informant l’ensemble des citoyens des faits pertinents quant à la conduite générale de leur vie. En principe, cela se traduit chez
ces derniers par des prises de position éclairées en matière politique, économique
et sociale. En retour, la société accorde aux journalistes des droits, des libertés et
des privilèges pour qu’ils puissent assumer pleinement leur devoir.
Bien entendu, un tel contrat social n’existe pas dans le texte, mais il constitue
le prolongement naturel de la liberté d’expression et des vertus démocratiques qui
y sont associées. Le contrat social n’a pas le formalisme du contrat notarié et on
pourrait aussi bien employer les notions d’accord ou de consentement mutuel
pour illustrer ce qu’il en est réellement. Jean-Jacques Rousseau a reconnu que
même si les clauses de son Contrat social n’ont « peut-être jamais été formellement énoncées, elles sont partout les mêmes, partout tacitement admises et reconnues 9 ».
9
Jean-Jacques Rousseau, Du contrat social, Paris, Flammarion, 1992, p. 39.
M.-François Bernier, Les planqués. Le journalisme victime des journalistes. (1995) 29
Stephen Klaidman et Tom L. Beauchamp parlent pour leur part d’un contrat
implicite entre la presse et la société grâce auquel on peut justifier les privilèges
de la presse afin qu’elle puisse fournir aux citoyens des informations adéquates
concernant la sphère publique aussi bien que d’autres préoccupations. Selon ces
auteurs, on peut évaluer une information diffusée par des journalistes par la compréhension qu’elle procure des faits sociaux, essentielle à la délibération d’un
individu qui doit faire librement des choix. Ils estiment que la justification de privilèges accordés à la presse est sérieusement menacée si celle-ci ne parvient pas à
satisfaire à cette condition 10 qui me semble aussi bien servir l’émancipation intellectuelle que définir partiellement ce qu’est une information d’intérêt public.
À titre indicatif, on peut mentionner quelques privilèges accordés à la presse
pour remplir son mandat : facilité d’accès aux cours de justice, aux assemblées
législatives, accès à une foule de documents publics qui leur sont souvent envoyés
automatiquement, admission dans certains lieux où se déroulent des événements
d’importance, et la liste n’est pas exhaustive. On verra cependant plus loin qu’il
existe une différence importante entre les privilèges accordés au nom d’un meilleur service de l’intérêt public et ceux qui sont accordés en vue de la promotion
d’intérêts particuliers.
Comme je l’ai rapidement signalé plus haut, le contrat social liant la presse et
la société reconnaît une importante marge de liberté à la première afin de mieux
servir la seconde. L’American Society of Newspaper Editors a formellement reconnu que la presse américaine jouit de libertés non seulement pour informer ou
servir de place publique pour les débats de société, mais aussi pour assurer une
surveillance constante sur les détenteurs de pouvoirs, y compris sur la conduite
des gouvernants 11 . Ainsi peut-on presque parler des entreprises de presse comme
d’organisations privées qui exercent une fonction gouvernementale dans le sens
où, par leur vigilance, elles favorisent, en principe, la bonne conduite des affaires
publiques, pour l’intérêt du plus grand nombre et dans le respect des valeurs sociales dominantes.
10 Stephen Klaidman et Tom L. Beauchamp, The Virtuous Journalist, New
York, Oxford University Press, 1987, p. 129-130.
11 Edmund B. Lambeth, Committed Journalism : An Ethic for the Profession,
Bloomington, Indiana University Press, 1986, p. 33.
M.-François Bernier, Les planqués. Le journalisme victime des journalistes. (1995) 30
Il y a finalement une autre manière d’interpréter la nature et la portée du
contrat social qui, cette fois, n’est plus étendu à l’ensemble de la société et à
l’ensemble de la presse, mais est plutôt limité ou local. Il s’agit ici d’un contrat
qui lierait les entreprises de presse avec leur public respectif. Le contrat est parfois implicite — parce qu’il renvoie au vaste contrat social qui fait consensus —,
parfois explicite, lorsque des entreprises de presse, par le biais de la publicité par
exemple, affirment qu’elles offrent une information importante, complète et rigoureuse, entre autres qualificatifs, afin d’attirer à elle de nouveaux lecteurs, auditeurs ou téléspectateurs. Dans ce dernier cas, l’appel suscite des attentes chez ceux
qui s’en inspirent pour choisir leurs canaux d’information et crée des obligations
chez les membres de l’entreprise de presse chargés de diffuser le genre
d’information promise. Les obligations sont surtout morales puisque personne n’a
signé le contrat, mais elles n’en demeurent pas moins réelles.
Olen a déjà traité de ce que je nommerais la thèse du contrat social à géométrie variable, où l’entente varie selon les promesses et attentes des entreprises de
presse et des publics. Celles-ci promettent des informations de qualité et
s’attendent à une fidélité du public visé. Le public consent à privilégier certaines
entreprises de presse mais attend d’elles qu’elles respectent leur part de l’entente.
C’est dans cette optique que les lecteurs d’un journal qui s’identifie nettement
comme étant à gauche sur l’axe des tendances politiques sont moins floués que
ceux qui lisent un journal qui se prétend neutre et impartial, mais dont l’ensemble
de la couverture témoigne d’un biais politique, qu’il soit de droite ou de gauche.
Le premier est moins trompeur que le second simplement parce qu’il se montre
plus respectueux du contrat le liant à son public. Si on prend un exemple bien
québécois, on peut affirmer que le quotidien indépendantiste Le Jour était en ce
sens plus respectueux de son mandat et de l’entente conclue avec son public que
ne le sont les quotidiens La Presse et Le Soleil, que leur tendance libérale a placés
et maintenus en porte-à-faux, compte tenu de leur prétention à l’impartialité.
M.-François Bernier, Les planqués. Le journalisme victime des journalistes. (1995) 31
Les planqués.
Le journalisme victime des journalistes.
Première partie. D’où vient la légitimité du journalisme ?
IV
Les libertés et responsabilités
de la presse
Retour à la table des matières
C’est l’affrontement du concept de liberté de la presse, avec tous les excès et
abus que cela peut comporter, et de celui de responsabilité de la presse, eu égard
au contrat social, qui rend nécessaire la réflexion éthique. Celle-ci demeure ce qui
nous préserve le mieux des égarements pouvant conduire au désordre, dans les cas
d’une liberté de presse débridée et irrespectueuse des citoyens qu’elle doit servir,
ou encore à l’asservissement de la presse par les principaux détenteurs de pouvoirs politiques et économiques 12 . Je me limiterai à exposer les principales libertés et responsabilités de la presse, ainsi que ses principaux privilèges et devoirs,
dans le but de mieux intégrer cet ensemble à des aspects qui seront étudiés dans
les prochains chapitres.
Il ne fait pas de doute que la presse a été reconnue libre parce qu’on tenait
pour acquis que cela était bon pour la société. De toute évidence, une finalité
d’inspiration utilitaire est associée à cette liberté, même si avec le temps on a fait
12 Marc-François Bernier, Éthique et déontologie du journalisme, Sainte-Foy,
Presses de l’Université Laval, 1994, p. 43.
M.-François Bernier, Les planqués. Le journalisme victime des journalistes. (1995) 32
de la liberté de la presse une fin en soi, l’objectif premier, la valeur ultime de la
profession. Les journalistes ont sacralisé cette notion au point d’en faire une arme
défensive terrible, qu’ils brandissent pour mieux culpabiliser quiconque leur demanderait, bien candidement, au nom de qui ils se permettent de diffuser certaines
informations inutiles sur le plan de l’intérêt public et dommageables pour des
individus et des groupes. Notons que cela leur assure de très bons salaires et donne à leur employeur la possibilité de réaliser de gros profits.
Les libertés de la presse, et par extension celles des journalistes, sont très importantes. On peut même dire qu’il s’agit du seul groupe d’acteurs sociaux
d’importance qui jouisse d’autant de libertés avec si peu de contraintes légales et
déontologiques. Hormis le respect de certaines lois relatives à la diffamation ou à
la diffusion de conversations téléphoniques enregistrées par des moyens électroniques, ou encore de lois qui restreignent sérieusement la possibilité de donner
l’identité des victimes d’actes criminels, des jeunes contrevenants, des enfants
pris en charge par le Directeur de la protection de le jeunesse ou, de façon ponctuelle, des interdits de publication et des injonctions diverses, les journalistes peuvent se permettre à peu près tout. Ces contraintes légales s’appliquent à tous les
citoyens, ce qui signifie que les journalistes ne sont pas plus limités que leurs
concitoyens. Elles leur paraissent plus contraignantes parce qu’elles touchent
leurs activités professionnelles.
Les journalistes n’ont besoin d’aucun permis pour solliciter les commentaires
des citoyens de tout genre, du livreur de pizza au premier ministre, en passant par
l’assisté social, le médecin ou le policier. Ils n’ont même pas besoin, à la limite,
de prouver qu’ils sont à l’emploi d’une entreprise de presse ni de garantir que les
propos recueillis auprès des sources d’information seront diffusés, même en partie. Ils peuvent se présenter à votre porte, un bon matin, et poser toutes les questions qu’ils souhaitent alors que les vendeurs de chocolat doivent détenir un permis de vente pour vous solliciter chez vous. Heureusement, dans les deux cas, rien
n’oblige le citoyen à collaborer. Mais alors que le vendeur de chocolat n’insistera
que rarement, le journaliste fera valoir l’argument de l’intérêt public — qu’il
confondra à son gré avec la curiosité du public — pour tenter de vous convaincre
de parler. En cas de refus, il se sentira pleinement justifié d’en informer son public, par écrit ou autrement ; peut-être aura-t-il même enregistré votre refus alors
M.-François Bernier, Les planqués. Le journalisme victime des journalistes. (1995) 33
que vous ne saviez même pas que « ça tournait » ! Il en a le droit et la liberté, répondra-t-il à quiconque lui demandera de se justifier.
Les journalistes ont aussi le droit et la liberté d’aborder les sujets qu’ils veulent, même si les médias se réservent le droit de les censurer pour différentes raisons qui, pour dire vrai, ne sont pas toujours compatibles avec l’intérêt public et
l’émancipation intellectuelle de leur public. Les journalistes peuvent déterminer
sous quel angle ils traiteront les thèmes retenus, décider des questions qui seront
posées, des réponses qui ne seront pas diffusées, de la mise en contexte, de
l’importance à accorder à certains faits et déclarations alors que d’autres iront aux
oubliettes. Ils peuvent aussi choisir le moment de la diffusion du reportage, la
place qu’il convient d’y donner au milieu des autres reportages du jour, etc. Ils
sont libres en ce sens qu’aucune loi ne les oblige à adopter une façon de travailler
plutôt qu’une autre, sauf quelques rares exceptions.
Des contraintes objectives pèsent néanmoins sur eux, qu’elles proviennent de
leur employeur, de leurs collègues de travail ou de leurs sources d’information.
Ces dernières ont des stratégies, aussi précises que coûteuses dans certains cas,
pour inciter les journalistes à porter attention à leurs propos dans un premier
temps et à les faire connaître au public dans un second temps. Le but de ces stratégies réside dans l’optimisation de la portée médiatique afin de mieux séduire le
public de sorte qu’il se procure certains biens et services, ou encore pour tirer
profit de l’opinion publique qui devient une ressource dans d’autres jeux, comme
c’est le cas en politique 13 . Dans le cas de sources d’information ayant des biens
et services à vendre, les stratégies de persuasion des journalistes sont malheureusement souvent matérielles (cadeaux, gratifications, voyages, etc.) et ont peu à
13 Voir l’ouvrage de Jean Charron (La production de l’actualité, Montréal, Bo-
réal, 1994) pour le cas de l’Assemblée nationale du Québec. Pour une vision
plus formelle de l’importance des ressources dans les jeux de pouvoir, voir
Vincent Lemieux , La structuration du pouvoir dans les systèmes politiques,
Sainte-Foy, Presses de l’Université Laval, 1989. Finalement, pour en savoir
davantage sur l’analyse des stratégies des acteurs au sein des organisations,
comment et pourquoi les pratiques s’éloignent des normes officielles, voir
l’ouvrage essentiel de Michel Crozier et Erhard Friedberg, L’acteur et le système, Paris, Seuil, 1977.
M.-François Bernier, Les planqués. Le journalisme victime des journalistes. (1995) 34
voir avec l’importance réelle de l’information en jeu par rapport à l’intérêt public
et à l’émancipation intellectuelle.
Par ailleurs, pour remplir cette importante fonction informative, qui a une incidence capitale sur la façon de voir et de concevoir le monde pour les citoyens,
les journalistes ne sont pas tenus d’avoir aucune formation précise. Cependant, on
les voit de plus en plus souvent sortir des programmes de journalisme et de communication des universités et collèges. Ils demeurent néanmoins libres de leur
formation scolaire et professionnelle, même si des contraintes diverses, exercées
notamment par des employeurs qui favorisent la culture générale et la connaissance des techniques d’écriture de base, les incitent à acquérir une formation professionnelle dans le vaste champ des communications. En marge de ces droits et libertés, on retrouve aussi les privilèges dont jouissent les journalistes et dont il a
déjà été fait mention.
Bref, un ensemble de moyens concrets accordent aux journalistes une très importante latitude professionnelle, d’autant plus qu’ils ne sont pas soumis, pour la
plupart, à des codes de conduite explicites et rigoureusement appliqués par leur
employeur ou par des organismes qui pourraient assumer la fonction de contrerôle. Bien entendu, ces libertés, droits et privilèges ne constituent pas tout de
l’univers journalistique. Il faut aussi aborder la question des responsabilités et
devoirs de la presse pour complexifier le tableau, et il faudra traiter ultérieurement
des questions d’éthique, de déontologie, d’imputabilité et de crédibilité pour le
compléter.
Il est facile, et même trop facile, de déléguer de manière unilatérale des responsabilités aux journalistes, en fonction de convictions idéologiques, politiques,
voire religieuses dans certains cas. Il m’importe ici d’insister particulièrement sur
les responsabilités fondamentales de la presse, celles sans lesquelles les journalistes perdraient toute légitimité, celles que les entreprises de presse et leurs journalistes devraient assumer en tout premier lieu avant de songer à divertir le public,
ou à faire valoir des intérêts particuliers, qu’ils soient économiques (entreprises,
commerces, etc.) politiques (partis, réformes, idéologies, etc.) ou sociaux (groupes communautaires, associations sportives, etc.).
M.-François Bernier, Les planqués. Le journalisme victime des journalistes. (1995) 35
Les médias doivent minimalement présenter des comptes rendus véridiques et
complets à propos des événements d’importance pour le plus grand nombre de
citoyens possible, insérer ces événements dans un contexte qui leur redonne leur
sens véritable, servir de lieu de discussion et d’échanges de vues et faire en sorte
que les individus composant le public comprennent bien ce qui se passe dans leur
entourage social.
Dans un contexte où la presse se veut impartiale et prétend avant tout rendre
compte des événements, au lieu de les commenter, les journalistes ont aussi la
responsabilité d’agir de façon indépendante et honnête lorsqu’ils diffusent des
informations. Ils doivent également assumer pleinement leur rôle de représentants
du public, et du public seulement, auprès des détenteurs de pouvoirs susceptibles
d’exercer une influence directe ou indirecte sur le sort des citoyens. Il faut que les
gens soient informés de la façon dont on gère les affaires de la collectivité, donc
les leurs, pour que la démocratie soit possible. Cette condition essentielle de la
démocratie doit s’imposer de tout son poids aux journalistes, comme pour leur
rappeler sans relâche qu’ils ne travaillent pas uniquement à la satisfaction de leurs
désirs personnels.
C’est aussi dans cet esprit de sauvegarde et de défense de la démocratie que
les médias doivent défendre les droits et les libertés des citoyens, notamment par
leurs éditoriaux et commentaires. Ultimement, la liberté de presse doit profiter à
la société. Klaidman et Beauchamp posent ces obligations comme des devoirs
professionnels, si bien qu’il n’est pas question de les laisser à la discrétion des
propriétaires et des dirigeants de médias 14 .
On s’en doute, c’est là un point de vue que ne partagent certainement pas les
puissants propriétaires d’entreprises de presse. Comme l’a souvent affirmé, par
exemple, le président de Quebecor, Pierre Péladeau, il est impensable de soutenir
que les journaux ont de quelconques responsabilités sociales autres que de faire
réaliser des profits à leurs propriétaires. Ce qui n’a pas empêché Quebecor, il y a
quelques années, de tenter de convaincre le gouvernement du Québec de ne pas
14 Stephen Klaidman et Tom L. Beauchamp, The Virtuous Journalist, New
York, Oxford University Press, 1987, p. 130.
M.-François Bernier, Les planqués. Le journalisme victime des journalistes. (1995) 36
taxer les livres, les journaux quotidiens et hebdomadaires ainsi que les magazines,
en déléguant son premier vice-président de l’époque, Jacques Girard, à une commission parlementaire pour y faire valoir qu’une telle décision équivaudrait à
taxer le droit du public à l’information. Si le public a un droit à l’information et
qu’une entreprise de presse comme Quebecor estime qu’on limite ce droit en lui
imposant des contraintes économiques, c’est qu’elle se pose en intervenante privilégiée relativement au respect de ce droit, qu’elle se porte à sa défense. Or tout
droit suppose des devoirs, donc des responsabilités. Dans le cas présent, défendre
devant une instance le droit à l’information implique la responsabilité minimale
de le respecter soi-même.
On notera également que Le Journal de Québec, un des quotidiens de Quebecor, avait dépêché un journaliste pour couvrir l’exposé du vice-président devant la
commission parlementaire qui, comme la plupart des autres commissions parlementaires, n’avait pas eu droit à la moindre couverture de ce genre avant la présentation de Jacques Girard, ni après son passage ! Dans les faits, l’argument du
droit du public à l’information a surtout servi à tenter de combattre une taxe de
vente qui risquait de faire chuter encore le tirage des publications de Quebecor,
comme l’avait fait la taxe sur les produits et services du fédéral (TPS). La visée
était parfaitement compatible avec les convictions profondes de Pierre Péladeau,
même si les arguments invoqués — dont l’argument du droit du public à
l’information et la nécessité de garder la culture et les arts accessibles au public
— relevaient davantage des convictions liées aux responsabilités sociales des médias, lesquelles sont contraires aux convictions du fondateur de l’empire Quebecor. Pas surprenant que le gouvernement du Québec n’ait pas été convaincu. Les
avocats de Quebecor ont également (mais vainement) usé de l’argument du droit
du public à l’information devant la justice dans le but de permettre à des photographes d’assister au mariage de Céline Dion et René Angelil, en décembre
1994...
J’ajouterai, finalement, que les journalistes doivent assumer leurs différentes
responsabilités et devoirs dans le respect des lois de leur société et des droits et
libertés de leurs concitoyens. C’est ici que tout se complique, évidemment !
M.-François Bernier, Les planqués. Le journalisme victime des journalistes. (1995) 37
Les planqués.
Le journalisme victime des journalistes.
Première partie. D’où vient la légitimité du journalisme ?
V
Éthique et déontologie
Retour à la table des matières
En procédant à la reconstruction du processus de légitimation du journalisme,
on ne peut pas ignorer les aspects éthiques et déontologiques de la profession,
puisque c’est nécessairement à travers ces considérations que se concrétisent quotidiennement les libertés et responsabilités professionnelles.
C’est à l’aune des principes éthiques et des règles déontologiques qu’on peut
évaluer la pertinence de recourir ou non à certaines méthodes douteuses de collecte d’informations (caméras cachées, fausse identité, vols de documents) et de diffusion de ces informations (simulations, mises en scène, mensonges). C’est également en se référant à l’éthique et à la déontologie qu’on doit évaluer s’il est pertinent, et justifié le cas échéant, de s’ingérer dans la vie privée de personnalités
publiques comme dans celle des citoyens ordinaires, ces derniers ne devant ce
qualificatif qu’à leur condition d’individus anonymes plongés au milieu d’un
océan médiatique (mais rêvant souvent qu’on reconnaisse leur singularité pour en
faire un grand moment médiatique qui, enfin, les révélerait réellement à leur entourage qui en aurait bien entendu le souffle coupé !).
M.-François Bernier, Les planqués. Le journalisme victime des journalistes. (1995) 38
Le respect des responsabilités professionnelles commande une analyse ou une
réflexion s’inspirant obligatoirement de principes éthiques et de règles déontologiques. Mais ces principes et règles n’auraient pu être élaborés si, à l’origine, il
avait été impossible de s’entendre sur certaines responsabilités professionnelles
incontournables. Ces responsabilités évoquent quant à elles des valeurs morales,
même si cela n’est pas souvent reconnu par les journalistes qui croient naïvement
que leur métier est constitué de comportements et choix objectifs n’ayant rien à
voir avec quelque norme morale que ce soit. Comme si adhérer fortement à la
vérité, et, par conséquent, dénoncer le mensonge, à l’honnêteté, et démasquer
imposteurs et charlatans, et à l’impartialité, et refuser de servir des intérêts particuliers au détriment de l’intérêt public, n’était pas une position morale, alors que
ce n’est que cela !
On comprend assez facilement l’importance que revêtent l’éthique et la déontologie professionnelles dans le processus de légitimation du journalisme, et les
journalistes ne peuvent s’en éloigner sans risquer de miner leur légitimité professionnelle, et ce sans parler de leur crédibilité auprès de leurs pairs, de leurs sources d’information et du public, dans la mesure où ce dernier est informé des dérapages éthiques et déontologiques de ceux qui, je le rappelle, sont ses représentants. Il faut distinguer la morale de l’éthique et de la déontologie. En fait, il y a
plus de similitudes entre la morale et la déontologie qu’entre ces deux notions et
l’éthique.
La morale est un ensemble de règles de conduite acceptées et reconnues
comme capables de favoriser une certaine cohésion indispensable à la vie de
groupe. Cette morale comporte des permissions et des interdits, ces derniers, on
l’a malheureusement vu depuis des siècles, n’étant pas toujours respectueux de
l’autonomie des individus ni de leur liberté d’agir et de s’exprimer, même lorsque
cela ne porte pas directement atteinte aux intérêts de leurs semblables. La morale
prescrit des conduites typiques et il n’est pas rare de voir ses fervents partisans
décourager toute velléité de les remettre en question, d’en examiner les fondements comme les conséquences. La morale est en définitive la sédimentation de
certaines valeurs morales privilégiées par rapport à d’autres, pour des raisons qui
ne sont pas toujours très claires du reste, et au terme d’un processus de réflexion
qui s’est souvent déroulé à huis clos, dans les officines d’un quelconque lieu de
M.-François Bernier, Les planqués. Le journalisme victime des journalistes. (1995) 39
pouvoir spirituel, de préférence à Rome. Il faut constater combien l’Église catholique demeure rigide et inflexible sur les questions d’avortement ou de prêtrise
des femmes pour voir ce que représente la morale, c’est-à-dire la pétrification
injustifiée d’une hiérarchie de valeurs que certains s’entêtent à préserver des
changements sociaux et intellectuels des derniers siècles !
Il en va sensiblement de même avec la déontologie professionnelle ; un groupe d’individus occupant certaines fonctions sociales, jouissant des libertés et des
responsabilités associées à ces fonctions, décident de se donner un ensemble de
règles de conduite, une morale professionnelle en quelque sorte. Ces règles ne
sont pas aléatoires. Au contraire, elles doivent refléter les objectifs légitimes de la
profession et les moyens acceptables de les atteindre eu égard aux valeurs morales
dominantes de la société. Ces règles doivent être compatibles avec la rhétorique
qui veut favoriser le processus de légitimation de la profession et s’attacher, par
exemple, à la protection du public, au respect de la vie privée ou au service de
l’intérêt public. Étant la codification de comportements basée sur une hiérarchie
de valeurs, la déontologie peut aussi tendre vers l’immobilisme ou la rigidité si on
refuse de la remettre en question.
Quant à l’éthique, il s’agit fondamentalement d’un processus volontaire de réflexion qui permet, de façon rationnelle, d’évaluer les conduites humaines acceptables en regard de valeurs morales qu’on aura pris le soin de hiérarchiser, afin de
déterminer lesquelles doivent être privilégiées compte tenu des situations. Ces
valeurs sont des contraintes intellectuelles qui s’imposent à la réflexion, sans
commander des automatismes comportementaux. L’éthique est délibération. Elle
est mouvante sans être relativiste, c’est-à-dire que les valeurs morales n’y perdent
pas toute pertinence en fonction des caprices de l’heure, des intérêts immédiats,
des gains matériels et stratégiques possibles. Mais ces valeurs morales peuvent
faire l’objet de critiques, de remises en question, si leur caractère néfaste insoupçonné se révèle après une période de mûrissement, ou si les conditions de vie
changent au point d’inverser certaines perspectives. On l’a constaté en bioéthique,
par exemple ; l’euthanasie autrefois honnie s’est retrouvée au centre de débats
importants parce que les « progrès » de la médecine ont eu pour conséquence de
rendre possible la vie végétative de l’humain, parfois condamné à un coma pouvant durer plusieurs années.
M.-François Bernier, Les planqués. Le journalisme victime des journalistes. (1995) 40
La condition essentielle de toute réflexion éthique est le souci de l’autre, des
conséquences de nos actes surtout, souci dont l’importance peut varier d’une situation à l’autre, mais qui doit toujours se manifester. Cela n’est pas toujours le
cas de la morale ou de la déontologie, pour lesquelles les impératifs du devoir
l’emporteront presque toujours sur l’évaluation raisonnable des conséquences
néfastes pour autrui.
Par ailleurs, c’est le raisonnement éthique qui se trouve en amont de la morale
et de la déontologie. C’est par ce genre de réflexion que des conduites sociales et
professionnelles ont été fixées dans le temps et admises comme immuables, malheureusement. La plupart des conduites sociales et professionnelles jugées souhaitables ne sont pas dénuées d’un fondement qui dérive d’une telle réflexion rationnelle. Mais bien souvent, ce travail intellectuel a été relégué aux oubliettes, pétrifié, sacralisé au point qu’il est tout à fait impensable d’y revenir. Il est plus facile
et plus rassurant pour les hommes et les institutions d’imposer des conduites strictes et stables que d’inviter tout un chacun à remettre continuellement en question
les conduites fixées. Il faut pourtant ébranler les colonnes du temple déontologique — pour me limiter à mon propos journalistique, je laisse de côté la question
de la morale — et réintroduire l’éthique en aval de la déontologie afin de soumettre régulièrement les règles de la conduite professionnelle à une évaluation critique qui permette de cerner les objectifs et les valeurs morales qu’on souhaite
substituer aux pratiques coutumières, le cas échéant. Il ne faut pas laisser se pétrifier des normes de conduite qui ont pu être considérées comme souhaitables et
légitimes au terme d’un raisonnement éthique éloigné dans le temps, mais qui se
révèlent inadaptées à certaines situations.
Il est important de sensibiliser les journalistes aux processus de réflexion
ayant conduit aux principales règles déontologiques de leur profession, de leur
apprendre à penser leur profession afin qu’ils puissent recourir à ce procédé lorsqu’ils se trouveront en face de situations concrètes échappant de façon ponctuelle
à toutes les règles déontologiques, règles qui peuvent devenir aberrantes dans
certains contextes.
M.-François Bernier, Les planqués. Le journalisme victime des journalistes. (1995) 41
Par exemple, en science, certaines conditions sont nécessaires pour que l’on
puisse parler d’une véritable théorie. Une condition essentielle est celle que Karl
Popper a nommée « falsification » ; mais qui peut tout aussi bien être désignée par
le terme réfutation 15 . Une théorie, une proposition ou une hypothèse ne doivent
pas être générales au point qu’ il devient impossible de démontrer qu’elles puissent être fausses, sinon on sombre dans le flou, en ce sens qu’on pourra toujours
trouver un argument semblant valider la théorie et l’immuniser contre la critique.
Il faut donc que les théories, propositions ou hypothèses soient formulées clairement et précisément, de manière à permettre leur réfutation dans certaines conditions, sinon on peut leur faire dire n’importe quoi et son contraire. Il en va de
même pour les règles déontologiques qui doivent être claires afin de guider avec
une certaine rigueur l’action des journalistes dans un ensemble de situations typiques et quotidiennes. Mais on ne peut espérer que ces règles couvrent l’ensemble
des cas possibles, à moins de les rendre floues à souhait, si bien que des esprits
tordus pourraient se convaincre qu’elles permettent les pratiques professionnelles
qu’elles interdisent à l’évidence d’une première lecture. Il faut, au contraire,
qu’une règle déontologique soit réfutable, au sens où elle devient en quelque sorte
invalide ou aberrante dans certaines situations.
Il ne faut surtout pas abandonner le journaliste qui fait face à de telles situations aberrantes. Au contraire, il faut lui fournir les éléments de réflexion qui lui
permettront de prendre une décision rationnelle et respectueuse des valeurs et
principes de sa profession. C’est exactement la fonction des critères qui doivent
être associés aux règles déontologiques. Ces critères de réflexion sont valides
aussi bien dans les situations quotidiennes et typiques que dans les situations exceptionnelles et atypiques.
En indiquant aux journalistes les valeurs et les finalités qui sous-tendent les
règles déontologiques, ceux-ci pourront s’en servir afin d’adapter leur conduite
advenant des circonstances exceptionnelles. Il leur sera loisible de privilégier une
valeur par rapport à une autre, en fonction des objectifs qu’ils visent (servir
l’intérêt public, protéger la vie privée, respecter l’autonomie des sources
15 Raymond Boudon, L’art de se persuader des idées douteuses, fragiles ou
fausses, Paris, Fayard, coll. « Points essais », no 242, 1990, p. 129.
M.-François Bernier, Les planqués. Le journalisme victime des journalistes. (1995) 42
d’information en ne les piégeant pas, etc.) et, surtout, d’être conscients de ce
choix moral au lieu de faire preuve d’impressionnisme ou de subjectivisme débridé.
C’est exactement dans cet esprit et en raison de ces convictions que j’ai suggéré ailleurs 16 des critères de réflexion pour aider les journalistes qui ont à résoudre des dilemmes moraux dans l’exercice de leur profession. C’est toujours en
raison de cette nécessité de soumettre continuellement la déontologie à la réflexion éthique que j’ai travaillé à l’élaboration d’un projet de code de déontologie pour la Fédération professionnelle des journalistes du Québec : en soumettant
une première version comprenant des règles déontologiques, des considérations
théoriques résumant les fondements de ces règles et des critères de réflexion afin
que les journalistes puissent prendre des décisions rationnelles, respectueuses des
valeurs et principes privilégiés par leur morale professionnelle et non en fonction
de leurs caprices ou d’intérêts personnels.
Mais c’était déjà trop en demander à certains qui préfèrent tirer profit du vide
déontologique existant et cumuler des fonctions incompatibles de journaliste et de
communicateur ou qui désirent continuer à recourir aux microphones dissimulés
et aux caméras cachées pour envahir sans motif d’intérêt public légitime la vie
privée des gens. Ces individus n’hésitent généralement pas à exiger la plus grande
probité professionnelle de la part des autres acteurs sociaux, mais sont dramatiquement indulgents quant à leurs propres normes de conduite.
Les journalistes ont toujours le fardeau de la preuve quand ils décident de déroger aux règles déontologiques reconnues. Être en mesure de démontrer qu’un
écart est compatible avec les principes éthiques reconnus est une nécessité. C’est
ce qui distingue la dérogation déontologique pour motifs éthiques raisonnables et
légitimes — à des fins d’intérêt public notamment — de la transgression déontologique dont la finalité est foncièrement personnelle et égoïste et sert d’abord et
avant tout des intérêts particuliers d’individus, d’entreprises ou de groupes
d’intérêt. Les planqués sont des spécialistes de la transgression déontologique.
16 Voir Marc-François Bernier, Éthique et déontologie du journalisme, Sainte-
Foy, Presses de l’Université Laval, 1994.
M.-François Bernier, Les planqués. Le journalisme victime des journalistes. (1995) 43
Pour eux, la déontologie est essentiellement une contrainte à ce qu’ils estiment
être leur liberté professionnelle.
Il y a donc tout un monde entre l’éthique, d’une part, et le couple moraledéontologie, d’autre part. Pourtant, la confusion est tenace au sein de l’univers
journalistique. Par ignorance d’abord, mais aussi par un souci stratégique qui se
mêle le plus souvent à l’ignorance, certains journalistes — qu’ils soient syndiqués, pigistes ou cadres, célèbres ou anonymes — considèrent qu’il est rentable
d’entretenir cette confusion afin de rejeter en bloc toute tentative d’énoncer des
règles déontologiques claires, fondées sur une réflexion éthique rigoureuse.
Refuser qu’on leur impose, moralement ou autrement, des règles de conduite à
partir desquelles il serait possible de constater l’écart réel qui sépare leurs propres
conduites des normes déontologiques de la profession est encore la meilleure façon qu’ont trouvée certains journalistes pour contourner un autre élément essentiel du processus de légitimation de leur profession, l’imputabilité professionnelle.
M.-François Bernier, Les planqués. Le journalisme victime des journalistes. (1995) 44
Les planqués.
Le journalisme victime des journalistes.
Première partie. D’où vient la légitimité du journalisme ?
VI
L’imputabilité
Retour à la table des matières
On ne peut pas affirmer impunément une chose et son contraire. Si les mots
ont un ou quelques sens déterminés, sur lesquels il est possible de faire consensus
comme en témoignent dictionnaires et encyclopédies, on doit en tenir compte
lorsqu’on les utilise. Les mots renvoient à l’exigence de la cohérence en ce qui
concerne les comportements de ceux qui les emploient.
En s’affirmant représentants du public, c’est-à-dire en soutenant qu’ils jouent
auprès de diverses instances un rôle que leur ont assigné les citoyens, les journalistes ne peuvent se limiter à parcourir seulement la moitié du chemin qu’ils empruntent. Ils ne peuvent pas simplement aller des citoyens vers les détenteurs de
pouvoirs, au nom des premiers, y remplir leurs tâches — chercher la vérité
d’intérêt public et la diffuser au plus grand nombre — sans jamais revenir vers
ceux qui les ont délégués pour rendre compte des actes et des gestes accomplis en
leur nom.
Que les journalistes exigent des autres qu’ils rendent des comptes requiert
qu’eux-mêmes se justifient face à ceux qui les délèguent, aux citoyens qui ont
M.-François Bernier, Les planqués. Le journalisme victime des journalistes. (1995) 45
pleinement le droit de pouvoir juger en connaissance de cause la qualité du travail
et des comportements de ceux qui agissent à leur place et en leur nom.
Mais les journalistes sont beaucoup plus enclins à s’expliquer auprès de leurs
sources d’information qu’auprès de leur source de légitimité. Si bien qu’on peut
dire que le public ne revêt souvent qu’une importance stratégique pour les journalistes ; ils n’hésitent pas à s’en servir comme un argument qu’ils agitent lorsque
vient le temps de faire pression auprès des acteurs sociaux qui refusent de rendre
des comptes et de s’expliquer publiquement. Il faut reconnaître que, dans leur
travail quotidien, les journalistes ont affaire à des groupes d’individus qu’ils rencontrent ou questionnent plus ou moins régulièrement, si bien que s’établit de
façon toute naturelle un réseau de sources d’information qui est crucial dans le
processus de collecte d’informations. C’est avec ces sources que les journalistes
doivent négocier continuellement en vue de leur soutirer les informations qu’ils
jugent importantes pour le public qu’ils représentent, même si ce dernier est souvent absent de leurs préoccupations respectives. Les journalistes sont surtout intéressés à obtenir l’information qui leur permettra de produire les comptes rendus
qu’exige leur employeur, alors que leurs sources cherchent souvent la publicité et
la notoriété de leur personne et de leurs projets, afin d’en tirer ultérieurement profit auprès d’autres acteurs sociaux (bailleurs de fonds, électeurs, premier ministre,
etc.).
Dans le processus de négociation, les journalistes argumentent avec leurs informateurs et s’en remettent parfois au jugement du public lorsque tel acteur refuse de rendre des comptes, en publiant le refus par exemple, comme l’a observé
Charron 17 . Ces rapports de négociations ont pour effet que les journalistes songent à justifier leurs comportements et leurs décisions surtout auprès de leurs
sources d’information — souvent les premières concernées du reste — et non
auprès de leur source de légitimité qu’est le public, puisqu’ils n’ont pas à négocier
sur une base quotidienne et directe avec ce dernier.
