DOSSIER
DIDIER CHABAUD
Université de Cergy-Pontoise ; EM Normandie
KARIM MESSEGHEM
Université Montpellier 1
Le paradigme
de l’opportunité
Des fondements à la refondation
Au cour s de ces dix der nièr es années, le cham p de
l’ent repreneuriat a connu une avancée sans précédent avec
l’ém er gence du par adigm e de l’oppor t unit é, qui place
l’opport unit é au cœur du processus ent repreneurial. Cet
art icle revient sur l’ém ergence de ce paradigm e et sur ses
fondat ions issues de la t radit ion économ ique aut richienne. Les
différent s courant s qui t raversent l’ent repreneuriat sont m is
en perspect ive avec ce paradigm e int égrat eur. Si la not ion
d’opport unit é est présent e en m anagem ent st rat égique, elle a
eu t endance à j ouer un rôle secondaire. Le paradigm e de
l’opport unit é nous invit e à renouveler la discussion ent re
m anagem ent st rat égique et ent repreneuriat et à reconsidérer
le rôle de l’opport unit é en m anagem ent st rat égique.
DOI:10.3166/RFG.206.93-112 © 2010 Lavoisier, Paris
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Revue française de gestion – N° 206/2010
es articles de Venkataraman (1997)
et de Shane et Venkataraman (2000)
marquent sans doute une rupture. En
proposant de refonder le champ de l’entrepreneuriat dans une perspective gestionnaire autour de « l’analyse académique de la
façon dont sont découvertes, créées et
exploitées, les opportunités de mettre sur
le marché de nouveaux biens et services,
par qui et avec quelles conséquences »
(Venkataraman, 1997, p. 120 ; Shane et Venkataraman, 2000, p. 218), ces travaux ont
ouvert la voie à un paradigme (Verstraete et
Fayolle, 2005).
La littérature anglo-saxonne s’est saisie
rapidement de ce nouveau courant. Un
flux continu de publications irrigue le
champ de l’entrepreneuriat : une récente
recension de Short et al. (2010) montre
que soixante articles conceptuels et empiriques ont été publiés dans des revues
majeures depuis ces travaux fondateurs,
tandis que Sorenson et Stuart (2008,
p. 520) soulignent que l’article paru en
2000 constitue, pour cette année, la référence la plus citée parmi les journaux de
l’Academy of Management (avec deux fois
plus de citations que l’article suivant). En
revanche, la littérature francophone est
restée timorée sur cette évolution paradigmatique. Il faut attendre le milieu des
années 2000 pour que des auteurs s’engagent dans cette discussion théorique (Chabaud et Ngijol, 2004 ; Messeghem, 2004).
On conçoit l’intérêt de revenir sur ce paradigme, et ce d’autant plus que son
audience dépasse le seul champ de l’entrepreneuriat. Ainsi, la Strategic Management
Society a-t-elle décidé de créer en 2007
une nouvelle revue – le Strategic Entrepreneurship Journal – pour s’intéresser aux
chevauchements entre le management stra-
L
tégique et l’entrepreneuriat, et de consacrer dans la foulée deux numéros à la
question de l’opportunité.
Cependant, par-delà ce succès, il nous
semble que, pour saisir pleinement la portée
des travaux sur l’opportunité, il convient
d’en revenir aux fondements. Ces travaux
prennent ainsi racine dans un corpus
ancien, et suscitent à la fois extensions et
controverses. Revenir aux fondements permet alors à la fois de clarifier les particularités du courant, et d’en faire ressortir les
lignes de clivage. Sur cette base, il est alors
possible de comprendre pourquoi le courant
de l’opportunité structure aujourd’hui le
champ de l’entrepreneuriat et conduit à de
nouvelles pistes de dialogue avec le management stratégique.
I – LES FONDEMENTS
Si les travaux de Shane et Venkataraman
marquent une rupture dans les productions
réalisées en entrepreneuriat, il convient de
souligner à la fois combien ils s’inscrivent
en fait dans une longue tradition de
recherche, marquée par l’école autrichienne, et suscitent le point de départ de
controverses qui visent à préciser différentes visions de l’opportunité.
1. L’ancrage théorique
et épistémologique
Venkataraman (1997) propose de refonder
le champ de l’entrepreneuriat en s’appuyant
sur les contributions théoriques de l’école
autrichienne, des auteurs comme Hayek,
Mises, Kirzner, Schumpeter étant cités de
façon appuyée. Clarifier la vision de l’opportunité peut être effectué en soulignant la
relation de Shane et Venkataraman (2000) à
l’école autrichienne. Il est cependant néces-
Le paradigme de l’opportunité
saire d’aller au-delà pour saisir toutes les
implications de cette filiation, tant la vision
développée est marquée par l’ancrage épistémologique dans l’école autrichienne.
Les visions de l’opportunité
L’opportunité entrepreneuriale est à distinguer des autres opportunités de profit. Elle
ne vise pas simplement à proposer, pour une
relation moyens-fins, une utilisation plus
efficiente des ressources. L’opportunité
entrepreneuriale apparaît au contraire
comme une remise en cause de la relation
moyens-fins. En ce sens, elle ne peut pas
être exploitée par optimisation (Shane et
Venkataraman, 2000, Baumol, 1996).
