XXVII
Les Élites
rurales
dans l’Europe
médiévale et
moderne
F. Menant et J.-P. Jessenne / Ed.
PRESSES UNIVERSITAIRES DU MIRAIL
Les Élites Rurales
dans l’Europe médiévale
et moderne
Actes
des XXVIIes Journées Internationales
d’Histoire de l’Abbaye de Flaran
9, 10, 11 septembre 2005
Études réunies
par François Menant et Jean-Pierre Jessenne
Ouvrage publié avec le soutien
de la Mission Historique Française en Allemagne (Göttingen)
PRESSES UNIVERSITAIRES DU MIRAIL
Illustration de couverture : Térence des ducs, manuscrit du
© Bibliothèque de l’Arsenal, manuscrit n° 664 :
XVe
siècle, Paris,
La taille supérieure, la tête couverte, l’habillement recherché, la bourse replète, les
mains dominatrices, le regard descendant disent admirablement la position
sociale élevée d’un gros paysan donnant des ordres à un rustre, sous la silhouette
perchée du château du seigneur.
Composition : Micro-édition 31, Hélène Mas
5 impasse G. Apollinaire, 31240 Saint-Jean
ISSN : 0290-2915
ISBN : 978-2-85816-905-4
© Presses Universitaires du Mirail 2007
Université de Toulouse-Le Mirail
5, allée Antonio Machado
31058 Toulouse cedex 9
Tous droits de reproduction, de traduction et d’adaptation réservés pour
tous pays. Toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle
faite par quelque procédé que ce soit, sans le consentement de l’auteur ou
de ses ayant cause, est illicite et constitue une contrefaçon (art. 2 et suivants du Code pénal). Les copies ou reproductions destinées à une utilisation collective sont interdites.
TABLE DES MATIÈRES
Jean-Pierre Jessenne, François Menant
Introduction ..............................................................................................................................
7
Serge Brunet
Les différenciations sociales dans les sociétés montagnardes
à l’époque moderne ..........................................................................................................
53
Yann Lagadec
Les élites rurales bretonnes du XVIe au XVIIIe siècle :
des spécificités ? ....................................................................................................................
77
Giuliano Pinto
Bourgeoisie de village et différenciations sociales
dans les campagnes de l’Italie communale (XIIIe-XVe siècle)
91
..........
Pere Benito i Monclús
Agents du pouvoir ou entrepreneurs ruraux ?
Les intermédiaires de la seigneurie en Catalogne médiévale,
essor et déclin .......................................................................................................................... 111
Philippe Jarnoux
Entre pouvoir et paraître. Pratiques de distinction
et d’affirmation dans le monde rural ................................................................ 129
Antoine Follain
L’exercice du pouvoir à travers les fonctions communautaires
dans les campagnes françaises modernes ...................................................... 149
332
Table des matières
Florent Hautefeuille
Les élites rurales laissent-elles une trace archéologique ?
Étude à partir de quelques cas du sud-ouest de la France.............. 163
Hipólito Rafael Oliva-Herrer
La circulation des idées politiques parmi les élites paysannes
..
179
Nicolas Schapira
Le bonheur est dans l’élite ? Témoignage, littérature
et politique : Nicolas Rétif de la Bretonne
et Emmanuel Le Roy Ladurie .................................................................................. 195
Frank Konersmann
Du stand paysan à la classe des propriétaires terriens
et des agriculteurs
Paysans-négociants dans le Palatinat, en Hesse Rhénane
et dans la Haute-Rhénanie du Nord (1740-1880) ................................................ 211
Phillipp Schofield
Stratégies économiques et sociales des élites rurales
dans l’Angleterre médiévale ...................................................................................... 229
Françoise Michaud-Fréjaville
Les « élites rurales » dans la reconstruction des campagnes
du Berry à la fin du Moyen Âge ............................................................................ 243
André Berelowitch
Les élites rurales russes à l’époque moderne
(XVIe-XVIIe siècles) .................................................................................................................. 259
François Antoine
Stratégies défensives des élites rurales aux Pays-Bas autrichiens.
De la suppression des ordres religieux
à la vente des biens nationaux ................................................................................ 271
Jérôme Luther Viret
La valeur des hommes au verdict de la conquête foncière.
Ecouen et Villers-le-Bel au milieu du XVIIe siècle .................................... 289
Roland Viader
Les élites rurales et le modèle des sociétés à maisons ........................ 305
Benoît Cursente, Jean-Pierre Devroey, Jean-Pierre Jessenne
Regards croisés ...................................................................................................................... 319
INTRODUCTION
Jean-Pierre Jessenne, François Menant *
Proposer pour les 27e Journées Internationales d’Histoire de Flaran le
thème « Les élites rurales dans l’Europe médiévale et moderne », c’est
assurément se placer dans la continuité de ces rencontres qui ont pour tradition bien établie de choisir, dans le champ de l’histoire rurale européenne, des sujets très vastes à la fois par le thème, par le cadre
géographique et par l’étendue chronologique. Cette volonté d’ampleur
des horizons, et la perspective comparatiste qui en est indissociable, sont
deux éléments constitutifs de l’héritage de Charles Higounet, fondateur
des Journées. C’est dans cet esprit que l’on a voulu saisir les élites rurales
européennes aussi largement que possible dans le temps et l’espace, et
*
Les références renvoient à l’orientation bibliographique placée en fin d’introduction ;
seuls font l’objet d’une référence complète en note quelques ouvrages qui ne concernent que très indirectement les élites rurales et n’ont donc pas de raison d’apparaître
dans l’orientation bibliographique.
8
Jean-Pierre Jessenne, François Menant
illustrer toutes les facettes de leurs spécificités, de leur rôle économique,
politique, social, de leur mode de vie, de leur culture 1.
L’objet de cette réflexion collective appelle un éclaircissement préalable : la notion d’élites a donné lieu ces dernières années, de la part des
historiens, à de nombreuses recherches et rencontres. Son succès tient
pour une part à la plasticité d’une catégorie sociale qui correspond à « une
minorité qui dirige, qui concentre les richesses et le prestige » et englobe
« tous ceux qui jouissent d’une position sociale élevée, qui passe non seulement par la détention d’une fortune, d’un pouvoir ou d’un savoir, mais
aussi par la reconnaissance d’autrui 2 ». Ces critères peuvent s’appliquer
selon les cas à des groupes et à des niveaux de la société assez différents,
mais la prédilection des historiens va toutefois vers les couches sociales
les plus élevées : les élites rurales de l’Antiquité qui ont donné lieu à un
beau numéro de la revue Histoire et sociétés rurales 3 sont de grands propriétaires, et les élites de la France d’Ancien Régime, abondamment étudiées, se trouvent au sommet de la hiérarchie sociale, de même que celles
du haut Moyen Âge, objet d’un programme de recherche en cours. Très
éloignées de celles-ci dans le temps et par les moyens de domination, les
élites des anciens pays communistes, qui ont récemment suscité un grand
colloque 4, tiennent cependant elles aussi tous les leviers du pouvoir politique et économique et élaborent des stratégies de distinction et de reproduction destinées à les maintenir au faîte de la société.
Dans le cas présent, l’expression « élites rurales » désigne en revanche
le groupe social intermédiaire (un mot qui reviendra souvent au fil de ce
volume) entre la paysannerie d’une part, et d’autre part l’aristocratie 5, ou
1.
2.
3.
4.
5.
Le choix du sujet pour ces journées de Flaran est dérivé du programme de recherche
« Les élites dans le haut Moyen Âge », dirigé par Régine Le Jan ; voir le détail du programme sur le site http ://lamop.univ-paris1.fr, et les actes des colloques L’historiographie des élites… et Les élites au haut Moyen Âge… En lien avec ce programme, le
thème des élites rurales médiévales a suscité une série de séances au séminaire de
F. Menant à l’Ecole Normale Supérieure au cours des années 2002-2004.
Le Jan, 2003 ; Feller, 2006. Ces deux textes situent le contexte épistémologique de
l’adoption du terme et de la notion par les historiens et ses filiations intellectuelles
plus ou moins explicites. Voir ci-dessous des éléments d’appréciation supplémentaires, pour l’époque moderne surtout (p. 23-25).
Histoire et sociétés rurales, 19, 2003/1. Ce n’est que l’un des volets des nombreux travaux de ces dernières années sur les élites antiques. Retenons seulement, parmi les
plus proches de notre sujet, M. Cebeillac-Gervasoni, L. Lamoine (dir.), Les élites et leurs
facettes : les élites locales dans le monde hellénistique et romain, Rome, 2003.
N. Bauquet, F. Bocholier (dir.), Le communisme et les élites en Europe centrale, Paris, 2006.
L’emploi de la notion d’« élites rurales » a ici l’utilité d’exclure du champ d’étude la
petite aristocratie qui forme un groupe social souvent très proche de la frange supérieure de la paysannerie, mais malgré tout différent et très conscient de cette différence : gentry anglaise, petits milites des temps féodaux, écuyers auxquels le manque
Introduction
9
plus largement les seigneurs et autres propriétaires d’une certaine envergure, généralement non exploitants et non résidents, les citadins notamment. Les élites rurales comprennent ainsi à la fois des agriculteurs aisés
et des petits notables, marchands, notaires, agents seigneuriaux, curés ou
aubergistes, et cette diversité justifie largement le pluriel de l’expression.
On ne peut pas parler d’« élites paysannes », ce qui ne correspondrait qu’à
une partie du groupe ; nous verrons d’ailleurs que les deux catégories se
recoupent largement, car la multiplication d’activités non agricoles
accompagne habituellement le succès économique des paysans. L’objet de
ce volume se rapporte en somme à tous ceux qui, tout en faisant partie
intégrante de la société rurale, la dominent, l’encadrent, exploitent la force
de travail et le besoin de ses membres moins bien placés, et assurent ses
contacts avec le monde extérieur, à la fois comme agents de celui-ci – tout
particulièrement agents de prélèvement – et comme représentants des
paysans 6. Ce groupe central des sociétés rurales offre ainsi un angle d’observation privilégié sur le fonctionnement de celles-ci et sur leur stratification.
Au demeurant, si la réalité et l’importance de ce groupe social apparaissent permanentes, il est toujours malaisé à définir précisément, et sujet
à configurations variables selon les temps et les lieux. C’est pourquoi
nous avons préféré renvoyer en fin de livre la discussion des caractères
constitutifs des élites rurales : commencer par les définir plus étroitement
en préambule aurait risqué de les figer dans une configuration rigide,
bien éloignée de leur multiplicité d’incarnations et de leur capacité de
renouvellement, telles que vont les dévoiler les contributions.
6.
de moyens financiers barre à partir du XIIIe siècle la voie de la chevalerie et de la
noblesse de plein titre, pauvres gentilshommes bretons du XVe siècle « débattifs »
(c’est-à-dire dont la noblesse est mise en débat, en doute), valvasseurs italiens, etc.
