Sous la direction de
François Ars et Bruno Béthouart
sacré et nature
Actes de la XXXe Université d’été du Carrefour d’Histoire
Religieuse
Vannes – Espace Montcalm
du 11 juillet au 13 juillet 2022
Les Cahiers du Littoral – 2 N° 21
Le droit naturel, un droit sacré ?
Cyrille Dounot
É
voquer le droit naturel dans un colloque abordant la nature et le
sacré peut paraître étonnant, du moins à ceux qui ont quelques
notions juridiques. En effet, l’idée foncière du droit naturel est
celle d’un droit, ou d’une source du droit, qui tire son origine de la nature,
celle des choses ou celle de l’homme, selon les écoles, et ne doit donc rien à
la surnature, ou à l’idée de sacré. La doctrine du droit naturel, quelle que soit
sa formulation, extrait du droit de l’observation des tendances naturelles de
l’action humaine. Elle vise à justifier le droit, à lui donner une légitimité. Cette
position était celle d’Aristote, qui employait des moyens purement profanes,
à savoir l’observation et la spéculation, avec une pleine ouverture au monde.
Par ce biais, il découvre une nature ordonnée, et admirablement ordonnée.
Il en sort l’idée que les activités des êtres vivants ont un sens, qu’elles sont
orientées par une fin, une cause finale, qui leur est naturelle. La foi chrétienne
viendra conforter cette conception aristotélicienne, par la croyance en la bonté
de la création, et du Créateur. Cette foi impose de rejeter l’idée d’un monde
absurde, qui n’ait pas de sens. Si la raison découvre des lois naturelles [gravitation, pesanteur, etc.], c’est qu’il existe un législateur qui les a faites.
Le droit naturel n’a cependant rien à voir avec la raison théologique.
Le juriste est chargé de la mise en œuvre d’une vertu sociale, la justice. Il
cherche la juste répartition des biens, la part de chacun, la limite du mien et du
tien. On ne peut pas répondre à cela à partir d’une source subjective qui puise
dans le moi, dans la conscience, dans la raison. Il n’existe pas de quoi résoudre
un litige qui m’oppose à autrui dans ma propre raison : en moi-même, je ne
découvre par principe que la conviction de l’excellence de ma cause, de mon
« droit subjectif », qui est potentiellement infini. Je ne trouve pas de limite, pas
de proportion objective entre mes biens et ceux de l’autre. Ceci doit provenir
d’un ailleurs, d’un au-delà. C’est la nature qui va l’indiquer, du moins dans la
doctrine classique du droit naturel.
Cependant, cette approche n’a pas toujours été celle de la doctrine
juridique elle-même, et nous sommes passés plusieurs fois, par un effet de
balancier, de l’idée d’un droit naturel sacré à celle d’un droit naturel profane,
et aujourd’hui, les tenants du jusnaturalisme sont accusés d’être les hérauts
d’une sacralité cachée. Voyons rapidement ces diverses étapes d’histoire de la
pensée juridique et religieuse.
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Cyrille Dounot
L’indétermination
Tout d’abord, il y a une période d’indétermination, celle de l’Antiquité pré-chrétienne. Les Grecs, qui ont les premiers défini la justice et la finalité
du droit, comme les Romains, qui ont développé le concept de droit naturel,
n’avaient pas une approche sacrale.
Selon Platon, l’approche du droit est fondée sur son observation de
ce qui est naturel, phusin, ou contre-nature, para phusin. Qu’est-ce que la
nature ? « Ce qu’il y a de meilleur pour chaque chose est aussi ce qui lui est
le plus propre ». Par exemple, les femmes et les hommes sont faits pour aller
ensemble et propager la même nature, même phusin, mais l’homosexualité est
« contre nature », para phusin [Les lois, 636c].
Pour Aristote, le juste doit s’extraire de l’observation de la nature,
car il existe des lois constituées selon la nature, kata phusin. Il existe un juste
naturel, un droit naturel, dikaion phusikon. Il distingue la justice naturelle,
« ce qui présente partout la même puissance », et la justice conventionnelle,
« ce qu’il est au départ totalement indifférent d’instituer d’une façon ou d’une
autre, mais qui, une fois établi, prend son importance » [Éthique à Nicomaque,
V, 7, 1134b-1135a7]. La nature n’a ici aucun rapport avec la religion.
