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Réflexions sur la notion d'opportunité en Histoire

Je propose ici de réfléchir sur la notion d'opportunité considérée d'abord dans le cadre de l'écriture et de la compréhension de l'histoire. Avant de préciser les enjeux de ce travail, il faut préciser les définitions du mot « opportunité ». Il possède deux sens généraux 1 : convenance d'une action dans une situation donnée (bien-fondé, à-propos) ; occasion dans le sens d'une circonstance favorable. C'est vers ce deuxième sens que tendra mon travail, sans toutefois négliger le premier. L'orientation d'étude qu'il propose est en effet avantageuse à plus d'un titre. Tout en signifiant qu'une action est menée en raison de sa convenance à une situation donnée, utile à l'acteur qui la mettra en oeuvre selon son intérêt, la notion d'opportunité comme occasion pose la question de son surgissement d'un contexte et de sa saisie, ou non, lorsqu'elle se présente. Elle s'écarte du champ de recherche de l'opportunité comme recherche systématique d'un profit (opportunisme) pour se rapprocher de celui s'intéressant à l'acteur historique comme un sujet lecteur de son contexte puis capable d'interprétation et d'action pour reconnaître une opportunité en tant que telle. C'est pourquoi un questionnement sur les conséquences de la nature hasardeuse de l'opportunité sur son intelligibilité historiographique 2 , notamment relative à l'intentionnalité réelle des acteurs, sera entrepris avant de céder la place à celui concernant le comportement de l'acteur face aux potentialités de son contexte historique. Ce dernier, objet d'interprétation, se décompose alors en signes et prend une signification qu'il est opportun de déplacer d'un champ de manifestation à un autre. Le concert en est un, dans lequel il sera possible de s'interroger sur une opportunité de signification, politique, de la musique selon des convenances qui ne tiendraient pas seulement du rituel du concert, mais aussi et surtout des conditions historiques au cours desquelles il advient.

Jonathan Thomas Réflexions autour de la notion d’opportunité en Histoire Je propose ici de réfléchir sur la notion d’opportunité considérée d’abord dans le cadre de l’écriture et de la compréhension de l’histoire. Avant de préciser les enjeux de ce travail, il faut préciser les définitions du mot « opportunité ». Il possède deux sens généraux 1 : convenance d’une action dans une situation donnée (bien-fondé, à-propos) ; occasion dans le sens d’une circonstance favorable. C’est vers ce deuxième sens que tendra mon travail, sans toutefois négliger le premier. L’orientation d’étude qu’il propose est en effet avantageuse à plus d’un titre. Tout en signifiant qu’une action est menée en raison de sa convenance à une situation donnée, utile à l’acteur qui la mettra en œuvre selon son intérêt, la notion d’opportunité comme occasion pose la question de son surgissement d’un contexte et de sa saisie, ou non, lorsqu’elle se présente. Elle s’écarte du champ de recherche de l’opportunité comme recherche systématique d’un profit (opportunisme) pour se rapprocher de celui s’intéressant à l’acteur historique comme un sujet lecteur de son contexte puis capable d’interprétation et d’action pour reconnaître une opportunité en tant que telle. C’est pourquoi un questionnement sur les conséquences de la nature hasardeuse de l’opportunité sur son intelligibilité historiographique2, notamment relative à l’intentionnalité réelle des acteurs, sera entrepris avant de céder la place à celui concernant le comportement de l’acteur face aux potentialités de son contexte historique. Ce dernier, objet d’interprétation, se décompose alors en signes et prend une signification qu’il est opportun de déplacer d’un champ de manifestation à un autre. Le concert en est un, dans lequel il sera possible de s’interroger sur une opportunité de signification, politique, de la musique selon des convenances qui ne tiendraient pas seulement du rituel du concert, mais aussi et surtout des conditions historiques au cours desquelles il advient. Une opportunité, en tant que fruit du hasard, peut-elle être un objet d’investigation historique au delà d’un marqueur temporel désignant la modification ou la confirmation de la trajectoire historique d’un acteur ? Est-elle intégrable au sein d’une histoire linéaire faite de causes et de conséquences ? Pour prendre un exemple, la reconversion de la SERP, d’abord entreprise de relations publiques, en maison d’édition phonographique suite à la commercialisation opportune d’un enregistrement pirate du procès du général Salan est-elle un fait heureux mais, paradoxalement, inconséquent pour l’écriture d’une histoire de la SERP ? Cette opportunité est-elle, avant