Philonsorbonne
10 (2016)
Année 2015-2016
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Ángela Beatriz ÁVALOS SOTO
La personne et ses modes chez Pierre
Abélard
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Référence électronique
Ángela Beatriz ÁVALOS SOTO, « La personne et ses modes chez Pierre Abélard », Philonsorbonne [En ligne],
10 | 2016, mis en ligne le 19 janvier 2016, consulté le 21 janvier 2016. URL : http://philonsorbonne.revues.org/767
Éditeur : École doctorale de philosophie de l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne
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La personne et ses modes chez Pierre Abélard
Ángela Beatriz ÁVALOS SOTO
Tribus itaque seu quatuor modis ac
pluribus fortassis hoc nomen ‘persona’ sumitur,
aliter uidelicet a theologis, aliter a grammaticis,
aliter a rhetoricis uel in comoediis, ut supra
determinatum est1.
La « personne » est une notion plurielle, valable pour le théologien
comme pour le grammairien, le rhéteur ou le comédien. De cette citation
extraite de la Theologia Christiana d’Abélard surgissent les interrogations
suivantes : comment comprendre une telle extension de la persona ? Quel
sens le mot revêt-il dans ces diverses occurrences ? Y a-t-il pour le justifier
un dénominateur commun aux différents « agents » concernés, ou n’est-ce
qu’une pure homonymie ? Enfin, la figure du comédien s’identifie-t-elle à
celle du rhéteur ?
Pour qui veut répondre avec cohérence, il importe de repérer l’ordre
dans lequel les différentes acceptions sont ici présentées. À suivre la phrase,
la « personne » est une notion qui concerne d’abord le théologien, puis le
grammairien, enfin le rhéteur et le comédien. Ce n’est pas dû au hasard ;
cette hiérarchie correspond assez fidèlement à l’architecture globale de la
pensée d’Abélard tandis qu’il écrit la Theologia Christiana, contemporaine
de son De Intellectibus. La théologie, en effet, comprend les arts du langage,
et dans les arts du langage, la grammaire domine la rhétorique, puis la
comédie. De façon primordiale, par conséquent, c’est-à-dire dans ses
1. P. Abélard, Theologia Christiana (= TC), III, in Petri Abaelardi Opera Theologica, vol. II,
éd. E. Buytaert, Turnhout, Brepols, 1969, p. 181 : « Ce nom de “personne” se prend donc de
trois ou quatre façons – et peut-être davantage : d’une certaine façon par les théologiens,
d’une autre par les grammairiens, et d’une autre encore par les rhéteurs, ou dans les comédies,
ainsi qu’on l’a montré plus haut » (nous traduisons).
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fondements comme dans son sens ultime, la persona est une notion
théologique, au service d’une exégèse du mystère trinitaire – et c’est la
théologie, du reste, telle qu’Abélard la conçoit (à savoir plus comme une
rencontre entre le logos et le Mystère que comme un discours sur Dieu) qui
enveloppe toute sa pensée, jusqu’à déclencher les polémiques intellectuelles
dont il fera l’objet.
C’est de là, donc, que nous partirons dans cet article pour tâcher
d’élucider chez lui cette déclinaison de la « personne ». Nous en partirons
comme d’un point focal à partir duquel nous irons chercher les autres
acceptions (sans que cela dénie aux autres emplois une consistance propre).
Notre but, par conséquent, sera à la fois d’examiner ce que chacun de ces
emplois de persona signifie et de les situer dans la philosophie abélardienne
tout entière : une philosophie, écrit J. Jolivet, dans le langage, et non pas du
langage, c’est-à-dire une pensée qui certes débute et se développe dans et
par le langage, mais sans cesser de viser – pour y trouver son sens – une fin
qui le dépasse, à savoir la morale, et plus précisément : une théologie morale
à forte teneur intellectuelle2.
La question de la Personne Trinitaire : personne théologique
et langage
« Or il advint que je m’occupai d’abord de traiter du fondement même de
notre foi en usant des similitudes de la raison humaine, et que je composais un
traité de théologie sur l’Unité et la Trinité divines, à l’intention de mes
étudiants. Ceux-ci exigeaient des raisons humaines et philosophiques, et
réclamaient sans cesse ce qui peut se comprendre, de préférence à ce qui peut
se dire : ils disaient en effet qu’un énoncé verbal que la compréhension ne
suivrait pas, serait inutile, qu’on ne peut croire ce qu’on n’a pas compris au
préalable, et qu’on se rendrait ridicule à prêcher aux autres ce qu’on ne pourrait
saisir par l’entendement, pas plus que ceux qu’on enseignerait ; le Seigneur luimême le prouve : des aveugles guideraient des aveugles »3.
Dans son Historia Calamitatum, Abélard décrit le contexte dans lequel
la Theologia Summi Boni (ou Tractatus) fut écrite. Il y raconte comment,
sollicité par ses élèves, et animé par sa propre conviction de chrétien et de
logicien, il décida de consacrer ses études et ses cours à la compréhension
du mystère trinitaire traversé par la notion de persona. Son Tractatus
commence par les questions suivantes : que signifie la distinction de trois
Personnes dans une nature toujours identique à elle-même, et comment
2. J. Jolivet, Arts du Langage et Théologie, Vrin, Paris, 2000, p. 10.
3. P. Abélard, Historia Calamitatum (= HC), IX, in Id., Historia Calamitatum, éd. Monfrin,
Paris, 1978, p. 82.
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concilier l’unité de nature de la Divinité avec la triplicité des Personnes ?4
Autrement dit, comment l’indivisible peut-il être multiple, et quelle est la
nature de cette multiplicité ?
Ces questions, dans leur formulation même, dévoilent deux aspects
fondamentaux de la pensée abélardienne : premièrement, une adhésion totale
aux dogmes chrétiens pris comme des Vérités immaculées ; deuxièmement,
le biais par lequel il s’en approchera. En posant la question de la
signification de la distinction des Personnes, le philosophe entre à la fois
dans le champ de la sémantique (signification) et dans celui de l’analytique
(distinction) – ce qui préfigure la grammaire spéculative, la question de la
Personne trinitaire devenant nécessairement une question théo-logique5.
Lisons son argument : « un sceau de bronze ; il est à la fois un et triple :
il est bronze selon la matière et sceau selon la forme ; le sceau procède du
bronze et non l’inverse, comme le fils procède du Père et non l’inverse ;
enfin, dans son action de sceller, le sceau scellant, tel l’Esprit Saint
procédant du Père et du Fils, procède à la fois de la matière et de la forme,
du bronze et du sceau en tant qu’instrument de scellement »6.
Abélard explique ici par analogie ou similitudo (comme il l’avait avoué
à ses élèves : « je m’occupai d’abord de traiter du fondement même de notre
foi en usant des similitudes de la raison humaine ») les fondements de sa
théorie des Personnes. Le sceau de bronze peut se concevoir sous différents
rapports : bien qu’ayant une unité essentielle, l’objet « sceau de bronze »
peut se penser selon sa forme, selon sa matière, et selon une matière formée
pour quelque chose. Dans le même temps, un autre type de rapport a lieu,
« le fait de procéder » : la matière est formalisée et la matière formalisée
vient de la jonction de la matière et de la forme (jonction conçue comme un
4. P. Abélard, Theologia Summi Boni (= TSB), I, 1, in Petri Abaelardi Opera Theologica,
vol. III, éd. E. Buytaert et C. Mews, Turnhout, Brepols, 1987, p. 86.
