L’Europe des sciences et des techniques :
une tradition sans rivage
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La question de l’Europe des sciences et de l’Europe des
techniques est au cœur des débats actuels sur l’Europe ; des
Europe comprises à la fois « comme héritages et comme promesses », situées « entre universalités et historicités », pour
reprendre les mots de Corine Pelluchon 1. S’inscrivant dans les
pas d’Edmund Husserl qui définissait l’Europe comme un espace
culturel et intellectuel plutôt que comme une entité géographique, un continent ou une économie, Corine Pelluchon insistait ainsi sur les difficultés auxquelles fait face aujourd’hui cette
« figure spirituelle » menacée soit par la dénonciation d’un eurocentrisme, soit par la perte de confiance en un modèle européen qui n’est plus hégémonique 2. Elle invitait les Européens à
ressaisir le sens d’un engagement scientifique dans le cadre de
l’Union européenne (UE), sans adopter la position défensive du
scientisme, mais sans renoncer pour autant aux promesses de
la raison 3. Il me semble que l’histoire peut contribuer modestement à cet effort.
1. C. Pelluchon, Les Lumières à l’âge du vivant, Paris, Seuil, 2021, p. 249.
2. Ibid., p. 251-252. Cf. aussi E. Husserl, La Crise des sciences européennes
et la phénoménologie transcendantale, Paris, Gallimard, 1976 [1954], p. 7-20.
3. C. Pelluchon, Les Lumières à l’âge du vivant, op. cit., p. 260. Cf. aussi
A. Romano, « Fabriquer l’histoire des sciences modernes. Réflexions sur une
discipline à l’ère de la mondialisation », Annales. Histoire, sciences Sociales,
vol. 70, no 2, 2015, p. 381-408.
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Évoquant une « tradition sans rivage », il ne s’agira pas
ici d’adopter un point de vue passéiste ou traditionaliste, mais
d’indiquer combien il est important de sortir d’une vision présentiste, même si cette dernière est légitime en sciences 4. En
nous concentrant principalement sur les sciences exactes, sans
la médecine et les sciences humaines et sociales, on cherchera
à montrer que cette tradition à la fois plurielle, partagée et
sans rivage que constitue l’Europe des sciences et des techniques, est la résultante de plusieurs opérations intellectuelles
qui lui donnent sens et la définissent. La première est historiographique, qui fait de l’histoire des sciences en Europe un
véritable palimpseste. La deuxième opération, proprement épistémologique, consiste à s’interroger sur les contours d’une tradition située, d’une « rationalité partagée » en Europe, faite
non seulement de concepts, de pratiques, mais aussi d’objets,
d’instruments et d’institutions. Enfin, une opération plus spatiale, voire anthropologique, nous permettra de saisir ce que
l’Europe doit à une tradition d’ouverture sur le monde et nous
aidera à ressaisir les échelles de déploiement de ces sciences
européennes.
Inventer l’Europe des sciences et des savoirs :
une tradition historiographique
En dépit des différences de méthodes ou de définitions
des sciences du passé, on peut s’accorder sur l’idée que ces
« historiens » des sciences, scientifiques, philosophes ou historiens au sens large ont puissamment contribué à façonner des
conceptions de l’Europe des sciences et des techniques. Plusieurs
motifs ont marqué cet avènement historiographique des sciences
européennes.
4. N. Oreskes, « Why I am a presentist », Science in Context, vol. 26, no 4,
2013, p. 595-609.
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:
La thèse du « miracle grec », qui apparaît sous la plume
d’Ernest Renan en 1883, désignait l’éclosion d’une pensée
mathématique et naturaliste en Grèce à partir du e siècle avant
notre ère, à Millet, Chios ou Samos, dans les îles Ioniennes.
Bien que contestée, l’expression de « miracle grec » a permis de
reconnaître la mise en œuvre d’un vaste programme qui rompt
avec une conception contemplative de la nature pour la considérer comme une réalité à déchiffrer au moyen de l’observation,
de l’hypothèse et de la démonstration. Héritières de traditions
plus anciennes comme les civilisations minoenne, mycénienne,
mais aussi mésopotamienne, les sciences grecques, en particulier
l’astronomie ou la médecine, se distinguent par la volonté de
proposer des explications causales du monde naturel. Souvent
associées à la géométrie euclidienne ou à la théorie des nombres
de Pythagore et de Thalès de Millet, les sciences anciennes
s’affirment aussi bien en astronomie (théorie des sphères), en
théorie musicale, avec l’idée d’harmonie d’où se dégagent les
notions de proportions, de relations et de comparaison, que
dans des savoirs naturalistes telles la botanique ou la zoologie.
Au moment où Aristote formalise la méthode scientifique avec
les Seconds analytiques, qui établissent le statut de l’administration de la preuve par un art de la déduction, il n’existe encore
que peu de sciences constituées comparables à la médecine hippocratique qui repose déjà sur un vaste corpus. Ces traditions
scientifiques, riches et multiples, vont donner lieu à un foisonnement d’écoles et d’épistémologies, des penseurs présocratiques à l’école d’Alexandrie à l’époque romaine, et vont offrir
aux historiens une documentation exceptionnelle qui est partiellement parvenue jusqu’à nous. Le premier e siècle a ainsi
été fasciné par cette question des origines des sciences européennes : on peut notamment penser à Abel Rey qui, en 1939,
dans La Maturité de la pensée scientifique en Grèce, « constate
une rapide ascension vers la clarté, qu’accomplit en mûrissant
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le génie grec 5 ». Dans leur dictionnaire Le Savoir grec, paru en
1996, Jacques Brunschwig, Geoffrey Loyd et Pierre Pellerin
donnent une vision plus nuancée de ce surgissement ex nihilo et
replacent cet avènement scientifique et technique au sein d’un
ensemble culturel plus vaste où trônent la rhétorique et la philosophie. Dans la même perspective, Liba Taub promeut un élargissement du spectre des sources scientifiques, en y incluant des
écrits littéraires, et appelle à redoubler de prudence :
Il faut reconnaître que le statut de diverses activités humaines en tant
que scientifiques, non scientifiques ou même pseudo-scientifiques, n’est
pas toujours clair. Alors que les Grecs de l’Antiquité s’intéressaient
eux-mêmes à la classification des activités humaines, il n’existait aucun
terme, ni en grec ni en latin, équivalent à la signification du mot
moderne scientifique. Bien que certains aient suggéré que le mot grec
epistēmē soit équivalent au latin scientia, cela est discutable ; de plus,
aucun des deux ne véhiculait les mêmes significations que notre mot
moderne science 6.
En comparant les sciences anciennes grecques et chinoises,
Geoffrey Lloyd parvient au même constat, signalant que les
savants anciens « parlent en termes de disciplines dont les labels
correspondent plutôt aux notions d’apprentissage, de savoir ou
d’enquête 7 ».
