Pré-version – Ne pas citer. Article revu à paraître dans Recherches sur la philosophie et le langage,
« L’abduction », n°33, sept. 2017
Inférence abductive et inférence pratique
RÉMI CLOT-GOUDARD*
Comment caractériser la forme logique de l’abduction ? Dans ses travaux, le
philosophe et logicien C. S. Peirce n’a cessé de plaider pour la reconnaissance de la
spécificité de l’inférence abductive ; mais il paraît difficile d’en formuler un critère de
validité satisfaisant. L’article se propose d’aborder ce problème à partir d’une analogie
avec l’inférence pratique, en suivant l’analyse qu’en donne Elizabeth Anscombe. La
thèse soutenue est que la spécificité de l’abduction ne saurait se laisser décrire sur le
seul plan d’un calcul logique, mais exige d’introduire une dimension pragmatique dans
l’analyse qui fasse référence à la fin poursuivie par l’agent raisonneur. Plutôt que de
contraster l’abduction avec la déduction et l’induction, comme le faisait le premier
Peirce, on suggère que les modes d’inférence se distinguent par les fins auxquels ils sont
arrimés et par un certain usage des propositions et de leurs relations logiques. Enfin,
l’article discute brièvement l’idée avancée récemment par T. Kapitan selon laquelle
l’inférence abductive devrait être considérée comme une sorte d’inférence pratique.
*
Laboratoire Philosophie, Pratiques & Langages, Université Grenoble-Alpes.
[email protected].
1 INTRODUCTION
Passionné par l’étude du raisonnement humain, Peirce entrevoit dès ses premiers
travaux dans les années 1860 la nécessité de distinguer, à côté de la déduction et de
l’induction, un troisième mode d’inférence dont la forme est irréductible à ces deux
autres. C’est une relecture assez personnelle des Premiers Analytiques d’Aristote qui le
convaincra à ce sujet d’un oubli historique des logiciens. Il s’attellera tout au long de sa
vie à réparer cet oubli, proposant diverses analyses de ce mode d’inférence auquel il
attribuera successivement différents noms : « inférence hypothétique », « hypothèse »,
« présomption » (ou supposition), « rétroduction » et enfin « abduction ».
La forme et le statut normatif de l’abduction sont aujourd’hui encore objets de
controverse et le débat s’est étendu bien au-delà des travaux pionniers de Peirce1. Dans
ce qui suit, je me bornerai à explorer la piste suivante : la caractérisation logique de
l’abduction pose un problème tout à fait parallèle à celui de la caractérisation de
l’inférence pratique, c’est-à-dire le type de raisonnement par lequel un agent cherche à
déterminer ce qu’il doit faire dans la situation qui est la sienne. On doit à Elizabeth
Anscombe une étude très pénétrante de cette question qui se trouve recouper
explicitement le problème de la forme et de la validité de l’abduction2.
Je commencerai par exposer la nature de la difficulté posée par l’intuition de Peirce,
avant de montrer qu’elle est analogue à une difficulté concernant l’inférence pratique. Je
montrerai ensuite comment Anscombe propose de la résoudre, pour enfin revenir à
l’inférence abductive et voir quelles conclusions peuvent être tirées de l’analogie.
2 LA FORME DE L’ABDUCTION ET LE PROBLÈME DE SA VALIDITÉ
De façon générale, l’abduction peut se définir comme un mode d’inférence qui
consiste à formuler et adopter une hypothèse explicative en réponse à l’interrogation que
suscite un phénomène intrigant, déroutant nos attentes3. À son sujet, Peirce insiste
volontiers sur deux points :
1°) L’abduction est un mode d’inférence ampliative. Là où la déduction ne fait que
développer explicitement le contenu conceptuel de propositions que l’on combine mais
1
Voir Igor Douven, « Abduction » (2011) et « Peirce on Abduction » (2011), Stanford Encyclopedia of
Philosophy, http://plato.stanford.edu, dernier accès le 26/07/2016.
2 Elizabeth Anscombe, « Practical Inference » (1974), Human Life, Action and Ethics, Mary Geach &
Luke Gormally (eds.), Exeter, Imprint Academic, 2005, pp. 109-148.
3 Cf. Charles Sanders Peirce, Collected Papers, 2.544, note : « Abduction, in the sense I give the word,
is any reasoning of a large class of which the provisional adoption of an explanatory hypothesis is the
type. But it includes processes of thought which lead only to the suggestion of questions to be considered,
and includes much besides. »
qui sont déjà connues, l’abduction permet d’étendre effectivement notre connaissance.
Dans un premier temps, Peirce estime que c’est un trait partagé à la fois par l’abduction
(ou hypothèse) et l’induction. Mais dans un second temps, il réservera à la seule
abduction ce pouvoir créateur et fécond :
L’Abduction est le seul processus par lequel une hypothèse explicative est formée. Elle est la
seule opération logique qui introduise une idée nouvelle ; car l’induction ne fait rien d’autre que
déterminer une valeur et la déduction déploie seulement les conséquences nécessaires d’une pure
hypothèse. (5.171)
2°) Dans le même temps, l’abduction est bel et bien une inférence : c’est un acte
intellectuel qui ne relève pas seulement de l’imagination ou de la part irrationnelle du
psychisme humain.