5. La logique ou discipline dialectique, le bon usage de la raison ou la distinction du vrai et de
l’apparence, est la discipline qui nous permet de comprendre la Vérité : ainsi, la Personne du
théologien nous renvoie nécessairement à la personne du dialecticien. La logique est le moyen
dont nous disposons pour accéder aux mystères, voire ce qui nous ouvre à la théorisation de la
question des Personnes trinitaires. La dialectique est l’outil nécessaire, une certaine condition
de possibilité d’une pensée sur la Personne théologique. Non pas pour démontrer, mais pour
défendre la foi, dirait Abélard ; non pas pour la connaître, mais pour la comprendre. Abélard,
dans son Invective contre quelqu’un qui n’entendait rien à la dialectique, qui pourtant
trouvait mauvais qu’on l’étudiât, et pensait que ses enseignements n’étaient que sophismes
et tromperies (= Lettre XIII, in J. Jolivet, Abélard ou la Philosophie dans le Langage,
Paris, Cerf, 1994, p. 150), dira : « sans elle <la dialectique>, il est impossible de résister aux
attaques des hérétiques et des infidèles et de leur fermer la bouche en leur opposant de bonnes
raisons » ; l’homme, incapable de répondre aux attaques contre la foi au moyen du miracle,
doit le faire par la parole dialectique. « Je crois, écrit Abélard, que nul ne saurait comprendre
pleinement ces choses à moins de passer ses nuits à étudier la philosophie et avant tout, la
dialectique » (ibid., p. 152). Pour finir, notons ceci : « Christ signifie le logos, chrétiens doit
vouloir dire logiciens, et donc la doctrine chrétienne, logique » (ibid., p. 154).
6. P. Abélard, Theologia Scholarium (= TS), III, in Petri Abaelardi Opera Theologica,
vol. III, p. 143.
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troisième mode de Dieu et non pas comme une simple addition des deux
autres). Dans le cas de Dieu, ou de l’Un, à savoir la substance divine, l’enjeu
et sa solution sont identiques. Il ne pourrait en être autrement : l’Un étant
simple et indivisible, et tout autre qu’un individu, aucune division réelle ne
peut y apparaître (puisque pour Abélard il n’y a rien de réel que l’individu
et dans l’individu, l’individuel). Les trois Personnes ne peuvent donc
absolument pas être réellement, ou individuellement, distinctes, elles ne sont
pas des choses, des res. La modalité, par conséquent, à savoir la conception
de cette unité « selon quelque chose », ou la différenciation selon un rapport,
est la seule à nous permettre de penser une Unité multiple. Les modes, en
tant que « raisons d’être différentes », « ayant des propriétés distinctes »,
respectent le caractère multiple de l’unité.
La différenciation dans l’unité est donc une chose tout autre que sa
division. Différencier implique une « modalité », des approches du
« même », tandis que la division ferait de l’unité une triplicité (ou même,
une réification). Ainsi, Abélard, en décrivant la perfection du Bien suprême,
à savoir Dieu (Dieu comme complètement achevé ou par-fait) explique que
la Sagesse même de Dieu incarnée (le Christ ou le logos) ne l’a pas divisé,
mais l’a différencié au moyen des trois noms quand, pour trois raisons, elle
l’a nommé Père, Fils et Esprit Saint. En ces trois caractères : la puissance, la
sagesse et la bonté consiste donc l’entière perfection du bien, et aucun d’eux
ne vaut sans les deux autres. Autrement dit, le rapport entre les Personnes est
d’un ordre nécessaire : quelqu’un de puissant, mais qui ne sait régler ce qu’il
peut selon la loi de la raison, n’a qu’une puissance funeste et pernicieuse ;
s’il est sage et s’il agit avec discernement, mais qu’il est impuissant, il
n’aboutit à rien ; et s’il est puissant et sage sans être aucunement bon, il est
d’autant plus porté à nuire que sa puissance et son habilité lui permettent
d’accomplir plus sûrement ce qu’il veut : celui que ne meut aucun sentiment
de bonté ne laisse rien espérer aux autres de ses bienfaits7.
Par conséquent, lorsqu’Abélard dit que la différence ne suppose pas
nécessairement une divisibilité, et qu’il s’agit ici d’une distinction nominale,
il n’est pas seulement en train d’expliquer comment on pourrait résoudre
ce (faux) problème de l’unité trine, mais il réfute aussi les réalistes, à savoir
ceux qui, en réifiant les Personnes, c’est-à-dire en faisant d’elles trois
essences – en les individualisant –, contredisent la Sacra Pagina. Abélard,
sur ce point, insistera sans cesse pour dire qu’il n’y a qu’une seule essence,
ou bien que la substance des Personnes divines est la même selon l’essence,
et qu’elles ne sont diverses que comme des choses diverses par définition. Le
propre du Père est le pouvoir ; il est distinct du propre du Fils qui est de
connaître, et du propre de l’Esprit qui est d’être bon8.
Chaque Personne est, sous une certaine modalité (i.e. en signifiant des
choses distinctes), Dieu sans que cela nous conduise d’un côté à une
7. P. Abélard, TSB, p. 25.
8. Voir J. Jolivet, La Théologie d’Abélard, Paris, Les éditions du Cerf, 1997, p. 37.
La personne et ses modes chez Pierre Abélard
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équivalence exclusive des termes ou, d’un autre côté, à une triple essence.
Ainsi, le Père seul est Puissance, le Fils seul est Sagesse et l’Esprit Saint seul
est Bonté, mais les trois se rencontrent entièrement en Dieu9. Souvenonsnous que leur rapport est nécessaire. Le philosophe veut plus énoncer les
attributs propres à chaque Personne que les individualiser – ce qui serait
absurde, et d’ailleurs hérétique.
Ainsi, puisqu’une substance simple n’a pas de parties, c’est-à-dire
n’admet pas l’existence en elle d’entités réellement distinctes, les Personnes
ne sauraient être réelles. Les Personnes sont plutôt des « voies » – des
« outils » – qui nous permettent de nommer l’Unité de trois manières sans
pour cela la diviser. Car Dieu se dit de trois manières : Père, Fils et Esprit
Saint.
La Personne trinitaire n’est donc « rien d’autre » qu’un nom, car les
noms n’ont pour objet que de signifier. Reformulons : la « Personne » est un
nom, un agent significatif par lequel nous produisons des intellections : c’est
ce par quoi Dieu se rend « connaissable » pour nous. La Personne trinitaire,
en tant que nom, est donc l’outil – le plus humain des outils – permettant
d’exprimer quelque chose de propre à chacune des Personnes en Dieu.
La Personne Grammaticale : Grammaire et Dialectique
Suivant la ligne que la Personne théologique (en tant que nom) a tracée,
cette deuxième partie d’ordre linguistique a pour but d’exposer la théorie
abélardienne du nom et ce qu’on appelle son « nominalisme » – ou plutôt
son « non-réalisme », pour parler comme J. Jolivet (que nous suivons) –,
cela afin de comprendre comment, pour le grammairien, le nom se rapporte
à la personne. Il s’agira donc ici d’articuler le nom, la signification et la
personne.
Bien que les débats concernant Abélard et la querelle des universaux
soient féconds et fondamentaux pour comprendre son œuvre, nous consacrer
à cette entreprise outrepasserait les limites de cet article. C’est donc
uniquement dans le cadre de la notion de « personne » que l’on considère ici
l’universel. Or, la personne grammaticale ne vient pas seule ; elle s’inscrit
pour ainsi dire dans un « paysage », celui de la réflexion sur « le nom », sur
les normes linguistiques permettant de l’utiliser et sur l’universel. C’est dans
l’espace couvert par cette articulation que se place l’analyse qui suit.
Un « vocaliste », un « nominaliste », un « conceptualiste », un « nonréaliste » : plusieurs « étiquettes » ont servi à caractériser Abélard au cours
de l’histoire, chacune dotée d’une certaine justesse. Les débuts vocalistes
9. Nous profitons du terme « rencontre » (conueniunt) présent et fondamental à la notion de
status (centre de la théorie des universaux abélardienne), notion qui permet de penser la
possibilité d’une diversité non individuelle au sein du « même ».