Comme le soulignent Eckhardt et Shane
(2003, p. 336), « alors que les décisions non
entrepreneuriales maximisent les ressources
rares à travers une relation entre moyens et
fins précédemment développée, les décisions entrepreneuriales induisent la création
ou l’identification de nouvelles relations
entre moyens et fins précédemment non
détectées ou non utilisées par les acteurs du
marché ». De fait, Venkataraman (1997) va
énoncer deux prémisses à l’opportunité :
– Selon la prémisse faible, la plupart des
marchés sont inefficients. Les inefficiences
des marchés offrent aux individus qui les
repèrent et qui les exploitent des opportunités de profit. Dans le modèle de Kirzner
(1997), les opportunités entrepreneuriales
traduisent également des situations de
déséquilibre.
– La prémisse forte affirme que « même si
le marché approche un état d’équilibre, la
condition humaine de l’entreprise combinée à la tentation du profit et l’avancée des
95
connaissances et des technologies détruira
l’équilibre tôt ou tard » (p. 121). Cette
seconde prémisse reflète assez bien le processus de destruction créatrice décrit par
Schumpeter (1935).
Cette dualité, qui conduit Shane (2003,
p. 19) à distinguer entre des opportunités
« kirznériennes » et des opportunités
« schumpeteriennes », montre le caractère à
la fois endogène et exogène des opportunités. Cependant, au-delà de la définition et
des sources de l’opportunité, la conception
délivrée est marquée par l’accent mis par
l’école autrichienne sur l’individualisme
méthodologique.
Individualisme méthodologique
L’école autrichienne se rattache, en effet, à
l’individualisme méthodologique. Ce positionnement épistémologique met l’accent
sur l’individu à travers ses représentations
et sa volonté. Les promoteurs de l’école
autrichienne adoptent le postulat selon
lequel « il n’existe aucun autre moyen de
s’assurer des phénomènes sociaux que de
comprendre les actions que les individus
entreprennent vis-à-vis des autres » (Hayek,
1945). Le courant de l’opportunité retient
cette posture, ce qui le conduit à réhabiliter
l’individu qui avait eu tendance, depuis
l’appel de Gartner (1985), à être relégué au
second plan, au profit d’approches centrées
sur les processus1.
L’individualisme méthodologique conduit à
mettre l’accent sur trois caractéristiques
importantes :
– La rationalité : dans l’école autrichienne,
la rationalité est consubstantielle à la décision. Selon Mises (1986), « L’agir humain
1. Notons que ce retour de l’individualisme méthodologique n’empêche pas un intérêt pour les collectifs. Foss et al.
(2008), proposent de se centrer sur l’équipe entrepreneuriale tout en affirmant leur filiation à l’école autrichienne.
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Revue française de gestion – N° 206/2010
est nécessairement toujours rationnel. Le
terme « action rationnelle » est pléonastique
et doit être évité comme tel. (…) La fin
ultime de l’action est toujours la satisfaction
de quelque désir de l’homme qui agit.
Comme personne n’est en mesure de substituer ses propres jugements de valeur à ceux
de l’individu agissant, il est vain de porter
un jugement sur les buts et les volitions de
quelqu’un d’autre » (p. 21-22.). Cette position ne confère ni un caractère mécanique ni
un caractère infaillible à la prise de décision
et à sa mise en œuvre. D’ailleurs pour Mises
(1986, p. 23), le décideur se trompe souvent
dans le choix et l’application des moyens.
Pour Kirzner, les erreurs sont à l’origine du
déséquilibre et créent des opportunités pour
ceux qui les repèrent. On est ainsi éloigné
du modèle d’un homo oeconomicus omniscient. Hayek (1945) souligne que l’information est dispersée dans la société, ce qui
sera une source d’opportunités. Venkataraman et Shane (2000, p. 222) font, quant à
eux, référence à une image introduite par
Ronstad (1988), le corridor de l’information : chaque individu dispose d’un stock
d’informations
idiosyncrasiques
qui
influence sa capacité à reconnaître certaines
opportunités, en permettant de donner du
sens aux opportunités.
– Le subjectivisme : l’école autrichienne
met l’accent sur les croyances des individus. Comme le souligne Mises (1986,
p. 32) « La plupart des objets de l’action
humaine ou sociale ne sont pas des faits
objectifs (…) les choses sont ce que les
gens qui agissent pensent qu’elles sont ».
Pour Foss et al. (2008, p. 75), « le subjectivisme considère que les individus ont des
préférences, des connaissances et des
attentes différentes dès lors les explications
en sciences humaines doivent prendre ces
états mentaux comme point de départ ». Le
subjectif peut être mis en relation avec une
notion importante : la vigilance (alertness).
Ce concept a été introduit par Kirzner
(1973, 1997) pour expliquer la dynamique
des marchés et le rôle de la fonction entrepreneuriale. Il définit la vigilance comme
« une attitude de réceptivité face aux opportunités disponibles » (Kirzner, 1997, p. 72).
Selon cet auteur, cette aptitude varie selon
les individus, il va même jusqu’à parler de
don : « la vérité est que la capacité à
apprendre sans recherche délibérée est un
don que les individus ont à des degrés
complètement différents. C’est sûrement ce
don que nous avons à l’esprit lorsque nous
parlons de vigilance entrepreneuriale »
(Kirzner, 1979, p. 148). Il est sans doute
réducteur de parler de don dans la mesure
où d’autres variables sont susceptibles
d’améliorer cette propension à repérer des
opportunités, ainsi que le soulignent les travaux récents sur les opportunités. En particulier l’expérience acquise dans un secteur
d’activité peut contribuer à renforcer cette
vigilance entrepreneuriale (Ucbasaran
et al., 2009). De même, le fait de s’inscrire
dans des réseaux améliore l’accès à
l’information (Stevenson et Jarillo, 1990 ;
Yli-Renko et al., 2001 ; Uzzi et Gillespie,
2002 ; Ozgen et Baron, 2007, Chabaud et
Ngijol, 2010). On conçoit alors que la
connexion entre les individus et les opportunités ne soit pas évidente : d’une part, certains individus percevront une opportunité
là où les autres n’en verront pas. D’autre
part, face à un même objet technique, différentes personnes percevront des opportunités différentes, tandis que d’autres n’appréhenderont rien du tout (Shane, 2000).