La constitution des sciences grecques pourrait aussi venir de
leurs transmissions. Même si l’empire de l’architecture aristotélicienne n’a cessé de s’affirmer, l’héritage des sciences grecques ne
tient pas tout seul : il a nécessité la constitution de corpus, l’édification de traditions savantes et n’a jamais été monolithique.
Cette tension entre héritages et autonomisation est évidemment
5. A. Rey, La Science dans l’Antiquité, tome III : La Maturité de la pensée
scientifique en Grèce, Paris, Albin Michel, 1939, p. .
6. L. Taub, Science Writing in Greco-Roman Antiquity, Cambridge, Cambridge
University Press, 2017, p. 7-8. Plus généralement, cf. A. Jones et L. Taub
(dir.), The Cambridge History of Science, tome I : Ancient Science, Cambridge,
Cambridge University Press, 2018. (N.d.É : les traductions sont de l’auteur.)
7. G. Lloyd, « The history of ancient science : A personal view », Science in
Context, vol. 26, no 4, 2013, p. 587-593.
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à l’œuvre dans le débat autour des sciences à Rome. Dans son
livre What Did the Romans Know ?, Daryn Lehoux se propose
d’explorer l’édifice même des sciences de la nature dans les
mondes romains jusqu’au e siècle après J.-C. S’il n’oppose plus
sciences et religion et incorpore les questions de divinations, de
miracles et de causalité divine dans le spectre de l’enquête scientifique, Lehoux reconnaît lui aussi la centralité de la rhétorique
et du droit dans le monde romain :
Une grande partie du travail épistémologique effectué dans les sciences
romaines ne se fait pas sous l’œil exclusif de la philosophie ou de
la logique, mais sous les auspices d’une discipline différente avec
un ensemble différent d’outils de connaissance, la discipline que les
Romains appelaient « rhétorique » 8.
Les sciences romaines permettent un retour réflexif sur
l’héritage grec dans un contexte de crise, de remise en cause
de la tradition, de découverte du droit naturel et d’ouverture
géographique. Elles formulent, selon Claudia Moatti, un universalisme romain concret. Ce détour par Rome est donc extrêmement fécond parce qu’il brise une vision trop moderniste
et linéaire de la genèse des sciences antiques, soulignant que
cette culture savante, loin de disparaître avec l’Empire romain,
resurgira avec force à la Renaissance 9. Le débat n’est pas sans
importance car il permet de revisiter les fondements de la rationalité scientifique tout en sortant d’une quête des origines. Ces
débats sur les fondements grecs de l’Europe des sciences interrogent les limites mêmes de l’Europe. Au Moyen Âge, la rivalité entre Occident latin et Empire byzantin va accentuer l’idée
que l’Europe grecque n’est pas exactement l’Europe occidentale,
qu’elle en constitue un corps étranger et païen.
8. D. Lehoux, What Did the Romans Know ? An Inquiry into Science and
Worldmaking, Chicago, The University of Chicago Press, 2012, p. 13-14.
9. C. Moatti, La Raison de Rome. Naissance de l’esprit critique à la fin de la
République, Paris, Seuil, 1997, p. 14-15.
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Une autre perspective a structuré l’écriture de l’histoire européenne des sciences. Déjà dans l’optique de Francis Bacon, une
« histoire exacte des savoirs » devait servir à éclairer « l’histoire de
l’esprit humain10 ». Avec Condorcet et son Esquisse pour un tableau
de l’esprit humain se concrétise le projet d’une histoire de l’intelligence européenne et du progrès en général dans le cadre d’une histoire de l’Esprit formulée par Hegel puis Auguste Comte11. Cette
intelligence définie par la notion de « perfectibilité infinie de l’esprit
humain » ne se limite pas à une analyse des facultés mentales, puisqu’à
la même époque, la révolution industrielle a réagencé les rapports
entre sciences et techniques. Les saint-simoniens s’interrogent ainsi
sur la mutation des sciences et des techniques et sur leur utilité dans
les sociétés contemporaines. Dans sa Philosophie des manufactures
(1836), Andrew Ure réfléchit à une « économie morale du système
automatique » en vue d’une mécanisation généralisée qui libérerait
l’ouvrier. Cette réflexion universaliste s’épanouit dans le contexte
du positivisme comtien. Dans cette perspective, George Sarton,
physicien et philologue belge, spécialiste des mathématiques arabes,
fonde la revue américaine Isis en 191312. Dans son Introduction à
l’histoire des sciences de 1927, il écrit avec emphase :
L’histoire des sciences qui ne se référerait pas à la technicité serait bien
sûr incomplète, mais elle va au-delà d’elle sans doute. Elle est l’histoire
des civilisations, pas seulement des derniers siècles, mais en son entier
10. F. Bacon, Du progrès et de la promotion des savoirs [1605], Paris,
Gallimard, 1991, p. 90.
11. N. de Condorcet, Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit
humain [1795], suivie de Réflexions sur l’esclavage des nègres, Paris, Masson,
1822. Cf. aussi D. Špelda, « The history of science as the progress of the
human spirit : The historiography of astronomy in the eighteenth century »,
Studies in History and Philosophy of Science, vol. 63, 2017, p. 48-57 ; J. Dagen,
L’Histoire de l’esprit humain dans la pensée française de Fontenelle à Condorcet,
Paris, Klincksieck, 1977.
12. G. Sarton, « L’histoire de la science », Isis, vol. 1, no 1, 1913, p. 3-46.
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depuis l’Antiquité, aussi profonde que l’on peut les pénétrer, jusqu’à
nos jours […]. Elle est l’histoire de l’humanité, seulement une partie
d’elle bien sûr, mais une part essentielle, la seule qui peut expliquer
encore les progrès à travers les âges 13.
L’esprit européen n’est pas simplement pensé à travers
ses fondements, mais aussi à partir de ses crises, comme nous
l’enseigne Léon Brunschvicg, en prise avec la montée des extrémismes des années 1930 : « L’histoire de l’esprit européen, ce
sera l’histoire des crises de la conscience européenne 14. » De
l’opposition entre dogmatisme épicurien, stoïcien et sceptique
face à Aristote et Platon, de celle entre la théologie d’Augustin et
de Thomas d’Aquin face à Montaigne et Descartes, toute l’histoire
de l’esprit européen est structurée par ces conflits. Tandis que du
côté des sciences, on cherche à sortir de ces apories en s’appuyant
sur les critères de la logique formelle pour définir strictement
les sciences par opposition aux savoirs traditionnels 15, du côté
des techniques se développe une approche plus anthropologique.
À partir du e siècle, cette histoire de l’intelligence technique va
nourrir toute une réflexion sur l’Homo faber que généraliseront,
au siècle suivant, Marcel Mauss puis André Leroi-Gourhan 16.
:
Alors que l’Europe fut identifiée à ses traditions savantes,
ce paradigme va se retourner et accorder plus de place à celui de
la création et de l’innovation. La formulation d’une révolution
13. Id., Introduction to The History of Science, tome I : From Homer to Omar
Khayyam, Huntington, Krieger, 1927, p. 111.