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d’Abélard, le passage, d’importance cruciale, à la distinction entre vox et
sermo, et l’interprétation de cette distinction d’après la notion de « concept »
comme présence mentale (cette dernière, étant, peut-être, la plus risquée des
théories proposées), tout cela justifie partiellement l’une ou l’autre des
désignations qu’on a rappelées. Toutefois, comme on l’a dit, celle du nonréalisme nous semble convenir le plus à la pensée abélardienne – une pensée
multiple et changeante, mais qui, dans ses fluctuations, n’a jamais
abandonné « le nom ». Ce « nom », chez Abélard, est à la fois le socle d’une
réponse aux débats de l’époque et le fondement de sa propre doctrine. À cet
égard, s’agissant du « nom », la théorie abélardienne des universaux est aussi
bien réactive qu’autonome.
C’est sous le patronage, parfois conflictuel, des maîtres nominalistes,
en opposition à la thèse réaliste d’une réalité de « ce qui est capable d’être
prédiqué de plusieurs » (quod de pluribus natum est aptum praedicari), pour
tout dire d’une réalité de l’universel, que se place d’abord la pensée
d’Abélard. Ce dernier, tantôt proche, tantôt éloigné de Roscelin de
Compiègne, peut être justement désigné, on l’a dit, comme non-réaliste, et
non comme nominaliste radical. Voyons pourquoi.
Qu’est-ce que l’homme ? L’homme est un universel, à la différence de
Socrate, qui est un singulier (quod de uno solo praedicatur). Dès l’origine, il
en va ainsi : dès sa première formulation, en effet, c’est-à-dire dès son
impositio (la découverte d’une façon de grouper dans la nature des choses10),
l’universel est un universel et le singulier, un singulier. À la différence de
Porphyre, Abélard définit l’universel comme ce qui est capable d’être
prédiqué, et non pas comme ce qui l’est effectivement ; pour être universel
ou singulier, le nom n’a pas besoin d’une prédication actuelle. Cette capacité
de prédication nous renvoie ainsi à un certain état des choses (rei status) et
non pas à la chose individuelle actuelle dont il est question. Cela confère à la
pensée abélardienne une allure formelle, dès lors qu’on considère davantage
la manière de parler des choses que les choses elles-mêmes. Ainsi, la
nominatio est la relation d’un nom à une chose dont il est le nom, et
l’impositio (ou inventio) est l’établissement d’un nom ou l’acte par lequel le
nom devient le nom de quelque chose. De manière très large, pour Abélard,
l’universel est un mot et on l’attribue à un sujet en vertu d’un certain « mode
d’être de ce sujet », et non pas, tout bonnement, en vertu de « ce sujet ».
L’être-homme, différent de l’homme, n’est point une chose, et l’on pourrait
même dire qu’à strictement parler, il n’est rien. « Toute cause d’imposition
d’un nom universel est en elle-même infinie et n’est incluse en aucune limite
de choses », écrit Abélard dans sa Logique11.
10. Cf. P. Abélard, Logica Ingredientibus (= LI), 20 in M. de Gandillac, Œuvres choisies
d’Abélard, éd. Montaigne, Paris, 1945, p. 108.
11. P. Abélard, LI, 85 in B. Geyer (éd.), Peter Abaelards philosophische Schriften, Münster,
1919, p. 100 (Beiträge zur Geschichte des Philosophie und Theologie des Mittelalters,
21/1-3) : « […] omnis causa impositionis universalis nominis in se ipsa infinita est nec ullo
rerum termino inclusa » ; et plus loin : « Sicut enim rationale infinitam naturaliter
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D’un côté les choses, de l’autre les idées ; le palletien, combattant le
nominalisme avec le réalisme et le réalisme avec le nominalisme, au moyen
de la question « qu’est-ce qu’un mot ? », paraît adopter sur le problème
des universaux une position de type « ni - ni » et non pas « soit - soit ».
L’universel n’est ni une chose ni une idée, mais un mot, et comme il
l’explique dans ses écrits logiques12, outre la chose et l’intellection, apparaît
ce tiers qu’est la signification des mots.
La réponse d’Abélard surgit donc d’un nouvel espace, d’une nouvelle
origine qui place au centre du problème des notions qui n’avaient été
déterminantes ni dans le réalisme ni dans le nominalisme, à savoir : le sermo,
la significatio, le dictum et le status. Autrement dit, tout en répondant au
même questionnaire de Porphyre, les problèmes abélardiens vont se poser
autrement et se trouveront animés par d’autres figures. Raison suffisante
pour que cette théorie prenne un autre nom, un nom propre, aussi complexe,
et même confus, que ce qu’elle exprime (ainsi que J. Jolivet lui-même le
dit) : le non-réalisme.
Mais revenons à la personne grammaticale en reprenant notre point de
départ : la Personne théologique, disions-nous, est un nom, et, ajoutons-le,
un nom signifie.
Parler de grammaire nous situe dans le domaine des normes dans la
composition d’une phrase, au niveau de la congruence. Cette discipline, pour
Abélard, vient nécessairement avant la correcte attribution des prédicats
(la dialectique), et constitue donc une première partie (temporellement, mais
seconde en dignité) dans cette institution humaine qu’est le langage.
Cependant, le philosophe aura tendance à s’installer d’emblée dans le
langage, c’est-à-dire qu’il n’aura pas de mal à traiter de manière logique des
faits grammaticaux ; la frontière entre grammaire et dialectique n’est ni lisse
ni fixe. Or, bien que le champ de la congruence ne soit pas le même que le
champ de la vérité (ce qui nous permet de concevoir une bonne construction
avec une mauvaise prédication : « l’homme est une pierre »), chaque
discipline, tout en gardant son autonomie, participera à ce que J. Jolivet, de
nouveau, appelle « une discipline unifiée du langage ».
Le langage pour Abélard, nous l’avons dit, est porteur de la Vérité, de la
Révélation, et c’est à travers lui, du reste, que les pensées relatives aux
choses se sont exprimées et ont été comprises. Cette compréhension a pour
base une intellection, et « derrière » elle, un mot.
Le langage est donc porteur de deux faces : il tient à la fois aux choses
et à la pensée, et il a pour fonction de transmettre en utilisant le mot comme
outil des diverses médiations13. Les mots, noms et verbes, ont une double
impositionis causam habet, ita et rationalitas et quodlibet universale ». Donc « Qui enim hoc
nomen imposuit rebus, scilicet homo […], sicut numerum definitum habebat, ita nec omnem
causam quae est esse hominem certa intelligentiae meta comprehendit ».
12. Cf. P. Abélard, LI, I, 16, in Gandillac éd. citée, p. 102.
13. Cf. J. Jolivet, Arts du langage et théologie chez Abélard, p. 172.
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couche ; l’une concernant les choses, et l’autre, les intellections. En effet, les
mots signifient les choses en constituant une intellection, en désignant à un
auditeur l’intellection de celui qui parle et en produisant en lui une
intellection semblable. Dès lors, si un mot, compris comme « émission ou
son », signifie, c’est qu’en lui quelque chose se surajoute à son être
physique, ce quelque chose étant sa fonction significative. Abélard distingue
ainsi un aspect matériel et un autre aspect tenant à la signification du mot ;
materia vocis et vox significativa ou sermo. Vox (distinguée du sermo) passe
du côté de la chose en se plaçant dans la sphère naturelle, tandis que le
sermo, comme signifiant ou comme fonction significative du mot, dépend
d’une institution, d’une convention humaine14.
Dans cette théorie, large et complexe, nous nous intéressons à la
signification comme phénomène engageant deux individus, c’est-à-dire
comme phénomène interpersonnel. Chez Abélard, signifier veut dire
« engendrer une intellection semblable dans l’esprit de l’auditeur ». Cela
veut dire concevoir et engendrer non pas un mot ni une chose, mais une
intellection au moyen du mot. Signifier apparaît ainsi comme quelque chose
de fondamental et de propre tant au langage qu’aux agents (sujets de
l’action) qui participent à cet acte de signification, car le mot est un mot
dirigé vers quelqu’un. Ces deux participants sont, d’une part, celui qui
nomme et qui exprime, et d’autre part, celui qui reçoit et qui engendre –
aucun des deux ne se caractérisant par une pure activité ou une pure
passivité. La signification est un phénomène de couches ; la signification
suppose un rapport entre un « je », un « tu » et un « objet/il ». Cela constitue
une première approche des personnes grammaticales.