– L’intentionnalité : l’école autrichienne
définit l’action humaine comme un com-
Le paradigme de l’opportunité
portement intentionnel. L’homme dispose
d’un libre arbitre qui confère un caractère
délibéré à l’action (Aimar, 2005). Cette
dimension est très présente dans le champ
de l’entrepreneuriat (Krueger, 2009), où un
courant important s’est construit sous l’impulsion des travaux de Shapero (1982). Le
courant de l’intention (Bird, 1988 ; Krueger,
1993 ; Krueger et al., 2000) considère la
décision entrepreneuriale comme un comportement planifié au sens d’Ajzen (1991).
Shane et Venkataraman (2000), en retenant
une définition du processus entrepreneurial
en termes de découverte, d’évaluation et
d’exploitation de l’opportunité, confortent
cette lecture de la décision entrepreneuriale.
Cette représentation selon laquelle la
réflexion précède l’action tend cependant à
être questionnée au sein même de l’école
autrichienne par Hayek à travers la notion
d’action non consciente. L’action est
influencée par des règles, des normes, des
valeurs et des routines. Pour Hayek (1980,
p. 32), « l’homme est tout autant un animal
obéissant à des règles qu’un animal recherchant des objectifs ». Cette lecture invite à
tenir compte du contexte voire des structures et permet d’envisager de faire appel à
d’autres approches théoriques complémentaires pour étudier le processus entrepreneurial comme la théorie de la structuration
(Chiasson et Saunders, 2005 ; Sarason
et al., 2006).
2. Visions de l’opportunité
La conception de l’opportunité qui est délivrée s’inscrit ainsi dans une longue tradition intellectuelle. Les travaux de Venkataraman (1997), puis de Shane et
Venkataraman (2000) et de Shane (2003),
permettent de franchir un cap en inscrivant
les opportunités au cœur de l’entrepreneu-
97
riat. Cependant, derrière les points communs avancés, qui permettent à Shane
(2003) de se poser en promoteur d’une
« théorie générale de l’entrepreneuriat »,
des vues divergentes se font jour, qui tiennent à la fois à la conception même de ce
qu’est l’opportunité, et aux conséquences
qui en découlent. Des auteurs en provenance de divers horizons intellectuels se
sont ainsi interrogés sur la nature des
opportunités telle qu’elle ressort de la
vision de Shane, pour appeler in fine à une
démarcation entre une vision de la découverte d’opportunités préexistantes, et une
vision qui insiste au contraire sur la nature
socialement construite de celles-ci (Gartner
et al., 2003 ; Chabaud et Ngijol, 2004 ;
Chiasson et Saunders, 2005 ; Sarasvathy,
2008). L’opposition entre ces deux théories
de l’opportunité, qu’elle se situe au niveau
des hypothèses ou sur le plan des implications en matière de conception d’action
entrepreneuriale est mise en exergue par
Alvarez et Barney (2007) (voir le tableau 1).
S’il est important de marquer l’opposition
entre ces approches, il nous semble non
moins important d’en souligner trois
points d’accord. Tout d’abord, ces travaux
donnent des bases pour repenser le champ
de l’entrepreneuriat autour de la connexion
entre l’individu et l’opportunité, et permettent d’intégrer et de capitaliser les connaissances (au-delà des querelles de définition) Ensuite, tous ces travaux mettent
l’accent sur le fait que l’entrepreneuriat se
conçoit comme un processus prenant sa
source dans la découverte (ou création),
l’évaluation et l’exploitation des opportunités. Si Alvarez et Barney (2007), en
insistant sur la conception de l’action
entrepreneuriale, soulignent peu cet
aspect, leur conception rejoint les
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Tableau 1 – Le contraste entre les théories de la découverte et de la création d’opportunité
Hypothèses
Théorie de la découverte
d’opportunité
Théorie de la création
d’opportunité
Nature des opportunités
Les opportunités existent,
indépendamment des
entrepreneurs. Philosophie
réaliste
Les opportunités n’existent pas
indépendamment des
entrepreneurs. Philosophie
réaliste évolutionnaire
Nature des entrepreneurs
Diffère de façon importante
des non entrepreneurs ex ante
Peut ou non différer
des non entrepreneurs ex ante.
Les différences peuvent
émerger ex post.
Nature du contexte
de prise de décision
Risqué
Incertain
Leadership
Fondé sur l’expertise et
(peut-être) l’expérience
Fondée sur le charisme
Prise de décision
Outils de collecte des données
et de prise de décision fondées
sur le risque.
Importance des coûts
d’opportunité
Prise de décision itérative,
inductive, incrémentale.
Utilisation de biais et
d’heuristiques ; importance de
la perte tolérable
Pratiques de ressources
humaines
Recrutement
de capital humain spécifique
à partir de mécanismes
de marché
Recrutement de capital humain
générique et spécifique à partir
des réseaux sociaux
préexistants.
Stratégie
Relativement complète et stable
Émergente et changeante
Finance
Sources de capital externes :
banques et capital-risque
« Bootstrapping » et « amis,
familles et fools »
Marketing
Les changements
dans le marketing mix résultent
de la modification
de perception des opportunités
Le marketing mix peut changer
fondamentalement comme
résultat de la façon dont
l’opportunité émerge
Avantages
concurrentiels
soutenables
Rapidité, secret, et érection de
barrières à l’entrée peuvent
soutenir les avantages
L’apprentissage tacite dans des
processus dépendants du sentier
peut soutenir les avantages.