14. L. Brunschvicg, L’Esprit européen, Neuchâtel, La Baconnière, 1947, p. 16.
Cf. aussi E. Castelli Gattinara, Les Inquiétudes de la raison. Épistémologie et histoire en France dans l’entre-deux-guerres, Paris, Vrin/EHESS, 1998, p. 59-71.
15. Cf. H. Mercier et D. Sperber, L’Énigme de la raison, Paris, Odile Jacob,
2021, chap. .
16. Cf. M. Mauss, Techniques, technologie et civilisation, édition et présentation de N. Schlanger, Paris, PUF, 2012.
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scientifique est à la fois ancienne, puisqu’elle apparaît dans la
querelle des Anciens et des Modernes, et nouvelle, puisqu’elle
va prendre une force considérable à partir des années 1930 et,
surtout, au moment de la guerre froide. La période moderne
était évidemment considérée comme la période pionnière et
fondatrice de l’histoire des sciences, comme le laboratoire par
excellence de la révolution scientifique, légitimant en partie un
récit, une mythologie, imposé par les scientifiques du e siècle.
Gaston Bachelard, avec sa philosophie du non, avait déjà insisté
sur cette dynamique du dépassement des formes périmées des
sciences sur « une cadence de négations et de surenchères dans la
pensée scientifique 17 ». Après la guerre, tous les débats tournent
autour de cette notion de révolution : d’Alexandre Koyré à
Thomas Kuhn. La Structure des révolutions scientifiques, publié
par Kuhn en 1962, va avoir un retentissement fondamental
dans le contexte de la guerre froide et du thème des révolutions atlantiques. Dans cet ouvrage, Kuhn défend l’idée d’un
double régime qui caractériserait les sciences : celui de la science
normale fondé sur le partage d’un paradigme, c’est-à-dire des
références communes, une manière d’enseigner, des critères de
validation des connaissances et une accumulation des savoirs,
et celui de la crise ou de la révolution, où il y a une déstabilisation de ces repères qui ne font plus consensus 18. On
oublie souvent le terme structure dans la démarche de Kuhn, qui
l’associe à une histoire morphologique des sciences. Fortement
influencé par Ludwik Fleck et son « collectif de pensée », Kuhn
souligne l’importance de la gestion collective de l’innovation
scientifique. L’histoire des académies, telle celle de la Royal
Society de Thomas Pratt ou celle de l’Académie des sciences
écrite par Bernard de Fontenelle, ne s’y trompe pas : au-delà
des éloges d’académiciens, il s’agit de peindre un portrait de
groupe, image que déclinent aussi les histoires de disciplines qui
apparaissent à la fin du e siècle. Au début du e siècle,
17. G.-G. Granger, La Raison, Paris, PUF, 1962, p. 63.
18. On reprend ici l’analyse de D. Andler, A. Fargot-Largeault et B. SaintSernin, Philosophie des sciences, Paris, Folio, 2002, t. I, p. 160-162.
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un ensemble d’opérations historiographiques sont menées pour
établir ces grands récits : insistance sur les découvertes scientifiques, usages publics des archives scientifiques, publication
des grandes correspondances européennes (Leibniz, Descartes,
Galilée) comme autant de monuments nationaux 19. Ces récits
fonctionnent également par ce qu’ils excluent ou ce qu’ils invisibilisent : les savantes, les intermédiaires locaux des mondes
lointains, les savoirs vernaculaires 20. Le succès du thème de
la révolution scientifique a en outre contribué à hiérarchiser
les historiographies européennes : ainsi, en Espagne, il a longtemps justifié la légende noire selon laquelle l’Espagne du siècle
d’or n’était jamais entrée dans la modernité scientifique 21. En
termes de disciplines, en privilégiant le réductionnisme physicomathématique, ce thème a aussi eu pour conséquence d’écarter
longtemps les sciences comme l’histoire naturelle ou la chimie
du paradigme de l’innovation.
L’idée d’une « Europe technicienne » renvoie par exemple à
David Landes qui, en 1975, a proposé une histoire des progrès
techniques et de la révolution industrielle 22. À l’inverse de l’analyse des formes d’intellection technique délivrée des conditions
économiques, cette interprétation rapproche l’histoire des techniques de l’histoire économique, et milite pour une vision des
techniques à la fois dépendante des sciences et eurocentrée. Cette
interprétation héroïque des inventeurs cherche à mieux saisir les
19. Cf. S. Schaffer, « Scientific discoveries and the end of natural philosophy », Social Studies of Science, vol. 16, no 3, 1986, p. 387-420 ; M. P. Donato,
Les Archives du monde. Quand Napoléon confisqua l’histoire, Paris, PUF, 2020 ;
G. Carnino, L’Invention de la science. La nouvelle religion de l’âge industriel,
Paris, Seuil, 2015.
20. Cf. K. Raj, « Go-betweens, travelers, and cultural translators », in
B. Lightman (dir.), A Companion to the History of Science, Londres, Wiley
Blackwell, 2016, p. 39-57.
21. J. Pimentel et J. Pardo-Tomás, « And yet, we were modern. The paradoxes of Iberian science after the Grand Narratives », History of Science, 2017,
vol. 55, no 2, p. 133-147.
22. D. S. Landes, L’Europe technicienne. Révolution technique et libre essor
industriel en Europe occidentale de 1750 à nos jour, trad. de L. Evrard, Paris,
Gallimard, 1975.
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relations entre techniques et augmentation de productivité 23. Ce
sont l’innovation et la croissance qui deviennent des critères universels pour mesurer et classer les sociétés. L’analyse, qui est centrée sur les « savoirs utiles » (useful knowledge) définissant une
culture de la croissance économique, aboutit à des grands récits
sur la globalisation 24. Ces travaux s’inscrivent dans une histoire
du capitalisme et de ses épistémologies. Ces approches ont soulevé d’importants débats, mais témoignent d’une volonté de penser un exceptionnalisme européen en matière technique que l’on
associait soit à une capacité à formaliser des problèmes, soit à la
définition de mécanismes de propriété intellectuelle, ou encore
au rôle joué par les États modernes 25.
Dès lors, la particularité des sciences et des techniques en
Europe tiendrait dans ce basculement d’une culture scientifique
fondée sur la tradition, sur un rapport intense au passé et aux
héritages, vers une culture scientifique marquée par la rupture, la
discontinuité et l’innovation. Conséquence indirecte de ce basculement, le passé des sciences est de moins en moins opératoire
dans la démarche scientifique, tandis qu’une patrimonialisation
de ces sciences et de ces techniques émerge. De la création du
dépôt des inventions par Jacques Vaucanson (futur Conservatoire
national des arts et métiers), à la fin de l’Ancien Régime, à
la multiplication de musées des sciences et des techniques au
e siècle, l’Europe des sciences et des techniques s’identifie à
des lieux de mémoire scientifiques, à des archives et des collections à sauvegarder. Anciens observatoires du e siècle, laboratoires du e siècle ou instruments représentent les vestiges
d’une science du passé. Ils montrent de manière têtue que les
sciences et les techniques européennes vivent et meurent aussi.
