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Art-Europe des sciences

2022, Samantha Besson (dir.), Inventer l’Europe

L’Europe des sciences et des techniques : une tradition sans rivage S V D La question de l’Europe des sciences et de l’Europe des techniques est au cœur des débats actuels sur l’Europe ; des Europe comprises à la fois « comme héritages et comme promesses », situées « entre universalités et historicités », pour reprendre les mots de Corine Pelluchon 1. S’inscrivant dans les pas d’Edmund Husserl qui définissait l’Europe comme un espace culturel et intellectuel plutôt que comme une entité géographique, un continent ou une économie, Corine Pelluchon insistait ainsi sur les difficultés auxquelles fait face aujourd’hui cette « figure spirituelle » menacée soit par la dénonciation d’un eurocentrisme, soit par la perte de confiance en un modèle européen qui n’est plus hégémonique 2. Elle invitait les Européens à ressaisir le sens d’un engagement scientifique dans le cadre de l’Union européenne (UE), sans adopter la position défensive du scientisme, mais sans renoncer pour autant aux promesses de la raison 3. Il me semble que l’histoire peut contribuer modestement à cet effort. 1. C. Pelluchon, Les Lumières à l’âge du vivant, Paris, Seuil, 2021, p. 249. 2. Ibid., p. 251-252. Cf. aussi E. Husserl, La Crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, Paris, Gallimard, 1976 [1954], p. 7-20. 3. C. Pelluchon, Les Lumières à l’âge du vivant, op. cit., p. 260. Cf. aussi A. Romano, « Fabriquer l’histoire des sciences modernes. Réflexions sur une discipline à l’ère de la mondialisation », Annales. Histoire, sciences Sociales, vol. 70, no 2, 2015, p. 381-408. 390722JXY_COLLEGE_CC2021_PC.indd 93 01/06/2022 08:28:25 S V D 94 Évoquant une « tradition sans rivage », il ne s’agira pas ici d’adopter un point de vue passéiste ou traditionaliste, mais d’indiquer combien il est important de sortir d’une vision présentiste, même si cette dernière est légitime en sciences 4. En nous concentrant principalement sur les sciences exactes, sans la médecine et les sciences humaines et sociales, on cherchera à montrer que cette tradition à la fois plurielle, partagée et sans rivage que constitue l’Europe des sciences et des techniques, est la résultante de plusieurs opérations intellectuelles qui lui donnent sens et la définissent. La première est historiographique, qui fait de l’histoire des sciences en Europe un véritable palimpseste. La deuxième opération, proprement épistémologique, consiste à s’interroger sur les contours d’une tradition située, d’une « rationalité partagée » en Europe, faite non seulement de concepts, de pratiques, mais aussi d’objets, d’instruments et d’institutions. Enfin, une opération plus spatiale, voire anthropologique, nous permettra de saisir ce que l’Europe doit à une tradition d’ouverture sur le monde et nous aidera à ressaisir les échelles de déploiement de ces sciences européennes. Inventer l’Europe des sciences et des savoirs : une tradition historiographique En dépit des différences de méthodes ou de définitions des sciences du passé, on peut s’accorder sur l’idée que ces « historiens » des sciences, scientifiques, philosophes ou historiens au sens large ont puissamment contribué à façonner des conceptions de l’Europe des sciences et des techniques. Plusieurs motifs ont marqué cet avènement historiographique des sciences européennes. 4. N. Oreskes, « Why I am a presentist », Science in Context, vol. 26, no 4, 2013, p. 595-609. 390722JXY_COLLEGE_CC2021_PC.indd 94 01/06/2022 08:28:25 L’Europe des sciences et des techniques 95    :       La thèse du « miracle grec », qui apparaît sous la plume d’Ernest Renan en 1883, désignait l’éclosion d’une pensée mathématique et naturaliste en Grèce à partir du e siècle avant notre ère, à Millet, Chios ou Samos, dans les îles Ioniennes. Bien que contestée, l’expression de « miracle grec » a permis de reconnaître la mise en œuvre d’un vaste programme qui rompt avec une conception contemplative de la nature pour la considérer comme une réalité à déchiffrer au moyen de l’observation, de l’hypothèse et de la démonstration. Héritières de traditions plus anciennes comme les civilisations minoenne, mycénienne, mais aussi mésopotamienne, les sciences grecques, en particulier l’astronomie ou la médecine, se distinguent par la volonté de proposer des explications causales du monde naturel. Souvent associées à la géométrie euclidienne ou à la théorie des nombres de Pythagore et de Thalès de Millet, les sciences anciennes s’affirment aussi bien en astronomie (théorie des sphères), en théorie musicale, avec l’idée d’harmonie d’où se dégagent les notions de proportions, de relations et de comparaison, que dans des savoirs naturalistes telles la botanique ou la zoologie. Au moment où Aristote formalise la méthode scientifique avec les Seconds analytiques, qui établissent le statut de l’administration de la preuve par un art de la déduction, il n’existe encore que peu de sciences constituées comparables à la médecine hippocratique qui repose déjà sur un vaste corpus. Ces traditions scientifiques, riches et multiples, vont donner lieu à un foisonnement d’écoles et d’épistémologies, des penseurs présocratiques à l’école d’Alexandrie à l’époque romaine, et vont offrir aux historiens une documentation exceptionnelle qui est partiellement parvenue jusqu’à nous. Le premier e siècle a ainsi été fasciné par cette question des origines des sciences européennes : on peut notamment penser à Abel Rey qui, en 1939, dans La Maturité de la pensée scientifique en Grèce, « constate une rapide ascension vers la clarté, qu’accomplit en mûrissant 390722JXY_COLLEGE_CC2021_PC.indd 95 01/06/2022 08:28:25 S V D 96 le génie grec 5 ». Dans leur dictionnaire Le Savoir grec, paru en 1996, Jacques Brunschwig, Geoffrey Loyd et Pierre Pellerin donnent une vision plus nuancée de ce surgissement ex nihilo et replacent cet avènement scientifique et technique au sein d’un ensemble culturel plus vaste où trônent la rhétorique et la philosophie. Dans la même perspective, Liba Taub promeut un élargissement du spectre des sources scientifiques, en y incluant des écrits littéraires, et appelle à redoubler de prudence : Il faut reconnaître que le statut de diverses activités humaines en tant que scientifiques, non scientifiques ou même pseudo-scientifiques, n’est pas toujours clair. Alors que les Grecs de l’Antiquité s’intéressaient eux-mêmes à la classification des activités humaines, il n’existait aucun terme, ni en grec ni en latin, équivalent à la signification du mot moderne scientifique. Bien que certains aient suggéré que le mot grec epistēmē soit équivalent au latin scientia, cela est discutable ; de plus, aucun des deux ne véhiculait les mêmes significations que notre mot moderne science 6. En comparant les sciences anciennes grecques et chinoises, Geoffrey Lloyd parvient au même constat, signalant que les savants anciens « parlent en termes de disciplines dont les labels correspondent plutôt aux notions d’apprentissage, de savoir ou d’enquête 7 ». La constitution des sciences grecques pourrait aussi venir de leurs transmissions. Même si l’empire de l’architecture aristotélicienne n’a cessé de s’affirmer, l’héritage des sciences grecques ne tient pas tout seul : il a nécessité la constitution de corpus, l’édification de traditions savantes et n’a jamais été monolithique. Cette tension entre héritages et autonomisation est évidemment 5. A. Rey, La Science dans l’Antiquité, tome III : La Maturité de la pensée scientifique en Grèce, Paris, Albin Michel, 1939, p. . 