Jonathan Thomas
Réflexions autour de la notion d’opportunité en Histoire
Je propose ici de réfléchir sur la notion d’opportunité considérée d’abord dans le cadre
de l’écriture et de la compréhension de l’histoire. Avant de préciser les enjeux de ce travail, il
faut préciser les définitions du mot « opportunité ». Il possède deux sens généraux 1 :
convenance d’une action dans une situation donnée (bien-fondé, à-propos) ; occasion dans le
sens d’une circonstance favorable. C’est vers ce deuxième sens que tendra mon travail, sans
toutefois négliger le premier. L’orientation d’étude qu’il propose est en effet avantageuse à
plus d’un titre. Tout en signifiant qu’une action est menée en raison de sa convenance à une
situation donnée, utile à l’acteur qui la mettra en œuvre selon son intérêt, la notion
d’opportunité comme occasion pose la question de son surgissement d’un contexte et de sa
saisie, ou non, lorsqu’elle se présente. Elle s’écarte du champ de recherche de l’opportunité
comme recherche systématique d’un profit (opportunisme) pour se rapprocher de celui
s’intéressant à l’acteur historique comme un sujet lecteur de son contexte puis capable
d’interprétation et d’action pour reconnaître une opportunité en tant que telle. C’est pourquoi
un questionnement sur les conséquences de la nature hasardeuse de l’opportunité sur son
intelligibilité historiographique2, notamment relative à l’intentionnalité réelle des acteurs, sera
entrepris avant de céder la place à celui concernant le comportement de l’acteur face aux
potentialités de son contexte historique. Ce dernier, objet d’interprétation, se décompose alors
en signes et prend une signification qu’il est opportun de déplacer d’un champ de
manifestation à un autre. Le concert en est un, dans lequel il sera possible de s’interroger sur
une opportunité de signification, politique, de la musique selon des convenances qui ne
tiendraient pas seulement du rituel du concert, mais aussi et surtout des conditions historiques
au cours desquelles il advient.
Une opportunité, en tant que fruit du hasard, peut-elle être un objet d’investigation
historique au delà d’un marqueur temporel désignant la modification ou la confirmation de la
trajectoire historique d’un acteur ? Est-elle intégrable au sein d’une histoire linéaire faite de
causes et de conséquences ? Pour prendre un exemple, la reconversion de la SERP, d’abord
entreprise de relations publiques, en maison d’édition phonographique suite à la
commercialisation opportune d’un enregistrement pirate du procès du général Salan est-elle
un fait heureux mais, paradoxalement, inconséquent pour l’écriture d’une histoire de la
SERP ?
Cette opportunité est-elle, avant tout, une cause ? Oui, car si cet enregistrement ne
s’était pas vendu en quantités suffisantes, sa commercialisation ne serait pas considérée
comme une opportunité réalisée mais comme une tentative ratée, et ne serait pas la cause
d’une autre opportunité réalisée, la reconversion qui entrainera, dans l’intérêt des acteurs, une
activité longue de quarante ans.
Si l’opportunité est une cause, par quoi est-elle causée ? C’est là qu’intervient le
hasard conçu comme la limite de l’intelligibilité de l’écheveau des causes et des conséquences
dans un ensemble d’éléments vaste et complexe, et c’est là qu’il faut sortir du schéma linéaire
1
Genouvrier E., Désirat C., Hordé T. , Dictionnaire des synonymes, Expression, Paris, Éditions Larousse, 1998.
Quemada B. (dir.), Trésor de la Langue Française, vol. 12 (dictionnaire de la langue du 19e et du 20e siècle,
1789-1960), Institut National de la Langue Française Nancy, Paris, C.N.R.S.-Gallimard, 1986
2
« Intelligibilité historiographique » comprise non selon un corpus d’occurrences éventuelles traitées par
l’historiographie en tant que métahistoire, mais comme la possibilité d’inclure pertinemment la notion
d’opportunité à une écriture de l’Histoire.
de la causalité pour tenter de saisir, sans l’essentialiser, le contexte, tout autant insaisissable
dans le fil du présent qu’à travers sa recherche dans le passé, pour l’Histoire. Par ailleurs,
j’entends par contexte la disposition immédiate des éléments du « maintenant » mais aussi la
trace des configurations passées dans la configuration présente, ainsi que les inscriptions de
l’acteur historique dans des milieux et des histoires qui définissent ce dernier.
