LA FRAGMENTATION DU DROIT INTERNATIONAL
Martti Koskenniemi1 et Anne-Charlotte Martineau2
Nous vivons dans une ère de fragmentation du droit. L’un des aspects les plus saillants est le
sentiment que les catégories juridiques traditionnelles ne sont plus à même de traduire les rapports
sociaux et les configurations du pouvoir. Nombreux sont les juristes à penser que les institutions
juridiques classiques telles que le « droit public », le « droit privé », le « droit national » et le « droit
international » ne rendent plus compte de la fluidité et de l’hétérogénéité du monde moderne3. Mais
ce ne sont pas uniquement les catégories formelles et familières du droit qui sont en train de
s’écrouler : même l’opposition entre ce qui est « légal » et ce qui est « illégal » –opposition pourtant
jugée fondamentale– semble désormais trop simpliste et incapable de saisir la complexité de nos
sociétés. En effet, il se peut qu’un comportement soit tout à fait légal d’un point de vue strictement
formel mais qu’il soit inacceptable du fait qu’il contribue au réchauffement climatique ou à la
destruction des ressources naturelles. La question qui se pose alors est : comment résoudre un tel
problème sans en arriver au constat d’illégalité ; et l’on y parvient grâce à des techniques de gestion
sociale telles que le balancement des intérêts et les analyses en termes de coûts et de bénéfices.
Pour le dire autrement, la fragmentation du droit se déploie de deux manières différentes : on assiste
tout d’abord à la fragmentation du droit (c’est-à-dire du droit français, du droit finlandais, du droit
international public, etc.) en sous-systèmes spécialisés, lesquels se différencient non plus sur une
base étatique mais sur une base fonctionnelle. On voit apparaître un droit de l’environnement, un
droit des droits de l’homme, un droit du travail, un droit transnational du sport, etc. qui transcendent
la démarcation tripartite classique entre le droit étatique, le droit infra-étatique et le droit supraétatique. Ensuite, on assiste à l’intérieur de chaque sous-système à la mise de côté des règles
formelles au profit de principes plus souples et de régulations ad hoc, dont la flexibilité permet non
seulement de gérer l’incertitude et les mutations en cours mais aussi de déterminer la solution la
plus appropriée en fonction du contexte et des objectifs à atteindre. De sorte que la question
traditionnelle « légal ou illégal ? » est remplacée par la question : « légal ou illégal, certes, mais de
quel point de vue, selon quel système de normes ? », et qu’à l’intérieur de chaque système, on
retrouve toute une série de catégories intermédiaires de ce qui est « plus ou moins légal ».
Si l’on s’intéresse au droit international public, c’est-à-dire au système diplomatique mis en place
après la naissance de l’État-nation (généralement datée au traité de paix de Westphalie de 1648),
force est de constater qu’il est en proie, lui aussi, à la fragmentation. De manière schématique, on
peut dire que le droit international a été conçu pendant 350 ans comme un système interétatique au
sein duquel les États souverains tenaient le rôle principal et qu’à partir de la deuxième moitié du
1
Professeur de droit international, Université de Helsinki.
Doctorante en droit international, Université de Helsinki et Université Paris 1.
3
La littérature sur le sujet est des plus vastes. En langue française, voir les contributions dans Morand (C.-A) (dir.), Le droit saisi par
la mondialisation, Collection de droit international, Bruylant, Bruxelles, 2001, 477 p. Auby (J.-B.), La globalisation, le droit et
l’État, Montchrestien, Paris, 2003, 154 p. Chevallier (J.), L’État post-moderne, L.G.D.J., Paris, 2003, 255 p. Pour un thème
spécifique, voir Moreau (M.-A.), Normes sociales, droit du travail et mondialisation, Dalloz, Paris, 2006, XI-461 p. Une bonne
synthèse de la doctrine américaine et de la doctrine allemande est celle de Michaels (R.) et Jansen (N.), « Private Law Beyond the
State? Europeanization, Globalization, Privalization », Am. J. Com. L., vol. 54, n° 4, 2006, pp. 845-892.
2
1
20ème siècle, les organisations internationales et en particulier les Nations Unies ont été inscrites au
cœur de ce système. Les internationalistes ont alors parlé de l’émergence d’un droit de la
communauté internationale en s’inspirant du modèle national, c’est-à-dire en présentant le droit
international comme un système juridique complet et cohérent, voire constitutionnel4.
Il ne reste pas grand-chose de tout cela aujourd’hui. Les rapports internationaux –ou justement,
« mondialisés »– ne sont plus pensés sous le prisme d’un seul ordre interétatique mais au travers de
multiples modes de pensée et de langages spécialisés. Au lieu d’un système juridique international
unitaire, nous voici en présence de plusieurs systèmes techniques et hautement spécialisés : au lieu
d’un droit international public, nous avons un droit économique, un droit des investissements, un
droit humanitaire, un droit communautaire européen, etc. Chaque système, en plus de posséder ses
propres institutions, ses propres experts et ses propres principes, développe aussi sa propre façon de
concevoir et de résoudre les problèmes mondiaux. D’où l’émergence de nouveaux conflits sur la
scène juridique internationale, à savoir des conflits entre normes appartenant à différents systèmes
spécialisés : la liberté de commerce protégée par le droit commercial s’oppose aux principes du
droit de l’environnement ; les normes de protection des investissements se heurtent aux normes de
promotion du développement ; les règles adoptées dans le cadre de la « lutte contre le terrorisme »
entrent en conflit avec les libertés individuelles inscrites au cœur des droits de l’homme, etc.
Il ne faudrait pas croire que ces conflits de normes constituent un problème technique que l’on
pourrait résoudre grâce à une meilleure interprétation et à une hiérarchisation des règles existantes,
ou grâce à une meilleure optimisation et une légitimisation des intérêts fonctionnels (III). Bien au
contraire, ces conflits ne peuvent être résolus que de manière hégémonique (« quel système arrive
effectivement à imposer ses préférences ? »), raison pour laquelle ils se présentent souvent sous la
forme de conflits de juridiction (« quelle institution est compétente pour trancher le litige ? »).
Avant de comprendre ce que cela implique pour les internationalistes (IV), il est bon de revenir sur
l’historique de la fragmentation (I) afin de mieux saisir le double processus de fragmentation et de
déformalisation qui caractérise l’évolution contemporaine du droit international (II).