tout, une cause ? Oui, car si cet enregistrement ne s’était pas vendu en quantités suffisantes, sa commercialisation ne serait pas considérée comme une opportunité réalisée mais comme une tentative ratée, et ne serait pas la cause d’une autre opportunité réalisée, la reconversion qui entrainera, dans l’intérêt des acteurs, une activité longue de quarante ans. Si l’opportunité est une cause, par quoi est-elle causée ? C’est là qu’intervient le hasard conçu comme la limite de l’intelligibilité de l’écheveau des causes et des conséquences dans un ensemble d’éléments vaste et complexe, et c’est là qu’il faut sortir du schéma linéaire 1 Genouvrier E., Désirat C., Hordé T. , Dictionnaire des synonymes, Expression, Paris, Éditions Larousse, 1998. Quemada B. (dir.), Trésor de la Langue Française, vol. 12 (dictionnaire de la langue du 19e et du 20e siècle, 1789-1960), Institut National de la Langue Française Nancy, Paris, C.N.R.S.-Gallimard, 1986 2 « Intelligibilité historiographique » comprise non selon un corpus d’occurrences éventuelles traitées par l’historiographie en tant que métahistoire, mais comme la possibilité d’inclure pertinemment la notion d’opportunité à une écriture de l’Histoire. de la causalité pour tenter de saisir, sans l’essentialiser, le contexte, tout autant insaisissable dans le fil du présent qu’à travers sa recherche dans le passé, pour l’Histoire. Par ailleurs, j’entends par contexte la disposition immédiate des éléments du « maintenant » mais aussi la trace des configurations passées dans la configuration présente, ainsi que les inscriptions de l’acteur historique dans des milieux et des histoires qui définissent ce dernier. Tenter de rassembler les éléments explicatifs de la survenance d’une configuration contextuelle opportune reviendrait à tenter de théoriser une loi du devenir des configurations d’un système aujourd’hui imprévisible par sa constitution et les interactions internes qu’elle génère. La principale question ouverte par la considération de l’opportunité n’est plus alors « pourquoi ? » mais « comment ? ». Elle appelle une microhistoire en même temps qu’une étude la plus précise possible des éléments pertinents d’un contexte afin d’établir les différents moments d’observation d’une évolution. Par sa compréhension, elle produit une connaissance spécifique à l’objet abordée. Cette connaissance peut-elle être élargie à d’autres objets pris dans des contextes identiques ou similaires ? L’histoire comme substance à saisir a-t-elle un sens, même relatif, ou n’est-elle que la succession chaotique, hasardeuse, des configurations du système-monde et de ses sous-parties ? Ces deux questions en posent une troisième, relative à l’utilisation du passé comme un réservoir de théories déjà mises en pratiques, à reconnaître et à verbaliser, pour tirer de l’histoire des lois utiles à la prévision du futur et, finalement, à la maîtrise du temps. Considérer que l’histoire a un sens, ce serait se tenir pour capable de tenir dans la pensée un ensemble de critères jugés suffisamment pertinents pour résumer un contexte, prédire son évolution, interpréter sa place dans l’Histoire humaine et en tirer du sens. Considérer l’Histoire comme procédant du pur hasard, ce serait renoncer à être sujet pour n’être que l’objet d’un courant dont la force irrépressible contient et réalise le devenir de toutes choses. Entre ces deux pôles qui me semblent aboutir chacun à une essentialisation dommageable pour l’étude de l’Histoire, se trouve la place pour des savoirs relatifs dont la finalité ne serait pas l’émergence de la connaissance prédictive d’un point, croisement de trajectoires historiques, mais la détermination de champs des possibles. Par exemple, le fait que l’enregistrement pirate du procès Salan soit arrivé entre les mains de Jean-Marie Le Pen est compréhensible dans la mesure où celui-ci est inscrit dans le milieu social des membres et sympathisants de l’OAS, nourrissant une forme d’activisme politique contre le régime gaulliste. Ce n’est ni un fait prévisible, ni l’expression totale du hasard, mais celui d’un possible, réalisé, dans un champ déterminé. Dans cette perspective, l’acteur historique, dont les actes sont pris entre leur détermination par sa volonté en tant que sujet et leur détermination par l’extérieur (acteur-objet/indétermination), peut être reconnu comme le producteur d’une intentionnalité qui négocie sa réalisation avec le monde. Elle pose l’acteur comme le maître relatif de ses actes et évalue leur pertinence au regard de leur intérêt résultant. C’est dans la capacité de l’acteur à lire son contexte que l’acte est peut-être finalement préhensible par l’historiographie comme opportunité ou non, tout en conservant cette réserve relative à la réussite