Omettant leur devoir d’imputabilité mais insistant foncièrement sur celui des
autres, les journalistes ont une concepion la plus souvent sélective et tronquée de
17 Jean Charron, La production de l’actualité, Montréal, Boréal, 1994.
M.-François Bernier, Les planqués. Le journalisme victime des journalistes. (1995) 46
ce qu’est réellement l’imputabilité. Elle s’appliquerait en premier lieu aux représentants élus, puis aux représentants des corps intermédiaires, des professions, des
associations diverses, bref à tous ceux qui jouent un rôle social quelconque. Mais
eux y échapperaient comme par enchantement.
Il va cependant de soi que cette conception de l’acteur social donc acteur
soumis au principe de l’imputabilité s’applique tout à fait à la profession de journaliste, qui, on ne peut le nier, détient un important pouvoir social, notamment
celui d’influencer, sinon de construire de toutes pièces pour certains événements,
ce qu’on nomme l’opinion publique.
Pourtant, dans les faits, c’est la règle du double standard qui caractérise les
journalistes en matière d’imputabilité : ils demandent à tous les acteurs sociaux
autres que ceux de leur confrérie de rendre des comptes au public, lequel a droit à
l’information, insistent-ils. Mais la plèbe n’aurait visiblement pas un même droit à
l’information en ce qui concerne ceux qui l’informent, car les scribes gardent à
l’endroit du journalisme un mutisme douteux. Il s’agit d’un silence stratégique qui
ne peut que favoriser leur autonomie professionnelle — avantageusement confondue avec la liberté de presse et d’expression — en cachant au bon peuple la longue liste des égarements, des aberrations, conflits d’intérêts et fautes professionnelles qui pourraient conduire l’instance légitimatrice — le public — à exiger
l’imposition de normes professionnelles et légales plus serrées afin de mieux protéger son droit à une information de qualité — impartiale, honnête et complète —
contre de tels comportements contraires aux normes journalistiques et aux clauses
du contrat social.
Il est indéniable que le public, qui est la source de légitimité du journalisme
dont tirent profit les journalistes, doit être en mesure de juger, pour l’accepter ou
le critiquer, le travail journalistique fait en son nom. La condition essentielle de
cette appréciation, mais non la seule, est que le public soit informé à propos de ses
informateurs. Il faut que l’auteur de la légitimation puisse surveiller les acteurs de
la légitimation. La connaissance de faits précis est le matériau indispensable à
partir duquel on peut poser un jugement éclairé. Sans cette connaissance, il ne
peut y avoir que palabres inutiles, récriminations creuses et critiques aux fonde-
M.-François Bernier, Les planqués. Le journalisme victime des journalistes. (1995) 47
ments fragiles, ce qui, finalement, fait bien l’affaire de la profession qui peut ainsi
faire fi de tout ce qu’on pourrait lui reprocher.
Il faut par ailleurs s’attaquer à un argument fallacieux qui a la vie dure, et tenter de le détruire définitivement. Il s’agit de celui qui veut que les journalistes et
les médias renouvellent chaque jour leur légitimité par le biais de ceux qui achètent le journal, qui écoutent la station de radio ou de télévision. On peut sans doute affirmer qu’en agissant de la sorte le public accorde une certaine crédibilité aux
journalistes — sinon à quoi bon s’intéresser au fruit de leur travail ? — encore
que cette crédibilité soit parfois vacillante si on s’en remet aux nombreux sondages d’opinion publique qui ont été consacrés à cette notion. Au Québec, tout
comme aux États-Unis et en France, on obtient le plus souvent des réponses partagées quand on demande au public son évaluation de la crédibilité des informations diffusées par les journalistes et les médias, car l’impartialité de ces groupes
est souvent remise en question.
La légitimité que le public reconnaît aux journalistes découle davantage de
l’ignorance que du consentement éclairé. Pour consentir, encore faut-il savoir à
quoi on consent, ce qui n’est pas tout à fait le cas du journalisme dont on ne peut
voir que les résultats finaux (comptes rendus, reportages, etc.), mais jamais ou très
rarement les méthodes employées pour y parvenir (fausses identités, simulations,
ingérence dans la vie privée, etc.). Le public est mis en présence du fruit du travail
journalistique, mais très rarement les journalistes expliquent ou justifient les
moyens employés pour en arriver là. Et le public ne peut compter sur les autres
journalistes pour les lui révéler, car la caste a l’indignation sélective et n’estime
pas que les méthodes de travail de ses membres sont d’intérêt public. Ainsi entend-on les journalistes se dénoncer les uns les autres, en cercle fermé, voire à
huis clos, en faisant valoir tel conflit d’intérêts, tel manque de rigueur, telle manifestation évidente et honteuse de parti pris, etc. Mais jamais ces égarements professionnels ne sont portés à l’attention du public qui ne peut qu’accorder un
consentement aveugle au travail journalistique.
Un consentement éclairé devrait se fonder minimalement sur la connaissance
de deux types de pratiques journalistiques : celles qui ont donné lieu à des comptes rendus et des reportages, et celles qui concernent l’occultation ou la censure de
M.-François Bernier, Les planqués. Le journalisme victime des journalistes. (1995) 48
faits importants pour diverses raisons, dont les raisons qui ont peu à voir avec le
service exclusif de l’intérêt public. Sans cette connaissance, le public n’est pas en
mesure d’évaluer la loyauté des journalistes à son endroit.
S’ils étalent quotidiennement, au grand jour, les pratiques douteuses des autres
professions, les journalistes omettent de faire la lumière sur la leur. On ne peut
donc parler de consentement éclairé du public. Et on saisit bien toute l’importance
d’un des critères éthiques suggérés par bon nombre d’auteurs nord-américains,
soit le « test de la publicité », qui force le journaliste désirant recourir à diverses
pratiques contraires à la déontologie professionnelle — fausse identité, acceptation de cadeaux et de gratifications, simulations, etc. — à se demander s’il sera en
mesure d’en informer le public dans le cadre de ses comptes rendus, sans que cela
ne discrédite son travail. Voilà un questionnement éthique qui réintroduit la notion d’imputabilité dans le champ de la conscience du professionnel.
Démonstration est faite de la fragilité de l’argument voulant que le public renouvelle chaque jour sa confiance envers les journalistes et les médias, puisqu’il
lui est impossible de le faire en toute connaissance de cause, de façon éclairée. Et
même dans ce contexte, où il est tenu dans l’ignorance à propos de ceux qui
l’informent, le public témoigne d’une méfiance assez grande à l’endroit des journalistes, comme le laissent entendre les sondages portant sur la crédibilité de la
presse. Qu’en serait-il de la crédibilité et de la légitimité de la presse si le public
avait régulièrement accès à des informations concernant les journalistes et leurs
méthodes de travail ? Le public « voterait-il » encore chaque jour en leur faveur
s’il était éclairé ?
Crédibilité et légitimité sont des notions différentes, ce qu’on peut illustrer en
considérant le cas des conflits d’intérêts, par exemple. Sur ce chapitre, la règle
déontologique dominante en Occident est que les journalistes doivent éviter les
situations de conflit d’intérêts et d’apparence de conflit d’intérêts. Une apparence
de conflit d’intérêts devrait en principe inciter à une analyse plus rigoureuse de la
situation en cause afin de déterminer si la possibilité d’un tel conflit existe réellement ou si les apparences sont trompeuses. S’il existe réellement un conflit, tant
la crédibilité du journaliste que sa légitimité se trouvent mises en jeu, une telle
situation étant contraire à l’esprit du contrat social. S’il n’y a qu’apparence de
M.-François Bernier, Les planqués. Le journalisme victime des journalistes. (1995) 49
conflit d’intérêts, on peut soutenir que seule la crédibilité est mise en jeu, dans un
premier temps. La légitimité peut à son tour être affaiblie à long terme si les apparences s’imposent de façon répétitive, au point de prendre la place de la réalité des
faits dans l’opinion publique et devenir un fait social en soi.
Je m’intéresse au processus de légitimation du journalisme, de sa genèse et de
ce qui le menace. Si le journalisme a encore une légitimité certaine, celle-ci n’est
pas absolue et doit être préservée, au même titre que les espèces biologiques en
voie d’extinction jouissent de mesures de protection. La légitimité du journalisme
doit être mise à l’abri des égarements individuels et de groupes, égarements qui ne
peuvent que nuire au processus de légitimation en faisant dévier les éléments et
les interactions du système de leur finalité. Cette protection doit cependant être
modérée et raisonnable, ce qui exclut toute chasse aux sorcières et tout procès
d’intention.
L’imputabilité professionnelle est un élément clé de ce processus de légitimation. D’elle relève l’aptitude du public à juger en connaissance de cause de la capacité des entreprises de presse et des journalistes à assumer de façon compétente
les responsabilités liées au contrat social, à leur représentativité ainsi qu’au respect des principes éthiques et règles déontologiques faisant l’objet de consensus.
Il faut le dire, un consensus existe bel et bien sur certains points, puisqu’une douzaine de règles déontologiques se retrouvent dans la majorité des codes de déontologie qui existent en Occident, énoncées différemment mais valorisant les mêmes
conduites professionnelles.
Or au moment où les sociétés exigent de plus en plus de comptes publics des
policiers, médecins, juges, ingénieurs, députés ou prêtres, pour ne citer que ceuxlà parmi tant d’autres acteurs sociaux influents soumis à la surveillance médiatique, il devient carrément anachronique et franchement inéquitable de s’accrocher
à des privilèges et excès historiques comme à une bouée de sauvetage. Le journalisme a ceci de particulier qu’il n’a pas eu besoin de se constituer en corporation
professionnelle pour devenir victime d’une des caractéristiques les plus haïssables
et les plus critiquées : le corporatisme, qui consiste à passer systématiquement
sous silence, démentir, temporiser, minimiser, voire nier ou, pire, justifier les fautes professionnelles de ses planqués.
M.-François Bernier, Les planqués. Le journalisme victime des journalistes. (1995) 50
Lorsque divers groupes d’acteurs sociaux adoptent de telles stratégies de défense de leur cercle professionnel ou politique, on peut toujours compter sur la
caste journalistique pour faire rapport, analyser, commenter et dénoncer. Les
journalistes mettent ainsi bien en évidence leur conviction profonde que le fait
social n’est pas automatiquement une norme sociale, comme l’a soutenu Debray
dans un autre contexte 18 , et qu’il ne faut pas accepter n’importe quelle pratique
sous le seul prétexte de son existence. Mais lorsque c’est la caste journalistique
qui recourt à de telles stratégies, à qui faut-il s’en remettre pour soumettre ce fait
social aux différents genres journalistiques que sont le compte rendu, le commentaire, le billet, l’éditorial ou l’enquête ? Pour empêcher que la pratique douteuse
ne s’institue sournoisement en norme ?
Et si un journaliste adopte une telle attitude critique à l’égard de ses pairs, ces
derniers n’y voient pas un travail journalistique normal et justifiable quant au
fond. Pas du tout ! Ils crient immédiatement à la chasse aux sorcières. Quelle misère pour l’intelligence que de devoir faire face à autant de mauvaise foi, de double standard et d’incohérence intellectuelle à la fois !
Mais ne reculons pas devant l’obstacle, aussi déprimant soit-il. La dernière
partie de l’ouvrage proposera la création ou le renforcement d’une panoplie de
moyens raisonnables et modérés visant à instaurer une réelle imputabilité journalistique, avec pour double objectif de protéger le public contre les pratiques professionnelles néfastes et inutiles sur le plan de l’intérêt public et d’assurer
l’intégrité du processus de légitimation du journalisme. Le public a un grand rôle
à jouer dans cette stratégie qui cherche à contrer la dérive déontologique dont on
aura plusieurs exemples concrets et réels dans la deuxième partie.
18 Régis Debray, L’État séducteur. Les révolutions médiologiques du pouvoir,
Paris, Gallimard, 1993, p. 83.
M.-François Bernier, Les planqués. Le journalisme victime des journalistes. (1995) 51
Les planqués.
Le journalisme victime des journalistes.
Première partie. D’où vient la légitimité du journalisme ?
VII
La légitimation au travail
Retour à la table des matières
La légitimité du journalisme dérive d’un processus de légitimation. C’est sa
force, mais aussi sa faiblesse. Plusieurs éléments contribuent à conférer au journalisme son statut légitime ; mais que s’installent des déviations ou des dysfonctionnements dans le système et on pourra à juste titre remettre en question les prétentions journalistiques selon lesquelles la profession serait dépositaire d’un consentement social qui habilite les journalistes à exiger, au nom des citoyens, que des
acteurs sociaux rendent des comptes publics.
Les acteurs sociaux, qu’ils soient élus ou non, ont la liberté de refuser de se
soumettre au joug et à l’arbitraire journalistiques lorsqu’il est évident que les
journalistes en cause ne respectent pas les principales clauses du contrat social. Je
conçois facilement qu’un député refuserait de répondre aux questions d’un courriériste parlementaire qui serait manifestement dévoué au parti au pouvoir tout en
déclarant être impartial et servir exclusivement l’intérêt public.
Ultimement, c’est dans la reconnaissance du journaliste, de sa fonction sociale
et de ses normes professionnelles par l’ensemble des autres acteurs sociaux et des
citoyens que réside la légitimité de ce professionnel de l’information. Cette re-
M.-François Bernier, Les planqués. Le journalisme victime des journalistes. (1995) 52
connaissance repose sur des faits aussi bien que sur des convictions subjectives.
Elle est d’autant plus solide que les faits et les convictions sont compatibles avec
les prétentions morales, éthiques et déontologiques qui hantent la rhétorique professionnelle érigée principalement sur l’intérêt public, la responsabilité, la vérité,
l’impartialité, l’honnêteté et la rigueur.
La « preuve » que la légitimité du journaliste repose très peu sur son devoir
d’informer mais fortement sur son obligation de le faire dans le souci de l’intérêt
public — avec ce que cela comporte comme attitudes, soit impartialité, vérité,
honnêteté, etc. — est que les relationnistes et les communicateurs de tous ordres,
qui ont également un devoir de diffuser des informations, n’ont pas cette reconnaissance sociale qui leur permettrait de solliciter, voire d’exiger, des entrevues et
des comptes publics auprès des acteurs de la société. Le fait que les communicateurs soient au service de clients et d’intérêts particuliers, et qu’au bénéfice de
ceux-ci ils se livrent à des activités de communication, les disqualifie du même
coup en regard de la légitimité sociale qui caractérise le journalisme. Il va de soi
que les journalistes conserveront la reconnaissance et les avantages liés à cette
légitimité dans la mesure où ils sauront préserver le processus de légitimation de
leur profession. D’où la nécessité de le défendre, non seulement contre les tentations marchandes que sont, entre autres, le sensationnalisme, la dramatisation, les
pratiques trompeuses ou le manque de rigueur, mais aussi contre les tentations
égoïstes que sont les conflits d’intérêts ou le militantisme, pour ne nommer que
les plus importantes.
C’est pourquoi je me suis toujours opposé à ce que le projet de code de déontologie de la Fédération professionnelle des journalistes du Québec soit travesti
pour répondre aux intérêts particuliers des journalistes pigistes qui cumulent des
fonctions de communicateurs au service d’intérêts particuliers. Le cumul de ces
fonctions chez le même individu est foncièrement incompatible et contradictoire :
on ne peut servir à la fois l’intérêt général et l’intérêt particulier, bien qu’il soit
justifié que certains acteurs sociaux s’occupent de l’intérêt général et que d’autres
se chargent d’intérêts particuliers. Aussi vrai qu’on ne peut être simultanément
procureur de la Couronne et avocat de la défense, on ne peut légitimement pas
être journaliste et communicateur. C’est du reste ce que reconnaissent la plupart
des planqués qui cachent le fait qu’ils cumulent ces deux fonctions, ou se replient
M.-François Bernier, Les planqués. Le journalisme victime des journalistes. (1995) 53
uniquement sur l’argument économique (arrondir les fins de mois, subsister, etc.)
pour tenter de faire accepter par la profession ce statut indéfendable sur les plans
de l’éthique et de la déontologie professionnelles. C’est principalement en raison
d’un souci corporatiste de préserver intégralement son membership éclaté que la
Fédération « professionnelle » des journalistes du Québec sera toujours tentée
d’accepter en son sein les journalistes-communicateurs. Choisir délibérément le
sentier de la compromission déontologique n’empêchera certainement pas ses
futurs dirigeants de parler haut et fort pour la qualité de l’information... quand les
autres acteurs sociaux la menaceront, tout en acceptant qu’elle soit bafouée par
ses propres membres.
Le processus de légitimation s’articule autour des concepts clés déjà abordés.
Le schéma suivant met en évidence les interrelations réelles et essentielles entre
ces concepts, car le rejet de l’un ou l’autre affaiblit l’ensemble, à long terme surtout. L’effet observable à court et à moyen terme est notamment le déclin de la
crédibilité des journalistes dans l’opinion publique. Il faut voir la crédibilité
comme un indice de légitimité parmi plusieurs. On peut s’inquiéter de ses fluctuations, mais surtout tenter de voir comment elles se répercutent sur la légitimité du
journalisme.
L’élément dominant du processus est certes le contrat social. Sans lui, il devient impossible d’aborder le thème de la légitimité du journalisme, laquelle dépend d’un consentement social minimal. Sans lui, pas de principe de représentativité non plus. Le contrat social renvoie à son tour aux notions de libertés et responsabilités de la presse, desquelles dérivent les droits et les devoirs qui permettent aux journalistes de respecter les clauses du contrat social et d’être de dignes
représentants des citoyens. Ces libertés et responsabilités doivent être assumées
de façon rationnelle, en fonction des valeurs sociales et professionnelles reconnues.
Ce qui nous conduit aux concepts d’éthique et de déontologie du journalisme,
grâce auxquels on peut justifier aussi bien des pratiques professionnelles courantes en regard de valeurs reconnues et de finalités avouées de la profession (servir
l’intérêt public, par exemple) que des pratiques marginales, contraires aux règles
déontologiques, dans la mesure où les valeurs sociales et les finalités profession-
M.-François Bernier, Les planqués. Le journalisme victime des journalistes. (1995) 54
nelles demeurent bien servies. Comme le montre la figure 1, les préoccupations
éthiques et les règles déontologiques renvoient d’abord à des valeurs et à des
principes moraux ou philosophiques. Ceux-ci inspirent divers mécanismes de
contre-rôle, les principaux étant les codes de déontologie, les ombudsmans et les
conseils de presse. Ces mécanismes assurent en principe le contrôle ou la régulation des pratiques professionnelles et peuvent conduire à des sanctions de diverses
natures, lorsque la protection du public est une préoccupation réelle de la profession. On peut parler ici d’imputabilité restreinte.
C’est également afin de s’assurer que le public et les sources d’information ne
seront pas victimes de pratiques professionnelles aussi condamnables qu’inutiles
qu’intervient un autre élément essentiel du processus de légitimation, soit
l’imputabilité générale, qui impose aux journalistes de rendre eux aussi des comptes au public concernant leurs pratiques, leurs attitudes, leurs décisions et les
conséquences néfastes qu’elles ont pu avoir. Du reste, l’imputabilité est intimement liée à la notion de représentativité puisque les mandants — les citoyens —
ont un intérêt légitime et rationnel à être tenus informés des comportements que
les journalistes adoptent en leur nom. L’imputabilité est un instrument essentiel
pour combattre la fausse représentation. Elle permet au public d’exercer la fonction de contre-rôle, exercice qui peut aboutir à différentes formes de sanctions, en
fonction des attentes légitimes du public.
Tandis que les sanctions professionnelles peuvent aller de la réprimande morale, privée ou publique, à la suspension temporaire ou permanente, les sanctions
publiques prennent principalement les formes suivantes : lettres ouvertes, plaintes
écrites ou orales adressées aux responsables des salles de rédaction, aux journalistes eux-mêmes ou aux instances chargées de faire respecter l’éthique et la déontologie professionnelles (ombudsman, conseils de presse, etc.), désaffections morale
(perte de crédibilité) ou économique (perte de clientèle) ou, pour les plus fortunés
du public, recours aux procédures judiciaires.
M.-François Bernier, Les planqués. Le journalisme victime des journalistes. (1995) 55
FIGURE 1
Processus de légitimation du journalisme
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M.-François Bernier, Les planqués. Le journalisme victime des journalistes. (1995) 56
Le processus de légitimation de la presse se déroule quotidiennement. Comme
tout système ouvert sur son environnement, il est capable d’écarts importants
avant de se retrouver en situation périlleuse. Or écarts et dérèglements peuvent se
multiplier si une des dimensions du processus est pervertie par des paralysies et
des inhibitions des autres dimensions qui ne remplissent plus leur fonction de
régulation. C’est ainsi, par exemple, que les journalistes pourraient continuer à
s’autolégitimer même si un grand nombre de leurs collègues s’écartaient des clauses du contrat social, des principes éthiques et des règles déontologiques de leur
profession, à condition que des inhibitions et des paralysies des mécanismes
d’imputabilité restreinte (à l’intérieur même de la profession) et générale (par le
public) masquent ces dérapages. En somme, si personne ne dénonce rien
d’anormal, si la conspiration du silence est bien entretenue, tous les planqués s’en
tirent à bon compte. Sur le plan matériel, et parfois sur celui de la notoriété médiatique, ils s’en tirent même souvent mieux que leurs collègues intègres qui refusent de servir plusieurs maîtres aux intérêts conflictuels.
Si les journalistes demeurent légitimes dans la pratique, paradoxalement, le
journalisme l’est de moins en moins, car on s’en prend à ses fondements théoriques et il suffira de quelques scandales d’envergure pour que la mauvaise réputation des planqués entache la réputation de leur profession, accréditant les premiers
démagogues venus qui voudront responsabiliser à outrance la presse ; cette dernière devra alors admettre sa culpabilité pour avoir refusé de prendre les moyens
appropriés visant à protéger le public contre les comportements contraires aux
normes et valeurs de la profession.
Il faut pourtant tenter de crever l’abcès et dénoncer les pratiques qui menacent
à terme la légitimité de la presse et l’intérêt public, car que serait la démocratie
sans presse libre et responsable ? Mais il ne faut pas se contenter de dénoncer, il
faut aussi proposer divers mécanismes de contre-rôle afin de protéger le journalisme des journalistes planqués. Ceux-ci ne sont pas propriétaires de la fonction
sociale qu’est le journalisme, pas plus que les juges et les avocats ne le sont de la
justice ; ils en sont les dépositaires et, à ce titre, ont le devoir minimal d’en assurer
la pérennité et l’intégrité afin que les générations futures puissent également tirer
profit du travail de ces acteurs sociaux. On le verra dans la troisième partie de
M.-François Bernier, Les planqués. Le journalisme victime des journalistes. (1995) 57
l’ouvrage, les journalistes ne sont pas les seuls agents sociaux à pouvoir préserver
la légitimité de leur fonction, le public a aussi un rôle important à jouer.
M.-François Bernier, Les planqués. Le journalisme victime des journalistes. (1995) 58
Les planqués.
Le journalisme victime des journalistes.
Deuxième partie
Comment les planqués
minent la légitimité
du journalisme
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M.-François Bernier, Les planqués. Le journalisme victime des journalistes. (1995) 59
Les planqués.
Le journalisme victime des journalistes.
Deuxième partie. Comment les planqués minent la légitimité du journalisme
VIII
La dérive déontologique
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Sans repères fixes, sans phares dans la nuit, l’embarcation dévie de sa route, à
l’insu même de ceux qui s’y trouvent. Il en est ainsi, également, du journaliste qui
ne s’en remet qu’à ses impressions personnelles, à son intuition ou à ce qu’il
nomme son « gros bon sens » pour naviguer à vue sur le flot des événements quotidiens. Sans repères déontologiques et éthiques, le journaliste se condamne au
brouillard opaque et à une dérive déontologique imperceptible. Il faut éviter que
le premier écueil ne soit le début de la justification d’un deuxième, et ainsi de
suite, le journaliste entraînant alors dans son sillage ceux qu’il a mission
d’informer afin qu’ils se rendent à bon port de façon autonome, quand ce ne sont
pas ses sources d’information qui se trouvent lésées par les moyens employés ou
les conséquences inutilement néfastes du travail journalistique.
La dérive déontologique n’est pas toujours imperceptible. Les journalistes qui
la constatent demeurent cependant muets, si bien qu’elle devient l’objet d’un silence stratégique et il faut des événements sortant de l’ordinaire pour que le public en soit avisé. Ces révélations ne sont à peu près jamais le résultat d’initiatives
journalistiques. Une importante pression de l’environnement — divers événements spectaculaires, voire des préoccupations économiques liées à la concurren-
M.-François Bernier, Les planqués. Le journalisme victime des journalistes. (1995) 60
ce entre médias — sera nécessaire pour que le journalisme et ses praticiens fassent l’objet de nouvelles journalistiques. Au Québec, les journalistes s’empressent
de rapporter les informations entourant les plaintes adressées aux différents comités de déontologie des professions reconnues, mais il faut des cas des plus exceptionnels pour que les plaintes adressées au Conseil de presse du Québec reçoivent
une telle attention. Généralement, deux raisons motivent les médias à publier les
décisions du Conseil de presse : 1) parce que la décision est au désavantage d’un
média concurrent, 2) parce que la convention collective de l’entreprise de presse
l’oblige à diffuser les décisions qui la concerne.
Au sein de la caste, cependant, il se passe rarement une semaine sans que des
comportements professionnels douteux ne soient l’objet d’une critique interne et
souvent virulente, bien au chaud, en famille seulement ! Et on y trouve de tout et
du plus inquiétant :
— le cas d’une courriériste parlementaire à Ottawa qui cumule la fonction
d’analyste politique pour une importante firme de courtage, se servant ainsi de sa
position de journaliste pour privilégier des intérêts particuliers qui sont parfois
contraires à l’intérêt général et, peut-être, fournir à cette firme des informations
auxquelles ses lecteurs n’ont pas eu droit, ou obtenir de cette firme des informations qu’elle ne pourra pas diffuser librement à son public ;
— des journalistes qui font partie de sociétés secrètes, si bien qu’il est impossible de savoir si leurs sources d’information et leurs sujets de reportages sont
choisis en fonction de critères journalistiques ou de critères ésotérico-mysticofabulatoires ;
— des chroniqueurs de l’automobile ou du tourisme qui voyagent aux frais de
leurs sources d’information, sans le révéler au public qui est floué parce qu’il croit
être en présence de reportages impartiaux et indépendants ;
— des chroniqueurs sportifs littéralement à la solde des équipes de sport professionnel dont ils devraient, en principe, couvrir les activités dans le but exclusif
de servir le public, et non en faire la promotion pour servir les intérêts des propriétaires et athlètes, surtout quand la présence d’une équipe professionnelle dans
M.-François Bernier, Les planqués. Le journalisme victime des journalistes. (1995) 61
une localité engage ou risque d’engager des fonds publics tirés de taxations et
loteries diverses, comme c’est la cas à Montréal avec les Expos et à Québec avec
les Nordiques ;
— des journalistes qui préfèrent simuler des événements plutôt que d’enquêter
sérieusement à leur sujet. Bien souvent, le public n’est même pas averti de la simulation parce que le journaliste a la conviction personnelle que cela va de soi ;
— des titres qui ne reflètent nullement le contenu des articles qu’ils coiffent ;
— une entreprise de presse qui décide subitement qu’un événement annuel,
auquel elle n’avait accordé aucune couverture journalistique auparavant, devient
d’intérêt public au point d’y dépêcher plusieurs journalistes et photographes. Cet
intérêt soudain ne peut s’expliquer que par le fait que l’entreprise de presse est un
commanditaire important de l’événement et que les responsables de l’information
ont cédé devant leurs homologues de la publicité et des relations publiques ;
— des journalistes parlementaires qui acceptent de lucratifs contrats pour enseigner aux nouveaux députés les techniques qui leur permettront de « gérer »
leurs rencontres avec la presse parlementaire ;
— des journalistes qui acceptent les cadeaux et gratifications des entreprises
les ayant convoqués à une conférence de presse qui ne vise que des objectifs promotionnels et n’apporte rien d’original et d’important au public ;
— des journalistes qui acceptent des voyages à l’étranger, payés par des organismes qui ont intérêt à faire parler d’eux dans les médias. Cela se fait parfois à
même les fonds publics, si bien que les payeurs de taxes subventionnent des entreprises milliardaires comme Quebecor, Power Corporation ou Unimédia, pendant que les gouvernements sabrent dans des services essentiels pour certaines
catégories de la population ;
— des comptes rendus que signent des journalistes mais qui sont le mot à mot
des communiqués de presse, sans valeur journalistique ajoutée, sans point de vue
critique, sans mise en perspective, sans même être guillemetés ;
M.-François Bernier, Les planqués. Le journalisme victime des journalistes. (1995) 62
— une équipe de télévision qui profite de la nuit pour filmer, par la fenêtre
d’une résidence privée, une vaine tentative de réanimation cardio-respiratoire
d’un bambin retiré des eaux froides, à l’insu de tous et à l’encontre du droit à la
vie privée ;
— un journaliste qui censure des articles rapportant les propos d’exilés
cubains parce que lui-même possède une petite entreprise faisant affaire avec le
régime de Cuba, où il emmène des investisseurs québécois, entre autres. Le syndicat des journalistes signale ce cas à la direction, qui n’a jamais été très sensible
aux cas de conflits d’intérêts mais qui estime soudainement que ce journaliste
mérite huit semaines de suspension sans solde, tout en laissant d’autres cas impunis, pour des raisons inconnues. Comme quoi l’arbitraire est la pire façon de traiter les questions éthiques et déontologiques.
Pour justifier de telles pratiques, il faudrait réinventer tout le discours légitimant le journalisme. On devrait alors admettre le postulat selon lequel le journalisme n’est qu’une activité économique comme les autres, que sa matière première
est l’information, que sa fonction est de la traiter et de la diffuser selon son bon
vouloir et selon les intérêts exclusifs des entreprises de presse. Le journalisme
n’aurait alors aucune obligation de servir l’intérêt public ou la vigueur démocratique, bien que cela ne soit pas toujours incompatible dans la mesure où les intérêts
particuliers des entreprises de presse et des journalistes ne sont pas menacés. Dans
ce contexte strictement mercantile, les sources d’information auraient toute latitude pour vendre leurs renseignements aux médias les plus offrants et tous les acteurs sociaux auraient l’entière liberté de refuser de devenir des fournisseurs de
matière première, c’est-à-dire qu’ils pourraient demeurer silencieux et ne rendre
de comptes que directement à leurs commettants, sans les médiateurs que sont les
journalistes. Bien entendu, cette conception permettrait à l’État de réglementer ce
commerce au même titre que les autres, et les entreprises de presse ne pourraient
plus revendiquer la protection de la liberté de presse — dont la nécessité ne se
justifie ultimement qu’en regard d’une démocratie saine et vigoureuse — pour se
soustraire aux contrôles gouvernementaux.
M.-François Bernier, Les planqués. Le journalisme victime des journalistes. (1995) 63
Seul un nouveau discours de ce type permettrait de justifier des pratiques
journalistiques qui ne privilégient pas avant tout l’intérêt public. C’est dans une
perspective essentiellement mercantile que peuvent être défendues et acceptées
les pratiques journalistiques (d)énoncées plus haut. Pour l’instant, elles sont
contraires aux règles déontologiques largement reconnues et admises comme valides, même par ceux qui les transgressent pour des motifs douteux, mais qui
n’ont ni l’honnêteté intellectuelle ni le courage de contester leurs fondements, car
ils savent bien, au fond, que le public n’accepterait pas de faire les frais d’une
telle conception du journalisme.
M.-François Bernier, Les planqués. Le journalisme victime des journalistes. (1995) 64
Les planqués.
Le journalisme victime des journalistes.
Deuxième partie. Comment les planqués minent la légitimité du journalisme
IX
L’intérêt public
Tout intérêt présuppose un besoin ou en produit un, et comme
principe déterminant de l’assentiment, il ne laisse plus le jugement
sur l’objet être libre.
EMMANUEL KANT,
Critique de la faculté de juger
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Il me faut absolument expliquer ce que j’entends par intérêt public, car cette
notion est centrale à tout discours portant sur le journalisme. Je l’ai déjà abordée
dans cet ouvrage, et j’y reviens régulièrement, ce qui la rend incontournable. On
peut indifféremment employer les termes d’intérêt public, d’intérêt général, de
bien public 19 , de bien commun, de commun profit ou d’utilité publique 20 , mais
la définition de concept demeure toujours une prouesse intellectuelle aussi bien
qu’un risque important, car il est difficile d’en arriver à une formulation qui puisse faire l’unanimité. Comme l’a reconnu Locke, l’intérêt général est indéfinissable
si l’on s’en tient à une définition fixe et absolue. Ce serait un de ces concepts
« qui expriment en apparence une idée simple, prennent des sens variables selon
19 Régis Debray, L’État séducteur. Les révolutions médiologiques du pouvoir,
Paris, Gallimard, 1993, p. 155.
20 Ibid., p. 71.
M.-François Bernier, Les planqués. Le journalisme victime des journalistes. (1995) 65
le contexte et les individus qui les emploient. Ce sont des concepts... sans “essence” fixe 21 ».
Notre entendement de ce qui est d’intérêt public peut varier selon nos positions et dispositions sociales et idéologiques, si bien qu’il n’y a pas à s’étonner
que la conception qu’on puisse en avoir soit étroitement liée à nos intérêts personnels ou professionnels. Pourtant, sur le plan journalistique, il faut admettre
comme postulat que la conception de l’intérêt public ne peut toujours conforter
des attitudes et intérêts personnels (journalistes) ou institutionnels (entreprises de
presse). Si certaines situations peuvent révéler une convergence d’intérêts entre
l’intérêt du public, d’une part, et ceux des journalistes et des entreprises de presse,
d’autre part (annoncer de nouvelles mesures budgétaires devant favoriser le plus
grand nombre, dévoiler des cas de corruption ou de gaspillage engageant des
fonds publics, etc.), il peut également exister des situations de conflits d’intérêts
(cacher au public une information importante qui le concerne, car le journaliste ou
l’entreprise de presse risque d’y perdre des avantages, profiter de son statut de
journaliste pour accéder à des privilèges mobilisant des ressources auxquelles, du
coup, les autres n’auront plus accès, etc. C’est pourquoi il faut lutter contre la
tendance naturelle — et encouragée dans certains milieux — à établir entre les
intérêts personnels ou professionnels et l’intérêt public des liens potentiellement
incompatibles. Mais on doit d’abord pouvoir déterminer ce qu’est l’intérêt public
afin de le distinguer des intérêts particuliers. On peut se référer tout d’abord à
Fortin, qui décrit ce qu’est une nouvelle d’intérêt public, selon un recensement
des définitions que lui ont fournies 58 journalistes québécois :
Généralement on estime qu’une nouvelle est d’intérêt public lorsqu’elle
concerne « un plus grand nombre de gens que les acteurs de l’événement
lui-même », lorsqu’elle est utile à la « participation à la vie démocratique
d’une société », utile à la « formation du jugement d’un citoyen dans
l’exercice de ses responsabilités démocratiques » ou encore « si elle est
susceptible d’avoir un impact sur le quotidien des citoyens », « un impact
concret pour la communauté ».
21 Cyriaque Legrand, François Rangeon, Jean-François Vasseur, « Contribution
à l’analyse de l’idéologie de l’intérêt général », dans Discours et idéologie,
Centre universitaire de recherches administratives et politiques de Picardie,
Paris, PUF, 1980, p. 185.
M.-François Bernier, Les planqués. Le journalisme victime des journalistes. (1995) 66
Une nouvelle est également d’intérêt public lorsque sa diffusion « aide
l’auditeur ou le lecteur à saisir ce qui se passe dans la société » ou lorsque
« le lecteur peut y trouver matière à s’améliorer et la société à changer ».
Une nouvelle est d’intérêt public... parce que « l’information [qu’elle donne] peut susciter des débats » ou « faire progresser des débats ».
[…]
Une information revêt également un caractère public si « elle concerne
« un homme public dans l’exercice de son travail public » et lorsqu’elle
« a rapport aux fonds publics », qu’elle met en cause du financement collectif [...] le fonctionnement des institutions sociales (école, justice, système de santé) et des institutions privées sollicitant un appui du public 22 .