Du côté romain, Ulpien expose que les juristes sont les « prêtres de la
justice », mais cela n’entraîne pas une conséquence sacrale. C’est une image,
fort belle, qui rappelle que la finalité du droit est la justice, et que les plus
aptes à y répondre sont les juristes eux-mêmes. De même, quand les Institutes
expliquent au tout début du premier chapitre que la jurisprudence, à savoir la
doctrine juridique, est « l’étude des choses divines et humaines, et la science
du juste et de l’injuste » [Inst. I, 1, 1], il ne faut pas en tirer une conclusion de
nature théologique. Cette divinarum atque humanarum rerum notitia est une
formule désignant la connaissance de l’ensemble des choses présentes dans
l’univers, sans en référer à un système religieux particulier.
Le ius naturale est défini juste après comme « celui que la nature
enseigne à tous les êtres vivants, car ce droit n’est pas le propre du genre
humain, mais de tous les êtres animés qui vivent dans les airs, sur la terre,
dans les mers ; de-là descend l’union de l’homme et de la femme que nous
appelons mariage, la procréation des enfants et leur éducation ; nous voyons
en effet que les autres animaux aussi semblent reconnaître ce droit » [Inst. I,
2, pr.]. Les droits naturels [au pluriel] sont définis comme « observés presque
chez toutes les nations, établis par une sagesse divine, restant toujours fixes
et immuables » [Inst. I, 2, 11]. Mais là encore, cette sagesse n’est pas d’ordre
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Le droit naturel, un droit sacré ?
surnaturel. Un des exemples donnés par le droit romain est celui de l’adoption,
en prévoyant que l’adoptant soit plus âgé que l’adopté d’au moins 18 ans. Il
s’agit de suivre la nature, d’imiter la nature, en ce qu’un homme n’est censé
procréer qu’à partir de la plena pubertas, fixée à 18 ans [D. 1, 7, 40, 1].
Le droit naturel fait office de « droit brut élémentaire » selon Giorgio
Del Vecchio, qui ne constitue pas nécessairement un niveau supérieur invalidant une règle qui lui serait contraire. L’exemple le plus classique est celui
de l’esclavage, reconnu expressément contraire au droit naturel, mais justifié
au nom du droit des gens, puisque pratiqué dans tous les peuples. Ulpien écrit
que « de droit naturel, tous les hommes naissent libres » [D. 1, 1, 4], et de plus,
« en ce qui relève du droit naturel, tous les hommes sont égaux » [D. 50, 17,
32], notamment au regard de la possibilité de contracter des dettes. Florentin, un autre jurisconsulte, considère l’esclavage comme « contre nature », à
l’inverse de la liberté comme faculté naturelle de faire ce que l’on veut, sauf
ce qui empêché par le droit ou la force [D. 1, 5, 4].
Ce droit naturel ne sert pas automatiquement de critère de juridicité,
de règle niveau supérieur au nom de laquelle on pourrait juger ou déterminer
le droit positif. Pour reprendre cet exemple, il faudra l’apport du christianisme
pour faire considérer l’égale dignité des hommes, en tant que fils de Dieu et
descendants d’Adam, pour arriver à l’abolition de l’esclavage. D’ailleurs, si
l’esclavage a eu lieu dans toutes les sociétés, seule la société chrétienne a
décrété son abolition.
La confusion
La deuxième étape du droit naturel au regard du sacré est celle d’une
confusion entre l’ordre de la nature et l’ordre de la grâce. Cette étape remonte
à la pensée chrétienne appliquée à la doctrine naissante du droit. La révélation
chrétienne ne va pas substantiellement changer le rapport au droit, pour la
bonne raison que Jésus-Christ affirme solennellement qu’il ne vient pas sur
terre pour s’occuper des partages entre individus, il ne vient pas légiférer.
« Du milieu de la foule, quelqu’un demanda à Jésus : ‘Maître, dis à mon frère
de partager avec moi notre héritage’. Jésus lui répondit : ‘Homme, qui donc
m’a établi pour être votre juge ou l’arbitre de vos partages ?’ » [Lc 12, 13-14].
À l’inverse d’autres fondateurs de religion, le Christ ne vient pas imposer un
code civil ou un code pénal, mais seulement donner les clefs du Royaume des
cieux. Cependant, la pensée chrétienne va apporter des éléments neufs, qui
vont mettre du temps à se détacher de leur substrat proprement religieux.
31
Cyrille Dounot
C’est ainsi qu’une tendance sacrale voit le jour, qui tend paradoxalement à faire du droit naturel le droit de la Révélation. Cette tendance couvre
une multitude d’auteurs, à commencer par saint Ambroise ou saint Augustin.