23. Cf. C. Cardinal, L. Hilaire-Pérez, D. Spicq et M. Thébaud-Sorger,
« L’Europe technicienne, e-e siècle », Artefact. Techniques, histoire et
sciences humaines, no 4, 2016.
24. Cf. J. Mokyr, La Culture de la croissance. Les origines de l’économie
moderne, trad. de P.-E. Dauzat, Paris, Gallimard, 2020.
25. Cf. F. Bray et L. Hilaire-Pérez, « Les techniques et l’histoire globale »,
in G. Carnino, L. Hilaire-Pérez et A. Kobiljski (dir.), Histoire des techniques.
Mondes, sociétés, cultures (XVIe-XVIIIe siècle), Paris, PUF, 2016, p. 9-10.
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Inventer des sciences et des techniques européennes :
une tradition partagée
Ces différentes manières d’écrire l’histoire des sciences et
des techniques en Europe se sont accompagnées de l’ambition
de vouloir définir en des termes simples les sciences et les techniques de l’Europe. Pour identifier des formes originales d’une
méthode scientifique européenne, trois chemins ont été privilégiés : celui d’une épistémologie historique plutôt ancrée dans
une histoire intellectuelle ; celui d’une histoire des pratiques et
des institutions scientifiques ; enfin, celui d’une réflexion sur
l’articulation entre sciences et techniques.
:
Dans une œuvre monumentale intitulée Styles of Scientific
Thinking in the European Tradition publiée en 1994 en trois
volumes, Alistair Crombie, historien des sciences médiévales
(premier professeur de la chaire d’histoire des sciences à Oxford
à partir de 1953), se propose de retracer l’émergence d’un style
européen de raisonnement scientifique en isolant six types 26. Il
ne s’agit pas de décrire les contenus, mais plutôt les méthodes.
Le premier ensemble renvoie à l’idée de « postulation », que
l’on trouve chez les Grecs, au carrefour des sciences et du droit
(promoteur d’une cause) : cette idée occupe en particulier les
mathématiciens et les médecins qui réalisent sur plusieurs siècles
une synthèse de différents apports. Le deuxième style revisite
l’argument expérimental qui, entre le e et le e siècle, va
parvenir à combiner une réflexion théorique sur les conditions
d’acceptation de formes d’explication causale à partir de la reproduction de résultats enracinés dans les réflexions sur la logique
de l’expérimentation et sur les conditions pratiques d’un art de
26. A. C. Crombie, Styles of Scientific Thinking in the European Tradition.
The History of Argument and Explanation Especially in the Mathematical and
Biomedical Sciences and Arts, Londres, Duckworth, 1994, 3 t.
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l’expérimentation. Un troisième régime porte sur la « modélisation hypothétique » qui vise à imiter la nature et à modéliser
les sens (avec la camera obscura en astronomie, par exemple) :
celui-ci va se concrétiser dans l’idée d’un mécanisme universel
jouant sur l’analogie divine et articulant une épistémologie du
faire et du savoir. Ce mécanisme, qui triomphera à l’âge classique, renvoie à un mode analogique dans lequel savoir est faire
et dans lequel le vivant est conçu comme un animal automate.
Le quatrième style fait référence à la taxinomie qui est elle aussi
issue de la tradition grecque inaugurée par les écrits hippocratiques, tels ceux de Théophraste ou de Grégoire de Nysse, et
qui va s’épanouir au Moyen Âge avec Pierre Abélard et Albert
le Grand. Ces inventaires qui postulent un ordre naturel donneront lieu à une multiplication des pratiques classificatoires à
l’époque moderne et à l’idée de système naturel qui stabilisera
les efforts de taxinomie et de dénomination au e siècle. Un
cinquième type décrit l’essor d’un mode de pensée probabiliste et de l’analyse statistique. Là encore issue des écrits grecs,
cette tradition va donner lieu à une discussion médiévale sur
les concepts d’« espérance » (mathématique), de « contingence »
et de « profits » qui justifient, de Gilles de Lessines à Léonard
Leys, les tentatives d’un calcul des risques ou des jeux de hasards.
Cette nouvelle logique tournée vers le jugement incertain et la
contingence aboutira à L’Art de conjecturer, traduit du latin par
Jacques Bernoulli et publié en 1713. Ce mode de pensée statistique va se généraliser au e siècle, y compris dans l’économie
politique de la nature chez Pierre-Louis Moreau de Maupertuis,
Carl von Linné ou Thomas Malthus. Enfin, la sixième méthode
analysée est celle de la génétique en histoire naturelle, qui prépare les théories de l’évolution et de la sélection naturelle.
L’approche revendiquée par Crombie est celle d’une
« anthropologie historique des sciences » fondée sur l’identification de styles de raisonnement scientifique, partie prenante
d’une « identité culturelle » plus large de l’Europe. Son souci
n’est pas celui d’une histoire intellectuelle close, mais vise à situer
les sciences par rapport à « d’autres activités comme l’art, l’érudition, la philosophie, la théologie, le droit, l’administration ou le
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commerce 27 ». Plus concrètement, l’enquête consiste à reconstituer les « écologies historiques », les environnements et les dispositions culturelles qui ont rendu possibles ces styles pendant une
période donnée, chaque discipline produisant des méthodes qui
diffèrent selon les « régions » du savoir. Inspirée de l’histoire de
l’art, l’approche stylistique obéit à la fois à une logique classificatoire et à la volonté d’identifier des distinctions, des modalités et des propriétés, mais aussi les mécanismes de constitution
de la valeur scientifique 28. Si l’analyse des sciences naît systématiquement de la matrice grecque qui a accordé une place fondamentale à la recherche des principes de la nature, des arguments,
ainsi qu’à la recherche des causalités et des preuves, cette stylistique des raisonnements scientifiques pluralise le modèle d’origine 29. En réhabilitant une longue gestation qui commence dès
l’Antiquité et dont le centre de gravité serait le Moyen Âge,
Crombie refuse une histoire linéaire. La tradition européenne
est faite d’interruptions et d’oublis, de non-transmissions et de
traductions partielles de l’édifice gréco-arabe. L’Europe reste surtout une communauté d’argumentations autour de traditions
largement textuelles. Ian Hacking a repris cette approche stylistique en soulignant les tensions entre le style personnel de certains scientifiques comme Galilée, Kepler ou Newton, et le style
impersonnel de certains groupes ou institutions ; il a en outre
ajouté un septième style, celui de « laboratoire 30 ».
27. Ibid., t. I, p. 6.
28. Cf. M. Macé, Styles. Critique de nos formes de vie, Paris, Gallimard,
2016, p. 34 ; J. Gayon, « On the uses of the category of style in the history of science », Philosophy and Rhetoric, vol. 32, no 3, 1999, p. 233-246.