À cette conception québécoise d’inspiration typiquement anglo-saxonne on
peut ajouter la vision africaine que nous rapporte Kasoma, qui parle de
« l’approche communale » de certains journalistes, laquelle est définie comme
« l’esprit de servir le bien-être de leur communauté ou société 23 », ce qui apporte
une dimension sociale au concept qui se révèle irréductible à l’intérêt strictement
individuel. C’est un peu dans la même veine que Milot oppose les intérêts particuliers et l’intérêt général 24 . Mais c’est faire bien peu de cas de la réalité de tous les
jours, où l’intérêt général se confond souvent avec une multitude d’intérêts particuliers, étrangers les uns aux autres, qui se complètent ou se livrent une concurrence féroce. Selon la théorie libérale qui a inspiré les fondateurs des grandes républiques occidentales, ce serait justement la séparation des pouvoirs qui interdirait la concentration abusive des pouvoirs aux mains de quelques individus. Par
extension, on postule qu’est bénéfique la libre concurrence des pouvoirs et intérêts particuliers, toujours dans le but d’assurer une diversité qui empêchera toute
concentration excessive. Dans cette perspective, la cohabitation d’intérêts particuliers, en fonction de règles sociales déterminées faisant l’objet d’un consentement
22 Pierre Fortin, « Quelques enjeux éthiques liés à la pratique du journalisme »,
dans Éthique de la communication publique et de l’information, Rimouski,
Cahiers de recherche éthique, no 17, 1992, p. 74-75.
23 Francis B. Kasoma, « L’éthique journalistique en Afrique », Le Journaliste
démocratique, vol. XXXVIII, no 2, février 1991, p. 12.
24 Jean Milot, « Le développement de la communication inversement proportionnel à celui de l’éthique », Communication et langage, no 89, 1991, 3e trimestre, p. 98.
M.-François Bernier, Les planqués. Le journalisme victime des journalistes. (1995) 67
social, sert l’intérêt général. Cela permet en principe aux citoyens de n’être pas
opprimés par le pouvoir démesuré d’un seul individu ou d’une seule institution.
Et je reviens à une préoccupation plus journalistique, tout comme John
McManus qui estime que servir l’intérêt public consiste, entre autres choses, à
faire en sorte que les reportages journalistiques ne découragent pas les citoyens de
voter ni ne les incitent à voter sans avoir l’information adéquate, ce qui pourrait
nuire aux chances de la société de se gouverner elle-même 25 . Il adopte ouvertement un point de vue utilitariste selon lequel la première fonction du journalisme
est de favoriser la plus grande connaissance possible à propos de l’existence et de
communiquer aux gens le plus grand nombre d’événements significatifs pertinents 26 . C’est une perspective semblable qui caractérise l’approche de Tom Brislin quand il affirme qu’une action, qu’elle soit journalistique ou non, doit rapporter plus de bénéfices que de conséquences néfastes 27 .
On peut déjà dégager certains critères qui permettront de déterminer ce qu’est
l’intérêt public et les types d’informations susceptibles de le servir. En analysant
les informations à la lumière de ces critères, on pourra établir dans un premier
temps si elles sont d’intérêt public ou non. Il sera possible également d’évaluer
leur degré d’intérêt public, en fonction du nombre de critères relevés ou de
l’importance relative de ces critères d’une situation à l’autre.
On pourra de plus distinguer les informations importantes des informations
triviales et constater que la plupart des reportages diffusés par les médias rencontrent un ou plusieurs des critères de l’intérêt public, même si, dans bien des
cas, on y trouve des éléments d’information étrangers à ces mêmes critères. Cela
permettra de suggérer que des reportages peuvent être considérés globalement
comme étant d’intérêt public, même si on y découvre des éléments d’information
qui auraient mérité d’être rejetés au moment de la rédaction parce qu’ils ne répondaient pas aux critères d’intérêt public.
25 John McManus, « Serving the public and serving the market : A conflict of
interest ? », Journal of Mass Media Ethics, vol. VII, no 4, 1992, p. 199-200.
26 Ibid., p. 202
27 Tom Brislin, « “Just journalism” : A moral debate framework », Journal of
Mass Media Ethics, vol. VII, no 4, 1992, p. 217.
M.-François Bernier, Les planqués. Le journalisme victime des journalistes. (1995) 68
L’information concerne un grand nombre d’individus
En effet, il faut que l’information en question concerne un grand nombre
d’individus, c’est-à-dire qu’elle ait un rapport avec leur condition, avec leurs préoccupations sociales ou personnelles légitimes. Sont légitimes les intérêts ou préoccupations qui sont satisfaits sans léser les droits et libertés des autres. Je pense
particulièrement ici à la curiosité publique qui s’abreuve d’informations et de potins relatifs à la vie privée des personnalités publiques, ainsi qu’au sensationnalisme qui exploite à outrance des situations pénibles pour des individus, sans que
cela ajoute quoi que ce soit à la compréhension de l’événement.
En plus de se rapporter aux intérêts légitimes du plus grand nombre,
l’information devrait également être facilement accessible. Quiconque aurait un
intérêt légitime à accéder à cette information pourra aussi le faire par un investissement minimal : acheter ou emprunter un journal, consacrer quelques minutes à
prendre connaissance d’un reportage à la radio ou à la télévision, etc. Il existe
bien entendu des barrières objectives comme la langue, les connaissances de base
ou les a priori culturels et idéologiques qui empêchent certains individus
d’accéder pleinement aux informations. Mais cette discrimination ne peut être
imputée aux entreprises de presse et aux journalistes. D’un autre côté, on ne peut
priver le plus grand nombre d’un bénéfice quelconque parce que des individus ne
peuvent y avoir un plein accès. Si le rôle des journalistes est, entre autres choses,
de produire des informations qui seront facilement accessibles au plus grand
nombre, et pour le bénéfice du plus grand nombre, on exclut sur-le-champ tout
travail de communication au service d’intérêts particuliers et on remarque à
l’évidence le caractère incompatible d’un tel travail avec celui de journaliste.
L’information est plus bénéfique que néfaste
pour le plus grand nombre
Du point de vue utilitariste, l’intérêt public privilégie le bien du plus grand
nombre, même si cela doit se faire au détriment de quelques individus ou institutions dont les intérêts particuliers et privés s’opposent au bien commun. Dénoncer
des cas de corruption, mettre au jour les mensonges ou procédés douteux visant à
M.-François Bernier, Les planqués. Le journalisme victime des journalistes. (1995) 69
exploiter la crédulité du public pour le bien de quelques-uns rencontrent parfaitement le présent critère.
L’information est utile
L’information doit avoir un contenu qui permette d’éclairer les citoyens quant
à leurs choix et comportements politiques, sociaux, économiques, religieux ou
autres. Cette information importante ne doit pas obligatoirement soulever un débat ou une controverse, mais elle doit nécessairement pouvoir être intégrée à tout
débat public présent ou à venir.
L’information favorise la participation
à la vie démocratique
Un des fondements de la démocratie est que le citoyen puisse s’y engager de
multiples façons. Il peut aller voter ou militer au sein d’une organisation politique ; dans ce contexte, l’information doit lui permettre de juger, de discuter, de
critiquer ou d’applaudir les acteurs politiques, leurs décisions et leurs programmes.
On peut douter, à cet effet, que le cynisme des journalistes favorise vraiment
la démocratie. Ce cynisme risque surtout de décourager le citoyen qui se croit
impuissant à changer favorablement l’état des choses ; le désabusement du citoyen face aux structures sociales, économiques et politiques ouvre grande la porte des duperies de la part des détenteurs de pouvoirs et de ceux qui veulent le devenir, ce qui n’est certes pas compatible avec les préceptes démocratiques. Une
conception triviale et réductrice du cynisme est répandue dans le monde journalistique, où on le définit grosso modo comme la description sans complaisance de la
réalité, sans trop tenir compte de la morale établie ni des convenances. Lorsque le
travail journalistique est conforme à cette définition « courante », il y a peu à redire.
Malheureusement, l’attitude des journalistes est très souvent conforme à la définition « philosophique » du cynisme, à l’origine d’une position intellectuelle
méprisante face à l’ensemble des institutions ou des lois de la société, ainsi que
M.-François Bernier, Les planqués. Le journalisme victime des journalistes. (1995) 70
face aux individus qui en ont la charge. Quel besoin la société a-t-elle d’être informée à propos d’événements importants par ces persifleurs qui ne peuvent que
se moquer des événements, de leurs conséquences et du sens qu’on peut leur attribuer ? Des journalistes qui ont couvert la campagne électorale fédérale de 1988
ont déploré ce genre de cynisme, l’ont dénoncé en tant que contrainte à la qualité
de la couverture, rapportent les chercheurs Gilsdorf et Bernier 28 . L’ex-journaliste
Jean- François Lisée dénonçait lui aussi cette attitude intellectuelle en écrivant
que
les médias qui briguent l’honneur de guider leurs lecteurs, leurs auditeurs,
dans leurs choix politiques, démissionnent lorsqu’ils distillent le cynisme.
Tenir une chronique, contrôler un micro, signer un éditorial n’est pas un
acte gratuit. [...] Et s’ils prétendent éclairer les choix, leur premier devoir
est de s’assurer que les choix seront encore possibles, donc que la démocratie gardera la santé. Les journalistes sont les anticorps du système démocratique. Au Québec, combien sont en sommeil ? Combien ont démissionné, « lâchement écoeurés » ? Combien contaminent 29 ?
L’information concerne le fonctionnement
d’institutions publiques ou l’utilisation de fonds publics
Ce critère s’applique pour les écoles, les hôpitaux, les palais de justice, les
ministères, les sociétés d’État, et la liste est loin d’être exhaustive. On inclut aussi
tous les processus législatifs, exécutifs et administratifs.
L’information est de nature émancipatrice
En accroissant le niveau de connaissance des citoyens d’une société donnée,
l’information d’intérêt public a une valeur émancipatrice. Elle devient une ressource pour ceux qui l’ont obtenue et intégrée, et toute ressource supplémentaire
28 William Gilsdorf et Robert Bernier, « Pratiques journalistiques et couvertures
des campagnes électorales au Canada », dans Frederick J. Fletcher, Sous l’oeil
des journalistes. La couverture des élections au Canada, Commission royale
sur la réforme électorale et le financement des partis politiques, Montréal,
Wilson et Lafleur ltée, 1991, vol. XXII, p. 38.
29 Jean-François Lisée, Le naufrageur, Montréal, Boréal, 1994, p. 660.
M.-François Bernier, Les planqués. Le journalisme victime des journalistes. (1995) 71
signifie un accroissement de pouvoir ou de contrôle de la zone de liberté des citoyens, qui peuvent ainsi adapter leurs stratégies en connaissance de cause.
L’information ne profite pas seulement à quelques-uns
au détriment du plus grand nombre
Une information qui ne profite qu’à quelques individus, généralement ceux
qui ont intérêt à la faire connaître du public, ne peut être dite d’intérêt public.
Consacrer un reportage à un commerçant, un industriel, un professionnel ou aux
biens et services qu’ils produisent ne profitent qu’à leurs intérêts particuliers, et
non au public, si les informations transmises sont complaisantes, incomplètes ou
inexactes, de nature à tromper le public ou si elles occultent les aspects négatifs
des biens et services en question. Il y a certes transmission d’information, mais
celle-ci est surtout de type promotionnel ou publicitaire. Ceux qui sont susceptibles d’en tirer le meilleur bénéfice sont ceux-là mêmes dont on parle, et non le
public à qui on s’adresse. Les gens peuvent alors être incités à consacrer des ressources (temps, argent, énergie, etc.) à la consommation de biens et services différents de ce à quoi ils s’attendaient après avoir pris connaissance des informations
diffusées par un journaliste.
L’information a un lien démontrable
avec la sphère publique
L’information qui ne relève que de la vie privée n’est pas d’intérêt public. La
vie privée est composée d’un ensemble de comportements, de décisions,
d’attitudes, de sentiments, de pensées, de gestes ou de convictions personnelles et
intimes qui respectent la loi et n’ont aucune conséquence néfaste ou indésirée
pour autrui. Un individu peut choisir de divulguer certains de ces éléments, mais
ne peut y être forcé, à moins que ces actes soient illégaux ou qu’ils soient susceptibles de nuire à d’autres individus ayant à en subir les conséquences contre leur
gré.
Le fait qu’un individu assume une fonction publique quelconque ne suffit pas
à lui dénier tout droit à la vie privée. Les informations relatives aux comportements privés d’hommes et de femmes politiques, concernant leur orientation
M.-François Bernier, Les planqués. Le journalisme victime des journalistes. (1995) 72
sexuelle par exemple, ne sont pas d’intérêt public tant que ces comportements ne
sont pas contraires à la loi ou ne deviennent pas une nuisance objective et indésirée pour autrui. Je parle de « nuisance objective » pour autrui afin de restreindre
l’éventail des doléances que certaines personnes pourraient faire valoir en invoquant des arguments divers liés à leurs croyances personnelles (règles morales,
convictions religieuses, croyances, etc.), alors que les comportements faisant
l’objet de dénonciations ne limitent pas leurs droits. Il serait terrible et inquiétant
d’admettre que des éléments de vie privée de personnages publics soient d’intérêt
public uniquement sous prétexte qu’ils sont contraires à nos convictions morales
personnelles. Non seulement une telle attitude ne serait pas vivable en soi, mais
elle découragerait rapidement quiconque aurait l’intention d’accéder à des fonctions publiques pour lesquelles il est compétent, refus qui se justifierait par son
souci légitime de protéger des fragments de sa vie privée contre des journalistes
dont la morale personnelle contrariée servirait de prétexte à n’importe quelle dénonciation publique.
Il en va ainsi des problèmes de santé des hommes ou des femmes tenant des
rôles publics. S’il est parfois pertinent d’en faire mention, surtout quand les maladies peuvent nuire à l’accomplissement de tâches publiques importantes pour une
société, cela ne permet pas un accès automatique au bulletin de santé, à la salle
d’opération ou à la chambre d’hôpital. La température rectale matinale ou le menu
du dîner ne sont pas d’intérêt public. Ce sont plutôt les conséquences les plus probables et vraisemblables de la maladie sur la gouverne de la chose publique qui le
sont, bien davantage que les conséquences pour l’individu concerné.
Les journalistes qui affirment le contraire ont le fardeau de la preuve. Ils doivent démontrer la validité des liens établis entre les éléments de vie privée et la
sphère publique. Il en va de même pour l’ensemble des autres acteurs sociaux. Le
caractère public des éléments de leur vie privée doit être déterminé en fonction de
leurs rôles sociaux respectifs, des conséquences sociales certaines ou les plus probables, et en tenant compte de la loi qui s’applique à tous.
L’information dite d’intérêt public est donc celle qui regroupe une ou plusieurs de ces conditions. Le recours aux critères permet d’échapper au piège de la
définition traditionnelle qui risque d’en faire une notion figée, laquelle serait vite
M.-François Bernier, Les planqués. Le journalisme victime des journalistes. (1995) 73
débordée de toute part selon les situations et les événements de la vie impossibles
à prévoir.
Ces critères révèlent ainsi quelque chose de fondamental : le devoir
d’informer des journalistes n’est pas une fin en soi, mais un moyen de favoriser
l’intérêt public. Voilà qui attaque radicalement les fondements de l’argumentation
de ceux, journalistes et autres, qui soutiennent que les responsabilités professionnelles des journalistes se limitent à assumer catégoriquement, à l’intérieur des
limites reconnues par la loi, leur devoir d’informer le public sans tenir compte des
conséquences potentiellement néfastes de leurs comportements professionnels.
Que le public jouisse incontestablement d’un droit à l’information ne signifie pas
que ce droit s’étend à tous les cas d’espèces, sans nuance, sans analyse, sans précautions. Le devoir d’informer le public ne peut pas s’autojustifier. La tautologie
du devoir pour le devoir ne résiste pas aux contraintes du réel : que privilégier
quand le devoir d’informer expose des vies, ou des réputations ? C’est un dogme
qu’il faut démolir !
Il faudrait aussi mettre un terme à l’impératif catégorique qui se fonde sur la
doctrine du devoir, le remplacer par un impératif hypothétique, où le devoir à accomplir n’a d’importance qu’en fonction des finalités recherchées, et que ces finalités correspondent aux attentes légitimes du public.
La justification du devoir d’informer se trouve ultimement dans les résultats,
escomptés ou réels, même s’ils sont bien souvent impossibles à retracer de façon
empirique, au fur et à mesure que l’information se répand au sein du tissu social,
provoquant ici des réactions brusques ou violentes, là des réflexions peut-être à
jamais inconnues du public, ailleurs des questionnements qui mèneront à la quête
d’informations supplémentaires, etc.
Finalement, le fait qu’une information soit d’intérêt public ne justifie pas
qu’on puisse recourir à tous les moyens imaginables pour l’obtenir. Parce qu’elles
risquent de nier des droits fondamentaux et des libertés importantes aux individus
qui en sont victimes, les différentes pratiques journalistiques douteuses — la mise
en scène, la simulation, l’espionnage, les fausses identités, l’ingérence dans la vie
privée ou le recours aux sources anonymes, pour ne nommer que les plus impor-
M.-François Bernier, Les planqués. Le journalisme victime des journalistes. (1995) 74
tantes — comportent une obligation de les justifier sur le plan de l’éthique professionnelle.
M.-François Bernier, Les planqués. Le journalisme victime des journalistes. (1995) 75
Les planqués.
Le journalisme victime des journalistes.
Deuxième partie. Comment les planqués minent la légitimité du journalisme
X
Les dérapages quotidiens
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Il serait fastidieux de dresser la liste — qui serait sans fin — des errements
déontologiques et éthiques des journalistes. Il est cependant utile d’en sélectionner différents types qui sauront illustrer des situations méritant d’être dévoilées,
voire dénoncées, et qui permettront de discerner les risques inhérents à ces
conduites. M’opposant férocement à la consigne du silence stratégique, j’estime
qu’il est essentiel de dévoiler certains cas de dérapages déontologiques que
d’autres préfèrent banaliser et occulter. Ces dérapages prennent finalement toute
leur importance si on cesse de les considérer comme des dérapages du quotidien,
contre lesquels on ne pourrait rien sauf les déplorer sans s’y attaquer, ce qui revient à admettre la parade de l’indifférence autant que de l’insouciance et de
l’irresponsabilité professionnelles.
Cette tolérance des journalistes face à la transgression des règles de conduite
professionnelle, bien d’autres acteurs sociaux aimeraient en profiter, eux dont le
moindre égarement risque de faire la manchette, selon les conséquences réelles ou
supposées du geste, les biais du journaliste ou la pénurie d’événements dignes de
grands titres ce jour-là. Faut-il rappeler qu’elle est toute sélective et arbitraire,
cette tolérance, ce qui la rend d’autant plus détestable.
M.-François Bernier, Les planqués. Le journalisme victime des journalistes. (1995) 76
Véritables agents de surveillance de la déviance des acteurs sociaux, comme
l’ont constaté des sociologues 30 , épinglant ni plus ni moins leurs victimes sur les
écrans cathodiques et les pages de journal, les journalistes sont en situation de
monopole pour ce qui est de lancer des enquêtes ou de produire des comptes rendus concernant leurs propres pratiques, ou encore pour les commenter et les critiquer. C’est par eux que doivent obligatoirement passer les acteurs sociaux qui
souhaitent les dénoncer sur la place publique, car il n’existe pour ainsi dire pas
d’autres possibilités médiatiques pour qui veut dénoncer des pratiques journalistiques.
Et lorsque des journalistes s’entendent pour dénoncer des abus ou des manquements à la déontologie professionnelle, on peut se rendre compte que c’est la
gravité des événements ou d’une crise ébranlant la société, ainsi que l’estiment les
journalistes critiques, qui poussent ces derniers à s’en prendre à leurs collègues, à
dénoncer des pratiques pourtant quotidiennes et tenues sous silence dans d’autres
circonstances.
J’ai analysé ce phénomène dans le cadre d’une étude de cas, celle de la crise
d’Oka 31 , où les pundits du journalisme québécois ont dénoncé en choeur diverses
pratiques journalistiques, principalement le manque de rigueur et la trop grande
proximité des journalistes avec leurs sources d’information.
J’ai alors rappelé que les journalistes avaient fait l’objet d’accusations semblables lors de la crise d’octobre 1970 tout comme au moment de la guerre du
Golfe, qui venait tout juste de prendre fin. Pourtant, rien ne pouvait soutenir la
thèse d’une soudaine crise d’éthique qui aurait expliqué un tel consensus critique
chez les commentateurs. Une étude de contenu des onze quotidiens canadiens,
effectuée par des chercheurs de l’Ontario, révélait que les journalistes ne s’étaient
pas comporté différemment pendant cette crise. Au contraire, ils avaient adopté
des pratiques professionnelles « largement conditionnées par leurs propres traditions et conventions à préférer des nouvelles négatives, controversées et conflic30 Voir à ce propos les travaux d’Ericson, Baranek et Chan, inscrits en bibliogra-
phie.
31 Marc-François Bernier, « Crise d’éthique ou éthique de crise ? », Communica-
tion, vol. XIII, no 1, printemps 1992, p. 93-113.
M.-François Bernier, Les planqués. Le journalisme victime des journalistes. (1995) 77
tuelles 32 ». Il fallait se demander pourquoi des pratiques journalistiques acceptées et passées sous silence en temps ordinaire — la proximité des journalistes
avec les politiciens, par exemple — devenaient ainsi l’objet de vives critiques,
dans tous les médias écrits du Québec. J’avançais trois hypothèses explicatives :
1) la problématique cyclique ; 2) le réflexe d’autodéfense des pundits ; 3) les
boucs émissaires.
La problématique cyclique se rapporte à l’ensemble des thèmes sociaux qui
passent régulièrement de l’ombre aux projecteurs médiatiques — violence conjugale, suicide, dette, sectes, etc. — en fonction d’événements inattendus et spectaculaires. La société s’intéresse à certains sujets qui sont par la suite éclipsés par de
nouvelles préoccupations. C’est dans ce contexte qu’on peut comprendre que les
préoccupations liées à l’éthique journalistique réapparaissent, surtout dans le cadre de crises sociales comme celle d’octobre 1970, au moment de la crise autochtone à l’été 1990 et pendant la guerre du Golfe durant l’hiver 1991. On a assisté à
quelques critiques du genre, également, lors du carnage de l’Ordre du temple solaire, en octobre 1994. Celles de Jean-Robert Sansfaçon, dans Le Devoir, étaient
typiques à cet égard 33 . Il y dénonçait « l’élaboration d’hypothèses farfelues qui
n’informent pas et n’aident surtout pas à comprendre », ainsi que la « folle spirale
des rumeurs non confirmées, de résultats d’enquêtes qui n’en sont pas, de fausses
nouvelles aussitôt relayées en manchette par les concurrents, sans aucun souci de
corriger l’erreur, de relativiser l’excès. La presse dérape... » concluait-il, demandant : « Où sont passées les résolutions pieuses prises après Oka ? » Mais une fois
ces critiques énoncées et la crise atténuée, on ne reparlera plus des pratiques
condamnables jusqu’à la prochaine fois, même si elles perdurent et se manifestent
tous les jours.
Une deuxième piste était le réflexe d’autodéfense des pundits, c’est-à-dire des
vedettes médiatiques dont le travail est de commenter et de critiquer les événe32 Andrew Osler et Andrew McFarlane, « How eleven Canadian newspapers
reported Oka », communication présentée au congrès annuel de l’Association
canadienne de communication, Kingston, 30 mai 1991, et au colloque « Les
journalistes et la crise d’Oka », Montréal, 1er juin 1991.
33 Jean-Robert Sansfaçon, « Les risques du métier », Le Devoir, 14 octobre
1994, p. A10.
M.-François Bernier, Les planqués. Le journalisme victime des journalistes. (1995) 78
ments et leurs acteurs. On parle ici des chroniqueurs et éditorialistes de la presse
écrite surtout, puisque ce genre journalistique est presque disparu dans les médias
électroniques, où l’on préfère amalgamer le compte rendu et l’analyse dite critique, qui est tantôt « une appellation contrôlée » du commentaire subjectif et gratuit, tantôt une façon de mettre en valeur la prétendue compétence du journaliste
qui y va alors de spéculations dont les fondements nous échappent, ou encore qui
profite de ce moment pour nous souffler à l’oreille les hypothèses que ses sources
lui ont communiquées à condition qu’il préserve leur anonymat. On peut considérer la réaction aussi critique que soudaine de ces pundits comme un réflexe de
défense pour lutter contre la contestation d’un ordre établi auquel ils s’identifient,
alors même que la crise le menace. Leurs critiques de l’éthique des collègues du
terrain seraient alors motivées par des opinions politiques inavouées. Cette hypothèse explique également leur silence stratégique à propos des mêmes pratiques
journalistiques lorsque celles-ci ne leur semblent pas alimenter une crise sociale
pouvant bouleverser l’ordre établi.
Cette idée se rapprocherait du reste des thèses défendues, entre autres, par Robert Entman et par Edward Herman et Noam Chomsky. Alors qu’Entman 34 évoque la notion de biais institutionnalisé des médias, Herman et Chomsky 35 font
valoir au terme d’une minutieuse analyse de contenu que les principaux médias
rendent compte du réel de façon à préserver l’ordre établi dont ils tirent profit.
Pour ce faire, ils recrutent principalement du personnel dont l’idéologie sera
conforme aux valeurs dominantes. Les auteurs écartent la thèse de la conspiration,
mais constatent néanmoins l’existence d’un biais institutionnalisé. La communauté idéologique expliquerait le réflexe d’autodéfense qui s’en prend subitement à
des pratiques journalistiques pourtant quotidiennes.
Quant à l’hypothèse des boucs émissaires, elle est en quelque sorte le prolongement de la deuxième. Il s’agirait ni plus ni moins d’une parade ou d’une tactique de diversion dans le but de faire dévier l’attention sur les journalistes du terrain afin de mieux échapper aux questionnements légitimes qui pourraient remet34 Robert M. Entman, Democracy Without Citizens. Media and the Decay of
American Politics, New York, Oxford, 1989.
35 Edward S. Herman et Noam Chomsky, Manufacturing Consent : The Political
Economy of the Mass Media, New York, Pantheon, 1988.
M.-François Bernier, Les planqués. Le journalisme victime des journalistes. (1995) 79
tre en question la nature profonde des médias dont le mandat économique encourage et valorise une compétition exacerbée. Cette compétition presse les journalistes du terrain à diffuser aussi vite que possible ce qu’ils glanent comme informations, quitte à sacrifier la rigueur professionnelle. La compétition se manifeste du
reste davantage par la rapidité de diffusion des informations que par leur diversité,
surtout lors de crises sociales pendant lesquelles le direct s’impose presque comme un nouveau genre journalistique, en marge du compte rendu, du commentaire,
de l’analyse, de l’éditorial et aux antipodes méthodologiques de l’enquête : il faut
maintenant savoir décoder le direct, c’est-à-dire mettre systématiquement en doute toutes les informations diffusées en direct, ce qui revient à dire que, dans bien
des cas, on perd son temps à tenter de s’informer convenablement. S’en remettre
aux journaux devient également problématique dans la mesure où on y reprend
sans vérification les informations erronées transmises en direct !
Avec leurs collègues du terrain comme boucs émissaires, les commentateurs
de la presse écrite pouvaient offrir au public une argumentation crédible concernant les dérapages professionnels provoqués par la crise. Ils n’ont pas eu besoin
de soulever, et encore moins de le critiquer, le fait que les valeurs commerciales
de leur entreprise de presse puissent être incompatibles avec le respect des responsabilités sociales inhérentes aux libertés qui leur sont reconnues par le contrat
social des sociétés démocratiques. Il est plus facile de critiquer les journalistes
que les impératifs économiques, et encore plus facile et pertinent de le faire lorsque les pratiques journalistiques quotidiennes menacent l’ordre établi que lorsque
ces mêmes pratiques le confortent.
Il ne fait aucun doute qu’on puisse s’opposer à cette attitude arbitraire, à ce
double standard, à cette langue de papier journal, sous-produit de la langue de
bois. Sans attendre les crises sociales ou les événements dramatiques qui jettent
un doute quant aux motivations réelles des critiques des médias, il faut dévoiler et
dénoncer les cas de dérapages quotidiens pour plusieurs raisons : 1) éviter qu’ils
sombrent dans l’oubli ; 2) permettre au public de mieux les détecter à l’avenir ; 3)
faire en sorte qu’ils soient de moins en moins nombreux ; 4) protéger le journalisme et la légitimité que lui confère le public contre certaines pratiques journalistiques des planqués.
M.-François Bernier, Les planqués. Le journalisme victime des journalistes. (1995) 80
On le voit, ma position est utilitaire. Il ne s’agit pas d’un impératif catégorique
à la Kant, pour qui la valeur morale d’un devoir est intrinsèque et sans relation
avec ses conséquences. Il m’importe plutôt d’avoir une attitude critique en fonction de certaines finalités importantes pour le public et le journalisme. Il
m’importe de ne pas jouer le jeu stratégique du silence, de ne pas accepter comme
immuables certains faits sociaux incontestables, tels les écarts de conduite professionnelle en regard des règles déontologiques et des principes éthiques valorisés
par la profession. Il n’est pas question de contester la nature humaine et sa magnifique faculté de s’adapter aux contraintes et d’échapper quelque peu aux règles
formelles — ce que nous enseigne tout un champ de recherche sociologique dit de
l’analyse stratégique. Il faut cependant contenir ces débordements, les soumettre à
la critique au lieu de les occulter, inciter l’argumentation et la justification à leur
sujet chez ceux qui en sont les agents. Ne pas le faire serait admettre que le fait
social devienne la norme et accepter que le public en paie le prix, au bout du
compte.
M.-François Bernier, Les planqués. Le journalisme victime des journalistes. (1995) 81
Les planqués.
Le journalisme victime des journalistes.
Deuxième partie. Comment les planqués minent la légitimité du journalisme
XI
Le devoir de rigueur et de vérité
Retour à la table des matières
De tous les reproches adressés aux journalistes, le manque de rigueur est peutêtre le plus fréquent, sans doute parce qu’il est le plus facile à percevoir pour le
citoyen. Surtout quand il prend connaissance de comptes rendus traitant d’un
thème qu’il connaît bien, le citoyen en arrive souvent à se dire que le journaliste a
oublié une foule d’aspects, parfois l’essentiel dans les pires cas, et qu’il ne dit rien
de l’histoire non officielle, celle qui explique bien des comportements et déclarations officielles. C’est que le journaliste doit s’en remettre ultimement à des sources d’information et que celles-ci omettent souvent de dévoiler certains éléments.
Parfois, c’est le journaliste qui décide de ne pas en faire mention parce que les
contraintes de temps et d’espace le forcent à se limiter à quelques dimensions
qu’il estime majeures. L’important est que celles retenues soient véridiques et le
plus révélatrices possible.
L’absence de détails est le plus souvent sans conséquence et ne met pas en jeu
la légitimité de la presse, bien qu’elle puisse miner la crédibilité des informations
en éloignant le compte rendu de la vérité complète. Dans d’autres cas, ce sont des
erreurs mineures qui se glissent, malgré la bonne foi et les précautions du journaliste : mauvais prénom, âge incorrect, date confondue, orthographe fautive, etc.
On peut aussi parler d’un manque de rigueur bénin, même s’il est préférable de
M.-François Bernier, Les planqués. Le journalisme victime des journalistes. (1995) 82
l’éviter ou de tenter honnêtement de corriger ultérieurement ces erreurs mineures.
Mais il s’insère une foule de facteurs entre l’origine d’une information et sa diffusion : une imprécision de la formulation initiale, une distorsion attribuable à ceux
qui la communiquent, des imperfections dans les canaux de communication utilisés, une mauvaise compréhension ou interprétation par le journaliste, des modifications apportées pour des raisons techniques par ceux qui assurent la mise en
ondes ou la mise en pages, etc. On doit donc reconnaître que des erreurs peuvent
s’insérer involontairement, mais ce ne sont pas celles-ci qui se trouvent au coeur
de mon propos.
En marge de ces erreurs bénignes, on retrouve les erreurs graves, qui peuvent
influer sur le déroulement ou la compréhension des événements à venir. Par
exemple, s’en remettre à une seule source d’information à laquelle on accorde
l’anonymat pour soutenir des informations concernant un service administratif,
sans prendre le temps de les vérifier. Ou encore, réaliser une série de reportages
télévisés portant sur de présumés effets secondaires de différents types de vaccins,
en insinuant qu’il existe une relation de cause à effet entre certains vaccins et des
maladies que développent des enfants, sans vérifier la validité de cette hypothèse
auprès de spécialistes de la santé publique, comme l’a fait TVA à l’automne 1994.
Les émotions et les doléances qu’expriment les familles des jeunes victimes sont
compréhensibles, mais les témoignages dénués de tout fondement scientifique
n’ont pas à prendre la place de la bonne vieille preuve empirique. Le recours aux
aspects humains dans les reportages doit ouvrir la porte à l’explication rationnelle
et vulgarisée des phénomènes en question, et non se poser en plaidoyer truffé
d’arguments fallacieux et de convictions personnelles qui ne font en rien avancer
la connaissance objective du public à l’égard des risques réels associés aux divers
types de vaccins. Il faut favoriser la prudence éclairée, non la peur irraisonnée.
Il est certes impossible d’avoir une connaissance parfaite de l’ensemble des
phénomènes pouvant influer sur la vie en société, mais les petits fragments de
connaissance que les médias s’emploient à livrer à leur public respectif devraient
rencontrer le critère de la vérité des faits et respecter les règles de l’argumentation
honnête selon lesquelles il est incorrect de présenter une simple hypothèse comme
un énoncé vrai, ou de faire appel à l’émotion pour mieux persuader en déjouant
les mécanismes de la raison.
M.-François Bernier, Les planqués. Le journalisme victime des journalistes. (1995) 83
C’est dans le même esprit de rigueur et de respect de la vérité que les titres des
articles, dans la presse écrite, doivent refléter le contenu de l’article. On a eu un
bel exemple de déviance à cette règle durant la campagne électorale de l’automne
1994, lorsque le quotidien Le Soleil, de Québec, a titré que le Parti québécois allait ramener le niveau de taxations sur les produits du tabac à ce qu’il était quelques mois auparavant, quand les taxes élevées conjuguées au laxisme des différents gouvernements avaient encouragé, et même légitimé en quelque sorte, la
contrebande de cigarettes. L’article citait le candidat péquiste et futur ministre de
la Santé et des Services sociaux, le Dr Jean Rochon. Il indiquait clairement que le
politicien parlait d’un engagement personnel, basé sur son expérience de médecin,
de chercheur et de spécialiste de la santé publique de renommé internationale,
précisant qu’il ne s’agissait surtout pas d’un engagement de son parti politique.
Tout cela était écrit noir sur blanc dès les premiers paragraphes. Malheureusement, cette précaution n’a pas empêché le chef de pupitre du Soleil d’en faire un
engagement de parti en titrant : « Le PQ rétablira les taxes sur le tabac — Rochon 36 ». Cela a bien entendu donné lieu à une controverse et à maintes explications, du candidat d’abord, puis de son chef, en plus de fournir des munitions aux
adversaires politiques qui, adoptant une stratégie typiquement partisane, n’ont pas
eu la rigueur élémentaire de s’en tenir aux propos de l’article, le titre erroné favorisant davantage leur stratégie électorale, quitte à jeter la confusion chez le public
électeur.
L’ambition de devancer la concurrence lors de grands événements a souvent
été au coeur des cas classiques de diffusion massive d’informations erronées,
contradictoires, incomplètes, fausses et loufoques. On l’a vu ces dernières années
lors de la crise d’Oka et, plus récemment, lors du carnage de l’Ordre du temple
solaire, qui s’est déroulé presque simultanément en Suisse et au Québec. Je ne me
livrerai pas ici à une analyse de contenu de ce dernier cas, mais je signale tout de
même qu’on a eu alors droit à tout ce que le journalisme peut offrir en confusion
et approximations qui n’ont fait que noyer les informations véridiques dans une
mare boueuse de spéculations inutiles.
36 Michel Corbeil, « Le PQ rétablira les taxes sur le tabac — Rochon », Le So-
leil, 29 juillet 1994, p. A1.
M.-François Bernier, Les planqués. Le journalisme victime des journalistes. (1995) 84
Mais de tels dérapages ne sont pas exclusifs aux événements exceptionnels.