Or, cet engendrement (dans l’esprit de l’autre) ne vient pas seul. Il est
l’aboutissement d’un processus cognitif intellectuel qui commence dans le
sujet de l’émission. Processus permettant l’imposition d’un nom et qui se
déroule de la manière suivante (nous nous appuyons sur le De Intellectibus) :
au fondement de toute connaissance, il y a la sensation qui « touche
légèrement » l’objet, puis vient l’imagination qui, en se débarrassant d’une
extériorité, saisit la chose de manière confuse ou indéterminée – car
imaginer, c’est accueillir simplement la chose sans considérer encore en elle
ni nature ni propriété. Enfin vient l’intellection. Celle-ci, ayant comme acte
essentiel celui de l’« attentio », débarrassée de toute extériorité, observant à
travers les yeux de l’esprit, intellige « sa chose ». Par les images, l’intellect
vise une nature ou propriété de la chose en se plaçant devant son objet ; et il
se l’approprie. De la sensation à l’intellection, en passant par l’image, un
processus d’abstraction permettant la fondation des intellections, comme
portée au terme de la connaissance, a lieu. C’est ainsi que nous obtenons
les « connaissances des natures qui fonderont l’imposition des noms,
l’attribution du prédicat au sujet et enfin le raisonnement »15. Autrement dit :
14. Bien qu’il y ait une identité d’existence (in essentia identitas) – vox et sermo se référant à
la même chose –, leur origine (ou nativitas) est différente.
15. J. Jolivet, Abélard ou la Philosophie dans le langage, p. 66.
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c’est parce que l’on vise (on délibère), qu’on « connaît », et que l’on peut
ainsi nommer pour pouvoir enfin communiquer.
Mais, qu’en est-il de la personne ?
L’attentio, viser une nature ou une propriété, se livrer à une chose –
comme acte de l’âme – ne pourrait pas ne pas être un phénomène d’ordre
personnel, c’est-à-dire un phénomène propre et exclusif à un « point de vue
particulier », car le sujet – le sujet mettant en œuvre cette puissance – dans
cet acte, se fait ; d’une certaine manière, la personne de l’acte intellectif, en
se posant devant son objet, s’impose comme son propriétaire, voire comme
l’auteur de la chose concernée. Ce n’est pas l’homme en général qui vise ;
toute visée n’est jamais que la visée de quelqu’un. La chose nommée,
inscrite maintenant dans le monde langagier (c’est une chose dite), se
détermine. Le langage étant une institution humaine, la chose s’humanise. La
visée comme condition de possibilité de l’intellection est traversée par ce
que la phénoménologie appellera plus tard, une intentionnalité, la chose, la
pensée de la chose, cette chose-là, n’étant telle que pour celui qui la saisit.
C’est pour cette même raison que l’engendrement de l’intellection dans
l’esprit de l’autre (c’est-à-dire : signifier) ne peut qu’être semblable, et non
pas de l’ordre du « même ». Reformulons notre phrase, par conséquent :
viser, s’intéresser ou faire attention à une chose en tant qu’elle est telle
chose, ne pourrait pas ne pas être un phénomène d’ordre personnel (de
propre à un « singulier »).
La signification, essentielle à la communication, se voit affectée d’une
double contrainte : une cause et une similitude. Une cause, car il n’y a pas
de pensée sans objet ; penser, c’est toujours penser quelque chose ; et une
similitude, car il faut poser qu’entre mon intellection et celle de l’autre, bien
qu’elles soient nécessairement liées par la même « cause », dans l’acte de
transfert, une coïncidence absolue n’aura jamais lieu.
De cela, de la présence d’un émetteur, d’un récepteur, et de l’objet
de la transmission, c’est-à-dire en considérant les sujets participant à la
signification, et la distance qui les sépare, nous pouvons tirer une première
analogie avec la réflexion trinitaire : quoiqu’unifiés, et participant d’un seul
et même acte (la significatio), autre est le propre de celui qui parle (celui qui
impose le nom – la forme), autre le propre de celui à qui l’on parle (celui
qui engendre l’intellection à partir de ce nom reçu – la matière), et autre,
enfin, le propre de ce dont on parle (le nom et la chose – la matière formée).
Ces trois dimensions du même sont exprimées dans les trois « personnes
grammaticales » : le « je », celui qui vise et qui impose, le « il », cette chose
visée et nommée appartenant autant à l’émetteur qu’au récepteur, et le « tu »,
celui qui l’engendre.
Abélard exposera une analogie encore plus directe entre Personnes
trinitaires et personnes grammaticales dans sa Theologia Christiana. Il dira
qu’on peut bien admettre qu’un même homme soit trois personnes : celui
qui parle, celui à qui l’on parle, celui dont on parle, la substance des trois
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étant la même, et les personnes ne pouvant être distinguées que selon leurs
« propres », exprimés par leurs définitions16.
La personne a ainsi un double rapport au « personnel » : la personne
s’exprime par ce qui lui est propre, ce que son nom dit. Et la personne
est un nom, un outil, sous la forme d’un rapport. Or, l’importance de la
signification et du sermo, comme fonction significative du mot, est radicale
pour concevoir un universel, ce « prédicat de plusieurs », ou bien cette
« multiplicité une ». L’universel doit être le prédicat d’un sens et non pas
uniquement d’une émission. Car la vox ne peut pas avoir d’universalité,
elle est une chose, elle est uniquement une chose (répétons cela : il n’y a de
réel que l’individu, et dans l’individu, l’individuel). Le sermo comme sens
permet ainsi une pluralité (modale) dans l’unité d’un mot. Toujours dans la
Theologia Christiana, Abélard écrit : « Le nom Dieu devrait, certainement,
être un universel, car plusieurs choses sont distinguées personnellement
en lui »17. Autrement dit, dans l’universel et en Dieu, certaines choses sont
distinguées personnellement et non pas individuellement. Les personnes
grammaticales (le « je, tu, il »), toutes distinctes des « choses », et les
Personnes trinitaires participant d’une seule et même essence, doivent se
concevoir, nous y insistons, sous une forme de diversité, de différence et non
pas comme une simple unité ; l’unité-multiple ne peut qu’être conçue sous la
forme d’une personnification. Ainsi, c’est uniquement en suivant cette
approche de l’universel (de l’« homme » comme prédicat de plusieurs et de
Dieu comme Un et trine), que le multiple ne se réifie pas.
Avec la notion de sermo nous trouvons un autre terme également décisif
pour réfléchir à la multiplicité dans une unité indivisible : le status.
« Les hommes singuliers diffèrent les uns des autres, mais tout en différant
aussi bien par leurs essences que par les formes qui leur sont propres […] ils se
rencontrent en ce qu’ils sont des hommes. Je ne dis pas qu’ils se rencontrent
dans l’homme car l’homme n’est aucune chose sinon une chose individuelle,
mais dans l’être-homme (esse hominem) qui n’est ni l’homme, ni aucune
chose »18.
La rencontre des hommes se fait dans le statut d’homme, c’est-à-dire
dans son expression grammaticale par une proposition infinitive : l’esse
hominem. Un état de l’homme (et non pas « l’homme ») qui exprime, à la
fois, un homme impersonnel (au sens individuel) mais personnifié, avec
une puissance multiple – comme nous l’avons déjà vu pour les personnes
grammaticales. Le status nous permet de concevoir une multiplicité
intérieure (discretio) sans pour cela diviser l’unité19.
16. Voir P. Abélard, TC, III, p. 175.
17. Ibid., p. 171.
18. Ibid., p. 19.
19. Dire qu’une chose est séparée d’autres choses ne revient pas à dire qu’elle diffère de ces
autres choses, car toute chose, par définition, est séparée. L’unité de la chose signifie ainsi le
La personne et ses modes chez Pierre Abélard
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Une chose est certaine, la notion de personne se complexifie. La
personne est un nom ; la personne a quelque chose de propre et de partagé ;
la personne, sans jamais abandonner une seule et même essence, est
susceptible d’être conçue sous divers modes ; la personne n’est pas « à »
un individu, la personne est un rapport. Une clarification est-elle possible ?