I – La « fragmentation » dans le discours juridique international
Le débat sur la « fragmentation du droit international » fait rage depuis une quinzaine d’années au
sein de la discipline internationaliste. Il s’agit avant toute chose d’une controverse doctrinale où les
auteurs s’interrogent sur le maintien de l’unité et de la cohérence du droit international : d’un droit
traditionnellement suspect et critiqué pour son sous-développement normatif et institutionnel, on est
passé à un ensemble juridique complexe qui, de manière paradoxale, semble dépassé –voire même
menacé– par son surdéveloppement5. Ce n’est plus la paupérisation normative et institutionnelle du
droit qui pose problème, mais bien sa surabondance. Ce qui semblait être un système interétatique
4
Voir plus généralement Koskenniemi (M.), The Gentle Civilizer of Nations: the Rise and Fall of International Law, 1870-1960,
Cambridge University Press, Cambridge, 2002, XIV-569 p.
5
Kanwar (V.), « International Emergency Governance: Fragments of a Driverless System », Critical Sense, Special Issue on States of
Emergency, 2004, p. 44.
2
ordonné autour de quelques principes monolithiques et cohérents peine désormais à contenir et à
ordonner la multiplication de ses règles et institutions spécialisées.
Le débat actuel, on le voit, est construit sur fond d’une métaphore particulièrement forte et chargée,
racontant une histoire qui nous est tous familière : jadis il y avait unité, dit-elle, et aujourd’hui il
n’en reste plus que des fragments. En renvoyant à cette vision historiciste d’une unité perdue,
vaincue, voire trahie par une trop grande diversité, la notion de fragmentation véhicule à la fois
l’image apocalyptique d’un droit international en pleine explosion mais aussi l’idée implicite que le
droit international était jusqu’alors un ensemble cohérent et unifié. Le débat sur la fragmentation se
structure ainsi autour d’un jeu subtil entre l’unité et la diversité, ces deux éléments étant mis en
relation de façon à privilégier le premier sur le second. D’un point de vue synchronique, cette
relation entre l’unité et la diversité est fondamentale car c’est elle qui constitue la problématique du
débat actuel. En effet, le cœur du débat est la tension (libérale) qui existe entre deux besoins
apparemment contradictoires mais pourtant nécessaires, à savoir le besoin d’unité normative et le
besoin de diversité factuelle : comment favoriser le développement de règles et d’institutions
spécialisées (diversité) tout en assurant l’existence d’un ordre juridique international (unité) ?
Ce n’est pourtant pas la première fois, loin s’en faut, que la notion de fragmentation est employée
par les internationalistes. En effet, on la retrouve dans le discours juridique international à des
intervalles réguliers depuis au moins la moitié du 19ème siècle, alternant entre le mode majoritaire et
le mode minoritaire6, et elle est utilisée le plus souvent à des fins de contestation et de critique. Pour
être plus précis, la notion de fragmentation permet à ceux et celles qui l’invoquent soit d’insister sur
l’adoption de nouveaux mécanismes ou de techniques alternatives pour (r)établir ce qu’ils
considèrent être le véritable ordre juridique international, soit de dénoncer les phénomènes en cours
(car conduisant au chaos) et de souligner l’impérativité de maintenir le statu quo existant7.
La première alternative –la fragmentation en tant que catalyseur d’un droit alternatif ou nouveau–
domine par exemple les écrits internationalistes suivant la première guerre mondiale. Entre 19141925, il était courant de penser que le droit international d’avant-guerre avait échoué en raison du
jeu d’alliances qu’il permettait, de l’absence de clause d’arbitrage obligatoire et de la surspécialisation de ses règles, et donc qu’il fallait recréer le droit international de toute pièce en
privilégiant les principes généraux et en créant une institution universelle, la Société des Nations8.
L’idée que le droit international traverse une période critique peut également se retrouver chez les
auteurs du courant minoritaire, lesquels utilisent alors la notion de fragmentation dans le but de
disqualifier la conception dominante de l’ordre juridique et d’en présenter une vision alternative. Si
Alejandro Alvarez a autant insisté sur l’existence d’une fragmentation du droit international dans
6
La thèse selon laquelle le discours internationaliste oscille entre un courant majoritaire et un contre-courant minoritaire est
développée par Kennedy (D.), « When Renewal Repeats: Thinking Against the Box », NYU J. of Int’l L. and Pol., vol. 32, n° 2,
2000, pp. 335-500.
7
Martineau (A.-C.), « The Rhetoric of Fragmentation: Fear and Faith in International Law », LJIL, vol. 22, 2009, pp. 1-28.
8
Voir par exemple A. Pillet, La guerre et le droit, Uystpruyst-Dieudonné, Louvain, 1922, VII-159 p. P. Otlet, Constitution mondiale
de la Société des Nations. Le nouveau droit des gens, Editions Atar, Genève, 1917, 255 p.
3
les années 1925-1939, dominées par les efforts de systématisation de type normatif (kelsenien) et
sociologique (scellien), c’était pour mieux promouvoir un projet alternatif de droit international9.
La deuxième alternative –la fragmentation en tant que menace à l’égard du droit existant ou en
déclin– est tout particulièrement présente dans les ouvrages rédigés à l’aube de la seconde guerre
mondiale. En 1937, Robert Redslob réagit aux dérogations apportées au Pacte de la Société des
Nations par les traités d’alliance et de neutralité en examinant la question de l’incompatibilité entre
un traité collectif et un traité particulier. Sa solution est sans appel : le principe de résolution n’est
jamais la lex specialis mais toujours la lex generalis, de sorte que « le traité collectif prévaut
toujours sur le traité particulier »10. Les dangers de fragmentation du droit international peuvent
également se retrouver parmi les voix minoritaires de la discipline et ils sont, là aussi, invoqués
dans le but de préserver la structure normative et institutionnelle existante. Au tournant du 21ème
siècle, par exemple, lorsque certains présidents de la Cour internationale de Justice (CIJ) ont alerté
les Nations Unies des risques d’incohérence et de fragmentation découlant de la concurrence
juridictionnelle, c’était à la fois pour dénoncer les positions antagoniques adoptées par un tribunal
concurrent, le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie, et pour suggérer la mise en place
d’une hiérarchie institutionnelle (avec à son sommet, bien évidemment, la CIJ elle-même)11.