Les travaux d’H. Mendras, dont s’inspire en partie une telle présentation, restent un
jalon indispensable dans la réflexion sur les élites rurales. Ils seront plus d’une fois
repris et discutés dans le cours de cette introduction et du volume, avec le regard critique qu’imposent à la fois le demi-siècle qui nous en sépare désormais, et la sensibilité privilégiée des historiens envers les évolutions, lentes ou précipitées, qui
modifient les caractéristiques d’un groupe social au fil du temps.
Jean-Pierre Jessenne, François Menant
10
LES ÉLITES RURALES, OBJET D’HISTOIRE
L’historiographie des élites rurales
Au Moyen Âge
La notion d’élites rurales n’a en fait guère été utilisée par les historiens
du Moyen Âge, et les groupes sociaux correspondants sont peu présents
dans leurs travaux avant les tout derniers siècles de la période 7. Leur
émergence tardive correspond à un renforcement des hiérarchies qui
semble bien réel dans la société rurale à cette époque, surtout en ce qui
concerne l’éventail de la richesse et l’influence au sein de communautés
plus structurées et indépendantes. Mais c’est aussi une question de
sources : jusqu’au XIIe siècle, elles sont essentiellement d’origine seigneuriale et masquent les élites rurales indépendantes. Lorsqu’on entrevoit
celles-ci, il est de surcroît souvent difficile de les situer avec certitude dans
l’échelle sociale, entre couches supérieures de la paysannerie et petite aristocratie. Ce n’est pas entièrement un hasard si la formule « À la recherche
des élites rurales » (ou « locales ») a été choisie comme titre ou sous-titre
de trois études récentes 8 : cette catégorie sociale reste globalement à
construire pour le Moyen Âge.
a) Du haut Moyen Âge au XIIe siècle
La société rurale est le plus souvent présentée jusqu’au XIIe ou au
siècle comme un face-à-face entre seigneurs et paysans, dont le titre
du livre de Duby Guerriers et paysans 9 offre un écho explicite parmi beaucoup. Le phénomène majeur de ce temps est pour les historiens, particulièrement français, l’unification des statuts personnels dans le servage,
qui gomme les différences internes à la paysannerie, au moins pour l’observateur. À peu près absentes des synthèses et des manuels, les élites
rurales de cette époque affleurent lorsque les travaux de recherche analysent de près une société locale, comme le Mâconnais de Duby avec ses
XIIIe
7.
8.
9.
La notion d’élites est utilisée couramment et consciemment par les médiévistes depuis
le congrès Les élites urbaines, où elle a été définie par les introductions de Braunstein,
1997 et Crouzet-Pavan, 1997, au moment même où elle s’imposait pour l’analyse des
sociétés du haut Moyen Âge, sans être toutefois encore définie, avec R. Le Jan (dir.),
La royauté et les élites dans l’Europe carolingienne, du début du IXe siècle aux environs de 920,
Villeneuve-d’Ascq, 1998 ; les études de P. Monnet sur les élites urbaines allemandes
de la fin du Moyen Âge, rassemblées dans Monnet, 2004, chap. 3-5, offrent des pistes
de réflexion supplémentaires.
Dubuis, 1990, p. 131 ; Carrier, 2001, p. 474 ; Le Jan, 2004.
Duby, 1973.
Introduction
11
gros alleutiers et ses ministériaux, le Latium de Toubert avec ses boni
homines castri, ou l’Ile-de-France de Bloch avec ses sergents 10. Pour l’essentiel, ces groupes sont liés à la seigneurie, qui les suscite ou les intègre,
et qui les mentionne dans sa documentation : on ne les voit guère que
lorsqu’ils servent le seigneur et reçoivent de lui une tenure ou un fief, ou
lorsqu’ils perdent leur indépendance économique en vendant ou en donnant leur terre à une église, qui en conserve la trace dans ses archives.
Un moment privilégié, quoique fugace, de la « révélation 11 » de ces
élites militaires ou de service est leur intégration à l’aristocratie des
milites : elle a été amplement explorée et discutée lors du débat sur « la
mutation de l’an mil », dont elle constitue un élément important. Un parcours classique de la réussite sociale 12, à cette époque, passe pour les paysans doués et chanceux par le recrutement dans la garnison du château,
puis par l’installation dans un petit fief concédé par le seigneur. L’adoubement chevaleresque qui le sanctionne vaut reconnaissance de l’admission dans la noblesse, et signifie donc la sortie de notre champ
d’observation ; à moins que par un cruel retour de fortune le nouveau
chevalier ou ses descendants ne soient rattrapés par leur passé et ramenés
à l’état servile 13. La figure du ministérial n’est pas la moins ambiguë des
voies de l’ascension sociale de ce temps, et illustre parfaitement que la
liberté ne coïncide pas toujours avec la richesse et l’influence : bien des
ministériaux restent attachés personnellement et héréditairement à leur
seigneur, alors même qu’ils gouvernent un domaine en son nom, commandant aux autres paysans, menant une vie de style quasi-aristocratique
et amassant de petites fortunes 14. Leur fonction peut même être considé10.
11.
12.
13.
14.
Duby, 1953, p. 294-307 (de l’éd. de 1971) ; Toubert, 1973, p. 1292-1303 et index s.v. ;
Bloch, 1928.
Pour reprendre un mot-clef de ce débat, introduit par D. Barthélemy : par exemple
Barthélemy, 1993, p. 275.
Régulièrement décrit par les études régionales sur cette période : Duby, 1953, p. 297307 ; Toubert, 1971, loc. cit. ; Chédeville, 1973, p. 360 ; Bonnassie, 1975, p. 430-436 ;
Pichot, 1999 ; etc. A contrario, une vue nettement plus restrictive de l’intégration des
élites paysannes à la petite aristocratie militaire est exprimée par Barthélemy, 1995, Id.
1998, p. 166-167, Id. 1997.
Le cas le plus célèbre est celui des Erembaud, conduits pour se venger de leur régression sociale à assassiner le comte Charles de Flandre (1127).
La réflexion comparatiste de Bloch, 1928, est toujours actuelle, et elle fait écho à la
grande monographie de Ganshof, 1926. Les ministériaux allemands jouent un rôle particulièrement important et peuvent accéder au plus haut niveau de la société et du
pouvoir ; orientations de départ : Arnold, 1995 ; Morsel, 1994. Ailleurs que dans l’Empire, les ministériaux ne parviennent pas à de telles positions, mais on les trouve à des
postes-clefs de la société rurale, et c’est ce qui nous intéresse ici. Sur les hommes de
masnade et vassaux conditionnels italiens : Fasoli, 1983 ; Brancoli Busdraghi, 1996 ; Barbero, 1992 ; Menant, 1980 ; Id. 1993, p. 691-703 ; Id., « Élites rurales serviles ». Sur leurs
homologues catalans, les batlles surtout, Benito, 2003, et sa contribution dans ce volume.
12
Jean-Pierre Jessenne, François Menant
rée comme typiquement servile 15. Encore en plein XIVe siècle d’ailleurs,
dans bien des régions d’Europe, les plus riches paysans peuvent être soumis à telle ou telle forme de dépendance personnelle 16.
En contraste avec ces formes largement explorées de l’ascension
sociale au sein de la société féodale, les travaux de W. Davies sur le cartulaire de Redon et les essais comparatifs de C. Wickham ont révélé l’existence d’une élite rurale autonome, antérieure et parfois parallèle à la
domination seigneuriale 17. Ces travaux, et quelques autres nés de hasards
documentaires qui offrent un éclairage inhabituel sur tel village de Catalogne, de Rhénanie ou d’Italie du Nord, ont mis en évidence l’existence
entre VIIIe et XIe siècles de communautés rurales vivant aux marges des
systèmes de domination aristocratiques : elles sont gouvernées par leur
propre élite de moyens propriétaires, plus ou moins raccordés à l’État et à
la seigneurie environnants sans jamais s’y intégrer entièrement 18. On
peut rapprocher de cette paysannerie indépendante les hommes libres,
petits propriétaires et soldats, qui constituent encore au IXe siècle, et parfois plus tard, une très large élite paysanne dans toute l’Europe : ils ne survivent au XIIe siècle que comme des reliquats éparpillés ici et là sous des
noms divers, et leur indépendance économique et juridique est alors plus
ou moins complètement dégradée.
La généralisation du pouvoir seigneurial a dû sonner le glas de ces
élites locales autonomes, dont l’histoire ne se lit de toute façon que sous
une forme excessivement fragmentaire 19 : dans la très grande majorité de
la documentation du haut Moyen Âge, les élites locales n’émergent que
pour disparaître aussitôt – une fois abandonné leur alleu ou rempli leur
15.
16.
17.
18.
19.
Par exemple Duby, 1953, p. 298 ; Barthélemy, 1995, p. 63-64 ; Chédeville, 1973, p. 385392.
Par exemple dans le sud-ouest de la France : Hautefeuille, dans ce volume, et les travaux de B. Cursente et de M. Mousnier qu’il cite n. 15. En Europe du Nord et de l’Est :
M. Bourin, P. Freedman (éd.), Forms of Servitude in Northern and Central Europe, Thirteenth to Sixteenth Centuries : Decline, Resistance, and Expansion, Turnhout, 2005.
Davies, 1988 ; Wickham, 1992, 1995, 2004 ; Devroey, 2003, p. 297-300 ; Property and
Power… ; et les travaux en cours de W. Davies sur les communautés rurales de l’Espagne du Nord-Ouest au Xe siècle.
Voir par exemple l’étude classique de Tabacco, 1966, et la discussion de Toubert, 1967,
sur le cas des arimanni italiens, qui offrent bien des réflexions transposables aux autres
royaumes de l’Occident du haut Moyen Âge : Larrea, 2002. Mise au point relativement récente, qui couvre toute la question de la liberté personnelle et les débats entre
historiens à son sujet : Goetz, 1995. En dernier lieu : Renard, 2006.
Exploitation exceptionnelle d’un dossier plus dense que les autres : Feller, Gramain,
Weber, 2005. Vue d’ensemble sur le cas ibérique : Sánchez-Albornoz, 1966.
Introduction
13
office auprès du seigneur –, ou encore elles se révèlent à un examen
approfondi plus proches de l’aristocratie que de la paysannerie 20.
Des interprétations divergentes de groupes analogues les ont d’ailleurs
décrits comme de tout petits aristocrates – le fait même d’être l’objet d’un
texte, de disposer d’une propriété de plein titre, étant selon certains médiévistes l’indice que la personne concernée fait partie de l’aristocratie 21 – ou
comme des « chevaliers-paysans 22 ». Cette dernière définition, issue de la
fouille d’un site remarquable – Charavines, un groupe de maisons
lacustres englouties vers 1030 par la montée des eaux du lac de Paladru,
dans les Alpes –, n’a guère été accueillie par les historiens.