d’une action, la chance, qui valide ou invalide finalement l’acte en tant qu’opportunité saisie. Ainsi, Le Pen aurait pu tout à fait recevoir cet enregistrement pirate et ne rien en faire, ou le commercialiser et connaître un échec le détournant d’une reconversion de son entreprise. Il a pourtant reconnu et tenté sa chance. C’est ce moment dans la construction historique d’une opportunité que je voudrais aborder maintenant. Gageons qu’une opportunité se définit en aval de sa survenance, dans le champ de l’historiographie, comme l’exploitation réussie d’une configuration contextuelle dont les perspectives, reconnues par un acteur historique, conviennent à la réalisation ou l’accroissement de ses intérêts. Gageons que la question de l’intentionnalité particulière de l’acteur prend en compte son négoce avec le fil des événements de sorte qu’elle n’est ni simple ni permanente, mais relève d’une histoire au cours de laquelle elle connaît des mouvements parfois contradictoires, des dédoublements régulant ou démultipliant les intérêts de l’acteur. Avant même sa réalisation l’opportunité est, en tant que futur possible, à la fois un signifiant contextuel à déchiffrer et un contenu de vérité capable de s’imposer de lui-même à son lecteur, c’est-à-dire une configuration contextuelle particulièrement lisible. La question de l’intentionnalité doit donc être posée dans le cadre d’une évaluation de la capacité de l’acteur à lire son contexte pour en dégager des perspectives favorables, et suivre la variabilité d’intérêts nécessairement fluctuants selon leurs possibilités de réalisation. Ses perspectives de réponse m’intéressent dans la mesure où elles éviteront d’essentialiser les intentions de l’acteur historique pour en restituer les nuances et les dimensions multiples. Elles permettront de considérer l’acteur comme agissant face au hasard et de préciser ses capacités. Ce faisant, elles ouvrent à leur manière l’historien à une compréhension fine de l’histoire, ici visée par la microhistoire de l’acteur, permettant de soustraire au trou noir du hasard, comme puissance d’indétermination et d’inintelligibilité, des événements procédant d’une intentionnalité négociée au grès des aléas du temps. Ce travail d’adaptation de l’intention, réalisant une volonté considérée comme une énergie conduite avec plus ou moins pertinence vers un but plus ou moins défini (parfois même inconscient), nécessite avant tout un travail de lecture du contexte. Ici, deux voies se présentent : celle de l’opportuniste à la recherche permanente d’opportunités, celle du passant à qui elle arrive et qui m’intéresse particulièrement en raison de son occasionnalité. Bien que le premier semble plus l’être que le second, les deux sont sujets face à l’opportunité, puisque le second devra identifier cette configuration favorable et savoir en tirer parti, et donc avant tout en prendre conscience. Ce faisant il agira en fonction de son état prit à un instant particulier de son histoire : concrétion des expériences et de leurs réceptions longues mariée à la multitude de variables intra et extra-personnelles. Cette prise de conscience devient constitutive de l’être historique en construction ; elle l’inscrit dans les chemins tracés par son effectivité ou son absence. Elle est ainsi un pallier à franchir, ou à ignorer, pour entrer dans un nouveau monde, un nouveau contexte dont chaque élément tient lieu de nouveau signe, appelant un rapport au monde différent du précédent. Entrer dans ce nouvel univers restreint de signes revient à construire et adapter de nouveaux moyens de compréhension, à parler une nouvelle langue. Je me risque alors à parler d’une herméneutique contextuelle (ou du contexte) dans la mesure ou je considère le contexte comme un univers de signes à déchiffrer de la meilleure des manières au regard des capacités/possibilités propres à chacun. L’opportunité y résonne dans tous ses sens ; la « meilleure des manières » rejoint l’idée de convenance (voire d’harmonie) tout en signifiant la poursuite ou la réalisation d’intérêts. L’acteur prenant conscience d’une opportunité surgissant dans son contexte décèle ce qu’il reconnaît comme un contenu de vérité, l’interprétation des signes substantiels d’un futur meilleur que le présent. Ainsi, l’opportunité se forme dans la conscience du sujet, elle est une porte qu’il croit s’ouvrir avec assurance sur son avenir et qu’il choisit de franchir. En cela, elle est une autoprojection valorisante du sujet dans son futur et son étude pourrait alors appeler à entrer dans celle de son psychisme et de ses moyens et processus de cognition. Sans aller jusque là, il est déjà possible de reprendre l’idée gadamérienne de fusion des horizons pour qualifier le moment créateur de l’opportunité