Ce que montre ainsi la dimension diachronique, c’est que la « fragmentation » est un outil
rhétorique puissant pour les partisans d’un ordre juridique différent de celui qui domine la scène
internationale à un moment donné. Car même si la dénotation de la fragmentation a bien
évidemment changé au cours des deux derniers siècles, sa connotation, elle, est restée la même : en
tant que performatif, la fragmentation renvoie à un sentiment d’incompréhension et de perte de
sens, à la peur d’anarchie et de désordre, à la crainte de voir disparaître un véritable « ordre »
international. On constate également que même si la « fragmentation » du droit a été invoquée à
maintes reprises par les internationalistes, cela n’a jamais été fait pour exprimer une sorte d’anxiété
postmoderne12. Au contraire, la rhétorique de la fragmentation participe à l’élaboration d’un projet
normatif : elle permet à celui qui l’invoque, soit de dénoncer le système dominant pour mieux
souligner l’impérativité d’un nouvel ordre international, soit de dénoncer les changements en cours
pour mieux maintenir l’organisation sociale en déclin. Dans les deux cas, la fragmentation dénonce
un projet d’unité normative pour laisser la voie libre à un projet alternatif.
II – Les phénomènes actuels de fragmentation du droit international
9
Alvarez (A.), « Préface », pp. I-XV, in Strupp (K.), Eléments du droit international public universel, européen et américain,
Rousseau, Paris, 1927, XV-432 p. Voir plus généralement Landauer (C.), « A Latin American in Paris: Alejandro Alvarez’s Le droit
public américain », LJIL, vol. 19, n° 4, 2006, pp. 957-981. Voir aussi, plus récemment, Okafor (O.), « Viewing International Legal
Fragmentation from a Third World Plane: a TWAIL Perspective », pp. 115-132, in Proceedings of the Canadian Council on
International Law, London, Kluwer, 2006, IV-361 p.
10
R. Redslob, Les principes du droit des gens moderne, 1937, Rousseau, Paris, p. 19. Cette idée avait d’ailleurs déjà été exprimée par
P. Fauchille, Traité de droit international public, op. cit., p. 301.
11
Voir le discours prononcé par le juge Schwebel devant l’Assemblée générale des Nations Unies le 26 octobre 1999 et ceux
prononcés par le juge Guillaume devant la Sixième Commission le 27 octobre 2000 et le 31 octobre 2001. Disponibles sur le site
internet de la CIJ : www. icj-cij.org
12
Koskenniemi (M.) et Leino (P.), « Fragmentation of International Law? Postmodern Anxieties », LJIL, vol. 15, n° 3, 2003, pp.
553-579.
4
Au-delà des effets politiques rendus possibles par ce genre d’annonce apocalyptique qu’est la
fragmentation, il n’empêche que le débat actuel a ceci de spécifique qu’il procède d’une réflexion
sur les processus de spécialisation et de rationalisation, pour reprendre les termes de Max Weber,
qui caractérisent la société moderne. Débattre aujourd’hui de la fragmentation, c’est débattre du sort
réservé au droit international en raison de la prolifération des institutions et des modes de pensée
spécialisés. De l’extérieur, le droit international public semble dépassé voire même écarté par les
structures dynamiques et informelles de gouvernance (semi-)privée tandis que de l’intérieur, la
croissance continue de ses branches spécialisées pose la question de savoir s’il existe encore un
tronc commun ou un noyau dur autour duquel la discipline serait unifiée13.
1) Les trois types de fragmentation identifiés par le Groupe d’étude de la CDI
Dans son rapport final, le Groupe d’étude de la Commission du droit international (CDI) de l’ONU
a identifié trois types possibles de fragmentation pouvant se produire à l’intérieur du droit
international en raison des nouvelles institutions et des nouveaux régimes spécialisés14. La première
hypothèse est celle de nouvelles institutions qui interprètent le droit international général d’une
manière (ouvertement) différente des institutions traditionnelles. Dans l’affaire Tadic en 1999, le
Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie (TPIY) a rejeté la notion de « contrôle effectif »
posée par la Cour internationale de Justice (CIJ) dans une affaire précédence comme critère de
contrôle des forces irrégulières aux fins d’établir la responsabilité des États15. En privilégiant la
notion plus vaste de « contrôle global », le TPIY a pu étendre la responsabilité des États –et par-là
même, sa propre compétence– pour renforcer sa « lutte contre l’impunité »16. Cet exemple illustre le
type de conflit normatif qui surgit lorsque deux institutions interprètent une règle de droit de
manière différente. La conséquence est qu’il existe aujourd’hui deux normes susceptibles de
s’appliquer à un même comportement et que le choix de la norme dépendra de la juridiction saisie.
La seconde hypothèse vient de ce que l’on peut considérer les régimes spécialisés comme des
exceptions du droit général. Les traités relatifs aux droits de l’homme, par exemple, sont interprétés
par les organes des droits de l’homme différemment des traités classiques, et cette différence est
justifiée par l’objet et la finalité des traités qui diffèrent du formalisme du droit traditionnel. Ce qui
est important de comprendre, toutefois, c’est que l’interprétation téléologique a permis aux organes
des droits de l’homme d’élargir leur champ de compétence de manière significative et de poursuivre
leur propre objectif. Autrement dit, lorsqu’un organe de protection des droits de l’homme interprète
ses pouvoirs de façon extensive17 ou que la Cour de justice des Communautés européennes (CJCE)
13
Koskenniemi (M.), From Apology to Utopia: The Structure of International Legal Argument, Reissue with new Epilogue,
Cambridge University Press, Cambridge, 2005, p. xiii.
14
Commission du droit international, Fragmentation du droit international : difficultés découlant de la diversification et de
l’expansion du droit international. Rapport du Groupe d’étude de la Commission du droit international établi sous sa forme
définitive par Martti Koskenniemi, A/CN.4/L.682, 13 avril 2006.
15
Affaire des activités militaires et paramilitaires au Nicaragua et contre celui-ci (Nicaragua c. Etats-Unis d’Amérique), C.I.J.
Recueil 1986, p. 64 et 65, par. 115.
16
Le Procureur c. Dusko Tadic, arrêt, affaire no IT-94-1-A, Chambre d’appel, 15 juillet 1999.
17
Comité des droits de l’Homme, Commentaire général n° 24 (52) CCPR/C/21/Rev.1/Add. 6.
5
élabore une jurisprudence en matière de droits fondamentaux pour répondre aux défis posés par
certains États membres18, il faut voir par-là la tendance des institutions spécialisées à soutenir des
intérêts spécifiques (tels que les droits de l’homme et l’intégration européenne) qui s’éloignent des
intérêts de nature étatique défendus par la CIJ ou une Cour constitutionnelle nationale.
