Le secret à l’œuvre : Les Géorgiques de Claude Simon
Les Géorgiques a été comparé à un roman polyphonique : relevant à la fois de la pièce de théâtre, du roman historique, du roman d’initiation, de l’autobiographie, de la biographie, ainsi que du roman policier
Voir Lucien Dällenbach, « Les Géorgiques ou la totalisation accomplie », in Critique (Automne 1981), p. 1238.. C’est cette dernière attribution qui mérite ici de retenir notre attention. En effet, d’une certaine manière, et aussi étonnant que cela paraisse s’agissant d’un roman de Claude Simon, Les Géorgiques constitue bien une sorte de roman policier. A la différence près que dans un roman policier, l’enquêteur et le lecteur savent dès le départ qu’il y a quelque chose à chercher, quelque mystère à découvrir, quelque secret à révéler. Dans Les Géorgiques, ce postulat de base même fait défaut, et l’existence d’un secret devra tout d’abord être établie. Et quel secret ! Rien moins que le quasi-fratricide par le héros, L.S.M., général de la Révolution, ayant voté une loi condamnant à mort tout émigré revenu en France. Jean-Marie, frère de L.S.M, tombera sous le coup de cette loi et sera exécuté. Mais le roman va cultiver ce secret, différer presque jusqu’à son achèvement la révélation non seulement de sa nature mais aussi de sa réalité, et reproduire dans l’écriture le déni du secret par les descendants de L.S.M.
Nous aimerions ici tenter de comprendre pourquoi le secret joue un tel rôle dans Les Géorgiques. En quoi constitue-t-il le ressort même de l’écriture romanesque, et quel est le lien profond entre les deux ? Plus qu’un motif omniprésent, le secret ne serait-il pas la matrice du roman, à la fois son armature et sa raison d’être ?
L’incipit du roman : Le secret au départ de l’œuvre
Peu d’incipit sont aussi déroutants, aussi énigmatiques que celui qui ouvre Les Géorgiques. D’emblée, le lecteur, impatient d’entamer la lecture du roman, se trouve déstabilisé par la première phrase qui dans sa brièveté le renvoie à l’univers du théâtre : « La scène est la suivante »
Claude Simon, Les Géorgiques, Minuit, Paris, 1981, p. 11.
La suite du passage ne fera qu’accentuer cette impression d’étrangeté presque angoissante, d’un univers glissant, fuyant, insituable qui ne laisse la possibilité de se raccrocher à aucun repère : « dans une pièce de vastes dimensions un personnage est assis devant un bureau » (p. 11). Une pièce, un personnage. S’agit-il du héros du roman ? Où va se dérouler l’action ? Ni le personnage ni le lieu ne sont déterminés, contextualisés, et ils ne reçoivent aucune attribution. L’écriture insiste encore sur le mystère qui lui est inhérent lorsqu’elle non-définit la « feuille de papier » que le personnage tient à la main par une parenthèse interrogative « (une lettre ?)» (p. 11).
L’insolite de la scène atteint son apogée lorsque le lecteur apprend que « le personnage est nu » (p. 11). L’adjectif sera d’ailleurs employé dans la description elle-même, dans une phrase qui achève de faire perdre au lecteur ses derniers repères puisque la « scène » s’avère être un « dessin » : « Le contraste entre la nudité des deux personnages et le décor, les meubles de style, confère à la scène un caractère insolite, encore accru par la facture du dessin exécuté sur une feuille de papier […] » (p. 12).
La suite de l’incipit reprendra ce terme d’ « insolite » (p. 16), qualifiera de « bizarre » le rendu des ombres des muscles sur le corps des personnages, et s’attardera sur l’étrangeté du contraste entre les visages, totalement coloriés, et le reste du dessin, en noir et blanc, contraste donnant l’impression qu’un « plaisantin » s’est amusé (p. 14).
Mais le secret se donne surtout à voir, de façon évidente et à deux niveaux différents, dans les dernières lignes de l’incipit.
Au niveau du dessin lui-même tout s’abord, puisqu’une autre scène a été gommée mais qu’elle reste présente au cœur de celle qui l’a remplacée : « On peut voir en effet (quoi qu’elle ait été soigneusement gommée et apparaisse maintenant d’un gris très pâle, comme fantomatique) que la main droite du personnage assis a été primitivement dessinée dans une position différente » (pp. 16-17).
Ici apparaissent déjà les caractéristiques essentielles qui seront celles du secret et de son fonctionnement au cœur de l’œuvre : il est en effet à la fois gommé et toujours présent, lisible malgré tout, mais sur le mode du « fantomatique » ; nous aurons l’occasion d’y revenir.
Il est surtout intéressant que l’écriture, après avoir décrit cette scène gommée et fantomatique, s’attache uniquement à elle, abandonnant la scène « officielle » du dessin, et ne s’interrogeant plus que sur cette arrière-scène secrète et fascinante : « La question subsiste cependant de savoir si ce geste (ce congédiement) se place avant que le destinataire ait pris connaissance de la lettre […] » (p. 17).
A un second niveau, le secret dans cette fin d’incipit réside dans la teneur de la lettre elle-même : son contenu semble expliquer l’expression « narquoise » du personnage debout ainsi que le regard « hypnotisé » du personnage assis (p. 17) : il s’agit peut-être, même si le lecteur n’en a pour l’instant aucune idée – et c’est bien là l’assise même du fonctionnement du secret dans Les Géorgiques – de la lettre reçue par L.S.M. concernant l’arrestation de son frère et gardée cachée par la grand-mère.