Ils assimilent, pour l’essentiel, le droit naturel à la loi naturelle, et la loi naturelle à la révélation chrétienne. C’est une vision théologique du droit, qui tire
sa raison de la foi. Ce ne sont pas des juristes, ni pour la plupart des philosophes, mais des écrivains ecclésiastiques, qui ne pensent qu’à la cité de Dieu,
et non pas à la cité des hommes. Le texte fondateur le plus couramment cité
est tiré de saint Paul, qui établit un parallèle entre la loi des Juifs, gravée dans
le marbre, et la loi naturelle, gravée dans le cœur des hommes.
Au XIIe s., le moine bolonais Gratien est encore assez tributaire de
cette pensée théologique. Pourtant, c’est à lui que le droit de l’Église, le droit
canonique, doit son autonomie. C’est à lui que nous devons d’avoir deux
sciences religieuses distinctes : la théologie et le droit canonique. Il rédige son
Décret vers 1140-1150. C’est une œuvre majeure de la pensée juridique, qui
sera lue et commentée dans les facultés de droit jusqu’à la Révolution.
Son Decretum, intitulé Concordia canonum discordantium, met en
opposition des textes d’autorités et d’époques diverses, et tente de trouver
une conciliation. Il élabore des principes méthodologiques comme la primauté
d’un texte postérieur sur un texte antérieur, censé être abrogé, ou la supériorité
d’un texte de portée universelle sur un texte de portée locale pour les conciles
notamment. Il débute son Décret par un traité des sources du droit, dans lequel
il écrit : « le genre humain est gouverné de deux manières, par les mœurs et
par la nature ». Puis, juste après, il pose l’équivalence entre le droit naturel et
l’ensemble de la Bible, Ancien et Nouveau Testament [« jus naturale est quod
in lege et Evangelio continetur », D. 1, d.a.c. 1]. Ce passage est à comprendre
comme affirmant la naturalité du droit divin. D’ailleurs, la glose ordinaire
ajoute cette équivalence : naturali, idest divino.
Gratien revient plusieurs fois sur cette idée dans ce qu’on appelle les
dicta Gratiani, c’est-à-dire ses propres commentaires qui ouvrent ou ferment
une discussion entre autorités juridiques. Il affirme sans conteste la primauté
du droit naturel : « naturale ius inter omnia primatum obtinet tempore, &
dignitate » [D. 5, d.a.c. 1]. Cette affirmation est posée car pour lui le droit
naturel est identique à l’Écriture sainte, même s’il affirme plus loin que tout
dans la loi juive n’est pas issu du droit naturel. Dans un transfert de vocabulaire éloquent, il reprend un texte de saint Augustin disant que « de droit divin,
toutes choses sont communes » pour le traduire en une formule jusnaturaliste :
« de droit naturel, toutes choses sont communes ».
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Le droit naturel, un droit sacré ?
Comme ce droit naturel est confirmé par la Révélation, Gratien établit
qu’il est supérieur à tout droit positif, loi ou coutume. D’abord, parce que le
droit naturel est le plus ancien, il remonte aux origines de l’humanité : « coepit
ab exordio rationalis creaturae » [les glossateurs diront que le droit divin est
antérieur, mais que le droit naturel doit être compris comme l’équité naturelle,
qui a toujours existé]. Ensuite, car il est le plus stable, étant même immuable :
« nec variatur tempore, sedim mutabile permanet » [D. 5, d.a.c. 1] ; « manet
immobile » [D. 6, d.p.c. 3], et là encore la glose ordinaire précise que cette
immutabilité concerne les préceptes et les prohibitions seulement. Enfin, car
tout ce qui est contraire au droit naturel est nul et non avenu : « la dignité du
droit naturel prévaut simplement sur les coutumes et constitutions. Toute disposition, soit reçue par coutume, soit écrite, ne reçoit aucune force si elle vient
contredire le droit naturel » [D. 8, d.a.c.2].
Gratien précise encore que le droit coutumier, postérieur chronologiquement au droit naturel, n’est qu’une conséquence du péché : « le droit coutumier, né après la loi naturelle, vient de ce que les hommes ont, par convention,
commencé d’habiter ensemble […] et on lit [Gen. 10] que Caïn a commencé
d’édifier une cité » [D. 6, d.p.c. 3].
