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Modes d'existence dans la psychologie abélardienne

Modes d'existence dans la psychologie abélardienne « Ce qui est vrai, c'est que le futur état du monde (des choses) n'était (esset) pas encore matériellement, au moment où il était prévu comme futur, mais qu'il était déjà disposé (disponebat) intelligiblement » Une double idée se trouve à la base de cette phrase tirée de la Logica Ingredientibus d'Abélard : toute pensée est pensée de quelque chose, et une chose n'existe pas uniquement sous une forme matérielle. Même quand la pensée ne porte pas sur le présent, quand elle est ce qu'on appelle une prévision ou prévoyance, la pensée, la cogitatio , a (habet), sous un certain mode, la chose prévue ; la chose nonexistante présentement existe sous un autre mode dans la pensée. Différemment, autrement mais constituée dans son présent, la pensée n'est jamais vide de res, elle ne pourrait pas l'être ; existant matériellement, disposée intellectuellement, une res « y » est, «il y a» res , une res « y » existe.

DOCTORALES 2016 Paris 1 Panthéon­Sorbonne ÁVALOS Ángela Beatriz Modes d'existence dans la psychologie abélardienne « Ce qui est vrai, c’est que le futur état du monde (des choses) n’était (esset) pas encore matériellement, au moment où il était prévu comme futur, mais qu’il était déjà disposé (disponebat) intelligiblement » Une double idée se trouve à la base de cette phrase tirée de la ​Logica Ingredientibus d'Abélard : toute pensée est pensée de quelque chose, et une chose n’existe pas uniquement sous une forme matérielle. Même quand la pensée ne porte pas sur le présent, quand elle est ce qu’on appelle une prévision ou prévoyance, la pensée, la ​cogitatio​, a (habet), sous un certain mode, la chose prévue ; la chose non­existante présentement existe sous un autre mode dans la pensée. Différemment, autrement mais constituée dans son présent, la pensée n'est jamais vide de res, elle ne pourrait pas l'être ; existant matériellement, disposée intellectuellement, une ​res​ « y » est, «il y a» ​res​, une ​res​ « y » existe. Chez Pierre Abélard, la notion d'existence est intimement liée à celle de réalité, et cette dernière, à celle de chose. Trois termes (« existence », « réel » et « chose ») qui rapportés dans l'homme et pour l'homme en tant qu'agent d'une pensée, sujet d'une âme simultanément sensible (qui perçoit des corps à travers le corps), imaginative (qui façonne des images) et intellectuelle (créatrice des intellections), nécessitent d'être distinguées. Confondre existence, réel et chose nous conduit à nier quelque chose de fondamentale à la pensée abélardienne : à savoir l'idée d'une modalité intrinsèque aux phénomènes de et pour l'homme. Ainsi, l'existence matérielle n'est qu'un des modes dans lesquels les réalités se trouvent, la chose « vraie » ou sensible, n'est qu'une des manières pour la réalité de se présenter, et l'âme humaine c'est le lieu où ces rapports se manifesteront. Aborder la question de l'existence, s'approcher de l'ontologie abélardienne, suppose donc de se situer au niveau de sa psychologie, dans ce champ dans lequel l'extérieur et l'intérieur tout en se distinguant, se retrouvent. Tout est là, là dans la pensée : ontologie ; l'être, physique ; le réel, et esthétique, les choses sensibles. Tout est dans la ​cogitatio​. Pour cette présentation nous tenterons de décomposer le lexique ontologique abélardien à partir du terme existentia tel qu'il est exposé au sein d'une réflexion cognitive au premier livre de sa ​Logica Ingredienibus ​; un texte qui a pour but d'expliquer et commenter l'Isagoge de Porphyre. C'est­à­dire, ce sera une question logique, à savoir le traitement de la problématique de l'universel, celle qui servira de terrain pour penser la ​cogitatio ; et ce sera dans une réflexion sur la pensée, que la notion d'existence et le lexique que d'elle se dégage pourra être exploré, abordé et déchiffré.1 Le passage choisi, celui