La contribution exceptionnelle que constitue le site de Charavines
pour la connaissance des élites rurales médiévales – dévoilant d’un coup
un large pan de leur culture matérielle, qui nous reste ordinairement
presque inconnue –, et la discussion très critique qu’a suscitée son interprétation, témoignent de l’importance que peut avoir l’archéologie en ce
domaine, et en même temps de la difficulté que présente la synthèse entre
ses apports et ceux des textes : archives du sol et archives écrites vont rarement de pair, et se prêtent plus rarement encore à des discours convergents 23. Il reste aujourd’hui bien difficile, après un demi-siècle de fouilles
d’habitats ruraux, de faire concorder les descriptions des maisons de
l’élite que donnent les textes 24 avec les bâtiments que l’on retrouve sur le
terrain, et les comptes-rendus de fouilles de villages, même lorsqu’ils sont
attentifs à l’usage social des constructions, échouent globalement, sauf cas
d’espèce 25, à identifier celui-ci 26. La situation des derniers siècles du
20.
21.
22.
23.
24.
25.
26.
Le Jan, 2004.
Duhamel-Amado, 1990 ; discussion exemplaire d’un cas précis : Barthélemy, 1993,
p. 441-450. Feller, 1997 ; Id. 2003.
Les habitats du lac de Paladru… ; Colardelle et Verdel, 1993.
Nissen-Jaubert, 2003.
Ainsi la présence d’une tour et d’une salle de réception, sala, signale le manse du
représentant du seigneur, le batlle, dans la Catalogne des XIe-XIIIe siècles : Benito, 2003.
Comme celui présenté par Hautefeuille dans ce volume, ou l’essai d’attribution d’un
type de maison à un paysan aisé de Hilton, 1966, p. 98-99.
Les grandes fouilles de villages médiévaux de la première génération (Wharram
Percy, Rougiers, Dracy, Brucato, Königshagen…) ne permettent guère d’identifier des
niveaux sociaux internes à la paysannerie qui correspondraient à une typologie des
habitats, et se bornent à souligner globalement le développement relatif du confort
aux XIIIe-XVe siècles, perceptible notamment dans la division fonctionnelle en plusieurs pièces. Les fouilles récentes, plus attentives peut-être à la distribution sociale –
à travers notamment une analyse très fine des pratiques de consommation –, n’en
disent cependant pas beaucoup plus : voir par exemple le récent tour d’horizon européen The rural house…, les beaux volumes La maison du castrum… ou Maisons et espaces
domestiques… (cf. l’introduction de J.-M. Pesez, p. 8), et pour une époque plus
ancienne Vivre à la campagne au Moyen Âge…
14
Jean-Pierre Jessenne, François Menant
Moyen Âge présente probablement davantage de possibilités d’interprétation : on conserve à la fois bon nombre de maisons qui peuvent avoir été
celles de notables ruraux du XVe siècle, et des dossiers archivistiques qui
renseignent sur ceux-ci ; la contribution de Florent Hautefeuille dans ce
volume en montre un cas particulièrement remarquable et souligne également qu’un mobilier d’apparence « aristocratique » peut fort bien avoir
appartenu à de riches paysans 27. L’habitat est cependant aussi l’un des
domaines où s’exprime le plus fortement à la fin du Moyen Âge la revendication de l’appartenance au groupe nobiliaire de la part de sa frange la
plus modeste, hobereaux désargentés qui craignent de se laisser assimiler
aux paysans : la pierre de touche de cette identité nobiliaire est la possession d’une maison forte, d’un manoir ou autre type de résidence muni de
signes distinctifs tels que des éléments de fortification 28 ; les maisons de
l’élite rurale sont passablement éclipsées par le pullulement de ces petites
demeures seigneuriales, encore debout en grand nombre aujourd’hui.
b) Les derniers siècles du Moyen Âge
À partir du XIIIe siècle, des sources nouvelles éclairent plus abondamment et précisément des groupes sociaux qui jusque-là nous échappaient :
les sources fiscales permettent de mesurer la répartition des fortunes, les
registres de notaires méditerranéens, de suivre leur évolution individuelle et d’analyser mille formes d’activité et de liens sociaux 29, et les
court rolls anglais ont été magnifiquement utilisés pour reconstruire la
société villageoise avec ses hiérarchies et ses solidarités, la dépendance
seigneuriale et les transferts fonciers. Des textes, trop peu nombreux, sont
même produits par ou pour des membres de ces groupes eux-mêmes,
désormais dotés du capital culturel nécessaire 30. La possession d’un
sceau personnel, largement répandue chez les paysans normands ou
anglais dès la fin du XIIIe siècle, est un indice de la familiarité avec l’écrit
– sinon de sa maîtrise 31 – et de la constitution d’archives parmi les ruraux
27.
28.
29.
30.
31.
Quant aux représentations iconographiques du mobilier et d’autres éléments du cadre
de vie – toujours délicates à interpréter –, elles n’offrent pas d’indications claires de
différenciation sociale entre paysans : ceux qu’on voit sur les images semblent en
général plutôt aisés (Mane, 1995, McKinnon, 1981).
Le manoir en Bretagne, 1380-1600, Paris, 1999 ; M. Bur (dir.), La maison forte au Moyen
Âge, Paris, 1986.
On ne peut citer ici les abondantes études récentes sur les sources fiscales et les
registres notariaux, qui nous entraîneraient très loin des élites rurales.
Hautefeuille, 2006 ; les exemples et les études sont surtout italiens : voir par exemple
Balestracci, 1984 et 2005. Mais aussi Cursente, 1998, p. 528 : deux livres chez un artisan du cuir prospère, dans un village gascon ; Leguai, 1969, p. 405 : Denis Boverat,
laboureur bourbonnais, « s’esbatoit a escripre ».
Voir la notion de restricted literacy dans la contribution de R. H. Oliva Herrer, ci-dessous.
Introduction
15
aisés 32. Les chartes de franchise par lesquelles beaucoup de communautés rurales acquièrent une autonomie plus ou moins étendue, à partir du
XIIe siècle surtout, sont parmi les témoignages les plus précoces et les plus
remarquables de ce nouvel état de choses : elles révèlent les élites locales
– qu’on voit apparaître à la tête des communautés à cette occasion – en
même temps qu’elles assoient leur pouvoir et ouvrent la voie à une hiérarchisation accrue de la société villageoise 33. Dans d’autres contextes,
anglais notamment, c’est dans les tribunaux et les enquêtes royales 34 que
se révèlent au XIIIe siècle la capacité culturelle et la surface sociale de la
frange supérieure des propriétaires-exploitants, qui constituent l’encadrement administratif du manor. Encore plus tard, on perçoit même dans des
cas particulièrement favorables 35 la parole et la mémoire de ces paysans
riches, leurs idées politiques 36, leurs représentations sociales. Leur participation, en tant que meneurs, aux soulèvements paysans qui scandent le
XIVe siècle, est éclairée par les procès menés lors de la répression – en
Angleterre après 1381, en Flandre maritime après 1323-1328 – ou par les
lettres de rémission – après la Jacquerie- ; elle a été précisée par d’excellents travaux sur la révolte anglaise de 1381, et mériterait une étude de
synthèse à partir du regain d’intérêt récent pour ces mouvements 37. Plus
32.
33.
34.
35.
36.
37.
Clanchy, p. 51, 233, et l’ex. de Wolff, 1966 et 1967. Le célèbre épisode de la découverte
par Postan des Carte nativorum de Peterborough témoigne d’une évolution analogue :
le souci de conservation des transactions dans un contexte d’accession à la quasi-propriété (Postan, 1960).
Fossier, 1984, 1992 et surtout 1985 ; Pour une anthropologie du prélèvement seigneurial…, partie 2 : « Franchises et prélèvement », notamment Brunel, 2004 ; Cursente,
2004 ; Martínez Sopena, 2004 ; Menant, 2004 et Collavini, 2004.
Voir en dernier lieu Medieval Society and the Manor Court…, après de très nombreux
travaux récents d’histoire sociale fondés sur les court rolls. Les éléments de prosopographie de paysans aisés présentés par Masschaele, 1997, p. 36-42 et passim, préfigurent une enquête qu’il mène actuellement sur la participation des élites rurales aux
tribunaux royaux. Les enquêtes royales françaises attendent une exploitation en ce
sens. Rappelons que Montaillou (Le Roy Ladurie, 1975) repose sur une enquête de l’Inquisition.
Goheen, 1991 ; Oliva Herrer, 2002 ; Schofield, 2003, p. 153-186, et ci-dessous ; les procès intentés à leurs seigneurs par des communautés paysannes anglaises, souvent
appuyées sur la lecture du Domesday Book, sont particulièrement remarquables :
Faith, 1984 ; Franklin, 1996 ; Müller, 2003, etc.
Elles se traduisent aussi par des choix actifs, allant jusqu’aux actions armées, dans la
guerre civile anglaise dès 1265 (Carpenter, 1992), contre l’occupant anglais par les
« partisans » de Normandie (Bois, 1981, p. 295-296), contre les compagnies anglo-gasconnes par les Tuchins d’Auvergne et Languedoc (parmi lesquels le rôle des élites
rurales reste cependant peu distinct ; Challet, 1998 et 2003).
Le soulèvement anglais de 1381 a donné lieu à un corpus d’études particulièrement
dense, et il s’est mieux prêté que les autres à l’analyse sociale ; sur ce point, voir surtout Dyer, 1984 et Hilton, 1995, p. 401 ; plus généralement : The English Rising of 1381…
et Hilton, 1949. Sur les autres révoltes et leur recrutement : Mollat et Wolff, 1970 (par-
16
Jean-Pierre Jessenne, François Menant
souvent c’est par la résistance plus ou moins sourde aux prélèvements
que s’exprime la prise de conscience des paysans aisés de ce temps, persuadés que les exigences seigneuriales dépassent ce qui est juste 38.
Si les élites rurales sont plus visibles à la fin du Moyen Âge, c’est aussi
parce que certaines familles s’enracinent alors 39 au point de perdurer à
travers toute l’époque moderne, soit en restant à la tête de la société villageoise, soit en accédant aux échelons supérieurs de la société par l’intégration aux groupes dominants de la ville, aux serviteurs de l’État ou à la
noblesse – ces formes d’intégration n’étant d’ailleurs pas exclusives les
unes des autres. La mémoire lignagère qui accompagne ces parcours de
mobilité ascendante nous permet souvent d’entrevoir le paysan aisé qui
est à leur origine, quelque part entre XIIIe et XVe siècle, et d’analyser les systèmes successoraux et les pratiques matrimoniales qui sont des facteurs
fondamentaux de la reproduction de l’élite rurale 40. Le rôle spécifique
des femmes dans ce groupe social reste au demeurant dans l’ombre pour
le moment 41.