La troisième hypothèse possible de fragmentation oppose les régimes –et leurs normes– entre eux :
le commerce contre l’environnement, les droits de l’homme contre le droit humanitaire, le droit de
la mer contre le droit communautaire, etc. Ce type de fragmentation survient lorsqu’un problème est
susceptible de plusieurs qualifications différentes et qu’il suscite des conflits de compétence délicats
à trancher. Il est par exemple difficile de déterminer le régime applicable lorsqu’une situation peut
relever à la fois du « commerce » ou de la « santé »19 ou avoir pour objet essentiel les « droits de
l’homme » ou la « sécurité »20. De la même façon, un problème de pêche en mer du nord peut être
vu aussi bien en termes de protection des ressources naturelles ou qu’en termes de liberté du
commerce, et peut donc être pensé comme faisant partie d’un régime spécialisé (régime commercial
ou régime maritime) ou régionalisé (régime communautaire). Chaque classification renvoie à une
autorité différente qui décidera selon ses préférences et sa pratique jurisprudentielle.
Tout cela conduit à la fragmentation du droit international, à des interprétations multiples et
contradictoires, à un bric-à-brac de règles et d’exceptions, de principes et de contre-principes. Il ne
faudrait surtout pas croire que la fragmentation ainsi entendue soit un problème technique que l’on
pourrait résoudre ou résorber grâce à une meilleure interprétation des règles existantes ou à une
meilleure optimisation des intérêts fonctionnels. La fragmentation du droit international reflète la
confrontation hégémonique entre différents systèmes d’experts, leurs langages et leurs préférences.
Elle est le reflet sans cesse renouvelé d’une lutte de compétence (« qui est compétent pour résoudre
un problème ? ») et de vocabulaire (« avec quel langage et selon quelles préférences le problème
sera-t-il résolu ? »). C’est pourquoi les batailles politiques les plus importantes aujourd’hui tournent
souvent autour de la question de compétence décisionnelle : à partir du moment où l’on sait quelle
institution est compétente pour s’occuper d’une affaire, on sait déjà comment celle-ci sera décidée.
2) Le phénomène sociologique de la différentiation fonctionnelle
En sociologie, les phénomènes de fragmentation sont bien connus. Les sociologues expliquent en
effet que la société moderne a pour caractéristique de se diviser en sous-systèmes fonctionnels tels
que le système politique, le système économique, le système scientifique, le système culturel, le
système juridique, etc21. La différentiation fonctionnelle, ajoutent-ils, est le principal critère qui
18
Voir B. de Witte, « The Past and Future Role of the European Court of Justice in the Protection of Human Rights » in P. Alston
(dir.), The EU and Human Rights, Oxford, Oxford University Press, 1999, pp. 863-866.
19
Rapport de l’Organe d’Appel, Communautés européennes – Mesures concernant l’amiante et les Produits d’amiante, 2001, p. 61,
§ 168.
20
Tribunal de première instance des Communautés européennes, T-306/01 Suk et Barakaat International Foundation et T-315/01
Kadi, arrêts du 21 septembre 2005.
21
La thèse de la différentiation fonctionnelle a atteint son apogée avec Luhmann (N.), The Differentiation of Society, Columbia
University Press, New York, 1982, xxxvii-482 p. Luhmann (N.), Law as a Social System, Oxford University Press, Oxford, 2004,
viii-498.
6
permette de distinguer les sociétés modernes de celles qui les ont précédées. Les sociétés prémodernes ont en commun d’être hiérarchiquement structurées, souvent par stratification ou par
territorialité, alors que la société moderne s’organise sur une base fonctionnelle. De ce point de vue,
la crainte de fragmentation exprimée par les internationalistes est pour ainsi dire un fait accompli,
puisque la possibilité d’un système unifié et unifiant de droit public est intenable dans une société
mondiale où chaque sous-système fonctionnel développe ses mécanismes de régulation afin de
poursuivre sa logique sectorielle. Le droit ne peut que reproduire la différentiation fonctionnelle de
la société en se divisant lui-même en systèmes fonctionnels (en « régimes »), chacun d’eux étant
destiné à réguler un domaine hautement spécialisé et chacun d’eux revendiquant pourtant une
validité globale. On comprendra alors, concluent les sociologues, que de nouveaux conflits
surgissent au sein du droit –des conflits entre régimes– et qu’ils ne puissent pas être résolus par les
moyens juridiques traditionnels parce qu’ils reproduisent les collisions entre rationalités sociales22.
La portée heuristique du modèle sociologique est considérable. Prenons par exemple l’Organisation
mondiale du commerce (OMC), qui est un projet institutionnel et législatif colossal visant à
introduire un système mondial de libre-échange. La question du rapport que ce projet entretient
avec d’autres projets internationaux fait l’objet de profonds désaccords : quels liens existent-ils, par
exemple, entre le commerce et les droits de l’homme, le commerce et le travail, le commerce et
l’environnement ? La perspective commerciale a été clairement énoncée par l’Organe d’appel de
l’OMC dans l’affaire du bœuf aux hormones de 199823. Confronté à la question du statut du
« principe de précaution » dans les traités de l’OMC par des États plutôt soucieux de la protection
de leur environnement, l’Organe d’appel a conclu que, peu importe le statut de ce principe en
« droit international de l’environnement », ce principe était inapplicable en « droit international du
commerce ». Selon cette approche, la fragmentation est telle que droit international nous parvient
désormais dans des « boîtes » séparées (à l’instar du « droit de l’environnement » et du « droit du
commerce ») qui possèdent leurs propres principes et qui répondent à des objectifs différents ne
s’appliquant pas au-delà de leurs frontières. Reste encore à savoir –on y reviendra– comment ces
boîtes établissent-elles des liens entre elles.
L’existence de régimes spécialisés est un lieu commun dans la pratique internationale. Il y a dix ans,
dans l’affaire de la licéité de la menace ou de l’emploi d’armes nucléaires (1996), la CIJ a structuré
son avis en examinant successivement ce qu’elle a appelé « le droit des droits de l’homme », « le
droit de l’environnement », « le droit humanitaire » et le « droit relatif à l’utilisation de la force »24.
Dans l’affaire plus récente du mur en territoire palestinien (2004), la CIJ a longuement débattu des
rapports entre ce qu’elle a appelé les « droits de l’homme » et le « droit international
humanitaire »25. Ayant déterminé que les règles différaient en fonction de la « boîte » considérée
22
Fischer-Lescano (A.) et Teubner (G.), « Regime-Collisions: The Vain Search for Legal Unity in the Fragmentation of Global
Law », Mich. J. of Intl L., vol. 25, n° 4, 2004, pp. 999-1046. Pour une analyse des similitudes et des divergences entre la pensée de
Gunther Teubner et celle de Niklas Luhmann, voir Buckel (S.), Subjektivierung und Kohäsion. Zur Rekonstruktion einer
materialistischen Theorie des Rechts, Velbrück Wissenschaft, Göttingen, 2007, spé. pp. 19-47.