contenant la citation initiale et qui porte sur la prévoyance ou la pensée du futur est bref et il sert de pont entre deux arguments sur l'universel2, il pourrait paraître presque comme une digression évitable dans la route tracée par le médiéval, mais non seulement il est riche et décisif en ce qui concerne la terminologie ontologique qui nous intéresse – on y voit l'éventail lexical pour exprimer l'idée des manières « d'être », « de subsister », « de se disposer », « de consister », « de se constituer » se déployer dans toute son ampleur –, mais c'est précisément là, dans l'introduction de la question du temps dans et de la pensée, où la distinction et le rapport entre les choses de la pensée et les choses mêmes, et entre les termes « réel », « chose » et « existence » se rend évidente. La question à la base est déjà complexe : notre triade (existence, réalité et choses) est en latin un binôme : ​existentia et ​res​. Un faux binôme pourtant : la ​res subissant une bifurcation radicale, subtile mais fondamentale que l'on ne doit pas négliger. Cela parce qu’on ne peut pas dire de toute réalité qu’elle est une réalité singulière et matérielle. Dans les pages dans lesquelles nous nous plongerons de suite, l'existence est référée aux incorporels et aux corporels ; on dit aussi bien des noms, des idées, des pensées, des images et évidemment des choses qu'elles ont une existence ou qu'elles existent sous un mode quelconque. Il nous faut donc lire ce passage de manière analytique, critique, dialectique si on veut rester dans l'univers lexical abélardien ; d'abord en distinguant existentia de res​, et puis, en différenciant les modes de ​res possibles. Existence, réalité et chose ne se confondent pas ; autrement dit, bien que toute chose existe, toute existence n'est pas d'une chose sensible, car bien que toute chose soit réelle, toute réalité ne se réduit pas à une chose corporelle. Formule qui devient plus claire si l'on utilise les termes latins propres au texte abélardien : toute existentia n’est pas d'une res​, et toute ​res n’est pas une res « matérielle », une « res singularis », une « res discreta » ou une « res subjiecta ». C'est en fait en distinguant « existence » de « chose », existentia de ​res ​(comprise comme réalité singulière), que d'autres types de réalités possibles, chacune avec son mode d'exister, se dévoilent. Au cours de la lecture de la Logica dans son intégralité, et en pensant à l’ontologie que l’on veut déchiffrer, une des premières choses que nous constatons est celle de l'usage des termes « essence » et « existence ». Produit de l'instabilité du lexique ontologique au douzième siècle, aucun de ces termes ne semble avoir une définition fermée et fixe. À cet égard, dans ses notes de lexicographie abélardienne, Jean Jolivet écrit à propos de la notion d'​essentia : « <chez Abélard> ​essentia signifie aussi parfois un contenu intelligible, une essence et sa signification varie de celle d'​eidos à celle de matière ; ​essentia peut vouloir dire être au sens le plus complexe de ce mot, impliquant à la fois le concept de nature et celui d'existence ». Comme souvent chez le péripatéticien du Pallet, tout est question de modalité, c’est­à­dire de la façon dont un objet, dans ce cas, un terme, est abordé, pris et compris. Or, dans la Logica, ces termes suivent une certaine norme : le plus souvent voire toujours ​essentia et existentia sont utilisées sans distinction. Ou plutôt, ce serait peut­être plus juste de dire que l'essence se colle à l'existence, elle devient existence, « chose existante » ou « réalité existante », « res existantem aurait pu écrire Abélard si son vocabulaire ontologique aurait été plus développé et arrêté », écrit Lafleur. Être, ici, veut dire exister, c'est clair, mais cela ne réponds toujours pas à la question du statut de l'existence. Reprenons la citation initiale : « Ce qui est vrai, c’est que le futur état du monde ​(mundi status​) n’était (​esset​) pas encore matériellement (​materialiter​), au moment où il était prévu comme futur, mais qu’il était déjà disposé ​(disponebat​) intelligiblement ». La question derrière cette affirmation est la suivante : la prévision (​prouidentia​) d'un artisan (​artificis​) est­elle creuse (cassa) pendant qu'il saisit dans son esprit (​animo tenet​) la forme d'une œuvre future quand la réalité (​res​) ne se trouve (​habet​) pas encore ainsi ? Peut­on dire d'une pensée qui porte sur le futur qu'elle est nécessairement creuse parce que la ​res qu'elle projette n'y est pas encore ? Si je puis dire, la prévision, la pensée du futur, pendant qu’elle est pensée, a­t­elle, possède­t­elle une chose ? Afin de bien suivre l'argument abélardien qui répondra à ces questions et en nous plongeant déjà dans le sujet des modes d'existence, il est nécessaire de rendre explicite ce que veut dire, pour le philosophe, une pensée creuse ou vaine et son contraire, une pensée saine. La première chose dont il faut tenir compte c'est que dès que nous sommes face aux termes sanus (sain) et ​cassus (vain) nous traitons une question appartenant à la sphère de la pensée et non pas à celle du langage, ni à celle des choses, bien que les trois doivent, dans un système tel que celui d’Abélard, rester nécessairement imbriquées. Une pensée peut être dite saine ou creuse, mais jamais vraie ou fausse ; les valeurs de vérité « formelle » n'étant prédiquées que des arguments (logiques). Et les choses, de leur côté, les « choses mêmes », n’étant ni saines ni creuses, ni vraies ni fausses formellement, mais ayant en elles une toute autre vérité, une « vérité en soi » qui constitue aussi une sphère autonome – et cette vérité­là est uniquement accessible à Dieu en tant que puissance capable d'appréhender les essences une par une, en un seul et unique acte hors du temps ; une puissance parfaite qui n'a donc pas besoin de l'​abstractio​ pour connaître. Les intellections saines ou non­creuses supposent la nécessité d’un rapport entre un acte de la pensée et une chose sur laquelle cet acte porte ; une relation entre la pensée en tant que force abstractive ou « attentive » d'une nature ou propriété d'une chose, et la chose qui fera l'objet de sa visée ou attention (​attentio​). Ainsi, traduire ​sanus par santé apparaît, nous semble­t­il, au moins, équivoque dans la mesure où ce qui compte le plus au premier stade, dans ce moment fondamental de l'argument abélardien, pour déterminer la non vanité de la pensée, ce n'est pas tellement la qualité du contenu de l'intellection ou le niveau d'adéquation entre elle et, disons, sa source, mais le fait, tout simplement, pour la pensée, d'avoir un contenu : d'avoir une consistance, que sa source existe sensiblement. La réponse abélardienne à la question : qu’est­ce qui garantit la santé de la pensée ou de l’intellection (la pensée comme activité interne de l’âme et de l’intellection comme son résultat ultime) a deux moments : le premier, tel que nous venons de l’établir, c’est la chose ; la chose en tant que réalité sensible à la base d’une intellection garantit sa non­vacuité. Et ensuite, en formulant l’argument par la négative, le philosophe ne tarde pas à ajouter qu’on ne peut pas dire d’une intellection qu’elle est creuse parce que la « chose même » ou la source d’où la connaissance vient, n’est pas identique à l’intellection engendrée dans l’âme du sujet connaissant. Cela parce que toute intellection produite par l’âme humaine, en tant que résultat d’un processus d’abstraction, sera nécessairement semblable et non pas identique à la chose “initiale”. Ainsi, on dit tantôt des images ou formes tantôt des intellections qu’elles sont des similitudes des choses, car aucune d’elles ne présente pas à l’esprit la chose dans sa complétude ou sa réalité même, mais qu’elles la conçoivent autrement ; à savoir l’imagination en allant chercher la sensation actuellement absente, en créant une image, une res imaginaria d’elle, et l’intellection en portant attention “seulement” à quelque caractéristique de la chose, en concevant une chose visée et donc nécessairement partielle. Ainsi, ce n’est pas parce que la chose n’est plus comme elle était qu’elle n’y est point ou que la pensée se sépare radicalement d'elle. Les modes d'exister de la chose intelligée et de la chose sensible ne se rapportent donc pas par un lien d'identité ou contrariété, mais par similitude. La manière d'être de la chose intelligée et la manière de subsister de la chose sensible, en tant que modes de la res, se rencontrent, plutôt, en ce qu'elles réfèrent au même statut de la chose, à un « état de chose ». Ainsi surgit la res en tant qu'objet de la pensée pour le sujet de la pensée, en même temps, comme res perçue et ​res intelligée ; ​res subiecta et ​res incorporea ​sans la moindre contradiction, sans aucune vacuité. D' une certaine façon « c’est autrement qu’elle est, qu’elle est dite être intelligée, non certes d’un autre statut qu’elle n’est, mais en cela 'autrement' (…) c’est séparément d’une autre que cette réalité est intelligée, non pas séparée, bien que toutefois elle n’existe pas séparément » écrit Abélard. Quand on dit que le sujet porte attention seulement à une nature en cela qu’elle a cette caractéristique, elle n'est point creuse car ce « seulement » se réfère à l’attention et non pas au mode de subsister de la chose. Ainsi, ce qu'Abélard veut dire c'est que le mode d'intelliger est différent de celui de subsister ou d'exister matériellement. La chose ne subsiste donc pas séparément, mais elle existe, elle est disposée intellectecuellement, séparément dans l'esprit du penseur. La pensée humaine ne pouvant pas saisir les « choses mêmes » d'un coup, contrainte par sa sensibilité, voire sa temporalité, les concoit séparément par et dans la pensée ; l'intelligence en les intelligeant, en les intérnalisant ne peut que les modifier. Derrière cette réflexion d'ordre tant ontologique que physique, nous trouvons l'idée que bien qu'il n'y ait pas quelque chose comme une ​res discreta « dans » la pensée, elle n'y subsiste pas, il y a nécessairement un chose de la pensée. Les réalités singulières se trouvant à l'extérieur et les « réalités de la pensée » à l'intérieur , les unes corporelles et les autres incorporelles, les deuxièmes surgissant des premières pour garantir une pensée saine, tout en conservant une certaine unité essentielle et une continuité de la res, de son staut, se diversifient, elle se modifient. Répétons­le : la ​res ​ne subsite donc pas « dans » la pensée ; elle est « de » la pensée. De l'autre côté, l'intellection est dite creuse quand l'intelligence qui l'engendre conçoit la chose, non pas par abstraction mais en ajoutant en elle des propriétés qu'elle n'a pas ou en niant ce que la chose « effectivement » a ; en ne la concevant pas autrement qu'elle est, mais tout autre qu'elle est. Non pas séparément, partiellement et par similitude, non pas modifiée, mais séparée, détachée, aliénée. Cette continuité nécessaire qui garantissait la santé de la pensée est ici cassée, fissurée en permettant que ce que la chose n'est pas, ce qu'elle n'a pas, rentre dans la pensée ; en faisant qu'elle porte des traits qui lui sont impropres. « Quand j'intellige une réalité autrement qu’elle ne se trouve, en l’occurrence de telle sorte que mon intellect porte attention en cette nature ou propriété qu’elle­même n’a pas, assurément cette intellection est creuse », écrit Abélard. Il distinguera également l'intellection creuse de l'opinion en ce que la première, venant de la sensation, la nie, et que la seconde, n'aurait simplement pas de chose sensible, comme est le cas des relations telles que « la mortalité, la paternité, la rationalité ». Or, c'est par l'​imaginatio et l'​intellectio que l'esprit se rapporte à une chose qui n'est pas présente aux sens – ce qui inclut les choses matérielles absentes comme les substances incorporelles – ; là , dans ce processus cognitif de la pensée qui porte sur le