La spéculation est au coeur du travail journalistique comme stratégie cognitive
menant à différentes méthodes de collecte d’informations, soulevant des interrogations importantes et originales, orientant la recherche vers des pistes ignorées
des autres journalistes ou tenues cachées par ceux qui tirent profit de cette absence d’intérêt de la part des médias. Mais les journalistes ne se contentent malheureusement pas de cela. Ils préfèrent souvent spéculer dans le cadre de leurs comptes rendus, de leurs reportages ou de leurs commentaires, question de faire impression auprès de leurs collègues, leur employeur et certaines de leurs sources
d’information. Le cas suivant est des plus révélateurs.
À l’automne 1994, la formation du Conseil des ministres de Jacques Parizeau
a donné lieu à une foule de spéculations de la part de journalistes de la presse écrite qui ont ainsi publié de nombreuses informations fausses, lesquelles ont peutêtre contribué davantage à mêler le public qu’à l’éclairer. Pour la période du 23 au
26 septembre, jour de l’assermentation, j’ai recensé les spéculations de trois courriéristes parlementaires représentant autant de quotidiens où l’on accorde une importance certaine à l’information politique. Il s’agit de Denis Lessard (La Presse),
Michel Venne (Le Devoir) et Gilles Boivin (Le Soleil).
Le premier ministre Jacques Parizeau a confié trente-cinq fonctions ministérielles différentes à vingt députés du Parti québécois, certains députés cumulant
plus d’une fonction. Dans sa première spéculation du 23 septembre 37 , Lessard
tente de découvrir qui aura la charge de vingt de ces trente-cinq fonctions, mais
mentionne vingt-six titulaires potentiels différents. Si bien que son taux d’erreur
s’élève à 43,6% et son taux de « réussite » à 56,3 %. Ce qui pourrait être acceptable pour une série statistique de lancers à pile ou face l’est nettement moins en
considération des critères de rigueur et de vérité de la profession journalistique.
Dans son autre essai, publié le matin de l’assermentation 38 , Lessard est moins
ambitieux et limite ses spéculations à neuf fonctions. Cette fois-ci, ses sources
37 Denis Lessard, « Parizeau réserve une place de choix aux nouveaux élus dans
son cabinet », La Presse, 23 septembre 1994, p. A1-2.
38 Denis Lessard, « Parizeau réserve une place de choix aux femmes », La Pres-
se, 26 septembre 1994, p. A1-2.
M.-François Bernier, Les planqués. Le journalisme victime des journalistes. (1995) 85
d’information sont plus fiables et il obtient une note parfaite de 100% qui lui permet de corriger quelques-unes des informations erronées publiées trois jours
avant, mais il garde le silence sur toutes les autres. Le matin de l’assermentation,
il avait bien identifié neuf des titulaires ainsi que les fonctions que Parizeau avait
décidé de leur confier.
De son côté, Michel Venne, du Devoir, a pris la peine d’écrire qu’il « servirait
à peu de choses de spéculer dans ces pages sur l’identité du titulaire de l’un ou
l’autre portefeuille 39 ». Mais il s’est tout de même laissé prendre au jeu de la
spéculation, en étant prudent toutefois, ce qui l’a certainement aidé à limiter sa
marge d’erreur. Il a ainsi spéculé sur cinq des trente-cinq fonctions à pourvoir et a
eu raison dans 80 % des cas. Il faut dire que, tout comme pour le second essai de
Lessard, la spéculation de Venne a porté principalement sur des figures dont
l’affectation à certaines fonctions paraissait évidente : Jean Campeau aux Finances, Jean Rochon à la Santé et aux Services sociaux et Bernard Landry aux Affaires internationales, notamment.
Le pire résultat est celui de Gilles Boivin, du Soleil, qui a publié des spéculations qui se sont révélées fausses dans plus de 70% des cas. En plus d’envoyer
Jean Garon à la Voirie, une fonction qui n’existe pas dans le cabinet Parizeau,
Boivin a produit deux textes spéculatifs dans l’édition du 26 septembre 40 dont
certains contenaient des affirmations carrément fausses. Il a écrit que Richard Le
Hir, qui allait devenir ministre de la Restructuration en après-midi, était « définitivement écarté du cabinet » par Jacques Parizeau 41 .
39 Michel Venne, « Premier conseil des ministres : dure a été la tâche », Le De-
voir, 26 septembre 1994, p. A4.
40 Gilles Boivin, « Plutôt que de devoir modifier les lois : Parizeau s’entourera
de 20 ministres », Le Soleil, 26 septembre 1994, p. A1, et « Les Jean Rochon,
Paul Bégin, Roger Bertrand et Jean Garon sur les rangs : la région de Québec
devrait briller au... Parlement », Le Soleil, 26 septembre 1994, p. A5.
41 Je signale ici que les taux de réussite et d’erreur ne portent que sur les postes
qui ont fait l’objet de spéculations journalistiques. Je n’ai pas noté les « cases
vides » qui sont, en définitive, celles qui ont le moins induit le public en erreur ! Une bonne réponse (spéculation avérée) vaut un point dans la colonne
des réussites, une mauvaise réponse (spéculation non avérée) vaut un point
dans la colonne des échecs. Lorsqu’un journaliste a proposé deux ou trois
noms pour une même fonction, et qu’un de ces noms s’est révélé être le bon,
M.-François Bernier, Les planqués. Le journalisme victime des journalistes. (1995) 86
Ce recensement des spéculations de trois journalistes des quotidiens La Presse, Le Devoir et Le Soleil indique que le taux d’erreur dans le jeu des devinettes
est suffisamment élevé pour que l’on remette en question cette pratique, dans la
mesure où les journalistes doivent se montrer rigoureux dans la publication
d’informations qu’ils estiment vraies. Il faut ajouter que le but de l’exercice
consistait seulement à devancer de quelques jours, sinon de quelques heures, la
divulgation de ces informations et non de dévoiler des informations importantes
pour le public qui n’auraient pas été connues autrement. Ce qui était en jeu, c’était
davantage les notions de concurrence et de notoriété professionnelle que celle
d’intérêt public.
Il faut noter aussi que ces exercices de spéculation ont eu droit à des emplacements de choix dans La Presse et Le Soleil, où on les retrouve notamment à la
une, leur conférant ainsi un caractère d’importance que le taux d’erreur vient démentir. Dans Le Devoir, les spéculations ont été reléguées à la page 5. On peut
donc retenir quelques enseignements de la présente analyse :
— On remarque que toutes ces informations sont de sources anonymes et que
ces dernières sont rarement décrites avec précision, ce qui aurait permis aux lecteurs de se faire une idée de la crédibilité et de la compétence de la source. Je ne
discuterai pas pour l’instant des enjeux stratégiques, éthiques et déontologiques
liés à l’imputabilité concernant les sources politiques quand elles jouissent de
l’anonymat ; je me contenterai de signaler qu’il y en a plusieurs : manipulation de
l’opinion publique, publication de faussetés, etc.
le journaliste récolte, selon le cas, un demi-point ou un tiers de point dans sa
colonne des réussites. Mais il obtient aussi un demi-point ou deux tiers de
point dans sa colonne des échecs puisque le ou les autres noms se sont automatiquement révélés faux. Quand un journaliste a proposé deux ou trois noms
inexacts, il a eu droit à autant de points que de noms inexacts dans la colonne
des échecs. Ainsi, ceux qui ont proposé plusieurs noms pour une même fonction ne peuvent pas soutenir qu’ils ont misé juste, car miser juste ne peut pas
être autre chose que prédire avec exactitude quel député aura telle ou telle
fonction ministérielle. En faisant la somme des points des deux colonnes et en
calculant simplement leur proportion relative, j’ai pu en arriver à des valeurs
exprimées en pourcentage. Le tableau complet des spéculations analysées est
donné en annexe.
M.-François Bernier, Les planqués. Le journalisme victime des journalistes. (1995) 87
— Les sources d’information anonymes de ces journalistes ne sont pas très
fiables en général, mais elles le sont encore moins lorsque les candidats pouvant
occuper une fonction ne font pas l’objet d’un consensus des plus évidents. Les
nominations de Rochon, Campeau et Landry à leurs fonctions respectives n’ont
surpris personne, mais les sources d’information ont induit les journalistes et le
public en erreur dans la majorité des autres cas.
— On peut affirmer que les journalistes ont été incapables d’établir à l’avance
un tableau véridique de ce qu’allait être le Conseil des ministres.
— Dans le cas étudié, le taux d’erreur des journalistes augmente de façon inquiétante en fonction du nombre de fonctions faisant l’objet de spéculations.
— Les journaux ont accordé beaucoup d’espace à des informations qui se sont
révélées fausses, informations qui allaient de toute façon être diffusées dans les
jours ou les heures suivant la publication des articles.
— Les lecteurs de ces journaux ont consacré de longues minutes à lire des articles contenant plusieurs informations erronées.
— On peut se demander si cela n’a pas contribué à créer de la confusion chez
les lecteurs plutôt que de les éclairer, puisqu’ils ont dû « désapprendre » une
grande partie de ce qu’ils avaient « appris ».
— La publication de ces rumeurs a peut-être moins servi le public que Jacques
Parizeau et ses proches, qui ont pu connaître certaines réactions ainsi suscitées et
agir en conséquence.
— Finalement, sans généraliser à outrance, il faudrait se demander s’il est
vraiment pertinent de consacrer autant d’énergie et d’espace à la publication anticipée d’informations qui seront disponibles de toute façon, au lieu de consacrer
ces ressources à dénicher les informations que toutes ces sources anonymes préfèrent justement occulter.
M.-François Bernier, Les planqués. Le journalisme victime des journalistes. (1995) 88
On peut par ailleurs évoquer le cas des rumeurs qui sont diffusées, même
quand elles peuvent avoir des conséquences dramatiques pour certains individus,
comme ce fut le cas pour Royal Orr, l’ex-président d’Alliance Québec, le groupe
de pression de la communauté anglophone. Sans jamais être formellement accusé,
celui-ci a été couvert d’opprobre parce que les médias ont diffusé la rumeur, issue
de sources policières jamais nommées, qu’il était à l’origine d’un incendie criminel ayant détruit les locaux de cet organisme. Le voilà accusé officieusement sur
la place publique, jugé et condamné par un important segment de la population,
mais incapable de se défendre face à des accusateurs invisibles. Cela nous en dit
beaucoup quant au souci de la justice de certains médias et journalistes.
Voilà autant d’exemples qui soulèvent plusieurs questions en ce qui concerne
la profession, et non les moindres si l’on considère que le journalisme est en quelque sorte l’industrie de la vérité, du moins c’est la prétention que l’on retrouve
invariablement dans les codes de déontologie recensés aux quatre coins de la planète. Les faits sont têtus, pourtant, quand on constate le nombre impressionnant
de faussetés, de demi-vérités, d’erreurs techniques ou autres que l’on relève quotidiennement dans les médias. Il ne faut pas douter de la bonne foi des journalistes, qui ne cherchent pas à tromper volontairement leur public, sauf exception.
Mais on doit aussi faire connaître leur grande réticence à rectifier leurs erreurs de
fait. C’est un réflexe naturel que de ne pas vouloir admettre publiquement une
erreur. Mais c’est une obligation professionnelle de le faire pour ceux dont le gagne-pain est la diffusion de la vérité pour le bénéfice du public. Je me souviens
avoir parfois eu quelque difficulté à faire publier un rectificatif relativement à
certains de mes comptes rendus parce que ceux qui étaient chargés de le mettre en
page estimaient qu’il ne fallait pas reconnaître que l’on s’était trompé, question de
ne pas donner de raisons au public de douter de nous. Alors que c’est justement
cette prétention à l’infaillibilité, toute corporatiste du reste, qui alimente le doute
et le justifie.
Un des problèmes journalistiques liés à la question de rigueur est certes
l’attrait que ce travail a toujours eu chez les « littéraires », ceux qui ont l’amour
des mots avant que d’avoir la passion des idées et le souci de vérifier si les énoncés correspondent à la réalité : ceux qui connaissent tout Kundera ou Ducharme,
mais qui ne connaissent pas grand-chose aux méthodologies des sondages
M.-François Bernier, Les planqués. Le journalisme victime des journalistes. (1995) 89
d’opinion publique, des limites de ces sondages, de ce qui les distingue des simples consultations téléphoniques dont nous inondent les émissions de radio et de
télévision. Ceux qui ont lu le dernier essai à la mode, « pour être sûrs d’être orthodoxes », comme disait Léo Ferré, mais qui ignorent tout le champ de la
connaissance scientifique, des humanités aux sciences de la santé.
Il y a pourtant des questions d’intérêt public qui ne peuvent souffrir de telles
carences. Il ne faut pas confondre relations causales avec corrélations positives
statistiquement significatives ; il ne faut pas prendre une proposition ou une hypothèse de travail pour une théorie scientifique ; il ne faut pas, non plus, faire l’éloge
d’un nouveau médicament ou d’une nouvelle thérapie sans en même temps faire
connaître ses principaux effets secondaires ou les caractéristiques de ceux qui sont
visés par ces innovations scientifiques.
Le devoir de rigueur repose sur la connaissance et sur la collecte
d’informations ; il repose aussi sur la capacité d’évaluer de façon critique ces informations, de juger de la validité des méthodes employées par les sources
d’information elles-mêmes quand elles s’y réfèrent pour soutenir leur point de
vue. Ce même devoir de rigueur freine toute généralisation abusive que certains
acteurs sociaux auraient intérêt à diffuser sur la place publique, à partir de quelques exemples singuliers et atypiques.
C’est aussi lui qui protège contre les charlatans de tous ordres, ceux qui déclarent pouvoir guérir toutes les maladies du corps et de l’âme ou affirment être en
mesure de prédire l’avenir, mais qui sont toujours incapables de fournir des preuves convaincantes et qui préfèrent se limiter aux techniques de persuasion.
L’exercice du devoir de rigueur aurait certes évité à un journaliste de publier des
prévisions de l’astrologue Marcel Charland, en janvier 1993 42 , qui soutenait que
Robert Bourassa allait démissionner à l’été 1993 (il a quitté son poste en janvier
1994) et qu’il serait alors impliqué dans « un scandale qui ébranlera non seulement le Québec, mais aussi le Canada et dont on parlera beaucoup et partout ».
42 Michel Dufour, « L’astrologue Marcel Charland prévoit un scandale et une
bien triste fin de carrière », Le Journal de Québec, 11 janvier 1993, p. 5.
M.-François Bernier, Les planqués. Le journalisme victime des journalistes. (1995) 90
On attend toujours la confirmation du scoop d’inspiration interplanétaire ! À
défaut, on aurait plutôt droit à un erratum en bonne et due forme, qui n’est jamais
venu, bien entendu. Les charlatans aussi misent sur une pseudo-infaillibilité et
refusent de reconnaître leurs erreurs, question de mieux berner le public...
M.-François Bernier, Les planqués. Le journalisme victime des journalistes. (1995) 91
Les planqués.
Le journalisme victime des journalistes.
Deuxième partie. Comment les planqués minent la légitimité du journalisme
XII
Les trompeurs
Retour à la table des matières
Les journalistes n’ont aucun mandat social leur permettant de tromper sans
considération leur public et leurs sources d’information. Les citoyens ont le droit
de rester maîtres de leur vie, ce qui nécessite qu’ils soient autonomes et libres de
prendre les décisions leur semblant les meilleures, à l’intérieur des règles reconnues par la société, bien entendu. Mais tromper les gens, c’est les priver de leur
autonomie et de la possibilité de faire des choix éclairés. Tromper est contraire
aux valeurs de transparence, de vérité, d’honnêteté et d’intégrité qui doivent guider le travail journalistique. Il va donc de soi que les méthodes trompeuses ne
devraient être employées que dans des cas extrêmes, lorsque tous les autres
moyens ont été épuisés, et qu’il faudra toujours être en mesure de justifier ces
comportements en tenant compte des critères relatifs à l’intérêt public, qui demeurent incontournables pour les journalistes.
Pourtant, les cas de simulations, de mises en scène, de caméras et micros cachés, pour ne citer que ceux-là, sont nombreux. Ce que la loi interdit aux policiers
de faire sans l’accord explicite d’un juge, pour protéger les individus contre les
abus de ce pouvoir, les journalistes se le permettent, abusant effectivement de leur
pouvoir.
M.-François Bernier, Les planqués. Le journalisme victime des journalistes. (1995) 92
On peut s’attendre à ce que les progrès techniques, telle la miniaturisation des
caméras vidéo, incitent les journalistes à agrandir plus encore le champ des actes
professionnels qu’ils croient nécessaires d’accomplir. On se retrouve en quelque
sorte dans la même situation que les généticiens et certains spécialistes de la santé
qui croient que tout ce qui est techniquement réalisable devient du même coup
humainement souhaitable. La réflexion bioéthique qui s’est imposée dans tous les
pays concernés démontre qu’une telle proposition est inacceptable et que la science a besoin de conscience pour empêcher les abus dont les premières victimes
sont souvent des membres du public.
Les journalistes qui s’en remettent à la panoplie des ruses techniques ou rhétoriques plaident fièrement servir l’intérêt public, comme quoi ils y reconnaissent le
fondement de leur légitimité. Mais on peut douter de la validité de tels arguments
relatifs à un intérêt du public confondu, volontairement ou par ignorance, avec
l’intérêt du public, c’est-à-dire sa curiosité, qui ne peut légitimer cet intérêt à
prendre connaissance de certains types d’informations, celles de nature privée par
exemple.
Il ne faut pas que l’arbitraire médiatique se substitue à l’arbitraire monarchique que la démocratie républicaine ou parlementaire a relégué aux oubliettes. Les
journalistes invoquant l’intérêt public pour justifier leurs méthodes trompeuses
ont le fardeau de démontrer que les informations ainsi obtenues rencontrent tout
d’abord les critères d’intérêt public. Mais cela ne suffit pas. Ils doivent aussi
considérer les critères éthiques par rapport aux méthodes trompeuses en général,
ainsi qu’à certaines méthodes particulières telles que la mise en scène, la fausse
identité ou l’espionnage, parmi d’autres.
De manière générale, les journalistes doivent au moins se demander si
l’importance de l’information obtenue pour le public est supérieure aux inconvénients causés ; si la diffusion de cette information est urgente au point de menacer
l’intérêt public si on la retarde ; s’il existe un sérieux soupçon préalable à l’endroit
des gens qu’on se propose de tromper ; si la probabilité que les méthodes envisagées portent fruit est grande ; si ces méthodes sont les seules qui permettent
d’obtenir les informations désirées. Il faudra aussi expliquer et justifier le recours
M.-François Bernier, Les planqués. Le journalisme victime des journalistes. (1995) 93
aux différentes méthodes trompeuses dans le cadre de la diffusion des informations qui en résultent.
C’est ce cadre d’analyse favorable à la réflexion éthique qui a profondément
inspiré le projet de code de déontologie de la Fédération professionnelle des journalistes du Québec. Il est la meilleure protection publique contre les abus journalistiques qui risquent de discréditer et de miner la légitimité du journalisme. Par sa
seule existence, et même sans y adjoindre des sanctions importantes, il sera des
plus embarrassants pour les planqués dont la bonne fortune repose en grande partie sur le fait que le public et les autres acteurs sociaux ne peuvent pas les
confronter avec des règles déontologiques précises et reconnues par l’ensemble de
la profession.
Lorsque tromper devient un comportement banal, lorsque cela ne soulève plus
de critiques virulentes au sein de la profession, c’est qu’on s’est reconnu de facto
tous les droits possibles et imaginables sur le public. Ce public, qui ne sait rien ou
à peu près des méthodes employées, remarque qu’on lui diffuse de plus en plus
d’images drôlement mal cadrées parce que la caméra est cachée. Il ne se révolte
pas pour autant, jusqu’au jour où il sera lui-même victime du procédé, dont il découvrira alors la dimension foncièrement totalitaire. Du reste, quelques sondages
d’opinion réalisés aux États-Unis relativement à certaines pratiques trompeuses
(fausse identité, caméras et microphones cachés, etc.) mettent en évidence le fait
que le public s’y oppose majoritairement.
Les cas de tromperies sont parfois très difficiles à déceler pour le public. Si le
cadrage maladroit d’une image demeure un indice sérieux de situation
« d’espionnage », il en va autrement lorsque les journalistes ne divulguent pas le
fait qu’ils ont revêtu un costume particulier afin d’infiltrer un milieu déterminé :
hôpital, service de police, résidence privée, etc., ou lorsque la simulation ou la
mise en scène présente tous les attributs d’un événement réel qui aurait été capté
sur le vif, si bien qu’on ne sait plus si on est spectateur d’un événement réel ou
s’il s’agit d’une reconstitution. Dans certains cas, les grands trompés sont les
sources d’information, dans d’autres cas, il s’agit des citoyens.
M.-François Bernier, Les planqués. Le journalisme victime des journalistes. (1995) 94
Au Québec, les caméras cachées sont en quelque sorte devenues la spécialité
de J.E., une émission hebdomadaire de TVA qui joue sur ces deux lettres pour
faire croire au public qu’il a affaire à du journalisme d’enquête, et c’est ce que
soutiennent leurs animateurs, alors qu’il ne s’agit de rien de plus que du journalisme électronique. D’enquête, il y en a plus ou moins. Bien souvent, on peut se
demander si on n’a pas eu recours à des caméras cachées pour revêtir le reportage
d’un caractère important ou inédit, pour lui donner une plus-value journalistique,
un peu comme les journalistes ont abusé des sources anonymes à l’époque postWatergate afin que leurs comptes rendus soient « enrichis » d’une aura
d’exclusivité et puissent laisser croire qu’on avait affaire à des informations importantes qui n’auraient pas été connues autrement. L’infospectacle établit lentement son règne, et personne n’ose dire que les nouveaux monarques sont bossus !
Et que penser de cette façon de piéger certains individus, les petits magouilleurs du quartier ou le conjoint qui ne paye pas ses pensions alimentaires, sinon
qu’elle nous rappelle que la presse est forte avec les faibles et faible avec les forts.
Vivement que nos spécialistes de la caméra cachée provoquent la démission d’un
ministre, d’un chef de police, ou d’un dirigeant quelconque en révélant au public
des faits d’intérêt public irréfutables et compromettants. Quand la caméra cachée
devient routinière, quand elle est le moyen auquel on pense avant tous les autres,
ou qu’on l’emploie sans avoir considéré les autres, on se dirige vers Big Brother
Inc., vers un monde où l’entreprise de presse privée et ses journalistes despotes
n’hésitent pas à adopter des pratiques qui se moquent bien des droits fondamentaux des citoyens (vie privée, réputation, etc.) au nom de leur conception triviale
et inconsistante de l’intérêt public et, disons-le franchement, surtout et avant tout
au nom de la course à l’audience, préalable aux profits d’entreprise et à la notoriété éphémère des princes de l’écran cathodique qui ne passera pas le cap de la décennie.
Quant aux simulations ou mises en scène, elles sont maintenant monnaie courante au réseau Télévision Quatre- Saisons qui y a régulièrement recours durant
des bulletins de nouvelles pour illustrer le déroulement supposé d’événements, de
faits divers la plupart du temps. À l’écran : une main tenant une seringue, mouvement et déplacement, suspens, peut-être même une légère accélération du rythme réalisée en salle de montage, allez savoir ! Tout cela pour « informer » à pro-
M.-François Bernier, Les planqués. Le journalisme victime des journalistes. (1995) 95
pos d’un maniaque quelconque — enfin on le suppose ! — usant d’une seringue
qu’il dit remplie de sang contaminé au VIH pour commettre des vols dans les
petits commerces.
Mises en scène ou simulations sans grande conséquence, sinon de tromper le
public sur des choses sans importance en lui cachant le procédé, sinon de choisir
la façon la plus facile de faire du reportage, quitte à trafiquer le réel pour qu’il soit
plus compatible avec les contraintes de tous ordres : de technique, de temps, de
ressources diverses, de spectacle. Mais d’autres simulations sont plus inquiétantes. Il faut rappeler celle de l’émission Contrechamps, de Radio-Canada, réalisée
à la fin des années quatre-vingt. On y simulait l’assassinat d’une jeune femme, à
la noirceur, à l’endroit où elle avait été retrouvée par les policiers de Sainte-Foy.
Le journaliste Benoît Proulx, de la station radiophonique CHRC, était soupçonné,
mais dans les faits on n’avait aucun témoin visuel du meurtre, si bien qu’il était
impossible de savoir si la jeune femme avait été abattue par une autre femme, un
vieillard boiteux ou un adolescent. Mais dans la simulation télévisée de RadioCanada, l’assassin qu’on aperçoit présente certains des traits du présumé coupable : c’est un homme, il semble assez jeune pour déguerpir rapidement, etc. Des
années plus tard, le journaliste sera accusé formellement, reconnu coupable au
cours d’un premier procès des plus médiatiques dont le jugement sera cassé en
appel.
Un des problèmes des simulations et mises en scène est qu’elles tendent à
confondre le réel et le fictif, ce qui est fondamentalement contraire à la mission
journalistique. Le compte rendu dérive vers le récit. Il devient de plus en plus
difficile pour la population de distinguer l’un de l’autre, d’autant plus qu’elle ne
s’attend pas à devoir faire ce travail d’analyse dans le cadre d’un bulletin télévisé.
On peut supposer que cela contribue à élever le degré de confusion et nuit à la
connaissance du réel chez le public. D’autant plus que le niveau de rétention de
l’information télévisée est beaucoup plus faible que pour les informations radio et
celles de la presse écrite. Le désir de simplifier pour mieux faire savoir, s’il est un
des facteurs en jeu, n’atteint pas ses objectifs si les procédés sèment la confusion
et le doute.
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Les journalistes qui ont recours à ces procédés trompeurs ont le fardeau de la
preuve. Ils doivent démontrer que le public soumis à leurs méthodes est mieux
informé que le public pour lequel d’autres journalistes ont pris la peine de fouiller
les dossiers et de questionner les sources d’information pertinentes. Le critère
prioritaire que je retiens est celui de la connaissance valide, celle qui reflète le
plus ce qui est réellement survenu, et non celui du plaisir et du divertissement
qu’auraient pu procurer les nouvelles télévisées.
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Les planqués.
Le journalisme victime des journalistes.
Deuxième partie. Comment les planqués minent la légitimité du journalisme
XIII
La vie privée
L’inconvénient du règne de l’opinion, qui d’ailleurs procure la
liberté, c’est qu’elle se mêle de ce dont elle n’a que faire ; par
exemple : la vie privée.
STENDHAL,
Le rouge et le noir
Retour à la table des matières
Les citoyens se plaignent de l’ingérence des journalistes dans leur vie privée.
Pourtant, la situation est paradoxale et troublante. Le respect de la vie privée est
une valeur importante dans notre société, mais les médias qui ne se gênent pas
pour s’y ingérer sont parmi les plus populaires si l’on considère le tirage ou les
cotes d’écoute. Et c’est justement cette curiosité publique, cet intérêt non légitime
du public pour ce genre d’informations qui sert de justification aux médias et
journalistes qui en tirent profit. On sait que leurs prétentions à diffuser des informations d’intérêt public ne résistent aucunement à l’analyse effectuée à la lumière
des critères qui ont été dégagés précédemment, mais d’autres questionnements
s’imposent.
On doit se demander pourquoi un certain public se déclare à la fois si attaché
au respect de la vie privée et si avide d’informations qui nient ce respect. Rejetons
tout de suite la psychanalyse primaire qui valorise l’hypothèse du désir de
l’interdit et la pulsion qui porte à transgresser les règles de la convenance ou
M.-François Bernier, Les planqués. Le journalisme victime des journalistes. (1995) 98
d’échapper au sur-moi. On peut suggérer des pistes de recherche, y aller de propositions générales et d’hypothèses plus intuitives que déductives qui nous
conduisent à établir deux catégories distinctes de motivations apparentes : la projection et l’identification.
On parle de projection car peut-être le public est-il assoiffé d’informations
concernant la vie privée et y trouve-t-il matière à rêver, à échapper à la routine du
quotidien banlieusard, paumé, renfrogné. Échapper à l’usine, au bureau, au cafard,
au gris urbain, à la hiérarchie encombrante. Peut-être y cherche-t-il la même évasion qu’au cinéma, dans ces salles de projection : projection photonique et projection psychique. Épier et envier la vie privée des « gens riches et célèbres » estce là
un baume psychologique pour ceux dont la vie est banale ? Et la vie privée estelle d’autant plus appétissante, intrigante ou mystérieuse que les vedettes et personnalités publiques de tout acabit en défendent l’accès comme un animal son aire
de reproduction ?
On peut aussi penser, et c’est là le phénomène de l’identification, que le public reconnaît à travers les informations des situations semblables aux siennes, des
expériences de vie analogues, des chagrins identiques, une même peur de la mort,
la sienne comme celle de l’être cher. Le public se rassure, peut-être, quand il
constate que les autres sont comme lui. L’anxiété du sujet s’évanouit devant ce
simulacre rassurant, apaisant. Le je prend sa dose d’altérité grâce à laquelle il se
compare parfois avantageusement, et cet opium médiatique ankylose pour un
temps son angoisse existentielle.
Mais projection et identification sont des mécanismes psychiques de sujets
particuliers, même quand ceux-ci forment un agrégat nommé public. Bien que
réelles et tristes, les « bibites » de la foule ne constituent pas un motif valable
pour faire souffrir injustement d’autres individus, c’est-à-dire ceux dont la vie
privée aurait un effet apaisant, voire thérapeutique, pour la masse. Encore une
fois, la question de l’intérêt légitime de savoir s’impose comme critère.
Il en irait de l’intérêt pour la vie privée d’autrui comme de l’intérêt pour les
téléromans, à la différence que certains « comédiens » font contre leur gré les
M.-François Bernier, Les planqués. Le journalisme victime des journalistes. (1995) 99
frais de la curiosité publique, alors que les comédiens volontaires y font leurs frais
en empochant leurs cachets.
Il va sans dire que c’est surtout la diffusion d’informations sur la vie privée de
gens opposés à l’étalage public de leur intimité qui est considérée comme un problème éthique en matière de journalisme. Le cas classique d’irrespect de la vie
privée concerne le harcèlement journalistique à l’endroit de gens qui vivent des
drames personnels n’ayant rien à voir avec un quelconque mandat public (décès
accidentel d’un membre de la famille, suicide en public, scandale affectant un
proche, etc.). Il n’est pas exceptionnel, aux information télévisées, de voir un citoyen filmé sur le seuil de sa résidence ou terré derrière une porte entrouverte,
refusant maladroitement d’accorder une entrevue. Comme il faut bien combler les
quatre-vingt- dix secondes prévues au programme quotidien, on ne se gênera pas
pour diffuser cette séquence qui n’apporte aucun élément de compréhension supplémentaire à l’événement, mais qui permet de masquer le vide intellectuel du
reportage.
Se rabattre sur la vie privée, c’est encore et toujours le raccourci le plus fréquenté, la voie de la facilité, la façon accrocheuse d’occuper le temps médiatique
réservé aux actualités. On réussit à avoir des sentiments, des impressions, des
commentaires, voire des révélations inédites et fracassantes sur les attitudes, les
comportements, les habitudes de l’accidenté, du suicidé, de la victime de
l’assassinat ou de ses proches.
Tout comme les méthodes trompeuses de collecte et de diffusion de
l’information, l’invasion de la vie privée conduit bien souvent au sensationnalisme, qui « mise sur le particulier, l’inusité, l’inattendu, gonfle le fait divers et ne
fait pas la distinction entre la propagande et l’information, entre le respect et le
viol de l’intimité, entre la transmission et l’exploitation de l’émotion 43 ». Sur
l’autoroute du sensationnalisme, cette voie rapide du pseudo-reportage journalistique, les dérapages déontologiques privilégient le superficiel, la distorsion cognitive, le spectaculaire, bref un ensemble d’unités de sens et de non-sens présentées
43 Colette Beauchamp, Le silence des médias, 2e éd., Montréal, Les Éditions du
remue-ménage, 1988, p. 59.
M.-François Bernier, Les planqués. Le journalisme victime des journalistes. (1995) 100
comme information-reflet-du-réel, alors qu’un gouffre géant s’ouvre sous les
pieds du citoyen qui se trouve aux prises avec une société étrangère à ses repères
quotidiens et au sens commun. Perrault : « Filmée par le journal de 20 heures, la
Révolution française se fût réduite à des images de têtes coupées brandies au bout
d’une pique ou au massacre de quelques braves garçons venus de Suisse pour
garder le Louvre 44 . »
Pourtant, on peut soutenir que tout comportement qui ne relève pas d’une
fonction sociale quelconque (travail, bénévolat, activités sociales, etc.), qui n’a
pas de conséquence indésirable pour autrui et ne viole pas les lois peut être considéré comme étant du domaine de la vie privée. La vie de famille, les relations de
couple, certaines activités de loisirs sont ainsi du domaine de la vie privée 45 et
devraient échapper à l’inquisition journalistique.
Lorsqu’on est en présence d’éléments de vie privée de personnes qui manifestent leur refus ou leur réticence face à la diffusion de ces informations, on doit
évaluer s’il est pertinent de les publier au regard des relations que l’on peut établir
entre ces informations et le mandat public des personnes concernées. C’est à
l’intérieur de ces paramètres que l’information journalistique portant sur la vie
privée ne devient pas un obstacle à la légitimation du journalisme, bien que des
perspectives supplémentaires puissent être prises en considération également.
Examinons un des événements de nature privée que rapportent régulièrement
les médias, soit le suicide. De nombreuses controverses existent quant à l’intérêt
public légitime des reportages sur les cas de suicide. Au-delà des opinions aux
fondements subjectifs ou idéologiques, il faut aller voir ce que la recherche nous
en dit, tenter de savoir s’il est légitime, en regard des critères établis plus haut, de
les traiter, dans quelles circonstances, de quelles façons.
44 Gilles Perrault, « L’univers anesthésiant du petit écran », dans La communica-
tion victime des marchands. Affairisme, information et culture de masse, Paris, La Découverte/Le Monde, 1989, p. 220.
45 Marc-François Bernier, Éthique et déontologie du journalisme, Sainte-Foy,
Presses de l’Université Laval, 1994, p. 159.
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Elizabeth Ziesenis 46 a examiné les responsabilités des médias en matière de
couverture de suicides après avoir réalisé une revue des études scientifiques qui
ont suggéré que ce type de reportages avait un effet d’entraînement auprès de suicidaires, selon le du statut de ceux qui se sont suicidés ou le contexte social. Par
exemple, les moments de crise sociale sont, semble-t-il, moins favorables au suicide. L’hypothèse explicative de ce phénomène est le sentiment d’intégration sociale que les crises susciteraient chez les citoyens ; aux prises avec les mêmes
problèmes que leurs semblables, ils se sentiraient en quelque sorte plus solidaires,
moins esseulés. La crise sociale leur serait plus salutaire comparativement à leur
crise existentielle.
Il semble par ailleurs que les reportages relatifs aux suicides soient un facteur
de décision parmi d’autres pouvant conduire à l’acte suicidaire, surtout lorsque les
personnes à tendances suicidaires prennent connaissance de ce reportage alors
qu’elles vivent une crise existentielle. Considérant le suicide comme une solution
permanente à un problème temporaire, Ziesenis suggère que les médias devraient
présenter à leur public des pistes de solution et diverses options quand ils ont à
traiter des cas de suicide ; ainsi, à la diffusion d’informations d’intérêt public
concernant des cas de suicide (tels ceux de personnalités publiques qu’il est impossible de passer sous silence) s’ajouterait un bénéfice social. Selon des chercheurs cités par Ziesenis, il faut parler du suicide tout en prenant garde de ne pas
sombrer dans le sensationnalisme : ne pas insister trop dans les titres ; ne pas donner trop de détails quant aux moyens utilisés ; ne pas en parler comme d’un acte
romantique de façon à inspirer des individus suicidaires en période de crise ; avoir
des spécialistes de la santé mentale comme sources d’information ; parler du suicide de temps à autre, pas seulement lorsque des événements d’actualité
l’imposent ; aborder avec une grande prudence les cas de suicide chez les adolescents, car ceux de cet âge qui en prendront connaissance sont généralement plus
impulsifs et immatures, donc plus enclins à imiter le geste.
Elle ajoute que les médias sensibles à ces mesures de précaution n’ont pas à se
sentir coupables des cas de suicide au sein de leur public, car il y aura toujours
46 Elizabeth B. Ziesenis, « Suicide coverage in newspapers : An ethical conside-
ration », Journal of Mass Media Ethics, vol. VI, no 4, 1991, p. 234-244.