Actions entrepreneuriales efficaces
Source : d’après Alvarez et Barney (2007, p. 13-17).
Le paradigme de l’opportunité
approches de Chiasson et Saunders (2005),
de Gartner et al. (2003) ou de Sarasvathy
(2008) pour lesquels l’opportunité s’inscrit
avant tout dans un processus. Enfin, ces travaux soulignent la diversité des modalités
d’exploitation des opportunités. Ainsi, la
création d’entreprise n’est – pour Shane
(2003, p. 224 suiv) – que l’un des 4 modes
possibles d’exploitation des opportunités
aux côtés des logiques de licensing, de l’entrepreneuriat organisationnel (corporate
venturing) et de l’essaimage (spin-off).
Sans doute y a-t-il lieu de différencier clairement ces conceptions. Chez Shane (2003),
l’opportunité suit un processus individuel,
linéaire, avec des séquences clairement définies et une vision qui conduit à insister sur
les boucles entre les phases, problèmes
de récursivité, entre plusieurs phases
(voir figure 1). Une telle vision est assurément réductrice : Davidsson (2004) considère ainsi que les phases de découverte et
d’exploitation sont imbriquées. Au-delà les
travaux insistant sur la création de l’opportunité en arrivent à souligner que l’opportunité se crée chemin faisant (Sarasvathy,
2008), et résulte de l’articulation et des
échanges entre l’individu (ou l’équipe de
porteurs) et leur contexte (Chiasson et
Saunders, 2005). À la limite d’aucuns souligneront que les répertoires ou routines qui
président à l’exploitation de l’opportunité
seront essentielles (Bingham et al., 2007).
Cependant, ces différences de conception
théoriques n’empêchent pas les auteurs de
converser et de reconnaître que la réalité des
opportunités est probablement toujours
entre construction et découverte (Sarasvathy
et al., 2003 ; Alvarez et Barney, 2007).
Dans tous les cas, on comprend combien les
fondements de l’opportunité confèrent un
réel potentiel à ce courant. Débouche-t-on,
pour autant, sur une « théorie générale »
ainsi que le souhaite Shane (2003) ?
II – LA REFONDATION
Quelle que soit la conception qui prévaut,
l’opportunité ressort dans cette décennie
comme un concept au cœur de nombreuses
discussions ou conversations scientifiques.
Si l’opportunité constitue pour Shane et
Venkataraman (2000) le socle d’une
conception fertile du champ de l’entrepreneuriat, il convient de noter que le même
concept semble désormais au cœur de
réflexions sur le management stratégique,
certains proposant en effet d’articuler
Figure 1 – L’opportunité : un modèle linéaire
Source : d’après Shane (2003, p. 251).
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100
Revue française de gestion – N° 206/2010
autour de ce concept une réflexion sur
l’« entrepreneuriat stratégique » (strategic
entrepreneurship). Après avoir montré dans
quelle mesure l’opportunité est désormais
au cœur des paradigmes de l’entrepreneuriat, nous soulignons combien le concept
conduit à renouveler ou faire évoluer le
management stratégique.
1. L’opportunité : nouveau paradigme
dans le champ de l’entrepreneuriat
Après être revenu sur la notion même de
paradigme, nous montrons que les travaux
fondés sur l’opportunité marquent l’émergence d’un nouveau paradigme qui permet
à différents courants de s’exprimer. Le
modèle de Shane (2003) nous permet
d’illustrer le caractère intégrateur de ce
paradigme.
L’émergence d’un paradigme
Un paradigme fait référence aussi bien à un
ensemble d’hypothèses théoriques générales et de lois qu’à une communauté scientifique. D’après Thomas S. Kuhn (1962) la
construction de la connaissance dans un
domaine doit répondre à une recherche de
légitimité. Au sein de la science normale,
pour reprendre sa terminologie, les chercheurs conduisent des travaux en phase avec
la pensée dominante. Ils poursuivent ainsi
une légitimité cognitive, pragmatique voire
morale (Suchman, 1995). Or, c’est l’un des
objectifs de Shane et Venkataraman (2000)
que de permettre une démarcation et une
légitimation du champ de recherche qu’est
l’entrepreneuriat.
Cette lecture sociologique, que nous invite
à réaliser Kuhn, ne doit pas faire oublier
l’essentiel : la recherche doit permettre de
résoudre des énigmes. C’est cette capacité
qui permet à un paradigme de s’imposer
ou qui, au contraire, conduit à sa remise en
cause. Le processus de construction de la
recherche est décrit par Kuhn comme un
processus marqué par des révolutions.
Kuhn défend l’idée d’incommensurabilité
des paradigmes. Cette thèse est partagée
en sciences sociales par Burrell et Morgan
(1978). Elle ne signifie pas pour autant
que différentes théories ne peuvent coexister à l’intérieur d’un paradigme. Dans le
champ des sciences sociales, la complexité
des phénomènes conduit d’ailleurs à retenir différentes lectures théoriques et
méthodologiques.