23
Rapport de l’Organe d’Appel, Communautés européennes – Mesures communautaires concernant les viandes et les produits
carnés, WT/DS26/AB/R, WT/DS48/AB/R, 13 février 1998, §§ 123 à 125.
24
Licéité de la menace ou de l’emploi d’armes nucléaires, Avis consultatif, C.I.J. Recueil 1996, p. 240, par. 25.
25
Conséquences juridiques de l’édification d’un mur dans le territoire palestinien occupé, Avis consultatif, ILM, vol. 43 (2004), p.
7
(l’une interdisant de tuer, l’autre le permettant et le réglementant), la Cour était confrontée à la
question : laquelle des deux faire prévaloir ? De la même façon, l’importance du choix de la
« boîte » a été mis en exergue dans l’affaire de l’usine MOX, une usine de traitement des déchets
nucléaires située sur la côte anglaise bordant la mer d’Irlande26. Trois régimes juridiques étaient
applicables aux mêmes faits : les règles de la Convention des Nations Unies sur le droit de la mer,
les règles de la Convention pour la protection du milieu marin de l’Atlantique du nord-est
(Convention OSPAR) et les règles adoptées par la Communauté européenne dont le Traité
EURATOM. Toute la question, semblait-il, était de savoir si le problème concernait essentiellement
le droit maritime, la pollution (éventuelle) de la mer du Nord ou les relations à l’intérieur de la
Communauté européenne.
Cette affaire est intéressante à plusieurs titres. Examinant l’objection britannique à sa compétence
au prétexte que la même question était aussi en instance devant un tribunal de la Convention
OSPAR et devant la CJCE, le tribunal arbitral constitué en vertu de l’annexe VII de la Convention
des Nations Unies sur le droit de la mer a répondu : « même si la Convention [OSPAR], le Traité
instituant la Communauté européenne et le Traité [EURATOM] contiennent des droits et des
obligations similaires ou identiques aux droits et obligations énoncés dans la Convention des
Nations Unies sur le droit de la mer, les droits et obligations contenus dans lesdits accords ont une
existence propre, différente de celle des droits et obligations énoncés dans la Convention »27. Le
tribunal a également affirmé que l’application des mêmes règles par des institutions différentes
pouvait ne pas aboutir à des résultats identiques compte tenu des « différences entre leurs contextes,
objets et buts respectifs, de la pratique ultérieure des parties et des travaux préparatoires »28.
Autrement dit, la fragmentation ne signifie pas seulement que les régimes fonctionnellement
différenciés (les « boîtes ») sont dotés de règles différentes. Elle signifie aussi que même si les
boîtes étaient dotées des mêmes règles, celles-ci seraient appliquées différemment du fait que
chaque boîte possède un objectif différent, une culture juridique différente et une préférence
structurelle différente. Déterminer la licéité des armes nucléaires du point de vue des droits de
l’homme conduit à une décision différente de celle à laquelle on arriverait si l’on adoptait le point
de vue du droit humanitaire ; la perspective communautaire sur le traitement des déchets nucléaires
ne mène pas au même résultat que la perspective environnementale, quelles que soient les règles.
Encore faut-il ajouter que l’objectif, la culture et les préférences structurelles d’un régime ne sont
pas des aspects accidentels ou accessoires de celui-ci. Bien au contraire, ce qui est essentiel dans
des projets tels que le commerce, les droits de l’homme ou même l’Europe, c’est précisément
l’ensemble des valeurs et des objectifs qui y sont associés. Pratiquer ou travailler en droit du
commerce, en droits de l’homme ou en droit européen –comme nous le répètent constamment les
représentants de ces projets– ne consiste pas seulement à appliquer des règles techniques mais aussi
1009.
26
Pour un aperçu de l’affaire, voir P. Weckel, « Chronique de jurisprudence internationale », RGDIP, 2002, pp. 196-206.
27
Tribunal international du droit de la mer: différend relatif à l’usine Mox (Irlande c. Royaume-Uni) – demande en prescription de
mesures conservatoires, ordonnance du 3 décembre 2001, ILR, vol. 126, 2005, § 50.
28
Ibid., § 51.
8
à participer à une culture, à partager des valeurs et des préférences avec des collègues et des
institutions qui s’identifient, eux aussi, à cette « boîte ».
On peut être enclin à penser que la fragmentation ne revêtirait pas si une grande importance si les
régimes juridiques avaient des frontières claires et précises, et si l’on pouvait résoudre les conflits
de compétence par un jeu de règles supérieures. C’est précisément ainsi que se concevait le droit
international public à la fin du 19ème siècle, lorsque les « boîtes » en question étaient les systèmes
juridiques des États souverains. Mais aujourd’hui, il n’existe pas de principes ou de règles
supérieures pour trancher entre les régimes spécialisés. Car c’est le droit international lui-même qui
s’est fragmenté en « boîtes », chacune d’entre elles étant à la fois solipsiste et impérialiste –les deux
caractéristiques que Kelsen avait identifiées dans le projet de l’État-nation.
Pour commencer, les régimes issus de la différentiation fonctionnelle sont solipsistes au sens où ils
ne voient que leurs propres objectifs. On connaît l’adage courant selon lequel un homme avec un
marteau voit tous les problèmes sous la forme de clous29. De la même façon, une institution
spécialisée perçoit tout problème depuis l’angle de sa spécialité. Les institutions spécialisées dans le
commerce interprètent toute politique publique comme une restriction potentielle à la liberté
commerciale ; les organes des droits de l’homme voient partout des atteintes potentielles aux droits
de l’homme ; les organes chargés de la protection de l’environnement appréhendent le champ
politique en termes de risques écologiques, etc. Ensuite, les régimes sont impérialistes dans la
mesure où ils voient le monde tout entier au travers de leurs spécialités et qu’ils sont par-là toujours
prêts à conquérir les territoires voisins. La perspective (ou la spécialité) de chaque régime peut tout
couvrir, y compris les régimes concurrents, ce qui signifie que ces derniers sont traités selon les
objectifs et les préférences que le régime en question entend promouvoir. Par exemple, une
institution spécialisée dans le commerce peut très bien examiner une question relative à la santé
publique, mais elle le fait alors depuis la perspective du libre-échange et au travers du langage
économique. Si bien qu’en bout de ligne, il semble que les régimes se soient appropriés le rôle que
l’État-nation devait jouer, selon les juristes allemands du début du 20ème siècle, en tant que
« Gesamtplan des menschlichen Kulturlebens » (plan d’ensemble de la vie sociale humaine)30.