M.-François Bernier, Les planqués. Le journalisme victime des journalistes. (1995) 102
des suicides malgré tout. Même si les médias qui fonderont leurs décisions sur ces
critères ne sauront peut-être jamais s’ils ont réellement sauvé des vies, ils auront
au moins la certitude d’avoir assumé leurs responsabilités, conclut Ziesenis.
Les considérations dont fait état Ziesenis rencontrent directement trois des critères d’une information d’intérêt public que j’ai énoncés plus haut :
— L’information est plus bénéfique que néfaste pour le plus grand nombre,
car elle permet une connaissance de faits sociaux tout en diminuant les possibilités de conséquences déplorables chez les gens à risque.
— L’information est utile pour le public en ce sens que ce dernier peut mieux
comprendre les mécanismes conduisant au suicide, notamment grâce à l’aide des
spécialistes de la santé mentale.
— L’information est de nature émancipatrice, car elle devient une ressource
pour ceux qui l’ont obtenue et intégrée, et toute ressource supplémentaire signifie
un accroissement de pouvoir ou de contrôle de la zone de liberté des citoyens, qui
peuvent ainsi adapter leurs stratégies en connaissance de cause. Cela est particulièrement important chez les personnes qui traversent des crises existentielles et
qui envisagent tout de même la « solution » permanente du suicide, alors que les
épisodes de crise ne durent que quelques semaines en moyenne, selon Ziesenis.
Quand les médias maltraitent inutilement le droit à la vie privée, méprisent injustement le respect de la réputation, confondent intérêt public légitime et intérêt
du public, non seulement se placent-ils eux-mêmes en marge du processus de légitimation du journalisme, mais encore ils contribuent à fragiliser la légitimité de
l’ensemble de la profession. Coupables par association aux yeux de l’opinion publique, les journalistes et les médias soucieux de leurs responsabilités et conscients de leurs limites doivent payer le prix des dérapages déontologiques non
maîtrisés de ceux dont la motivation première est bien souvent d’ordre économique.
En matière d’information, la concurrence n’apporte pas automatiquement les
bienfaits qui caractérisent le plus souvent le libre marché des biens et services,
M.-François Bernier, Les planqués. Le journalisme victime des journalistes. (1995) 103
justement parce que l’information d’intérêt public est irréductible à la notion de
produit de consommation. Le rappeler n’est pas inutile. Autrement, il ne servirait
à rien d’écrire une seule ligne à propos du journalisme, et les planqués pourraient
dormir sur leurs deux oreilles, sans trop se soucier des conséquences de leurs gestes.
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Les planqués.
Le journalisme victime des journalistes.
Deuxième partie. Comment les planqués minent la légitimité du journalisme
XIV
L’anonyme et le confidentiel
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Puisque le journaliste oeuvre au nom du public et pour le bien public, ce dernier devrait toujours être dans une situation des plus avantageuses quand il se
trouve face à la production journalistique qui s’alimente à de nombreuses sources
d’information.
La bible journalistique soutient que donner l’identité des sources
d’information est très important, puisque c’est ce qui permet au public d’évaluer
la crédibilité, la compétence et les intérêts de ceux dont les propos sont diffusés
par les médias. C’est aussi cette désignation qui certifie que les informations
transmises par les médias ne sont pas de pures inventions du journaliste ou de
l’entreprise de presse, d’inspiration idéologique ou partisane là où les médias prétendent être neutres et impartiaux, puisque l’objectivité est impossible à atteindre.
Donner l’identité des sources permet d’attester que l’information a été recueillie
auprès de personnes compétentes et crédibles. Il n’y a aucun intérêt utilitaire à
laisser la parole à des gens qui, on le sait pertinemment, mentent ou cherchent à
tromper le public, à moins que le reportage ne soit en mesure de désamorcer la
ruse en la révélant au public.
M.-François Bernier, Les planqués. Le journalisme victime des journalistes. (1995) 105
On sait aussi que des informations de grande importance ne seraient peut-être
jamais connues du public s’il n’était pas possible de cacher l’identité de la source,
de façon à préserver cette dernière d’éventuelles représailles. C’est dans ce
contexte que l’on parle de sources anonymes : le journaliste connaît l’identité de
sa source, mais ne veut pas la révéler publiquement. Il veut la protéger.
L’importance de donner l’identité de la source pour le bénéfice du public se
frotte donc parfois à l’importance de la cacher, la non-divulgation conditionnant
la publication d’informations d’intérêt public. Face à ce dilemme, le journaliste
doit prendre sa décision à la lumière de quelques critères s’il veut disposer de
l’information sur un mode rationnel et en accord avec ses responsabilités :
l’information est importante et il n’existe pas d’autres sources fiables pour
l’obtenir ; la source est vraiment menacée de représailles si elle est associée à
l’information ; le public devrait quand même être en mesure d’évaluer le plus
possible la compétence, la crédibilité et les intérêts de ceux qui s’adressent à lui
par l’intermédiaire des journalistes et ces derniers doivent en dire autant qu’ils le
peuvent quant aux affiliations de leurs sources et aux raisons qui les poussent à
leur accorder l’anonymat.
La notion d’anonymat des sources d’information se prolonge, se transforme et
devient la notion de « confidentialité des sources » lorsqu’une instance quelconque (justice, conseil de presse, membres du public, etc.) fait pression sur le
journaliste pour qu’il révèle l’identité de la source à qui il a accordé l’anonymat.
Protégeant son privilège à accorder l’anonymat, le journaliste invoque alors la
confidentialité ou le secret professionnel, qui n’est pas étranger au secret auquel
sont tenus d’autres professionnels — médecins, avocats, psychologues, etc. — à
la différence que ces derniers appliquent la confidentialité au contenu des conversations qu’ils ont eues avec leurs clients. Les journalistes font le contraire puisqu’ils dévoilent le contenu des conversations, ou une partie de ce contenu, mais
taisent l’identité de leur source.
Voilà ce qu’en dit pour l’essentiel la rhétorique journalistique. Mais la réalité
est tout autre, comme il faut toujours s’y attendre. Alors que le discours dominant
soutient que les sources nommées sont plus crédibles que les sources anonymes,
les quelques recherches américaines réalisées sur cette question suggèrent le
M.-François Bernier, Les planqués. Le journalisme victime des journalistes. (1995) 106
contraire 47 . Grosso modo, ces recherches nous apprennent que le public a tendance à accorder de la crédibilité aux sources anonymes, et que cette crédibilité
varie en fonction des institutions sociales auxquelles ces sources sont associées
dans les comptes rendus des journalistes. Une source anonyme appartenant à une
institution qui jouit d’un grand crédit sera mieux perçue par le public que si elle
est affiliée à une institution discréditée. Des études suggèrent même que des sources anonymes de certaines institutions sont plus crédibles que leurs porte-parole
officiels, dont on décline les nom, titre et qualité dans les comptes rendus ! Il est
permis de penser que le public fait confiance au jugement des journalistes lorsque
ceux-ci accordent l’anonymat à des sources parce que les informations qu’elles
dévoilent sont importantes et peuvent vraiment leur valoir des représailles. C’est
dans ce contexte qu’aux yeux du public l’anonymat est en quelque sorte un gage
de crédibilité.
Mais cette confiance du public ne peut que s’étioler, et avec elle la légitimité
du recours à l’anonymat, lorsqu’on constate que cette pratique est de plus en plus
répandue et permet la diffusion d’informations tantôt insipides, tantôt douteuses
ou invraisemblables, d’une part, et d’informations d’une importance telle qu’elles
mériteraient d’être plus fouillées, d’autre part, au lieu d’être simplement lancées
en pâture sur la place publique, où elles diffèrent parfois bien peu de la rumeur.
Les informations insipides attribuées à des sources anonymes se rapprochent
du cas de ce téléspectateur qui demande et obtient (!) l’anonymat pour commenter
la première émission d’un nouveau téléroman 48 .
Les informations douteuses ou invraisemblables, elles, sont particulièrement
recherchées dans le cas d’événements importants ou spectaculaires, au sujet desquels un peu tout le monde a son idée propre. Fortement incités par leurs supérieurs à fouiller les histoires populaires de l’heure, les journalistes sont parfois
tentés de citer sous le couvert de l’anonymat les propos de personnes peu signifiantes ou peu impliquées dans l’affaire, question d’avoir eux aussi quelque chose
47 À ce propos, voir les articles de J. B. Adams, D. F. Hale et D. Riffe, dont les
références sont données dans la bobliographie.
48 Voir Marie-France Bornais, « “Scoop” : difficile de se faire une idée », Le
Journal de Québec, 9 janvier 1992, p. 41.
M.-François Bernier, Les planqués. Le journalisme victime des journalistes. (1995) 107
à diffuser à propos de l’événement. Le journaliste Ray Richmond, du Los Angeles
Daily News, l’a fait remarquer dans le cas de la saga médiatique entourant le
meurtre de l’ex-épouse du footballeur américain O. J. Simpson. Après avoir rappelé quelques-unes des fausses informations provenant de telles sources anonymes — notamment la rumeur de son suicide dans les premiers jours suivant le
meurtre —, Richmond établit une typologie humoristique des sources
d’information (Rent-a-Source) qui ont alimenté les médias américains, surtout la
télévision 49 . Il décrit dans son article les sources anonymes comme étant des
individus qui ne veulent pas qu’on révèle leur nom parce qu’ils sont justement en
train de se faire un nom auprès des journalistes, quand ils ne répètent tout simplement pas des rumeurs lues dans la National Enquirer. C’est une source restée
anonyme, également, qui a confié à un ou des journalistes québécois la fausse
information selon laquelle Lucien Bouchard avait subi l’amputation du bras gauche dans les premiers jours de son hospitalisation, à la fin de 1994...
Quant aux informations importantes au point de mériter qu’on les fouille davantage afin de trouver d’autres sources ou des documents que l’on pourrait citer,
elles ont souvent les allures suivantes : diffusion de présomptions de nature criminelle au sujet d’un individu qu’on désigne clairement, alors qu’aucune procédure
judiciaire formelle n’a été entamée ; diffusion de rumeurs de scandale politique ou
économique ; diffusion d’informations vagues et nébuleuses mais pouvant être
importantes si elles sont avérées, etc. En agissant ainsi, le journaliste cherche parfois à provoquer des réactions dans le public qui l’aideront à pousser plus loin son
enquête. « Dans le doute, publie ! » Et voilà que ce qui devrait demeurer une bonne blague de journalistes devient malheureusement parfois la consigne que certains suivent.
Si l’on fait exception des informations insipides, douteuses ou invraisemblables pour lesquelles on peut difficilement trouver des motifs justifiant l’anonymat
eu égard à l’intérêt public, on peut prétendre que, dans la plupart des cas, l’enjeu
central du recours à l’anonymat, du point de vue des sources d’information et des
journalistes, est de nature stratégique. Pour cela, il faut concevoir l’information
49 Ray Richmond, « Any source is the only recourse. Media have eschewed solid
journalism in pursuing Simpson story », The Gazette, 27 juin 1994, p. C6.
M.-François Bernier, Les planqués. Le journalisme victime des journalistes. (1995) 108
comme une ressource dont ont besoin ces deux groupes d’acteurs. Exploitant cette
ressource, la source obtient un excellent moyen de faire circuler une information
qui la sert d’une façon ou d’une autre, et ce sans devoir en supporter les coûts, et
le journaliste est en mesure de publier une information qu’il croit véridique, ce à
quoi s’attend son employeur. Si les deux y trouvent leur avantage, celui du public
est souvent relégué à l’arrière-plan, ce qui a donné lieu à de nombreuses critiques
depuis une vingtaine d’années.
Des risques et des bénéfices sont associés au recours aux sources anonymes.
Pour ne s’en tenir qu’à deux courants d’opinion diamétralement opposés, on peut
résumer ces risques et bénéfices de la façon suivante. Les partisans d’une conception libérale-pluraliste du journalisme y voient surtout un phénomène d’échange
dans un système de relations liant les journalistes et leurs sources d’information,
tandis que ceux qui s’inspirent de l’approche critique y décèlent principalement
un asservissement des journalistes, qui seraient plus ou moins volontairement
victimes de la manipulation du pouvoir politique, ce qui impliquerait également la
manipulation de l’opinion publique.
Ceux qui sont favorables à l’anonymat des sources dans les comptes rendus
journalistiques estiment principalement que cela permet la diffusion
d’informations importantes, la dénonciation de cas de corruption, par exemple ;
cette pratique contribue à la libre circulation de l’information et à la transparence
gouvernementale tout en protégeant les sources d’information ; elle permet au
journaliste de produire des comptes rendus plus rigoureux et précis et favorise les
primeurs et exclusivités, ainsi que la concurrence entre médias.
Le modèle théorique de l’analyse stratégique est représentatif de l’approche
libérale-pluraliste par l’importance qu’il accorde à l’autonomie et à la rationalité
des individus qui adoptent des stratégies en fonction de leur marge de manoeuvre,
ou leur « zone de liberté 50 ». Dans cette perspective, on peut soutenir que le journaliste qui accorde l’anonymat à une source d’information utilise la zone de liberté que lui concèdent les normes déontologiques de sa profession et l’entreprise
50 Michel Crozier et Erhard Friedberg, L’acteur et le système, Paris, Seuil, 1977,
p. 475.
M.-François Bernier, Les planqués. Le journalisme victime des journalistes. (1995) 109
pour laquelle il travaille. Le journaliste use de cette latitude pour atteindre plusieurs objectifs professionnels (publier des articles exclusifs, devancer les concurrents, être reconnu de ses pairs, impressionner ses patrons et obtenir de
l’avancement, etc.). La source d’information fait de même pour atteindre des objectifs politiques (imposer un dossier à ses collègues du gouvernement, tester
l’opinion publique, etc.) et partisans (profiter de l’anonymat pour éclabousser un
rival ou dénigrer un collègue du même parti politique aspirant aux mêmes fonctions, etc.). Le jeu se déroule en fonction des enjeux et des ressources des acteurs.
Ceux qui partagent cette vision libérale considèrent souvent l’anonymat comme
une stratégie qui permet aux dissidents de communiquer aux journalistes des informations importantes sans s’exposer aux sanctions des gouvernements et organisations diverses. Ils font ainsi partie de l’équipe des « joueurs dissonants [...]
pleinement présents dans le jeu politique » dont parle Balandier pour qui « aucun
système n’existe sans contre-système(s) 51 ».
Les auteurs qui critiquent le recours aux sources anonymes analysent souvent
les comportements réels des journalistes et de leurs sources en liaison avec les
normes officielles, afin de mettre au jour les écarts entre les finalités recherchées
et les résultats réellement obtenus. Si les libéraux-pluralistes et les critiques peuvent employer des méthodes de recherche assez semblables pour découvrir le
comment des effets pervers constatés, ils se démarquent radicalement lorsqu’ils
abordent la question du pourquoi. Les auteurs critiques privilégient une conception du social où l’individu n’est pas totalement libre, car des déterminismes sociaux (culturels, économiques, politiques, etc.) pèsent sur lui, qui en viennent parfois à être considérés comme allant de soi et qui sont profondément intériorisés
par les sujets.
Les auteurs critiques soulèvent principalement deux objections concernant le
recours aux sources anonymes : 1) cette pratique dessert le processus démocratique de nos sociétés en permettant la manipulation des journalistes et de l’opinion
publique ; 2) elle ferait des journalistes de véritables auxiliaires des pouvoirs politiques (sujétion) alors que la presse s’est traditionnellement définie comme un
contre-pouvoir, un chien de garde. Pour résumer leur position, disons que les cri51 Georges Balandier, Le pouvoir sur scènes, Paris, Balland, 1992, p. 66-67.
M.-François Bernier, Les planqués. Le journalisme victime des journalistes. (1995) 110
tiques invoquent les risques de manipulation et de désinformation ainsi que les
économies réalisées aux dépens du public, parce qu’il en coûte moins cher en
temps et en énergie de s’en remettre à une ou à quelques sources anonymes au
lieu de rechercher des sources qui accepteront de parler ouvertement. Ils croient
également que cette pratique est susceptible d’engendrer de la confusion parmi le
public, par exemple quand deux sources anonymes se contredisent et qu’il est
impossible de dire laquelle est le plus près de la vérité. Ils estiment aussi que la
véracité d’une information anonyme est plus difficile à déterminer parce que les
autres journalistes ne peuvent remonter à son origine. Finalement, ils craignent
que cette pratique ne facilite la tâche aux sources voulant se livrer à des attaques
excessives à l’endroit d’autres personnes. Certains critiques affirment même
qu’en assurant l’anonymat de ses sources le journaliste participe à un système
favorisant le secret, ce qui est contraire à son rôle social.
Il est impossible de conclure définitivement à la supériorité absolue d’une thèse ou de l’autre. On peut certainement trouver de bonnes raisons — d’ordre social, stratégique, éthique ou professionnel — pour justifier l’anonymat des sources
d’information, et les critères énoncés plus haut indiquent dans quelles circonstances cela devrait se faire afin d’empêcher les abus. Mais il y a aussi de bonnes raisons de ne pas accorder l’anonymat.
Il semble que le privilège de l’anonymat sur demande, à la carte en somme,
comme a pu en profiter pendant plusieurs années le bras droit de Robert Bourassa,
Jean-Claude Rivest, aujourd’hui sénateur, est difficile à défendre. Le chroniqueur
Michel David écrivait, en février 1993, que depuis 1985 « personne n’a eu autant
d’influence que lui [Jean-Claude Rivest] sur les choix constitutionnels de M. Bourassa. Durant toutes ces années, quand vous lisiez dans un journal que “selon un
proche conseiller du premier ministre...”, c’était presque toujours lui 52 ». Et l’on
sait combien les proches de Bourassa ont contribué à semer la confusion dans
l’opinion publique concernant les intentions réelles du premier ministre lors des
événements ayant suivi l’échec de l’entente du lac Meech...
52 Michel David, « L’honorable sénateur Jean-Claude », Le Soleil, 16 février
1993, p. A8.
M.-François Bernier, Les planqués. Le journalisme victime des journalistes. (1995) 111
Ce qui est le plus fascinant dans le recours à la carte de l’anonymat, c’est qu’il
ne trompe personne dans le cercle restreint des politiciens et des courriéristes parlementaires, qu’ils soient à Québec ou à Ottawa. Cette source anonyme dont les
propos sont diffusés, le plus souvent plusieurs pourraient vous la montrer du doigt
dans les corridors du parlement. Le seul qui est tenu dans l’ignorance la plus
complète quant à son identité est le public !
L’anonymat, qui sert si bien les politiciens y ayant recours pour gagner des
points dans les différents jeux auxquels ils se livrent, peut également être utilisé à
leurs dépens. Ils n’hésitent alors pas à dénoncer la pratique, et les journalistes
rapportent ces dénonciations comme si elles étaient sincères, sans mentionner que
les « victimes » du jour sont souvent les meilleurs artisans en la matière. Brian
Mulroney a déjà défié la presse de nommer un seul membre de son parti qui
n’était pas satisfait de sa direction, en plus de mépriser les sources anonymes qui
le contestaient en disant qu’elles dupaient les journalistes. « Vous trouverez toujours un conservateur quelque part, à trois heures du matin, qui a pris un scotch et
qui vous confie en secret toutes sortes de choses, à condition, évidemment, que
vous parliez de rumeurs et que vous ne mentionniez jamais son nom », avait-il
ajouté 53 . C’est pourtant ce même Mulroney qui a profité à plusieurs reprises de
l’anonymat pour lancer sur la place publique des informations défavorables à Joe
Clark, lorsque ce dernier était chef du Parti progressiste-conservateur.
En raison du principe d’imputabilité auquel sont assujettis les élus, qui doivent
rendre des comptes publics quant à leurs actes et déclarations, les journalistes
devraient être encore plus réticents à accorder l’anonymat à ces sources
d’information. J’ai analysé cette question ailleurs 54 , pour constater d’abord un
paradoxe aussitôt résolu : le fait qu’un élu échappe momentanément à
l’imputabilité parce qu’un journaliste lui a accordé l’anonymat peut contribuer à
obliger le gouvernement à plus de transparence et à rendre des comptes, si l’élu a
justement dénoncé des pratiques condamnables de son gouvernement. Si la finali53 Presse canadienne, « Mulroney défie la presse », Le Devoir, 16 octobre 1992,
p. A1 et A4.
54 Marc-François Bernier, « Les sources anonymes dans les comptes rendus
journalistiques et l’imputabilité des élus », Communication, vol. XV, no 1,
1994, p. 37-58.
M.-François Bernier, Les planqués. Le journalisme victime des journalistes. (1995) 112
té première du principe de l’imputabilité politique concerne la transparence gouvernementale, quitte à devoir parfois contourner celle de certains individus formant le gouvernement, on peut alors supposer que le recours aux sources anonymes par les journalistes constitue une stratégie visant elle aussi cet objectif de
transparence gouvernementale. On peut donc associer une utilité certaine à cette
pratique, utilité qui est du reste bien mise en évidence par ceux qui font valoir les
principaux arguments en faveur de cette pratique journalistique.
Mais on sait que cette pratique comporte des risques de dérapage et qu’elle
peut tout aussi bien être mise au service de finalités moins évidentes par rapport à
la démocratie et à la transparence gouvernementale. Il est plus facile, et surtout
moins risqué, de se livrer à des exercices de manipulation de l’opinion publique et
de désinformation sous le couvert de l’anonymat. Vu dans cette perspective,
l’anonymat des sources d’information devient potentiellement nuisible à l’intérêt
général et permet au gouvernement, comme aux individus qui le constituent, de ne
pas répondre publiquement de leurs propos et gestes.
La même pratique journalistique pouvant engendrer des bénéfices et des coûts
sociaux d’importance, il revient largement aux journalistes de s’assurer du bienfondé de leur décision d’accorder ou non l’anonymat à leurs sources politiques. Si
la règle déontologique dominante en cette matière est de toujours donner l’identité
des sources, il est reconnu que le journaliste a la liberté de déroger à cette norme,
comme le démontre la problématique de la confidentialité des sources devant la
justice. Le journaliste devrait se poser la question de l’imputabilité concernant sa
source, quand celle-ci est un élu, et de l’imputabilité concernant les gouvernements. Vaut-il la peine de sacrifier l’une pour l’autre ? La réponse à cette question
variera selon les situations et, dans certains cas, on pourra même identifier les
situations menaçant les deux ordres d’imputabilité, dans les cas de désinformation
et de manipulation.
Il n’en demeure pas moins qu’accorder l’anonymat à profusion aux sources
d’information comporte de grands risques de manipulation de l’opinion publique,
ce qui est inconciliable avec les devoirs et les responsabilités professionnels liés
au contrat social et essentiels au processus de légitimation du journalisme. C’est
la moindre des choses que d’exiger des journalistes qu’ils usent avec circonspec-
M.-François Bernier, Les planqués. Le journalisme victime des journalistes. (1995) 113
tion de ce pouvoir et qu’ils ne ferment pas les yeux sur les abus, mais cherchent
plutôt à les réduire en intervenant auprès de leurs pairs qui profitent de la souplesse du système pour laisser parler des fantômes...
Accorder l’anonymat de façon responsable, en privilégiant avant tout l’intérêt
public et non pas les intérêts particuliers de la source d’information, voilà bien ce
qui distingue la dérogation déontologique de la transgression déontologique.
M.-François Bernier, Les planqués. Le journalisme victime des journalistes. (1995) 114
Les planqués.
Le journalisme victime des journalistes.
Deuxième partie. Comment les planqués minent la légitimité du journalisme
XV
La loyauté malmenée
Retour à la table des matières
Les conflits d’intérêts sont essentiellement des conflits de loyauté chez les
journalistes qui cèdent à l’attrait de l’argent, de gratifications, de privilèges matériels, ou qui sont soucieux de préserver les intérêts matériels ou la confiance
d’individus représentant des institutions et groupes divers. Les intérêts pécuniaires, idéologiques ou affectifs des journalistes incitent parfois ces derniers à évacuer leur loyauté professionnelle, dédiée au service de l’intérêt public, lorsqu’elle
s’avère incompatible avec leurs intérêts particuliers.
Ce sont des cas typiques de conflits d’intérêts matériels (argent, cadeaux, privilèges, voyages gratuits, etc.) ou non matériels (famille, amis, militantisme, etc.),
ou d’apparences de tels conflits qui ont été (d)énoncés au début de la deuxième
partie de l’ouvrage.
En matière de conflits d’intérêts, les planqués les plus reconnus sont certainement les journalistes sportifs qui travaillent directement ou indirectement pour le
compte de leurs sources d’information, particulièrement lorsqu’ils animent des
émissions ou des reportages se rapportant à des événements sportifs dont les
droits de diffusion appartiennent en tout ou en partie à l’équipe sportive qu’ils ont
le mandat de couvrir au nom du public. L’attrait inconsidéré du gain matériel mê-
M.-François Bernier, Les planqués. Le journalisme victime des journalistes. (1995) 115
lé à une flagrante insouciance déontologique de la part de journalistes et
d’entreprises de presse a vite relégué le public au rang de simple consommateur
de spectacles sportifs et fait du journaliste un magnifique agent de promotion,
puisqu’il peut réaliser une publicité insidieuse en abusant de la crédibilité de la
profession. Pas étonnant qu’on ait pu voir cette caste bien particulière faire des
pieds et des mains, ne reculer devant aucune stratégie douteuse sur le plan de la
rigueur intellectuelle et analytique, pour tenter de convaincre le public fauché de
la prétendue nécessité d’injecter directement ou indirectement pas moins de 125
millions de dollars des fonds publics pour offrir un colisée tout neuf au président
des Nordiques de Québec, Me Marcel Aubut.
Sans juger de la pertinence ou non de conserver les Nordiques à Québec, et du
prix qu’il faut y mettre, il importe de dénoncer la cabale indécente des journalistes
sportifs à la solde de ces intérêts particuliers, tout comme le silence médiatique
qui permet de tels détournements de mandat professionnel, justement parce que la
mission économique des médias n’a que faire de ces considérations. En effet,
même si les journalistes s’entendent généralement pour condamner ces comportements aberrants, la caste ne va toutefois pas jusqu’à les rendre publics.
Pourtant, quand on prend connaissance des critiques exprimées par le public,
il est évident que celui-ci s’attend à ce que les journalistes, quels qu’ils soient,
demeurent à l’écart de tels conflits d’intérêts. C’est exactement cette notion qui
sous-tend les dénonciations maladroites qui meublent toutes les tribunes téléphoniques des stations de radio et de télévision, ou qui occupent l’espace réservé aux
lettres ouvertes dans certains quotidiens, sans parler des plaintes en bonne et due
forme au Conseil de presse du Québec. Le fait que le public dénonce ces conflits
d’intérêts indique clairement qu’il s’attend à ce que les journalistes ne soient pas
associés d’une manière ou d’une autre aux événements qu’ils rapportent ou aux
groupes dont ils sont susceptibles de couvrir les activités.
Un autre cas classique de conflits d’intérêts concerne les voyages que les
journalistes font aux frais d’organismes divers pour en ramener des pseudoreportages dits d’intérêt public. Cela soulève de sérieux problèmes que les journalistes en cause préfèrent toujours éviter et rejeter du revers de la main plutôt que
de les affronter et d’en discuter ouvertement. Le premier problème est que les
M.-François Bernier, Les planqués. Le journalisme victime des journalistes. (1995) 116
organismes les mieux nantis ont ainsi droit à un traitement privilégié puisqu’ils
sont en mesure de subventionner le travail du journaliste ainsi que l’entreprise de
presse. On ne peut plus alors prétendre que les médias sont neutres et équitables,
puisque les organismes moins riches sont lésés, exclus ou presque de l’actualité
médiatique.
Le cas du lancement du film Agaguk est des plus révélateurs en matière de
conflits d’intérêts. À la fin de janvier 1993, le distributeur Malofilm et la Société
Makivik — un organisme chargé de gérer les avoirs des Inuits dans le cadre de la
Convention de la baie James et du Nord québécois — ont payé les coûts de déplacement d’une meute de journalistes des arts et spectacles pour qu’ils assistent au
lancement du film, dans le village de Povungnituk, à plus de 1600 kilomètres au
nord de Québec. Le dépaysement a été l’occasion rêvée pour les médias de faire
des reportages concernant la vie des Inuits. En réintroduisant en quelque sorte ces
peuples dans l’actualité par le mode de la subvention promotionnelle, les producteurs ont réussi à donner un caractère d’actualité à leur film. Et le tour est joué !
Les grands quotidiens du Québec ont accordé beaucoup d’espace à l’événement,
mais il en manquait certainement pour avertir clairement le public du fait que le
voyage était gratuit et qu’il n’y aurait pas eu tout cet engouement si les médias
n’avaient pas été subventionnés pour faire la cabale. Il ne fallait quand même pas
risquer de déprécier « l’importance objective » de l’événement !
Dans la même veine, on peut parler des journalistes du Devoir, du Journal de
Montréal, du Soleil, de Télé-Métropole et de Télévision Quatre-Saisons qui, au
printemps 1991, avaient accepté un voyage, en Arabie Saoudite, aux frais du gouvernement de cet État qui voulait explicitement assurer la promotion d’une exposition sur ce pays devant avoir lieu quelques semaines plus tard au Palais des
congrès de Montréal. Dans un tel contexte, mis à part son titre, à peu près rien ne
distingue le journaliste du relationniste patenté. Dans ce cas, les journalistes de
Radio-Canada ont été les seuls à payer les coûts du voyage, d’après un article de
Tara Patel, de la Gazette de Montréal 55 .
55 Tara Patel, « Journalists shouldn’t go on free trips FPJQ insists », The Gazette,
27 juin 1994, p. A6.
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Un autre problème inhérent à ces voyages payés par les sources d’information
est qu’ils jettent un doute quant à l’impartialité du journaliste qui profite des largesses de ceux dont il parle. La réplique traditionnelle des journalistes est
d’affirmer que leur professionnalisme est au-dessus de ces considérations et qu’ils
ne se laissent pas influencer. Mais en même temps, et paradoxalement, ils sont des
plus réticents à signaler clairement au public les conditions ayant permis la réalisation du reportage. Ils savent bien, au fond, que cela minerait leur crédibilité
auprès de certains groupes. En voulant masquer les apparences de conflit
d’intérêts, ils cachent au public les informations essentielles qui suggéreraient
l’existence d’un réel conflit d’intérêts. Ils préfèrent mentir par omission, ce qui
confirme bien que leurs intérêts personnels passent avant celui du public.
À l’opposé de cette occultation, on retrouve des journalistes qui n’hésitent aucunement à dire qu’ils voyagent aux frais des autres et qui insistent pour faire
savoir qu’ils ne se gêneront pas du tout pour les critiquer le cas échéant, ce qu’a
déjà fait le chroniqueur « nombriliste » de La Presse, Pierre Foglia, avec le Club
Aventure. Certaines de ses chroniques étaient en effet des plus critiques à
l’endroit de l’agence de voyages, à un point tel qu’on pouvait douter de ses motifs
et croire qu’il s’en prenait injustement à l’agence de voyages dans l’unique but de
prouver qu’il n’avait pas été acheté. Comme si la critique excessive ne pouvait
pas être une conduite aussi inéquitable que la complaisance. L’insignifiance profonde de la critique de mauvaise foi, sur le plan de la transmission d’informations
d’intérêt public, même enrobée dans un style littéraire enviable, ne sert pas mieux
le public que la complaisance.
Le troisième problème relié aux voyages gratuits se manifeste lorsque ce sont
les fonds publics qui servent à subventionner la production journalistique. Il est
déconcertant de constater que des fonds publics subventionnent directement des
entreprises telles que Quebecor, Power Corporation, Télévision Quatre-Saisons ou
Unimédia, comme c’est le cas quand les Forces armées canadiennes invitent les
journalistes à se rendre sur les lieux de manoeuvres militaires pour s’assurer des
reportages favorables ou sympathiques. Bien entendu, les journalistes ne disent
pas que « ce reportage sur les Forces armées canadiennes vous est présenté grâce
à vos taxes et vos impôts » ! Bien entendu, on n’a pas vu l’armée offrir de tels
voyages gratuits en Somalie pour couvrir les bavures de ses soldats.
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Les entreprises privées et leurs consultants en communication sont tellement
informés de ce penchant mercantile de la presse qu’ils hésitent de moins en moins
à attirer les journalistes à leurs pseudo-événements en leur faisant miroiter des
gains personnels : tirage d’un voyage à la fin de la conférence de presse d’une
compagnie d’aviation ; don d’une paire de lunettes ophtalmiques fabriquée sur
mesure pendant la visite du siège social d’une importante entreprise fabriquant
des lunettes ; copieux repas bien arrosés lors de publications de rapports annuels
qui seront d’autant moins scrutés que les journalistes seront retenus longtemps à
la réception et coincés plus tard par l’heure de tombée qui les attend. Voilà de
quoi assurer un succès médiatique qui fera rougir d’envie les compétiteurs incapables de se payer de telles faveurs journalistiques, malgré que leurs produits
soient de même qualité ou nettement supérieurs. Il en va de même pour certains
producteurs de films qui n’ont pas les moyens de mobiliser la caste journalistique
pour leur en mettre plein la vue et en tirer d’importantes retombées publicitaires.
Même s’ils sont moins visibles pour le public que les cas mettant en jeu la rigueur professionnelle, les conflits d’intérêts n’en demeurent pas moins un phénomène profondément incompatible avec les valeurs professionnelles. Dans le cas
des voyages gratuits, qui se multiplient, les journalistes et responsables de salles
de rédaction ont beau dire qu’ils servent à recueillir de l’information pertinente
impossible à obtenir autrement, l’argument ne résiste pas à l’analyse. Dans la très
grande majorité des cas, il existe d’autres façons de recueillir l’information sans
se trouver dans une position compromettante. Si l’information recherchée est à ce
point importante, on peut être assuré que des articles scientifiques, professionnels
ou journalistiques y ont déjà été consacrés, que des ouvrages populaires ou universitaires en traitent, que des sources d’information sont prêtes à accorder des
entrevues par téléphone, voire par satellite, sans oublier l’autoroute de
l’information qui permettra un accès presque instantané à des milliers de sources
d’information compétentes.
Les déplacements sur les lieux d’événements apportent indéniablement des
éléments d’information qui échapperont toujours à la conversation téléphonique
ou à la lecture d’articles, mais ces informations sont souvent secondaires à la
compréhension des événements. Les informations fondamentales et l’explication
M.-François Bernier, Les planqués. Le journalisme victime des journalistes. (1995) 119
subséquente d’un phénomène quelconque relèvent du discours ; il ne faut pas
confondre compréhension et constatation de visu qui est un préalable à la description. Ce sont finalement les discours à propos des phénomènes qui permettent de
les comprendre et on peut accéder à ces discours sans se déplacer aux frais de
ceux qui ont un avantage certain à les faire connaître.
Il faut rappeler une limite cognitive indiscutable et maintes fois soulevée : les
images n’expliquent pas, ne font pas comprendre, ne prouvent rien. Elles montrent des faits de façon incomplète, divertissent des propos les accompagnant et,
surtout, suscitent des émotions : compassion, sympathie, dégoût, haine, intolérance, etc. Si elles éveillent certaines émotions, les images ne sont pas la voie royale
de la compréhension des faits. Elles peuvent même l’entraver en élevant des barrages affectifs tels que les arguments les plus rationnels et les mieux fondés ne
pourront pas s’imposer dans le processus de formulation du jugement que le citoyen se fera à propos de ce qu’il a vu... croyant naïvement avoir su.
Dans un autre ordre d’idée, on ne peut nier le fait que les points de vue des
sources d’information sont nécessairement biaisés. Une solution serait que le
journaliste accomplisse lui-même le travail d’ethnologue, d’anthropologue ou de
sociologue, entre autres. Qu’il entreprenne une longue enquête sur le terrain
étranger, où il débusquera lui-même les faits primaires, observera les comportements quotidiens, interrogera la rationalité des gestes observés auprès des acteurs
concernés et en dégagera finalement des propositions qui auront valeur
d’explication. L’explication sera alors mise sous forme de discours, lesquels seront diffusés au public qui pourra comprendre la situation sous examen.