Comme l’ont fait remarquer plusieurs commentateurs4, Peirce ne distingue pas
nettement entre plusieurs traits de l’abduction dont l’identité ou les liens ne vont pas de
soi, à savoir : l’invention d’une hypothèse ; la formulation d’une inférence abductive ; la
sélection d’une hypothèse explicative de préférence à d’autres (qui selon lui met en
œuvre une forme de divination ou conjecture [guessing] dirigée par un instinct rationnel
et s’appuyant sur l’expérience). Mais il est clair qu’il soutient sans faiblir que
l’abduction, tout en étant créatrice, est une activité tombant sous la juridiction de la
logique. C’est précisément ce qui le distingue par exemple d’auteurs néopositivistes
comme Poincaré ou Hempel5 pour lesquels l’invention d’une hypothèse explicative
n’appartient pas aux opérations communes de la raison ouvertes à l’investigation
logique, mais aux arcanes de la psychologie individuelle ouvertes au mieux à une
enquête historique. C’est aussi ce qui rend sa position éminemment paradoxale.
La difficulté qu’elle soulève est en effet la suivante. Si l’abduction est bien un mode
d’inférence irréductible à la déduction et à l’induction, il doit être possible de dire ce qui
la distingue, de décrire sa forme logique spécifique. Aux yeux de Peirce, les inférences
(ou arguments) sont des signes complexes qui combinent des propositions. Fidèle à son
inspiration aristotélicienne initiale et à la doctrine du syllogisme, Peirce comprend cette
combinaison comme consistant à tirer une conclusion à partir de deux prémisses
initiales, conformément à une règle ou habitude de pensée6. C’est dans ce cadre que
Peirce va s’efforcer de déterminer sa forme, c’est-à-dire la manière spécifique dont elle
combine des propositions. Mais dans le même temps, les présentations qu’il propose de
cette forme se caractérisent toutes par ce qui semble être un défaut de validité.
4
Voir par ex. Kuang Ti Fann, Peirce’s Theory of Abduction, La Hague, Martinus Nijhoff, 1970 ;
Tomis Kapitan, « Abduction as Practical Inference », The Commens Encyclopedia,
http://www.commens.org/encyclopedia/article/kapitan-tomis-abduction-practical-inference, consulté le
27/10/2015.
5 Raymond Poincaré, La Science et l’hypothèse, Paris, Flammarion, coll. « Champs », 2014 (1902) ;
Carl Hempel, Eléments d’épistémologie, trad. fr. B. Saint-Sernin, Paris, Armand Colin, 1966.
6 Cf. C. S. Peirce, Collected Papers, 2.442-444.
Dans la mesure où Peirce réfléchit à cette question tout au long de sa vie et explorait
un terrain entièrement neuf, comme il en avait lui-même conscience7, il n’est pas
étonnant que ses analyses se présentent comme une série d’esquisses plus ou moins
détaillées qui varient au cours du temps. On peut cependant distinguer deux grandes
périodes dans sa pensée8 : au cours de la première, Peirce traitait l’inférence et par
conséquent l’abduction comme un processus de preuve [an evidencing process] ; puis,
au tournant du XXe siècle, il étendit la notion d’inférence de sorte qu’elle recouvrît à la
fois un processus de preuve et une démarche méthodique, si bien que l’abduction
apparaît désormais comme un moment de l’enquête scientifique, dont la pensée
expérimentale constitue le paradigme. Puisqu’il ne saurait être question ici d’être
exhaustif, on retiendra seulement deux présentations données par Peirce de la forme de
l’inférence abductive qui illustrent ces deux périodes :
1°) La première trouve une expression canonique dans l’opuscule « Deduction,
Induction and Hypothesis » (1898). Peirce y envisage l’exposition des différents modes
d’inférence en les engendrant à partir du syllogisme déductif par permutation des
prémisses9. C’est le fameux exemple des white beans :
DÉDUCTION
HYPOTHÈSE (ou
abduction)
Règle (prémisse Cas : Ces haricots Règle : Tous les
majeure) : Tous proviennent de ce haricots de ce sac
les
haricots sac.
sont blancs.
provenant de ce
sac sont blancs.
Ces
Résultat :
Ces Résultat :
Cas
(prémisse haricots
sont
sont haricots
mineure) :
Ces blancs.
blancs.
haricots
proviennent de ce
sac.
Règle : Tous les Cas : Ces haricots
Résultat
haricots de ce sac proviennent de ce
(conclusion) : Ces sont blancs.
sac.
haricots
sont
blancs.
7
INDUCTION
Cf. C.S. Peirce, Collected Papers, 2.102.