L’analogie avec l’État va plus loin. Une illustration particulièrement éloquente est l’affaire relative
à l’interdiction d’OGM en Europe portée devant l’OMC. Dans cette affaire, le Groupe spécial était
tenu de déterminer s’il devait prendre en considération la Convention de 1992 sur la diversité
biologique et son Protocole sur la prévention des risques biotechnologiques de 2000. Il pouvait le
faire selon l’article 31§3(c) de la Convention de Vienne sur le droit des traités selon lequel les
accords internationaux (y compris les accords de l’OMC) doivent être interprétés en prenant en
compte les « autres obligations » des parties. Or le Groupe spécial a estimé que toutes les parties
aux traités de l’OMC devaient également être partie à cet autre traité pour que celui-ci puisse être
29
Kennedy (D.), « Tom Franck and the Manhattan School », NYU J. Int’l L & Pol, 2002-2003, p. 399.
Kaufmann (E.), Das Wesen des Völkerrechts und die Clausula Rebus sic stantibus: Rechtsphilosophische Studie zum Rechts,
Staats- und Vertragsbegriffe, Tübingen, 1911.
30
9
pris en compte31. En l’espèce, étant donné que les États-Unis n’étaient pas partie au Protocole,
celui-ci ne pouvait pas être appliqué. Certes, cette position est conforme à la doctrine dualiste
classique en droit constitutionnel selon laquelle les obligations internationales peuvent être
appliquées par les organes nationaux si et seulement si leurs dispositions ont été incorporées en
droit interne. Mais appliquée à un traité multilatéral avec des douzaines de parties, la condition
d’appartenance identique rend pratiquement impossible de trouver un contexte dans lequel la
référence à d’autres traités –à d’autres boîtes– sera permise. En somme, le Groupe spécial a acheté
la « cohérence » des traités de l’OMC au prix de la cohérence du droit international.
Le problème du modèle sociologique est qu’il tend à présenter la fragmentation comme un
processus naturel –le phénomène de la différenciation fonctionnelle. Mais ce phénomène est naturel
dans la seule mesure où la domination des plus forts et la promotion de leurs intérêts est naturelle. À
vrai dire, il n’y a rien de naturel dans la compartimentalisation du droit en différentes « boîtes ».
Celles-ci apparaissent au travers de narrations, en épinglant des labels arbitraires sur certains
aspects du monde –autrement dit, en décrivant le monde au travers d’un langage particulier et en
fonction d’intérêts particuliers. N’importe quelle situation, n’importe quel problème peut être décrit
au travers de multiples langages : le traitement des déchets nucléaires, on l’a vu, peut être perçu
comme une question relevant du « droit environnemental », du « droit du commerce », du « droit de
la mer », du « droit des transports maritimes », des « droits de l’homme » –et la liste n’est pas
exhaustive. Ces qualifications ne proviennent pas de la nature intrinsèque de l’activité mais de
l’intérêt qui oriente chacune des descriptions. Une activité ne rentre pas dans une boîte en fonction
de ce qu’elle est naturellement, mais en fonction de la perspective selon laquelle on veut la décrire.
Toute la question est alors de savoir : comment cette perspective est-elle déterminée ?
3) La déformalisation du droit international
La réalisation des objectifs d’un régime particulier n’advient pas automatiquement. Si, par exemple,
il est convenu de dire que le principal objectif de l’ONU est de maintenir la paix et la sécurité
internationales, encore faut-il déterminer ce que cela signifie en pratique : quelle sorte de paix et de
sécurité souhaitons-nous ? Comment y arriver ? Faut-il se concentrer sur le désarmement, chercher
à réduire les inégalités socio-économiques ou renforcer les mécanismes de sécurité régionaux ? Le
besoin de traduire les objectifs généraux en programmes d’actions et de répondre à des situations en
constante évolution implique la présence d’« experts » au sein des régimes, tels que les organes de
suivi des traités, les comités, les groupes de contrôle, etc. Ce sont eux qui sont chargés de mettre en
œuvre les objectifs des régimes de manière à assurer leur réalisation optimale. Et le pouvoir de ces
experts est aujourd’hui d’autant plus important que la plupart des textes juridiques à portée
universelle s’abstiennent de recourir à des règles formelles et appellent plutôt au « balancement »
des intérêts dans le but d’atteindre des résultats « optimaux » devant être calculés au cas par cas.
31
Rapport du Groupe spécial, Communautés européennes − Mesures affectant l’approbation et la commercialisation des produits
biotechnologiques (7 février 2006), WT/DS291-293/INTERIM, p. 300, § 7.70.
10
Prenons par exemple le projet d’articles sur le droit des aquifères transfrontières finalisé par la CDI
en 2006. Ce projet d’articles encourage les États à élaborer des « plans » pour chaque système
aquifère tout en prenant en compte « les besoins présents et futurs et les autres ressources en eau
possibles des États de l’aquifère ». Parmi les « facteurs pertinents » à prendre en compte se trouvent
« l’état naturel du système aquifère », « les besoins économiques et sociaux des États concernés »,
« l’utilisation actuelle et potentielle de l’aquifère », sans oublier le dernier paragraphe selon lequel :
« Le poids à accorder à chaque facteur doit être déterminé en fonction de son importance par rapport à celui
des autres facteurs pertinents. Pour déterminer ce qui est une utilisation raisonnable et équitable, tous les
facteurs pertinents doivent être considérés ensemble et la conclusion doit être tirée sur la base du
tout. Cependant, en soupesant les différentes utilisations d’un aquifère transfrontière ou d’un système
aquifère, une attention spéciale doit être accordée aux besoins humains essentiels ».
Ce langage déformalisé se trouve dans de nombreux instruments juridiques récents, tant et si bien
que le fait de conclure un traité ne signifie plus de souscrire à des obligations spécifiques mais
seulement de consentir à une négociation continue dans laquelle les intérêts fonctionnels occupent
la position décisive. Il n’est pas difficile de comprendre pourquoi il en est ainsi. La gestion des
problèmes mondiaux apparaît aujourd’hui comme étant fluide et complexe, et le droit international
public semble beaucoup trop statique –voire constamment démodé– pour y arriver. En effet, les
règles formelles, absolues ou universelles dont est doté le droit international sont décevantes : elles
sont toujours sur- et sous-déterminées, c’est-à-dire qu’elles vont inclure des cas auxquels nous
n’aurions pas pensé et en exclure d’autres que nous aurions souhaité voir régis par le droit32.