6. L. Taub, Science Writing in Greco-Roman Antiquity, Cambridge, Cambridge University Press, 2017, p. 7-8. Plus généralement, cf. A. Jones et L. Taub (dir.), The Cambridge History of Science, tome I : Ancient Science, Cambridge, Cambridge University Press, 2018. (N.d.É : les traductions sont de l’auteur.) 7. G. Lloyd, « The history of ancient science : A personal view », Science in Context, vol. 26, no 4, 2013, p. 587-593. 390722JXY_COLLEGE_CC2021_PC.indd 96 01/06/2022 08:28:25 L’Europe des sciences et des techniques 97 à l’œuvre dans le débat autour des sciences à Rome. Dans son livre What Did the Romans Know ?, Daryn Lehoux se propose d’explorer l’édifice même des sciences de la nature dans les mondes romains jusqu’au e siècle après J.-C. S’il n’oppose plus sciences et religion et incorpore les questions de divinations, de miracles et de causalité divine dans le spectre de l’enquête scientifique, Lehoux reconnaît lui aussi la centralité de la rhétorique et du droit dans le monde romain : Une grande partie du travail épistémologique effectué dans les sciences romaines ne se fait pas sous l’œil exclusif de la philosophie ou de la logique, mais sous les auspices d’une discipline différente avec un ensemble différent d’outils de connaissance, la discipline que les Romains appelaient « rhétorique » 8. Les sciences romaines permettent un retour réflexif sur l’héritage grec dans un contexte de crise, de remise en cause de la tradition, de découverte du droit naturel et d’ouverture géographique. Elles formulent, selon Claudia Moatti, un universalisme romain concret. Ce détour par Rome est donc extrêmement fécond parce qu’il brise une vision trop moderniste et linéaire de la genèse des sciences antiques, soulignant que cette culture savante, loin de disparaître avec l’Empire romain, resurgira avec force à la Renaissance 9. Le débat n’est pas sans importance car il permet de revisiter les fondements de la rationalité scientifique tout en sortant d’une quête des origines. Ces débats sur les fondements grecs de l’Europe des sciences interrogent les limites mêmes de l’Europe. Au Moyen Âge, la rivalité entre Occident latin et Empire byzantin va accentuer l’idée que l’Europe grecque n’est pas exactement l’Europe occidentale, qu’elle en constitue un corps étranger et païen. 8. D. Lehoux, What Did the Romans Know ? An Inquiry into Science and Worldmaking, Chicago, The University of Chicago Press, 2012, p. 13-14. 9. C. Moatti, La Raison de Rome. Naissance de l’esprit critique à la fin de la République, Paris, Seuil, 1997, p. 14-15. 390722JXY_COLLEGE_CC2021_PC.indd 97 01/06/2022 08:28:25 S V D 98 ’     Une autre perspective a structuré l’écriture de l’histoire européenne des sciences. Déjà dans l’optique de Francis Bacon, une « histoire exacte des savoirs » devait servir à éclairer « l’histoire de l’esprit humain10 ». Avec Condorcet et son Esquisse pour un tableau de l’esprit humain se concrétise le projet d’une histoire de l’intelligence européenne et du progrès en général dans le cadre d’une histoire de l’Esprit formulée par Hegel puis Auguste Comte11. Cette intelligence définie par la notion de « perfectibilité infinie de l’esprit humain » ne se limite pas à une analyse des facultés mentales, puisqu’à la même époque, la révolution industrielle a réagencé les rapports entre sciences et techniques. Les saint-simoniens s’interrogent ainsi sur la mutation des sciences et des techniques et sur leur utilité dans les sociétés contemporaines. Dans sa Philosophie des manufactures (1836), Andrew Ure réfléchit à une « économie morale du système automatique » en vue d’une mécanisation généralisée qui libérerait l’ouvrier. Cette réflexion universaliste s’épanouit dans le contexte du positivisme comtien. Dans cette perspective, George Sarton, physicien et philologue belge, spécialiste des mathématiques arabes, fonde la revue américaine Isis en 191312. Dans son Introduction à l’histoire des sciences de 1927, il écrit avec emphase : L’histoire des sciences qui ne se référerait pas à la technicité serait bien sûr incomplète, mais elle va au-delà d’elle sans doute. Elle est l’histoire des civilisations, pas seulement des derniers siècles, mais en son entier 10. F. Bacon, Du progrès et de la promotion des savoirs [1605], Paris, Gallimard, 1991, p. 90. 11. N. de Condorcet, Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain [1795], suivie de Réflexions sur l’esclavage des nègres, Paris, Masson, 1822. Cf. aussi D. Špelda, « The history of science as the progress of the human spirit : The historiography of astronomy in the eighteenth century », Studies in History and Philosophy of Science, vol. 63, 2017, p. 48-57 ; J. Dagen, L’Histoire de l’esprit humain dans la pensée française de Fontenelle à Condorcet, Paris, Klincksieck, 1977. 12. G. Sarton, « L’histoire de la science », Isis, vol. 1, no 1, 1913, p. 3-46. 390722JXY_COLLEGE_CC2021_PC.indd 98 01/06/2022 08:28:25 L’Europe des sciences et des techniques 99 depuis l’Antiquité, aussi profonde que l’on peut les pénétrer, jusqu’à nos jours […]. Elle est l’histoire de l’humanité, seulement une partie d’elle bien sûr, mais une part essentielle, la seule qui peut expliquer encore les progrès à travers les âges 13. L’esprit européen n’est pas simplement pensé à travers ses fondements, mais aussi à partir de ses crises, comme nous l’enseigne Léon Brunschvicg, en prise avec la montée des extrémismes des années 1930 : « L’histoire de l’esprit européen, ce sera l’histoire des crises de la conscience européenne 14. » De l’opposition entre dogmatisme épicurien, stoïcien et sceptique face à Aristote et Platon, de celle entre la théologie d’Augustin et de Thomas d’Aquin face à Montaigne et Descartes, toute l’histoire de l’esprit européen est structurée par ces conflits. Tandis que du côté des sciences, on cherche à sortir de ces apories en s’appuyant sur les critères de la logique formelle pour définir strictement les sciences par opposition aux savoirs traditionnels 15, du côté des techniques se développe une approche plus anthropologique. À partir du e siècle, cette histoire de l’intelligence technique va nourrir toute une réflexion sur l’Homo faber que généraliseront, au siècle suivant, Marcel Mauss puis André Leroi-Gourhan 16.      :    Alors que l’Europe fut identifiée à ses traditions savantes, ce paradigme va se retourner et accorder plus de place à celui de la création et de l’innovation. La formulation d’une révolution 13. Id., Introduction to The History of Science, tome I : From Homer to Omar Khayyam, Huntington, Krieger, 1927, p. 111. 14. L. Brunschvicg, L’Esprit européen, Neuchâtel, La Baconnière, 1947, p. 16. Cf. aussi E. Castelli Gattinara, Les Inquiétudes de la raison. Épistémologie et histoire en France dans l’entre-deux-guerres, Paris, Vrin/EHESS, 1998, p. 59-71. 15. Cf. H. Mercier et D. Sperber, L’Énigme de la raison, Paris, Odile Jacob, 2021, chap. . 16. Cf. M. Mauss, Techniques, technologie et civilisation, édition et présentation de N. Schlanger, Paris, PUF, 2012. 390722JXY_COLLEGE_CC2021_PC.indd 99 01/06/2022 08:28:25 100 S V D scientifique est à la fois ancienne, puisqu’elle apparaît dans la querelle des Anciens et des Modernes, et nouvelle, puisqu’elle va prendre une force considérable à partir des années 1930 et, surtout, au moment de la guerre froide. La période moderne était évidemment considérée comme la période pionnière et fondatrice de l’histoire des sciences, comme le laboratoire par excellence de la révolution scientifique, légitimant en partie un récit, une mythologie, imposé par les scientifiques du e siècle. Gaston Bachelard, avec sa philosophie du non, avait déjà insisté sur cette dynamique du dépassement des formes périmées des sciences sur « une cadence de négations et de surenchères dans la pensée scientifique 17 ». Après la guerre, tous les débats tournent autour de cette notion de révolution : d’Alexandre Koyré à Thomas Kuhn. La Structure des révolutions scientifiques, publié par Kuhn en 1962, va avoir un retentissement fondamental dans le contexte de la guerre froide et du thème des révolutions atlantiques. Dans cet ouvrage, Kuhn défend l’idée d’un double régime qui caractériserait les sciences : celui de la science normale fondé sur le partage d’un paradigme, c’est-à-dire des références communes, une manière d’enseigner, des critères de validation des connaissances et une accumulation des savoirs, et celui de la crise ou de la révolution, où il y a une déstabilisation de ces repères qui ne font plus consensus 18. On oublie souvent le terme structure dans la démarche de Kuhn, qui l’associe à une histoire morphologique des sciences. Fortement influencé par Ludwik Fleck et son « collectif de pensée », Kuhn souligne l’importance de la gestion collective de l’innovation scientifique. L’histoire des académies, telle celle de la Royal Society de Thomas Pratt ou celle de l’Académie des sciences écrite par Bernard de Fontenelle, ne s’y trompe pas : au-delà des éloges d’académiciens, il s’agit de peindre un portrait de groupe, image que déclinent aussi les histoires de disciplines qui apparaissent à la fin du e siècle. Au début du e siècle, 17. G.-G. Granger, La Raison, Paris, PUF, 1962, p. 63. 18. On reprend ici l’analyse de D. Andler, A. Fargot-Largeault et B. SaintSernin, Philosophie des sciences, Paris, Folio, 2002, t. I, p. 160-162. 390722JXY_COLLEGE_CC2021_PC.indd 100 01/06/2022 08:28:25 L’Europe des sciences et des techniques 101 un ensemble d’opérations historiographiques sont menées pour établir ces grands récits : insistance sur les découvertes scientifiques, usages publics des archives scientifiques, publication des grandes correspondances européennes (Leibniz, Descartes, Galilée) comme autant de monuments nationaux 19. Ces récits fonctionnent également par ce qu’ils excluent ou ce qu’ils invisibilisent : les savantes, les intermédiaires locaux des mondes lointains, les savoirs vernaculaires 20. Le succès du thème de la révolution scientifique a en outre contribué à hiérarchiser les historiographies européennes : ainsi, en Espagne, il a longtemps justifié la légende noire selon laquelle l’Espagne du siècle d’or n’était jamais entrée dans la modernité scientifique 21. En termes de disciplines, en privilégiant le réductionnisme physicomathématique, ce thème a aussi eu pour conséquence d’écarter longtemps les sciences comme l’histoire naturelle ou la chimie du paradigme de l’innovation. L’idée d’une « Europe technicienne » renvoie par exemple à David Landes qui, en 1975, a proposé une histoire des progrès techniques et de la révolution industrielle 22. À l’inverse de l’analyse des formes d’intellection technique délivrée des conditions économiques, cette interprétation rapproche l’histoire des techniques de l’histoire économique, et milite pour une vision des techniques à la fois dépendante des sciences et eurocentrée. Cette interprétation héroïque des inventeurs cherche à mieux saisir les 19. Cf. S. Schaffer, « Scientific discoveries and the end of natural philosophy », Social Studies of Science, vol. 16, no 3, 1986, p. 387-420 ; M. P. Donato, Les Archives du monde. Quand Napoléon confisqua l’histoire, Paris, PUF, 2020 ; G. Carnino, L’Invention de la science. La nouvelle religion de l’âge industriel, Paris, Seuil, 2015. 20. Cf. K. Raj, « Go-betweens, travelers, and cultural translators », in B. Lightman (dir.), A Companion to the History of Science, Londres, Wiley Blackwell, 2016, p. 39-57. 21. J. Pimentel et J. Pardo-Tomás, « And yet, we were modern. The paradoxes of Iberian science after the Grand Narratives », History of Science, 2017, vol. 55, no 2, p. 133-147. 22. D. S. Landes, L’Europe technicienne. Révolution technique et libre essor industriel en Europe occidentale de 1750 à nos jour, trad. de L. Evrard, Paris, Gallimard, 1975. 390722JXY_COLLEGE_CC2021_PC.indd 101 01/06/2022 08:28:26 102 S V D relations entre techniques et augmentation de productivité 23. Ce sont l’innovation et la croissance qui deviennent des critères universels pour mesurer et classer les sociétés. L’analyse, qui est centrée sur les « savoirs utiles » (useful knowledge) définissant une culture de la croissance économique, aboutit à des grands récits sur la globalisation 24. Ces travaux s’inscrivent dans une histoire du capitalisme et de ses épistémologies. Ces approches ont soulevé d’importants débats, mais témoignent d’une volonté de penser un exceptionnalisme européen en matière technique que l’on associait soit à une capacité à formaliser des problèmes, soit à la définition de mécanismes de propriété intellectuelle, ou encore au rôle joué par les États modernes 25. Dès lors, la particularité des sciences et des techniques en Europe tiendrait dans ce basculement d’une culture scientifique fondée sur la tradition, sur un rapport intense au passé et aux héritages, vers une culture scientifique marquée par la rupture, la discontinuité et l’innovation. Conséquence indirecte de ce basculement, le passé des sciences est de moins en moins opératoire dans la démarche scientifique, tandis qu’une patrimonialisation de ces sciences et de ces techniques émerge. De la création du dépôt des inventions par Jacques Vaucanson (futur Conservatoire national des arts et métiers), à la fin de l’Ancien Régime, à la multiplication de musées des sciences et des techniques au e siècle, l’Europe des sciences et des techniques s’identifie à des lieux de mémoire scientifiques, à des archives et des collections à sauvegarder. Anciens observatoires du e siècle, laboratoires du e siècle ou instruments représentent les vestiges d’une science du passé. Ils montrent de manière têtue que les sciences et les techniques européennes vivent et meurent aussi. 