Telle qu’elle apparaît dans ces sources des derniers siècles du Moyen
Âge, la couche supérieure de la paysannerie se caractérise surtout par ses
ressources et sa capacité à entreprendre dans tous les secteurs de l’économie, depuis les spécialités les plus rentables d’une agriculture désormais
38.
39.
40.
41.
ticulièrement p. 86-90, d’après des analyses de Pirenne sur la révolte de Flandre maritime de 1323-1328) ; Fourquin, 1972 ; Fossier, 1984, p. 48-49, et 1990, p. 421-426 ; Freedman, 1997, chap. 10 ; Cazelles, 1978 et 1984 ; Challet, 1998 et 2003 ; et en dernier lieu
Rivolte urbane e rivolte contadine… et Révolte et statut social… (particulièrement Challet,
« Peuple et élites… » et Trossbach, « Menu peuple et élites villageoises… »).
Contestation bien étudiée pour le cas anglais dans les travaux de Hilton et de son
école (par exemple Dyer, 1968 ; Franklin 1996), à plus large échelle géographique dans
Pour une anthropologie du prélèvement seigneurial… (notament Alfonso, 2004 ; Cursente,
2004 ; Martínez Sopena, 2004) et par des travaux isolés comme Tricard, 1988 ; Claerr,
2000 ; beaucoup d’études sur les soulèvements paysans prennent en compte ces refus
des prélèvements et mettent en évidence qu’ils caractérisent les paysans aisés. Les travaux sur les rapports entre les communes rurales italiennes et leurs seigneurs fournissent également de nombreuses indications sur cet aspect ; voir les articles sur
l’Italie de Pour une anthropologie du prélèvement seigneurial…
La mobilité descendante, généralement moins visible dans les sources, concerne
cependant des pans entiers de la paysannerie indépendante, surtout en période de
conjoncture difficile : voir l’analyse du cas italien – particulièrement radical sans
doute – par G. Pinto, dans ce volume, et Menant, 2002. Ce mouvement s’accompagne
d’une réduction numérique de l’élite, par concentration des fortunes et des pouvoirs.
Le cas des fermiers d’Ile-de-France est classique : Moriceau, 1994, p. 45-105.
Approches en ce sens : Le Roy Ladurie, 1975 ; Falque-Vert, 1997, p. 300-326. Sur la
fonction économique des veuves aisées : B.A. Holderness, « Widows in pre-industrial
society : an essay upon their economic functions », dans R.M. Smith (dir.), Land, Kinship and Life-Cycle, Cambridge, 1984, p. 423-442 ; W.C. Jordan, Women and credit in preindustrial and developing societies, Philadelphie, 1993.
Introduction
17
largement orientée vers le marché, jusqu’à la gestion des seigneuries et
des grands domaines, en passant par l’organisation de l’artisanat rural et
la commercialisation de ses produits. Le marchand-entrepreneur, qu’il
soit drapier, boucher-maquignon ou maître de forge, le fermier de seigneurie, le gros « laboureur », le meunier, ne sont que les figures les plus
classiques d’un petit monde désormais indispensable à toute description
de la société rurale 42. À côté de ces activités multiformes, la taille de l’exploitation, moins difficile à évaluer avec sûreté qu’aux époques précédentes, reste un critère important pour la classification sociale : l’élite
rurale correspond grossièrement aux 10 à 20 % de paysans qui détiennent
les plus grandes tenures 43. Généralement le profit de cette exploitation
permet l’accumulation du capital de départ nécessaire aux autres formes
d’enrichissement. C’est le cas des villages anglais où les gros tenanciers
peuvent mettre leurs surplus sur le marché – clef du développement rural
selon l’historiographie anglo-saxonne actuelle – et organisent de mille
manières la dépendance à leur égard des paysans moins bien dotés, qui
sont selon les cas leurs salariés, leurs débiteurs, les acheteurs des denrées
qu’ils produisent 44.
Quant à la capacité militaire, sans avoir disparu, elle n’est plus comme
aux temps féodaux un critère décisif de réussite sociale, sauf sur la frontière ibérique face à al-Andalus, où l’élite rurale s’est précisément constituée sur ce critère 45. Mais beaucoup d’autres sociétés rurales restent
42.
43.
44.
45.
Fossier, 1991, p. 390-395, synthétise bien des situations que révèlent la plupart des
monographies locales ou régionales citées dans l’orientation bibliographique.
Évalutions d’ensemble : Miller et Hatcher, 1978, p. 150 ; García de Cortazar, 1988,
p. 248-250, notamment d’après Furió, 1982 ; Hilton, 1985. Études locales ou régionales : Carrier, 2001, p. 475-478 ; Dubuis, 1990, p. 131 ; Fossier, 1988 ; Fourquin, 1962,
p. 527 ; Fournial, 1990 ; Benito, 2003, chap. 8.
« L’école de Toronto », autour de J.A. Raftis, a dans les années 60 et 70, analysé la
société villageoise anglaise sous l’angle de la solidarité, de la responsabilité, et du
dévouement supposé d’une élite de paysans riches qui était identifiée en premier lieu
par les fonctions qu’elle occupait dans l’administration seigneuriale (dans l’orientation bibliographique : Raftis, DeWindt A. et E. B., et l’ultime avatar de Beauroy, 1984) ;
cette représentation contraste avec l’analyse de R.H. Hilton et des historiens groupés
autour de Past and Present (dans l’orientation bibliographique : Dyer, Razi, The English
Rising of 1381, et récemment Franklin, Müller), fondée sur l’opposition d’intérêts et la
lutte des classes entre seigneurs et paysans, et parmi ces derniers entre riches et
pauvres. Les divergences entre les deux interprétations sont parfaitement présentées
par Razi, 1978 ; voir aussi Schofield, dans le présent volume.
La bibliographie sur la société de la « frontière » est considérable, et s’est beaucoup
accrue ces dernières années. On partira de J. Gautier Dalché, « Islam et chrétienté en
Espagne au XIIe siècle : contribution à la notion de frontière », Hespéris, XLVII (1959),
p. 183-217, dont s’inspirent beaucoup d’études ultérieures. Les aspects sociaux et militaires qui définissent notre sujet sont particulièrement développés par Lourie, 1966 ;
Powers, 1988 ; Guichard, Bazzana, Sénac, 1992 (avec la bibliographie p. 35-36) et en
dernier lieu García Fitz, 2001 ; Boissellier, 2004 ; Guinot Rodriguez, 2004.
18
Jean-Pierre Jessenne, François Menant
certainement à cette époque armées et hiérarchisées en fonction du combat 46 : les batailles entre villages, entre lignages ou entre partis, ne manquent pas, pas plus que les occasions de se défendre les armes à la main
contre les brigands, les bannis et les compagnies d’aventure. L’insécurité
n’est pas négligeable dans les campagnes de cette époque, surtout aux
époques troublées qui peuvent se prolonger très longtemps. Les mercenaires se recrutent d’ailleurs eux-mêmes en bonne partie aux marges de
cette paysannerie militarisée, chez les cadets ou les déclassés : le tir à l’arc
ou à l’arbalète et le combat à cheval font partie intégrante de la culture
technique des élites rurales de cette époque, et les carrières militaires,
régulières ou non, sont un des débouchés offerts aux jeunes auxquels les
systèmes successoraux ne permettent pas de maintenir sur place le train
de vie de leurs parents.
Les moyens de la réussite de ce groupe social sont cependant dans
l’ensemble tout autres : ce sont l’argent et la culture pratique. Les disponibilités monétaires lui ouvrent le prêt à intérêt, activité qui apparaît
comme le fondement classique des parcours d’enrichissement et de mobilité sociale. Elles sont aussi investies dans des affaires où des paysans
moins riches apportent leur travail, les contrats d’élevage à mi-croît par
exemple, ou l’artisanat rural. Mais l’argent sert aussi à acquérir des biens
de consommation, dans une économie désormais largement ouverte sur
le marché : le choix des aliments, des boissons, des vêtements, le port des
armes, la possession d’une monture, dessinent des niveaux de consommation différents, en quantité et en qualité, et distinguent l’élite du commun des paysans 47. L’étude des dots, par exemple, montre l’importance
financière de ces achats, leur codification qui révèle la position sociale de
chacun… et aussi l’endettement sur lequel ils peuvent déboucher 48.
Quant à la maîtrise d’une culture pratique comprenant l’écriture et le
calcul, elle permet d’organiser l’activité économique et d’accéder aux
métiers de la plume, du droit, au clergé ; le simple fait de savoir lire –
degré minimal de la culture – peut ouvrir à des paysans et des artisans
46.
47.
48.
Viader, 2003, p. 239-250 ; Reinle, 2003, et la réhabilitation de la valeur militaire des
troupes villageoises par Butaud, 2002 ; quant aux Tuchins, ce sont des cavaliers – pour
les déplacements sinon pour le combat –, et ils sont parfaitement disciplinés (Challet,
1998).
Dyer, 1989. La distinction s’exprime aussi par le choix des noms personnels et la structure des noms de famille : Menant, 1996.
Drendel, « Le commerce local des draps… » ; To Figueras, 2002 offre une approche
exceptionnellement précoce de cette question. Les testaments constituent un autre
indicateur de choix pour définir les contours, les pratiques économiques et religieuses
et la sociabilité des élites rurales : voir par exemple S. Ricci, « De hac vita transire ». La
pratica testamentaria nel Valdarno superiore all’indomani della Peste Nera, Florence, 1998.
Introduction
19
ruraux l’entrée dans les ordres mineurs 49, source de privilèges appréciables et de considération. La constitution d’un réseau d’écoles élémentaires plus ou moins dense selon les pays, à partir du XIVe siècle surtout 50,
est un facteur fondamental de cette évolution de l’élite rurale de toute
l’Europe, désormais caractérisée par une culture de base qui lui permet
d’étendre ses activités, voire de réfléchir à la place qu’elle occupe dans la
société 51. Une petite minorité envoie même ses fils dans les collèges des
petites villes, première marche d’ascensions plus brillantes encore qui
normalement, il est vrai, détachent leurs bénéficiaires de leur groupe
social d’origine : ainsi Gerson, universitaire de premier plan du XVe siècle
et fils de paysans champenois eux-mêmes bien alphabétisés 52. On identifie en somme à la base de la position dominante des élites rurales médiévales les deux traits que l’on va voir réapparaître dans l’analyse de celles
du XVIIIe siècle français, « pluriactivité de l’aisance » et « aptitude à jouer
sur la circulation de l’argent », plus un troisième, la culture pratique.
Ces élites de l’argent, de la culture et de l’influence se concentrent dans
les gros bourgs autour desquels s’organise l’activité des campagnes 53.