L’incipit met donc d’emblée le secret au cœur de l’œuvre. Secret entourant les événements eux-mêmes (le passage consiste sans doute en la description de la scène durant laquelle L.S.M. reçut la lettre relatant l’arrestation de son frère, le moment donc où, en choisissant de n’entreprendre aucune démarche pour le sauver, il devint fratricide). Dans l’économie scripturale de l’œuvre, le secret semble également essentiel, à la fois gardé (le lecteur ne comprend pas de quoi il s’agit et ressent de façon presque insupportable l’étrangeté de la scène) et exhibé, transparaissant délibérément et constituant, in fine, l’enjeu essentiel du roman.
Cette ambivalence du statut du secret, à la fois gardé et montré, évoqué par l’écriture sans être révélé, se retrouve dans l’ensemble du roman et apparaît en dernière analyse comme le ressort essentiel de l’économie romanesque des Géorgiques.
La suite immédiate de l’incipit, le début de la première section, s’avère tout aussi déroutante pour le lecteur : il s’agit d’une succession paratactique de phrases commençant par « Il » sans que ce « Il » soit jamais nommé, et, de surcroît, sans qu’il soit apparemment possible de le rapporter à une seule et même personne. Cette parataxe inaugurale constitue en fait la mise en place du fonctionnement spécifique du roman centré non sur un mais sur trois protagonistes, L.S.M., son lointain descendant, et O. (en fait Georges Orwell), combattant de la Guerre d’Espagne, les protagonistes étant en outre évoqués à différentes époques de leur vie (ainsi, pour le descendant de L.S.M., l’enfance, durant laquelle il assiste par exemple à une représentation de l’opéra d’Orphée, l’âge adulte au cours duquel il se retrouve soldat pendant la débâcle de 1940, et la vieillesse où il feuillette les archives de son ancêtre). Cependant, le lecteur encore ignorant voit s’accentuer l’impression d’étrangeté et de mystère, voire d’incohérence, qui avait commencé à l’assaillir à la lecture de l’incipit.
Le secret comme assise secrète de l’œuvre
Même si cette impression presque suffocante de mystère et d’étrangeté finit par s’estomper après les quelques premières dizaines de pages du roman, l’écriture place avec de plus en plus d’évidence le secret au cœur du roman, tant elle ne cesse de l’évoquer sans le révéler, de préserver délibérément son mystère tout en le présentant comme un ressort essentiel de l’intrigue.
Mais cette mise en exergue du Secret par excellence des Géorgiques, le quasi-fratricide de Jean-Marie par le héros du roman, L.S.M., qui ne sera vraiment évoqué que dans la troisième section du roman, est précédée de tout une série de petits éléments qui, pris dans leur ensemble, et dans une lecture rétrospective, contribuent déjà à faire du secret le centre du roman.
Ainsi, bien avant la première allusion au vote par L.S.M. de la loi sur les immigrés qui aura pour conséquence l’exécution de son frère, le récit mentionne par deux fois le vote par le Général de la loi concernant l’exécution du Roi : « A la question de savoir si Louis Capet mérite la mort il répond OUI » (p. 27). OUI qui, pour le lecteur averti, c’est-à-dire pour le relecteur – c’est là une des caractéristiques de tous les romans simoniens que de s’adresser à des relecteurs davantage qu’à des lecteurs – ne peut qu’évoquer le OUI fatal à cause duquel se décida la mort de Jean-Marie. La deuxième occurrence est plus significative encore : « A la question de savoir si l’on doit surseoir à l’exécution de Louis Capet il répond que celle-ci doit avoir lieu sans délai. Il écrit au préfet de la Charente maritime qu’il a toutes raisons de croire que son frère a été tué à l’armée du Rhin et que le prisonnier ne peut être qu’un imposteur » (p. 28).
En effet, la juxtaposition des deux phrases dont se compose ce passage fait le lien entre la loi sur la mort du roi et le fratricide, car – à nouveau, le lecteur le comprendra plus tard – le prisonnier dont il est fait mention dans la seconde est bien Jean-Marie, qui a été arrêté et qui sera finalement exécuté en vertu de la loi votée par son frère. Le OUI de la loi régicide vient donc automatiquement « contaminer » la suite du passage et s’appliquer à la loi fratricide.
La dernière et très discrète allusion à la loi votée par L.S.M., et qui, une fois de plus, n’est décelable que par le relecteur, réside dans l’une des évocations des archives de L.S.M. : « Les décision du Comité de salut public sont recopiées dans un cahier de feuillets cousus ensemble et sans couverture » (p. 40). Bien évidemment, ces décisions comportent surtout celle qui n’apparaît pas encore dans le roman mais qui en constitue le sujet profond.
Mais même hors du champ de la loi fatale qui transforma L.S.M. en fratricide, le secret hante toute cette première partie, présent par petites touches, discrètes mais insistantes, qui finissent par informer l’économie romanesque dans son ensemble.
Ainsi, de façon très significative, l’écriture évoque brièvement un épisode pour l’abandonner aussitôt et faire retour sur lui quelques dizaines de pages plus loin. En voici la première mention : « Il écrit à son ami le général Miollis qu’un soir d’étape, à Goro, il a passé la nuit avec une jeune Italienne. Il dit que si les moustiques qui infestent le delta du Pô sucent la jeune fille il pouvait bien en faire autant » (p. 27).