L’opportunité constitue-t-elle un nouveau
paradigme dans le champ de l’entrepreneuriat ? Si certains considèrent que
l’entrepreneuriat se situe encore à une
phase préparadigmatique (Carsrud et
Brännback, 2009), d’autres défendent une
lecture multiparadigmatique (Verstraete et
Fayolle, 2005 ; Messeghem, 2006). L’entrepreneuriat est traversé par de nombreux
courants (Cunningham et Lischeron,
1991 ; Fayolle, 2004). Outre les opportunités, cinq courants ou écoles semblent
avoir particulièrement marqué la
recherche : l’école économique qui s’intéresse au rôle de la fonction entrepreneuriale dans l’économie (Schumpeter,
1935 ; Kirzner, 1973), l’école fondée sur
les traits, d’inspiration psychologique
(McClelland, 1961), l’école de la décision
qui s’est développée au cours des années
1990 avec la percée des approches cognitives (Krueger et al., 2000 ; Krueger,
2009), le courant du processus qui est
apparu au milieu des années 1980 en réaction aux limites de l’approche fondée sur
les traits (Gartner, 1985, 1988) et l’école
de l’organisation entrepreneuriale ou du
corporate entrepreneurship (Miller, 1983 ;
Le paradigme de l’opportunité
Burgelman, 1983a et 1983b ; Stevenson et
Jarillo, 1986) qui s’intéresse à l’orientation entrepreneuriale d’organisations existantes et au management entrepreneurial.
Ces cinq courants peuvent être mis en
relation avec la notion d’opportunité
(cf. tableau 2).
Ces regards différents portés sur l’entrepreneuriat font penser à la fable de l’aveugle et
de l’éléphant (Gartner, 2001). Gartner met
en garde contre des visions partielles et
reconnaît à l’approche fondée sur l’opportunité sa vision globale : « En développant
l’entrepreneuriat comme un champ de
recherche, il est très important de considérer l’intérêt de développer un paradigme
fort (Aldrich et Baker, 1997 ; Vander Werf
et Brush, 1989). Je crois que la création
101
d’une communauté identifiable de chercheurs qui poursuivent des intérêts de
recherche semblables aboutira à la création
d’un paradigme fort. Je crois que l’article
Shane et Venkataraman (2000) est une tentative consciente de développer une communauté basée sur des intérêts de recherche
semblables. Cette communauté sera sans
doute plus à même de « créer un ensemble
systématique de connaissances sur l’entrepreneuriat » (Shane et Venkataraman,
p. 224) ».
Le paradigme de l’opportunité permet de
cerner le tout sans négliger les parties. Autrement dit, il permet à différents courants de
s’exprimer pour saisir toute la complexité du
phénomène entrepreneurial. Le modèle de
Shane (2003) adopte cette posture.
Tableau 2 – Paradigme de l’opportunité et courants de la recherche en entrepreneuriat
Courants
Auteurs fondateurs
École économique
Schumpeter, Kirzner
La poursuite d’opportunité est réalisée par un
entrepreneur dont la fonction est de contribuer à
l’équilibre ou au déséquilibre des marchés
McClelland
Certains traits peuvent favorisent la capacité de
l’entrepreneur à percevoir l’opportunité et
influencent leur propension à l’exploiter : self
efficacy, locus of control, etc.
École
des traits
ou école
psychologique
École de la
décision ou école
cognitive
École du processus
ou du
comportement
École de
l’organisation
entrepreneuriale
Prise en compte de l’opportunité
Shapero, Krueger
Quels sont les processus mentaux qui conduisent à
identifier ou créer et à exploiter des opportunités ?
Gartner
Cette école concerne le processus d’émergence
organisationnelle qui accompagne la découverte et
l’exploitation de l’opportunité.
Burgelman, Miller
Comment des organisations existantes parviennentelles à identifier ou créer et à exploiter des
opportunités ?
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Un modèle intégrateur
fondé sur l’opportunité
Le modèle décrit par Shane (2003) apparaît
comme un modèle intégrateur, focalisé sur
l’opportunité. Le découpage en trois
étapes : détection, évaluation et exploitation
permet de relier les différents courants qui
ont eu tendance à se focaliser sur l’une ou
l’autre de ces phases.
Ainsi que nous l’avons souligné, ce modèle
se focalise sur la relation – ou le nœud –
entre l’individu et l’opportunité. Cette relation gagnerait à être traitée sous forme de
dialogique (Bruyat, 1994). L’entrepreneur
se saisit ou construit l’opportunité. Réciproquement l’opportunité façonne l’individu et
contribue à son développement, que ce soit
sur un plan personnel voire financier. La
question de la création de valeur est ainsi
centrale dans le paradigme de l’opportunité.
Mais, si Shane et Venkataraman (2000) mettent l’accent sur les dimensions individuelles, Venkataraman (1997) et Zahra et
Dess (2001) soulignent que la valeur s’apprécie à un niveau individuel et à un niveau
sociétal. L’action entrepreneuriale doit alors
contribuer à créer de la valeur sans compromettre le bien-être collectif.
La poursuite d’opportunité s’exprime, enfin,
dans une démarche de création (voire de
reprise) d’entreprise, mais aussi dans une
organisation existante. Du reste, Gartner
(2001, p. 32) souligne que le paradigme de
l’opportunité est multiniveau : « Tandis que
leur discussion sur la découverte et de l’exploitation d’opportunités se concentre sur les
arguments qui semblent exiger les actions
des individus (p. 221-224), ils étendent leurs
observations des individus aux sociétés et
aux institutions via les modes d’exploitation
(p. 224). » Au niveau des entreprises, on
rejoint la thèse défendue par Stevenson dans
son modèle de management entrepreneurial
(Stevenson et Jarillo, 1990). Le rôle majeur
accordé à l’opportunité conduit Stevenson et
Jarillo (1990, p. 23) à définir l’entrepreneu-
Figure 2 – Un modèle de processus entrepreneurial
Source : Shane (2003, p. 11).