Cf. K. T. Fann, Peirce’s Theory of Abduction, pp. 9-10. Voir également Stathis Psillos, « An Explorer
upon Untrodden Ground : Peirce on Abduction », D. Gabbay, S. Hartmann & J. Woods (eds.), Handbook
in the History of Logic, vol. 10 : Inductive Logic, North Holland, 2011, pp. 117-151.
9 La permutation de trois propositions distinctes ouvre six possibilités mathématiques ; mais étant
donné que l’ordre de succession des prémisses ne compte pas, ces possibilités se ramènent à trois.
8
Dans la troisième colonne, celle de l’abduction, on part d’un donné selon lequel les
haricots sont blancs et l’on s’interroge sur leur provenance. La seconde prémisse est ici
une règle connue qui permet ensuite, en conclusion, de faire une hypothèse sur la
provenance des haricots : si tous les haricots de ce sac sont blancs, je peux expliquer la
provenance de ceux-ci par la supposition qu’ils en viennent. Le donné (ou « résultat »)
apparaît dès lors comme un cas de la règle. De manière générale, l’inférence
hypothétique consisterait à inférer un cas d’une règle et d’un résultat10, c’est-à-dire
expliquer un phénomène donné en voyant qu’il pourrait tomber sous une règle (une loi
de la Nature, une généralisation, etc.).
Mais si l’on retraduit cette forme dans une notation semi-formelle, on voit que l’on a
affaire à un raisonnement invalide : de « Tous les S sont B » et de « Quelques h sont B »,
on ne peut conclure à bon droit « Quelques h sont S » 11.
2°) Dans un texte de la maturité, les Conférences de Harvard (1903), Peirce propose
cette fois la forme canonique suivante :
Le fait surprenant C est observé.
Mais si A était vrai, C irait de soi.
Partant, il y a des raisons de soupçonner que A est vrai12.
La différence avec la présentation de 1898 est patente. Ses travaux de logique l’ayant
conduit à mettre en question l’idée que toute proposition est de la forme sujet/prédicat,
Peirce utilise un conditionnel. L’hypothèse A n’est pas la conclusion de l’argument, mais
elle apparaît dès la seconde prémisse ; le raisonnement abductif conduit ainsi à l’idée
que A est digne de considération à titre d’explication du fait surprenant C.
À première vue, ce schéma général a ceci de satisfaisant qu’il capte bien la démarche
de la connaissance : l’observation d’un phénomène surprenant ou intrigant cause un
trouble épistémique qui déclenche une enquête dont le premier moment consiste à
envisager ce qui serait une explication plausible de ce phénomène.
Mais du point de vue de la logique formelle, il présente encore une fois un défaut
dirimant : il paraît invalide, étant donné que la vérité des prémisses n’entraîne pas
nécessairement celle de la conclusion. Le schéma de 1903 ne semble en effet être autre
que celui du sophisme par affirmation du conséquent :
C
A→ C
∴ A [invalide]
Le schéma de 1903 n’est donc pas mieux loti que celui de 1898 de ce point de vue.
La difficulté que rencontre l’intuition peircéenne est par conséquent la suivante. Il
existe un mode d’inférence distinct de la déduction et de l’induction ; si tel est le cas, on
10
Cf. C.S. Peirce, Collected Papers, 2.623.
Cette première formulation fut rejetée par Peirce dans la mesure où elle ne permet pas selon lui de
distinguer vraiment l’abduction de l’induction. Cf. Collected Papers, 2.102.
12 C. S. Peirce, Pragmatisme et pragmaticisme, Œuvres, t. I, VIIe Conférence, p. 425.
11
doit pouvoir en exhiber la forme canonique. Cette forme doit cependant nous donner
également un critère de validité permettant de distinguer entre les abductions correctes et
les abductions mal faites ; or les schémas proposés par Peirce semblent échouer à fournir
un tel critère formel. Cet échec signifie-t-il qu’il n’existe pas à proprement parler
d’inférence abductive, au sens d’une forme irréductible aux autres.
2 UN PROBLÈME ANALOGUE : LA VALIDITÉ DE L’INFÉRENCE PRATIQUE
Pour répondre à cette difficulté sur laquelle bute l’intuition de Peirce, il est intéressant
de remarquer qu’elle est tout à fait analogue à un problème de philosophie de l’action
touchant la forme et la validité de l’inférence pratique.
On appelle inférence pratique (ou syllogisme pratique) toute activité rationnelle par
laquelle un agent s’interroge sur ce qu’il convient de faire dans sa situation, ici et
maintenant – ou pour le dire dans les termes d’Elizabeth Anscombe, « tout ce qui a la
forme d’un calcul destiné à répondre à la question ‘‘Que faire ?’’ »13. L’idée vient
d’Aristote qui, dans L’Éthique à Nicomaque, propose de baptiser syllogisme pratique ce
raisonnement qui part de ce qui est désiré (to orekton, la fin visée sous un rapport où elle
apparaît comme bonne) pour aboutir à une action qui est immédiatement au pouvoir de
l’agent14. À la différence du syllogisme démonstratif qui lui vise à prouver la vérité
d’une proposition, le syllogisme pratique se conclut par une action.