A l’image conquérante et désinvolte qu’il donne de lui dans cette aimable correspondance, vient s’opposer l’amertume du compte-rendu qu’il fait de cet événement dans son journal, ou les ébauches de Mémoires qu’il écrira dans son grand âge, à l’approche de la mort : « Le goût amer que lui laisse la nuit passée avec la jeune Italienne : le ton faussement enjoué sur lequel il la raconte, la plaisante et maladroite justification (lui faire moins de mal que les moustiques), sa hâte, son départ comme une fuite, la sèche brusquerie avec laquelle il poursuit sans transition : Il me tardait de quitter Goro » (pp. 63-64).
Non seulement cette phrase vient infirmer la conquête aisée que laissait supposer la lettre au général Miollis, mais l’échec, l’impuissance, le déclin qu’elle évoque le sont d’une façon indirecte, et à cause de cela d’autant plus poignante. Le ton « faussement enjoué », la justification qui se veut « plaisante » mais qui n’en est que plus « maladroite » – c’est pourquoi on pourrait qualifier cette combinaison d’adjectifs d’hendiadyin : maladroite parce que plaisante – le départ rapide traduit par le caractère abrupt de l’écriture, ne sont que les tentatives pathétiques de parler de cet épisode sans en évoquer le caractère humiliant et douloureux, mais elles n’ont d’autre effet que d’accentuer encore, d’éclairer d’un jour plus cru ce que le scripteur désirait cacher.
Même si le secret du fratricide n’est pas évoqué à proprement parler dans cette première partie, le secret en général est clairement mentionné comme constitutif de la personnalité de L.S.M. Ainsi, le récit relève que les notes du « Mémoire sur mon ambassade à Naples et ma captivité à Tunis » sont « rédigées en italien », « pour préserver le caractère personnel de ces notes ou peut-être par coquetterie » (p. 48). Surtout, la description du portrait de L.S.M. par Vicar met l’accent sur la part secrète de la personnalité du Général. Ainsi, il « semble observer l’artiste de son œil vif, vigilant et secret » (p. 55), et le spectateur est frappé au premier chef par « son air à la fois hardi, circonspect, impénétrable et caustique » (p. 55).
Enfin, alors que cette première partie aura délibérément évité de mentionner de façon explicite non seulement le fratricide mais l’existence même d’un secret de famille dans celle des descendants de L.S.M., elle s’achève sur l’évocation de la dernière année de la vie de L.S.M. dans son château : « Ce qu’il a appelé à plusieurs reprises dans ses lettres “ l’intervalle qui sépare la vie de la mort ”. Cette dernière suite des quatre saisons , des douze mois aux noms de glaces, de fleurs ou de brouillards, qu’il passe en solitaire à Saint-M…, soigné par la vieille intendante, en tête à tête avec ses fantômes, ses secrets » (p. 75).
La juxtaposition du terme « fantôme » avec celui de « secret » ne peut qu’appeler pour le relecteur la figure de Jean-Marie, le frère assassiné puis renié, jamais mentionné, jamais nommé, qui sera comparé à la fin du roman à un fantôme ricanant venant hanter L.S.M. Le secret du fratricide, à la fin de cette première partie, commence donc à recouvrir l’écriture de son ombre de façon plus directe, mais toujours voilée.
Le secret comme matrice du roman.
La deuxième partie quittant totalement les périodes révolutionnaire et napoléonienne pour se consacrer à la Débâcle de 1940, ce sont les troisième, quatrième et cinquième parties du roman qui vont mettre en scène et révéler, de façon spectaculaire, le secret du fratricide. Cependant, pour comprendre à quel point ce secret, la permanente différation de sa révélation, la construction d’une véritable dramaturgie des étapes tout d’abord de la mise au jour de son existence puis de l’événement qu’il dissimule, peut-être serait-il judicieux de commencer par nous pencher sur ce qui nous semble constituer dans l’écriture une antithèse de celle des Géorgiques, qui s’affirme comme une écriture du secret, à savoir l’écriture d’Orwell, qui se veut une écriture transparente et sans secrets.
Une anti-écriture : le refus du secret dans Homage to Catalonia.
Il est établi de longue date que le O. des Géorgiques n’est autre que Georges Orwell, et que le récit qui y est donné de sa participation à la Guerre d’Espagne est basé sur le compte-rendu qu’il en fit lui-même dans son livre intitulé Homage to Catalonia. Or autant le personnage et l’action d’O. sont présentés sous un jour positif, qui force à la fois l’admiration et l’attendrissement, autant le récit de sa mise en récit de son aventure espagnole est celui d’un échec absolu. Si l’on tente d’analyser les raisons de cet échec, il apparaît qu’elles résident dans un refus du secret, dans une tentative de supprimer tout secret, tout mystère, toute dimension cachée ou opaque de l’écriture. Voici la façon dont l’écriture des Géorgiques décrit celle d’Homage to Catalonia :
Peut-être espère-t-il qu’en écrivant son aventure il en dégagera un sens cohérent […]. Il y aura cependant des trous dans son récit, des points obscurs, des incohérences même. Soit qu’il suppose certains faits déjà connus […], soit que pour une raison ou une autre il passe sous silence ses véritables motivations […]. En fait, au fur et à mesure qu’il écrit son désarroi ne cessera de croître. A la fin il fait penser à quelqu’un qui s’obstinerait avec une indécourageable et morne persévérance à relire le mode d’emploi et de montage d’une mécanique perfectionnée sans pouvoir se résigner à admettre que les pièces détachées qu’on lui a vendues et qu’il essaye d’assembler, rejette et reprend tour à tour, ne peuvent s’adapter entre elles ni pour former la machine décrite par la notice du catalogue, ni selon toute apparence aucune autre machine, sauf un ensemble grinçant d’engrenages ne servant à rien, sinon à détruire et tuer, avant de se démantibuler et de se détruire lui-même (pp. 311-312).