Mais comment un journaliste dont l’employeur affirme ne pas avoir les
moyens de financer un voyage à des fins de reportage pourrait-il entreprendre un
tel travail de longue haleine, qui implique des coûts plus élevés ? On voit bien que
la solution la plus économique est d’avoir des sources d’information compétentes
qui pourront communiquer au journaliste l’information d’intérêt public. Ces sources d’information peuvent être consultées de multiples façons, le déplacement
physique étant une de celles-ci. Il est donc douteux d’invoquer l’argument selon
lequel seul le déplacement physique permet d’avoir accès à des informations
d’intérêt public alors qu’on peut les obtenir par d’autres méthodes. Ce qui règle le
M.-François Bernier, Les planqués. Le journalisme victime des journalistes. (1995) 120
cas de la très grande majorité des voyages subventionnés par des tierces parties,
puisqu’il existe presque toujours d’autres méthodes qui ne mettent pas en jeu
l’intégrité et la crédibilité de la profession.
Quant aux événements d’intérêt public dont la couverture exige une présence
physique sur place et donc un voyage parfois coûteux, il reste à savoir pourquoi
les médias qui allouent des dizaines de milliers de dollars par année à la couverture d’événements sportifs sont incapables de faire de même pour des informations
plus importantes en regard de l’intérêt public. Si les principaux médias québécois
ne veulent pas supporter les frais de déplacement de leurs journalistes chargés de
couvrir différents secteurs d’information alors qu’ils paient ceux de leurs journalistes sportifs, c’est qu’ils ont opéré ces choix, notamment en fonction de critères
de rentabilité tout à fait légitimes. Ils préfèrent payer pour les voyages rentables
sur le plan commercial et profiter des subventions privées et publiques pour les
voyages relatifs à des informations qu’ils jugent moins importantes pour la vente
de ce qu’ils nomment leur « produit ».
Faire des choix semblables en fonction d’une politique éditoriale est tout à fait
légitime et relève pleinement du droit de gérance. Ce qui l’est moins est de faire
croire qu’on assume ses responsabilités sociales alors qu’on consacre toutes ses
ressources financières aux sports, tout en invoquant des arguments fallacieux pour
tenter de justifier des pratiques injustifiables par rapport aux valeurs de la profession de journaliste.
Le cas du Devoir est particulier puisqu’il ne consacre même pas de budget à la
couverture du sport professionnel. Il n’a pas les moyens de faire le choix mercantile des autres entreprises de presse du Québec, si bien que ses journalistes voyagent presque toujours aux frais d’intérêts particuliers et ne prennent pas la peine
d’en aviser clairement leurs lecteurs, question peut-être de préserver la réputation
d’« indépendance » du journal.
Au-delà des conflits d’intérêts matériels, on retrouve les intérêts qui ne
concernent aucunement l’argent, mais plutôt la famille, les amis ou les groupes
d’appartenance politiques ou autres, que le journaliste serait bien tenté de favoriser en diffusant à leur propos des informations incomplètes et partiales, ou encore
M.-François Bernier, Les planqués. Le journalisme victime des journalistes. (1995) 121
en ne diffusant pas des informations d’intérêt public qui pourraient nuire aux intérêts de ses proches. Tout comme c’est le cas lorsque des éléments pécuniaires sont
en jeu (argent, cadeaux, voyages gratuits, etc.), les conflits d’intérêts non matériels sont des conflits de loyauté. Il faut aussi mentionner qu’en cette matière le
journaliste ne doit pas seulement éviter les conflits, il doit aussi éviter les apparences de conflits. Éviter les apparences de conflits ne doit pas être compris comme une incitation à garder le secret relativement à des situations de conflits, mais
comme une injonction formelle à éviter les situations pouvant soulever des doutes
quant à l’intégrité et l’impartialité du journaliste, ne serait-ce qu’en les rendant
publiques par exemple.
Par son devoir d’impartialité, le journaliste ne peut pas multiplier ses loyautés.
La vie sociale est telle que, tôt ou tard, plusieurs intérêts apparemment sans relation les uns avec les autres en viennent à s’entrecroiser, à converger ou diverger.
Le journaliste concerné peut alors avoir du mal à gérer la situation, et il devient à
peu près impossible de bien servir le public de façon indépendante et impartiale
lorsque les informations peuvent nuire aux intérêts de son groupe d’appartenance
ou de ses proches.
Un exemple de cas limite du conflit d’intérêts est l’appartenance à des groupes
secrets, que ces groupes se qualifient de philosophiques ou d’initiatiques, comme
l’ordre de la Rose- Croix, ou qu’il s’agisse d’une secte mystico-politicon’importe-quoi, comme c’était le cas de l’Ordre du temple solaire. Les membres
de ces groupes sont tenus au secret quant aux idéologies et enseignements qu’ils
en tirent, et quant à l’identité des autres membres. Dans bien des cas, ces membres refusent même d’avouer faire partie de tels groupes, comme ce fut le cas au
Journal de Québec, dont la journaliste Joce-Lyne Grand’Maison a été assassinée
lors du carnage de l’Ordre du temple solaire, en Suisse, en octobre 1994. Environ
dix-huit mois auparavant, elle avait nié être membre de cette secte lorsque son
patron, lui-même un ex-rosicrucien, l’avait questionnée à ce sujet.
Le fait pour un journaliste d’appartenir à une société secrète qui refuse que
soient publiquement connus son enseignement et l’identité de ses membres est
foncièrement contraire à sa fonction qui est de favoriser la recherche et la diffusion d’informations d’intérêt public, et non pas de garder cachées de telles infor-
M.-François Bernier, Les planqués. Le journalisme victime des journalistes. (1995) 122
mations. De plus, comme les coreligionnaires de ces journalistes sont inconnus,
on peut douter constamment des critères relatifs aux choix qu’ils font quant à
leurs sources d’information ou aux sujets de reportage privilégiés. Ce doute
s’applique davantage à ceux qui se trouvent en position d’autorité dans les salles
de rédaction, puisque leurs décisions relativement aux sujets de reportage et même à ceux qu’ils assignent à leurs journalistes peuvent relever de considérations
qui n’ont rien de professionnelles. On peut toujours se demander si leurs décisions
ne sont pas motivées par des plaintes discrètes portées par leurs coreligionnaires
secrets ou par le traitement journalistique qu’auraient subi des individus membres
de la même chapelle secrète qu’eux !
Quant aux libertés de religion et d’association que certains font valoir pour
justifier l’appartenance d’un journaliste à un mouvement religieux ou philosophique secret, il faut d’abord signaler que personne n’est obligé de devenir journaliste. Il s’agit d’un choix délibéré, d’une orientation professionnelle voulue, sachant
que le métier comporte des règles de pratique auxquelles on ne peut se soustraire.
Il va de soi que lorsque deux loyautés sont en conflit — l’appartenance religieuse
et l’intérêt public —, l’individu peut privilégier la première, mais il doit du même
coup délaisser la seconde. Le problème n’est pas tant la nature de la croyance que
le secret qui l’entoure, qui occulte la structuration de pouvoirs réels dans la société, telle l’influence qui pourrait être exercée sur un personnage public en position
d’autorité (élu, juge, etc.) ou l’entraide de pairs dans les affaires publiques.
L’appartenance à une religion, à un mouvement philosophique ou ésotérique de
type ouvert, est nettement moins douteuse, car l’affiliation du journaliste peut être
facilement connue de tous, ainsi que ses liens avec les autres membres. Le public
n’est ainsi pas lésé de son droit d’évaluer en connaissance de cause les motivations réelles ou apparentes des journalistes, ce que l’adhésion secrète ne permet
pas.
Sur le plan politique, l’exemple du chroniqueur parlementaire Normand Girard (Journal de Québec et Journal de Montréal) peut illustrer un autre genre de
conflit d’intérêts non matériels, quoiqu’il se soit retrouvé dans cette situation bien
malgré lui. Pendant quelques années, une de ses filles a été l’attachée politique du
ministre libéral Marc-Yvan Côté. Le poste d’attachée est une fonction politique,
c’est-à-dire qu’il n’y a pas de sécurité d’emploi et que le ministre peut congédier
M.-François Bernier, Les planqués. Le journalisme victime des journalistes. (1995) 123
ses attachés s’il est insatisfait de leur travail. Non seulement le courriériste a-t-il
caché ce fait à ses supérieurs et au public en général, mais pendant toutes ces années il a accordé une couverture médiatique importante au patron de sa fille. Interrogé à cet effet en janvier 1995, le journaliste a énergiquement fait valoir que cette situation n’avait jamais influencé son travail, d’autant plus que sa fille était en
poste à Montréal et n’était pas responsable de dossiers majeurs, ce que cette dernière a confirmé. Par ailleurs, le chroniqueur estimait que le public n’avait pas à
être mis au courant de cette situation.
Cette conviction personnelle que la situation n’influençait pas ses relations
professionnelles avec le ministre Côté explique certainement sa décision de ne pas
révéler cette information au public, mais ne la justifie pas pour autant compte tenu
de certains principes éthiques et déontologiques de la profession. Au contraire ! Si
le journaliste en question estime que les faits ne le compromettent en rien, pourquoi alors les cacher au public qui a un droit légitime d’évaluer la crédibilité et les
intérêts de ceux qui l’informent ? Pourquoi empêcher le public de juger en
connaissance de cause qu’il n’y a pas de problème ? Peut-être est-ce par crainte de
voir son propre jugement en la matière être rejeté par le public ou par certains
groupes d’acteurs sociaux dont les intérêts, partisans ou non, seraient incompatibles avec les intérêts partisans ou politiques du ministre Côté. Du reste, le député
péquiste Guy Chevrette a déjà dénoncé publiquement le chroniqueur Girard, en le
qualifiant d’attaché de presse du gouvernement libéral, sans le nommer explicitement mais de façon que tous les membres de l’auditoire sachent de qui il parlait.
Une chose est certaine, on ne peut pas empêcher un journaliste de faire son
travail, encore moins l’inciter à démissionner parce que des membres de sa famille, adultes et autonomes, ont fait des choix de carrière engendrant des conflits
d’intérêts apparents ou réels. Mais entre la démission et le silence absolu, silence
qui sème plus de doute qu’autre chose, il existe souvent des solutions raisonnables
et modérées. Normand Girard aurait pu mettre son employeur et le public au courant de la situation, expliquer au public pourquoi il évitera systématiquement de
couvrir les événements politiques dans lesquels Marc-Yvan Côté aurait à jouer un
rôle central, comme le lancement de sa réforme du système de santé, par exemple.
La couverture de ce genre d’événement aurait dû être laissée exclusivement aux
journalistes de la Presse canadienne, de façon que les quotidiens publiant les
M.-François Bernier, Les planqués. Le journalisme victime des journalistes. (1995) 124
chroniques de Normand Girard ne soient pas privés pour autant d’informations
d’intérêt public.
Il faut quand même souligner que la situation était connue de tous les initiés
de la colline parlementaire à Québec, mais n’a jamais fait l’objet de dénonciations
formelles, même si certains journalistes l’ont dénoncée en privé. Même le magazine de la Fédération professionnelle des journalistes du Québec, Le 30, a refusé
de s’y intéresser. D’autres cas semblables existent et plusieurs journalistes le savent. On ne peut certainement pas parler d’une conspiration du silence, mais bel
et bien d’un silence stratégique des journalistes à l’égard de leur confrérie.
Même s’ils sont moins connus du public — et pour cause ! —, les conflits
d’intérêts des journalistes sont potentiellement très dommageables pour la crédibilité et la légitimité du journalisme. Ils alimentent de nombreux doutes à l’égard de
l’impartialité et de l’intégrité de ceux qui ont le mandat social de servir exclusivement l’intérêt public et non pas celui de favoriser une foule d’intérêts particuliers et occultes.
Bien souvent, c’est l’ignorance ou des erreurs de jugement qui conduisent des
journalistes dans des situations de conflits d’intérêts. L’erreur est humaine. Mais
une fois qu’on est conscient de cette erreur, il faut mettre un terme à la situation.
Autrement, l’erreur devient faute professionnelle. C’est justement cette faute qui
caractérise les planqués, car ils ont la liberté d’être juges et parties quand ils doivent analyser leur propre conduite.
M.-François Bernier, Les planqués. Le journalisme victime des journalistes. (1995) 125
Les planqués.
Le journalisme victime des journalistes.
Troisième partie
Le crépuscule
des planqués
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Les planqués.
Le journalisme victime des journalistes.
Troisième partie. Le crépuscule des planqués
XVI
Les nécessaires contre-rôles
Retour à la table des matières
On l’a amèrement constaté avec la multitude d’exemples typiques rapportés
dans la partie précédente : la philosophie du laisser-faire en matière de journalisme débouche inévitablement sur le laisser-aller, puis insidieusement sur la politique du pis-aller. Tous ces exemples, qui en illustrent des centaines d’autres impossibles à recenser exhaustivement, sont autant de cas de dérapages déontologiques non maîtrisés, incompatibles avec les clauses du contrat social des journalistes. On doit attribuer au silence stratégique des journalistes et des entreprises de
presse complices le fait que le public ne s’élève pas contre de tels agissements,
comme il se manifeste vigoureusement quand les médias rapportent des comportements semblables mettant en cause des policiers, des juges, des médecins, des
élus ou des fonctionnaires !
La différence est que le pouvoir médiatique, en dénonçant des excès, a forcé
plusieurs groupes d’acteurs sociaux à se donner, contre leur penchant naturel il va
de soi, des règles déontologiques ainsi que des instruments de surveillance et de
contrôle de leurs membres — comme l’ont fait les juges — ou à les améliorer —
comme ont entrepris de le faire les médecins et les publicitaires ou, à la suite des
dénonciations de la violence télévisée, les radiodiffuseurs. Dans certains cas, les
règles et moyens de contrôle ont été imposés par l’État ; il en est ainsi pour le
M.-François Bernier, Les planqués. Le journalisme victime des journalistes. (1995) 127
Comité de déontologie policière par exemple. Il reste que les individus ou groupes
d’acteurs qui prennent, de leur propre chef et sans menaces d’interventions de
tiers, l’initiative de s’autodiscipliner sont très rares.
Même s’ils prétendent le contraire, les journalistes québécois n’ont jamais fait
la preuve empirique qu’ils pouvaient s’autodiscipliner de façon acceptable, en
regard du public bien entendu et non de leurs intérêts corporatistes. Et rien ni personne ne les a encore obligés à se prendre en main, contrairement à d’autres acteurs sociaux dont la qualité du travail a des répercussions importantes sur la qualité de la vie démocratique. Ils se sont contentés jusqu’à ce jour de discours faisant l’éloge de la liberté de presse, parfois de clauses professionnelles
d’inspiration déontologique dans leurs conventions collectives, mais jamais, mis à
part Radio- Canada, la Presse canadienne et le quotidien anglophone The Gazette,
n’y ont-ils adjoint de mécanismes de surveillance.
De la vacuité déontologique naît une dérive des pratiques, dont les responsables ne peuvent aucunement prétendre servir de leur mieux l’intérêt public. On
sait que le public, tout comme la liberté de presse et le droit à l’information, est au
coeur de la rhétorique du laisser-aller qui préfère constater les bavures et débordements plutôt que de tenter de les endiguer de façon rationnelle et modérée. La
presse si avide de dénoncer les privilèges de classes et de castes s’est écrasée sur
les siens et use de son pouvoir de persuasion pour les préserver de toute tentative
de réforme. Pourtant, les faits s’imposent, les cas de dérapages sont multiples, les
raisons d’intervenir se multiplient au même rythme que s’étiolent les motifs de
l’aveuglement et de l’ignorance. Je ne soutiendrai pas qu’il y a péril en la demeure, que le journalisme est au bord du gouffre, que plus rien ne peut l’empêcher de
sombrer dans le vaste océan des communicateurs et relationnistes de tout acabit.
La situation n’est pas critique, mais l’état du malade se dégrade lentement. Les
signes vitaux que sont les éléments du processus de légitimation du journalisme
témoignent de carences de divers ordres.
Un traitement s’impose. Il faut prendre les moyens de protéger la légitimité du
journalisme, quitte à devoir affronter les privilèges historiques de la caste journalistique qui se comporte comme une coterie monarchique insensible aux vents de
changements qui balaient la société environnante.
M.-François Bernier, Les planqués. Le journalisme victime des journalistes. (1995) 128
La première illusion à dissiper est qu’il faille s’en remettre à la bonne volonté
des patrons de la presse et des syndicats pour préserver la légitimité du journalisme. Au contraire ! Les premiers tentent de plus en plus de contourner les contraintes syndicales afin d’embaucher des journalistes pigistes auxquels ils pourront
plus facilement imposer des consignes contraires à l’intérêt public mais conformes aux désirs des annonceurs. Les seconds cherchent à sauver les gains matériels
réalisés depuis le début des années soixante-dix, mais sont affaiblis par une profonde division chez leurs membres dont une bonne part n’a que faire des règles
déontologiques, comme le prouvent hors de tout doute du reste les cas de dérapages quotidiens qui sont souvent le fait de journalistes syndiqués. Les deux parties
retirent des avantages importants à ignorer les discussions déontologiques, et ces
avantages sont principalement de nature pécuniaire. Le débat déontologique se
traduit par des déchirements profonds aussi bien chez les gestionnaires que chez
les journalistes. Tout ce beau monde, ou presque, est convaincu que ces préoccupations ne lui rapporteront rien.
Il faut admettre cependant que, des deux groupes, ce sont encore et toujours
les syndicats de journalistes qui se sont montrés les plus préoccupés d’éthique et
de déontologie. Le journaliste Louis Falardeau, président du syndicat des journalistes de La Presse, incarne cette conviction depuis de nombreuses années et ne
cesse d’inviter ses collègues aussi bien que son employeur à être plus respectueux
de la déontologie professionnelle.
Mais le fait que les journalistes syndiqués soient souvent divisés sur ces questions les affaiblit, certes, et les prive de la cohésion nécessaire pour affronter
l’unanimisme douteux qui caractérise les employeurs sur ce chapitre. Ces derniers
font preuve d’une unité de pensée, de convictions et de comportements qui rappelle les régimes autoritaires, voire totalitaires. À tout prendre, je préfère encore
les difficultés liées au caractère démocratique des syndicats de journalistes, malgré ses imperfections, à l’uniformité de pensée des dirigeants d’entreprise du
presse. Au sein d’un groupe de journalistes, on peut argumenter, défendre ses
thèses, en exposer les fondements et tenter de vaincre des résistances puis, finalement, se plier aux résultats du vote, même si on est certain d’avoir raison. Voilà
l’essence de la société démocratique. On ne retrouve rien de semblable au sein
M.-François Bernier, Les planqués. Le journalisme victime des journalistes. (1995) 129
d’un groupe de gestionnaires qui se réfugie dans son droit de gérance et invoque
les intérêts d’entreprise pour refuser systématiquement et unanimement d’établir
et de faire respecter des règles déontologiques. Il y a pourtant plusieurs façons de
rentabiliser ce souci de protection du public pour qui est convaincu de cette nécessité.
Dans l’état actuel des choses, et en tenant compte également du passé, il ne
faut pas attendre de solutions volontaires et acceptables de la part de ces groupes
d’intérêt opposés que sont patronat et syndicat, dont le mandat premier est respectivement de générer des profits les plus élevés possible et d’assurer les conditions
matérielles de travail les plus avantageuses. Il va sans dire que dans cette dynamique, le service du public n’a qu’une fonction d’argumentation. Sa valeur réside
dans les gains qu’une des parties peut réaliser aux dépens de l’autre. Dans ce jeu
stratégique, le public est une ressource ou un moyen, non un enjeu ou une fin.
Tant mieux si par hasard l’avantage mutuel des deux parties est compatible avec
le service de l’intérêt public, mais cela n’est nullement le but de l’exercice. Laissée à elle-même, cette mentalité donne lieu à des comportements institutionnels
ou individuels qui ne peuvent que nuire à la légitimité du journalisme. Il faut lui
opposer des normes et des mesures de contrôle pour que le processus de légitimation du journalisme fonctionne plus rondement et ne soit plus coincé ni menacé de
paralysie. Il faut des contre-rôles.
Sans doute est-ce l’affaire d’une oeuvre collective, la légitimité relevant de
tous puisqu’elle est consentie par tous. Elle n’appartient pas aux journalistes, simples dépositaires, fiduciaires devant préserver l’acquis et le transmettre intact aux
générations futures. Oeuvre collective aussi parce qu’elle ne peut être prise en
charge par un seul groupe d’acteurs sociaux. Les énergies doivent provenir d’une
variété de gens et de groupes afin d’assurer la vigile. Les phares et les cartes maritimes ne suffisent pas à éviter les dérives, il y a aussi un urgent besoin de gardecôtes. Pour assurer la vigile médiatique, et comme pour l’ensemble des autres
fonctions sociales, il n’existe pas one best way, une seule et unique façon optimale d’atteindre les objectifs fixés. Il faut au contraire procéder à des amalgames en
fonction des particularités des entreprises de presse et des publics concernés. Il
faut pouvoir choisir parmi plusieurs outils, parmi une variété de mécanismes, de
M.-François Bernier, Les planqués. Le journalisme victime des journalistes. (1995) 130
structures et de moyens afin d’inciter les journalistes à respecter leur contrat social et à préserver la légitimité de leur profession.
M.-François Bernier, Les planqués. Le journalisme victime des journalistes. (1995) 131
Les planqués.
Le journalisme victime des journalistes.
Troisième partie. Le crépuscule des planqués
XVII
L’incontournable code
de déontologie
Retour à la table des matières
L’instrument de contrôle de base demeure l’incontournable code de déontologie. Il a la double fonction de phare et de référence critique, en ce qu’il prescrit
d’abord les conduites professionnelles jugées acceptables par l’ensemble de la
profession et permet ensuite au public de disposer des références essentielles à la
formulation de toute critique positive ou négative. Le code de déontologie permet
donc à la fois le contrôle des journalistes par leurs pairs et le contre-rôle du public
à l’endroit des journalistes. En matière de journalisme, les codes dictent des règles
de conduite concernant les comportements des journalistes à l’égard de leurs
sources d’information, de leurs collègues, de leur employeur et du public qu’ils
prétendent servir.
La « preuve » la plus convaincante de l’importance d’un code de déontologie
pourrait être le fait qu’il en existe des milliers dans le monde, des centaines aux
États-Unis seulement. Bien que l’argument du nombre ne soit pas en soi un argument de fond en faveur des codes de déontologie (parce que la foule peut aussi se
tromper !), on peut y voir un important indice sociologique qui témoigne de
M.-François Bernier, Les planqués. Le journalisme victime des journalistes. (1995) 132
l’utilité pratique et théorique de cet instrument chez les journalistes, qui l’auraient
rapidement rejeté autrement.
L’utilité pratique des codes se manifeste particulièrement par leurs principales
fonctions reconnues : sauvegarder la crédibilité des journalistes, protéger l’image
de la profession, en valoriser le caractère professionnel, protéger le public des
pratiques pouvant lui être nuisibles, protéger la profession contre les interventions
de tiers (l’État surtout) et protéger les journalistes des décisions arbitraires des
employeurs.
Si on admet l’importance de sauvegarder le processus de légitimation du journalisme, il va de soi que les fonctions de protection du public et de préservation
de la crédibilité des journalistes sont majeures. Du reste, on l’a vu, la crédibilité
des journalistes est en grande partie déterminée par leur façon de servir le public,
et la meilleure façon de le servir est d’empêcher qu’il ne soit victime de pratiques
professionnelles contraires à l’éthique et à la déontologie de la profession.
Ceux qui s’opposent aux codes de déontologie font surtout valoir trois types
d’arguments. Premièrement, la rigidité des codes inhiberait le jugement personnel
des journalistes en voulant s’y substituer. Deuxièmement, les codes sont souvent
établis à partir de règles de conduite trop floues ou trop générales. On voit resurgir ici l’importance des propositions ou règles réfutables ; autrement dit, il faut en
limiter la portée afin de ne pas laisser prise à une multitude d’interprétations arbitraires. Troisièmement, les codes pourraient être utilisés contre les journalistes et
les entreprises de presse dans le cadre de procédures judiciaires.
Cette dernière crainte est typique des réflexes corporatistes de la profession, et
on peut croire que plusieurs opposants aux codes, qui invoquent surtout les arguments d’inhibition et d’imprécision, sont très préoccupés par cette menace légale,
mais n’osent pas en faire état, justement parce que cela a des relents de corporatisme et d’esprit de caste.
Il est clair que la conception des contre-rôles comme instruments nécessaires
de préservation du processus de légitimation du journalisme répond à cette crainte, dans la mesure où les codes de déontologie implantés sont modérés, raisonna-
M.-François Bernier, Les planqués. Le journalisme victime des journalistes. (1995) 133
bles et représentatifs des valeurs professionnelles reconnues. Qu’un code puisse
compliquer le travail de l’avocat chargé de défendre un journaliste égocentrique,
pataugeant dans les conflits d’intérêts ou peu soucieux de la rigueur élémentaire
me paraît être plutôt un argument supplémentaire pour l’implanter, justement dans
le but de permettre à la profession de se purger des planqués. C’est aussi ce code,
avec les mêmes règles et les mêmes principes, qui pourra devenir utile, dans
d’autres circonstances, et faciliter le travail du même avocat chargé d’assurer la
défense d’un journaliste intègre, qui sera alors en mesure de démontrer que ses
pratiques sont conformes à l’éthique de sa profession.
Cela nous ramène à l’argument concernant la rigidité des codes. Il est incontournable parce qu’il est irréfutable. Mais on peut atténuer cette rigidité en
établissant un mouvement permanent entre le code et la réflexion éthique d’où ont
émergé les fondements des règles déontologiques prescrites. Il ne suffit pas
d’énoncer des règles de conduite claires et précises, représentatives des valeurs
professionnelles ; il faut aussi les accompagner d’un guide de réflexion qui permettra au journaliste d’évaluer, selon les situations, s’il convient de se conformer
ou de déroger à la règle déontologique. En effet, si les règles s’appliquent parfaitement à la plupart des situations quotidiennes auxquelles les journalistes doivent
faire face, il survient de temps à autre des situations singulières, exceptionnelles,
atypiques ; par exemple, l’intérêt public peut justifier qu’un journaliste s’intéresse
à la vie privée d’un citoyen, ou qu’il ne diffuse pas ou qu’il retarde la diffusion de
certaines informations véridiques et importantes, parce qu’elle risqueraient de
mettre en danger la vie d’autrui, ou encore qu’il ait recours à certaines méthodes
trompeuses ou accorde l’anonymat à des sources d’information, parce que c’est la
seule façon de mettre au jour la vérité.
Il importe d’insister ici sur la notion d’intérêt public et sur les autres valeurs
professionnelles reconnues comme des motifs acceptables de dérogation aux règles déontologiques. Cela exclut immédiatement toute tentative de justification de
tels dérapages en fonction d’intérêts personnels et particuliers incompatibles avec
l’intérêt général. Il n’est absolument pas question que la souplesse éthique d’un
code de déontologie puisse servir à justifier des transgressions contraires aux
principes et valeurs sous-tendant les règles déontologiques. Même lorsqu’on déroge à une règle déontologique, dans des situations exceptionnelles, les intérêts
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particuliers ne doivent jamais supplanter l’intérêt général. Le journaliste qui se
trouve constamment partagé entre ces deux types d’intérêts devrait réviser son
choix de carrière et se diriger vers des fonctions où de tels conflits ne risquent pas
de se présenter. La souplesse des codes de déontologie ne doit pas servir de refuge
stratégique et sémantique pour les planqués du système.
Sans le faire de façon systématique, j’ai évoqué dans la deuxième partie des
critères ou conditions qui facilitent la réflexion éthique à laquelle un journaliste
doit se livrer s’il veut y aller de comportements et de pratiques contraires à la lettre de la déontologie, mais conformes à son esprit. Lorsqu’on les associe à des
règles déontologiques claires, ces critères de réflexion permettent de satisfaire à la
fois ceux qui critiquent la rigidité des codes et ceux qui s’en prennent au flou qui
caractérise parfois les énoncés déontologiques. De plus, le recours à des critères
met au jour les valeurs et principes professionnels et interdit les décisions arbitraires, soit celles qui changent au gré des humeurs, des émotions ou des sentiments.
Il faut aussi rapidement énoncer les principaux arguments favorables aux codes de déontologie. Outre le fait qu’ils puissent être métaphoriquement considérés
comme des phares grâce auxquels on peut éviter les dérives déontologiques, les
codes permettent au public de mieux prévoir les comportements des journalistes
auxquels il a affaire. En prescrivant un ensemble de conduites professionnelles
déterminées, les codes de déontologie non seulement balisent les égarements
journalistiques, mais limitent aussi les critiques que le public peut adresser aux
journalistes. C’est déjà beaucoup que de faire en sorte qu’on ne puisse pas agir de
n’importe quelle façon ni dire n’importe quoi !
La meilleure raison d’exister des codes de déontologie demeure la protection
du public contre les abus. Il faut dire toutefois que pas plus que le code criminel
peut empêcher les meurtres et crimes de tout genre, un code de déontologie ne
suffit pas à éliminer les égarements professionnels. Mais cette limite inhérente à
toute règle codifiée ne doit pas être retenue comme suffisante pour s’opposer aux
codes déontologiques. Imaginons si on l’appliquait à l’ensemble des comportements sociaux faisant l’objet de réglementation : laisser les sociétés sans lois ou
les professions diverses sans codes de déontologie, c’est délaisser l’état de culture
pour retourner à l’état de nature ; c’est admettre le genre de régression qui consti-
M.-François Bernier, Les planqués. Le journalisme victime des journalistes. (1995) 135
tue le plus court chemin entre la civilisation imparfaite, à parfaire et à réformer
continuellement, et les barbaries débridées.
Idéalement, il faudrait que les entreprises de presse se dotent volontairement
de leur propre code de déontologie. Mais il est peu probable qu’elles le fassent, si
bien qu’il est tout à fait justifié que l’État intervienne là où on s’obstine à préserver des privilèges historiques, au nom d’un libéralisme dont on évoque vaguement
les vertus tout en étant complètement incapable d’en faire la démonstration, du
point de vue du public.
Du reste, les grands adversaires des codes de déontologie ne s’acharnent pas
sur les limites inhérentes dont j’ai parlé plus haut pour justifier leur position. Cela
les forcerait, en quelque sorte, à reconnaître l’existence des moyens permettant de
contourner ces limites. Ils évoquent plutôt d’hypothétiques déraillements ou abus
de la part de ceux qui seraient chargés de faire respecter éventuellement les règles
déontologiques. Forts des peurs qu’ils suscitent et alimentent, ces adversaires sont
aussi inconsistants que ceux qui insistent uniquement sur les dérapages journalistiques pour en tirer la conviction inébranlable que seul un code de déontologie
rigide, bref, sec et prévoyant des sanctions des plus radicales pourrait éliminer de
tels dérapages. Il est illusoire de penser qu’un code réglera tout. Aussi illusoire, en
fait, que d’attendre des journalistes qu’ils mettent eux-mêmes un terme, de façon
tout à fait volontaire, aux comportements irresponsables ou contraires au contrat
social.
La crainte du pire ne peut justifier le rejet du modéré. Les solutions modérées
ne doivent être rejetées que sur la base de ce qu’elles sont, en regard de leurs résultats ou de leurs principes fondamentaux.
L’intervention de l’État doit consister essentiellement à forcer les entreprises
de presse à se doter elles-mêmes d’un code de déontologie 56 . Idéalement, ces
56 C’est la position que j’ai défendue au printemps 1993, dans une lettre ouverte
publiée par Le Devoir, ce qui m’a d’ailleurs valu des menaces de congédiement de la part de mon employeur, Le Journal de Québec, qui a prétexté la
collaboration (gratuite) avec un quotidien concurrent de Quebecor pour justifier cette menace. J’ai même dû affronter le mécontentement de certains res-
M.-François Bernier, Les planqués. Le journalisme victime des journalistes. (1995) 136
codes seront élaborés en partenariat avec les journalistes ou leurs représentants
syndicaux de façon qu’ils fassent l’objet d’un large consensus. Ils devraient aussi
refléter les valeurs et normes professionnelles les plus répandues dans les codes
occidentaux, afin d’éviter qu’ils ne servent qu’à régulariser des pratiques professionnelles aberrantes qui doivent justement être combattues. Ces codes devraient
prévoir une variété de sanctions, allant de la réprimande verbale au congédiement
permanent, en passant par des avertissements, des rétrogradations, des suspensions avec et sans solde de durée variable. Ces sanctions seraient bien entendu
appliquées en fonction de la gravité objective de la conduite sous examen, ainsi
que des récidives. Du même coup, le code interdirait les sanctions arbitraires qui
se fondent sur des politiques non écrites et inconnues de tous, dont l’application
varie en fonction de considérations personnelles, idéologiques, religieuses, etc.,
bref, selon la « gueule du client ».
Ne devraient être passibles de sanctions que les pratiques contraires à
l’éthique et à la déontologie du journalisme (conflits d’intérêts, publication
d’informations visant volontairement à tromper le public, plagiat, non-respect de
la vie privée, etc.). Il n’est donc pas question de sanctionner un journaliste parce
qu’il a exprimé de bonne foi des opinions de diverses natures ou qu’il a abordé
des sujets de reportage que certains voudraient tabous. La liberté d’expression qui
se prolonge naturellement dans la liberté de presse n’est pas en jeu ici, dans la
mesure où elle s’exerce dans le respect des lois ainsi que des droits et libertés de
la personne. Bien souvent, c’est le traitement de l’information qui est problématique et non sa nature. Mais lorsque le contenu est en cause, il faut se montrer des
plus rigoureux dans l’examen de la situation et accorder au journaliste le bénéfice
du doute en matière de jugements de valeur non excessifs, c’est-à-dire qui sont
vraisemblablement posés de bonne foi et respectueux des individus et groupes en
question. C’est toute la différence entre le jugement critique et l’acharnement
systématique. Comme en convenait John Stuart Mill, la liberté d’expression peut
très bien s’exercer dans le calme et en toute honnêteté, si bien qu’il était d’accord
ponsables syndicaux. Notons que Quebecor a effacé une importante dette de
son « compétiteur » Le Devoir, dette qui s’élevait à environ un million et demi
de dollars !
M.-François Bernier, Les planqués. Le journalisme victime des journalistes. (1995) 137
pour soutenir qu’elle perd son immunité lorsqu’elle « devient une instigation manifeste à quelque méfait 57 . »
Sans sombrer dans une caricature du légalisme, on peut dire que le critère
fondamental et incontournable de toute sanction doit être la preuve que les pratiques reprochées ont réellement desservi ou trompé l’intérêt public, ou encore ont
profité principalement à des intérêts particuliers. Cela ramène forcément à distinguer le journaliste du propagandiste.
Il ne fait pas de doute par ailleurs que la menace de sanctions, si elle est
convaincante, sera efficace au point de limiter le besoin d’y recourir, puisqu’elle
contribuera à discipliner les conduites. Cependant, il serait préférable que les entreprises de presse aient recours à un ou quelques arbitres externes pour examiner
les cas et décider des sanctions appropriées. On comprend qu’employeur et syndicat se retrouvent dans une fâcheuse position pour distribuer les sanctions de tous
ordres. De plus, le contrat de travail devrait être explicite relativement aux règles
déontologiques à suivre, aux critères dont il faut tenir compte et aux sanctions
possibles advenant transgression.
Les entreprises de presse pourraient diffuser leur code de déontologie une fois
par année. Cela permettrait au public de se rafraîchir la mémoire et éviterait que le
code ne sombre dans l’oubli collectif. Mieux informé des règles de conduite à
suivre pour les journalistes, le public serait également plus en mesure d’évaluer
leur travail. Ses plaintes seraient peut-être plus pertinentes et s’éloigneraient des
palabres et des frustrations primaires.
En vertu du même souci de transparence qu’elles exigent de tous les autres acteurs sociaux, les entreprises de presse devraient produire et diffuser un bilan
déontologique annuel qui ferait état du nombre de plaintes reçues du public et de
ce qu’il en est advenu : traitement, décisions, sanctions. Les cas de procédures
judiciaires relatives aux questions déontologiques (vie privée, plagiat, diffama-
57 John Stuart Mill, De la liberté, Paris, Gallimard, coll. « Folio essais », 1990,
p. 145.
M.-François Bernier, Les planqués. Le journalisme victime des journalistes. (1995) 138
tion, etc.) devraient également y figurer, tout comme les plaintes soumises au
Conseil de presse et les décisions rendues.
Tels sont les premiers éléments de contrôle et contre-rôle qui constituent les
conditions nécessaires à toute tentative d’endiguer les dérives déontologiques de
la presse pour en préserver la légitimité. Ce sont des conditions nécessaires, mais
non suffisantes. Elles peuvent être enrichies d’autres moyens et faire appel à
d’autres intervenants, comme on va le voir.