23. Cf. C. Cardinal, L. Hilaire-Pérez, D. Spicq et M. Thébaud-Sorger, « L’Europe technicienne, e-e siècle », Artefact. Techniques, histoire et sciences humaines, no 4, 2016. 24. Cf. J. Mokyr, La Culture de la croissance. Les origines de l’économie moderne, trad. de P.-E. Dauzat, Paris, Gallimard, 2020. 25. Cf. F. Bray et L. Hilaire-Pérez, « Les techniques et l’histoire globale », in G. Carnino, L. Hilaire-Pérez et A. Kobiljski (dir.), Histoire des techniques. Mondes, sociétés, cultures (XVIe-XVIIIe siècle), Paris, PUF, 2016, p. 9-10. 390722JXY_COLLEGE_CC2021_PC.indd 102 01/06/2022 08:28:26 L’Europe des sciences et des techniques 103 Inventer des sciences et des techniques européennes : une tradition partagée Ces différentes manières d’écrire l’histoire des sciences et des techniques en Europe se sont accompagnées de l’ambition de vouloir définir en des termes simples les sciences et les techniques de l’Europe. Pour identifier des formes originales d’une méthode scientifique européenne, trois chemins ont été privilégiés : celui d’une épistémologie historique plutôt ancrée dans une histoire intellectuelle ; celui d’une histoire des pratiques et des institutions scientifiques ; enfin, celui d’une réflexion sur l’articulation entre sciences et techniques.   :     Dans une œuvre monumentale intitulée Styles of Scientific Thinking in the European Tradition publiée en 1994 en trois volumes, Alistair Crombie, historien des sciences médiévales (premier professeur de la chaire d’histoire des sciences à Oxford à partir de 1953), se propose de retracer l’émergence d’un style européen de raisonnement scientifique en isolant six types 26. Il ne s’agit pas de décrire les contenus, mais plutôt les méthodes. Le premier ensemble renvoie à l’idée de « postulation », que l’on trouve chez les Grecs, au carrefour des sciences et du droit (promoteur d’une cause) : cette idée occupe en particulier les mathématiciens et les médecins qui réalisent sur plusieurs siècles une synthèse de différents apports. Le deuxième style revisite l’argument expérimental qui, entre le e et le e siècle, va parvenir à combiner une réflexion théorique sur les conditions d’acceptation de formes d’explication causale à partir de la reproduction de résultats enracinés dans les réflexions sur la logique de l’expérimentation et sur les conditions pratiques d’un art de 26. A. C. Crombie, Styles of Scientific Thinking in the European Tradition. The History of Argument and Explanation Especially in the Mathematical and Biomedical Sciences and Arts, Londres, Duckworth, 1994, 3 t. 390722JXY_COLLEGE_CC2021_PC.indd 103 01/06/2022 08:28:26 104 S V D l’expérimentation. Un troisième régime porte sur la « modélisation hypothétique » qui vise à imiter la nature et à modéliser les sens (avec la camera obscura en astronomie, par exemple) : celui-ci va se concrétiser dans l’idée d’un mécanisme universel jouant sur l’analogie divine et articulant une épistémologie du faire et du savoir. Ce mécanisme, qui triomphera à l’âge classique, renvoie à un mode analogique dans lequel savoir est faire et dans lequel le vivant est conçu comme un animal automate. Le quatrième style fait référence à la taxinomie qui est elle aussi issue de la tradition grecque inaugurée par les écrits hippocratiques, tels ceux de Théophraste ou de Grégoire de Nysse, et qui va s’épanouir au Moyen Âge avec Pierre Abélard et Albert le Grand. Ces inventaires qui postulent un ordre naturel donneront lieu à une multiplication des pratiques classificatoires à l’époque moderne et à l’idée de système naturel qui stabilisera les efforts de taxinomie et de dénomination au e siècle. Un cinquième type décrit l’essor d’un mode de pensée probabiliste et de l’analyse statistique. Là encore issue des écrits grecs, cette tradition va donner lieu à une discussion médiévale sur les concepts d’« espérance » (mathématique), de « contingence » et de « profits » qui justifient, de Gilles de Lessines à Léonard Leys, les tentatives d’un calcul des risques ou des jeux de hasards. Cette nouvelle logique tournée vers le jugement incertain et la contingence aboutira à L’Art de conjecturer, traduit du latin par Jacques Bernoulli et publié en 1713. Ce mode de pensée statistique va se généraliser au e siècle, y compris dans l’économie politique de la nature chez Pierre-Louis Moreau de Maupertuis, Carl von Linné ou Thomas Malthus. Enfin, la sixième méthode analysée est celle de la génétique en histoire naturelle, qui prépare les théories de l’évolution et de la sélection naturelle. L’approche revendiquée par Crombie est celle d’une « anthropologie historique des sciences » fondée sur l’identification de styles de raisonnement scientifique, partie prenante d’une « identité culturelle » plus large de l’Europe. Son souci n’est pas celui d’une histoire intellectuelle close, mais vise à situer les sciences par rapport à « d’autres activités comme l’art, l’érudition, la philosophie, la théologie, le droit, l’administration ou le 390722JXY_COLLEGE_CC2021_PC.indd 104 01/06/2022 08:28:26 L’Europe des sciences et des techniques 105 commerce 27 ». Plus concrètement, l’enquête consiste à reconstituer les « écologies historiques », les environnements et les dispositions culturelles qui ont rendu possibles ces styles pendant une période donnée, chaque discipline produisant des méthodes qui diffèrent selon les « régions » du savoir. Inspirée de l’histoire de l’art, l’approche stylistique obéit à la fois à une logique classificatoire et à la volonté d’identifier des distinctions, des modalités et des propriétés, mais aussi les mécanismes de constitution de la valeur scientifique 28. Si l’analyse des sciences naît systématiquement de la matrice grecque qui a accordé une place fondamentale à la recherche des principes de la nature, des arguments, ainsi qu’à la recherche des causalités et des preuves, cette stylistique des raisonnements scientifiques pluralise le modèle d’origine 29. En réhabilitant une longue gestation qui commence dès l’Antiquité et dont le centre de gravité serait le Moyen Âge, Crombie refuse une histoire linéaire. La tradition européenne est faite d’interruptions et d’oublis, de non-transmissions et de traductions partielles de l’édifice gréco-arabe. L’Europe reste surtout une communauté d’argumentations autour de traditions largement textuelles. Ian Hacking a repris cette approche stylistique en soulignant les tensions entre le style personnel de certains scientifiques comme Galilée, Kepler ou Newton, et le style impersonnel de certains groupes ou institutions ; il a en outre ajouté un septième style, celui de « laboratoire 30 ». 