Il semble que pour Orwell, l’écriture consiste à effacer, à nier le secret. Non seulement dans son élaboration, puisque le désordre à la fois chronologique et affectif, forcément source de confusions, de doute et de mystère, est dans la syntaxe remplacé par un ordre chronologique, donc clair et univoque ; mais aussi dans ses conséquences, cette mise en ordre scripturale ayant pour but d’ « expliquer », de faire « ressortir des rapports de cause à effet », autrement dit d’effacer toutes les incohérences, toutes les énigmes non résolues de l’aventure espagnole. Conception de l’écriture totalement erronée au point que la mise en récit ne fera qu’accroître le désarroi d’Orwell et s’avèrera non seulement non-signifiante et stérile mais aussi auto-destructrice. On sait depuis La Bataille de Pharsale que la machine est dans l’imaginaire simonien représentative de l’œuvre littéraire. Cette machine grinçante et démantibulée à laquelle ressemble le récit d’Orwell désigne donc l’impossibilité d’une écriture qui se constituerait à partir d’un refus du secret. Et ce refus, traduit par la linéarité chronologique et syntaxique, se donne bien à lire comme l’antithèse même de l’écriture des Géorgiques qui, au contraire, tente sans cesse de conserver, de restituer ce « pêle-mêle » affectif et chronologique par l’art du montage qu’elle ne cesse de mettre en œuvre.
Dans le récit d’Orwell, le secret, au lieu d’être structurel, accepté et revendiqué par l’écriture, est – maladroitement – occulté, dissimulé. Comme un objet dont on aimerait bien se défaire, et dont on tente au maximum d’effacer la présence :
Peut-être certaines choses lui semblaient-elles aller de soi. Ou peut-être lui apparaissait-il maintenant qu’elles n’allaient pas tellement de soi et évitait-il d’en parler, comme s’il craignait que quelqu’un de son auditoire pût formuler là-dessus une remarque, élever une objection. Il ne dit pas pour quelles raisons il se rendit à telle caserne des milices, ni ce qu’il fit […]. Il dit seulement (comme s’il n’en existait pas d’autre dans la ville […] (p. 329).
Autrement dit, Orwell fait tout simplement comme s’il n’y avait pas de secret, comme si tout dans son aventure était clair, cohérent, compréhensible. Il ne laisse jamais le secret transparaître dans son écriture, et cela a pour effet d’enlever à celle-ci toute cohérence et toute signification :
Sauf qu’il ne parla pas des cortèges, ni des insidieuses et meurtrières manchettes des journaux, ni des rivalités entre les différentes casernes aux différents parrainages, il raconta tout le reste sur ce même ton rêveur, pensif, qui se voulait neutre, s’appliquant à dissimuler sous une distanciation teintée d’humour ce qu’il y avait de pathétique dans son aventure […]. Il n’en dit pas plus sur ce qui se passa en lui pendant les vingt-quatre heures pendant lesquelles il dut sans doute peser le pour et le contre entre, d’un côté, rien moins que sa vie (ou plutôt sa mort […]), de l’autre ce qu’il avait vu de plaisant ou de déplaisant depuis son arrivée (pp. 331-334).
Cette façon de dénier toute existence au secret, de refuser absolument qu’il laisse la moindre empreinte dans l’écriture, est une façon de gruger le lecteur, de lui donner à lire une écriture dénuée de sens, de le mettre face à un embrouillamini qui ne pourra en aucun cas se transformer en trajet de lecture :
[…] de sorte que son aventure (ou plutôt l’aventure qu’il (O.) essayait maintenant de raconter) ressemblait à un de ces romans dont le narrateur qui menait l’enquête serait non pas l’assassin, comme dans certaines versions sophistiquées, mais le mort lui-même, noyant le lecteur dans une profusion de détails oiseux dont l’accumulation lui sert à dissimuler le maillon caché de la chaîne, l’information manquante […] (p. 340).
Il faut relever ici l’expression remarquable parlant de « dissimuler le maillon caché de la chaîne », autrement dit de rendre secret le secret, de cacher encore plus ce qui l’est déjà par nature, et de saper ainsi les assises mêmes de l’écriture.
Peut-être est-ce au premier chef pour ce refus du secret qu’Homage to Catalonia est convoqué dans Les Géorgiques. Pour servir de repoussoir, pour asseoir en son sein même la légitimité, l’intrinsèque nécessité de cette écriture qui se construit comme une écriture du secret.