Quand le terme « personne » est utilisé pour évoquer une réalité concrète,
une existentia, ne devrions-nous pas plutôt penser au terme « individu » ?
Nous faut-il distinguer la notion de « personne » de celle, sous forme
adjectivale, de « personnel » (« personne » étant la figure par laquelle une
distinction, et non pas une individualité, est pensée, et « personnel » ce qui
est propre à cette figure) ? À moins qu’on ne doive accepter une confusion
dans la notion abélardienne de personne20 ? C’est cette troisième hypothèse
que nous retenons : la « personne » nous semble être chez Abélard un terme
complexe, composé. Insistons pour conclure cette deuxième partie, en
abordant brièvement la question du dictum.
Une fois suivies les normes grammaticales, et une fois la phrase
construite de manière congruente, la question de la vérité (la question
dialectique) s’impose. Ici, la « personne grammaticale » (le sujet du prédicat)
pose un problème d’ordre existentiel. Le « je, tu, il », les personnes
grammaticales, en tant qu’elles sont liées in existentia aux prédicats,
empêchent un rapport nécessaire de vérité ou de fausseté de la proposition,
et donc, empêchent sa validité. Il semble que l’attribution d’un verbe à
une personne, dans sa particularité, soit conçue par Abélard comme un
phénomène proche d’une individualité (une réalité), voire identique à elle.
Cette individualité, cependant, n’est pas nommée comme telle par le
philosophe, mais elle paraît sous l’idée d’« un mode personnel » de
l’attachement du verbe au sujet. Nous savons qu’à la rigueur, pour qu’une
phrase soit dite vraie ou fausse, le prédicat ne doit pas s’attacher à la
personne qui fait le verbe (exemple : Socrate currit) mais bien à
l’intellection que cette proposition engendre (Socratem currere). Cette
tournure à l’infinitif exprimant « ce que la proposition dit » ou le dictum
propositionis. En d’autres termes, pour qu’une proposition logique ait lieu, il
faut effacer l’existentia de la personne21.
fait d’être séparée (question essentielle à toute substance existante). L’unité est essentielle à la
chose sans être genre ni différence, et « les individus consistent seulement dans la séparation
personnelle », c’est-à-dire une séparation existentielle (réelle). Cf. J. Jolivet, Arts du Langage
et Théologie, p. 103.
20. Confusion, d’ailleurs, déjà présente dans la Personne trinitaire, ainsi – selon nous – que
dans le traitement abélardien de la question du dictum propositionis.
21. P. Abélard, Glossae super Peri Hermeneiasi, XII, 5-10, in Adam Balsamiensis
Parvipontani, Twelfth Century Logic, Texts and Studies, Abaelardiana inedita: 1. Super
Periermenias XII-XIV, Sententie Secundum, Ed. Storia e Letteratura, 1958, p. 97. Socrates
currit necessario (Socrate court nécessairement) est une proposition purement factuelle (puro
inesse), d’où se tire la proposition « il est nécessaire que Socrate court » (necesse est
Socratem currere), proposition proprement modale. Cette proposition peut se prendre de re
(de manière existentielle, en séparant la phrase en « sujet » et « prédicat de ce sujet ») ou
de sensu (en conçevant la proposition à l’infinitif, c’est-à-dire, en la comprenant comme une
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Insistons sur ce point : le traitement de la personne en grammaire
n’est pas univoque. Parfois, Abélard tend à la concevoir comme un agent
significatif, comme un nom, notamment en la liant à la question de la
signification et de son rapport à l’universel. D’autres fois, elle est plus
proche d’une existentia. Quoi qu’il en soit, il nous semble que lorsqu’elle est
pensée de façon matérielle (impliquée matériellement), c’est en termes
d’individu plutôt que de personne qu’elle doit être conçue, dans la mesure où
la « personne » est fondamentalement un nom (et comme tel, elle se rapporte
aux choses aussi bien qu’à la pensée), tandis que l’existentia de cette
personne suppose précisément un attachement « aux choses ».
C’est Abélard lui-même qui suggère cette conclusion. En observant la
terminologie abélardienne, en effet, nous constatons que la notion d’individu
reste quasi exclusivement logique, tandis que celle de personne s’inscrit,
elle, dans un cadre théologique. Tout cela est clair, sauf en un cas : le dictum.
Ici, il nous semble que si Abélard recourt à l’expression « personne
grammaticale » pour exposer le conflit de l’attachement existentiel en
grammaire et en logique, ce n’est pas pour réfléchir au terme de
« personne ». Son emploi lexical procède simplement d’une convention
terminologique. Dans le cadre du dictum, par conséquent, penser la
« personne grammaticale » comme « individu grammatical » semblerait
préférable, l’effacement de la personne se comprenant plutôt comme une
« neutralité existentielle ».
Passons maintenant à la rhétorique, dernière partie de cette étude.
La personne Rhétorique
Un constat, pour commencer. Non seulement nous ne conservons pas
la Rhétorique d’Abélard, mais il est clair que cette discipline n’est pas aussi
présente chez lui que la dialectique – bien qu’ils soient conçus comme
quelque chose d’organique et d’unitaire, les arts du langage présentent en
effet une certaine hiérarchie, une structure – on l’a dit – par enrobement.
Cela, toutefois, ne signifie pas que la rhétorique, comme domaine, comme
objet, soit complètement absente de la pensée abélardienne, ni que, par
conséquent, on ne puisse tirer de son œuvre une certaine doctrine relative à
cette discipline. En tant que partie du trivium, elle occupe certainement une
place chez Abélard, et c’est elle, dans son rapport à la notion de personne,
que nous allons tâcher d’explorer.
Si la dialectique traite des arguments et la grammaire de leur
construction, que reste-t-il à la rhétorique ? Compte tenu de notre analyse,
quelle est sa personne ? Celle-ci se rapporte-t-elle à celle du comédien ?
unité). La proposition modale devient ainsi impersonnelle (enuntiatio impersonalis) : on ne
peut pas rapporter la force de l’énonciation (vim enuntiationis) à la personne, mais à ce que
dit la proposition.
La personne et ses modes chez Pierre Abélard
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Essayons d’abord de situer la rhétorique de manière générale. Dans
l’image du Jardin des Délices (Hortus Deliciarium)22, la rhétorique est
représentée avec, dans une main, une tablette, et dans l’autre, un stylo. On y
lit : « grâce à moi fier orateur, ton discours se fortifiera ». La rhétorique a
un caractère amplificateur de fortification du discours. Quelque chose se
surajoute au contenu « objectif » de ce qui est en train d’être communiqué,
quelque chose qui amplifie, qui illumine, qui « met de la couleur » ou vivifie
les mots afin de les rendre plus puissants. Voilà le champ de la rhétorique.
Cette idée sur la dimension « stylistique » du discours, nous la
trouvons sous la plume du Maître Pierre dans le chapitre III de l’Historia
Calamitatum. Lisons :
« J’allai donc entendre ce vénérable vieillard <Anselme>. C’était à la
routine, il est vrai, plutôt qu’à l’intelligence et à la mémoire qu’il devait sa
réputation. Allait on frapper à sa porte et le consulter sur une question douteuse,
on en revenait avec plus de doutes. Admirable aux yeux d’un auditoire, dans
une entrevue de consultation il était nul. Il avait une merveilleuse facilité de
parole, mais le fond était sans valeur et manquait de sens. Lorsqu’il allumait un
feu, il remplissait la maison de fumée, mais ne l’éclairait pas. C’était un arbre
tout en feuilles qui, de loin, présentait un aspect imposant : de près, et quand on
l’examinait avec attention, on le trouvait stérile »23.