passée et de façonnement des insensibles (évitons le terme fiction), des tromperies, des trahisons de mémoire ou des projections de caractères matériels ou corporels sur des réalités immatérielles peuvent avoir lieu. Mais n'en va­t­il pas, à des degrés différents, toujours ainsi ? N'y­a­t­il pas toujours une trahison, la chose étant absente ou présente ? Oui dira le péripatéticien, et c'est l'origine sensible de la connaissance et la nécessité d'une image corporelle pour la pensée humaine qui l'impose. En fait et il conclue toujours sur le même argument : il est impossible de qualifier de vaine toute intellection par laquelle l'esprit intellige une chose autrement qu'elle subsiste, même quand la mémoire nous trompe ou l'habitude nous fait imposer des traits impropres a la chose de la pensée. Dans le cas de la mémoire et de l'habitude, tel que le précise le philosophe, cette tromperie ne vient pas d'un acte cognitif, mais d'une tendance naturelle et physique propre aux limites de la pensée humaine. Ainsi, bien que la chose soit altérée, cette altération n'étant donc pas le résultat ni d'une visée ni d'une volonté (d'une ​intentio​), elle ne pourrait pas être dite la cause d'une intellection creuse. L'intellection engendrée à partir d'une matière tricheuse – de cette base sur laquelle la raison porte – est, en fait, la seule manière à l'homme pour se (re)présenter certaines réalités. Et cela vaut pour toute pensée : même quand la chose est présente – et surtout dans le cas d'une pensée du passé et d'une chose abstraite (une couleur par exemple) –, un dégré de partialité et de simulacre est présent et doit être considéré. Autrement dit, aucune ​intentio d'imposition d'une propriété autre à la chose à lieu dans la perception, ni sensible ni imaginative ; elles offrent à l'âme leur produit selon leurs propres limites sans exercer aucune rationalité, donc en aucune manière en ne délibérant sur elle en tant que subsistance autre. Ce n'est donc pas le contenu même ni de l'image en tant que matière ou forme significative, ni l'intellection en tant que similitude intellectuelle de la chose que d'y naît, qui déterminera si la pensée est creuse. Nous tombons ainsi sur deux possibilités : Ou bien toute intellection est creuse, car la chose intelligée n'est jamais comme elle subsiste, ou bien aucune intellection n'est creuse car la chose intelligée ne sera jamais comme elle subsiste. Sont­elle possibles les intellections creuses ? Oui. Les intellections creuses existent, et ce sera en introduisant la question du temps dans la pensée, la question de la prévoyance, que cette question pourra être clarifiée et que le lexique ontologique ressortira. Les pensées qui portent sur le passé nous les appelons mémoire, celles qui portent sur le présent, intelligence3, et celles du futur prévoyance, écrit Abélard. Trois pensées se rapportant ainsi à trois temporalités et donc aux trois modes d'existence de la res​. La mémoire étant la forme interne (image et intellection) d'un objet qui existait et auquel on accède par un souvenir ­ un objet absent ­, l'intelligence étant la forme d'une pensée qui a devant elle l'objet de la perception sensible – un objet présent­, et la prévoyance, la pensée qui, née à partir des souvenirs des perceptions ou des perceptions du présent, façonne un nouvel objet qui n'existe pas encore matériellement – un objet inexistant. Ces pensées en exprimant aussi trois mouvements de l'esprit : rétrospection, prise et projection. Pour la mémoire et l'intelligence, la question de la sensibilité et donc, de la santé de la pensée, est simple : l'objet existe ou existait. Mais que faire des inexistants, des insubsistantes si l'on veut ? Autrement dit, quel est l'objet de la prévoyance ? Suivant la première exigence d'une pensée saine, à savoir qu'elle ait un corrélât sensible : comment une prévision ne serait­t­elle pas vide ? La réponse, bien que moins évidente que dans les deux autres formes de pensée, n'est pas pour autant