Lieux de marché, chefs-lieux de seigneurie et éventuellement échelon le
plus bas de l’autorité royale, ce sont les centres où sont rassemblées les
productions agricoles et artisanales, où les paysans s’approvisionnent en
produits venus de l’extérieur ; c’est là aussi qu’on trouve de l’argent à
emprunter, qu’on règle les conflits, que les transactions sont conclues et
sont formalisées devant notaire. La densité des activités tertiaires y suscite
la prolifération des intermédiaires en tout genre et des hommes de pouvoir, de culture, de religion dont les services sont indispensables.
Les crises qui frappent l’Europe à partir de la fin du XIIIe siècle ont sur
les élites rurales des effets contrastés : disparition biologique (par suite de
la peste notamment), ruine, déclassement ou émigration, mais aussi renforcement de familles déjà en place et affirmation de nouveaux riches qui
savent profiter des moments difficiles et ont les moyens de le faire 54. La
recomposition foncière qui accompagne les disettes du début du
XIVe siècle entraîne la concentration de la terre entre les mains des plus
49.
50.
51.
52.
53.
54.
Guilbert, 1982.
Pour une première approche, on verra par exemple la synthèse de D. Lett,
D. Alexandre-Bidon, Les enfants au Moyen Âge, Paris, 1997, p. 220-229.
Réflexion qui s’exprime surtout sous la forme de protestations contre l’injustice de
l’ordre social et le mauvais fonctionnement de l’État, et ne devient guère perceptible
pour l’historien que lors des soulèvements ou de procès contre les seigneurs : Oliva
Herrer, 2002 et 2004, et dans ce volume ; Faith, 1984 ; Hilton, 1995.
Lett, Alexandre-Bidon, Les enfants au Moyen Âge…, p. 225.
Parmi de nombreux exemples : Mouthon, 1999.
Dyer, 1968.
20
Jean-Pierre Jessenne, François Menant
riches 55, et la reconstruction qui suit la guerre de Cent ans met en place
des dynasties paysannes dont certaines vont durer longtemps 56.
Du XVIe au XVIIIe siècle
L’historiographie des élites rurales à l’époque – dite en France –
moderne a suivi trois voies plus ou moins distinctes.
La plus classique et la moins polarisée sur la question des élites est en
fait directement et doublement associée à l’histoire sociale et à ce qui en
fut longtemps le champ d’application le plus assuré, les monographies
locales ou régionales. Quelles qu’en fussent les échelles, ces études comportaient un passage obligé par une étude des catégories villageoises.
Plus ou moins affinées et fortement marquées par les interprétations
sociales sous-jacentes, elles sont allées de la simple reproduction des taxinomies des campagnes modernes – la vision sociale des contemporains
étant alors considérée comme seule légitime – à une partition binaire des
classes rurales. À ces approches correspondent, grosso modo, deux conceptions des élites, l’une où celles-ci sont envisagées comme le sommet d’une
hiérarchie, résumée par l’usage très prisé de termes suggestifs mais ambigus de « coq de village » ou de « fermiers à grosses bottes 57 », l’autre
façonnée autour du couple dominant/dominé avec pour référant majeur
et préféré à élite, la locution, non dénuée d’équivoque, de bourgeoisie
rurale 58. Mais dans les monographies, on trouve aussi et de plus en plus
des réflexions sur les critères de différenciation et la nécessité de critiquer
et croiser ceux-ci 59. L’histoire sociale des roturiers des campagnes a donc
eu tendance à évoluer vers une catégorisation complexe, mais assumant
la nécessité de dépasser la naïve restitution de la terminologie des
contemporains. Elle peut ainsi se caractériser par quatre traits fondamentaux : l’application d’une réflexion critique sur la construction même des
55.
56.
57.
58.
59.
Berthe, 1995, exemplaire des études sur le marché de la terre qui mettent ce mouvement en évidence, en Italie et en Angleterre surtout.
F. Michaud Fréjavillle, dans ce même volume ; et le cas des fermiers d’Ile-de-France.
Voir notamment E. Le Roy Ladurie dans Histoire de la France rurale, t. 2.
Voir notamment Lefebvre, 1924 ; Lemarchand, 1989 ; Clère, 1988. Je reviendrai plus
loin sur la question de la pertinence de ce concept. Pour une discussion plus systématique, J.-P. Jessenne, « Usages et équivoques de “bourgeoisie rurale” », dans Révolution française et changement social vers un ordre bourgeois ? (Colloque de Lille,
12-14 janvier 2006), à paraître.
Voir par exemple pour la France : Goubert, 1968 ; Boëhler, 1995 ; Farcy, 1989 ; Péret,
1998 ; Vassort, 1995 ; Zink, 1997 ; pour l’Angleterre : Allen, 1992 ; Thirsk, 1985 ; pour
les Pays-Bas : Dumont, 1994 ; Ruwet, 1943 ; pour l’Allemagne : Staub, 1977 ; pour l’Espagne : Brumont, 1993, etc. En revanche, peu de vues comparatives européennes à
part Antoine, Boëhler, Brumont, 2000 ; Rösener, 1994.
Introduction
21
catégories 60 ; l’insistance sur la place des non-paysans (artisans, professions libérales au village, etc.) ; la préoccupation d’une catégorisation qui
tende à un minimum de validité synthétique tout en restituant l’hétérogénéité de la société rurale 61 ; la confirmation de la diversité régionale
mais aussi de certaines tendances communes. Évidemment, les figures
des élites qui se dégagent de ces approches par touches s’en trouvent
modifiées, j’y reviendrai.
Mais, avant, il convient de remarquer que la deuxième voie, la plus
directement centrée sur notre objet, est demeurée beaucoup moins prolixe ; il s’agit de l’étude de personnalités, de familles ou de groupes considérés comme représentatifs de ces élites. La recherche de J.M. Moriceau
sur les fermiers d’Ile-de-France ou plus spécifiquement sur les Chartier,
avec G. Postel-Vinay 62, est à cet égard l’une des plus systématiques, en
même temps que des plus significatives des problèmes de méthodes soulevés par ce type de démarche, encline à poser une catégorie dans son
« exceptionnalité », sans mise en relation explicite avec les autres ruraux.
En somme, peu d’études interrogent l’élite ou le groupe dominant rural
pour ce qu’il est lui-même et pour sa place dans la société. Une des premières contributions centrées sur ce sujet fut celle de B. Bonnin sur le
Dauphiné 63 et elle demeure méthodologiquement exemplaire. En 1983,
réagissant contre le double préjugé qui assimilait le plus couramment
élites rurales à propriété et à non-paysan, je consacrais la moitié de ma
thèse à la « fermocratie », c’est-à-dire à ce groupe complexe des exploitants plus ou moins importants, jouant à la fois de la location et de la propriété, des activités agricoles prioritaires et d’autres, de l’appartenance
aux communautés et de fonctions diverses pour exercer une influence
décisive dans les campagnes septentrionales 64. Les travaux de J.M. Boëhler sur l’Alsace, mais aussi de R. Allen sur les yeomen anglais ou de
G. Mahlerwein, etc. ont depuis proposé de nouveaux exemples 65. Une
des contributions les plus riches demeure le volume issu d’un colloque
brestois intitulé Elites et notables en Bretagne de l’Ancien régime à nos jours 66 ;
ce volume propose à la fois des réflexions suggestives sur la notion
60.
61.
62.
63.
64.
65.
66.
Deux réflexions récentes sur la catégorisation sociale spécifique aux campagnes :
G. Béaur, 1999 ; A. Antoine (dir.), 1999.
Ainsi, j’ai proposé une partition en cinq classes rurales non privilégiées : groupe
dominant rural, ruraux indépendants, indépendants précaires, dépendants, démunis :
Jessenne, 1999, p. 31 ; Y. Lagadec reprend cette proposition dans sa contribution à ce
volume.
Moriceau, 1994 ; Moriceau, Postel-Vinay, 1992.
Bonnin, 1980.
Jessenne, 1987.
Boëhler [2002], 2004 ; Allen, 1992 ; Mahlerwein, 2001.
Bougeard, Jarnoux, 1999.
22
Jean-Pierre Jessenne, François Menant
d’élites et des études de cas intéressantes sur des groupes, des curés aux
marchands de toile, ou des personnalités.
Mais en fait depuis les années 1980, c’est surtout par les recherches sur
le pouvoir et plus particulièrement sur les pouvoirs locaux que s’est considérablement enrichie l’historiographie des élites rurales, processus
somme toute logique si on songe à la signification même du terme « élite »
qui met l’accent sur la fonction dirigeante exercée par une minorité du
corps social. Évidemment la question du pouvoir au village était traitée
dans les études monographiques, mais elle demeurait peu construite
comme objet spécifique et était envisagée avant tout comme composante
institutionnelle et aboutissement quasi automatique du tableau d’ensemble de la société. Or, et faute de pouvoir citer tous les travaux 67, on
peut observer que quatre élans ont contribué à beaucoup enrichir ce
domaine. D’abord, l’intérêt pour la micro-histoire et l’analyse du pouvoir
comme système de relations dans la voie ouverte par G. Levi 68, ont
contribué à conjuguer des échelles de l’analyse – du local au « national »
– souvent séparées auparavant. En second lieu, la révision des relations
entre l’État moderne et les communautés villageoises, dans la suite de la
thèse de Saint-Jacob, avec les travaux de F. X. Emmanuelli, H. Root,
R. Souriac et plus récemment A. Follain, a mis l’accent sur les pouvoirs
intermédiaires, qu’ont aussi interrogés des revues 69. En parallèle à cette
démarche, l’ouverture d’une réflexion, décalée par rapport à l’histoire
classique de la Révolution française, autour du thème du pouvoir local et
de la Révolution, s’est avérée très fructueuse 70. Enfin, la stimulation de la
sociologie et de l’histoire contemporaine ne saurait être négligée : pour
résumer, ce sont la question des réseaux, le débat sur l’opposition communauté traditionnelle/contemporaine 71 et la question de l’entrée des
villageois en politique 72.
Au total, sans préjuger des apports de notre rencontre, il nous semble
que des lignes de force et des problèmes se dégagent de cette historiogra-
67.
68.
69.
70.
71.
72.
Pour un aperçu bibliographique, on pourra se reporter aux actes du colloque de
Rennes de 1993, Histoire et Sociétés rurales, 1995, t. 3, notamment rubrique « Les paysans et la politique » ou Moriceau, 1999.
Levi [1985], 1989.
Successivement, Saint-Jacob [1960], 1995 ; Emmanuelli, 1974 ; Root, 1987 ; Souriac,
1995 ; Follain, 1993 ; Bulletin de la Société d’histoire moderne et contemporaine, « Entre
pouvoirs locaux et pouvoirs centraux : figures d’intermédiaires », 1998.