À suivre Anscombe, les philosophes modernes ont affaibli l’intuition d’Aristote en
réduisant le syllogisme pratique à une inférence visant à prouver la vérité d’une
conclusion énonçant « Je dois faire telle ou telle chose ». Mais si on retenait cette
interprétation, pourquoi faudrait-il mettre ainsi à part les inférences qui portent sur les
actions ? Si la différence n’était que matérielle, ironise plaisamment Anscombe,
pourquoi ne pas prévoir dans notre typologie une place pour les syllogismes sur les pâtés
en croûte15 ? Bien entendu, les pâtés en croûte sont un objet trivial de la vie humaine, à la
différence des actions ; mais le degré d’importance n’est pas un critère pertinent pour
justifier que l’on parle d’une forme particulière d’inférence. Cette question est d’ordre
logique. Si Aristote a eu raison de traiter le syllogisme pratique comme un mode
d’inférence distinct de ce qu’il appelle le syllogisme démonstratif, alors il doit être
possible de dire ce qui les distingue formellement.
13
Elizabeth Anscombe, L’Intention (1957), trad. fr. M. Maurice et C. Michon, Paris, Gallimard, coll.
NRF, 2002, § 33.
14 Cf. Aristote, Éthique à Nicomaque, trad. fr. R. Bodéüs, Paris, Flammarion, GF, 2004, 1144a31 : « les
raisonnements qui aboutissent aux actes à exécuter sont des inférences qui ont pour point de départ la
prémisse : “Puisque ce genre de choses-ci est la fin’’, c’est-à-dire ce qu’il y a de mieux… ». Voir
également De l’âme, trad. fr. R. Bodéüs, Paris, Flammarion, GF, 1993, 433a17 : « C’est […] l’objet de
l’appétit qui constitue le point de départ de l’intelligence exécutive alors que son terme ultime constitue le
point de départ de l’action ».
15 E. Anscombe, L’Intention, § 33, p. 109.
Or comme l’explique Anscombe16, l’idée d’une spécificité de l’inférence pratique
provoque un malaise qui découle des relations que nous voyons habituellement entre
inférence, validité et nécessité. S’il y a inférence, alors on doit pouvoir dégager la forme
logique qui sous-tend le caractère correct de cette inférence, c’est-à-dire un canon de
validité. Mais une inférence valide se définit habituellement comme celle dans laquelle
la vérité des prémisses entraîne nécessairement celle de la conclusion. Or on ne voit pas,
dans une inférence pratique, en quel sens les prémisses pourraient nécessiter la
conclusion17.
À première vue et sur la base de la courte caractérisation qui précède, en effet, la
forme de l’inférence pratique est la suivante :
[Objectif :] F.
[Moyen :] Si je fais A, j’atteindrai F.
∴ Je fais A.
Imaginons pour illustrer ce schéma un malfrat qui souhaite se débarrasser d’un témoin
gênant Z. Il pourrait raisonner de la façon suivante18 :
Il faut que Z disparaisse.
p!
Si je l’empoisonne, je le
fais disparaître.
Si q, alors p
Donc
je
l’empoisonner !
vais
∴q!
Le raisonnement, bien que simple, paraît correct ; mais comme pour l’abduction
précédemment, la forme exhibée par la notation semi-formelle ressemble au sophisme de
l’affirmation du conséquent. La perplexité augmente si l’on complique un peu la pensée
de l’homme de main :
Il faut que Z disparaisse.
Si j’empoisonne Z ou si je lui coule les pieds dans le béton, je le fais disparaître.
Donc je vais l’empoisonner !
Là encore, le raisonnement a l’air bien fait, mais comment les prémisses peuvent-elles
être dites nécessiter la conclusion ? Le malfrat aurait tout aussi bien pu conclure sans
faute qu’il fallait couler les pieds de Z dans le béton…
16
E. Anscombe, « Practical Inference », pp. 120-121.
L’interprétation moderne du syllogisme pratique provient vraisemblablement de la difficulté à
concevoir comment un enchaînement de prémisses pourrait nécessiter une action en guise de conclusion.
Bien que cette question soit importante, je la laisserai ici de côté, dans la mesure où elle ne concerne pas
directement le point discuté. On pourra se reporter à l’article d’Anscombe ainsi qu’à celui de Cyrille
MICHON, « La causalité formelle du raisonnement pratique », Philosophie, n°76, déc. 2002, pp. 63-81.
18 La notation semi-formelle de la colonne de droite s’inspire de la logique des impératifs de Richard
Hare. Hare distingue le phrastique (le radical propositionnel) et le neustique (qui indique le mode, ici
l’impératif, marqué par le point d’exclamation). Cette notation utilise ici l’analogie entre la poursuite d’un
objectif et l’exécution d’un ordre.