27. Ibid., t. I, p. 6. 28. Cf. M. Macé, Styles. Critique de nos formes de vie, Paris, Gallimard, 2016, p. 34 ; J. Gayon, « On the uses of the category of style in the history of science », Philosophy and Rhetoric, vol. 32, no 3, 1999, p. 233-246. 29. Cf. A. C. Crombie, Styles of Scientific Thinking in the European Tradition, op. cit., t. I, p. 5-6. 30. I. Hacking, « Style pour historiens et philosophes », in J.-F. Braunstein (dir.), L’Histoire des sciences. Méthodes, styles et controverses, Paris, Vrin, 2008, p. 287-320. 390722JXY_COLLEGE_CC2021_PC.indd 105 01/06/2022 08:28:26 106 S V D   : , ,    Prendre la mesure du succès des sciences et des techniques dans les sociétés européennes implique également de s’interroger non seulement sur les concepts, mais aussi sur le déploiement des pratiques scientifiques. L’émergence de la révolution scientifique à partir du e siècle et sa stabilisation dans les siècles suivants ont pu ainsi être décrites comme une révolution de l’organisation 31. L’invention de nouveaux lieux de savoirs comme le laboratoire, le jardin botanique, le théâtre d’anatomie, s’inscrit dans un processus d’institutionnalisation des communautés scientifiques à l’échelle européenne. Daniel Roche a bien décrit le saut cognitif que représentent, dans le cadre des académies du e siècle, la formalisation des pratiques, le rituel de la parole, l’ouverture à l’expertise sollicitée par les pouvoirs locaux ou les administrations royales, le paradigme de la collection, tandis que Lorraine Daston a insisté sur la création d’un éthos scientifique commun en Europe 32. De quelle nature est ce « collectif » académique ? Dans le contexte des grandes expéditions scientifiques en Amazonie ou dans le Pacifique, on célèbre volontiers une science masculine et aristocratique qui se fonde sur des logiques d’exclusion propres aux sociétés d’Ancien Régime, principalement celle des femmes, pourtant actives dans les universités ou les salons, et celle des artisans-techniciens, indispensables à l’émergence de la révolution scientifique 33. 31. Cf. M. Feingold et G. Giannini (dir.), The Institutionalization of Science in Early Modern Europe, Leyde, Brill, 2020. 32. Cf. D. Roche, La France des Lumières, Paris, Fayard, 1995, p. 460 ; L. Daston, « The ethos of the Enlightenment », in W. Clark, J. Golinski et S. Schaffer (dir.), The Sciences in Enlightened Europe, Chicago, The University of Chicago Press, 1999, p. 495-504. 33. Cf. M. Terrall, « Masculine knowledge, the public good, and the scientific household of Réaumur », Osiris, vol. 30, no 1, 2015, p. 182-201 ; L. Schiebinger, « European women in science », Science in Context, vol. 15, no 4, 2002, p. 473-481. 390722JXY_COLLEGE_CC2021_PC.indd 106 01/06/2022 08:28:26 L’Europe des sciences et des techniques 107 En incarnant l’autorité scientifique dans un réseau de lieux, les sciences européennes concrétisent l’idéal baconien de la Maison de Salomon formulé un siècle plus tôt 34. Comme le signale l’expression « république des sciences » chère à Condorcet, l’Europe apparaît enfin comme un espace de coopération, de circulation et de traditions, ainsi qu’en témoigne la forme « congrès » qui couronne l’internationalisme scientifique à la fin du e siècle, ou encore les expéditions internationales, de l’observation du transit de Vénus au géomagnétisme. La communauté est aussi une communauté d’expérimentateurs et de fabricants d’instruments. Un des éléments qui va permettre cette unification est la question des langues scientifiques. Avant l’affirmation d’un monolinguisme, ce qui frappe, c’est la pluralité des grandes langues véhiculaires savantes européennes, qu’il s’agisse du grec ancien, du latin, mais aussi de l’allemand, du danois, du français, du néerlandais, du suédois ou du russe. On ne doit pas oublier que les grands savants comme Bacon, Descartes ou Galilée pratiquent le bilinguisme en matière de publication, et que la pratique de la traduction scientifique se généralise entre 1660 et 1840 35. En chimie, par exemple, c’est la crainte d’une babélisation qui conduit à une simplification et à une réduction à trois langues : anglais, français et allemand avant 1914. Michael D. Gordin insiste sur les effets d’une politisation des sciences qui va conduire à la relégation de l’allemand dans l’entre-deux-guerres et à celle du russe pendant la guerre froide. Cette dimension politique fera apparaître l’anglais comme une langue neutre durant la phase de décolonisation. 34. Cf. S. Gaukorger, Francis Bacon and the Transformation of Early-Modern Philosophy, Cambridge, Cambridge University Press, 2001 ; A. Tadié, Francis Bacon. Le continent du savoir, Paris, Classiques Garnier, 2014. 35. Cf. F. Waquet, Le Latin ou l’empire d’un signe (XVIe-XXe siècle), Paris, Albin Michel, 1998 ; R. Chartier et P. Corsi (dir.), Sciences et langues en Europe, Paris, Éditions de l’EHESS, 1994 ; M. Gordin, Scientific Babel. How Science Was Done Before and After Global English, Chicago, Chicago University Press, 2015 ; P. Bret et J.-L. Chappey, « Pratiques et enjeux scientifiques, intellectuels et politiques de la traduction (vers 1660-vers 1840) », La Révolution française, no 13, 2018. 390722JXY_COLLEGE_CC2021_PC.indd 107 01/06/2022 08:28:26 108 S V D Gouverner les pratiques scientifiques ne consiste pas simplement à transformer le mécénat, mais érige les sciences européennes en modèle de vertus politiques et sociales (l’utilité). La civilité scientifique du e siècle, largement définie par l’éthos aristocratique du curioso, va se muer en modèle de civilisation au siècle suivant. Contre une vision de la science fondée sur une professionnalisation, une clôture et une spécialisation, cet éthos souligne l’inscription dans des réseaux sociaux à la fois mondains (proches des cours), commerçants et administratifs ; il rappelle l’importance croissante des procédures de validation des sciences expérimentales ou des observations. Ainsi, dans la première moitié du e siècle, l’établissement de la comète de Halley et de son retour donne lieu à des disputes nourries. Le succès de ces entreprises tient enfin à la volonté d’établir des normes communes et de s’appuyer, pour les faire appliquer, sur une disciplinarisation des conduites qui vise à une incorporation de ces normes. Au e siècle, l’établissement de standards de mesure en physique, notamment, correspond à ce travail acharné pour construire des équivalences (par exemple, le mètre ou l’ohm) dans toute l’Europe et les empires 36. Ces approches entendent par ailleurs montrer que dans les sociétés anciennes, préindustrielles, les sciences, par son impératif d’utilité, se muent aussi en pratique culturelle et en bien commun. Elles prennent une valeur éducative particulière qui explique sa présence bien au-delà des laboratoires ou des cabinets de curiosité. Elle est présente dans les pubs comme dans les salons ou les expositions universelles, et l’essor de la presse scientifique va être décisif. Les recherches sur la popularisation des sciences si forte dans l’Europe du e siècle ont montré que le mythe du savant professionnel isolé avait vécu et que les scientifiques étaient encouragés à écrire pour un public large et à promouvoir un intérêt public dans la science 37. Contrairement 36. Cf. S. Schaffer, La Fabrique des sciences modernes, Paris, Seuil, 2014, chap. . 