Puisque la forme n’est pas suffisante en soi pour décider de l’application d’une règle juridique, il
faut nécessairement regarder les objectifs se trouvant « derrière » elle, c’est-à-dire les raisons pour
lesquelles elle a été adoptée. C’est pourquoi, estime-t-on, la gestion des problèmes mondiaux ne
doit pas s’encombrer de règles formelles mais doit procéder selon des critères suffisamment amples
et ouverts pour laisser aux experts la marge de manœuvre nécessaire afin d’ajuster et d’optimiser,
de balancer et de calculer, en fonction des objectifs poursuivis.
Le passage de la forme à la fonction est bien connu par les sociologues du droit sous le nom de
« déformalisation ». En effet, on sait depuis au moins Weber que le besoin d’adapter le droit à la
complexification de nos sociétés modernes introduit dans la réglementation juridique un nombre
croissant de principes et de standards évaluatifs, et que cette déformalisation crée deux types de
danger33. Premièrement, elle transfère le pouvoir politique du législateur aux organes judiciaires et
administratifs (de plus en plus nombreux), chargés pourtant de la simple « application » du droit.
Deuxièmement, elle augmente l’instabilité des rapports juridiques étant donné que chaque principe
ou standard s’applique à la suite d’un calcul des intérêts en jeu et que ceux-ci varient en fonction du
cas d’espèce. On sait également que, de manière générale, les juristes ont cherché à atténuer ces
dangers en insistant sur le besoin –et la possibilité– de limiter la « discrétion » des organes
judiciaires et administratifs, notamment au travers de règles processuelles ou interprétatives.
32
Schauer (F.), Playing by the Rules. A Philosophical Examination of Rule-Based Decision-Making in Law and in Life, Clarendon
Press, Oxford, 1991, xvii-254 p.
33
Weber (M.), Sociologie du droit, Paris, PUF, 1986, p. 219 et s. Habermas (H.), Droit et morale, Paris, Seuil, 1997, p. 17 et s.
Lenoble (J.), Droit et communication. La transformation du droit contemporain, Editions du cerf, Paris, 1994, 115 p. Chevallier (J.),
L’État post-moderne, L.G.D.J., Paris, 2003, 255 p.
11
En droit international, la déformalisation conduit à un « ad hoc-isme » contextuel qui renforce la
position des experts. Soyons clairs : la déformalisation ne signifie pas qu’il serait impossible ou
même difficile de déterminer, par exemple, ce qui est une « utilisation raisonnable et équitable » des
systèmes aquifères dans une situation donnée. La déformalisation conduit plutôt à ce qu’une telle
détermination ne puisse plus se faire par le vocabulaire des règles et des principes, des précédents et
des institutions de droit public. La résolution des conflits exige aujourd’hui une expertise technique,
des calculs des éléments contextuels afin de déterminer la meilleure solution au cas par cas. C’est
ainsi que le droit s’incline devant ce que l’on peut appeler la « politique de l’expertise », car ce qui
est raisonnable pour un expert en droit de l’environnement ne sera pas ce qui est raisonnable pour
un fabriquant de produits chimiques ; ce qui est équitable pour un ingénieur des eaux ne sera pas ce
qui est équitable pour une population indigène ; ce qui est proportionnel pour un spécialiste de droit
humanitaire ne sera pas nécessairement ce qui est proportionnel pour un expert militaire.
La déformalisation pose un défi considérable aux internationalistes en raison de l’irréversibilité du
passage de la forme juridique à la fonction instrumentale. Car de deux choses l’une : ou bien les
fonctions sont déjà connues, et alors les règles deviennent inutiles ; ou bien les règles s’opposent
aux fonctions, et les règles deviennent alors nuisibles. Stanley Fish a formulé ce problème il y a de
cela plusieurs années : « Once you start down the antiformalist road, there is no place to stop »34.
Pour le dire autrement, le fait que le droit international tende à verser dans le management et la
gestion économique, le tout effectué par des experts appartenant à différents systèmes techniques et
spécialisés, demande à ce que l’on s’interroge sur la place qui revient encore au droit international
public dans l’art de gouverner la société mondiale. En effet, les internationalistes ont de plus en plus
tendance à délaisser l’analyse formelle du droit en faveur d’analyses techniques en vue de
démontrer l’efficacité économique, les coûts sociaux ou encore la justesse administrative des
solutions qu’ils proposent. Mais au plus ces analyses techniques acquièrent de l’importance, au plus
la solution juridique tend à se confondre avec le travail que font d’autres experts (les experts
économiques, les coordinateurs administratifs, les sociologistes, etc.). De sorte qu’en bout de ligne,
on est amené à se demander s’il peut y avoir une solution en droit sans que l’on doive au préalable
s’entendre sur la théorie économique, la théorie sociologique, etc. appropriée.
III – Entre le managérialisme et le constitutionnalisme
D’où le « managérialisme » : d’une part, chaque régime est compris comme une association
téléologique avec une institution dotée d’une compétence assez large pour lui donner corps. D’autre
part, on accepte que les règles de droit se transforment en lignes directrices ou en standards
flexibles renvoyant à l’appréciation optimale d’experts qui sont entièrement dévoués à la promotion
des buts du régime au sein duquel ils évoluent. L’approche managériale envisage le droit comme un
instrument au service d’intérêts, de préférences et de valeurs particulières. Cette approche ne serait
peut être pas problématique si les processus de fragmentation et de déformalisation étaient contrôlés
34
Fish (S.), Doing What Comes Naturally: Change, Rhetoric, and the Practice of Theory in Literary and Legal Studies, Duke
University Press, Durham and London, 1989, p. 2.
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par quelque chose s’apparentant à une société politique internationale déterminant la compétence de
chaque régime. Mais il n’existe aucun pouvoir législatif global, aucun gouvernement mondial au
sein duquel l’OMC pourrait être conçue comme le ministère du commerce mondial, le processus de
Kyoto comme le centre d’activités du ministère de l’environnement ou les procès des criminels de
guerre comme une affaire menée par la branche exécutive mondiale. Le Procureur de la Cour pénale
internationale ressemble davantage à un entrepreneur privé qui mène son jeu à côté du jeu de la
diplomatie et de la guerre. Pour le dire encore plus clairement : la différentiation fonctionnelle du
droit ne se déroule pas sous le gouvernement d’une seule société politique. Au contraire, elle
constitue une lutte où chaque action est hégémonique, où chaque boîte cherche à décrire le monde
au travers de son propre vocabulaire afin que sa propre expertise s’applique et que sa propre
préférence structurelle devienne la règle. Toute narration, tout mouvement conceptuel est un coup
dans un jeu de pouvoir où celui qui maîtrise le concept, aura le pouvoir ultime de décision.