Dramaturgie du secret
On pourrait dans une très large mesure définir Les Géorgiques comme la mise en scène de l’existence du secret du fratricide. Comme si le roman consistait dans la venue au jour de l’existence même du secret puis de la révélation de ce qu’il recouvre. L’écriture élabore en effet une dramaturgie du secret, le dévoilant de façon progressive et concertée en plusieurs actes et scènes différents, et prenant garde, à mesure de ses révélations, de toujours conserver une partie de son mystère, exhibant délibérément cette part mystérieuse qui reste telle jusqu’à la fin.
C’est la troisième partie du roman qui va prendre en charge la mise au jour de l’existence d’un secret de famille, mais celle-ci va se faire sur plusieurs dizaines de pages, et au départ de façon presque imperceptible. Elle s’ouvre sur l’évocation de la grand-mère (personnage, comme nous l’apprendrons plus tard, déterminant dans la mise en place du secret : c’est elle qui a fait en sorte non seulement que le fratricide reste ignoré, mais même que les archives de L.S.M. soient dissimulées dans un placard invisible), sur son attachement au camée, qui s’avèrera le symbole ambivalent de son exécration et de son adoration pour l’ancêtre dont elle l’a hérité, et du château en ruines, demeure de L.S.M. abandonnée par ses descendants (mais cela, également, nous ne l’apprendrons que plus tard). Là, une parenthèse semble faire allusion au fratricide, allusion que seul le relecteur averti peut comprendre à ce stade du roman : « (comme s’il émanait des ruines, des bâtiments lézardés, une sorte de fatalité, comme si quelque esprit, quelque malédiction attachée au lieu et porteuse de désolation continuait à s’exercer […]) » (p. 145).
L’évocation d’une malédiction et surtout sa mise en équivalence avec un « esprit » posent déjà un premier jalon, encore impossible à repérer mais qui prendra rétrospectivement tout son sens, dans la révélation du meurtre de Jean-Marie, « esprit » qui ne cessera plus de faire peser sa « malédiction » sur la famille.
Puis, le secret est évoqué de façon déplacée, comme il l’avait déjà été au cours de la première partie. En effet, cette malédiction familiale paraît dans un premier temps avoir pour cause non ce meurtre d’un frère par son frère, mais le régicide voté par L.S.M.. Le tracteur rouillé dans la cour du château (encore une machine démantibulée), qui semble « tombé sous le coup de ce même maléfice », est :
[…] hideux et pathétique, comme si, de même que les tours démantelées, l’aile effondrée et les restes décrépis de la façade assaillie de mauvaises herbes et d’orties, il n’était là que pour témoigner de l’inapaisable vindicte dans laquelle, indifférent aux temps, aux êtres, aux ventes successives et au progrès mécanique, le fantôme acéphale d’un roi décapité confondait dans sa fureur vengeresse sans distinction d’années, de lustres, de décennies, de personnes ni de propriétaires la demeure ancestrale de son juge […] (p. 146).
Cette technique du déplacement pour approcher le secret sans pourtant révéler son existence, pour tisser autour de lui tout un réseau d’images qui ne le dissimulent que pour, au bout du compte, mieux le faire apparaître, ne va plus cesser d’être mise en œuvre dans les pages qui suivent. Après avoir déplacé la cause de la malédiction de l’exécution de Jean-Marie sur celle du roi, le récit, reprenant la description du château en ruines, attribue apparemment la malédiction familiale au reniement des descendants : « […] la vieille et croulante bâtisse enrobée ou plutôt dégageant, développant autour d’elle comme une chape, une aura de silence, de siècles morts, outragée, délaissée, manchote et fissurée, persistant à tenir debout, comme une sorte d’accusation, de reproche muet aux descendants de ceux qui l’avaient vendue, l’avaient reniée, s’en étaient débarrassé […] » (p. 148).
D’une certaine façon, les descendants, en amputant le nom, commettent un crime, crime qui dans l’écriture, est évoqué en lieu et place de celui de l’ancêtre et qui, malgré sa postériorité chronologique, fait office dans l’économie du récit de préfiguration du crime véritable, dont le lecteur ignore encore l’existence. Car de même que Jean-Pierre s’est amputé de Jean-Marie comme on s’ampute d’un organe (le roman jouera à nouveau sur le thème de l’amputation lorsqu’arrivera le moment de la révélation du secret), les descendants, en les reniant, s’amputent de leur demeure, de leur nom et de leur passé – de leur identité profonde :
[…] le nom en quelque sorte amputé lui aussi, dénaturé, perverti, c’est-à-dire (de même qu’ils avaient vendu le château, les maigres terres, au profit de résidences citadines et de fertiles domaines) réduit, rapetissé par eux (le nom) aux seules résonnances qu’ils jugeaient flatteuses, à ce qu’il évoquait de puissance, de batailles et de dorures, effaçant par contre, gommant scotomisant plutôt (comme dans les familles honorables on enterre au fond d’un couvent la fille séduite) ce que, dans leur bienséance guindée, ils considéraient comme une tare, une honte […] (p. 149).