29. Cf. A. C. Crombie, Styles of Scientific Thinking in the European Tradition,
op. cit., t. I, p. 5-6.
30. I. Hacking, « Style pour historiens et philosophes », in J.-F. Braunstein
(dir.), L’Histoire des sciences. Méthodes, styles et controverses, Paris, Vrin, 2008,
p. 287-320.
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: , ,
Prendre la mesure du succès des sciences et des techniques
dans les sociétés européennes implique également de s’interroger non seulement sur les concepts, mais aussi sur le déploiement des pratiques scientifiques. L’émergence de la révolution
scientifique à partir du e siècle et sa stabilisation dans les
siècles suivants ont pu ainsi être décrites comme une révolution de l’organisation 31. L’invention de nouveaux lieux de
savoirs comme le laboratoire, le jardin botanique, le théâtre
d’anatomie, s’inscrit dans un processus d’institutionnalisation
des communautés scientifiques à l’échelle européenne. Daniel
Roche a bien décrit le saut cognitif que représentent, dans le
cadre des académies du e siècle, la formalisation des pratiques, le rituel de la parole, l’ouverture à l’expertise sollicitée
par les pouvoirs locaux ou les administrations royales, le paradigme de la collection, tandis que Lorraine Daston a insisté sur
la création d’un éthos scientifique commun en Europe 32. De
quelle nature est ce « collectif » académique ? Dans le contexte
des grandes expéditions scientifiques en Amazonie ou dans le
Pacifique, on célèbre volontiers une science masculine et aristocratique qui se fonde sur des logiques d’exclusion propres aux
sociétés d’Ancien Régime, principalement celle des femmes,
pourtant actives dans les universités ou les salons, et celle des
artisans-techniciens, indispensables à l’émergence de la révolution scientifique 33.
31. Cf. M. Feingold et G. Giannini (dir.), The Institutionalization of Science
in Early Modern Europe, Leyde, Brill, 2020.
32. Cf. D. Roche, La France des Lumières, Paris, Fayard, 1995, p. 460 ;
L. Daston, « The ethos of the Enlightenment », in W. Clark, J. Golinski et
S. Schaffer (dir.), The Sciences in Enlightened Europe, Chicago, The University
of Chicago Press, 1999, p. 495-504.
33. Cf. M. Terrall, « Masculine knowledge, the public good, and the scientific household of Réaumur », Osiris, vol. 30, no 1, 2015, p. 182-201 ;
L. Schiebinger, « European women in science », Science in Context, vol. 15,
no 4, 2002, p. 473-481.
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En incarnant l’autorité scientifique dans un réseau de
lieux, les sciences européennes concrétisent l’idéal baconien de
la Maison de Salomon formulé un siècle plus tôt 34. Comme
le signale l’expression « république des sciences » chère à
Condorcet, l’Europe apparaît enfin comme un espace de coopération, de circulation et de traditions, ainsi qu’en témoigne
la forme « congrès » qui couronne l’internationalisme scientifique à la fin du e siècle, ou encore les expéditions internationales, de l’observation du transit de Vénus au géomagnétisme.
La communauté est aussi une communauté d’expérimentateurs
et de fabricants d’instruments. Un des éléments qui va permettre cette unification est la question des langues scientifiques.
Avant l’affirmation d’un monolinguisme, ce qui frappe, c’est la
pluralité des grandes langues véhiculaires savantes européennes,
qu’il s’agisse du grec ancien, du latin, mais aussi de l’allemand,
du danois, du français, du néerlandais, du suédois ou du russe.
On ne doit pas oublier que les grands savants comme Bacon,
Descartes ou Galilée pratiquent le bilinguisme en matière de
publication, et que la pratique de la traduction scientifique se
généralise entre 1660 et 1840 35. En chimie, par exemple, c’est la
crainte d’une babélisation qui conduit à une simplification et à
une réduction à trois langues : anglais, français et allemand avant
1914. Michael D. Gordin insiste sur les effets d’une politisation
des sciences qui va conduire à la relégation de l’allemand dans
l’entre-deux-guerres et à celle du russe pendant la guerre froide.
Cette dimension politique fera apparaître l’anglais comme une
langue neutre durant la phase de décolonisation.
34. Cf. S. Gaukorger, Francis Bacon and the Transformation of Early-Modern
Philosophy, Cambridge, Cambridge University Press, 2001 ; A. Tadié, Francis
Bacon. Le continent du savoir, Paris, Classiques Garnier, 2014.
35. Cf. F. Waquet, Le Latin ou l’empire d’un signe (XVIe-XXe siècle), Paris, Albin
Michel, 1998 ; R. Chartier et P. Corsi (dir.), Sciences et langues en Europe,
Paris, Éditions de l’EHESS, 1994 ; M. Gordin, Scientific Babel. How Science
Was Done Before and After Global English, Chicago, Chicago University Press,
2015 ; P. Bret et J.-L. Chappey, « Pratiques et enjeux scientifiques, intellectuels et politiques de la traduction (vers 1660-vers 1840) », La Révolution
française, no 13, 2018.
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Gouverner les pratiques scientifiques ne consiste pas simplement à transformer le mécénat, mais érige les sciences européennes en modèle de vertus politiques et sociales (l’utilité). La
civilité scientifique du e siècle, largement définie par l’éthos
aristocratique du curioso, va se muer en modèle de civilisation
au siècle suivant. Contre une vision de la science fondée sur
une professionnalisation, une clôture et une spécialisation, cet
éthos souligne l’inscription dans des réseaux sociaux à la fois
mondains (proches des cours), commerçants et administratifs ;
il rappelle l’importance croissante des procédures de validation
des sciences expérimentales ou des observations. Ainsi, dans la
première moitié du e siècle, l’établissement de la comète de
Halley et de son retour donne lieu à des disputes nourries. Le
succès de ces entreprises tient enfin à la volonté d’établir des
normes communes et de s’appuyer, pour les faire appliquer, sur
une disciplinarisation des conduites qui vise à une incorporation de ces normes. Au e siècle, l’établissement de standards
de mesure en physique, notamment, correspond à ce travail
acharné pour construire des équivalences (par exemple, le mètre
ou l’ohm) dans toute l’Europe et les empires 36.
Ces approches entendent par ailleurs montrer que dans les
sociétés anciennes, préindustrielles, les sciences, par son impératif d’utilité, se muent aussi en pratique culturelle et en bien
commun. Elles prennent une valeur éducative particulière qui
explique sa présence bien au-delà des laboratoires ou des cabinets de curiosité. Elle est présente dans les pubs comme dans
les salons ou les expositions universelles, et l’essor de la presse
scientifique va être décisif. Les recherches sur la popularisation
des sciences si forte dans l’Europe du e siècle ont montré
que le mythe du savant professionnel isolé avait vécu et que les
scientifiques étaient encouragés à écrire pour un public large et
à promouvoir un intérêt public dans la science 37. Contrairement
36. Cf. S. Schaffer, La Fabrique des sciences modernes, Paris, Seuil, 2014,
chap. .