Tenter de rassembler les éléments explicatifs de la survenance d’une configuration
contextuelle opportune reviendrait à tenter de théoriser une loi du devenir des configurations
d’un système aujourd’hui imprévisible par sa constitution et les interactions internes qu’elle
génère. La principale question ouverte par la considération de l’opportunité n’est plus alors
« pourquoi ? » mais « comment ? ». Elle appelle une microhistoire en même temps qu’une
étude la plus précise possible des éléments pertinents d’un contexte afin d’établir les
différents moments d’observation d’une évolution. Par sa compréhension, elle produit une
connaissance spécifique à l’objet abordée. Cette connaissance peut-elle être élargie à d’autres
objets pris dans des contextes identiques ou similaires ? L’histoire comme substance à saisir
a-t-elle un sens, même relatif, ou n’est-elle que la succession chaotique, hasardeuse, des
configurations du système-monde et de ses sous-parties ? Ces deux questions en posent une
troisième, relative à l’utilisation du passé comme un réservoir de théories déjà mises en
pratiques, à reconnaître et à verbaliser, pour tirer de l’histoire des lois utiles à la prévision du
futur et, finalement, à la maîtrise du temps. Considérer que l’histoire a un sens, ce serait se
tenir pour capable de tenir dans la pensée un ensemble de critères jugés suffisamment
pertinents pour résumer un contexte, prédire son évolution, interpréter sa place dans l’Histoire
humaine et en tirer du sens. Considérer l’Histoire comme procédant du pur hasard, ce serait
renoncer à être sujet pour n’être que l’objet d’un courant dont la force irrépressible contient et
réalise le devenir de toutes choses. Entre ces deux pôles qui me semblent aboutir chacun à une
essentialisation dommageable pour l’étude de l’Histoire, se trouve la place pour des savoirs
relatifs dont la finalité ne serait pas l’émergence de la connaissance prédictive d’un point,
croisement de trajectoires historiques, mais la détermination de champs des possibles. Par
exemple, le fait que l’enregistrement pirate du procès Salan soit arrivé entre les mains de
Jean-Marie Le Pen est compréhensible dans la mesure où celui-ci est inscrit dans le milieu
social des membres et sympathisants de l’OAS, nourrissant une forme d’activisme politique
contre le régime gaulliste. Ce n’est ni un fait prévisible, ni l’expression totale du hasard, mais
celui d’un possible, réalisé, dans un champ déterminé. Dans cette perspective, l’acteur
historique, dont les actes sont pris entre leur détermination par sa volonté en tant que sujet et
leur détermination par l’extérieur (acteur-objet/indétermination), peut être reconnu comme le
producteur d’une intentionnalité qui négocie sa réalisation avec le monde. Elle pose l’acteur
comme le maître relatif de ses actes et évalue leur pertinence au regard de leur intérêt
résultant. C’est dans la capacité de l’acteur à lire son contexte que l’acte est peut-être
finalement préhensible par l’historiographie comme opportunité ou non, tout en conservant
cette réserve relative à la réussite d’une action, la chance, qui valide ou invalide finalement
l’acte en tant qu’opportunité saisie. Ainsi, Le Pen aurait pu tout à fait recevoir cet
enregistrement pirate et ne rien en faire, ou le commercialiser et connaître un échec le
détournant d’une reconversion de son entreprise. Il a pourtant reconnu et tenté sa chance.
C’est ce moment dans la construction historique d’une opportunité que je voudrais aborder
maintenant.
Gageons qu’une opportunité se définit en aval de sa survenance, dans le champ de
l’historiographie, comme l’exploitation réussie d’une configuration contextuelle dont les
perspectives, reconnues par un acteur historique, conviennent à la réalisation ou
l’accroissement de ses intérêts. Gageons que la question de l’intentionnalité particulière de
l’acteur prend en compte son négoce avec le fil des événements de sorte qu’elle n’est ni
simple ni permanente, mais relève d’une histoire au cours de laquelle elle connaît des
mouvements parfois contradictoires, des dédoublements régulant ou démultipliant les intérêts
de l’acteur.