Sur d’autres points, Gratien confirme une lecture sacrale du droit, expliquant par exemple qu’ « une coutume doit céder devant une vérité révélée »
[D. 8, c. 6]. Il résume sa position de la sorte : « Comme il n’y a rien de prescrit
par le droit naturel qui n’ait été voulu par Dieu, il interdit de même ce que
Dieu prohibe » [D. 10, d.a.c. 1].
Cette tendance sacrale représentée par Gratien peut aller jusqu’à un
véritable positivisme, de facture théocratique, où n’est reconnu pour droit que
ce que le législateur ecclésiastique décide tel. Ce travers est dénoncé dans
le Songe du Vergier, un ouvrage politique anticlérical du XIVe s. : « Je vous
prie et requiers que vous déclariez que c’est que Droit vous appelez », dit
le Chevalier. Le clerc répond : « J’appelle et répute pour droit les décrets
et décrétales des saints Pères de Rome, qui lient et obligent tous les vrais
chrétiens comme sujets de notre sainte Mère l’Église ». Pour autant, cette
école est très minoritaire, et la papauté ne lui a jamais donné raison. Bien au
contraire, les papes, même les plus attachés aux prérogatives de l’Église, ont
tenu un discours conforme à la distinction scolastique entre droit et religion.
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Cyrille Dounot
La distinction
Les penseurs scolastiques, à commencer par saint Thomas, ont porté
à leur sommet la distinction entre les deux ordres, qui ne sont ni confondus ni
séparés, c’est-à-dire qu’une faute au regard du droit peut être aussi un péché
au regard de Dieu, mais sans qu’il y ait forcément réciprocité. Michel Villey
résume ainsi la position thomiste d’une parfaite distinction des ordres de la
nature et de la grâce : « Les actes sans cause finale, et dont il faut renoncer à
rendre raison en les reliant aux fins ultimes, sont pour nous des fautes, tandis
qu’il y a vertu à suivre cet ordre raisonnable dont spontanément la nature
présente à nos yeux des exemples. Ainsi le suicide est une faute, parce que
l’on observe chez l’homme, comme chez les bêtes et les plantes, une tendance
naturelle à se conserver1 ». Ce n’est pas la prohibition du suicide par la loi de
Dieu qui s’inscrit dans le droit, mais la tendance naturelle à la conservation
qui doit être transcrite dans le droit positif.
À la suite d’Ulpien, saint Thomas distingue entre un droit naturel
résultant directement de la nature, sans médiation, comme la conservation ou
la reproduction sexuelle, commune aux hommes et aux animaux, et un droit
naturel spécifiquement humain, qui nécessite une médiation, celle de la raison
et de la culture [et donc de la société]. Il ajoute que la coutume est à la société
ce que l’habitus est à la personne, comme une seconde nature [quasi alteranatura]. La coutume peut être entendue comme une coutume sociale, c’est-àdire l’ensemble des déterminations sociales et culturelles d’une époque, qui
vont influencer la dérivation des lois humaines à partir de la loi naturelle.
Aussi écrit-il qu’il y a deux sens au mot mœurs [mos, mores] : « le mot signifie tantôt une inclination naturelle ou quasi naturelle vers quelque action ;
[…] [l’autre] veut dire coutume, car la coutume devient en quelque sorte une
nature, et produit un penchant qui ressemble à une inclination naturelle » [Ia
IIae, q. 58, a. 1].
À ce titre, l’individu ou même la société peut se détourner de sa finalité naturelle, peut s’éloigner de sa nature au profit d’un détournement de finalité, tellement répété qu’il engendre comme une illusion sur la nature à suivre
[la normalité étant ce qui advient le plus souvent]. C’est ce qu’il écrit au sujet
des plaisirs qui ne sont pas naturels, par corruption de l’âme, « comme pour
ceux qui, par coutume, trouvent du plaisir à manger des hommes, à avoir des
rapports sexuels avec des bêtes ou des mâles, et autres choses semblables, qui
1. M. Villey, « Abrégé du droit naturel classique », Leçons d’histoire de la philosophie du
droit, nlle éd., Dalloz, Paris, 1962, p. 134.
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Le droit naturel, un droit sacré ?
ne sont pas selon la nature humaine » [IaIIae, q. 31, a. 7, concl.]. Là encore, ce
ne sont pas les interdits bibliques qui fondent la règle de droit, mais bien la
nature des choses.