M.-François Bernier, Les planqués. Le journalisme victime des journalistes. (1995) 139
Les planqués.
Le journalisme victime des journalistes.
Troisième partie. Le crépuscule des planqués
XVIII
L’ombudsman
Retour à la table des matières
Venu tout droit de la langue et des traditions suédoises, l’ombudsman avait à
l’origine, au début du XIXe siècle, le mandat constitutionnel de concilier la liberté
et la monarchie. Cette fonction d’arbitre s’est par la suite étendue, toujours dans la
société suédoise, pour s’intéresser au contrôle des autorités militaires, puis municipales. L’ombudsman a vite débordé les frontières de la Suède puisqu’on en retrouve dans plusieurs sociétés occidentales, dont le Québec. Cette fonction de
contrôleur et d’arbitre, tantôt politique tantôt militaire, est également devenue
avec le temps une fonction de surveillance en matière de respect des règles déontologiques par les journalistes, quand le public avait des doléances à faire connaître et reconnaître. On retrouve maintenant des ombudsmans dans plusieurs entreprises de presse importantes, qu’il suffise de nommer le Washington Post, qui en
a deux, El Païs, Il Messagero et la Société Radio-Canada.
On a observé une augmentation du nombre d’ombudsmans dans les quotidiens
américains et canadiens pendant les années quatre-vingt ; de moins de vingt-cinq
en 1980, ce nombre est passé à près de trente-cinq ces dernières années. Cette
augmentation de 50 % peut paraître importante à première vue, mais si l’on
considère qu’il y a environ seize cents quotidiens aux États-Unis, il faut admettre
que la fonction d’ombudsman demeure exceptionnelle.
M.-François Bernier, Les planqués. Le journalisme victime des journalistes. (1995) 140
Le premier quotidien américain à avoir eu recours à cet arbitre interne afin
d’enquêter et de répondre aux plaintes du public a été le Louisville CourierJournal, en 1967. Au Canada, un des récents ombudsmans à être entré en fonction
dans les médias est celui de la Société Radio-Canada, laquelle en a informé le
public à l’été 1991, en diffusant des messages avisant les téléspectateurs qu’ils
pouvaient se plaindre auprès de l’ombudsman s’ils étaient insatisfaits du traitement de l’information par les journalistes. Du reste, les décisions de cet arbitre ont
été sévèrement critiquées en 1992 quand il a recommandé à la société d’État de ne
pas rediffuser, à moins qu’il soit largement modifié, un documentaire portant sur
les militaires canadiens dans lequel on blâmait certains de leurs comportements.
Les journalistes comme leurs représentants ont encore une fois crié à la censure,
sans même enquêter sérieusement afin de connaître la validité des reproches
adressés aux auteurs du documentaire, reproches portant principalement sur des
erreurs de faits historiques. Il faut ajouter que le documentaire, critiqué aussi par
plusieurs anciens combattants, faisait au même moment l’objet d’un examen d’un
comité sénatorial et que plusieurs ont perçu une ingérence politique des sénateurs
dans la conduite des affaires de la Société Radio-Canada.
On a déjà écrit que l’existence de l’ombudsman ne sert pas « à pallier la faiblesse du journalisme mais celle, parfois bien réelle, des journalistes 58 ». C’est
exactement pour préserver la légitimité du journalisme des dérapages des journalistes que le travail de l’ombudsman peut être utile. Le rôle de l’ombudsman n’est
pas de critiquer ni de réformer les fondements mêmes de la pratique journalistique. Il se limite essentiellement à se pencher sur les comportements réels, au cas
par cas, à les analyser et à rendre une décision qui peut être un blâme à l’égard du
ou des journalistes en cause, parfois de l’entreprise, mais cela ne va pas plus loin.
Il n’y a généralement pas de sanctions pénales ou financières, simplement un jugement de nature morale qui est publié à l’intention du public de l’entreprise de
presse concernée, ce qui est en soi une forme de sanction. Quel journaliste ou
responsable de salle de rédaction aime voir ses décisions professionnelles critiquées publiquement ?
58 Yves Mamou, C’est la faute aux médias, Paris, Payot, 1991, p. 184.
M.-François Bernier, Les planqués. Le journalisme victime des journalistes. (1995) 141
L’ombudsman assume une fonction de contre-rôle qui peut être amalgamée à
d’autres mécanismes de vigilance déontologique. Certaines entreprises peuvent
lui conférer des pouvoirs plus étendus, en matière de sanctions notamment, de
formation continue ou pour mieux informer le public des contraintes de la profession, de façon qu’il soit plus compréhensif et que ses plaintes soient réellement
pertinentes.
Mais il s’en trouve pour contester cette fonction de surveillance, comme le
rapporte David Shaw, critique des médias au Los Angeles Times. Un rédacteur en
chef d’un important quotidien lui a déjà déclaré, après avoir remercié son ombudsman qu’il n’a pas remplacé par la suite, que ce poste n’était qu’une façade.
Ce rédacteur était d’avis que les gestionnaires qui ont besoin d’un ombudsman
pour prendre de bonnes décisions à leur place s’étaient tout simplement trompés
de travail 59 . Ce genre de raisonnement simpliste permet d’éluder la question suivante : Qui, alors, dira au rédacteur en chef qu’il s’est trompé d’emploi, ou qu’il
le fait mal, ou que ses journalistes le font mal ou bien ? Certains semblent penser
que le système est en mesure de se purger des gestionnaires et journalistes incompétents, comme si ces individus n’étaient que des pions et n’avaient aucune prise
sur les décisions les concernant alors que ce sont souvent eux qui ont le mandat de
prendre ces décisions. On peut douter qu’un gestionnaire se congédie lui-même
ou fasse volontairement son autocritique sur la place publique. C’est ainsi que
paraît peu crédible la thèse selon laquelle l’autocritique à huis clos, au sein d’un
comité d’entreprise, sans diffusion à l’intention du public, permet de corriger les
aberrations du système médiatique. L’ombudsman est en principe là pour corriger
le tir et avoir une vision impartiale des choix éditoriaux. Il ne faut pas attendre les
réactions du public pour agir, car le public est justement tenu dans l’ignorance des
dérapages déontologiques dont il est victime !
L’ombudsman n’est pas nécessairement un journaliste. Il est même souvent un
analyste des médias, issu d’une autre institution, du milieu universitaire par
exemple, avec en poche un contrat ferme de quelques années pendant lesquelles il
peut accomplir son travail sans craindre d’être remercié pour ses prises de posi59 D. Shaw, Press Watch : A Provocative Look at How Newspapers Report the
News, New York, Macmillan, 1984, p. 13.
M.-François Bernier, Les planqués. Le journalisme victime des journalistes. (1995) 142
tion critiques à l’endroit de l’entreprise l’employant. En plus d’être un acteur indépendant pouvant recevoir les plaintes du public pour en évaluer le bien-fondé,
l’ombudsman peut aussi être un agent de changement au sein de l’entreprise par
les décisions qu’il rend. On peut parler de l’ombudsman comme d’un réformateur,
parce qu’il a un pouvoir direct d’intervention sur les règles comme sur le déroulement du jeu.
Par ailleurs, selon Jean-Louis Péninou, directeur général du quotidien français
Libération, l’ombudsman « s’intéresse à l’exactitude des faits et à l’honnêteté de
l’analyse, pas à la bonne foi du journaliste, à la fatigue du secrétaire de rédaction,
au sens artistique du maquettiste ou à l’opinion du rédacteur en chef. Il plaide
sans relâche pour une morale de respect du fait et des personnes 60 ».
La présence d’un ombudsman dans les médias d’information comporte des
avantages incontestables à mon avis. Quant aux arguments s’y opposant, ils me
semblent relever surtout d’un phénomène de caste résistant aux changements perçus comme une menace aux privilèges de ses membres, et non d’une crainte raisonnablement fondée de voir l’ombudsman nuire réellement à la qualité de
l’information ou limiter la liberté d’expression.
Un premier avantage est que l’ombudsman peut aider une entreprise de presse
à éviter certains problèmes, judiciaires ou non, en sensibilisant les journalistes à
leurs responsabilités. Peu de professionnels de l’information ont le temps de
s’asseoir et d’observer comment travaillent les journalistes afin de déceler les
petits problèmes quotidiens. Ce travail de prévention est exactement ce que
l’ombudsman peut faire. Un autre avantage est qu’une fois aux prises avec ces
problèmes, l’entreprise de presse a souvent besoin de conseils, et la présence d’un
ombudsman peut l’aider à se sortir plus facilement d’un pétrin sans recourir aux
solutions juridiques.
D’autre part, l’ombudsman peut participer positivement aux réformes qui
marquent l’évolution d’une entreprise de presse. Laissée à elle-même l’entreprise
60 Jean-Louis Péninou, « Il faut des ombudsman dans les journaux », Esprit,
décembre 1990, p. 79.
M.-François Bernier, Les planqués. Le journalisme victime des journalistes. (1995) 143
est souvent incapable d’entreprendre les changements internes nécessaires. Cela
est tellement vrai pour Paul Janensch, rédacteur en chef des journaux Louisville
Courier-Journal et Louisville Times, qu’il est d’avis que la qualité des journaux
américains serait améliorée s’il y avait moins de rédacteurs en chef et plus
d’ombudsmans 61 .
Un avantage de taille relativement à la présence d’un ombudsman est de permettre l’accès du public mécontent à un arbitre, à l’échelle locale, au lieu qu’il
doive s’en remettre à un conseil de presse parfois situé à des centaines de kilomètres. Certains ajoutent que les ombudsmans sont en mesure de contribuer positivement à l’imputabilité concernant les médias, en produisant régulièrement des
compte rendus à propos des comportements de la presse qui touchent le public et
en attirant l’attention des journalistes et des gestionnaires sur ces mêmes questions grâce à des mécanismes internes 62 . John Hulteng croit que l’ombudsman
est un des mécanismes qui permettrait que les médias cessent d’apparaître au public comme des organisations arrogantes, dont les pouvoirs sont illimités 63 . Cette
perception plaide en faveur de ceux qui désirent ramener les relations entre les
médias et le public à des proportions moins effrayantes. L’ombudsman est un
agent de rapprochement, car il peut sensibiliser les journalistes aux droits et libertés du public tout en informant ce dernier des devoirs des journalistes et de leur
fonction sociale.
On peut aussi croire que l’ombudsman exercera une influence positive sur les
jeunes journalistes. Il pourrait instaurer dans la salle de rédaction une tradition de
dialogue portant sur l’éthique et la déontologie professionnelles. Il faut que les
jeunes journalistes cessent d’avoir comme principal modèle les pratiques professionnelles condamnables de leurs aînés, et cela exige que les directions
61 Propos rapportés dans les actes d’un congrès de l’American Society of News-
paper Editors, American Society of Newspaper Editors, « Ombudsmanship
and the Jimmy Story », dans Proceedings of the 1981 Conventions, Washington (DC), 1981, p. 65.
62 Stephen Klaidman et Tom L. Beauchamp, The Virtuous Journalist, New
York, Oxford University Press, 1987, p. 228.
63 John L. Hulteng, The Messenger’s Motives... Ethical problems of the News
Media, Englewood Cliffs (NJ), Prentice-Hall, 1976, p. 235.
M.-François Bernier, Les planqués. Le journalisme victime des journalistes. (1995) 144
d’entreprise de presse acceptent que ces questions soient abordées avec ouverture
d’esprit.
À l’opposé, certains font valoir que les ombudsmans sont des critiques superficiels à la solde de l’organisation qu’ils doivent scruter. Il est certain qu’un ombudsman ne peut pas se situer vraiment à l’extérieur du média qu’il doit critiquer
puisqu’une bonne part de la pertinence de son propos, une fois l’analyse terminée,
proviendra de ses connaissances quotidiennes des conditions de fonctionnement
de l’entreprise. Ces connaissances lui échapperaient plus facilement s’il
n’intervenait qu’en temps de crise, car son attention serait alors tout entière retenue par le sujet précis de son intervention. Cet avantage s’accompagne cependant
d’un risque qu’on ne peut passer sous silence, celui de l’identification progressive
à l’entreprise, si bien que ses petits travers quotidiens se banalisent peu à peu, puis
passent inaperçus. Ce sont souvent des détails peu perceptibles qui s’accumulent
et qui, au hasard d’un événement quelconque, prennent soudain des proportions
gigantesques. Un ombudsman doit donc éviter le piège que lui tend le train-train
quotidien s’il veut conserver toute son efficacité. Mais il lui faut faire partie de
l’organisation qu’il scrute, recourir en quelque sorte à la méthode de l’observation
participante, comme le font plusieurs chercheurs des sciences sociales.
On lui reproche aussi d’intervenir après le dérapage déontologique, au lieu de
le prévenir, ce qui est un reproche des plus étonnants. C’est comme si on reprochait au coroner d’intervenir après que la mort a fait son oeuvre, pour y aller de
son autopsie et révéler comment il aurait fallu agir pour empêcher le décès.
L’ombudsman a toutes les raisons d’être considéré comme un contre-rôle efficace afin de prévenir les égarements déontologiques. Mais lorsque ceux-ci se produisent, il importe de ne pas laisser les planqués s’en tirer s’ils ont réellement
enfreint des règles déontologiques de façon à justifier des plaintes de la part du
public. L’ombudsman n’est cependant pas obligé d’attendre les plaintes du public
et il peut de son propre chef se pencher sur des conduites lui semblant douteuses.
M.-François Bernier, Les planqués. Le journalisme victime des journalistes. (1995) 145
Les planqués.
Le journalisme victime des journalistes.
Troisième partie. Le crépuscule des planqués
XIX
Les conseils de presse
Retour à la table des matières
Les conseils de presse qui existent, ou ont existé, s’inspirent tous d’un même
modèle : le British Press Council créé en 1953. On en retrouve maintenant au
Québec, depuis 1973, et dans diverses provinces du Canada, dont l’Ontario, aux
Pays-Bas, dans quelques États américains, comme au Minnesota, dans des pays de
tradition britannique, en Australie entre autres, et dans des pays latins comme
l’Italie, le Chili ou l’Espagne. Il faut noter que la liste n’est pas exhaustive. Au
Pérou, on parle plutôt d’un tribunal d’honneur relevant du Collège de journalisme.
Ce tribunal d’honneur a un chef-lieu national et vingt et un tribunaux départementaux.
La principale fonction des conseils de presse est de permettre au public de faire entendre ses doléances autrement qu’en passant par un processus judiciaire
parfois long et coûteux. Le conseil de presse écoute les plaignants ainsi que les
journalistes et entreprises de presse en cause et rend une décision que peuvent
diffuser les médias. Dans certains pays, en Espagne notamment, les conseils de
presse ont principalement deux fonctions : élaborer des codes de déontologie pour
les médias et établir des normes pour juger les infractions.
M.-François Bernier, Les planqués. Le journalisme victime des journalistes. (1995) 146
Le conseil de presse peut également avoir une fonction d’uniformisation des
pratiques en mettant de l’avant des règles déontologiques pour tous les journalistes, ce qui freine la tendance à la formation de sous-groupes de journalistes planqués qui cherchent souvent à modifier ces règles afin de protéger leurs propres
intérêts. L’exemple type de ce sous-groupe est le journalisme « sportif », comme
on dit, qui a adopté de longue date des pratiques et normes déontologiques assez
éloignées de celles de l’ensemble de la profession, ce qui permet l’existence de
situations dans lesquelles ces journalistes sont directement ou indirectement rémunérés par leurs sources d’information (des équipes professionnelles le plus
souvent) pour faire un travail qui ressemble à bien des égards à celui de relationniste. On note aussi beaucoup de liens d’amitié ou de famille, donc beaucoup de
complaisance, entre ces journalistes et les individus dont ils rapportent les exploits
et les propos. Cette complaisance n’est pas limitée aux journalistes couvrant le
sport, mais c’est chez eux qu’elle est la moins critiquée.
Certains croient que l’effet de la présence d’un conseil de presse est surtout
perceptible chez les journalistes et gestionnaires déjà sensibilisés aux questions
déontologiques et qui font des efforts pour adopter des pratiques professionnelles
intègres et responsables. Quant aux autres, ils n’accordent que très peu d’intérêt
aux conseils de presse, tant et aussi longtemps que ces derniers ne menacent pas
leurs privilèges.
Mais les opposants aux conseils de presse existent. Plusieurs gestionnaires
d’entreprise de presse, la majorité d’entre eux selon une étude américaine, craignent que des individus aient recours aux conseils de presse afin d’attirer sur eux
l’attention du public, et ce aux dépens des médias en cause 64 . On peut se demander ce que ces mêmes gestionnaires pensent des individus qui ont recours aux
médias pour faire connaître leurs doléances et attirer sur eux la même attention
publique, aux dépens d’autres institutions. Doit-on encore s’étonner ou se désoler
de constater que les responsables d’entreprise de presse refusent de se soumettre
aux règles qu’ils imposent aux autres institutions sans trop sourciller ?
64 R. Schafer, « News media and complainant attitudes toward the Minnesota
Press Council, » Journalism Quarterly, no 56, hiver 1979, p. 745.
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D’autres opposants craignent pour la liberté de la presse. Plusieurs journalistes
voient dans les conseils de presse une menace aussi sérieuse que l’intervention de
juges ou de gouvernements, ou craignent de se trouver à un moment ou un autre
victimes de périodes sociales particulièrement intolérantes. C’est cette crainte qui
a convaincu plusieurs propriétaires de média aux États-Unis de ne pas participer
aux activités du National News Council (NNC), créé en 1973 et aboli en 1984
faute de ressources financières. Pour eux, il était indiscutable que les entreprises
de presse puissent s’autodiscipliner sans s’en remettre à une instance extérieure.
Des médias comme le New York Times, le Chicago Tribune et NBC n’ont pas
coopéré avec le NNC, craignant que celui-ci ne soit manipulé par divers groupes
d’intérêt et que son existence n’alimente une suspicion à l’égard des médias, ce
qui aurait pu inciter le gouvernement à réglementer les entreprises de presse. Il
faut signaler ici que rien dans l’histoire du NNC n’a justifié de telles peurs, qu’on
doit de nouveau attribuer en grande partie au réflexe d’autodéfense de la caste qui
agite le grelot spéculatif de la censure pour mieux détourner l’attention publique
des problèmes réels et concrets. Il faut cependant ajouter que les médias américains compensent largement par le fait qu’ils se plient à des codes de déontologie
et n’hésitent pas à sanctionner les journalistes qui les transgressent. Au Québec,
seul l’empire Quebecor refuse toujours de participer au financement du Conseil
de presse du Québec (CPQ). Toutefois, les conventions collectives de ses deux
quotidiens francophones obligent l’employeur à publier les avis du CPQ concernant ces quotidiens.
Il semble pourtant impossible de soutenir le moindrement sérieusement, c’està-dire avec preuves à l’appui, que les conseils de presse interfèrent dans le processus de publication de la vérité, telle que la définit chaque média ou chaque journaliste, puisqu’ils n’interviennent qu’après sa diffusion. Au contraire, les conseils
peuvent contribuer à faire jaillir la vérité quand des journalistes n’ont pas bien fait
leur travail, ce qui arrive. Le réflexe consistant à voir l’incarnation du Mal dans
des organismes comme les conseils de presse témoigne d’une vision manichéenne
de la réalité qui ne vaut pas mieux que le réflexe contraire, soit de voir
l’incarnation du Bien dans ces mêmes conseils. Il faut simplement les concevoir
comme des mécanismes de contrôle et de contre-rôle.
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Il existe aussi une crainte que les conseils de presse en viennent, un jour ou
l’autre, à se lancer dans la chasse aux sorcières. C’est du moins ce qu’a constaté
Casey Bukro, journaliste au Chicago Tribune et principal auteur du code de la
Society of Professional Journalism — Sigma Delta Chi (SPJ-SDX), quand il a
commencé à faire la promotion de conseils de presse locaux aux États-Unis 65 .
Cette peur sans fondement n’est pas un compliment à l’intelligence des journalistes, a-t-il déjà dit, avant d’ajouter que les problèmes déontologiques des journalistes allaient prendre de l’importance s’ils demeuraient ignorés à cause de cette
peur.
On peut aussi soulever une objection fondamentale non pas quant à
l’existence du conseil de presse, mais quant à sa façon d’aborder la déontologie en
la ramenant à un concept de jurisprudence. C’est ce que fait Guy Giroux, en parlant du Conseil de presse du Québec. Il soutient que celui-ci s’en remet à la jurisprudence sans se rendre compte qu’elle représente
[…] une rupture radicale entre l’éthique et la déontologie. En effet, les décisions du Conseil de presse, si justes qu’elles puissent sembler, obéissent
à la technique des précédents d’après laquelle on inférerait d’une série de
décisions, cas par cas, un certain nombre de principes. Or, cette approche
est étrangère à l’éthique et à la morale, puisque l’on doit attendre de ces
dernières qu’elles prédéterminent des décisions, plutôt que d’en
résulter 66 .
Finalement, certains ont une peur bleue de voir les normes ou les règles de
conduite adoptées par les conseils de presse être reprises par des juges et transformées en normes juridiques. Mais à ce compte, toutes les professions devraient
avoir la même crainte. Par ailleurs, l’expérience montre que les codes de déontologie et les décisions des conseils de presse ne sont pas récupérés systématiquement par la justice pour punir d’éventuelles pratiques professionnelles condamnables. Il faut cependant reconnaître que cette crainte n’est pas farfelue quand on
sait que la commission Guérin a proposé, en 1992, que le Conseil de presse du
65 Rapporté par Eugene Goodwin, Groping for Ethics in Journalism, 2e éd., Io-
wa University Press/Ames, 1986, p. 15.
66 Guy Giroux, « La déontologie professionnelle dans le champ du journalisme.
Portée et limites », Communication, vol. XII, no 2, automne 1991, p. 123-124.
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Québec façonne un code de déontologie pour les journalistes affectés à la couverture d’événements judiciaires et que les décisions du Conseil puissent être utilisées par la justice quand elle devra juger des causes concernant des pratiques
journalistiques 67 .
Ces objections ne doivent pas nous empêcher de nous demander, comme Marc
Ferro l’a fait, pourquoi la profession journalistique « serait-elle le seul ordre qui
revendiquerait un droit, au reste légitime, sans que la société exerce son contrôle ?
Identifier ce contrôle à une surveillance serait un abus de langage dans une démocratie 68 ... » On peut même soutenir que l’existence de conseils de presse devient
un obstacle supplémentaire et difficilement contournable pour les gouvernements
qui voudraient prendre en main la discipline des médias. Ces derniers pourraient
avec raison plaider l’existence de structures valables et crédibles pour s’opposer à
l’État.
Spécialiste de l’étude des conseils de presse, dont celui du Québec, David
Pritchard affirme que la première vague de création de conseils de presse au Canada, dans les années soixante-dix, a été surtout une réaction aux pressions exercées afin que les gouvernements réglementent davantage la presse. Quant à la
seconde vague, elle est survenue en 1981, à la suite du dépôt du rapport de la
Commission royale d’enquête sur les quotidiens 69 . D’autre part, Claude-Jean
Bertrand admet que les conseils de presse constituent les formes les plus courantes d’autodiscipline. Il explique cette popularité de la manière suivante :
l’expression « conseil de presse » présuppose une collaboration entre divers acteurs, généralement les propriétaires, les journalistes et le public ; les conseils sont
perçus comme des organismes qui rendent des décisions et des jugements, qui ne
se limitent pas à jouer seulement un rôle de médiateur entre les parties en conflit ;
67 Guy Guérin, Groupe de travail sur l’administration de la justice en matière
criminelle, rapport synthèse, Québec, gouvernement du Québec, ministère de
la Justice, 1992, p. 14.
68 Marc Ferro, L’information en uniforme : propagande, désinformation, censure et manipulation, Paris, Ramsay, 1991, p. 97.
69 David Pritchard, « The role of press councils in a system of media accountability : The case of Quebec », Canadian Journal of Communication, vol. XVI,
1991, p. 76-77.
M.-François Bernier, Les planqués. Le journalisme victime des journalistes. (1995) 150
les conseils sont des associations représentatives des médias, habilités à défendre
les droits professionnels et à parler au nom des journalistes aussi bien devant les
représentants des différents pouvoirs (politique, économique, etc.) que devant le
public en général 70 . La présence de conseils de presse est également une garantie
pour les citoyens qui se croient victimes de certaines pratiques et qui peuvent s’y
adresser pour faire connaître leurs griefs à l’égard de la presse.
Un ancien responsable du journal britannique Evening Standard, Charles Wintour, a exprimé l’avis que la création du conseil de presse britannique, en 1953,
avait rendu un grand service aux journaux parce que la plupart des pratiques
condamnables de la presse, dans la décennie ayant suivi la fin de la Seconde
Guerre mondiale, étaient dues à une concurrence malsaine entre les journaux qui
ne voulaient pas se faire « scooper ». Il ajoutait que la concurrence existait toujours, mais qu’elle respectait certaines règles de conduite clairement définies 71 . Il
faut cependant préciser ici que les bienfaits reconnus ou supposés de la présence
d’un conseil de presse ne sont pas constants au fil des années. On le constate aisément en prenant connaissance de la volonté du gouvernement britannique de
renforcer les mécanismes de surveillance d’une presse incapable de
s’autodiscipliner, ou encore par les excès qui caractérisent la presse britannique
populaire quand il est question de la vie privée des membres de la famille royale,
comme cela a encore une fois été le cas à maintes reprises en 1992 et en 1994.
Arrêtons-nous brièvement sur le cas du Conseil de presse du Québec qui, selon Pritchard, serait le plus dynamique en Amérique du Nord, ce qui surprendra
ceux qu’exaspèrent les longs délais de traitement des plaintes, situation qui a été
critiquée à plusieurs reprises. Dans son étude du CPQ, il a analysé non pas les
résistances au CPQ, mais plutôt le fonctionnement et l’efficacité de celui-ci. Pour
ce faire, il s’est penché sur huit cents décisions rendues par l’organisme et a réalisé de nombreuses entrevues avec des professionnels de l’information. Il a observé
que les parties entendues par les commissaires aux plaintes du CPQ, membres du
70 Claude-Jean Bertrand, « National codes of journalistic ethics », dans Thomas
W. Cooper et autres, Communication Ethics and Global Change, New York,
Longman, 1989, p. 276.
71 Cité par Nora Beloff, « This above all », dans Bernard Rubin, Questionning
Media Ethics, New York, Praeger Publishers, 1978, p. 64.
M.-François Bernier, Les planqués. Le journalisme victime des journalistes. (1995) 151
public ou des médias, n’étaient presque jamais représentées par des avocats, à
l’exception des affaires mettant en cause des journaux appartenant à l’empire
Quebecor, qui délègue toujours un des membres de son contentieux. Dans un cas
précis, ce recours systématique aux règles de droit par Quebecor, alors que le
CPQ veut éviter « tout juridisme ou formalisme », a eu pour conséquence qu’il a
fallu vingt-six mois pour régler la cause !
Pritchard fait par ailleurs remarquer que les huit cents décisions rendues n’ont
jamais fait l’objet d’un travail de systématisation pouvant en faire émerger les
grandes lignes directrices, leur logique immanente pourrait-on dire, lignes qui
pourraient devenir des règles de conduite à la base d’un éventuel code de déontologie. Ce travail n’a jamais été fait, malgré le souhait en ce sens exprimé à la fin
des années soixante-dix par le CPQ 72 . On peut toutefois douter de la pertinence
du projet consistant à élaborer un code de déontologie en se fondant sur une logique de jurisprudence, comme l’a déjà écrit Giroux.
Chaque outil a ses limites, et les conseils de presse ne font pas exception à la
règle. À une conférence sur les conseils de presse canadiens qui s’est déroulée en
1983, Claude-Jean Bertrand, de l’Institut français de la presse, portait un jugement
sévère à leur endroit en affirmant que
les plaintes soumises aux conseils sont peu nombreuses et souvent futiles
au regard des véritables péchés de la presse, péchés par omission et par
distorsion. La qualité des médias, la formation professionnelle, la recherche, la concentration de la propriété et la commercialisation effrénée des
médias ne font malheureusement pas souvent l’objet des préoccupations
des conseils. Leur influence n’est pas grande et leurs réussites marquantes
sont peu nombreuses. De façon générale, ils ont tous déçu et il n’existe pas
de pays où leur présence ait contribué à l’amélioration sensible des médias 73 .
Cette limite des conseils de presse, peut-être la plus fondamentale, est inhérente à leur nature. Mais il se trouve aussi des limites que les conseils s’imposent
72 David Pritchard, art. cité, p. 76.
73 Propos rapportés par Colette Beauchamp, Le silence des médias, 2e éd., Mon-
tréal, Les Éditions du remue-ménage, 1988, p. 95.
M.-François Bernier, Les planqués. Le journalisme victime des journalistes. (1995) 152
volontairement, comme ce fut le cas pour le défunt National News Council américain qui avait pour principe de ne pas juger du bien-fondé des éditoriaux et commentaires publiés dans les médias, à moins que le plaignant ne démontre qu’il s’y
était glissé des erreurs de fait. Le journaliste Louis Falardeau déplore une autre
limite des conseils de presse, notamment du CPQ qui retient son attention, soit
l’absence de pouvoirs disciplinaires. Alors que depuis quelques années, dit-il, la
mode est à la protection du consommateur, « le consommateur d’information, lui,
n’a aucun recours. Il peut tout au plus se plaindre à un tribunal sans pouvoirs et
sans moyens... qui viendra généralement lui dire que c’est comme cela que ça
marche dans la profession 74 ». Il semble ainsi revendiquer deux choses : que le
CPQ détienne des pouvoirs disciplinaires réels, c’est-à-dire autres que simplement
les sanctions morales ; que le CPQ cesse de pencher en faveur des médias et de
défendre leurs pratiques auprès des plaignants.
Malgré tout ce qu’on peut leur reprocher, les conseils de presse ont une utilité
incontestable, ne serait-ce que par l’occasion qu’ils procurent au public de se faire
entendre quand il se croit victime de pratiques professionnelles condamnables. Ils
peuvent bien entendu contribuer à sauvegarder la légitimité du journalisme en
dénonçant sans relâche les comportements inacceptables. Au Québec, il devrait
exister plusieurs conseils de presse régionaux, afin de rendre cette instance plus
accessible à la population. Il faut que la population se prenne en main pour discipliner les médias régionaux et nationaux qui se prétendent à son service. En cas
de refus de coopérer, les citoyens pourraient s’adresser à des spécialistes du journalisme pour discuter des cas précis de dérapages déontologiques, inviter les individus et les entreprises concernés à se faire entendre, analyser le tout et rendre une
décision qu’il restera à faire connaître à la population que desservit le média en
cause, quitte à payer les coûts de publicité, convoquer une conférence de presse
ou recourir à d’autres stratégies. Les conseils devraient aller au-delà de leur fonction de contre-rôle et éduquer le grand public au rôle de la presse, prendre part
aux débats pour faire valoir des principes et non pour défendre la réputation de
telle entreprise ou tel groupe de journalistes. Ce travail de sensibilisation, les
74 Louis Falardeau, « La liberté de presse, une liberté d’entreprise ? », dans
Alain Prujiner et Florian Sauvageau, Qu’est-ce que la liberté de presse, Montréal, Boréal, 1986, p. 89-90.
M.-François Bernier, Les planqués. Le journalisme victime des journalistes. (1995) 153
conseils devraient pouvoir l’accomplir en profitant de fonds publics à condition
que les gouvernements s’engagent à un financement à long terme — ce qui rassure les permanents du conseil — et évitent toute ingérence dans leur fonctionnement.
Le problème des conseils de presse, comme le disait le président du défunt
NNC, Richard S. Salant, est qu’ils sont peut-être en avance sur leur temps et qu’il
faudra encore bien des années avant que le consensus se fasse autour des bienfaits
qu’ils peuvent procurer aussi bien à la société qu’aux médias en général 75 .
75 Robert Schmuhl, The Responsibilities of Journalism, University of Notre Da-
me Press, 1984, p. 13.
M.-François Bernier, Les planqués. Le journalisme victime des journalistes. (1995) 154
Les planqués.
Le journalisme victime des journalistes.
Troisième partie. Le crépuscule des planqués
XX
Le public aux barricades
Retour à la table des matières
Le public étant l’auteur de la légitimité du journalisme — les journalistes en
sont les acteurs —, le pouvoir de révoquer son consentement comme de le renouveler lui revient ultimement. Mais à titre de principal intéressé, le public doit aussi
devenir un acteur vigilant pour s’assurer que les journalistes qui prétendent travailler pour le bien commun n’usurpent pas la fonction ni ne la détournent à
d’autres fins que l’intérêt général. Le public peut réagir et agir par l’intermédiaire
d’associations formelles ou informelles.
Les conseils de presse régionaux qu’il faudrait créer pour favoriser
l’imputabilité journalistique appartiendraient à la catégorie des associations formelles et structurées, c’est-à-dire qu’ils seraient aussi exigeants pour les citoyens
qui s’y consacreraient que pour les médias et les journalistes qui accepteraient de
répondre aux plaintes sous examen. C’est dans la nature même du principe
d’imputabilité que d’être exigeant envers ceux qui y sont soumis, car il est toujours plus facile de ne pas rendre de comptes ou de le faire de façon incomplète et
complaisante. Mais peut-être les moyens moins structurés et moins formels auraient-ils plus de succès auprès du public qui ne peut se vouer exclusivement à la
surveillance des médias d’information.
M.-François Bernier, Les planqués. Le journalisme victime des journalistes. (1995) 155
Que peut le public face aux médias et aux journalistes qui se moquent de ses
plaintes, de ses récriminations toutes considérées a priori comme autant
d’entraves à la sacro-sainte liberté de la presse ? Il peut, lui aussi, sanctionner de
diverses façons, comme je l’ai évoqué dans le modèle du processus de légitimation. Les sanctions du public sont l’expression de son pouvoir effectif comme
« client » des entreprises de presse et des journalistes.
La pire sanction publique est sans doute la désaffection, qui se manifeste
d’abord par une chute de crédibilité généralisée à l’endroit de la production journalistique. Sans crédibilité, les journalistes ne peuvent espérer conserver longtemps la légitimité de leur profession, légitimité qui leur vaut les droits et privilèges dont il a été question déjà. En ne faisant plus confiance aux journalistes, il y a
fort à parier que le public cherchera d’autres sources d’information et qu’il risque
d’être assez rapidement manipulé par des informateurs à la solde d’intérêts particuliers, ceux qui s’enrichissent souvent de la crédulité populaire. La perte de crédibilité et de légitimité ne peut donc être considérée seulement comme une sanction du public à l’endroit des journalistes et des médias, elle contribue aussi à
créer une attitude cynique qu’exploiteront d’autant plus facilement les démagogues de tout acabit. La société dans son ensemble sera perdante ; quelques-uns y
trouveront leur profit.
Dans le domaine politique, c’est exactement ce phénomène qu’on a pu observer à l’occasion des élections générales du Québec, à la fin de l’été 1994.
L’animateur radiophonique André Arthur, après avoir consacré plusieurs années à
discréditer systématiquement tous les politiciens, en s’en prenant presque exclusivement à des traits de personnalité, en insinuant les pires méfaits sans presque
jamais les prouver, de façon à salir toute la classe politique, a introduit le cynisme
et le désabusement parmi un segment de la population. Créant lui-même un vacuum politique au fil du temps, il s’est retrouvé en position privilégiée pour se
lancer en campagne électorale, dans la circonscription de Louis-Hébert, et profiter
du vote de mécontentement qu’il avait créé de longue date. Malheureusement
pour lui, il existe encore pour le moment des électeurs qui échappent, consciemment ou non, à son emprise, même s’il a obtenu 20% des votes. On le voit, la désaffection du public est possible et peut mener à des conséquences opposées à ses
aspirations profondes. Il suffit parfois, pour cela, de lui donner l’impression que le
M.-François Bernier, Les planqués. Le journalisme victime des journalistes. (1995) 156
cynisme et la démagogie valent mieux que les tentatives de réformes guidées par
une critique honnête et rigoureuse.