Avant même sa réalisation l’opportunité est, en tant que futur possible, à la fois un
signifiant contextuel à déchiffrer et un contenu de vérité capable de s’imposer de lui-même à
son lecteur, c’est-à-dire une configuration contextuelle particulièrement lisible. La question de
l’intentionnalité doit donc être posée dans le cadre d’une évaluation de la capacité de l’acteur
à lire son contexte pour en dégager des perspectives favorables, et suivre la variabilité
d’intérêts nécessairement fluctuants selon leurs possibilités de réalisation. Ses perspectives de
réponse m’intéressent dans la mesure où elles éviteront d’essentialiser les intentions de
l’acteur historique pour en restituer les nuances et les dimensions multiples. Elles permettront
de considérer l’acteur comme agissant face au hasard et de préciser ses capacités. Ce faisant,
elles ouvrent à leur manière l’historien à une compréhension fine de l’histoire, ici visée par la
microhistoire de l’acteur, permettant de soustraire au trou noir du hasard, comme puissance
d’indétermination et d’inintelligibilité, des événements procédant d’une intentionnalité
négociée au grès des aléas du temps. Ce travail d’adaptation de l’intention, réalisant une
volonté considérée comme une énergie conduite avec plus ou moins pertinence vers un but
plus ou moins défini (parfois même inconscient), nécessite avant tout un travail de lecture du
contexte.
Ici, deux voies se présentent : celle de l’opportuniste à la recherche permanente
d’opportunités, celle du passant à qui elle arrive et qui m’intéresse particulièrement en raison
de son occasionnalité. Bien que le premier semble plus l’être que le second, les deux sont
sujets face à l’opportunité, puisque le second devra identifier cette configuration favorable et
savoir en tirer parti, et donc avant tout en prendre conscience. Ce faisant il agira en fonction
de son état prit à un instant particulier de son histoire : concrétion des expériences et de leurs
réceptions longues mariée à la multitude de variables intra et extra-personnelles. Cette prise
de conscience devient constitutive de l’être historique en construction ; elle l’inscrit dans les
chemins tracés par son effectivité ou son absence. Elle est ainsi un pallier à franchir, ou à
ignorer, pour entrer dans un nouveau monde, un nouveau contexte dont chaque élément tient
lieu de nouveau signe, appelant un rapport au monde différent du précédent. Entrer dans ce
nouvel univers restreint de signes revient à construire et adapter de nouveaux moyens de
compréhension, à parler une nouvelle langue. Je me risque alors à parler d’une herméneutique
contextuelle (ou du contexte) dans la mesure ou je considère le contexte comme un univers de
signes à déchiffrer de la meilleure des manières au regard des capacités/possibilités propres à
chacun. L’opportunité y résonne dans tous ses sens ; la « meilleure des manières » rejoint
l’idée de convenance (voire d’harmonie) tout en signifiant la poursuite ou la réalisation
d’intérêts. L’acteur prenant conscience d’une opportunité surgissant dans son contexte décèle
ce qu’il reconnaît comme un contenu de vérité, l’interprétation des signes substantiels d’un
futur meilleur que le présent.
Ainsi, l’opportunité se forme dans la conscience du sujet, elle est une porte qu’il croit
s’ouvrir avec assurance sur son avenir et qu’il choisit de franchir. En cela, elle est une autoprojection valorisante du sujet dans son futur et son étude pourrait alors appeler à entrer dans
celle de son psychisme et de ses moyens et processus de cognition. Sans aller jusque là, il est
déjà possible de reprendre l’idée gadamérienne de fusion des horizons pour qualifier le
moment créateur de l’opportunité qui devient alors une production réactive du sujet, matrice
de création de l’Histoire comme histoire de l’effort de maîtrise par l’homme de ce qu’il
conçoit comme le hasard. Ce moment créateur est donc celui d’une intégration subjectale du
contexte, où le sujet résonne dans le contexte à travers sa conscience d’un contenu de vérité.
Toujours dans la perspective gadamérienne, l’expérience de création d’une opportunité par le
sujet ne semble pas si différente de l’expérience esthétique, à ceci près qu’ici le sujet est
toujours présent pour choisir des portes et des seuils à ouvrir et à franchir3.