37. Cf. P. J. Bowler, Science for All. The Popularization of Science in Early Twentieth-Century Britain, Chicago, The University of Chicago Press, 2009. 390722JXY_COLLEGE_CC2021_PC.indd 108 01/06/2022 08:28:26 L’Europe des sciences et des techniques 109 à une idée préconçue, cette popularisation ne proposait pas la vision d’une science homogène et monolithique mais mettait en scène des conceptions rivales de la science. Certains savants comme Thomas Henry Huxley faisaient ouvertement campagne pour « établir la science comme une nouvelle source d’expertise pour l’industrie et le gouvernement 38 » ; d’autres militaient pour donner un rôle proéminent à la science dans l’éducation et la recherche. Dans de nombreux pays européens, cet espoir dans les capacités transformatives du monde par les sciences, très clair dans la défense des sciences appliquées, se heurta soit à des convictions réactionnaires et religieuses, soit à des sciences plus subversives et plus radicales associant rationalisme et réforme sociale, et appelant à une véritable « méritocratie des sciences 39 ». ’,  ’     40 Comme on l’a vu, il est d’usage d’opposer sciences et techniques, mais l’Europe n’est-elle pas devenue au cours des siècles ce carrefour, ce lieu d’articulation, sinon de fusion, entre epistemè et technè 41 ? Depuis la Renaissance, le travail technique se caractérise par un univers de processes qui structurent l’activité sous la forme d’opérations distinctes. Dans la culture de l’ingénieur de l’Ancien Régime, le projet, l’usage de concepts opératoires (amortir, esquiver, éloigner, etc.), l’importance d’un ordre d’exposition, des exemples, des dessins, un recours, enfin, à l’instrumentation mathématique, caractérisent la « marque 38. Ibid., p. 19. 39. Ibid., p. 29. 40. Cf. P. Long, « Trading zones in Early Modern Europe », Isis, vol. 106, no 4, 2015, p. 840-847. 41. Cf. R. Halleux, Le Savoir de la main. Savants et artisans dans l’Europe préindustrielle, Paris, Armand Colin, 2009 ; L. Roberts, S. Schaffer et P. Dear (dir.), The Mindful Hand. Inquiry and Invention from the Late Renaissance to Early Industrialisation, Amsterdam, Koninklijke Nederlandse Academie van Wetenschappen, 2007. 390722JXY_COLLEGE_CC2021_PC.indd 109 01/06/2022 08:28:26 110 S V D d’un esprit singulier, celle de l’inventeur 42 ». Activité rationnelle, l’ingénierie se présente comme une capacité à résoudre des problèmes techniques à partir d’une « pensée calculatoire, modélisatrice et formalisatrice 43 ». Mais, au-delà des singularités de la pratique de l’ingénieur ou de l’artisan, les frontières sont encore poreuses. S’est d’abord développé un espace commun de discussion et d’échanges entre artisans et savants. Dans les Règles pour la direction de l’esprit (règle 9 et 10), Descartes met l’accent sur la pratique et la force de l’habitus, érigeant en modèle le travail artisanal, capable d’améliorer notre sens de la perspicacité et du discernement (sagacitas). La perspicacité, cette aptitude à se concentrer sur des détails, est présentée comme une faculté mentale essentielle pour la poursuite des sciences : « Le savoir des gestes ne peut pas conduire à la production d’idée par luimême, cependant il peut exposer les différentes étapes pour guider l’esprit vers la scientia 44. » Ces différents travaux ont mis en valeur une « épistémologie artisanale » qui apparaît sous des formes variées : une hybridation entre sciences et savoir-faire dans le cadre de la créativité artisanale de la Renaissance, une insistance sur les migrations de travail et les transferts technologiques, une mise en place d’un espace public des technologies au e siècle 45. Les techniciens brasseurs se sont ainsi vu reconnaître un tour de main, une expertise qui va jouer un rôle essentiel dans l’établissement des lois de Joule 46. Einstein lui-même, avant de devenir le théoricien 42. H. Vérin, La Gloire des ingénieurs. L’intelligence technique du XVIe au e XVIII siècle, Paris, Albin Michel, 1993, p. 180. 43. D. Vinck, « Pratiques d’ingénierie. Les savoirs d’action », Revue d’anthropologie des connaissances, 2014, vol. 8, no 2, p. 225-243, ici p. 230. 44. J.-F. Gauvin, « Artisans, machines and Descartes’s Organon », History of Science, vol. 44, 2006, p. 187-216, ici p. 190. 45. Cf. L. Hilaire-Pérez, La Pièce et le Geste. Artisans, marchands et savoir technique à Londres au XVIIIe siècle, Paris, Albin Michel, 2013, p. 14-15 ; B. De Munck, « Artisans as knowledge workers : Craft and creativity in a long-term perspective », Geoforum, vol. 99, 2019, p. 227-237. 46. Cf. H. O. Sibum, « Les gestes de la mesure. Joule, les pratiques de la brasserie et la science », Annales. Histoire, sciences sociales, 1998, vol. 53, no 4-5, p. 745-774. 390722JXY_COLLEGE_CC2021_PC.indd 110 01/06/2022 08:28:26 L’Europe des sciences et des techniques 111 de la relativité, rêvait de travailler dans l’entreprise de son père et de son oncle qui produisait des appareils électrotechniques. Devenu célèbre à partir de 1919, il ne cesse d’ailleurs, dans sa correspondance, de revendiquer un intérêt pour les technologies de son temps et une activité d’inventeur 47. De même, l’expression « technosciences » a été forgée par les historiens pour désigner cette interpénétration des sciences et des techniques à partir de 1870. Le modèle va servir à rouvrir le débat sur les sciences de gouvernement et les technologies de pouvoir, et un troisième terme, celui d’expertise, va se glisser dans la conversation 48. Cette attention révèle une tendance de fond chez des historiens des sciences contemporaines depuis plusieurs décennies, en particulier ceux qui travaillent sur le gouvernement par les normes à l’échelle mondiale via les organisations internationales 49. Penser les échelles des sciences européennes : une tradition ouverte Aujourd’hui, les approches épistémologiques, cognitivistes ou anthropologiques tendent à reconnaître que l’universalité des sciences « n’implique pas qu’elle fonctionne partout exactement de la même manière 50 ». La fin d’une suprématie des sciences européennes dans le monde actuel encourage à reprendre la réflexion sur leurs échelles de déploiement. 47. Cf. J. Illy, The Practical Einstein. Experiments, Patents, Inventions, Baltimore, Johns Hopkins University Press, 2012. 