Le paradigme de l’opportunité
riat comme « un processus par lequel des
individus, soit en leur nom soit à l’intérieur
d’organisations, poursuivent des opportunités sans tenir compte des ressources qu’ils
contrôlent couramment ». Si l’organisation
peut apparaître comme un contexte favorable au comportement entrepreneurial, ce
sont avant tout les individus qui repèrent et
poursuivent les opportunités en son sein.
Stevenson et Jarillo (1990) mettent en
exergue l’organisation entrepreneuriale tout
en soulignant le rôle central joué par les
individus dans la découverte et l’exploitation des opportunités : « Le cœur de l’entrepreneuriat corporatif est que l’opportunité
qui se présente à la firme doit être poursuivie par des individus en son sein (…) Mais
le repérage des opportunités est certainement fonction des capacités de l’individu :
sa connaissance intime du marché, des technologies impliquées, des besoins du
consommateur, etc. » (p. 24) : l’opportunité
est alors déjà au cœur de la conception de
l’entrepreneuriat corporatif et, plus largement, de l’entrepreneuriat. Au-delà, il est
également important de souligner que les
opportunités soulèvent des questions globales, relevant des niveaux institutionnels et
du dynamisme des économies, ce qui
conduit à interroger l’articulation avec
l’école économique (Venkataraman, 1997 ;
Davidsson 2004, p. 19).
Le cadre conceptuel de l’opportunité permet ainsi, malgré (voire grâce à) des différences de points de vue, à de nombreux
chercheurs de se reconnaître dans le
« champ de recherche » de l’entrepreneuriat, ce qui constituait l’un des objectifs
principaux de Shane et Venkataraman
103
(2000). La définition des contours d’un
champ de recherche conduit nécessairement à s’interroger sur les relations nouées
avec les autres. La notion d’opportunité
constituant l’un des concepts fondateurs du
management stratégique, il est judicieux de
s’interroger sur les relations entre entrepreneuriat et management stratégique. Comment le paradigme des opportunités
conduit-il à réinterroger les relations entre
ces deux champs ?
2. L’opportunité : chaînon manquant
entre l’entrepreneuriat et la stratégie ?
La connexion entre stratégie et entrepreneuriat peut procéder d’une évidence, tant les
membres des deux communautés sont
proches voire les thématiques connexes.
Ainsi, Gartner et al. (2006) soulignent que
la majorité des membres de la division
entrepreneuriat de l’Academy of Management est également membre de la division
Business Policy and Strategy, tandis que
Meyer et al. (2002), à partir d’une recension
des articles publiés dans le Journal of Business Venturing et le Strategic Management
Journal, dressent le constat d’une démarcation entre stratégie et entrepreneuriat : les
travaux en entrepreneuriat s’intéressant pour
l’essentiel aux firmes nouvelles et aux PME,
tandis que les travaux en stratégie se focaliseraient sur les facteurs de performance de
firmes existantes ou de grande taille2. Dans
quelle mesure le paradigme des opportunités peut-il conduire à déplacer les centres
d’intérêt, à favoriser ou changer les relations
entre ces deux champs ? Il nous semble que
le courant des opportunités permet de
rebattre les cartes, et conduit à réfléchir à la
2. 66 % des articles du JBV se focalisent sur les entreprises de moins de 500 salariés tandis que 3 % seulement des
articles du SMJ portent sur des entreprises de moins de 500 personnes.
104
Revue française de gestion – N° 206/2010
façon dont les deux champs s’articulent,
certains allant jusqu’à considérer que entrepreneuriat et stratégie représentent « deux
faces d’une même pièce » (Venkataraman et
Sarasvathy, 2001). De ce fait, après avoir
souligné combien les opportunités ont été
présentes dans la stratégie de façon incidente, nous soulignons dans quelle mesure
le courant des opportunités amène à de nouveaux questionnements sur la stratégie et sur
la conception de l’organisation.
L’opportunité, un concept secondaire
de la stratégie ?
Le concept d’opportunité peut être un faux
ami dans le monde francophone (voir
Messeghem, 2006) mais, plus encore, ce
concept a connu un destin ambigu dans le
management stratégique (Germain, 2010).
À la limite, l’opportunité semble être passée régulièrement à l’arrière-plan des travaux ou demeurer dans l’implicite en stratégie (voir l’interview de Burgelman, 2010
dans ce numéro). Qu’elle ait été implicite,
ou explicitement prise en compte, l’opportunité conduit à questionner nombre de travaux du management stratégique, voire permet de renouer différemment un dialogue
fécond entre stratégie et entrepreneuriat.
Notons, tout d’abord, combien l’opportunité est présente de façon ancienne chez
des auteurs fondamentaux de la stratégie :
si Stevenson (2000) trace la filiation jusqu’à Ansoff (1965) et Learned et al. (1965)
et au modèle SWOT, il convient de noter
également l’importance accordée à la
quête des « productive opportunities » par
Penrose (1959, voir notamment le cha-
pitre 3)3, celles-ci en constituant « probablement le concept clé » (Foss, 2002,
p. 155). Les opportunités sont alors vues
comme « essentielles » à la croissance,
cette dernière étant limitée par « la mesure
dans laquelle une firme ne voit pas les
opportunités d’expansion, n’est pas disposée à agir sur elles, ou incapable de leur
répondre » (p. 31). Il est alors important de
s’interroger sur « les considérations qui
déterminent le type d’opportunité qu’une
firme donnée percevra, et déterminant sa
capacité à tirer avantage de ce qu’elle voit ;
mais au bas mot nous devons supposer que
la firme souhaite vraiment trouver des
opportunités et n’est pas empêchée d’agir
sur elles par un management “anormalement” incompétent » (p. 32). L’accent mis
sur les ressources libres et les problèmes
de perception conduiront Burgelman
(1983a et 1983b) à faire de Penrose l’un
des auteurs précurseurs de ses analyses,
mais aussi un chercheur qui annonce les
analyses de Weick en termes d’enactment
(Burgelman, 1983a, p. 62). Nous retenons,
quant à nous, l’intérêt d’un auteur précurseur (une fois encore) des débats actuels
sur la façon dont la firme va ou non découvrir et exploiter les opportunités, en insistant sur le subjectivisme… De fait, les travaux de Burgelman (1983b, 2010) ou
Miller (1983) permettent de nouer un dialogue entre entrepreneuriat et stratégie,
même si la discussion se focalise, pour
l’essentiel, sur la compréhension des
mécanismes de formation des stratégies en
laissant de côté les interrogations sur les
opportunités.