difficile : la prévision est un façonnement d'un inexistant à partir des existants. Cette première condition pour que la pensée soit saine étant donc facilement couverte ; la prévision, comme toute pensée, est pensée de quelque chose ; de quelque ​res​. De la même manière que la mémoire porte sur les absences, la prévision porte sur des choses qui se posent dans le futur où elle n'existent pas encore ainsi, elle ne porte pas sur rien, soulignons­lè, mais sur des choses qui n'existent pas encore sous ce mode, ou que ne subsistent pas encore. Ainsi étant le mot cruciale pour cet argument ; la pensée concoit la chose dans le présent, indépendamment de son actualité future. En fait, et Abélard le dit explicitement : « toute conception de l’esprit est comme relative au présent » (​Omnis quippe animi conceptio quasi de presenti est​). Belle idée dont il faut bien mesurer la puissance : la pensée sous toute forme, portant sur n'importe quelle chose, les tient pour présentes. Les choses singulières ne sont pas présentes à la pensée, mais elles sont tenues pour présentes ; l'âme humaine ne pouvant que toucher légèrement les corps par la sensation, toujours en décalage, en retard par rapport à son propre présent, dès l'origine, ne rejoint jamais exactement la sphère des réalités concrètes. Ainsi, bien que la res habite la pensée, tout en étant dedans, reste aussi dehors. Ne permettant aucun vide entre le senti, l'imaginé et l'intelligé, la chose est et reste toujours ailleurs et en quelque mesure absente. C'est pourquoi l'imagination, jouant le rôle de la sensation est fondamentale pour la pensée : en façonnant la forme sous laquelle l'intellect s'exercera (la ​res imaginaria​), celle qui « appelle l'​intellectio​, qui dirige l'intellection vers elle » (​significare formam​), <cette ​res​> incarne l'inévitable condition de souvenir de la pensée, son « tenir pour présent » ce qui était, qui est ou qui n'existe pas encore ainsi. Concluons cet exposé en passant à la condition de la pensée pour que l'on puisse dire d’elle qu'elle est creuse ; condition qui, suivant la même ligne de l'argument de la trahison de la mémoire et l'habitude, c'est­à­dire la question de l'​intentio​, se rend, cette fois­ci, au sujet de la prévoyance, possible et explicite. Pour qu'une pensée puisse être dite creuse il faut « qu'une croyance s'ajoute à la pensée » ; qu'une fides ou un jugement sur une chose invisible qui donne une conviction personnelle, une libre délibération qui tient pour vrai un incorporel, ait lieu (si l'on suit la définition abélardienne trouvée dans ses ​Theologias​). Si les conditions d'une pensée saine, on l'a vu, faisaient toutes partie du rapport entre noèse et noème, entre la pensée et le pensé, ici, pour que la pensée puisse être dite vaine, un nouvel élément est nécessaire ; dans l'acte de foi, le penseur dans sa dimension personnelle et accidentelle est mis en jeu. Il est vrai, et surtout il est nécessaire de le souligner, que dans l'intellection, c'est­à­dire dans l'acte de viser et de s'intéresser à quelque trait ou nature de la chose il y a déjà une personnalité de la pensée ; toute pensée est pensée de quelque chose et cette chose, en se disposant intellectuellement, passant d'une existence individuelle (physique) à une disposition intellectuelle, devient personnelle, mais cette ​attentio ou visée est une liberté intrinsèque aux jeux des facultés de l'âme humaine. En pensant l'homme active sa liberté dans la mesure où toute intellection suppose une mise en perspective, un acte de positionnement nécessairement personnelle ou intentionnelle. Dans la question de la croyance de la pensée qui porte sur le futur, différement, la délibération dans sa nature accidentelle s'ajoute à la pensée ; « comme du dehors de la pensée », vient la conviction. «Comme du dehors » et non simplement « du dehors » parce que plus que quitter le « penseur » en tant qu'agent d'une pensée, on lui ajoute une couche à la fois logique et éthique ; il tient pour vrai, il délibère ou juge sur la pensée en produisant en lui une conviction personnelle. Nous pourrions donc dire que ce n'est ni la pensée, ni le pensé qui sont « en soi » creux ; ni l'intelligence ni l'intellection peuvent être dites de telle forme, dans la mesure où aucun jugement externe à leur constitution n'est porté sur eux. Ainsi, ce que nous avons nommé comme le «tenir pour présent» dans la conception d’une intellection, se distingue radicalement du « tenir pour vrai » de la croyance, de l'acte de foi. Dans le premier cas, la res singularis devenant en même temps res imagnaria et res intelligible, toute activité de la pensée ne quitte jamais le présent, et une continuité du status de la chose est assurée. Dans le deuxième, s'y ajoutant la croyance, deux temporalités se confondent en superposant à leur tour deux modes d'existence : on croit effectivement actuel ce qui n'existe que comme disposition intellectuelle ; on dit des faits du présent, d'être aussi des faits effectifs du futur ; on dit de l'existence interne, d'être une subsistance. En imposant une nature physique à un fait psychologique, en faisant de la pensée une croyance, on ne pose pas la prévision présente dans le future, mais on la superpose. C'est pour cela qu'on ne peut que dire du sujet de la croyance, derrière et autour de cette pensée, qu'il est dupé (​deceptum​). «Il ne se trompe pas celui qui prévoit le futur, sauf s’il croit qu’il <en> est déjà ainsi comme il prévoit” (…) Ainsi celui qui prévoit n'est pas non plus dupé, parce que ce qu’il pense comme déjà existant, il ne croit pas que <cela> existe ainsi, mais qu’il <le> pense ainsi présent, de telle sorte qu’il <le> pose présent dans le futur (...) Même si en effet je pense <à> un corbeau rationnel et que cependant je en crois pas <qu’il soit> ainsi, je ne suis pas dupé. » Très près ou très loin de la chose, absente ou présente, porté sur le passé, le présent ou le futur, la pensée n'est jamais inconsistente, injuste, vide, trompeuse. Ce qu'on concoit c'est forcément ce qu'il y a, et ce qu'il y a, c'est tout. Tout pour celui qui s'est intéressée à appréhender de telle ou telle manière. Ainsi, de l'existence, passant par la res​, en distanguant les modes des réalités et leurs manières d'exister, en parcourant le lexique ontologique abélardien, on retombe dans la cogitatio. On le répète : tout est là. En pensant, en cogitant, je ne me trompe pas ; ni les choses, ni la pensée, ni l'agent de cette pensée, peuvent être creux. Tout en restant une activité personnelle, diverse, propre et distincte à chaque âme connaissante : quand je pense, je ne me trompe pas. 1Cette terminologie de l’existence s’inscrivant, elle aussi, dans un paysage encore instable et explicitement troué ; le douzième siècle latin ne connaissant que la Logica Vetus d'Aristote et le Timée de Platon comme sources grecques anciennes. On ne s'étonnera donc pas du fait que les différentes théories qui y sont nées, et partant la pensée abélardienne toute entière, sont également recouvertes d'une sorte d'instabilité et qu'elles restent quelque part, toujours ouvertes. Instabilité et précarité matérielle de base qui, tout en limitant certains usages et domaines conceptuels, ne suppose cependant pas nécessairement une infertilité. Peut­être, tout le contraire ; les trous que la littérature absente telle que le De Anima d'Aristote supposent, texte dont Abélard connaît bien son existence et son manque, font de sa pensée une philosophie qui de très peu, tire beaucoup ; cette limitation se traduisant, chez Abélard, souvent, par une liberté spéculative exceptionnelle, comme l'atteste, précisément, ce qu'il dit de la ​res​ et de l'existentia. 2 ​Notamment, sur l'abstraction comme activité nécessaire de la pensée humaine, et l'intellection qui est engendrée au moment d'entendre un terme universel sur 3​Cogitatio nempe de futuris ‘prouidentia’ dicitur, de preteritis ‘memoria’, de presentibus proprie ‘intelligentia’.