Abélard fait part ici de la nullité de son expérience comme étudiant
d’Anselme, maître de théologie à Laon. Ce dernier, porteur d’un discours
sans aucun ingenium (aux yeux du palletien), était incapable d’illuminer et
de stimuler sa classe. Anselme tenait un discours stérile et opaque « qui, en
faisant du feu, remplissait la maison de fumée à la place de l’illuminer ».
Comme si la possession de ses mots, de son discours, malgré sa facilité de
parole n’était qu’apparente, et que n’était proposée là qu’une fausse source
de connaissance, une simple répétition. Anselme, d’un côté, n’arrivait pas à
répondre aux questions que lui-même produisait, et, de l’autre, paraissait
n’être pas propriétaire de ses mots. Aux yeux du péripatéticien, la parole
d’Anselme était immobile, noircie, plus portée par l’habitude que par un
véritable acte de pensée. Bref, le théologien ne pensait pas, pas vraiment24.
L’ingéniosité se rapproche de ce qu’Abélard propose comme l’une des
définitions de la dialectique – le bon usage de la raison –, mais sous un
nouveau rapport, à savoir un point de vue plus proche de la forme du
discours, de son aspect performatif. Si la raison dans sa bonne utilisation est
22. Hortus Deliciarum, encyclopédie manuscrite composée au XIIe siècle par Herrade
de Landsberg, abbesse du monastère de Hohenbourg (Sainte-Odile) en Alsace, et conservée à
la bibliothèque de Strasbourg. Bibliothèque de l’École des chartes, 1840, tome 1, p. 238-261.
23. P. Abélard, HC, III, p. 149.
24. N’oublions pas qu’Abélard, par sa méthode dialectique – celle qui place en son centre la
notion de quaestio – est l’un des grands précurseurs de la méthode scolastique à venir, basée
sur la recherche et le mouvement de la pensée.
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la raison dialectique, la raison dans son bel usage – l’ingenium –, pourrait
être pensée comme la raison rhétorique25. L’ingenium exprime une certaine
puissance de la forme en tant qu’elle est liée à un contenu, et surtout, en tant
qu’elle est l’objet d’une personne. Le penseur doit s’approprier sa parole, la
particulariser, la personnaliser et, ce faisant, la rendre fertile.
Quelques lignes en avant, Abélard dira dans notre texte que l’opacité
des leçons du maître de Laon le conduira à s’en absenter de manière
régulière. N’était pas en cause le contenu des cours – il s’agissait d’études de
théologie – mais le manque de créativité dans la parole du maître, son
manque de personnalité.
L’usage de la notion de « personnalité » dans un discours, autrement dit
la question de l’« auteur », pourrait sembler anachronique – ce scrupule tient
probablement à ce qu’a imposé la modernité concernant la genèse, postmédiévale selon elle, du sujet pensant26. Cependant, il nous paraît fondé. Et
pour justifier cette idée d’une puissance personnelle d’un discours, et
souligner, ainsi, l’idée de « propriété » travaillée plus haut, rappelons
brièvement quelques éléments relatifs à l’enseignement au XIIe siècle.
L’éducation était alors payante, ce qui signifiait qu’un certain type
de « marché des idées », une certaine compétition entre les maîtres avait
naturellement lieu. Aussi les divers enseignants devaient-ils être capables
d’intéresser leur classe potentielle ; un professeur devait, d’une manière ou
d’une autre, séduire et se rendre visible aux élèves, non pas seulement au
moyen de son objet d’étude, mais aussi par la forme de transmission de ce
savoir, par son ingenium – un terme proche de ce que Giorgio Agamben, qui
souligne l’idée d’engendrement, appelle genius27, et que Deleuze, quand il
parle de la créativité, au sein du discours, nomme style28. Voilà qui pourrait
25. Soulignons le fait que cette beauté, dans le bel usage, n’est jamais complètement séparée
de la bonté.
26. Sur ce point, nous suivons au contraire l’« archéologie du sujet » d’Alain de Libera, lequel
replace le Moyen Âge au cœur de l’invention moderne du subiectum. Voir A. de Libera,
Archéologie du sujet, vol. 2, Paris, Vrin, 2007, p. 397 ; voir aussi, Id., « Dénomination
extrinsèque et “changement cambridgien”. Éléments pour une archéologie médiévale de la
subjectivité », in K. Emery Jr, R. L. Friedman, A. Speer (eds), Philosophy and Theology in the
Long Middle Ages. A Tribute to Stephen Brown, Leiden, Brill, 2011, p. 451-470 ; Id., « Le
direct et l’oblique : sur quelques aspects antiques et médiévaux de la théorie brentanienne des
relatifs », in A. Reboul (éd.), Philosophical papers dedicated to Kevin Mulligan, Genève,
2011.
27. Voir G. Agamben, Profanations, Paris, Payot, 2006, p. 8 : « Genius. Les Latins
nommaient Genius le dieu auquel chaque homme se trouve confié au moment de sa naissance.
L’étymologie est transparente et reste encore visible dans la proximité de génie et
d’engendrer. Que Genius ait eu quelque chose à voir avec engendrer apparaît d’ailleurs
évident si l’on pense que pour les Latins l’objet “génial” par excellence était le lit : genialis
lectus, parce que c’est là que s’accomplit l’acte de la génération ».
28. Voir G. Deleuze, C. Parnet, Dialogues, Paris, Flammarion, 2008. Dans les passages sur
« S », Style, et « T », Tennis, dans la question de la création dans le jeu, la puissance du style
comme quelque chose qui se surajoute et qui rend « génial » un joueur. Nous rapportons
l’ingenium au style deleuzien (et au genius d’Agamben).
La personne et ses modes chez Pierre Abélard
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ouvrir à une théorie de la rhétorique abélardienne, où le lien entre la forme
et le contenu se ferait par l’ingenium, agent persuasif de personnalisation du
discours.
Cela dit, revenons à la citation de départ en distinguant les deux
dernières figures (la personne du rhéteur, celle du comédien) de celles du
théologien et du grammairien. Un léger glissement y a lieu : alors que
la personne du théologien et la personne du grammairien sont, de fait, l’un
de leurs objets (« personne théologique », « personne grammaticale »),
distinctes du théologien et du grammairien comme sujets « agents » de leurs
disciplines, la personne, pour le rhéteur, et la personne, pour le comédien,
paraissent nous renvoyer non pas aux objets de ces arts, mais se référer
plutôt aux sujets qui les exécutent. La personne, dans ces deux cas est le
sujet de son action : la personne pour le rhéteur, c’est le rhéteur même ; et la
personne pour le comédien, c’est le comédien.
Cette première distinction (objet d’étude et sujet agent de l’étude), si
l’on tient compte des arguments qu’on a développés, nous permet de
dévoiler d’ores et déjà notre thèse finale : le rhéteur et le comédien sont dans
cette citation liés de manière intime. La thèse se trouve chez Abélard luimême, lequel, en insistant sur la question de la performativité et de la
persuasion (dans le même passage de la Theologia Christiana), définira le
comédien comme « un homme qui, à travers ses gestes, nous représente
certains faits et certaines choses dites afin de produire un certain effet ».
L’image est voisine de celle de l’orateur. Nous y reviendrons.
Persona, comme on sait, vient du grec prosopon, et veut dire,
littéralement : ce qui « se présente à », ce qui vient « auprès de » (pros) la
« vue » (ops) ; le masque de l’acteur, de l’hypocrite sort du chœur en
opposant sa voix aux chants univoques, une voix singulière par le
truchement de laquelle un destin particulier prend forme, qui modifiera la
disposition des choses et d’autres personnages.
L’acteur vient incarner le destin d’un personnage auquel il prête sa voix
à travers un masque29. Plus tard, dans le monde latin, le mot persona prendra
la signification du masque de l’acteur, associée à l’idée de personare
(étymologie attribuée à Boèce), qui veut dire résonner, retentir à travers, et
désigne également le masque équipé d’un dispositif pour servir de portevoix.