qui devient alors une production réactive du sujet, matrice de création de l’Histoire comme histoire de l’effort de maîtrise par l’homme de ce qu’il conçoit comme le hasard. Ce moment créateur est donc celui d’une intégration subjectale du contexte, où le sujet résonne dans le contexte à travers sa conscience d’un contenu de vérité. Toujours dans la perspective gadamérienne, l’expérience de création d’une opportunité par le sujet ne semble pas si différente de l’expérience esthétique, à ceci près qu’ici le sujet est toujours présent pour choisir des portes et des seuils à ouvrir et à franchir3. Pour continuer cette réflexion, la signification politique de la musique peut être abordée selon les termes énoncés à propos de l’opportunité. D’abord parce que la musique, quelle que soit la place qu’elle y occupe, fait partie d’un contexte dès qu’elle a lieu. Ainsi, elle se propose à sa saisie et à son interprétation par le sujet qui en comprend la langue, parvient à en ordonner les signes. Ensuite, prise dans le rituel du concert et par sa tradition herméneutique, la musique s’offre à deux types d’interprétations qui sont les deux sens de l’opportunité : interprétation de convenance, dictée par un champ d’usages et de sens commun ; interprétation occasionnelle, non-traditionnelle, éventuellement unique, exceptionnelle mais aussi collective. Je me risque à parler d’une opportunité de signification pour la musique, qualifiable de politique en raison de sa dimension contextuelle et de la mise en jeu en suivant des subjectivités (collectives) qu’elle touche, des réactions, échanges et engagements qu’elle provoque4. Comme dit plus haut, dans le cadre de l’étude historiographique de l’opportunité, une restitution du contexte musical enrichit l’approche de sa signifiance. Dans la musique, il faudra dégager des signes, des topiques. Dans l’étude élargie de son contexte de réalisation, il faudra imaginer le résultat de l’influence de l’historicité des signes musicaux sur l’actualité de leur signification. Dès lors que des sens possibles sont construits et peut-être retrouvés dans les témoignages des auditeurs, la question de la signification politique de la musique ne se pose pas selon les termes d’une signification immanente du matériau musical mais plutôt selon le type d’opportunité de signification que chaque auditeur à choisit d’embrasser, de la porte de l’univers de signification qu’il a choisit de franchir. Une cartographie du politique diffusé par la musique se propose. Quels sont ceux qui, le 21 Novembre 1937, ont compris la Cinquième Symphonie de Chostakovitch comme une œuvre de repentir ou comme l’incarnation musicale d’une rébellion par l’ironie ? Quels sont ceux qui, le matin du 17 Aout 1969, ont entendu dans le Star Spangled Banner interprété par Hendrix la figuration nationalisée et automutilatrice de l’horreur guerrière ou un hommage rendu à la nation combattante par un patriote ? Quels sont enfin ceux qui, ces jours-là, n’ont perçu qu’une suite de sons dont la restitution post-expérientielle ne serait que purement descriptive ou rapport d’une appréciation construite à partir du goût esthétique de chacun, hors de toute interprétation politique. Il peut en tous cas être tenu pour certain que dans les assistances de ces deux concerts, les uns comme les autres ont existé et que, si en ne signifiant rien la musique signifie tout, elle signifie surtout en retour ce qui constitue ses sujets auditeurs. Car si la musique a pu pour eux prendre un sens, c’est qu’en elle a pu être reconnu un contenu de vérité, choisit, ressenti dans le courant d’une expérience esthétique, d’une lecture du contexte musical et extra-musical mais re-signifié par la musique. Par ailleurs ce contexte est multidimensionnel, et la musique n’est pas exactement la même selon la compagnie, même lointaine, dont l’auditeur est entouré ou selon son cadre de manifestation. Rituel du concert ou composition de l’assistance, la signification politique de la musique et son opportunité (les conditions de son apparition) se définissent également, par ricochet, par cette part sociale du contexte et se déclinent en nuances mêlant convenance et occasionnalité, inscription collective et démarcation 3 À propos du devenir du sujet lors d’une expérience esthétique, voir l’ontologie de l’œuvre d’art comme jeu dans Vérité et Méthode : Gadamer H. G, Vérité et Méthode, les grandes lignes d’une herméneutique philosophique, trad. Sacre E., 2e édition, coll. L’Ordre Philosophique, Éditions du Seuil, Paris, 1996, pp.119-188. 