3. Cf. Kor et Mahoney (2008) et Foss et al. (2008) pour une mise en perspective des apports de Penrose, qui souligne notamment sa filiation avec l’école autrichienne.
Le paradigme de l’opportunité
Les opportunités, vers un questionnement
nouveau de la stratégie
Un premier jalon est, sans doute, posé par
Stevenson et Jarillo (1990), qui mettent
explicitement l’opportunité au centre de
leur réflexion. Le management entrepreneurial reposera alors sur la façon dont les
entreprises poursuivent les opportunités, en
soulignant à la fois la saisie d’opportunités
(préexistantes), mais aussi les comportements d’innovation (Stevenson, 2000, p. 4).
Une étape supplémentaire est franchie avec
McGrath et MacMillan (2000) qui soulignent la nécessité d’un état d’esprit entrepreneurial, seul à même de permettre la
création d’opportunités. On assiste alors à
la convergence d’un ensemble de travaux
qui débouchent sur l’entrepreneuriat stratégique (Hitt et al., 2001, 2002, Ireland et al.,
2001, 2003, 2009). Il s’agit pour les uns
d’un champ de recherche, ou pour le moins
d’un « emerging “hot” concept » (Short
et al., 2010, p. 19), qui étend l’étude des
dynamiques entrepreneuriales à l’œuvre au
sein des organisations, pour déboucher sur
un élargissement des débats sur l’avantage
concurrentiel. Si l’on peut, à la façon de
Burgelman (2010), considérer que l’opportunité n’a pas de place particulière dans les
débats sur ce point, nous pensons – au
contraire – que l’accent sur les opportunités
est central dans l’entrepreneuriat stratégique et conduit à penser différemment la
stratégie.
Les tenants de l’entrepreneuriat stratégique
proposent, en effet, de repenser la stratégie
autour des opportunités. Hitt et al. (2001,
p. 2) considèrent ainsi que « l’entrepreneuriat stratégique est l’intégration d’une pers-
105
pective entrepreneuriale (i.e. d’actions qui
recherchent des opportunités) et d’une perspective stratégique (i.e. d’actions qui recherchent un avantage [concurrentiel]) pour
concevoir et mettre en œuvre des stratégies
entrepreneuriales créatrices de richesse ».
L’accent est mis désormais sur le fait que la
performance de l’entreprise à long terme
repose plus sur sa capacité à créer, repérer
ou exploiter de nouvelles opportunités, que
sur la seule capacité à maintenir un avantage concurrentiel sur des produits existants. La question devient plus de générer
de nouvelles activités – voire de s’assurer
ensuite de la protection du monopole ou du
blue ocean (Kim et Mauborgne, 1999,
2005) – que d’obtenir un avantage concurrentiel par nature transitoire. Ceci souligne
l’importance de la réflexion sur la création
de richesses dans le management stratégique, et permet de s’interroger sur les
conditions sous-jacentes à une démarche
qui vise au développement des opportunités
(et ce sans sacrifier leur exploitation « efficace »). Penser la découverte/création d’opportunités (et les mécanismes qu’elle
requiert) devient essentiel pour l’entreprise
et fait émerger plusieurs questions. Tout
d’abord, la question de la créativité
(au sein) de l’entreprise et de la stratégie :
comment va-t-on imaginer de nouveaux
futurs ? Comment va-t-on trouver/créer/
saisir des opportunités ? Pour Venkataraman
et Sarasvathy (2001), la réponse requiert
une interrogation sur la créativité, et les
mécanismes qui la supportent4, tandis que
Ireland et al. (2003) mettent tout à la fois la
créativité et l’innovation au cœur de leur
modèle. Le type de réponse apporté sera,
4. Le texte de Carrier et al. (2010) constitue une entrée sur ce point.
106
Revue française de gestion – N° 206/2010
sans doute, contingent au type, voire à la
nature, des opportunités (Venkataraman et
Sarasvathy, 2001). Si l’on suit Burgelman
(2010), on soulignera combien les processus requis par des opportunités kirznériennes – où l’on met l’accent sur des phénomènes de réseaux et des trous structurels
à la Burt (1992) – différeront de ceux du
modèle schumpétérien5, pour lequel les
mécanismes relatifs à l’innovation et à l’intrapreneuriat sont essentiels. Plus largement, il sera intéressant de se pencher sur
les actions entrepreneuriales efficaces selon
le type de contexte (voir tableau 1).
Des écueils sont, bien évidemment, présents. Il est, d’une part, important de s’interroger sur l’articulation entre la découverte (et l’exploitation) des opportunités et
la stratégie de l’entreprise (cf. Germain,
2010), afin d’éviter que la stratégie ne se
dissolve dans une poursuite « opportuniste » des opportunités. D’autre part, il est
nécessaire de penser l’équilibrage entre
découverte et exploitation des opportunités
et, plus largement, entre la recherche d’opportunités et l’efficacité. Ireland et al.