Après les travaux et colloques lancés par Dupuy, 1982 et 1993, ou moi-même (1987),
sont venues plusieurs thèses significatives parmi lesquelles Bianchi, 2003 ; Kermoal,
2003 ; Rolland-Boulestreau, 2004 ; Sottocasa, 2004.
Mendras, Jollivet, 1971 ; Mendras, 1976 ; Jollivet, 1974 ; Chiva, Pingaud, 1976.
Agulhon, 1971 et 1974 ; Weber [1976], 1983 ; Pécout, 1994.
Introduction
23
phie multiforme et impliquent quelques règles d’usage du concept d’élite,
pour lui garder sa valeur heuristique tout en évitant les confinements ou
préjugés que peuvent impliquer certaines catégories socio-historiques.
Les problèmes et le sens d’un mot
Pour certains moments et dans certains débats de l’histoire, la préférence accordée au terme d’élite revêt une signification idéologique forte,
marquée par le rejet des analyses en terme de classe sociale, la priorité
accordée d’une part aux hiérarchies que les sociétés se donnent, ordre ou
statuts, d’autre part aux marques fonctionnelles et culturelles de la supériorité. Par exemple, à la fin de l’Ancien Régime en France, le thème de la
fusion des élites, notamment mis en exergue par G. Chaussinand-Nogaret, postule la possible transformation progressive de la société d’ordres,
en particulier le rapprochement des privilégiés et des promus du commerce et des affaires, l’apparition d’une communauté de goût, de mode
de vie et de notoriété, etc. Elle induit aussi le rejet de l’hypothèse classique
d’une Révolution française liée aux luttes sociales et notamment à la montée de la bourgeoisie 73. Pour les médiévistes en revanche, la notion
d’élites, autour de laquelle s’articulent depuis quelques années des travaux collectifs importants, a permis de dépasser des débats – notamment
sur la noblesse, ses critères et sa formation, et sur la concurrence sociale
dans les villes – qui devenaient plus contraignants que stimulants pour la
recherche. Son usage permet des approches plus souples et plus amples
des phénomènes de domination et de représentation sociale, aussi bien
des groupes dominants du haut Moyen Âge que de ceux des villes des
XIIe-XVe siècles.
Choisissant l’usage de ce terme d’élite, nous ne postulons pas la primauté d’un type de lecture des sociétés rurales en longue durée, mais
nous proposons délibérément à la réflexion une notion suffisamment
ouverte pour qu’elle permette la comparaison des phénomènes observés
à des époques et en des lieux différents, pour qu’elle favorise la convergence des analyses sur un phénomène à la fois polymorphe et quasi général : l’émergence, dans les systèmes villageois et sociaux de l’Europe
médiévale et moderne, de personnages qui occupent une position singulière, à la fois dans la vie rurale et au-dessus du « commun » des villageois, à la fois insérés dans les communautés de vie de ceux qui
73.
G. Chaussinand-Nogaret, La noblesse au XVIIIe siècle, De la féodalité aux Lumières, Paris,
1976 ; Histoire des élites en France du XVIe au XVIIIe siècle, Paris, 1991.
24
Jean-Pierre Jessenne, François Menant
constituent toujours la majorité plus ou moins écrasante de la population,
et en liaison avec « le dehors » sous toutes ses formes – ville, État,
échanges lointains, etc.
Ce faisant, nous appelons à une sorte d’affranchissement à l’égard
d’une science sociale des campagnes souvent très univoque. Deux
exemples : en ce qui concerne le rapport à l’économie marchande, il nous
semble qu’entre la seule attention à l’économie domestique valorisée par
Chayanov et la priorité accordée aux transformations capitalistes de l’économie générale mise en exergue par Brenner 74, il faut plutôt porter attention aux modalités selon lesquelles s’articulent des formes
d’autoconsommation et d’accès diversifiés aux marchés 75 ; ou encore,
deuxième exemple, dans l’indispensable prise en compte de la collectivité
villageoise comme cadre spécifique de la vie rurale, si les singularités
fortes de type communautaire, analysées par H. Mendras dans les sociétés paysannes 76, ne peuvent qu’inspirer l’historien, elles ne doivent pas
conduire à une vision essentialiste ou structuraliste, qui minimise les
transformations, les conflits et l’insertion des ruraux à des degrés divers
dans les changements de leur époque. En d’autres termes, en étudiant les
élites rurales, nous appelons à considérer à la fois ce que la vie rurale a
d’original et comment elle s’inscrit forcément dans les évolutions générales des sociétés européennes.
Pour prolonger ces suggestions initiales, nous proposons l’hypothèse
que l’élite rurale conjugue toujours des critères de différenciation multiples qui associent la supériorité économique, notamment rendue par des
indicateurs comme la propriété, l’exploitation, mais aussi la possibilité de
jouer sur des opportunités économiques diversifiées (échanges, prêts,
etc.), la maîtrise culturelle, en particulier l’alphabétisation, et le jeu sur des
signes de distinction cumulables : cheptel, vêtement, habitat, désignation
(sieur, principaux…). Il paraît donc vain de chercher le critère distinctif
déterminant.
Par conséquent, quatrième proposition dérivée des précédentes, l’élite
rurale est fondamentalement hétérogène, notamment parce que ses positions et fonctions essentielles la placent à la croisée de sphères d’activité,
de milieux différents, en situation d’intermédiaire donc. Néanmoins, la
question des limites des élites ne peut être évitée ; elle soulève les pro-
74.
75.
76.
A. Chayanov, The Theory of Peasant Economy [Moscou, 1924], trad. Homewood, 1966 ;
Brenner, 1976.
Voir notamment à ce sujet M. Aymard, « Autoconsommation et marché : Chayanov,
Labrousse ou Le Roy Ladurie ? », Annales.ESC, nov.-déc. 1986, p. 1392-1410 ; et l’historiographie anglo-saxonne de la « commercialisation », ci-dessous.
Pour une synthèse rapide, Mendras, 1976.
Introduction
25
blèmes des rapports entre villageois et privilégiés d’une part, citadins
d’autre part. Cette mise en relations ne devrait pas pour autant conduire
à ignorer l’existence d’une élite proprement villageoise, de paysans vivant
essentiellement d’agriculture et d’autres catégories socio-professionnelles. C’est donc l’agrégat et l’agencement sans cesse remodelés de ces
élites rurales dont il faut essayer de comprendre le processus.
Ces observations invitent ainsi, plutôt qu’à rechercher la définition et
la description d’une classe sociale, à mettre l’accent sur les dynamiques
d’émergence d’un groupe dirigeant plus ou moins stable ou mobile,
caractérisé par la polyvalence des capacités, à porter l’attention sur les
processus d’hégémonie. C’est en fonction de ces perspectives que nous
avons conçu la progression et le programme.
Les thèmes
Partant de la triple exigence de cette approche dynamique, d’une perspective authentiquement européenne et de l’inévitable connexion entre
profils des élites et configurations diverses des sociétés rurales, il nous est
paru nécessaire de commencer par un parcours européen sans nulle prétention exhaustive, ni même typologique, mais visant à poser d’emblée
l’interrogation sur les possibilités de penser les élites rurales globalement,
sans perdre de vue les singularités ni des territoires, ni des moments historiques.
Philippe Jarnoux propose une entrée dans le sujet par un balayage de
cette large gamme des modes d’affirmation et de distinction des élites, des
signes concrets, comme l’habitat, aux manifestations effectives d’un rôle
spécifique en terme d’exercice du pouvoir ou de diffusion des idées, sans
omettre la part des représentations et des diverses créations culturelles
dans la fixation des figures des élites, nous verrons ainsi le rôle d’un Rétif
de la Bretonne au XVIIIe siècle.
« Stratégies économiques et stratégies sociales » : ce troisième thème
s’attache à la question, qui demeure à notre sens essentielle pourvu qu’on
ne l’envisage pas sur un mode isolé ou mécaniste : comment les élites
rurales, en diverses situations, parviennent-elles ou non à maîtriser les
données économiques, les processus sociaux qui leur garantissent le
maintien en position dominante ou l’accès à celle-ci ?
Enfin, nous avons voulu achever non par des conclusions, mais en
relançant la réflexion par une stimulation différente. Elle prend la forme
d’une table ronde autour d’un débat voulu le plus large possible sur ces
questions inévitables pour le sujet et plus largement pour l’historien :
26
Jean-Pierre Jessenne, François Menant
peut-on préciser la définition du concept d’élite rurale ? Est-il finalement
opératoire et à quelles conditions ? Par exemple, l’association du terme
générique et « a-territorialisé » d’élite avec le restrictif « socio-géographique » de rural est-elle pertinente dans la mesure où elle tend à supposer la spécificité du rural ? À terme, le pari de la longue durée est-il
tenable ?
Pour préciser les attendus de ces interrogations, nous prolongons cette
entrée en matière en mettant en discussion quelques propositions sur une
histoire des élites rurales en longue durée et dans un vaste espace européen.
DYNAMIQUES SOCIALES ET PRODUCTION DES ÉLITES : TEMPS ET TERRITOIRES
L’apport propre de l’historien, dans l’étude d’un groupe social,
consiste en effet à distinguer les évolutions qui, d’époque en époque,
transforment sa composition, ses fondements économiques, ses rapports
avec les groupes voisins, la représentation qu’il se fait de lui-même et que
s’en font les autres. Cette tâche est d’autant plus impérative dans le cas
présent qu’on risque en la négligeant de transposer sur les sociétés
anciennes des traits empruntés comme des évidences aux élites rurales de
notre temps ou d’un passé récent. Mais l’ampleur de la période et de
l‘espace pris en compte imposent aussi de rechercher les quelques axes
fondamentaux autour desquels peut se déployer une histoire comparée
des élites rurales européennes, qui mettrait en évidence les modalités
selon lesquelles elles se constituent, se reproduisent et se transforment.
Nous avons donc organisé notre réflexion à des échelles chronologiques
volontairement dissemblables, en proposant une typologie sommaire des
processus selon lesquels se forment et se reproduisent les élites rurales.
Comment émerge une élite ? pour une typologie des processus
de formation et de reproduction des élites rurales
En tentant la synthèse des multiples histoires racontées dans les études
qui ont été parcourues ci-dessus et de celles que proposent les contributions, nous les avons regroupées en quatre types.
Le premier repose sur le système d’exploitation agricole. Le cas classique en est offert par les fermiers, dont les ascensions ont été amplement
étudiées à l’époque moderne. Leur ressort est l’exploitation des terres des
grands propriétaires, qui nécessite elle-même un capital de départ. Cer-
Introduction
27
tains métayers toscans et bretons des XIVe-XVe siècles, les paysans anglais
aisés de la même époque, les gros alleutiers que la recherche récente
repère ici et là au haut Moyen Âge, peuvent en offrir des équivalents.