Pour continuer cette réflexion, la signification politique de la musique peut être
abordée selon les termes énoncés à propos de l’opportunité. D’abord parce que la musique,
quelle que soit la place qu’elle y occupe, fait partie d’un contexte dès qu’elle a lieu. Ainsi, elle
se propose à sa saisie et à son interprétation par le sujet qui en comprend la langue, parvient à
en ordonner les signes. Ensuite, prise dans le rituel du concert et par sa tradition
herméneutique, la musique s’offre à deux types d’interprétations qui sont les deux sens de
l’opportunité : interprétation de convenance, dictée par un champ d’usages et de sens
commun ; interprétation occasionnelle, non-traditionnelle, éventuellement unique,
exceptionnelle mais aussi collective. Je me risque à parler d’une opportunité de signification
pour la musique, qualifiable de politique en raison de sa dimension contextuelle et de la mise
en jeu en suivant des subjectivités (collectives) qu’elle touche, des réactions, échanges et
engagements qu’elle provoque4.
Comme dit plus haut, dans le cadre de l’étude historiographique de l’opportunité, une
restitution du contexte musical enrichit l’approche de sa signifiance. Dans la musique, il
faudra dégager des signes, des topiques. Dans l’étude élargie de son contexte de réalisation, il
faudra imaginer le résultat de l’influence de l’historicité des signes musicaux sur l’actualité de
leur signification. Dès lors que des sens possibles sont construits et peut-être retrouvés dans
les témoignages des auditeurs, la question de la signification politique de la musique ne se
pose pas selon les termes d’une signification immanente du matériau musical mais plutôt
selon le type d’opportunité de signification que chaque auditeur à choisit d’embrasser, de la
porte de l’univers de signification qu’il a choisit de franchir. Une cartographie du politique
diffusé par la musique se propose. Quels sont ceux qui, le 21 Novembre 1937, ont compris la
Cinquième Symphonie de Chostakovitch comme une œuvre de repentir ou comme
l’incarnation musicale d’une rébellion par l’ironie ? Quels sont ceux qui, le matin du 17 Aout
1969, ont entendu dans le Star Spangled Banner interprété par Hendrix la figuration
nationalisée et automutilatrice de l’horreur guerrière ou un hommage rendu à la nation
combattante par un patriote ? Quels sont enfin ceux qui, ces jours-là, n’ont perçu qu’une suite
de sons dont la restitution post-expérientielle ne serait que purement descriptive ou rapport
d’une appréciation construite à partir du goût esthétique de chacun, hors de toute
interprétation politique.
Il peut en tous cas être tenu pour certain que dans les assistances de ces deux concerts,
les uns comme les autres ont existé et que, si en ne signifiant rien la musique signifie tout, elle
signifie surtout en retour ce qui constitue ses sujets auditeurs. Car si la musique a pu pour eux
prendre un sens, c’est qu’en elle a pu être reconnu un contenu de vérité, choisit, ressenti dans
le courant d’une expérience esthétique, d’une lecture du contexte musical et extra-musical
mais re-signifié par la musique. Par ailleurs ce contexte est multidimensionnel, et la musique
n’est pas exactement la même selon la compagnie, même lointaine, dont l’auditeur est entouré
ou selon son cadre de manifestation. Rituel du concert ou composition de l’assistance, la
signification politique de la musique et son opportunité (les conditions de son apparition) se
définissent également, par ricochet, par cette part sociale du contexte et se déclinent en
nuances mêlant convenance et occasionnalité, inscription collective et démarcation
3
À propos du devenir du sujet lors d’une expérience esthétique, voir l’ontologie de l’œuvre d’art comme jeu
dans Vérité et Méthode : Gadamer H. G, Vérité et Méthode, les grandes lignes d’une herméneutique
philosophique, trad. Sacre E., 2e édition, coll. L’Ordre Philosophique, Éditions du Seuil, Paris, 1996, pp.119-188.
4
La signification politique de la musique n’est pas toujours occasionnelle et peut tout aussi bien être de
convenance, comme c’est le cas des hymnes. En revanche, le contexte ne précise-t-il pas, ici contenu dans le
champ politique, le sens de la musique ?
individuelle. Y’en a-t-il eu qui auraient pu interpréter les deux œuvres précédentes dans un
sens politique particulier, mais s’en sont détournés en raison d’une acception collective du
sens musical qu’ils auraient imaginés hégémonique et dangereusement transgressable ?