(2003, p. 966) soulignent la nécessité de
combiner ces deux aspects : « Les firmes
capables d’identifier des opportunités mais
incapables de les exploiter ne réalisent pas
leur potentiel de création de richesse, et
sous-rémunèrent leurs parties prenantes.
Similairement les firmes qui ont dès aujourd’hui des avantages concurrentiels mais
n’ayant pas identifié de nouvelles opportunités pour poursuivre et exploiter ces avantages exposent leurs parties prenantes à un
risque accru… La richesse est seulement
créée lorsque les firmes combinent un comportement de recherche d’opportunité (i.e.,
l’entrepreneuriat) avec un comportement
efficace de recherche d’avantage [concurrentiel] (i.e. le management stratégique) ».
L’atteinte de cette combinaison vertueuse
nécessite, cependant, d’être en mesure de
concevoir des mécanismes organisationnels
qui articulent ces deux aspects…
Quelle organisation
pour les opportunités ?
L’intérêt de l’entrepreneuriat stratégique est
alors de montrer comment, au-delà de la
création – ou découverte – de nouvelles
opportunités, l’entreprise doit s’organiser
pour découvrir/créer/saisir celles-ci. Déterminer la façon de s’organiser favorable à la
création de ces dynamiques intrapreneuriales est alors nécessaire. Sans doute,
rejoint-on ici les travaux qui insistent sur la
façon dont les mécanismes organisationnels
doivent être agencés pour permettre l’ambidextrie organisationnelle, ou l’équilibrage
entre processus stratégiques induits et autonomes (cf. Burgelman), voire les approches
qui insistent sur « l’activité entrepreneuriale
de la firme » (italiques de Miller, 1983). Les
études sur la démarche intrapreneuriale
(Burgelman, 1983a et 1983b, Kuratko et
al., 2005), montrant combien elle permet
(ou non) d’améliorer la performance de
l’entreprise selon le type d’environnement
dans lequel se situe l’entreprise (Miller,
1983, Miller et Friesen, 1983, Zahra et
Covin, 1995) seront alors essentielles. Il
sera intéressant de s’interroger sur la façon
dont ces différentes approches des dyna-
5. Nous aurons tendance à rapprocher les opportunités « de rupture intersectorielle » de la première catégorie identifiée par Burgelman, dans la mesure où la rupture intersectorielle nécessite une capacité à faire un « pontage » entre
deux secteurs, et renvoie à une logique à la Burt.
Le paradigme de l’opportunité
miques intrapreneuriales peuvent être
articulées pour permettre une capitalisation
des connaissances (voir Fayolle, 2010, ou
Ireland et al., 2009).
De manière plus spécifique, une investigation
des mécanismes organisationnels qui favorisent la découverte/exploitation des opportunités est requise. D’un côté, Bingham et al.
(2007), soulignent le rôle des heuristiques
comme élément permettant aux entreprises
en voie d’internationalisation de saisir les
opportunités plus efficacement que celles
qui n’en sont pas dotées : derrière l’idée
d’heuristique se profile la mise en place de
procédures de traitement de l’information/décision dans les « firmes entrepreneuriales ». D’un autre côté, des auteurs vont
souligner l’importance à accorder à la culture de l’entreprise (Fayolle, 2010) ou, plus
largement à l’état d’esprit entrepreneurial
nécessaire à une mobilisation des membres
de l’entreprise (Hitt et al., 2001 ; McGrath
et McMillan, 2000).
CONCLUSION
Les travaux de Shane et Venkataraman ont
reçu un large écho tant dans le champ de
l’entrepreneuriat que du management stratégique. En prenant appui sur l’école autrichienne, ces auteurs ont, à la fois, renforcé
la fondation théorique de l’entrepreneuriat
et permis d’enrichir les échanges entre
entrepreneuriat et management stratégique.
L’opportunité est apparue comme le chaînon manquant qui met en relation les diffé-
107
rents courants qui traversent le champ de
l’entrepreneuriat, tout en leur fournissant
un socle commun qui donne de la consistance à chacun des éléments fondamentaux
que sont l’individu (ou le collectif), l’opportunité, l’organisation et son environnement, mais aussi aux processus et aux interactions entre ces éléments. L’opportunité
est devenue un paradigme intégrateur qui
permet à différents courants de s’exprimer,
et d’ouvrir un dialogue porteur de capitalisation des connaissances. De ce point de
vue, le paradigme de l’opportunité permet
de saisir l’« éléphant » de l’entrepreneuriat
(Gartner, 2001), et les contributions de
Shane et de Venkataraman ont contribué à
faire franchir à l’entrepreneuriat le stade de
la maturité.
En outre, ce paradigme permet de rapprocher la stratégie de l’entrepreneuriat. Si l’on
peut voir dans le concept d’entrepreneuriat
stratégique l’une des manifestations de ce
rapprochement, il est également intéressant
de souligner combien la question des dynamiques entrepreneuriales irrigue les interrogations des approches fondées sur les ressources, conduisant certains à annoncer (ou
espérer) une nouvelle synthèse avec l’entrepreneuriat, en repartant de l’œuvre de Édith
Penrose (cf. Foss et al., 2008).
Shane et Venkataraman (2000, p. 224) présentaient leur cadre conceptuel comme un
« point de départ », non exempt d’imperfections. Dix ans après, on peut donc considérer, pour le moins, que leur effort aura été
fructueux.
108
Revue française de gestion – N° 206/2010
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