17
Comment éclaircir cette difficulté ? Plutôt que de voir la forme de l’inférence
pratique sur le modèle du sophisme de l’affirmation du conséquent, suggère Anscombe,
nous devrions considérer l’ordre des propositions dans la première inférence comme en
miroir de l’ordre des propositions d’une inférence démonstrative tout à fait valide
(modus ponens) :
Inférence pratique
p
Si q, alors p
∴q
Déduction
q
Si q, alors p
∴p
Cette inférence appliqué à notre exemple signifierait : « Si j’empoisonne Z, je me
débarrasse de ce gêneur » (ainsi pense le malfrat). Elle asserte que la satisfaction de q
entraîne la satisfaction de p. Ainsi, cette construction en miroir suggère que l’inférence
pratique n’est autre que l’effort pour déterminer les conditions qui doivent être exécutées
(et réalisées) pour qu’autre chose soit le cas. (« Qu’est-ce qui pourrait faire en sorte que
p ? Faire que q. ») Autrement dit, on part dans l’inférence pratique de ce qui serait la
conclusion d’une inférence démonstrative (ou « théorique ») pour s’interroger sur ce qui
en seraient les prémisses. Cette conclusion est une chose que l’on vise à produire et les
prémisses, des conditions de vérité possiblement effectuables, que l’on pourra donc
nommer des conditions d’exécution.
Cette remarque d’Anscombe ainsi que la distinction et les relations entre les deux
types d’inférence demandent pour être éclaircies que l’on revienne sur la distinction
entre théorie et pratique, entendue non pas comme l’opposition de la pensée abstraite et
du réel concret, mais comme deux manières distinctes et symétriques d’évaluer un
discours, deux « directions d’ajustement » si l’on veut, pour reprendre la terminologie de
Searle19.
On la saisira à partir d’un exemple simple proposé par Anscombe dans L’Intention20.
Supposons que, muni d’une liste, j’aille faire des courses dans une épicerie et que je sois
suivi pendant ce temps par un détective qui note tout ce que je mets dans mon panier ; il
aboutit ainsi lui-même à une seconde liste. Quel est le rapport entre chacune de ces listes
et le contenu de mon panier ? La première (c’est-à-dire ma liste de commissions) dit ce
qui doit être fait : s’il est écrit « beurre » et que j’ai acheté de la margarine, par
conséquent, l’erreur n’est pas dans ma liste, mais dans mon action. On rapporte le
contenu du panier (en tant qu’effet de mon action) à la liste. En revanche, si j’ai acheté
du beurre mais que le détective a noté « margarine » sur sa liste, l’erreur est dans sa
19
Pour une discussion plus approfondie de ce point, voir Vincent Descombes, Le Raisonnement de
l’Ours, Paris, Le Seuil, Coll. La couleur des idées, Introduction, pp. 19-22.
20 E. Anscombe, L’Intention, § 32, pp. 106-107.
liste ; car cette dernière doit décrire comment les choses sont (faites). Elle doit s’ajuster
au contenu du panier. Cette distinction est précisément celle du point de vue pratique (de
celui qui est engagé dans un cours d’action) et du point de vue théorique (qui est celui de
l’observateur).
À partir de là, on peut commencer à éclaircir la difficulté. Croire que l’inférence
pratique emprunte une forme invalide est une erreur qui provient du fait que l’on modèle
l’inférence pratique sur l’inférence théorique ou démonstrative. Or la fonction d’une
inférence pratique n’est pas de chercher à préserver la vérité, mais d’identifier ce qu’il
faut faire pour qu’une proposition soit rendue vraie. La structure en miroir d’une
inférence pratique et d’une inférence démonstrative est l’indice de la différence entre
point de vue pratique et point de vue théorique. Dans cette perspective, le mode de
l’inférence pratique peut être compris comme un raisonnement à rebours de l’inférence
démonstrative.
À l’aune de cette idée, certains auteurs comme Anthony Kenny ont suggéré que
l’inférence pratique est un calcul dont la fin serait plutôt de préserver ce qu’il appelle
satisfactoriness ou « satisfaisance »21. En substance, l’idée est que l’inférence pratique
nous permet de déterminer un plan, c’est-à-dire un ensemble de choses qui doivent être
produites ou effectuées (et l’ordre dans lequel elles doivent l’être) pour qu’un certain
objectif soit atteint. Un plan est satisfaisant lorsqu’il suffit à assurer que l’état de choses
constituant l’objectif de l’agent soit réalisé dans chacun de ses aspects. Du fait de la
structure en miroir relevée précédemment, le déroulement du plan (une fois celui-ci
constitué) peut lui-même être présenté sous la forme d’une inférence démonstrative.
Ne pourrait-on alors définir pour la logique de la satisfaisance des critères formels de
validité comparables à ceux de l’inférence démonstrative ? Il y a des raisons de penser
que non. Je n’en donnerai qu’une ici22 : à la différence de la notion de vérité, celle de
satisfaisance est relative. Un agent qui délibère, s’il procède correctement, parvient à une
marche à suivre satisfaisante relativement à un but donné. Même si le caractère
satisfaisant de son plan dépend d’éléments objectifs, ils dépendent aussi de l’agent et de
ses autres fins. Ce qui me paraît satisfaisant ne le sera peut-être pas pour vous, dans la
mesure où vous poursuivez également d’autres fins dont la réalisation serait
incompatible avec l’exécution de ce plan. Du fait de ce caractère relatif, il n’est pas
possible d’établir des tables de satisfaisance à la manière dont les tables de vérité
permettent d’exhiber la validité d’une inférence démonstrative.