37. Cf. P. J. Bowler, Science for All. The Popularization of Science in Early
Twentieth-Century Britain, Chicago, The University of Chicago Press, 2009.
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à une idée préconçue, cette popularisation ne proposait pas
la vision d’une science homogène et monolithique mais mettait en scène des conceptions rivales de la science. Certains
savants comme Thomas Henry Huxley faisaient ouvertement
campagne pour « établir la science comme une nouvelle source
d’expertise pour l’industrie et le gouvernement 38 » ; d’autres
militaient pour donner un rôle proéminent à la science dans
l’éducation et la recherche. Dans de nombreux pays européens,
cet espoir dans les capacités transformatives du monde par les
sciences, très clair dans la défense des sciences appliquées, se
heurta soit à des convictions réactionnaires et religieuses, soit
à des sciences plus subversives et plus radicales associant rationalisme et réforme sociale, et appelant à une véritable « méritocratie des sciences 39 ».
’, ’
40
Comme on l’a vu, il est d’usage d’opposer sciences et techniques, mais l’Europe n’est-elle pas devenue au cours des siècles
ce carrefour, ce lieu d’articulation, sinon de fusion, entre epistemè et technè 41 ? Depuis la Renaissance, le travail technique
se caractérise par un univers de processes qui structurent l’activité sous la forme d’opérations distinctes. Dans la culture de
l’ingénieur de l’Ancien Régime, le projet, l’usage de concepts
opératoires (amortir, esquiver, éloigner, etc.), l’importance d’un
ordre d’exposition, des exemples, des dessins, un recours, enfin,
à l’instrumentation mathématique, caractérisent la « marque
38. Ibid., p. 19.
39. Ibid., p. 29.
40. Cf. P. Long, « Trading zones in Early Modern Europe », Isis, vol. 106,
no 4, 2015, p. 840-847.
41. Cf. R. Halleux, Le Savoir de la main. Savants et artisans dans l’Europe préindustrielle, Paris, Armand Colin, 2009 ; L. Roberts, S. Schaffer et P. Dear
(dir.), The Mindful Hand. Inquiry and Invention from the Late Renaissance
to Early Industrialisation, Amsterdam, Koninklijke Nederlandse Academie
van Wetenschappen, 2007.
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d’un esprit singulier, celle de l’inventeur 42 ». Activité rationnelle, l’ingénierie se présente comme une capacité à résoudre
des problèmes techniques à partir d’une « pensée calculatoire,
modélisatrice et formalisatrice 43 ». Mais, au-delà des singularités
de la pratique de l’ingénieur ou de l’artisan, les frontières sont
encore poreuses. S’est d’abord développé un espace commun de
discussion et d’échanges entre artisans et savants. Dans les Règles
pour la direction de l’esprit (règle 9 et 10), Descartes met l’accent
sur la pratique et la force de l’habitus, érigeant en modèle le travail artisanal, capable d’améliorer notre sens de la perspicacité
et du discernement (sagacitas). La perspicacité, cette aptitude à
se concentrer sur des détails, est présentée comme une faculté
mentale essentielle pour la poursuite des sciences : « Le savoir
des gestes ne peut pas conduire à la production d’idée par luimême, cependant il peut exposer les différentes étapes pour guider l’esprit vers la scientia 44. »
Ces différents travaux ont mis en valeur une « épistémologie artisanale » qui apparaît sous des formes variées : une hybridation entre sciences et savoir-faire dans le cadre de la créativité
artisanale de la Renaissance, une insistance sur les migrations de
travail et les transferts technologiques, une mise en place d’un
espace public des technologies au e siècle 45. Les techniciens
brasseurs se sont ainsi vu reconnaître un tour de main, une
expertise qui va jouer un rôle essentiel dans l’établissement des
lois de Joule 46. Einstein lui-même, avant de devenir le théoricien
42. H. Vérin, La Gloire des ingénieurs. L’intelligence technique du XVIe au
e
XVIII siècle, Paris, Albin Michel, 1993, p. 180.
43. D. Vinck, « Pratiques d’ingénierie. Les savoirs d’action », Revue d’anthropologie des connaissances, 2014, vol. 8, no 2, p. 225-243, ici p. 230.
44. J.-F. Gauvin, « Artisans, machines and Descartes’s Organon », History of
Science, vol. 44, 2006, p. 187-216, ici p. 190.
45. Cf. L. Hilaire-Pérez, La Pièce et le Geste. Artisans, marchands et savoir
technique à Londres au XVIIIe siècle, Paris, Albin Michel, 2013, p. 14-15 ;
B. De Munck, « Artisans as knowledge workers : Craft and creativity in a
long-term perspective », Geoforum, vol. 99, 2019, p. 227-237.
46. Cf. H. O. Sibum, « Les gestes de la mesure. Joule, les pratiques de la
brasserie et la science », Annales. Histoire, sciences sociales, 1998, vol. 53,
no 4-5, p. 745-774.
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de la relativité, rêvait de travailler dans l’entreprise de son père
et de son oncle qui produisait des appareils électrotechniques.
Devenu célèbre à partir de 1919, il ne cesse d’ailleurs, dans sa
correspondance, de revendiquer un intérêt pour les technologies
de son temps et une activité d’inventeur 47. De même, l’expression « technosciences » a été forgée par les historiens pour désigner cette interpénétration des sciences et des techniques à partir
de 1870. Le modèle va servir à rouvrir le débat sur les sciences
de gouvernement et les technologies de pouvoir, et un troisième
terme, celui d’expertise, va se glisser dans la conversation 48. Cette
attention révèle une tendance de fond chez des historiens des
sciences contemporaines depuis plusieurs décennies, en particulier ceux qui travaillent sur le gouvernement par les normes à
l’échelle mondiale via les organisations internationales 49.
Penser les échelles des sciences européennes :
une tradition ouverte
Aujourd’hui, les approches épistémologiques, cognitivistes
ou anthropologiques tendent à reconnaître que l’universalité des
sciences « n’implique pas qu’elle fonctionne partout exactement
de la même manière 50 ». La fin d’une suprématie des sciences
européennes dans le monde actuel encourage à reprendre la
réflexion sur leurs échelles de déploiement.
47. Cf. J. Illy, The Practical Einstein. Experiments, Patents, Inventions,
Baltimore, Johns Hopkins University Press, 2012.
48. Cf. J. Krige, How Knowledge Moves. Writing the Transnational History
of Science and Technology, Chicago, The University of Chicago Press, 2019,
p. 1-31.
49. Cf. N. Oreskes, Why Trust Science ?, Princeton, Princeton University
Press, 2019, p. 19-23 ; D. Pestre (dir.), Le Gouvernement des technosciences.