Dans tous ces cas, la reproduction est forte d’une génération à l’autre et se
fonde sur la terre, quel que soit son mode de tenure, et dans les meilleurs
cas – que l’on trouve parmi les fermiers d’Ile-de-France au XVIIIe siècle –
sur les capitaux qu’elle permet d’amasser, marchepied non seulement de
la reproduction mais de l’ascension sociale.
Un deuxième type se fonde directement sur le niveau de richesse –
quelle que soit l’origine de celle-ci – qui constitue un critère décisif de
définition de l’élite et le plus sûr moyen de sa reproduction. On vient de
dire que l’affermage nécessite un capital de départ, qu’il fait fructifier,
mais on retrouve ce capital initial dans toutes les formes d’émergence de
l’élite. Ceux qui deviennent des intermédiaires du pouvoir sont toujours
des riches. De même l’acquisition d’un capital culturel vient toujours dans
un deuxième temps, après l’accumulation du capital financier initial :
dans la société rurale italienne du XIIIe siècle, par exemple – et sans doute
en général dans les sociétés méridionales de la fin du Moyen Âge 77 –, le
passage par le notariat est une deuxième étape de l’ascension sociale,
accomplie par les fils ou les petits-fils de ceux qui ont commencé à accumuler la richesse foncière et mobilière.
Un troisième mode de production des élites correspond aux fonctions
d’intermédiaires en tous genres : intermédiaires du prélèvement et du
pouvoir seigneurial ou de l’État, mais aussi intermédiaires culturels et
spirituels – le curé et le notaire – intermédiaires des échanges, du crédit,
organisateurs de la production et de sa commercialisation… On regroupe
donc sous ce terme d’intermédiaires des fonctions extrêmement variées,
mais qui ont en commun – selon les termes de Mendras – de mettre en
relation société englobante et société englobée. Les intermédiaires dont
nous parlons sont issus de la société englobée elle-même ; la réussite dans
leurs fonctions peut d’ailleurs la leur faire quitter : ainsi les riches paysans
qui réussissent à se glisser dans la noblesse ou, plus aisément, deviennent
citadins et changent dès lors de figure dans leurs rapports avec leurs
anciens congénères.
Le quatrième mode de production des élites que nous avons identifié
recoupe en partie le précédent : il s’agit des systèmes d’organisation sociopolitiques, État, seigneurie, communauté villageoise, sans oublier l’Église.
L’exercice du pouvoir local au sein de ces institutions est un moyen de
77.
Ainsi en Faucigny : Carrier, 2001, p. 487-489 ; chez les questaux du Sud-Ouest : Hautefeuille, dans ce volume.
28
Jean-Pierre Jessenne, François Menant
choix pour s’imposer dans la communauté. Ceux qui l’adoptent le combinent généralement avec d’autres formes d’affirmation : ils sont souvent
aussi les intermédiaires du prélèvement ou les intermédiaires culturels.
On n’a certes pas attendu le XIXe siècle pour voir s’affirmer l’influence du
petit notable qui incarne cette suprématie locale : dès le XIIe siècle, le XIIIe
au plus tard, apparaissent un peu partout en Europe des communautés
rurales plus ou moins autonomes, dont l’État – qu’il s’agisse du roi, du
prince ou de la commune urbaine – joue comme contrepoids aux seigneurs locaux. L’élite rurale va se configurer désormais autour des
hommes qui se sont placés à la tête des communautés grâce à leur
richesse, leur culture et leur autorité. C’est à la fois pour eux un mode de
reconnaissance formalisé, avec un titre officiel, et une façon supplémentaire de se poser en intermédiaires envers la société englobante.
Les combinaisons entre ces différents modes de production et de
reproduction des élites sont multiples et se présentent comme la règle :
l’agent seigneurial peut être aussi un gros propriétaire et il doit en tout cas
disposer de ressources financières propres ; quant aux chefs des communautés, ce sont d’abord des hommes riches et influents. Le clergé rural,
comme les notaires et autres hommes de l’écrit et du droit, est lui aussi
issu de l’élite locale : l’investissement éducatif est pour celle-ci une façon
de conforter ses positions, à l’égal de l’affermage d’un domaine. En
résumé, l’affirmation dans un champ d’action – normalement l’action économique pour commencer – entraîne presque immanquablement l’acquisition d’autres positions de supériorité, politiques, culturelles ou autres.
Les élites, en transformation permanente
Ces processus d’affirmation et de reproduction ne doivent toutefois
pas masquer que les élites rurales sont en recomposition permanente, et
constituent même un groupe particulièrement vulnérable à la conjoncture
économique, sociale, politique, y compris dans ses moments les plus brutaux, bouleversement politique ou crise économique. C’est une des raisons pour lesquelles l’idée d’organiser la réflexion sur les élites rurales
autour de la définition de groupes sociaux bien délimités est illusoire et
risque de fourvoyer vers des impasses, l’auto-reproduction apparaissant
inévitablement dans ce cadre comme un phénomène dominant. L’historien a de surcroît la tentation – suggérée par la structure de la documentation elle-même – d’insister sur la continuité des dynasties familiales, qui
masque le déclin et les disparitions de familles moins chanceuses, sorties
du champ documentaire en même temps que de l’élite. Des chronologies
très différentes peuvent en fait se chevaucher : certaines dynasties de fer-
Introduction
29
miers sont bouleversées et périclitent au gré de la conjoncture, tandis que
d’autres réussissent et perdurent ; des phases de stabilité ou d’évolution
très lente, étendues sur plusieurs générations, peuvent alterner avec une
rupture brutale provoquée par la guerre 78, l’épidémie, ou par un revers
de fortune qui déclasse brutalement une famille, en accélérant au
contraire l’ascension de celles qui ont su profiter des difficultés des perdants. Cette question des dynamiques chronologiques est au demeurant
bien trop ambitieuse, dans l’état de la recherche, pour pouvoir être traitée
en quelques lignes.
Configurations des sociétés rurales européennes
et possible typologie des élites
Il est évident qu’établir une géographie fine des profils différenciés des
élites rurales en Europe demeure une entreprise hors de portée et sans
doute vaine, et en même temps il nous semble qu’en ce domaine comme
en d’autres, l’histoire ne peut se contenter de juxtaposer les singularités.
C’est pourquoi, à partir des travaux brièvement évoqués plus haut, on
peut tenter, à titre d’ébauche d’une vision européenne de la question,
d’une part de dégager des grands types de configurations des sociétés
rurales, d’autre part d’observer d’éventuels profils spécifiques des élites
correspondantes.
78.
Un cas extrême est celui des élites rurales des pays conquis par les Occidentaux dans
la phase d’expansion des premiers siècles du second millénaire : pays slaves, Sicile, alAndalus. On a bien étudié les élites locales musulmanes de ces deux derniers pays,
dotées avant la conquête d’une large autonomie, et prises ensuite entre la fallacieuse
tentation de l’intégration au service des chrétiens, et la réalité de leur disparition progressive par acculturation, émigration ou liquidation physique. On peut partir de
J. Torró, « Pour en finir avec la « Reconquête ». L’occupation chrétienne d’al-Andalus,
la soumission et la disparition des populations musulmanes (XIIe-XIIIe siècles) »,
Cahiers d’histoire, 78, 2000, p. 79-98 ; Id., « Jérusalem ou Valence : la première colonie
d’Occident », Annales ESC, 2000, p. 983-1008 ; H. Bresc, « Mudejars des pays de la couronne d’Aragon et sarrasins de la Sicile normande : le problème de l’acculturation »,
dans X Congreso de Historia de la Corona de Aragon, Saragosse, 1980, rééd. dans Id., Politique et société en Sicile, XIIe-XVe siècles, Londres, 1990, n° II, p. 51-60 ; R.I. Burns, « Muslims in the Thirteenth-Century Realms of Aragon : Interaction and Reaction », dans
J.M. Powell (dir.), Muslims under Latin Rule, 1100-1300, Princeton, 1990, p. 57-102 ; Guinot Rodríguez 2004.
30
Jean-Pierre Jessenne, François Menant
Les six configurations des sociétés et des élites rurales modernes
1. Un premier cas correspond aux pays de grande culture, caractérisés par
l’ampleur des grandes exploitations largement en fermage, par des
contrastes sociaux accusés entre une petite minorité de grands fermiers et
une masse de petits paysans dépendants du type manouvrier. Ils sont largement façonnés par le rôle déterminant d’une élite paysanne de grands
fermiers 79. Ces grands exploitants sont parfaitement à même de cumuler
tous les ressorts de la supériorité économique, de jouer l’interdépendance
avec les autres villageois, donc de s’ériger en membre d’excellence de la
communauté et de monopoliser les fonctions publiques à l’intersection
des diverses sources d’autorité, seigneuriale et étatique notamment.
2. À l’opposé quasiment, se dessinent les régions où les petits paysans,
souvent propriétaires, sont très largement majoritaires ; ce sont ces
régions que, pour le XIXe siècle, P. Barral qualifiera de démocratie rurale 80.
Beaucoup de secteurs orientés vers le vignoble ou les cultures légumières
se rattachent à ce type. La conjonction d’une faible émergence d’une sanior
pars au sein du village et d’une forte insertion dans les échanges favorise
le rôle de capacités et praticiens en tous genres ou de commerçants villageois ou urbains. Remarquons que des secteurs de cette configuration
peuvent parfaitement s’insérer dans des zones du premier type, comme
par exemple dans les vallées vigneronnes et maraîchères qui incisent les
plateaux du Bassin parisien.
3. Une large partie de l’Europe est somme toute caractérisée par un système agro-rural à différenciations sociales internes aux villages peu marquées et par une forte présence de paysans que nous qualifierons de
moyens 81. Ces situations sont marquées par l’association de deux données : fortes traditions communautaires et présence seigneuriale souvent
dense, notamment sous la forme de nombreux petits hobereaux. Ceux-ci
prétendent fréquemment au monopole du pouvoir rural, mais la capacité
de la communauté à s’autonomiser rend la suprématie de cette élite plus
ou moins effective ou au contraire battue en brèche par une gestion très
collective des affaires communes.
79.
80.
81.
Exemples significatifs de l’Ile-de-France, la Beauce, l’Artois oriental, mais aussi la
plaine de Caen, le Bassin de Rennes ou le Lauragais, en France, le Bassin de Londres
en Angleterre ou de la Hesse-Rhénanie…
C’est le type Flandre intérieure ou partie de l’Alsace, vallée rhénane ou mosellane,
Murcie…
Majeure partie de l’Ouest et du Sud-Ouest français, Bourgogne, pourtour du Massif
central mais aussi Pays de Bray ou d’Auge, Ardennes, Kent ou Nord-Ouest de l’Angleterre, Bavière.