48. Cf. J. Krige, How Knowledge Moves. Writing the Transnational History of Science and Technology, Chicago, The University of Chicago Press, 2019, p. 1-31. 49. Cf. N. Oreskes, Why Trust Science ?, Princeton, Princeton University Press, 2019, p. 19-23 ; D. Pestre (dir.), Le Gouvernement des technosciences. Gouverner le progrès et ses dégâts depuis 1945, Paris, La Découverte, 2014. 50. H. Mercier et D. Sperber, L’Énigme de la raison, op. cit., p. 335. 390722JXY_COLLEGE_CC2021_PC.indd 111 01/06/2022 08:28:26 112 S V D      L’Europe n’est pas seulement la somme de toutes ses parties. En partant d’une approche fondée sur la mobilité des savoirs, une géographie des sciences se dégage qui distingue des pleins et des vides, et fait de l’Europe un espace intellectuel à inventer et à structurer. Le legs grec, même s’il est discuté, va conduire, sur le temps long, à la multiplication de nouvelles « Athènes », du Paris de la scolastique à l’Édimbourg des Lumières écossaises. À la Renaissance, le Vatican et l’Escurial, à Madrid, se disputent une suprématie en termes de savoirs médicaux 51. Se constitue une Europe des centres de savoirs, mais aussi des fronts pionniers, qu’il s’agisse de l’Espagne arabo-musulmane, où s’épanouissent les sciences d’Averroès, ou de l’Europe ottomane de l’époque moderne, où les circulations de manuscrits et de savants n’ont pas cessé. L’ottomanisation d’Athènes, dès le e siècle, n’empêche pas la diffusion de sa réputation de ville de savoir dans tout l’Empire ottoman, renouvelle les rencontres entre savants grecs et visiteurs européens, et encourage une vision polycentrée 52. Les diasporas juives, arméniennes ou huguenotes vont jouer un rôle important dans l’élargissement des frontières technologiques de l’Europe, aussi bien en Eurasie que dans les mondes atlantiques où elles s’installent 53. Les processus de colonisation de l’intérieur de l’Europe vers ses marges, de l’Irlande à la Transylvanie à l’est, en passant par la Laponie ou les Highlands d’Écosse, sont accompagnés de vastes entreprises de connaissance naturaliste et 51. Cf. E. Andretta, « Médecins, savoirs et pouvoirs dans les deux cours catholiques du e siècle », manuscrit inédit, habilitation à diriger des recherches, ENS, 2021, t. III. 52. Cf. E. Fowden, « The Parthenon Mosque, King Salomon and Greek Sages », in M. Georgopoulou et K. Thanasakis (dir.), Ottoman Athens. Archaeology, Topography and History, Athènes, American School of Classical Studies at Athens, 2019, p. 261-274. 53. Cf. N. Muchnik, « Dynamiques transnationales et circulations diasporiques des savoirs », in D. Pestre (dir.), Histoire des sciences et des savoirs, tome I : De la Renaissance aux Lumières, Paris, Seuil, 2015, p. 393-410. 390722JXY_COLLEGE_CC2021_PC.indd 112 01/06/2022 08:28:26 L’Europe des sciences et des techniques 113 ethnographique 54. Ainsi, les espaces de mise en valeur de l’Europe par l’inventaire scientifique n’échappent pas à une économie politique, comme l’illustre l’action de Linné dans le royaume de Suède, qui veut s’assurer le contrôle des ressources naturelles dans les régions du nord et de la Laponie 55. Dans l’Empire austro-hongrois ou dans la Russie du e siècle, les sciences sont mobilisées pour intégrer les marges orientales et balkaniques de l’Europe 56. Le Kronprinzenwerk, cette vaste encyclopédie en vingt-quatre volumes sur les différents groupes composant l’empire, est contemporain des recherches géologiques sur les reliefs karstiques en Croatie, mais aussi des recherches sur les tremblements de terre ou la climatologie dans l’empire. Les sciences impériales ont joué sur les failles et les frontières de l’Empire austro-hongrois et ont unifié un espace naturel 57. L’Europe devient ainsi un espace transnational à penser et non un simple décor inerte. ’       Dès lors, ce qu’il faut comprendre, c’est l’importance des pratiques de circulations et d’importations. Si les Grecs sont bien à l’origine de l’essor d’un style de raisonnement scientifique en Europe, cette contribution tire sa force des circulations des savoirs babyloniens et égyptiens en mathématiques et en astronomie ou en médecine. Pour le philosophe des Lumières André-François Boureau-Deslandes, la philosophie des Grecs est « enrichie de tout ce que l’Orient offrait alors de plus 54. Cf. B. Z. Török, Exploring Transylvania. Geographies of Knowledge and Entangled Histories in a Multiethnic Province, 1790-1918, Leyde, Brill, 2016. 55. Cf. L. Koerner, Linnaeus. Nature and Nation, Cambridge, Harvard University Press, 1999. 56. Cf. A. Etkind, Internal colonization. Russia’s Imperial Experience, Cambridge, Polity Press, 2011. 57. Cf. D. Cohen, « Fault lines and borderlands : Earthquake science in Imperial Austria », in M. G. Ash et J. Surman (dir.), The Nationalization of Scientific Knowledge in the Habsburg Empire, 1848-1918, Londres, Palgrave Macmillan, 2012, p. 157-182. 390722JXY_COLLEGE_CC2021_PC.indd 113 01/06/2022 08:28:26 114 S V D précieux 58 ». Ce déplacement du centre de gravité de l’Europe des sciences montre la nécessité d’un décentrement vers l’Orient. Tout au long du Moyen Âge, l’Europe latine reste sous l’influence des apports provenant des mondes byzantins et arabes, mais aussi de la philosophie judéo-arabe 59. Elle est tiraillée entre, d’une part, les sciences arabes, qui rayonnent du e au e siècle dans des disciplines comme les mathématiques, l’astronomie, la médecine, l’alchimie et la physique, d’autre part, le Moyen Âge byzantin, dont les activités scientifiques sont relativement modestes alors que l’empire jouit d’une grande puissance politique, économique et militaire, et enfin, le monde latin, dont la philosophie naturelle (optique, astronomie, anatomie, physique) se développe à partir du e siècle. Les sciences sont donc tardivement associées à une forme occidentale d’organisation des savoirs ou de rationalité spécifique 60. La question de l’invention orientale des sciences fut un des thèmes importants dans les premières histoires directement empruntées à celles de la philosophie 61. Le décentrement de l’histoire des sciences européennes s’inscrit dans la quête des origines philosophiques européennes en Inde qui vise à contester les récits bibliques et grecs de l’invention de la rationalité à l’ouest. L’ouverture aux astronomies islamiques, puis asiatiques, avait été par exemple très précoce. Si l’astronomie indienne est connue dès le Moyen Âge et pénètre par l’Espagne entre le e et le e siècle, grâce à la littérature astronomique arabe où l’on trouve des tables astronomiques, c’est l’étude directe des manuscrits en sanskrit, à la fin du e siècle, qui généralise cette curiosité. Durant tout le e siècle, les voyageurs astronomes sont particulièrement attentifs à la culture astronomique 58. A.-F. Boureau-Deslandes, Histoire critique de la philosophie, Dijon, Éditions universitaires de Dijon, 2009, p. 29. 59. Cf. G. Freudenthal (dir.), Science in Medieval Jewish Cultures, Cambridge, Cambridge University Press, 2012, p. 1-10. 