En politique comme ailleurs, les solutions simplistes seront toujours plus faciles à faire accepter du grand public que les solutions respectueuses de la complexité sociale. Il serait tout aussi simpliste de prétendre qu’il n’existe qu’une
seule façon de protéger le public contre les dérapages journalistiques. Il faut au
contraire amalgamer les moyens et les adapter aux situations concrètes, tout en
demeurant conscient qu’ils ne seront jamais parfaits. C’est la recherche de la perfection qui mène aux excès de contrôle, tout comme c’est le refus systématique
d’améliorer les conduites professionnelles qui ouvre la porte aux pires dérapages
journalistiques.
Le public peut monter aux barricades des médias en optant pour d’autres formes de sanctions qui ont plus de chance de forcer les entreprises de presse et les
journalistes à corriger leur tir et à adopter des pratiques compatibles avec le service de l’intérêt public. Cela vaut mieux que de se passer des journalistes intègres
pour mieux se livrer pieds et poings liés, esprit critique anesthésié, aux démagogues et planqués qui usent déjà de la liberté d’expression pour miner de l’intérieur
la légitimité du journalisme. Car c’est encore et toujours cette légitimité qui constitue le dernier rempart de protection en permettant de distinguer ceux qui se dévouent à l’intérêt public de ceux qui travaillent pour le compte d’intérêts particuliers.
Le public peut tenter d’influer sur les médias de diverses façons tout à fait acceptables et démocratiques. Le recours aux lettres ouvertes est certainement le
moyen le plus connu et le plus employé puisqu’on en voit régulièrement dans tous
les quotidiens, mis à part Le Journal de Québec, où l’on considère probablement
que le public n’est important qu’à partir du moment où l’on peut en tirer un avantage pécuniaire quelconque. Il est raisonnable de croire qu’on y retrouvera une
page ouverte aux lecteurs le jour que le public « client » menacera d’aller
s’informer à d’autres sources, ce qui privera l’entreprise de consommateurs à
« vendre » aux annonceurs. La lettre ouverte permet l’expression de doléances et
gagnerait en efficacité si elle était plus rigoureuse et plus documentée, de façon à
démontrer hors de tout doute raisonnable la validité de la plainte adressée au jour-
M.-François Bernier, Les planqués. Le journalisme victime des journalistes. (1995) 157
naliste concerné. Malheureusement, il semble que les lettres ouvertes soient sélectionnées en fonction de critères journalistiques, ce qui signifie que les lettres trop
critiques, trop documentées ou qui traitent d’un sujet peu d’actualité risquent de
ne jamais être portées à l’attention du public.
Le public peut aussi mettre sur pied des comités de vigilance comme on en
trouve aux États-Unis. Il s’agit ni plus ni moins d’une association de citoyens que
préoccupe la qualité de l’information que leurs médias diffusent. Si on évite leur
infiltration par des individus seulement soucieux de régler des comptes personnels
avec les médias, de tels groupes deviendront progressivement crédibles et représentatifs dans la mesure où ils sauront documenter et fonder leurs critiques. La
rigueur méthodologique, empirique et logique demeure l’incontournable préalable
à toute critique des pratiques journalistiques.
Ces groupes de vigilance pourront ainsi mieux affronter l’inertie médiatique
et, qui sait, modifier positivement les choses dans leur communauté. Ils pourront
aussi devenir la référence régionale lorsque des citoyens auront des doléances à
adresser mais ne sauront à quelles instances les confier. Le groupe pourra les diriger vers un ombudsman ou un conseil de presse, voire un avocat si la situation le
justifie.
J’entends déjà la meute des planqués crier à l’inquisition, imités en cela par
des journalistes intègres croyant de bonne foi que leur profession peut
s’autodiscipliner convenablement sans que soit nécessaire la pression publique.
Les faits sont pourtant là qui témoignent de dérapages déontologiques nombreux :
ingérence illégitime de journalistes dans la vie privée, méthodes trompeuses de
collecte et de diffusion de l’information pour des motifs commerciaux qui éclipsent facilement toute autre considération, conflits d’intérêts tolérés sinon encouragés, surtout quand ils permettent d’espérer des retombées économiques intéressantes en attirant différentes catégories d’annonceurs auxquels on offrira une masse de consommateurs disposés à acheter le produit ou le service pour lequel on
vient de créer le besoin en y allant de reportages complaisants et partiaux.
Il n’est pas question de susciter et d’alimenter chez le public des réactions
émotives à l’encontre des médias, mais plutôt de l’inciter à sortir de sa torpeur, à
M.-François Bernier, Les planqués. Le journalisme victime des journalistes. (1995) 158
comprendre qu’il a un intérêt manifeste à ne pas être trompé ni floué par ceux qui
sont chargés de le représenter face aux détenteurs de pouvoirs.
En marge du public indifférencié, on retrouve les groupes d’intérêt, dont certains ont déjà en main les ressources nécessaires pour assurer un contrôle relatif
de la production journalistique les concernant. Voilà à quoi servent en partie les
relationnistes et les services de contentieux des principaux groupes d’intérêt.
Malheureusement, leurs doléances se font le plus souvent en catimini, en fonction
d’intérêts particuliers. Leurs représentants s’adressent directement qui aux journalistes concernés, qui aux gestionnaires de salles de rédaction, qui aux propriétaires
des entreprises de presse ou à ceux qui en assument la direction par délégation
gouvernementale. Il existe bel et bien un lobby occulte, jamais dénoncé, qui cherche à influer sur la production journalistique en intervenant avant la diffusion
d’informations soit pour l’empêcher ou pour en contrôler le plus possible le traitement. C’est justement afin de ne pas laisser toute la place à ce puissant lobby de
coulisses que le public doit imposer sa présence dans le jeu, dans la mesure où son
intervention est pacifique et respectueuse des principes démocratiques. Le public
doit nécessairement faire preuve de responsabilité dans sa façon de dénoncer
l’irresponsabilité des autres.
Parmi les moyens légitimes auxquels le public peut recourir pour inciter les
entreprises de presse à respecter les règles déontologiques de leur profession, on
retrouve les manifestations et les dénonciations publiques. La sanction ultime
pourrait être le boycott des médias, mais cette mesure ne peut être justifiée que
pour les cas les plus dramatiques de dérapages. Ces cas doivent aussi être évidents, ce qui nécessite de pouvoir établir une preuve flagrante. Le boycott ne devrait jamais invoquer le bon goût, par exemple, ni inciter les médias à se livrer à
des pratiques contraires aux règles et aux conventions démocratiques. Par exemple, un média qui aurait diffusé des informations pertinentes et véridiques relatives à certains avantages de l’avortement n’a pas à subir le boycott d’un groupe
d’intérêt s’opposant à l’avortement. Il faut éviter que la saine vigilance ne tourne
à l’intimidation ou à l’intolérance.
M.-François Bernier, Les planqués. Le journalisme victime des journalistes. (1995) 159
La vigilance du public doit se limiter à rappeler aux médias et aux journalistes
les devoirs qu’ils se sont eux-mêmes reconnus historiquement. La tâche est déjà
bien suffisante !
M.-François Bernier, Les planqués. Le journalisme victime des journalistes. (1995) 160
Les planqués.
Le journalisme victime des journalistes.
Troisième partie. Le crépuscule des planqués
XXI
Le métajournalisme
Retour à la table des matières
On dit que le chien de garde de la démocratie est le journaliste, pour signifier
l’importance d’informer le public au sujet de ceux qui le gouvernent grâce à son
consentement électoral. Il faudrait aussi que le journaliste soit le chien de garde
du chien de garde. En fait, un des chiens de garde des chiens de garde, en compagnie des ombudsmans, des conseils de presse et du public, pour ne nommer que
ceux-là.
Le journalisme est sans doute la seule activité sociale d’importance en démocratie qui parvienne à échapper presque totalement aux regards critiques des médias. Le public a besoin et a droit aux informations du métajournalisme. Du reste,
s’il était convenablement informé de la façon dont on l’informe, il pourrait se
faire une opinion éclairée sur le sujet. Mis au courant des cas de conflits
d’intérêts, des invasions répétées et illégitimes de la vie privée, des conséquences
concrètes reliées aux méthodes trompeuses, des erreurs de fait non corrigées, des
cas flagrants de plagiat ou des amitiés douteuses qui caractérisent réellement le
journalisme québécois, en plus de l’incurie et du maquillage qui permettent de tels
dérapages, le public serait certainement plus critique quand on lui demanderait,
dans le cadre d’un sondage, comment il évalue la qualité de l’information qu’on
M.-François Bernier, Les planqués. Le journalisme victime des journalistes. (1995) 161
lui sert. Mais comment peut-il avoir une opinion éclairée sur un sujet à propos
duquel on ne l’informe pas ?
Au Québec, il n’existe pas une tradition métajournalistique importante. Il y a
bien eu quelques dizaines d’ouvrages portant sur le journalisme, écrits par des
journalistes, mais on doit plutôt parler de documents et d’essais dans les meilleurs
cas, de pamphlets et de défoulement personnel dans les pires.
Le métajournalisme est d’une autre nature. Il consiste à assurer l’information
sur les médias en y mettant autant d’intensité qu’on en met à couvrir les affaires
politiques, l’économie, les faits divers ou les sports. Informer les gens à propos de
ceux qui les informent : qui ils sont, comment ils travaillent, quelles critiques ils
suscitent, quelles sont leurs erreurs et leurs bons coups, quelles fautes professionnelles ils ont commises, pour quelles raisons, etc. Établir un lien entre les informations diffusées ou censurées, d’une part, et les comportements journalistiques,
d’autre part, est éminemment d’intérêt public. Cela permet de comparer ces comportements avec les règles déontologiques et les principes éthiques de la profession.
Le métajournalisme a des ennemis féroces, sans doute des planqués pour une
bonne part, convaincus que le fait de les soumettre aux mêmes critères journalistiques qu’ils imposent aux autres constitue en soi une véritable chasse aux sorcières. Avec un peu de mauvaise foi, on y voit aussi et surtout une inquisition morale. La caste des planqués en a vite assez de cette vigilance professionnelle. « Va
pour déshabiller tout un chacun sur la place publique, mais pas moi qui ne suis
qu’un humble serviteur sans importance », pourrait-on les entendre gémir à
l’heure de rendre des comptes publics quant à l’usage qu’ils font de la légitimité,
des droits, des libertés et des privilèges associés à leur travail.
C’est en appliquant pour leur profession les mêmes critères que pour les autres
que les journalistes se livrent à des activités de métajournalisme et assument euxmêmes une fonction de contre-rôle à leur égard. La tradition est mieux implantée
chez nos voisins anglo-saxons, où les magazines professionnels contiennent des
reportages et enquêtes fouillés et critiques à l’égard des pratiques professionnelles. C’est le cas, notamment, du Columbia Journalism Review, du Washington
M.-François Bernier, Les planqués. Le journalisme victime des journalistes. (1995) 162
Journalism Review et du Nieman Reports, pour nommer les plus prestigieux.
Quant aux magazines professionnels de langue française, ils sont assez rares. Au
Québec, il y a évidemment Le 30, le magazine de la Fédération professionnelle
des journalistes du Québec, mais on y lit rarement des articles critiques fouillés et
documentés à propos des pratiques journalistiques.
Mis à part deux émissions de la Société Radio-Canada, Le Point médias (télévision) et C’est la faute aux médias (radio), aucun des principaux médias québécois francophones n’affecte un journaliste à la couverture du travail des médias
d’information. Il est terrible de constater que les institutions qui décident en bonne partie des sujets de conversation du jour, qui font et défont les réputations,
suscitent ou paralysent des mouvements de société, qui encensent ou fragilisent
les gouvernements, échappent au compte rendu et à la critique journalistiques.
Il faut s’en remettre ici uniquement aux émission de la SRC. Le Point médias
accorde une place importante mais non exclusive au journalisme. Le ton est parfois polémique, parfois critique, mais la faiblesse de la télévision pour ce qui en
est de l’approfondissement des sujets s’y révèle de façon particulièrement évidente. Parce que chaque émission de C’est la faute aux médias dure près d’une heure,
au lieu des trente minutes de la télévision, les auditeurs bénéficient de reportages
plus fouillés. Au cours de ces émissions, on est plutôt poli envers les collègues
journalistes qui sont rarement poussés dans leurs derniers retranchements, comme
le sont parfois d’autres acteurs sociaux se trouvant sous les feux de l’actualité.
Ainsi, on n’a pas encore vu de journalistes forcés à expliquer leurs conflits
d’intérêts ou l’abus qu’ils font de leurs sources anonymes, même si ces questions
ont été soulevées à quelques reprises, tout comme celles de la vie privée ou du
droit à la réputation, entre autres. Il manque donc encore de la vigueur aux rares
métajournalistes québécois pour que le contre-rôle qu’ils assument soit plus efficace, surtout qu’ils sont les seuls à s’intéresser d’aussi près aux pratiques journalistiques.
Le métajournalisme influe sur la façon dont les médias travaillent, même si
cette influence est plus accidentelle que structurelle. On a pu observer cette influence aux États-Unis, lors des émeutes dans les quartiers noirs de Los Angeles
du printemps 1992. La chaîne de télévision CNN, sensible aux critiques maintes
M.-François Bernier, Les planqués. Le journalisme victime des journalistes. (1995) 163
fois formulées par les métajournalistes et divers « gérants d’estrade » relativement
aux conséquences possibles de la diffusion en direct d’événements dramatiques, a
pris garde de ne pas répéter trop souvent la diffusion des mêmes scènes de pillage,
par crainte de contribuer à une escalade de la violence dans plusieurs villes américaines. On peut discuter du bien-fondé de cette décision en faisant valoir, par
exemple, que les études ne sont pas très concluantes relativement à l’hypothétique
relation entre la violence télévisée et l’accroissement de comportements violents
dans la société, mais là n’est pas mon propos. Il me suffit de constater que les
événements ont, cette fois, donné raison aux critiques de la profession et que la
chaîne CNN a assuré une couverture prudente des événements.
Le métajournalisme ne peut cependant pas se substituer aux ombudsmans,
malgré ce qu’en a déjà dit Anthony Day, du Los Angeles Times. Ce dernier a soutenu que son journal a préféré assigner un journaliste à la couverture des médias,
comme d’autres couvrent divers secteurs d’information, plutôt que de se doter
d’un ombudsman. Pour Day, le métajournaliste remplit alors la même fonction.
C’est assez difficile à admettre, puisque le mandat premier du métajournaliste
n’est nullement d’entendre les plaintes du public à l’égard de son propre employeur, de mener enquête et de faire connaître dans les pages du journal son
point de vue. L’initiative du Los Angeles Times est intéressante, mais le métajournaliste ne peut pas se substituer à l’ombudsman.
Le métajournaliste a le mandat de démythifier la profession aux yeux du public, de lui montrer que la vraie vie du journaliste n’a rien à voir avec Scoop. Il
informe les gens des limites, des méthodes et des finalités de cette profession, leur
signale les bons coups des journalistes intègres et responsables, mais aussi dénonce les planqués simplement en mettant au jour leurs pratiques ou leurs situations
douteuses. Il souligne les principaux cas d’informations erronées dans l’unique
but de protéger le public, comme on informe le consommateur de la qualité des
biens et services qu’il est susceptible de se procurer. La qualité de l’information et
le service du public méritent bien qu’on leur consacre une telle attention.
M.-François Bernier, Les planqués. Le journalisme victime des journalistes. (1995) 164
Les planqués.
Le journalisme victime des journalistes.
Troisième partie. Le crépuscule des planqués
XXII
La recherche scientifique
et critique
Retour à la table des matières
La protection du journalisme contre les journalistes passe également par la critique plus formelle et la recherche scientifique. Il ne faut surtout pas laisser toute
la place à la critique impressionniste qui caractérise le plus souvent les propos
entendus lors des congrès de journalistes. On y a droit à des discours ne portant
que sur des expériences personnelles, quelques allusions à des événements vécus
par d’autres journalistes et à des généralisations excessives. Et c’est à partir de ces
fragments que se met en branle la grande « réflexion » professionnelle de l’année,
qui ne peut faire autrement que de tourner à vide dès qu’on s’en tient à une foule
d’expériences personnelles, livrées en vrac, sans cohésion, en quelques minutes
devant un aréopage qui a moins d’une heure pour en discuter de façon tout aussi
subjective.
Les journalistes ont l’impression naïve qu’ils ne théorisent pas lorsqu’ils
communiquent à leurs pairs leurs préjugés, leurs idées reçues, leurs convictions
morales, etc., alors qu’ils théorisent à fond de train. Mais ils font de la théorie à la
petite semaine, impressionniste, sans méthode rigoureuse, sans effort de décentra-
M.-François Bernier, Les planqués. Le journalisme victime des journalistes. (1995) 165
tion ; sans même savoir qu’ils se livrent joyeusement à la forme la plus dégradée
du discours théorique auquel ils croient échapper, eux, les « pragmatiques ».
Ce qui manque aux rencontres professionnelles comme au public, c’est la présence de chercheurs qui ont pris le temps d’observer et d’analyser des situations,
de caractériser et de quantifier des comportements ou des productions journalistiques et qui sauront en dégager des propositions théoriques. Ces propositions pourront être soumises à des débats et à des vérifications empiriques ultérieures, ce qui
permettra de savoir dans quelles circonstances précises elles sont valides ou réfutées. La critique fondée sur les résultats de recherches scientifiques est du reste
beaucoup plus stimulante pour la réflexion des professionnels de l’information qui
ont un besoin impérieux des points de vue documentés. Elle débouche sur des
constats souvent étonnants, impossibles à obtenir à partir d’expériences individuelles.
Bien entendu, toute théorie scientifique simplifie l’univers observé et néglige
des informations considérées comme non pertinentes à l’étude. Il ne faut pas en
espérer une quelconque Révélation, mais non plus écarter les disciplines scientifiques qui s’intéressent de près ou de loin aux médias. Science politique, sociologie, psychologie, psychiatrie, philosophie et communication constituent les principaux champs de recherche qui donnent lieu à une production scientifique originale, pertinente, argumentée et documentée.
Toutefois, si la littérature scientifique relative aux médias s’est multipliée au
cours des dernières décennies, elle demeure enfermée surtout dans les bibliothèques universitaires, car ces articles savants font rarement l’objet de comptes rendus journalistiques dans les grands médias et même dans les revues professionnelles 76 .
76 À titre d’information, voici les principales revues savantes qui traitent souvent
de journalisme. Du côté francophone, la revue québécoise Communication et
la revue française Médiaspouvoir. Du côté anglophone, Journal of Communication, Journalism Quarterly, Communication, Newspaper Research Journal,
Canadian Journal of Communication, Journal of Mass Media Ethics, Journalism Educator et Communication Quarterly. Notons que la plupart de celles-ci
sont américaines. Les revues savantes en science politique, en philosophie et
M.-François Bernier, Les planqués. Le journalisme victime des journalistes. (1995) 166
Si on la conjugue avec les autres mécanismes de contre-rôle évoqués jusqu’ici, la vigilance scientifique à l’égard des journalistes s’avère des plus salutaires pour protéger l’intégrité générale du journalisme. Plusieurs universitaires publient régulièrement des résultats de recherche intéressants, mais le public n’en est
malheureusement jamais informé. Il est pourtant pertinent de savoir quelle station
de télévision a accordé une plus grande couverture journalistique à tel parti politique, si les propos y étaient le plus souvent neutres, positifs ou négatifs. Ou encore
de connaître les effets que les débats politiques ont eu sur les intentions de vote de
l’électorat.
D’autres recherches se penchent sur les thèmes les plus souvent traités par les
journalistes et montrent que la diversité n’est pas aussi grande qu’on pourrait le
croire ; ou encore sur la variété des sources d’information, pour révéler finalement
que le plus souvent ce sont les mêmes personnes qui sont citées dans les reportages. Les défauts de l’information télévisée, les limites cognitives des téléspectateurs face à ces informations cathodiques, la concentration de la propriété des
entreprises de presse, l’omniprésence des sondages d’opinion et leur effet sur la
couverture des élections ne sont que quelques exemples des études scientifiques
reliées au journalisme.
Il importe que les chercheurs diffusent les résultats de leurs travaux afin que
tous puissent profiter de leur point de vue pour mieux connaître les forces et les
faiblesses des journalistes, et s’assurer que ces derniers ne s’écartent pas trop des
attentes légitimes de la société. Mais il faut aussi que les journalistes s’ouvrent à
ces discours, au lieu de simplement les ignorer comme c’est présentement le cas.
en sociologie abordent aussi de temps à autre les questions relatives aux pratiques journalistiques.
M.-François Bernier, Les planqués. Le journalisme victime des journalistes. (1995) 167
Les planqués.
Le journalisme victime des journalistes.
Troisième partie. Le crépuscule des planqués
XXIII
La corporation particulière
Retour à la table des matières
Non seulement faut-il protéger le journalisme de certains journalistes planqués
qui n’y sont pas à leur place tout en occupant celle d’un journaliste intègre, mais il
faut aussi le protéger des agressions de l’environnement communicationnel, de
ces communicateurs et marchands d’information qui cherchent de plus en plus à
se rapprocher du journalisme traditionnel afin de se servir avidement de ce qui lui
reste de crédibilité pour en faire profiter des intérêts particuliers. La promotion de
biens et services est bien plus efficace si on parvient à lui faire prendre des allures
de reportage journalistique. Mais cette invasion du promotionnel dans le rédactionnel défigure le journalisme, le détourne de son mandat et du contrat social, si
bien qu’on peut craindre que cela n’affecte à terme la légitimité du journalisme.
C’est pourquoi il est raisonnable de songer à la création d’une corporation
professionnelle toute particulière, qui viserait à protéger le journalisme et le public contre les abus pouvant provenir de l’environnement communicationnel. Cette corporation professionnelle serait différente de celles que l’on connaît sur certains points essentiels, surtout pour ce qui est de la formation scolaire. Il est hors
de question d’exiger un cursus uniforme. L’état actuel des choses est satisfaisant à
cet égard. Cela permet d’enrichir la profession de la présence d’économistes,
d’avocats, de médecins, de biologistes, de techniciens ou de politologues, parmi
M.-François Bernier, Les planqués. Le journalisme victime des journalistes. (1995) 168
tant d’autres possibilités, ou encore de citoyens venus de secteurs d’activité divers : policiers, ouvriers, commis, etc. Cette diversité de connaissances théoriques
et pratiques est essentielle pour que l’ensemble de la profession reflète davantage
les préoccupations et points de vue du public. Cela détruit du même coup le principal argument qui a toujours été invoqué au Québec par ceux qui s’opposent à la
création d’une corporation professionnelle des journalistes. On craignait, avec
raison, que cela ne signifie une formation uniforme pour tous.
Même si l’on écarte l’idée d’une formation professionnelle homogène, il demeure important d’insister pour que tous les journalistes prennent part à des séances de formation concernant leurs droits et libertés, leurs responsabilités légales,
les fondements de leur profession et les implications éthiques et déontologiques
que cela comporte. Ouverte sur les cheminements personnels et professionnels
divers, la corporation particulière devrait être homogène et rigoureuse sur le chapitre des exigences en matière de déontologie, et imposer à ses membres le respect de l’esprit, sinon de la lettre, du code de déontologie qu’elle se donnera.
L’adhésion serait volontaire, mais seuls les membres en règle de la corporation
pourraient posséder une carte de presse accréditant leur statut de journaliste professionnel, dans tous les sens du mot, ce qui leur conférera auprès des autres acteurs sociaux et auprès du public une légitimité plus grande que celle des communicateurs de tout poil. Le prix de la légitimité et de la crédibilité passe nécessairement par la responsabilisation des journalistes, qui implique le respect de
l’éthique et de la déontologie de la profession. Il faut souhaiter que peu à peu les
journalistes agréés de la corporation soient les seuls à revendiquer la légitimité du
journalisme et à être reconnus comme tels parmi le public, laissant aux autres
communicateurs les activités de promotion qui sont tout à fait légitimes aussi
longtemps qu’elles ne cherchent pas à contaminer le champ journalistique. Ce
n’est pas la nature des activités communicationnelles servant des intérêts particuliers qui fait problème, c’est leur penchant permanent à investir les lieux du journalisme pour jouir de sa crédibilité et flouer la crédulité du public.
Il importe de maintenir bien étanches les cloisons entre ces deux univers
communicationnels, même si cela peut compliquer la vie aux journalistes pigistes
qui arrondissent leurs fins de mois en s’adonnant à différentes activités de relations publiques. Ils doivent choisir entre ces deux champs s’excluant mutuelle-
M.-François Bernier, Les planqués. Le journalisme victime des journalistes. (1995) 169
ment. Malgré toutes leurs précautions, avec le temps, leurs activités journalistiques risquent de toucher à leurs activités communicationnelles et soulever la
question des apparences de conflits d’intérêts. On peut être à la fois sensible aux
difficultés financières des pigistes sans pour autant en faire un critère éthique
pouvant justifier de déroger à une ou quelques règles déontologiques, notamment
celle portant sur le service exclusif du public. D’autant plus que rien n’empêche
les pigistes d’arrondir leurs fins de mois grâce à des emplois d’appoint qui ne sont
pas incompatibles avec le métier d’informer le public. Jusqu’à démonstration du
contraire, il semble que le cumul des fonctions de journaliste et de « communicateur » chez le même individu ne peut qu’alimenter la suspicion à l’égard des journalistes. À partir du moment où l’on ne sait plus trop pour qui oeuvrent les journalistes (pour le public ou pour des clients privés ?), les journalistescommunicateurs ne font pas que miner la crédibilité de la presse en général, ils
fragilisent également la légitimité de la profession. Des acteurs sociaux (gens
d’affaires, policiers, notaires, juges, etc.) seraient pleinement justifiés de demander à un journaliste : Qui représentes-tu, aujourd’hui, pour me poser de telles
questions ?
Formation diversifiée et adhésion volontaire sont donc les principales caractéristiques qui différencient cette éventuelle corporation particulière des autres.
D’autres facteurs plaident en faveur de la création d’une telle corporation pour les
journalistes : le mandat historique qu’ils assument ; l’impossibilité de fonder expérimentalement une science exacte des « actes journalistiques », grâce à laquelle
on pourrait prédire avec exactitude les causes de chaque effet, les effets de chaque
cause ; la nécessité de laisser les journalistes exercer pleinement leur liberté
d’expression, les seules limites étant l’éthique, la déontologie et les lois ; et surtout leurs pouvoirs, aussi importants qu’omniprésents, et la nécessité de protéger
le public contre de possibles excès de la part de ses représentants.
Il y a bien sûr la crainte maintes fois formulée de voir le corporatisme
s’installer au sein de la profession, qui risquerait alors de perdre tout esprit
d’autocritique et qui s’enliserait dans le conformisme intellectuel, les comportements stéréotypés, les idées reçues et toute la série des avatars du genre. Mais
cette crainte doit plutôt faire sourire, malheureusement. Car les journalistes québécois souffrent déjà du défaut le plus haïssable du corporatisme : le silence stra-
M.-François Bernier, Les planqués. Le journalisme victime des journalistes. (1995) 170
tégique qu’ils gardent jalousement à propos des dérapages déontologiques majeurs se produisant régulièrement au sein de la caste, protégeant ainsi les planqués
du système comme le font les « vraies » corporations professionnelles.
C’est pourquoi la sauvegarde de la légitimité du journalisme ne peut pas se
réduire à la corporation. Il lui faut d’autres mécanismes. Mais la présence d’une
corporation particulière, malgré ses limites, peut être bénéfique à long terme pour
bien démarquer les journalistes des communicateurs et mieux protéger le public.
De fait, c’est le profil hideux du corporatisme régnant déjà au sein de la tribu
journalistique qui fonde le besoin et donne envie de voir aussi son profil agréable,
celui où l’on s’inquiéterait à la fois de la qualité de l’information, de l’intégrité
professionnelle et de la protection du public potentiellement victime des charlatans du journalisme.
M.-François Bernier, Les planqués. Le journalisme victime des journalistes. (1995) 171
Les planqués.
Le journalisme victime des journalistes.
CONCLUSION
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Les journalistes sont condamnés à prendre le virage déontologique non seulement pour se démarquer des communicateurs de tout genre, mais aussi pour
conserver et raffermir leur légitimité sociale. Autrement, ils risquent fort de se
faire accuser tôt ou tard de l’avoir usurpée. Ceux à qui les acteurs sociaux rendent
des comptes doivent également faire de même, sans que cela relève obligatoirement du cadre juridique. Il existe des moyens raisonnables d’obliger les journalistes à plus de transparence et ceux qui vivent sous le regard critique — et parfois
injuste — des médias ont un intérêt légitime à scruter avec rigueur les pratiques
de ceux qui, au nom de l’intérêt public, les forcent à un haut niveau d’imputabilité
sociale.
L’absence d’imputabilité pour les journalistes repose davantage sur son occultation que sur sa justification. La simple existence de l’actuel Conseil de presse
du Québec — qui n’a aucun pouvoir autre que moral et est souvent méconnu du
grand public tellement les médias le gardent sous le bosquet — ne peut servir de
prétexte pour éviter le débat et les réformes incontournables au regard de l’intérêt
public. L’autodiscipline est un leurre lorsqu’elle ne relève que du bon vouloir
individuel, c’est-à-dire du laxisme de ceux qui tirent profit à ne pas s’y livrer. On
ne peut pas s’en remettre aux associations de journalistes qui préconisent les plus
beaux principes mais refusent de les faire respecter, parce que cela pourrait les
M.-François Bernier, Les planqués. Le journalisme victime des journalistes. (1995) 172
priver d’une partie de leurs membres, voire les faire disparaître de la constellation
des groupes d’intérêt.
Tout le monde se défend. Qui défendra le public contre les pratiques professionnelles condamnables, contre les planqués lorsque des intérêts de coterie profitent du silence stratégique entourant ces comportements contraires à la déontologie et à l’éthique journalistiques ? Le public doit se défendre lui-même, cela va de
soi, et des moyens existent. Il a des alliés dans cette entreprise de surveillance des
médias, dont les chercheurs critiques ou d’éventuels ombudsmans. Mais cela ne
libère aucunement les journalistes et les entreprises de presse de leurs obligations
en la matière, puisqu’ils sont en cause.
Faut-il naïvement rêver au grand soir d’un réveil éthique de la part des journalistes et de leurs employeurs qui décideraient de modifier volontairement les règles du jeu ? Pas du tout ! Rien n’indique qu’il faille s’attendre à une telle initiative de la part d’un grand nombre de ces acteurs sociaux, malgré les revendications
des journalistes intègres et de rares membres du public.
Soyons réalistes. Il faut agir sur le plan des relations de pouvoir et utiliser un
ou plusieurs des moyens de contre-rôle évoqués ici pour stimuler un plus grand
sens de la responsabilité et un plus grand souci de la déontologie et de l’éthique
professionnelles chez ces importants acteurs sociaux. À défaut de quoi, il sera de
plus en plus justifié de mettre en doute leur légitimité sociale et de les traiter
comme des communicateurs ou des représentants d’entreprises privées conventionnelles, qui n’ont aucun accès légitime, libre et gratuit à leur matière première :
l’information détenue par les institutions et autres acteurs sociaux.
Travailler au bien public comporte des exigences incontournables. Ce sera encore plus flagrant dans le monde d’interconnexions électroniques qui s’implante
déjà et qui va s’imposer davantage au cours des prochaines années, où certaines
information seront plus facilement accessibles aux citoyens les mieux nantis ; où
l’écart ira grandissant entre le pouvoir réel de ceux qui savent et de ceux qui ne
savent pas.
M.-François Bernier, Les planqués. Le journalisme victime des journalistes. (1995) 173
Le virage déontologique me semble nécessaire pour conserver aux journalistes
et aux entreprises de presse la légitimité sociale dont ils auront un besoin essentiel, fondamental et radical pour forcer les puissants à rendre des comptes. Sans
jamais oublier que les journalistes et les entreprises de presse sont aussi au nombre des puissants soumis au principe d’imputabilité.
M.-François Bernier, Les planqués. Le journalisme victime des journalistes. (1995) 174
Les planqués.
Le journalisme victime des journalistes.
Annexe
Recension des principales spéculations journalistiques
concernant le conseil des ministres du gouvernement
de Jacques Parizeau, septembre 1994
Retour à la table des matières
M.-François Bernier, Les planqués. Le journalisme victime des journalistes. (1995) 175
Conseil des ministres
de Jacques Parizeau
26 septembre
Conseil des ministres selon les spéculations des journalistes
Denis Lessard
(La Presse)
23 septembre
Affaires internationales Bernard Landry
Bernard Landry
Immigration et Communautés culturelles
Responsable de la
francophonie
Vice-premier ministre
Développement des
régions
Affaires municipales
Bernard Landry
Louise Harel
Leader parlementaire
Réforme électorale
Whip en chef
Administration et
Fonction publique
Conseil du Trésor
Guy Chevrette
Guy Chevrette
Jean-Pierre Jolivet
Pauline Marois
Famille
Concertation
Emploi
Pauline Marois
Louise Harel
Louise Harel
26 septembre
Bernard Landry
Michel Venne
( Le Devoir)
Gilles Boivin
(Le Soleil)
26 septembre
26 septembre
Bernard Landry
Bernard Landry
Bernard Landry
Guy Chevrette
Guy Chevrette
Pauline Marois
Bernard Landry
Louise Beaudoin
Guy Chevrette
Jacques Léonard
Guy Chevrette
Michel Rivard
Guy Chevrette
Guy Chevrette
Guy Chevrette
Louise Harel
François Gendron
Paul Bégin
Guy Chevrette
Roger Bertrand
Daniel Paillé
Pauline Marois
Jacques Léonard
Pauline Marois
Pauline Marois
Marie Malavoy
Louise Harel
Louise Harel
M.-François Bernier, Les planqués. Le journalisme victime des journalistes. (1995) 176
Conseil des ministres
de Jacques Parizeau
26 septembre
Conseil des ministres selon les spéculations des journalistes
Denis Lessard
(La Presse)
23 septembre
Affaires intergouvernementales canadiennes
Finances
Revenu
Transports
Louise Beaudoin
Jean Campeau
Jean Campeau
Jacques Léonard
Jean Campeau
Éducation
Ressources naturelles
Environnement et Faune
Sécurité du revenu
Condition féminine
Sécurité publique
Agriculture, Pêcheries
et Alimentation
Justice
Jean Garon
François Gendron
Jacques Brassard
Jacques Brassard
Daniel Paillé
Pauline Marois
Jeanne L. Blackburn
Jeanne L. Blackburn
Serge Ménard
Marcel Landry
Louise Harel
Pauline Marois
Application des lois
professionnelles
Tourisme
Régie des installations
olympiques
Paul Bégin
Paul Bégin
Rita Dionne-Marsolais
Rita Dionne-Marsolais
26 septembre
Michel Venne
( Le Devoir)
Gilles Boivin
(Le Soleil)
26 septembre
26 septembre
Jean Campeau
Jean Campeau
Daniel Paillé
Jacques Léonard
Jean Garon
Jacques Brassard
Guy Chevrette
Jean Garon
Jacques Léonard
François Gendron
Marcel Landry
Serge Ménard
Louise Harel
François Gendron
Jacques Brassard
Marie Malavoy
Marie Malavoy
Serge Ménard
Marcel Landry
Serge Ménard
Paul Bégin
Serge Ménard
Marcel Landry
M.-François Bernier, Les planqués. Le journalisme victime des journalistes. (1995) 177
Conseil des ministres
de Jacques Parizeau
26 septembre
Conseil des ministres selon les spéculations des journalistes
Denis Lessard
(La Presse)
23 septembre
Restructuration
Culture et Communications
Charte de la langue
française
Industrie, Commerce,
Science et Technologie
Richard Le Hir
Marie Malavoy
Santé et Services sociaux
Président Assemblée
nationale
Voirie
Fonctions spéculées/comblées
Taux de réussite
(Taux d’erreur)
26 septembre
Michel Venne
( Le Devoir)
Gilles Boivin
(Le Soleil)
26 septembre
26 septembre
Louise Beaudoin
Louise Beaudoin
Daniel Paillé
Rita DionneMarsolais
Jean Rochon
Jean Rochon
Jean Rochon
Rita DionneMarsolais
Marcel Landry
Jean Rochon
(à venir)
François Gendron
Marie Malavoy
nil
35
Jean Rochon
20/35
9/35
5/35
Jean Garon
26/35
56,3%
(43,6%)
100%
0%
80%
(20%)
29,6%
(70,3%)
M.-François Bernier, Les planqués. Le journalisme victime des journalistes. (1995) 178
Les planqués. Le journalisme victime des journalistes.
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