4 La signification politique de la musique n’est pas toujours occasionnelle et peut tout aussi bien être de convenance, comme c’est le cas des hymnes. En revanche, le contexte ne précise-t-il pas, ici contenu dans le champ politique, le sens de la musique ? individuelle. Y’en a-t-il eu qui auraient pu interpréter les deux œuvres précédentes dans un sens politique particulier, mais s’en sont détournés en raison d’une acception collective du sens musical qu’ils auraient imaginés hégémonique et dangereusement transgressable ? Certaines occurrences du sens musical sont-elles rendues interdites ou insaisissables par notre entourage social au moment du concert ? Toutes les opportunités de signification sont-elles finalement bonnes à prendre ? Par cette dernière question, c’est celle du jugement du sujet qui est posée et partant, celle de sa trajectoire sociale entre intégration et démarcation. C’est alors qu’on peut évaluer l’intensité d’une signification politique de la musique dans un contexte donné, c’est-à-dire la capacité occasionnelle de son contenu de vérité, quel qu’il soit et en tant que matériau contextuel, à pousser l’auditeur vers une opportunité de signification (politique) particulière. L’auditeur pourra l’embrasser ou la fuir. Son étude, si elle ne s’avère pas matériellement impossible, permettrait de se figurer l’état du groupe social des auditeurs rassemblés pour le concert, pour ensuite élargir cette figuration aux groupes sociaux quotidiens des auditeurs à un moment de leur histoire, tout en gardant à l’esprit que, comme il est pris entre indétermination et détermination, l’auditeur est pris entre collectivité et individualité. Ce serait l’occasion d’opérer une sociologie par la musique et les choix d’interprétations qu’elle propose, saisis par ceux qui, se faisant, y laisseront une trace d’euxmêmes et de leur état d’alors. En réfléchissant à ce que pourrait signifier la notion d’opportunité dans le cadre d’une écriture de l’histoire, dans un texte sous influences mais sans référence, je suis très probablement passé entre ou à côté de plusieurs ensembles conceptuels, dont la plupart me sont inconnus. Je cite néanmoins Hans Georg Gadamer dont la mention, utile à l’inscription de l’approche de l’opportunité dans une herméneutique du contexte, n’induit pas la réduction de cette approche dans l’herméneutique gadamérienne. En déroulant le fil d’une réflexion sur la notion d’opportunité jusqu’à la musique il faut citer, dans le sillage critique de Gadamer, Carl Dalhaus et son exposé sur l’histoire de la réception : « L’instance historique décisive ne sera alors plus la notion d’œuvre, dont l’historien de la réception (Rezeptionshistoriker) nie l’existence, mais la notion de l’instant historique qui conditionne la réception. C’est vers cette instance qu’on se tournera alors pour comprendre comment se forme le sens d’une œuvre - un sens qui n’est pas contenu dans un texte abstrait, et qui ne se constitue qu’à travers une réception concrète dans laquelle le texte se trouve concrétisé »5 La dernière partie de ce texte semble en effet très proche d’une forme d’histoire de la réception. Si elle en est une, elle part d’une considération du moment historique pour finir par se centrer sur le sujet. L’étude de son contexte historique doit fournir la matière à un discours sur celui qui, in fine, est le producteur du sens qu’il conçoit à l’aide des matériaux contextuels qu’il perçoit. Pour autant, il ne s’agit pas de porter un subjectivisme assumé en tant qu’il est modéré ici par des inscriptions collectives, des intersubjectivités multiples dans lesquelles le sujet choisira les contours plus ou moins vagues ou précis qu’il donnera à ses interprétations ou qui s’imposeront, dans un surgissement, à lui. Pour finir, je voudrais revenir sur la qualité de la musique comme flux temporel, possédant en cela une marge de variabilité occasionnelle ou contextuelle infinie. Elle est ainsi l’investissement signifiant, par le sujet, du temps qui passe et procède elle aussi, en tant qu’événement, du jeu entre détermination et indétermination. Les modalités de la saisie de la musique par la pensée puis de sa mise en réflexion réclament pour être complétées une pensée du mouvement capable de la comprendre en l’accompagnant ; une approche pragmatique du 5 Dalhaus, C., Fondements de l’histoire de la musique, trad. Benoit-Otis M.H., Actes Sud-Cité de la Musique, 2013, p. 231 surgissement. Ces réflexions autour de la notion d’opportunité en Histoire, sans prétendre à être originales ou abouties, témoignent des prémisses de cette préoccupation. Elles ont suivi un chemin depuis l’historiographie vers la musique. Peut-on parier qu’à l’avenir, comme Antoine Hennion le fait déjà, les études sur l’homme suivront massivement le chemin inverse, de la musique vers les sciences humaines, pour s’enrichir des perspectives ouvertes par ses qualités intrinsèques et les modes de sociabilité qui lui appartiennent ?