De détour en déplacement, le récit va finalement en arriver, toujours dans la description du château, à sa première allusion à l’existence d’un secret, mais sans encore délivrer le moindre indice concernant sa nature :
Car il y avait quelque chose de caché là. Quelque chose sur quoi il s’était refermé, qui l’avait à la fois comme foudroyé et maintenu debout , comme un tombeau, un gardien mutilé, pour quoi il témoignait et payait : non pas le simple crime d’avoir coupé la tête d’un monarque […] mais quelque chose (comment l’appeler : l’événement, la tragédie, le secret ?: on n’en parlait jamais dans la famille) qui l’avait secouée (la famille) jusque dans ses entrailles et après quoi il (le château) avait été condamné lui aussi, abandonné à la mort […], destiné à ne plus subsister que sous cette forme dérisoire, ébréché, amputé de sa moitié, enveloppé comme un tombeau […] (pp. 150-151).
Les champs de la mutilation, de l’amputation et de la mort, omniprésents dans ce passage, laissent bien imaginer un acte criminel, mais rien ne permet d’en déduire le fratricide, et le secret, en même temps qu’il est enfin évoqué, reste dissimulé, presque inaccessible par tout le jeu syntaxique qui se met en place dès qu’il s’agit de le mentionner : désigné à l’intérieur d’une parenthèse qui en renferme elle-même plusieurs autres, et nommé textuellement « secret » uniquement au terme d’une série d’autres mots (« l’événement, la tragédie, le secret »), qui plus est suivie d’un point d’interrogation, ce qui projette une incertitude sur son existence au moment même où celle-ci est enfin révélée.
Malgré cette première évocation, le récit continue, durant encore plus de cent pages, à repousser le moment de la révélation et poursuivre sa dramaturgie du déplacement en élaborant à la fois des secrets et des révélations de substitution.
Secret de substitution lorsqu’il évoque la Revue des Salons, gardée sous clef par la grand-mère de même que la lettre de L.S.M. concernant l’arrestation de son frère, et que, comme elle, les descendants ne découvriront qu’au moment de l’inventaire. Les reliures de la collection de la revue des Salons sont en effet « elles aussi sous clef, moins sans doute par peur des voleurs que pour cacher aux yeux des enfants (ils les découvrirent plus tard au moment de l’inventaire, du partage) les pâles nudités d’Andromèdes ou d’odalisques aux vulves épilées, pâmées » (p. 174).
Révélation de substitution lorsque l’écriture met en scène avec un art du suspens consommé les dernières paroles de la grand-mère à l’agonie, et qui s’avéreront, pour le lecteur haletant, d’une banalité dérisoire :
[…] (et pendant les quelques jours qu’elle mit à mourir ce fut la seule personne à laquelle elle parla : une seule fois : la vieille servante assise près du lit, ne quittant pas l’agonisante des yeux, voyant soudain faiblement remuer les lèvres bleuies, sursautant, se levant, s’efforçant de deviner […] puis comprenant, se penchant encore, écoutant la faible voix, l’indistinct murmure qui la faisait dépositaire de la dernière pensée, du dernier et lancinant souci […], disant avec une sorte de désespoir dans un ultime effort, dans un ultime et faible souffle […]: « Tous ces gens !... Mais qu’est-ce qu’on va leur donner à boire ?... », puis se taisant à jamais), reposant maintenant au milieu de ces plantes d’apparat […] emportant en même temps avec elle le secret dont par fidélité au nom ensanglanté qu’elle portait elle ne s’était senti le droit ni de se soulager ni de détruire la trace (non pas cette fois tenue à l’abri des vitres d’une bibliothèque fermée à clef mais cachée, tout au moins aussi longtemps qu’elle serait vivante, aussi longtemps qu’elle serait là pour s’opposer à ce qu’on changeât le papier qui tapissait la cage du monumental escalier, dissimulant la porte de ce placard où était empilé l’amoncellement de paperasses, de vieilles lettres et de registres sur lesquels s’accumulait une crissante poussière de plâtre moisi, pensant peut-être, comme le dit plus tard l’Oncle Charles, (ou évitant d’y penser) qu’une fois morte, une fois la dernière chair du nom disparue, cela n’aurait alors plus d’importance…) : comme un cadavre enseveli derrière les entrelacs de feuillages d’un rouge fané […], les déchirures masquées à l’aide de morceaux découpés dans cette inépuisable réserve de rouleaux […] qu’elle (la vieille dame) conservait sans doute dans ce seul dessein […][…] appréhendant le temps où le dernier d’entre eux devrait être entamé, où l’éphémère écran de colle et de papier pourrirait irrémédiablement, se décollerait sans recours, laissant apparaître sous ses gonfles et à travers une déchirure l’humide et ténébreux tombeau où se décomposait comme une charogne […] le témoignage de ce quelque chose d’inexpiable (de monstrueux ?) qui s’était passé plus d’un siècle auparavant et devait, du moins pour elle, rester oublié, nié. (pp. 192-194).
Ce passage est absolument crucial, et très représentatif du fonctionnement des Géorgiques dans son ensemble : après avoir amené en portant le suspens à son comble (parataxe de participes présents reproduisant toutes les étapes de la compréhension par la servante des mots de la grand-mère et repoussant indéfiniment la fin de la phrase, répétition des adjectifs « dernier » et «ultime » laissant présager une parole essentielle) la dérisoire question du vin à servir lors de l’enterrement comme révélation finale sortie de la bouche de la grand-mère, le texte évoque le secret, mais pour souligner qu’il reste entier, que la grand-mère l’a emporté avec elle. A nouveau dans une technique du déplacement, l’écriture s’attache alors à décrire non le secret mais la façon dont il reste caché, s’appesantissant sur le placard et les rouleaux de papier peint qui servent à dissimuler son existence et, au moment d’en arriver tout de même au secret, trouvant une fois de plus moyen de le non-définir, puisque le terme qui le désigne est « quelque chose » et que l’adjectif « monstrueux », qui s’applique évidemment au fratricide, est, à nouveau, entre parenthèses et suivi d’un point d’interrogation.