60. Cf. M. Elshakry, « When science became Western : Historiographical reflections », Isis, vol. 101, no 1, 2010, p. 98-109. 61. Cf. C. König-Pralong, La Colonie philosophique. Écrire l’histoire de la philosophie aux XVIIIe et XIXe siècles, Paris, Éditions de l’EHESS, 2019. 390722JXY_COLLEGE_CC2021_PC.indd 114 01/06/2022 08:28:26 L’Europe des sciences et des techniques 115 indienne, tel Jean-Sylvain Bailly et son Traité de l’astronomie indienne et orientale (1787). Dans le champ de la chimie, au milieu du e siècle, Ferdinand Hœfer ou Marcellin Berthelot pouvaient ainsi regarder vers l’Orient pour y trouver les origines de la chimie moderne 62. Cependant, cette curiosité n’est pas neutre et, dans le même temps, on a vu se constituer, au tournant des e et e siècles, la revendication d’une supériorité de la rationalité européenne par un jeu d’oppositions avec des espaces non européens (l’héritage arabe, la logique chinoise, le continent américain) : c’est dans ce cadre que les origines grecques sont célébrées 63. Sur le plan des techniques, la révolution industrielle va aussi célébrer une exceptionnalité européenne 64.         Une autre caractéristique des sciences modernes est le désir de projection de l’Europe, associé aux dynamiques impériales et globales. Ces dernières décennies, on a insisté sur les « machines coloniales » et sur le rôle des sciences et des techniques européennes dans l’exploitation de la nature extraeuropéenne 65. Derrière la révolution des Principia, emblème newtonien de la « révolution scientifique », on a mis au jour un ordre de l’information qui se veut global. Si Newton n’a jamais vu la mer, la science newtonnienne repose sur les indications transmises par les astronomes correspondants situés partout sur le 62. Cf. A. Rosu, « Marcellin Berthelot et l’alchimie indienne », Bulletin de l’École française d’Extrême-Orient, vol. 75, 1986, p. 67-78. 63. Cf. C. König-Pralong, La Colonie philosophique, op. cit. 64. Cf. F. Bray et L. Hilaire-Pérez, « Les techniques et l’histoire globale », op. cit., p. 10. 65. Cf. J. McClellan et F. Regourd, The Colonial Machine. French Science and Overseas Expansion in the Old Regime, Turnhout, Brepols, 2011 ; S. Boumediene, La Colonisation du savoir. Une histoire des plantes médicinales du « Nouveau Monde » (1492-1750), Vaulx-en-Velin, Éditions des Mondes à faire, 2016. 390722JXY_COLLEGE_CC2021_PC.indd 115 01/06/2022 08:28:26 116 S V D globe, qu’il s’agisse de commerçants ou de jésuites 66. De même, le jeune Hans Sloane, président de la Royal Society, finança son immense collection de manuscrits et de livres, léguée au British Museum, grâce à ses participations dans l’entreprise esclavagiste en Afrique de l’Ouest 67. Tout au long du e siècle, la nouvelle expansion de l’Europe contribue non seulement à projeter la science européenne dans les périphéries coloniales, mais aussi à faire des empires un véritable laboratoire d’expérimentation des sciences modernes. Plus largement, elle promeut une universalisation du modèle européen par les sciences. À partir de la fin du e siècle, les relations entre les sciences autant que les empires européens se renforcent dans l’optique d’un contrôle plus fort des populations colonisées. Les recherches sur l’hérédité, ainsi que les théories de l’évolution participent d’un mouvement eugéniste qui vise à régénérer les « races » européennes. Cependant, le thème de la colonisation du monde par les sciences européennes a alimenté de nombreuses discussions. La créolisation de la production savante en Amérique latine, au tournant des e et e siècles, suite aux indépendances américaines, offre un premier exemple de réflexion sur les sciences dans les transitions postcoloniales. Ainsi, les savants du Nouveau Monde ressentent la nécessité de faire valoir leur différence avec l’Europe, tout en valorisant les savoirs autochtones. Une thèse récente montre combien la créolisation des sciences au Mexique a été liée à un agenda politique qui voyait dans ces activités scientifiques la première manifestation d’un patriotisme, l’expression d’un « orgueil créole » qui va être régulièrement mobilisé durant le e siècle, d’abord, puis autour de la phase nationaliste du début du e siècle et, enfin, dans les années 1970 et 1980 dans le cadre de la valorisation d’un indigénisme et d’un antiaméricanisme Nord-Sud 68. Une autre approche féconde a pu consister 66. Cf. S. Schaffer, La Fabrique des sciences modernes, op. cit., p. 15-62. 67. Cf. J. Delbourgo, Collecting the World. The Life and Curiosity of Hans Sloane, Londres, Penguin Books, 2017. 68. Cf. G. Goldin Marcovich, « Voix créoles. Les savants de la NouvelleEspagne entre Mexico et l’exil italien (1767-1814) », thèse de doctorat en histoire, EHESS, 2020, 2 vol. 390722JXY_COLLEGE_CC2021_PC.indd 116 01/06/2022 08:28:26 L’Europe des sciences et des techniques 117 à analyser les situations où la conquête coloniale n’était pas encore acquise, où la souveraineté des sciences n’était pas encore du côté des Européens. L’exploration africaine a permis, par exemple, de mieux comprendre non seulement les logiques de l’économie de prédation ou de captation des savoirs, mais aussi les échanges savants négociés jusque dans les années 1880 dans les grands royaumes africains 69. Du Sahara jusqu’à l’Éthiopie, en passant par le Niger et le Sénégal, les zones de contact revisitées sont riches de cultures savantes qui circulent et ne sont pas moins universalistes. À cette période, la rencontre scientifique ne se résume ni à un transfert scientifique de l’Europe vers les périphéries, ni à la « mise en valeur » coloniale. Au-delà de l’idée de colonisation par les sciences, il faut ainsi rappeler l’usage diplomatique des sciences européennes pour établir des contacts dans les sociétés asiatiques, en Inde, en Chine ou au Japon 70. L’une des leçons de ces recherches est celle qui nous oblige à sortir des récits binaires de la domination européenne, en montrant explicitement ce que les sciences anciennes doivent aussi à un principe de mobilité plutôt qu’à un principe de souveraineté des savoirs, d’enracinement lié à l’appropriation. Saisir les sciences européennes dans ces différentes échelles, c’est permettre de s’interroger sur les cheminements sinueux vers un monde commun 71. 69. Cf. I. Surun, Dévoiler l’Afrique ? Lieux et pratiques de l’exploration (Afrique occidentale, 1780-1880), Paris, Éditions de la Sorbonne, 2018. 70. Cf. A. Romano, Impressions de Chine. L’Europe et l’englobement du monde (XVIe-XVIIe siècle), Paris, Fayard, 2016 ; C. Jami, The Emperor’s New Mathematics. Western Learning and Imperial Authority During the Kangxi Reign (1662-1722), Oxford, Oxford University Press, 2011. 71. Cf. L. Hilaire-Pérez et L. Zakharova (dir.), Les Techniques et la Globalisation au XXe siècle, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2016, p. 25. 390722JXY_COLLEGE_CC2021_PC.indd 117 01/06/2022 08:28:26