Introduction
31
4. Les formations sociales étagées, c’est-à-dire associant des types paysans, artisans ou commerçants variés, donnent lieu à des situations où
l’hétérogénéité des élites rurales est souvent très marquée. En certains villages quelques paysans aisés jouent le rôle d’une « fermocratie », alors
qu’à côté des fortes implantations privilégiées, libérales ou marchandes
concurrencent efficacement les paysans avec ce que cette juxtaposition
peut receler de rivalités potentielles entre les prétendants à l’hégémonie 82.
5. Les sociétés montagnardes sont socialement proches du type 3, société
plutôt « moyennisée », mais la force communautaire, l’intensité des pratiques collectives, le relatif isolement favorisent une forte cohérence
interne des élites issues des villageois 83.
6. Enfin, dans une perspective européenne incluant l’Europe centrale et
orientale, c’est-à-dire des sociétés rurales domaniales, largement fondées
sur le servage, les conditions ne sont guère réunies pour que puissent
émerger des élites issues de la paysannerie et plus largement des villageois. Les grands propriétaires, notamment nobles, imposent donc une
suprématie d’un genre qui autorise à douter de la pertinence du terme
d’élite rurale dans ce cas 84. Les systèmes latifundiaires de l’Europe méditerranéenne relèvent d’ailleurs de configurations et d’interrogations assez
voisines.
Cette présentation, qui ne prétend pas être autre chose qu’une base de discussion et de synthèse, qu’il faut prémunir du risque de vision déterministe et fixiste des élites rejetée plus haut, pose forcément le problème de
la validité chronologique de la typologie : vaut-elle en amont du
XVIe siècle et a fortiori pour le long âge dit moyen ?
Quelle typologie pour le Moyen Âge ?
Pour le Moyen Âge, une telle typologie reste à construire en combinant
les historiographies régionales et nationales : on entrevoit à peine, dans
l’état actuel des études, des configurations différentes des sociétés rurales
selon les régions et les époques, coïncidant plus ou moins précisément
avec la typologie qui vient d’être dressée pour l’époque moderne. Évo-
82.
83.
84.
Cas des Poitou, Languedoc ou Provence, ouest de l’Artois ou Flandre maritime, Pays
de Caux, mais aussi Limbourg, Lorraine, Pays de Bade (cf l’étude de F. Konersmann
dans ce volume), plusieurs régions de l’Italie septentrionale à la Toscane…
Serge Brunet montre ci-après à la fois la vigueur et les nuances de ce modèle.
Voir la mise au point de A. Belerowitch qui souligne à la fois la spécificité du
« modèle », par rapport à l’Europe occidentale, et la possible convergence des analyses.
32
Jean-Pierre Jessenne, François Menant
quons seulement les types qui sont les moins difficiles à identifier et dont
des variantes se retrouvent dans différents pays 85.
Le premier est celui de la « société paysanne » du haut Moyen Âge,
dominée par une élite autonome, dont Wickham a tracé le modèle. Elle
disparaît ensuite sous la pression du pouvoir seigneurial, pour laisser la
place à des hiérarchies sociales plus rigides et plus fermement encadrées
par des pouvoirs extérieurs. Le tableau catastrophiste de l’asservissement
paysan, dont la Catalogne reste le modèle 86, est un peu passé de mode, il
n’en reste pas moins indubitable que le sort des paysans et le recrutement
de leurs élites se sont profondément modifiés de part et d’autre de la
conquête seigneuriale, quelque part vers le XIe siècle. Un inventaire moins
rapide que celui que nous esquissons ici devrait cependant s’assurer si
des sociétés paysannes autonomes ne survivent pas dans certaines
régions moins touchées par la domination seigneuriale, ou porteuses d’un
héritage bien particulier comme l’ancienne « frontière » ibérique et ses
communautés militaires. Il faudrait aussi vérifier ce qu’il en est au Moyen
Âge des entrées 2, 3 et 4 de la typologie précédente, celles qui n’offrent
pas de différenciations internes très fortes ni d’encadrement très rigide ;
l’historiographie médiévale, desservie par les sources, les a dans l’ensemble un peu laissées dans l’ombre.
Deuxième type clair -si clair qu’il s’est imposé comme modèle unique
aux médiévistes, français en tout cas, pendant plusieurs générations- :
celui de la société pour ainsi dire classique des pays de grande culture et
de seigneurie forte, à solide base foncière et banale, qui sélectionne une
élite d’intermédiaires seigneuriaux et de fermiers domaniaux, en éliminant – jusqu’à un point difficile à vérifier – la couche des alleutiers indépendants. Cette forme d’encadrement émerge avec le domaine
carolingien 87, trouve son modèle au nord de la Loire aux XIe-XIIIe siècles 88,
se repère dans des variantes plus ou moins proches dans une grande partie de l’Europe, de l’Angleterre normande à l’Allemagne et à l’Italie septentrionale, et n’en finit pas de renaître sous des formes comme le
« nouveau servage », aux marges orientales de l’Europe mais aussi en son
sein même.
Troisième type d’élite assez bien défini, mais plus limité géographiquement – aux pays de montagne notamment- : celle qui repose sur la
85.
86.
87.
88.
Dans le passage qui suit, les notes sont limitées aux études qui n’ont pas été citées
dans la partie historiographique, ci-dessus.
Bonnassie, 1975-1976, et nombreux travaux ultérieurs.
Défini par les travaux d’A. Verhulst, jusqu’à la synthèse ultime : Verhulst, 2002.
Fossier, 1968 ; Fourquin, 1962, et en dernier lieu Bourin, Martínez Sopena, Pour une
anthropologie du prélèvement seigneurial…
Introduction
33
maison et les pratiques communautaires, réglant en particulier l’accès aux
pâturages et autres biens communaux ; enkysté dans la conception d’un
système social « traditionnel » qui aurait traversé les âges, ce type de
société a fait l’objet ces dernières années d’une profonde révision 89 qui en
a notamment mis en relief les hiérarchies internes 90. Elle peut coexister
avec un prélèvement seigneurial fort, mais l’élite est ici issue de la communauté paysanne elle-même, ou plus exactement elle en constitue le
noyau ; la pratique successorale et l’accès aux biens collectifs en sont les
critères de reproduction, autour desquels s’organisent – de façon pas toujours parfaitement claire pour l’historien – les stratégies familiales
d’adaptation aux transformations sociales, aux chocs démographiques, à
l’utilisation d’un milieu naturel particulier 91.
Il faudrait mentionner un quatrième type, plus vague mais promis à
un bel avenir à partir du XIIe siècle, celui des sociétés « post-seigneuriales », où l’affranchissement et l’autonomie acquise par les communautés, combinés avec l’insertion dans une économie de marché, favorisent
l’émergence d’un groupe social qui se définit surtout par sa capacité économique : c’est l’élite rurale victorieuse que nous avons vue à l’œuvre
dans les campagnes de l’Italie communale 92, et que nous retrouvons un
peu partout dans l’Europe de la fin du Moyen Âge ; elle ressort tout particulièrement des dizaines d’études sur l’Angleterre des années 12501350, centrées sur le marché 93 et sur la consommation 94.
Au demeurant cette typologie – ébauchée, précisons-le, pour les
besoins de cette introduction, et hors de tout corps de doctrine constitué
– n’a rien de statique, tout au contraire : l’impression dominante pour le
Moyen Âge, qui rejoint en cela les siècles suivants, est celle de profondes
transformations des élites rurales, en fonction de l’évolution du contexte
économique et politique. C’est sur l’idée dominante de cette transforma-
89.
90.
91.
92.
93.
94.
Synthèse et perspectives de la recherche : Cursente, 2004 et Viader, 2004. La révision
concerne aussi le Montaillou de Le Roy Ladurie, important pour l’approche des élites
rurales médiévales mais contesté sur bien des points : cf. par exemple Viader, 2004.
Pour les Pyrénées et leurs piémonts, voir surtout Cursente, 1996 et 1998 ; Viader, 2003.
L’étude de la société alpine a été également renouvelée : pour le domaine francophone, Dubuis, 1990 ; Falque-Vert, 1997 ; Carrier, 2001.
Cursente, 2004.
Avant qu’elle ne disparaisse en tant que telle, ayant émigré vers la ville ou décliné ; cf.
Pinto dans ce même volume.
Parmi les plus explicites, les livres déjà classiques de R.H. Britnell, The Commercialisation of English Society 1000-1500, Cambridge, 1993 et de Masschaele, 1997, et le tour
d‘horizon de Schofield, 2003.
Dyer, 1989, 1990, 2002.
34
Jean-Pierre Jessenne, François Menant
tion constante des élites rurales, perceptible au fil de la longue durée mais
aussi lors des accélérations conjoncturelles, qu’il convient de laisser le lecteur, au seuil des rapports et des communications qui vont en illustrer les
multiples facettes.
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La plupart des études qui se placent dans le cadre médiéval d’une région petite ou
grande – en particulier les thèses françaises issues d’une tradition monographique
très active jusqu’aux années 80 du siècle dernier – comprennent quelques pages sur
des groupes sociaux correspondant plus ou moins à ceux dont il est question ici. On
a retenu celles qui leur accordent une importance particulière ou apportent des éléments originaux ; même limitée par ce choix et par l’impossibilité de lire tous les produits d’un genre historique à la fois abondant et assez répétitif, la liste est déjà longue.
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Époque moderne (XVIe-XVIIIe siècles) 96
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Priorité a été donnée aux ouvrages en français, en particulier pour les ouvrages spécialisés.
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Vingt septièmes
Journées
d’Histoire
de Flaran
XXVII
Les Élites rurales
dans l’Europe médiévale
et moderne
Coq de village, batlle, serf opulent, paysanmarchand : voilà de bien singulières figures
qui se détachent de la vision lisse des
sociétés villageoises. Acteurs majeurs de la
vie économique, ils mènent de subtiles
stratégies d’accès pour conquérir et
préserver les positions dominantes.
Ils occupent une position ambiguë entre le
seigneur et les habitants, représentants de
leurs semblables, mais aussi au service du
puissant. Pleinement insérés dans leur
village, mais s’en distinguant par des
pratiques sociales d’affirmation et de
distinction, ils sont hors du « commun ».
Historiens et archéologues ont recherché,
sur la longue durée, mais aussi par études
de cas significatives, moins à établir une
nouvelle typologie de ces élites rurales qu’à
penser plus globalement leur rôle, leurs
manières d’exister au monde et d’animer
son évolution.
Série dirigée
par Mireille MOUSNIER
PRESSES UNIVERSITAIRES DU MIRAIL
UNIVERSITÉ DE TOULOUSE-LE MIRAIL
5, Allées Antonio-Machado
F 31058 TOULOUSE CEDEX 9
ISBN : 978-2-85816-905-4
CODE SODIS : F279053
PRIX : 28
€
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