Certaines occurrences du sens musical sont-elles rendues interdites ou insaisissables par notre
entourage social au moment du concert ? Toutes les opportunités de signification sont-elles
finalement bonnes à prendre ? Par cette dernière question, c’est celle du jugement du sujet qui
est posée et partant, celle de sa trajectoire sociale entre intégration et démarcation. C’est alors
qu’on peut évaluer l’intensité d’une signification politique de la musique dans un contexte
donné, c’est-à-dire la capacité occasionnelle de son contenu de vérité, quel qu’il soit et en tant
que matériau contextuel, à pousser l’auditeur vers une opportunité de signification (politique)
particulière. L’auditeur pourra l’embrasser ou la fuir. Son étude, si elle ne s’avère pas
matériellement impossible, permettrait de se figurer l’état du groupe social des auditeurs
rassemblés pour le concert, pour ensuite élargir cette figuration aux groupes sociaux
quotidiens des auditeurs à un moment de leur histoire, tout en gardant à l’esprit que, comme il
est pris entre indétermination et détermination, l’auditeur est pris entre collectivité et
individualité. Ce serait l’occasion d’opérer une sociologie par la musique et les choix
d’interprétations qu’elle propose, saisis par ceux qui, se faisant, y laisseront une trace d’euxmêmes et de leur état d’alors.
En réfléchissant à ce que pourrait signifier la notion d’opportunité dans le cadre d’une
écriture de l’histoire, dans un texte sous influences mais sans référence, je suis très
probablement passé entre ou à côté de plusieurs ensembles conceptuels, dont la plupart me
sont inconnus. Je cite néanmoins Hans Georg Gadamer dont la mention, utile à l’inscription
de l’approche de l’opportunité dans une herméneutique du contexte, n’induit pas la réduction
de cette approche dans l’herméneutique gadamérienne. En déroulant le fil d’une réflexion sur
la notion d’opportunité jusqu’à la musique il faut citer, dans le sillage critique de Gadamer,
Carl Dalhaus et son exposé sur l’histoire de la réception :
« L’instance historique décisive ne sera alors plus la notion d’œuvre, dont l’historien de la réception
(Rezeptionshistoriker) nie l’existence, mais la notion de l’instant historique qui conditionne la réception. C’est
vers cette instance qu’on se tournera alors pour comprendre comment se forme le sens d’une œuvre - un sens
qui n’est pas contenu dans un texte abstrait, et qui ne se constitue qu’à travers une réception concrète dans
laquelle le texte se trouve concrétisé »5
La dernière partie de ce texte semble en effet très proche d’une forme d’histoire de la
réception. Si elle en est une, elle part d’une considération du moment historique pour finir par
se centrer sur le sujet. L’étude de son contexte historique doit fournir la matière à un discours
sur celui qui, in fine, est le producteur du sens qu’il conçoit à l’aide des matériaux contextuels
qu’il perçoit. Pour autant, il ne s’agit pas de porter un subjectivisme assumé en tant qu’il est
modéré ici par des inscriptions collectives, des intersubjectivités multiples dans lesquelles le
sujet choisira les contours plus ou moins vagues ou précis qu’il donnera à ses interprétations
ou qui s’imposeront, dans un surgissement, à lui.
Pour finir, je voudrais revenir sur la qualité de la musique comme flux temporel,
possédant en cela une marge de variabilité occasionnelle ou contextuelle infinie. Elle est ainsi
l’investissement signifiant, par le sujet, du temps qui passe et procède elle aussi, en tant
qu’événement, du jeu entre détermination et indétermination. Les modalités de la saisie de la
musique par la pensée puis de sa mise en réflexion réclament pour être complétées une pensée
du mouvement capable de la comprendre en l’accompagnant ; une approche pragmatique du
5
Dalhaus, C., Fondements de l’histoire de la musique, trad. Benoit-Otis M.H., Actes Sud-Cité de la Musique,
2013, p. 231
surgissement. Ces réflexions autour de la notion d’opportunité en Histoire, sans prétendre à
être originales ou abouties, témoignent des prémisses de cette préoccupation. Elles ont suivi
un chemin depuis l’historiographie vers la musique. Peut-on parier qu’à l’avenir, comme
Antoine Hennion le fait déjà, les études sur l’homme suivront massivement le chemin inverse,
de la musique vers les sciences humaines, pour s’enrichir des perspectives ouvertes par ses
qualités intrinsèques et les modes de sociabilité qui lui appartiennent ?