Mais si l’on ne peut pas définir de critère formel de validité à l’aide d’une notion
comme la satisfaisance, faut-il dès lors renoncer à l’idée qu’il y a une forme spécifique
d’inférence qui est l’inférence pratique ? Comment rendre compte de la spécificité de
l’inférence pratique en l’absence d’un tel critère ? Pour cela, il convient de réexaminer
ce qu’il faut entendre par « forme ».
21
Anthony Kenny, « Practical Inference », Analysis, vol. 26, n°3, jan. 1966, pp. 66-75.
Pour une discussion plus approfondie, voir Rémi Clot-Goudard, L’Explication ordinaire des actions
humaines, Montreuil, Ithaque, 2015, p. 128.
22
3 DEUX SENS DE LA « FORME LOGIQUE »
Dans l’article qu’elle consacre à ce sujet, « Practical Inference », Elizabeth Anscombe
répond par un distinguo : en un sens, il y a une forme spécifique de l’inférence pratique ;
en un autre sens, il n’y en a pas.
Commençons par le dernier point. Lorsqu’une inférence démonstrative est valide, il y
a entre les propositions qui la constituent certaines connexions logiques nécessaires (le
conditionnel dont l’antécédent est la conjonction des prémisses et le conséquent la
conclusion de l’inférence est une tautologie). Or, comme on l’a vu, l’ordre des
propositions dans une inférence pratique correcte est comme le reflet en miroir de celui
des propositions d’une inférence théorique valide. Aussi, dit Anscombe, peut-on avancer
l’idée que l’inférence pratique n’est en fait qu’une utilisation orientée vers une fin
différente du même ensemble de propositions et de connexions logiques. Il faut
distinguer entre, d’un côté, cet ensemble de propositions et leurs connexions et, de
l’autre, leur usage, les fins inférentielles auxquelles on les fait servir (découvrir une
vérité, ou déterminer ce qui doit être effectué pour qu’une autre chose soit le cas).
Reprenons son exemple23. Soient trois propositions p, q, r telles que :
p = « Les plantes poussent de façon spectactulaire » ;
q = « Telle et telle substance est présente dans le terreau » ;
r = « On verse telle et telle substance dans le terreau ».
On sait par ailleurs que « si q, alors p » et que « si r, alors q ». Il y a plusieurs
utilisations possibles de ces conditionnelles et des relations qu’elles impliquent entre
propositions. Si l’on asserte ou suppose que r, on est en mesure de construire une
inférence théorique prouvant la vérité de la conclusion p (ou, si r est simplement
supposée, une preuve de la conditionnelle « si r, alors p »), permettant par exemple de
prédire ce qui va se produire :
[Donné :] r
Si r, alors q
Si q, alors p
∴p
Dans une inférence pratique, où l’on se demanderait cette fois comment aboutir au
résultat visé p, l’ordre des propositions serait inversé :
[Ce qui est voulu :] p !
Si q, alors p
Si r, alors q
∴r!
L’aboutissement du raisonnement serait ici une action qui se laisserait décrire comme
« faire en sorte que r soit le cas ».
23
E. Anscombe, « Practical Inference », p. 134.
Ce qu’il faut d’ores et déjà retenir est que les considérations et relations logiques
pertinentes sont les mêmes dans l’inférence pratique et dans l’inférence théorique ; la
différence se trouve dans la fin au service de laquelle sont mises les considérations.
Autrement dit, la différence n’est pas d’ordre logique, mais pragmatique.
En quel sens peut-on néanmoins parler de la « forme » propre à l’inférence pratique ?
Il faut pour cela prendre en compte deux traits : le mode des propositions et la manière
dont elles sont agencées. D’une part, certaines propositions de l’inférence pratique sont
des fiat, comme dirait Kenny, c’est-à-dire des énoncés au mode optatif, exprimant la
manière dont les choses doivent être pour satisfaire un vouloir ou un désir. L’utilisation
de ce mode est bien entendu à rapporter à la situation de l’agent qui délibère pour savoir
ce qu’il convient de faire. D’autre part, la manière dont les choses sont disposées dans le
raisonnement est différente : le point de départ de l’inférence pratique est « la chose
voulue », puis viennent les considérations (c’est-à-dire les propositions simples et les
conditionnels pertinents), puis la décision d’agir (que l’on peut exprimer sous forme
verbale). On peut donc dire que l’inférence pratique possède une forme spécifique, si par
« forme » on entend non la forme logique stricto sensu (les propositions et les
connexions logiques qu’elles entretiennent), mais le mode et l’agencement des éléments
dans une structure orientée vers une certaine fin24. Les types d’inférence diffèrent par
l’ordre intentionnel dans lequel les éléments logiques viennent occuper un certain
emploi.