L’acteur, dit Abélard, est la personne ; il est la personne en personnage.
Celui qui représente des actions et des mots à travers des gestes. Celui qui
apparaît devant un public et qui interprète un rôle au moyen d’un dispositif
discursif afin de modifier, changer la route d’un personnage ou d’un récit.
L’acteur, la persona, est un agent effectif et affectif. Retenons déjà les
aspects suivants de cette figure : la performativité, l’expressivité, le fait
d’affecter, et le masque (le dispositif).
29. Voir G. Gaillard, Rhétorique française à l’usage des jeunes demoiselles, Paris, Saugrain,
1787, p. 360.
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Dans les premières Gloses, on lit que la grammaire et la rhétorique sont
au service de la dialectique, et Abélard ajoute que « pour faire des études en
dialectique, il faut connaître, d’abord, au moins, l’essentiel de la rhétorique »
car de l’unification entre la grammaire et la dialectique sortira ce que l’on
entend par « grammaire spéculative », et les méthodes de preuve seront
fournies par la dialectique et la rhétorique30. (Sans entrer dans le détail,
acceptons que le domaine de l’inférence formelle ou dialectique, venant
d’une relation parfaite et détachée de la nature, se distingue du domaine
de l’inférence matérielle – rhétorique –, venant de la nature, de caractère
imparfait). De cette distinction, Abélard dégage une définition de la
rhétorique qui insiste plus sur son instrumentalité que sur la question de la
vérité ou fausseté du discours qu’elle « forme » : en fait, la rhétorique existe
principalement pour persuader, pour émouvoir (commovere) et pour produire
(trahere) dans les dispositions (affectus) d’une personne un changement qui
la fasse désirer ou rejeter une chose.
La rhétorique, comme discipline, porte sur le « non-nécessaire », elle se
trouve exposée au contingent, s’occupant des manières, des apparences et
non pas des « vrais » contenus des choses ; elle répond aux questions : qui,
quid, cur, quando, quomodo, quibus auxiliis. Pour soutenir cette idée,
suivant le lecture de Boèce, Abélard expliquera qu’une chose est l’activité
dialectique effective d’un dialogue réel que l’on codifie (un discours porteur
d’une valeur logique), et qu’une autre est la question de la forme de ce
discours, soulevée et inscrite dans le temps et limitée par un espace – par la
nature. Autrement dit, les dimensions du contenu et de la forme sont
différentes – ce qui ne veut pas dire qu’elles ne peuvent pas être liées ; quoi
qu’il en soit, leur rapport n’est pas un rapport de nécessité. La rhétorique se
trouve exposée à la contingence, en ayant pour objet (propre) les affections,
les apparences et non pas la vérité.
Cette flexibilité du discours rhétorique, étranger à la vérité, cette
perméabilité, cette plasticité, pourrions-nous dire, ne doit cependant pas être
comprise – ni condamnée – comme une pure limitation. La rhétorique amène
à différents outils linguistiques ayant une forte répercussion dans la pensée
abélardienne, notamment celui de la translatio, figure majeure explicitant le
statut significatif, institutionnel et subjectif du langage.
Translatio, « figure » ou « trope », désigne le fait de prendre un mot
dans un sens qui n’est pas son sens propre, soit pour orner le discours, soit
parce qu’on ne dispose pas d’un mot (propre) pour désigner la chose visée. Il
s’agit d’un transfert dans lequel la figure s’oppose à la proprietas. Le sens de
la phrase est ainsi compris dans une relative indépendance par rapport aux
mots qui la constituent ; elle « ne signifie ni par invention (imposition) ni par
nature »31, mais « autrement », elle signifie « indépendamment ». Les tropes
manifestent, c’est-à-dire rendent évidente, une troisième sphère : la sphère
30. Voir J. Jolivet, Arts du Langage et de Théologie, p. 19.
31. P. Abélard, LI, éd. B. Geyer, p. 84, 8-85, 16.
La personne et ses modes chez Pierre Abélard
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de la pensée. Sphère située entre celle des mots et celle des choses, car une
expression figurée ne peut être comprise qu’à la condition de ne pas croire
que ce qu’il y a dans les mots transpose simplement et exactement ce qu’il
y a dans les choses. Le trope ajoute une deuxième couche subjective dans
l’usage des mots (outre la dimension humaine de l’institution), une couche
personnelle, où intervient une appropriation, une croyance, une fiction.
Autrement dit, du sein du langage, nous ne pouvons pas déboucher
directement sur le monde, il faut d’abord traverser la sphère de l’esprit, de
ses passiones, car dans l’usage des mots, et ici, en particulier, dans la
translatio, une deliberatio, un acte de l’esprit, un jugement a lieu ; aussi bien
dans l’élection personnelle du mot que dans l’acte d’ornementation – qui
aboutit, encore une fois, à une similitude. Ce qui est en jeu, c’est
l’intellection (et toutes les autres passiones) comprise comme mise en
« perspective », comme mise en place nécessairement solidaire d’une
conception particulière du monde. C’est en fait l’esprit du rhéteur qui se
présente devant le récepteur de son discours, devant l’esprit de ce dernier. Le
rhéteur se place devant son public afin de l’affecter. Nous voyons donc
qu’ici le rapport du rhéteur avec le comédien, le pros-opon (« devant la
vue »), est indiscutable. Tant l’acteur comme personnage, que le rhéteur
comme « homme des affaires du monde » ou « substance rationnelle de la
nature »32 se trouvent « dans la contingence » et ont pour but de commovere
un autre à travers une certaine apparence, que ce soit sous la forme d’un
personnage ou d’un dispositif. Notre thèse trouve son soutien.
De cette analyse, à partir de la question de la similitude et de la
persuasion, nous pouvons déjà tirer quelques conclusions autour de la
rhétorique et de ses outils. Premièrement, le trope témoigne à la fois de
l’indigence du langage, de sa limite, de son imperfection – car c’est à travers
lui qu’on essaie de combler un vide linguistique, un manque – et de ses
ressources, de sa puissance et de ses possibilités – puisque c’est depuis et
dans le langage que l’on trouvera le remède. Deuxièmement, la rhétorique –
tant dans l’usage du trope comme moyen de vivifier un discours afin
d’affecter un auditoire, que comme moyen, en général, de persuader – se
trouve très proche, au moins analogiquement, de la notion de significatio, car
on doit se rappeler que signifier veut dire engendrer dans l’esprit de l’autre
une intellection semblable, et non pas une chose. Dans le deux cas, un
transfert, une inter-personnalité a lieu – intellectuelle dans l’acte de signifier,
et affective dans le cas de la rhétorique/comédie.
Nous constatons ainsi que la rhétorique, que l’on pensait pouvoir définir
comme outil « purifié » (et à la fois maudit) de tout contenu – comme une
simple forme à appliquer –, nous apparaît comme l’ingenium en tant qu’elle
est porteuse d’une dimension « poétique », créative et éthique, c’est-à-dire
qu’elle apparaît liée à la personne et à son acte : au rhéteur. La capacité
d’émouvoir, de commovere – de mettre en mouvement –, de changer la
disposition du récepteur au moyen d’un outil (tout en acceptant qu’il s’agisse
32. P. Abélard, TC, III, p. 181.
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d’un outil non-nécessaire et mondain) rend cet art potentiellement noble. Il
s’agit bien d’une potentialité, et non pas d’une noblesse assurée : dans les
mains d’un anti-dialecticien – c’est-à-dire utilisée sans tenir compte du bon
usage de la raison – cet outil ne peut que devenir nocif. Mise en acte, à
l’inverse, par le dialecticien (par le rhéteur, cette persona qui est en même un
dialecticien), elle atteint son plus haut degré et montre son visage le plus
noble.