Gouverner le progrès et ses dégâts depuis 1945, Paris, La Découverte, 2014.
50. H. Mercier et D. Sperber, L’Énigme de la raison, op. cit., p. 335.
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L’Europe n’est pas seulement la somme de toutes ses parties.
En partant d’une approche fondée sur la mobilité des savoirs,
une géographie des sciences se dégage qui distingue des pleins
et des vides, et fait de l’Europe un espace intellectuel à inventer
et à structurer. Le legs grec, même s’il est discuté, va conduire,
sur le temps long, à la multiplication de nouvelles « Athènes »,
du Paris de la scolastique à l’Édimbourg des Lumières écossaises.
À la Renaissance, le Vatican et l’Escurial, à Madrid, se disputent
une suprématie en termes de savoirs médicaux 51. Se constitue
une Europe des centres de savoirs, mais aussi des fronts pionniers, qu’il s’agisse de l’Espagne arabo-musulmane, où s’épanouissent les sciences d’Averroès, ou de l’Europe ottomane de
l’époque moderne, où les circulations de manuscrits et de savants
n’ont pas cessé. L’ottomanisation d’Athènes, dès le e siècle,
n’empêche pas la diffusion de sa réputation de ville de savoir
dans tout l’Empire ottoman, renouvelle les rencontres entre
savants grecs et visiteurs européens, et encourage une vision
polycentrée 52. Les diasporas juives, arméniennes ou huguenotes
vont jouer un rôle important dans l’élargissement des frontières
technologiques de l’Europe, aussi bien en Eurasie que dans les
mondes atlantiques où elles s’installent 53.
Les processus de colonisation de l’intérieur de l’Europe
vers ses marges, de l’Irlande à la Transylvanie à l’est, en passant par la Laponie ou les Highlands d’Écosse, sont accompagnés de vastes entreprises de connaissance naturaliste et
51. Cf. E. Andretta, « Médecins, savoirs et pouvoirs dans les deux cours
catholiques du e siècle », manuscrit inédit, habilitation à diriger des
recherches, ENS, 2021, t. III.
52. Cf. E. Fowden, « The Parthenon Mosque, King Salomon and Greek
Sages », in M. Georgopoulou et K. Thanasakis (dir.), Ottoman Athens.
Archaeology, Topography and History, Athènes, American School of Classical
Studies at Athens, 2019, p. 261-274.
53. Cf. N. Muchnik, « Dynamiques transnationales et circulations diasporiques des savoirs », in D. Pestre (dir.), Histoire des sciences et des savoirs,
tome I : De la Renaissance aux Lumières, Paris, Seuil, 2015, p. 393-410.
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ethnographique 54. Ainsi, les espaces de mise en valeur de
l’Europe par l’inventaire scientifique n’échappent pas à une
économie politique, comme l’illustre l’action de Linné dans
le royaume de Suède, qui veut s’assurer le contrôle des ressources naturelles dans les régions du nord et de la Laponie 55.
Dans l’Empire austro-hongrois ou dans la Russie du e siècle,
les sciences sont mobilisées pour intégrer les marges orientales et balkaniques de l’Europe 56. Le Kronprinzenwerk, cette
vaste encyclopédie en vingt-quatre volumes sur les différents
groupes composant l’empire, est contemporain des recherches
géologiques sur les reliefs karstiques en Croatie, mais aussi des
recherches sur les tremblements de terre ou la climatologie dans
l’empire. Les sciences impériales ont joué sur les failles et les
frontières de l’Empire austro-hongrois et ont unifié un espace
naturel 57. L’Europe devient ainsi un espace transnational à penser et non un simple décor inerte.
’
Dès lors, ce qu’il faut comprendre, c’est l’importance des
pratiques de circulations et d’importations. Si les Grecs sont
bien à l’origine de l’essor d’un style de raisonnement scientifique en Europe, cette contribution tire sa force des circulations
des savoirs babyloniens et égyptiens en mathématiques et en
astronomie ou en médecine. Pour le philosophe des Lumières
André-François Boureau-Deslandes, la philosophie des Grecs
est « enrichie de tout ce que l’Orient offrait alors de plus
54. Cf. B. Z. Török, Exploring Transylvania. Geographies of Knowledge and
Entangled Histories in a Multiethnic Province, 1790-1918, Leyde, Brill, 2016.
55. Cf. L. Koerner, Linnaeus. Nature and Nation, Cambridge, Harvard
University Press, 1999.
56. Cf. A. Etkind, Internal colonization. Russia’s Imperial Experience,
Cambridge, Polity Press, 2011.
57. Cf. D. Cohen, « Fault lines and borderlands : Earthquake science in
Imperial Austria », in M. G. Ash et J. Surman (dir.), The Nationalization of
Scientific Knowledge in the Habsburg Empire, 1848-1918, Londres, Palgrave
Macmillan, 2012, p. 157-182.
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précieux 58 ». Ce déplacement du centre de gravité de l’Europe
des sciences montre la nécessité d’un décentrement vers l’Orient.
Tout au long du Moyen Âge, l’Europe latine reste sous
l’influence des apports provenant des mondes byzantins et
arabes, mais aussi de la philosophie judéo-arabe 59. Elle est
tiraillée entre, d’une part, les sciences arabes, qui rayonnent
du e au e siècle dans des disciplines comme les mathématiques, l’astronomie, la médecine, l’alchimie et la physique,
d’autre part, le Moyen Âge byzantin, dont les activités scientifiques sont relativement modestes alors que l’empire jouit d’une
grande puissance politique, économique et militaire, et enfin,
le monde latin, dont la philosophie naturelle (optique, astronomie, anatomie, physique) se développe à partir du e siècle.
Les sciences sont donc tardivement associées à une forme occidentale d’organisation des savoirs ou de rationalité spécifique 60.
La question de l’invention orientale des sciences fut un des
thèmes importants dans les premières histoires directement
empruntées à celles de la philosophie 61. Le décentrement de
l’histoire des sciences européennes s’inscrit dans la quête des
origines philosophiques européennes en Inde qui vise à contester les récits bibliques et grecs de l’invention de la rationalité à
l’ouest. L’ouverture aux astronomies islamiques, puis asiatiques,
avait été par exemple très précoce. Si l’astronomie indienne est
connue dès le Moyen Âge et pénètre par l’Espagne entre le
e et le e siècle, grâce à la littérature astronomique arabe où
l’on trouve des tables astronomiques, c’est l’étude directe des
manuscrits en sanskrit, à la fin du e siècle, qui généralise
cette curiosité. Durant tout le e siècle, les voyageurs astronomes sont particulièrement attentifs à la culture astronomique
58. A.-F. Boureau-Deslandes, Histoire critique de la philosophie, Dijon,
Éditions universitaires de Dijon, 2009, p. 29.
59. Cf. G. Freudenthal (dir.), Science in Medieval Jewish Cultures, Cambridge,
Cambridge University Press, 2012, p. 1-10.