À strictement parler, une inférence pratique n’a donc pas d’autre critère de validité
logique que l’inférence démonstrative ; mais du fait qu’elle vise autre chose que la
préservation de la vérité, elle relève dans le même temps d’un autre critère de correction.
Une inférence pratique peut être malavisée : si notre malfrat décidait de se débarrasser
de ce gêneur de Z en lui coulant les pieds dans le béton, il se pourrait qu’il commette une
erreur si Z se trouve être membre d’une éminente mafia qui se lancerait alors à ses
trousses pour représailles. Son action ferait obstacle à un autre bien qu’il poursuit (la
tranquillité et l’anonymat) et quelqu’un pourrait dès lors faire valoir qu’il a mal raisonné
parce qu’il n’a pas tenu compte d’un élément pertinent de la situation25.
4 RETOUR À L’INFÉRENCE ABDUCTIVE : UN TYPE D’INFÉRENCE PRATIQUE ?
Que pouvons-nous tirer de ces quelques remarques sur l’inférence pratique touchant
la difficulté soulevée par l’intuition de Peirce ? Anscombe suggère elle-même la voie
dans la suite de son exemple.
De façon tout à fait intéressante, elle envisage en effet un troisième cas, à côté des
emplois prédictif (théorique) et pratique des conditionnels et de leurs relations logiques.
Supposons qu’à partir du même ensemble de propositions conditionnelles, nous
24
25
Cf. E. Anscombe, « Practical Inference », p. 139.
Sur ce point, voir V. Descombes, Le Raisonnement de l’Ours, pp. 117-121.
cherchions cette fois à expliquer le fait que p (c’est-à-dire que les plantes poussent de
façon spectaculaire) ; on pourrait alors raisonner de la façon suivante :
[Ce qui est donné, ou résultat :] p
Si q, alors p
Si r, alors q
∴ Il faut examiner si r est le cas.
Il n’est pas difficile de reconnaître dans cette forme identifiée par Anscombe le schéma
de l’inférence abductive de Peirce dans sa version de 1903. Et l’on voit que l’on peut
appliquer à son sujet ce que l’on disait plus haut de l’inférence pratique. En un sens,
l’inférence explicative n’a pas de forme spécifique, dans le sens où les propositions et
les connexions logiques employées sont les mêmes que pour les autres modes
d’inférence. Mais en un autre sens, il y a bien une forme spécifique de l’inférence
explicative, qui se caractérise par le mode et l’agencement des éléments dans la structure
orientée vers une certaine fin (proposer l’explication d’un phénomène intrigant). Si le
point de départ est une assertion, comme dans l’inférence théorique et à la différence de
l’inférence pratique qui commence par « la chose voulue » exprimé sur un mode optatif,
l’inférence débouche sur une conclusion r dont la vérité n’est pas assertée, mais qui est
présentée comme une hypothèse dont la vérité doit faire l’objet d’une investigation ; sa
valeur de vérité est pour ainsi dire en attente. Le sens de cette conclusion est d’orienter
une activité de recherche qui a été déclenchée en premier lieu par le besoin d’expliquer
un phénomène déroutant (et à ce titre, potentiellement perturbateur) et qui comprend une
série d’actions à mettre en œuvre pour mettre à l’épreuve l’hypothèse en question. Par
exemple, l’agent qui raisonne comme dans l’exemple d’Anscombe sera ensuite enclin à
faire un certain nombre de choses, comme verser telle et telle substance dans le terreau
de plantes qui n’en avaient pas reçu jusqu’alors pour voir si cela change quelque chose à
leur croissance.
Cette définition de la spécificité du raisonnement abductif par son rôle fonctionnel
dans une investigation résonne bien évidemment avec la pensée de Peirce. Dans ses
conférences de 1903 et ses écrits ultérieurs, Peirce s’est tourné vers une analyse de
l’abduction qui en fait un moment dans une démarche globale d’enquête, orientée vers la
découverte du vrai. Élevant la méthode expérimentale en paradigme de cette démarche,
il propose de voir en l’abduction le moment de la formation d’une hypothèse explicative,
suivi de la déduction qui consiste à en tirer des conséquences observables nouvelles que
l’on cherchera à observer dans un troisième moment, les résultats positifs donnant par
induction une preuve (provisoire, faillible, toujours révisable en droit) en faveur de
l’hypothèse testée. Mais la démarche d’enquête, si elle se définit par sa visée du vrai, est
aussi et d’abord une activité intentionnelle, un type de conduite rationnelle qui met à
contribution toutes les facultés humaines, sensibles, intellectuelles et motrices. Si
l’inférence abductive sert à orienter le cours d’une recherche, ne faudrait-il pas traiter
l’inférence abductive comme une sorte d’inférence pratique ?