Or, dans ses travaux plus tardifs (précisément, dans les Commentaria in
Epistolam Pauli ad Romanos), sans jamais abandonner l’idée de la nature
« non nécessaire » (naturelle) de la rhétorique, Abélard, soucieux d’un bon
usage des outils humains, dirigera cet art vers (et pour) la théologie. Ce sera
elle qui fera le lien entre bonté et beauté, praxis et théorie, action (externe)
et acte (interne – intentio) ; persona (dispositif) et personne (de l’acte). Le
rhéteur devra donc connaître le bien, il devra adhérer à la volonté de Dieu
afin de pouvoir se diriger vers lui. Et ce faisant, il se rendra capable
d’affecter les autres (son auditoire, son lectorat) pour les inciter à faire de
même. Le rhéteur devra faire de son masque ou de sa persona sa personne,
c’est-à-dire qu’il devra ne plus être capable de séparer ce qui lui est propre
de ce qu’il utilise comme moyen pour s’exercer. Le rhéteur, en somme,
illustre, si l’on peut dire, une forme de « matérialisme théologique » : il est
ce qu’il fait. Comme si le dispositif devenait personne en même temps que la
personne dispositif, le rhéteur au service de la Vérité devient un instrument
de Dieu.
Terminons cette troisième partie en développant, à partir de la notion de
persona, l’idée d’une certaine profondeur de la surface dans l’art rhétorique
abélardien et en soulignant une dernière fois la nature complexe de ce terme.
Dans les Commentaria, Abélard explique que « toute Écriture est un
discours rhétorique qui n’a pas seulement un but pédagogique mais aussi
d’exhortation »33. Ce seront les exhortations (admonitiones) et les écrits sous
la forme d’exemples (exempla) qui vont diriger notre désir (voluntas) vers la
bonté, et donc vers la connaissance et l’amour de Dieu.
La rhétorique, comme la sensation, « touche légèrement » son objet ; cet
art touche la vérité de son objet par sa forme ; à condition que, dans l’esprit
du vrai rhéteur, elle ne puisse pas être complètement séparée (mais
radicalement distinguée) de son contenu. En citant et en réfutant le De
Inventione de Cicéron (II.56.168-9), Abélard expliquera que la fin du decor,
tant dans une cathédrale que dans une Écriture, n’est guère nécessaire ; elle
ne fait qu’amplifier (amplificatio) ce qui est ou qui devrait être déjà là, car la
vérité et la bonté ne se jouent vraiment qu’à l’intérieur, dans l’espace de
l’acte et non pas de l’action externe. « C’est donc moins nos actes en euxmêmes <actions>, que l’intention avec laquelle nous les accomplissons, qu’il
faut peser, si nous voulons être agréables à celui qui sonde les cœurs et les
33. P. Abélard, Commentaria in Epistolam Pauli ad Romanos, I, 1 (in : ed. E.M. Buytaert,
Turnhout, Brepols, 1969. p. 8).
La personne et ses modes chez Pierre Abélard
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reins, qui voit clair dans les ténèbres, et qui jugera les secrètes pensées des
hommes, selon mon Évangile, dit saint Paul »34.
La rhétorique se rapporte ainsi, de manière analogue, aux vertus dans
la théorie théologique/éthique abélardienne. Le beau discours, l’apparence,
l’ornementation, ou même les exempla ou exhortations, ont pour objet
d’affecter, d’émouvoir, de disposer, de diriger l’homme vers le bon agir. Les
vertus comme habitus, comme mises en état, sans être, en elles-mêmes,
l’acte moral, le facilitent, et la rhétorique, de son côté, amplifie la vérité
de son objet. Aucune des deux figures n’est suffisante pour un agir moral.
Autrement dit, la rhétorique et la vertu ne se conçoivent que comme des
occasions pour le bien, et non pas comme ce bien même. Mais cet état
« intermédiaire » annule-t-il ces figures, l’art rhétorique et les vertus ?
Certainement pas.
La rhétorique, cet outil personnel, cette persona personnifiée et
impliquée dans son agir, amplifie la couche visible de la vérité. Pour
reprendre une formule médiévale, la rhétorique « colore les mots »35, elle
peint le discours en ouvrant de nouvelles fenêtres, en offrant de nouvelles
nuances pour accéder à son contenu. Autrement dit, la rhétorique diversifie
les voies d’accès pour, dans la mesure du possible, atteindre la Vérité. Elle
n’ajoute ni n’enlève rien à son contenu, elle n’est pas nécessaire, mais elle
peut le rendre plus visible, plus évident. C’est dans cette mesure, donc, et en
insistant sur la question de la persuasion, que la rhétorique est loin d’être un
art méprisable. Dans son bon usage, c’est-à-dire en voulant persuader pour
la compréhension de la vérité, le rhéteur rejoint le dialecticien, la persona
rejoint la personne. Incapable de faire seul des miracles, l’homme doit
persuader l’hérétique par le raisonnement, par la pensée – par sa pensée – et
sans la dialectique, fortifiée par la beauté, il est impossible de résister aux
attaques des hérétiques et des infidèles et de leur fermer la bouche en leur
opposant de bonnes (et belles) raisons36.
*
*
*
Le terme persona est divers et complexe de façon transversale. Voilà
notre conclusion. Il est divers parce que la persona est différente pour le
théologien, pour le grammairien et pour le rhéteur (et le comédien). Et il est
complexe parce que ces différences ne sont pas complètements étrangères
les unes aux autres. Ces distinctions ont précisément leur complexité, leur
34. P. Abélard, Lettre VI in V. Cousin, Lettres d’Abélard et d’Héloïse, Garnier Frères, Paris,
1875, p. 165.
35. E. de Villena, « La Eneida de Virgilio », Revista ibérica de ciencias, polit́ica, literatura,
artes e instrucción pública, Vol. 1 (1861), p. 451.
36. Voir P. Abélard, Invective contre quelqu’un qui n’entendait rien à la dialectique, qui
pourtant trouvait mauvais qu’on l’étudiât, et pensait que ses enseignements n’étaient que
sophismes et tromperies, in J. Jolivet, Arts du Langage et de Théologie, p. 152.
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Philonsorbonne n° 10/Année 2015-16
non-univocité, en commun : les Personnes théologiques, les personnes
grammaticales, les personnes du rhéteur et du comédien ont toutes un double
caractère, à savoir leur condition instrumentale (la persona est un outil)
et leur trace de personnalité, de propriété. Chaque Personne théologique,
chaque personne grammaticale, et chaque rhéteur (ou comédien) a quelque
chose qui lui est propre : Père, Fils et Esprit Saint ; je, tu, il ; un style, une
pensée sous une forme particulière.
La « personne » comme outil est « comme vide » ; la personne sert à
concevoir l’unité dans le multiple, elle est un agent significatif fait pour
« être » l’une (des) faces du même (tant pour la Trinité que pour l’universel).
Dans le cas du rhéteur, la persona est le dispositif qui nous permet, prenant
une forme quelconque, d’affecter l’esprit de l’autre. Elle est « comme un
maquillage », une couleur accessoire qui aide à la visibilité d’un certain
contenu. Or, ni les Personnes théologiques et grammaticales, ni ce visage de
l’acteur ou du rhéteur ne se trouvent complètement vidés de personnalité. Ils
ont des propriétés.
Il y a quelqu’un derrière cet outil autant que devant lui. Ce nom, ce sujet
et ce masque ont une particularité. On se permet d’y insister une dernière
fois : toutes les personnes, dans tous les domaines, ont, à la racine de leur
différence, une propriété. Elles ne peuvent pas être complètement vides, elles
ne sont pas du néant ; et c’est leur distinction qui leur donne, non pas une
individualité, mais une personnalité. Enfin, la personne, dans sa diversité, et
comme figure transversale, est fondamentale dans la pensée du dialecticien.
La personne est un mot, la personne est un rôle, la personne n’existe pas,
la personne est différemment, la personne a quelque chose de propre et la
personne signifie. Elle affecte, elle émeut, elle engendre et elle dispose
l’esprit de l’interlocuteur. Elle est l’une de voies de compréhension des plus
grandes affaires de la pensée. Depuis une certaine surface – la puissance
significative de cette surface –, elle nous approche de la Vérité.