Les internationalistes, et en particulier les internationalistes européens, ont cherché à combattre ce
chaos en recourant au vocabulaire constitutionnel. Ils ont tenté d’imaginer la Charte des Nations
Unies comme étant (ou devant être) la constitution mondiale chapeautant l’ensemble des régimes
spécialisés35. Le problème est que même si l’on accepte de gérer les problèmes mondiaux en faisant
référence aux valeurs universelles, encore faut-il s’entendre sur ces valeurs. Or il n’existe aucune
institution universelle chargée de les stipuler, mais seulement des institutions spécialisées : pour les
organes du commerce, ces valeurs seront celles du « libre échange » ; pour les organes des droits de
l’homme, ce sont les « droits de l’homme » ; pour les mécanismes environnementaux, ce sont les
« valeurs écologiques » ; pour le Conseil de sécurité, ce sera la « sécurité », et ainsi de suite. Qui
plus est, la mise en œuvre de ces valeurs fait l’objet de débats au sein de chaque régime entre une
opinion majoritaire et un contre-courant minoritaire (« comment elles doivent être traduites en
pratiques sociales ? »). Car chaque valeur est elle-même conflictuelle et controversée : en pratique,
le « libre échange » signifie-t-il la croissance économique ou la réduction de la pauvreté ?
Le constitutionnalisme présuppose une entente entre tous sur ce qu’est le « bien commun » et sur la
conception du droit en tant que projet commun en vue d’un objectif socialement défini (et souvent
historiquement connoté). Or il n’y a rien de tel au niveau international ; il n’y a que les valeurs
spécifiques du « libre échange », des « droits de l’homme », de « l’environnement », etc., c’est-àdire les valeurs qui sont à l’origine de la différentiation fonctionnelle et de la création des régimes
spécialisés afin qu’elles puissent se matérialiser. Si la fragmentation et la déformalisation ont mis le
feu au droit international, le fait de se raccrocher aux valeurs équivaut à jeter de l’huile sur le feu.
Le constitutionnalisme cherche à répondre aux inquiétudes relatives à la fragmentation du droit
international en suggérant une priorité hiérarchique au profit des institutions représentant le droit
général et en particulier la Charte des Nations Unies. Mais il est difficile de comprendre pourquoi et
comment un projet visant le « bien commun » pourrait être articulé sur la base des pratiques
35
Parmi les internationalistes qui défendent le constitutionnalisme se trouvent Fassbender (B.), « The United Nations Charter as
Constitution of the International Community », Columbia J. of Trans. L., vol. 36, n° 3, 1998, pp. 531-619. Dupuy (P.-M.), « L’unité
de l’ordre juridique international : cours de droit international public », R.C.A.D.I., vol. 297, 2002, pp. 9-489.
13
diplomatiques des organes traditionnels des Nations Unies ou des seules relations interétatiques.
Après tout, la fragmentation est le résultat d’un défi conscient lancé par certaines institutions contre
les éléments inacceptables du droit général : sa lenteur, son formalisme, sa prétendue incapacité de
répondre aux défis de la mondialisation. Même si l’on peut être d’accord que certaines normes (et
en particulier les règles de jus cogens ou les obligations erga omnes) doivent occuper une position
hiérarchique supérieure, cet accord reste faible étant donné à la fois l’absence de hiérarchie
institutionnelle correspondante et l’absence de consensus sur la signification de ces normes
(universelles), de sorte que chaque acteur peut y projeter sa propre interprétation (particulariste). En
somme, le débat sur l’élaboration d’une constitution mondiale ne ressemblera pas aux processus de
constitutionnalisation que l’on retrouve sur le plan national. Cela s’explique non seulement par
l’absence de pouvoir constituant sur le plan international mais aussi parce que si le cas contraire se
présentait, il s’agirait alors d’un Empire et la constitution qu’il promulguerait ne serait pas
universelle mais impérialiste.
IV – La politique de la fragmentation
Que faire, alors ? Il faut bien sûr apprendre à vivre avec le chaos. Mais il faut aussi apprendre que
rien n’est jamais complètement arbitraire : il y a des formes de raisonnement qui reviennent et qui
semblent plus persuasifs, des solutions qui sont systématiquement privilégiées, des gagnants et des
perdants typiques. Il y a des régimes puissants et des régimes plus faibles ; en leur sein, il y a ceux
qui dirigent et ceux qui suivent. Nous devons apprendre à distinguer entre les « fausses nécessités »
(l’indétermination des arrangements juridiques existants) et les « fausses contingences » (les limites
structurelles des changements et de l’affranchissement possible).
Le monde est composé de projets incommensurables et d’intérêts opposés –on ne peut y échapper.
Ce que l’on peut éviter, par contre, ce sont le solipsisme et l’impérialisme qui découlent d’une
approche technique face à des problèmes profondément politiques. Au lieu de solutions techniques,
il faut politiser les débats ; il faut insister sur le besoin de transparence des régimes et assurer la
participation la plus large possible dans la formulation des objectifs et la résolution des conflits. Car
à l’instar des États-nations, les régimes sont indéterminés et contradictoires. Il n’y a pas un droit du
commerce mais il y a différentes idées sur la façon dont le commerce doit être mené, sur ceux à qui
le commerce doit profiter, sur les principes à suivre. Il n’y a pas non plus un droit uniforme de
l’environnement mais plusieurs politiques de l’environnement, tout comme il n’y a pas une
institution cohérente des droits de l’homme mais des droits qui s’entrecroisent et qui entrent en
conflit : faut-il privilégier le droit de propriété ou le droit du travail, le droit au respect de la vie
privée ou le droit de publicité ? Loin d’être un projet homogène, l’État-nation s’est plutôt présenté
comme une plate-forme permettant à différents projets et à différentes idées de s’exprimer et
d’entrer en conflit. C’est donc pour laisser place à la politique de la fragmentation que l’on a rejeté
le système de l’absolutisme et privilégié la démocratie. Le même projet reste à faire au niveau
international. Pour y arriver, il ne faut surtout pas créer de nouvelles organisations techniques ou
établir davantage de comités d’experts. Ce qu’il faut, c’est politiser le pouvoir décisionnel des
experts et les activités des organes techniques.
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