C’est la position de Tomis Kapitan qui, dans son article « Abduction as Practical
Inference », argumente en faveur de l’idée que l’inférence abductive doit être comprise
non pas comme une inférence visant à justifier une certaine croyance ou assertion, ni
comme une inférence à la meilleure explication, mais comme « un processus de
raisonnement pratique qui culmine dans une intention ou la recommandation d’un cours
d’action particulier »26. Cette lecture originale tient compte à juste titre du fait que la
conclusion de l’inférence n’est pas l’assertion d’une vérité ; elle formule quelque chose
à faire que la suite de l’enquête prendra en charge. (« Où chercher ? », se demande
l’enquêteur ; l’abduction l’aide à voir comment continuer.) Elle souligne également que
l’inférence abductive présente le même caractère « à rebours » que l’inférence pratique.
Mais elle ne paraît acceptable que si l’on commet au sujet de l’inférence pratique
l’erreur que dénonçait Anscombe, qui la rabat sur une inférence théorique se terminant
en une recommandation ou un impératif. Or l’inférence pratique n’est pas simplement un
raisonnement chargé de dire quel cours d’action serait préférable dans telle ou telle
circonstance, car cela pourrait aussi bien être le fait d’un observateur qui ne serait pas
par lui-même engagé à l’action. L’inférence pratique proprement dite se conclut par une
action parce qu’elle est le fait d’un agent qui cherche à déterminer comment poursuivre
le cours d’action dans lequel il est déjà lancé. Il serait plus juste de dire que l’inférence
abductive est à mi-chemin entre l’inférence théorique et l’inférence pratique – ce qui est
une autre façon d’exprimer l’idée d’Anscombe selon laquelle sa forme spécifique tient à
la fin poursuivie ainsi qu’au mode et à l’agencement des considérations pertinentes dans
la structure inférentielle.
Comme pour l’inférence pratique, la question des critères de correction d’une
inférence abductive n’est donc pas qu’une question de logique stricto sensu. Une
inférence abductive doit certes respecter une certaine contrainte logique : pour être
acceptable, une hypothèse doit pouvoir donner lieu à une explication du phénomène
déroutant selon un modèle déductif (« H ; si H, alors P ; donc P »). Elle doit également
être formulée de sorte à pouvoir faire l’objet d’une mise à l’épreuve expérimentale27.
Mais ces critères sont encore peu discriminants dans la mesure où un grand nombre
d’hypothèses possibles peuvent les satisfaire en même temps28. C’est pourquoi Peirce
insistait de plus en plus dans les textes de la maturité sur la nécessité de faire appel à
d’autres types de critères de formation d’hypothèses, qui relèvent de ce qu’il appelait
« l’économie de la recherche » : une abduction bien faite suppose ainsi que l’on prenne
en considération le coût de l’hypothèse (ce qu’il faudra mettre en œuvre pour la tester)
ou encore sa simplicité29. En dernière analyse, c’est la fécondité de l’abduction qui en
constitue le critère spécifique de validité, la mesure dans laquelle elle permet de
poursuivre l’enquête et d’élucider les phénomènes déroutants, et cela renvoie au rôle
qu’elle joue dans le processus plus large de l’enquête.
26
Tomis Kapitan, « Abduction as Practical Inference », p. 2.
Cf. par ex. C. S Peirce, Collected Papers, 5.196.
28 Cf. C. S. Peirce, VIe Conférence, p. 402 et sq.
29 Cf. C. S. Peirce, Collected Papers, 7.220.
27
5 CONCLUSION
Dans l’exposé qui précède, j’ai essayé de faire principalement trois choses. Tout
d’abord, j’ai suggéré que l’on gagnerait à voir l’analogie entre le problème posé par
l’idée d’une forme logique spécifique à l’abduction et celle d’une forme logique propre à
l’inférence pratique. À partir de là, je me suis appuyé sur l’analyse conduite par
Anscombe au sujet de la notion de forme pour montrer que la spécificité d’une inférence
pratique, comme celle de l’inférence abductive, ne pouvait être saisie sur un plan logique
stricto sensu, mais exigeait une analyse qui incluât les fins poursuivies par l’agent
raisonneur. Partant, et suivant les suggestions d’Anscombe, j’ai avancé que l’examen de
ce parallèle nous donnait des raisons d’interpréter l’inférence abductive comme située à
mi-chemin de l’inférence théorique et de l’inférence pratique, dans la mesure où elle
illustre un raisonnement à rebours qui vise à avancer une hypothèse explicative face à un
phénomène déroutant et où, ce faisant, elle recommande un cours d’action dans une
activité de recherche.
Un tel rapprochement, s’il s’avère correct, plaide certainement en faveur d’une idée
centrale pour Peirce comme pour les autres philosophes pragmatistes : les relations entre
connaissance et action doivent être reconsidérées à la lumière d’une démarche globale
qui ne réduit l’être humain ni à un pur esprit, ni à un simple exécutant, mais le traite
comme un enquêteur. Il nous invite à sortir d’une conception purement contemplative et
désincarnée du savoir comme theoria pour en retrouver la dynamique créatrice et le
réinscrire au sein des multiples modes d’activité intentionnelle dont les êtres humains
sont capables.