60. Cf. M. Elshakry, « When science became Western : Historiographical
reflections », Isis, vol. 101, no 1, 2010, p. 98-109.
61. Cf. C. König-Pralong, La Colonie philosophique. Écrire l’histoire de la philosophie aux XVIIIe et XIXe siècles, Paris, Éditions de l’EHESS, 2019.
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indienne, tel Jean-Sylvain Bailly et son Traité de l’astronomie
indienne et orientale (1787). Dans le champ de la chimie, au
milieu du e siècle, Ferdinand Hœfer ou Marcellin Berthelot
pouvaient ainsi regarder vers l’Orient pour y trouver les origines de la chimie moderne 62. Cependant, cette curiosité n’est
pas neutre et, dans le même temps, on a vu se constituer, au
tournant des e et e siècles, la revendication d’une supériorité de la rationalité européenne par un jeu d’oppositions
avec des espaces non européens (l’héritage arabe, la logique
chinoise, le continent américain) : c’est dans ce cadre que les
origines grecques sont célébrées 63. Sur le plan des techniques,
la révolution industrielle va aussi célébrer une exceptionnalité
européenne 64.
Une autre caractéristique des sciences modernes est le désir
de projection de l’Europe, associé aux dynamiques impériales et
globales. Ces dernières décennies, on a insisté sur les « machines
coloniales » et sur le rôle des sciences et des techniques européennes dans l’exploitation de la nature extraeuropéenne 65.
Derrière la révolution des Principia, emblème newtonien de
la « révolution scientifique », on a mis au jour un ordre de
l’information qui se veut global. Si Newton n’a jamais vu la
mer, la science newtonnienne repose sur les indications transmises par les astronomes correspondants situés partout sur le
62. Cf. A. Rosu, « Marcellin Berthelot et l’alchimie indienne », Bulletin de
l’École française d’Extrême-Orient, vol. 75, 1986, p. 67-78.
63. Cf. C. König-Pralong, La Colonie philosophique, op. cit.
64. Cf. F. Bray et L. Hilaire-Pérez, « Les techniques et l’histoire globale »,
op. cit., p. 10.
65. Cf. J. McClellan et F. Regourd, The Colonial Machine. French Science
and Overseas Expansion in the Old Regime, Turnhout, Brepols, 2011 ;
S. Boumediene, La Colonisation du savoir. Une histoire des plantes médicinales du « Nouveau Monde » (1492-1750), Vaulx-en-Velin, Éditions des
Mondes à faire, 2016.
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globe, qu’il s’agisse de commerçants ou de jésuites 66. De même,
le jeune Hans Sloane, président de la Royal Society, finança son
immense collection de manuscrits et de livres, léguée au British
Museum, grâce à ses participations dans l’entreprise esclavagiste
en Afrique de l’Ouest 67. Tout au long du e siècle, la nouvelle expansion de l’Europe contribue non seulement à projeter la science européenne dans les périphéries coloniales, mais
aussi à faire des empires un véritable laboratoire d’expérimentation des sciences modernes. Plus largement, elle promeut une
universalisation du modèle européen par les sciences. À partir
de la fin du e siècle, les relations entre les sciences autant que
les empires européens se renforcent dans l’optique d’un contrôle
plus fort des populations colonisées. Les recherches sur l’hérédité, ainsi que les théories de l’évolution participent d’un mouvement eugéniste qui vise à régénérer les « races » européennes.
Cependant, le thème de la colonisation du monde par les
sciences européennes a alimenté de nombreuses discussions. La
créolisation de la production savante en Amérique latine, au
tournant des e et e siècles, suite aux indépendances américaines, offre un premier exemple de réflexion sur les sciences
dans les transitions postcoloniales. Ainsi, les savants du Nouveau
Monde ressentent la nécessité de faire valoir leur différence avec
l’Europe, tout en valorisant les savoirs autochtones. Une thèse
récente montre combien la créolisation des sciences au Mexique
a été liée à un agenda politique qui voyait dans ces activités scientifiques la première manifestation d’un patriotisme, l’expression
d’un « orgueil créole » qui va être régulièrement mobilisé durant
le e siècle, d’abord, puis autour de la phase nationaliste du
début du e siècle et, enfin, dans les années 1970 et 1980 dans
le cadre de la valorisation d’un indigénisme et d’un antiaméricanisme Nord-Sud 68. Une autre approche féconde a pu consister
66. Cf. S. Schaffer, La Fabrique des sciences modernes, op. cit., p. 15-62.
67. Cf. J. Delbourgo, Collecting the World. The Life and Curiosity of Hans
Sloane, Londres, Penguin Books, 2017.
68. Cf. G. Goldin Marcovich, « Voix créoles. Les savants de la NouvelleEspagne entre Mexico et l’exil italien (1767-1814) », thèse de doctorat en
histoire, EHESS, 2020, 2 vol.
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à analyser les situations où la conquête coloniale n’était pas
encore acquise, où la souveraineté des sciences n’était pas encore
du côté des Européens. L’exploration africaine a permis, par
exemple, de mieux comprendre non seulement les logiques de
l’économie de prédation ou de captation des savoirs, mais aussi
les échanges savants négociés jusque dans les années 1880 dans
les grands royaumes africains 69. Du Sahara jusqu’à l’Éthiopie,
en passant par le Niger et le Sénégal, les zones de contact revisitées sont riches de cultures savantes qui circulent et ne sont pas
moins universalistes. À cette période, la rencontre scientifique
ne se résume ni à un transfert scientifique de l’Europe vers les
périphéries, ni à la « mise en valeur » coloniale.
Au-delà de l’idée de colonisation par les sciences, il faut
ainsi rappeler l’usage diplomatique des sciences européennes
pour établir des contacts dans les sociétés asiatiques, en Inde,
en Chine ou au Japon 70. L’une des leçons de ces recherches est
celle qui nous oblige à sortir des récits binaires de la domination européenne, en montrant explicitement ce que les sciences
anciennes doivent aussi à un principe de mobilité plutôt qu’à
un principe de souveraineté des savoirs, d’enracinement lié à
l’appropriation. Saisir les sciences européennes dans ces différentes échelles, c’est permettre de s’interroger sur les cheminements sinueux vers un monde commun 71.
69. Cf. I. Surun, Dévoiler l’Afrique ? Lieux et pratiques de l’exploration (Afrique
occidentale, 1780-1880), Paris, Éditions de la Sorbonne, 2018.
70. Cf. A. Romano, Impressions de Chine. L’Europe et l’englobement du
monde (XVIe-XVIIe siècle), Paris, Fayard, 2016 ; C. Jami, The Emperor’s New
Mathematics. Western Learning and Imperial Authority During the Kangxi
Reign (1662-1722), Oxford, Oxford University Press, 2011.
71. Cf. L. Hilaire-Pérez et L. Zakharova (dir.), Les Techniques et la
Globalisation au XXe siècle, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2016,
p. 25.
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