C’est seulement près de cent pages plus loin que l’existence du secret est révélée par l’oncle Charles au protagoniste du roman, le descendant de L.S.M. Mais cette révélation se fait à nouveau de façon partielle (la troisième partie s’achève précisément au moment où l’oncle Charles va enfin en arriver au fait et raconter ce qui s’est passé, et la quatrième partie débutera par tout autre chose), et d’une manière, à nouveau, déplacée et déceptive, l’écriture, en fait, relatant moins le récit de l’oncle Charles qu’elle ne se complaît à mettre en scène les interruptions successives qui le repoussent indéfiniment. Citons-en pour exemple ces quelques phrases :
« Et alors ils avaient sans doute trouvé la faille, le défaut de la cuirasse… Et je crois l’avoir trouvé aussi : il n’était pas rentré directement de Gênes sur Paris à son retour de Tunis, il… Attention !... » : il se pencha, retira prestement l’un des petits flacons à long col, l’éleva dans la lumière pour vérifier si le niveau du liquide était bien au repère, en appliqua l’ouverture contre sa paume, renversa et redressa le flacon plusieurs fois, puis vida son contenu dans une éprouvette où, tandis qu’elle s’emplissait, s’élevèrent des myriades de bulles d’argent, disant enfin : « Veux-tu me passer le thermomètre ? Merci ». (p. 254).
Les manipulations de l’oncle Charles continuent encore sur plus d’une dizaine de lignes jusqu’à ce qu’il reprenne : « Il avait fait un détour par le château », et chaque nouvelle révélation sera ainsi précédée et interrompue par la description des actions les plus minimes de l’oncle Charles, menée avec une précision presque sadique pour le lecteur. Le passage se clôt de cette façon : « […] et le garçon : “Alors il avait un frère ? Mais pourquoi…”, et l’oncle Charles : “Tu veux dire : pourquoi est-ce qu’on n’en n’a jamais parlé ? Eh bien voilà : précisément !” » (p. 256).
Clôture qui est aussi celle de la troisième partie, signant donc, une fois de plus, la non-révélation du secret, puisque la quatrième partie du roman traitera exclusivement de l’aventure espagnole d’O. et que le récit ne reviendra à L.S.M. que dans la cinquième et dernière partie du roman.
Le secret porteur de l’écriture
C’est donc dans cette ultime partie, qui fait le poignant récit du déclin et de la solitude de L.S.M. dans sa dernière année, que le secret du fratricide va enfin être révélé, mais cette révélation n’advient qu’à la fin de cette cinquième partie qui est elle-même la fin du roman. Comme si le roman n’avait pu exister que tant qu’il portait le secret en son cœur, et que l’écriture ne pouvait que mourir du moment que le secret était révélé, c’est-à-dire mourait en tant que secret :
Et un jour, à la fin, il ne resta plus un seul de ces rouleaux de papier dans la réserve où l’on puisait au fur et à mesure que se déchirait, ramolli et pourri par l’humidité, la papier peint qui recouvrait les murs de la cage d’escalier. Ce fut bien après la mort de la vieille dame […].
De sorte qu’il fallut bien se décider. Et ce fut alors ([…]les épaisseurs de papiers superposés (il y en avait deux autres […]) se détachant en longues langues pendantes […] qu’on la découvrit : à mi-hauteur entre le rez-de-chaussée et le palier du premier étage, la porte cachée de ce placard […] et, derrière, un amoncellement de paperasses, de registres, de […], et parmi les piles de cahiers, de feuillets aux bords déchiquetés, pliée en quatre, cette sentence […]. Puis ceci :
JUGEMENT
Rendu
Par la Commission Militaire de la XXe Division Militaire
QUI condamne à la peine de mort le nommé L.S.M […] (pp. 438-440).
Ce « à la fin » qui ouvre le passage de la révélation du secret est à lire dans deux sens : c’est en effet la fin de la longue attente – du personnage et du lecteur – puisque la sombre histoire va enfin être mise au jour, mais c’est aussi la fin du récit, dont l’armature profonde résidait dans l’existence de cette histoire en tant que secret. Et comme si l’écriture s’efforçait dans un ultime sursaut de retarder encore un peu le moment où elle doit prendre fin, au moment même où elle raconte la découverte du placard, elle fait une analepse, remontant à l’époque durant laquelle Charles, puis un peintre, retapissaient encore le mur du placard. Puis, au lieu d’évoquer tout de suite après celle du placard la découverte de la condamnation à mort de Jean-Marie, elle mentionne d’abord toutes les autres archives trouvées dans le placard. Ce détour par toutes ces archives n’est d’ailleurs peut-être pas à lire uniquement comme une ruse de l’écriture pour repousser encore un peu le moment où elle va être réduite au silence, mais aussi comme un retour sur ce qu’elle a été tout au long du roman. Le motif d’Orphée, omniprésent dans Les Géorgiques, trouverait là son dernier avatar, dans ce retournement sur lui-même du récit avant qu’il ne meure, puisque toutes ces archives énumérées dans cette immense parenthèse constituent en dernière analyse le terreau dont il s’est nourri, qu’il les cite directement ou qu’à partir d’elles il élabore son texte.
Hypothèse qui trouve sa confirmation dans le fait que les passages les plus magistraux, les plus émouvants du roman sont ceux qui naissent de ce qui, même une fois le secret révélé, demeurera à jamais inconnu. Ainsi, de l’errance traquée de Jean-Marie, avant qu’il ne se fasse arrêter, errance au sujet de laquelle le scripteur ne dispose d’aucune archive, d’aucune base pour élaborer son récit alors qu’elles sont pléthore en ce qui concerne les péripéties de L.S.M., l’écriture tirera cette merveilleuse évocation de l’accouplement de deux papillons et de la fécondation de la femelle qui en résulte, évocation qui vient s’opposer avec une force presque hugolienne au processus de mort où est déjà engagé Jean-Marie et qui donne naissance à l’un des plus beaux passages du roman :
(sur le fond ombreux des pins les deux libellules suspendues immobiles, ciselées dans le soleil, reposant sur le frémissement métallique des ailes horizontales, […]et un seul corps maintenant soudé, un seul élégant bijou, compliqué, l’oiseau dans les airs […] lançant toujours son cri à intervalles réguliers dans le silence : le même silence, la même paix qu’un peu plus tôt, quand cette chose froide, inerte, le happait par les jambes, se refermait sur lui, les deux mêmes papillons blancs au vol heurté, mou, incohérent, s’élevant, tournoyant, s’affalant, remontant, les sabres de soleil seulement un peu plus inclinés maintenant (demain, à la même heure, ils seraient de nouveau là, pareillement inclinés, et le jour d’après, et l’année d’après, et les années et les années suivantes), le précieux bijou, le délicat chef-d’œuvre d’orfèvrerie au double abdomen entouré de sa vibration d’argent vacillant un instant, glissant sans se désunir sur le côté, remontant soudain en suivant une trajectoire désordonnée, sinueuse, comme secoué par quelque chose de foudroyant […], quelque chose de modifié, quelque chose de nouveau, d’infiniment petit, d’infiniment fragile, qui déjà commençait à se nourrir, se former, grossir…) et lui déjà engagé dans le processus contraire, déjà habité peut-être par cette prémonition qu’il ne subsisterait rien de lui, pas même un nom sur une stèle, une croix, pas une dalle sur ses ossements […] (pp. 427-428).
La précision poétique de ce tableau, le trait de génie consistant à l’évoquer en regard du destin de Jean-Marie, rendant celui-ci encore plus pathétique, celui-là encore plus émouvant, naissent de ce qui restera à jamais secret, ce qu’aucune trace, aucune archive ne permettront jamais de connaître : les derniers mois de la vie de Jean-Marie, ce sans « passe-port », comme le souligne le jugement, ce sans-papiers, ce sans-documents qui de ce fait permet à l’écriture de se déployer de cette façon.
Le temps nous manque pour montrer comment le même phénomène exactement est à l’œuvre dans le récit de la dernière rencontre entre les deux frères. Rencontre très hypothétique, dont l’oncle Charles ne peut que supposer l’existence, et dont, de toute façon, aucune trace n’a pu être gardée. Elle donne lieu dans le roman à une évocation digne d’une sculpture antique, comparable au départ du père pour la guerre dans L’Acacia, une mise en scène de chacun des personnages (non seulement les deux frères dans cet ultime face-à-face d’amour-haine, mais aussi Batti à jamais sacrifiée et solitaire, sanglotant derrière sa fenêtre) dans leur essence, en un moment qui les résume, qui les symbolise tout entiers.
Les Géorgiques est le roman auquel Claude Simon a travaillé durant la plus longue période – plus de vingt ans. Il l’a nourri de sa réflexion sur les romans qu’il a achevés dans l’intervalle et il n’est pas anodin que ce soit justement ce livre si longuement élaboré, si patiemment mûri qui fasse du secret le cœur de son dispositif.
Le secret du fratricide, plus précisément. Car nulle part ailleurs dans l’œuvre ne vient affleurer le souvenir de ce frère de l’écrivain, mort en bas-âge, et dont ses parents lui donnèrent le nom. Frère dont la mort sera, avant même sa naissance, le premier événement qui lui donnera le sentiment très fort d’être un survivant.
Sur la mort du frère aîné et les conséquences pour Simon, voir Mireille Calle-Gruber, Claude Simon, Une vie à écrire, Seuil, Paris, 2011.
Et le secret en général. Car si l’écriture romanesque peut de longue date s’appréhender comme une écriture du secret – il suffit de penser à Proust et à ses infinis détours et dissimulations – c’est ici de secret dans un sens aporétique qu’il s’agit ; d’une tension irréconciliable entre une écriture de la précision, animée par le désir, voire même la pulsion de connaître plus, de voir plus, d’accéder à des strates toujours plus profondes des choses – mais comment savoir ? comment savoir ? – et la collision (n’oublions pas que Les Géorgiques est avant tout un roman qui interroge l’Histoire) avec l’indicible, avec l’impossibilité, face à la barbarie moderne, à l’inimaginable pourtant advenu, de rendre compte de quoi que ce soit par l’écriture, l’agencement, la mise en mots. Le secret comme modalité incontournable de l’écriture d’après…