Quand il traite de la loi naturelle, saint Thomas se fait encore plus
précis, en exposant qu’elle est ouverte à une pluralité de réalisations historiques concrètes [Ia IIae, q. 94, a. 2, concl.]. Ce n’est pas un code tout fait de
prescriptions, mais l’indication de grandes lignes normatives d’une humanisation complète. La théorie thomiste de la loi naturelle identifie dans la nature
humaine des constantes qui ont une signification morale. Mais il est impossible d’établir un code moral déterminé et universellement contraignant sur la
base de ces constantes.
Nous pouvons prendre deux exemples. Premier exemple, celui de la
propriété et du vol. Les théologiens expliquaient que le vol commis par un
pauvre était moins grave que le vol commis par un riche, car il était dans le
besoin. Les juristes vont aller plus loin, comme Huguccio, expliquant dans
sa Summa Decretorum vers 1190 que « de droit naturel, toutes choses sont
communes, c’est-à-dire communicables aux indigents en temps de nécessité »
[iure naturali omnia sunt communia, id est tempore necessitatis indigentibus
communicanda]. L’idée est que la nature créée par Dieu vaut pour tout le
monde, et que la propriété privée n’est qu’une conséquence du droit naturel,
un droit naturel second. Saint Thomas reprend et affine la question dans une
question de la Somme sur le vol et la rapine2.
Le deuxième exemple est tiré de la réserve héréditaire. Les canonistes
refusent qu’un homme puisse refuser à ses enfants le moindre héritage,
même au profit d’une cause charitable [ad pias causas]. Étienne de Tournai
[† 1203] estime que le testateur n’est pas dans l’obligation de distribuer ses
biens selon des quotes-parts égales entre l’Église et ses descendants, mais
doit préserver la légitime de ses descendants, qui est due en vertu du droit
naturel : « Non autem cogitur eos instituere in partes aequales, dum modo
nullum instituet in minorem partem quam legitimam, id est in eam quae ei
deberetur jure naturae » [Summa ad C. 13, q. 2]. Les canonistes médiévaux
relient les droits des héritiers légitimaires au droit naturel ainsi qu’au devoir
2. « La communauté des biens est dite de droit naturel, non parce que le droit naturel prescrit
que tout soit possédé en commun et rien en propre, mais parce que la division des possessions
est étrangère au droit naturel ; elle dépend plutôt des conventions humaines et relèvera par
là du droit positif, comme on l’a établi plus haut. Ainsi la propriété n’est pas contraire au
droit naturel, mais elle s’y surajoute par une précision due à la raison humaine », Somme de
théologie, IIaIIae, q. 66, a. 2, ad. 1um.
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Cyrille Dounot
de charité qui incombe à tout chrétien, il y a deux ordres d’obligation. Dès le
XIIIe s., les juristes opèrent une distinction entre le principe et ses modalités :
la détermination de la portion légitime relève du droit civil, si bien qu’elle
peut varier d’une législation à l’autre, mais dans son principe, la légitime est
immuable de jure naturali. Le droit naturel doit être précisé par le droit positif,
les deux vont de pair.
La séparation
Le passage du droit naturel classique au droit naturel moderne s’opère
par le biais de théologiens qui vont donner naissance à une nouvelle école
de pensée qui se sécularise rapidement, et sépare totalement le droit de la
religion. La coupure qui s’opère entre le droit naturel classique et le droit
naturel moderne est également redevable de « la science naturelle moderne,
la science naturelle non téléologique3». En refondant le concept même de
nature, la pensée moderne a modifié profondément l’idée du droit naturel, en
le séparant totalement de tout ordre autre que rationnellement pensé. Il y a
l’abandon d’une instance de validité extérieure à la raison humaine, et le refus
du finalisme aristotélico-thomiste.
Ce qu’on appelle l’École du droit naturel moderne puise néanmoins
ses racines dans la pensée médiévale, notamment dans le nominalisme de
Duns Scot, qui identifie le droit et la loi. Le droit [ce qui est juste] n’est plus
une égalité ou une proportion de choses, comme chez saint Thomas4, mais
la conformité à la loi. Le légalisme remplace la justice. Et, de fait, dans les
œuvres de Scot, on trouve une doctrine de la loi, mais pas de doctrine du droit.
Le droit naturel est alors réduit à la loi naturelle, qui elle-même n’est plus
l’effet de la sagesse divine, inscrite dans la nature des choses, mais d’une loi
posée par la volonté divine. C’est pourquoi le droit naturel se distingue à peine
du droit positif divin, et l’on semble retourner à la confusion sacrale. Cependant, chez Occam et dans toute l’école scotiste, le volontarisme va aboutir à
une séparation totale entre l’ordre humain et l’ordre divin.
De plus, l’École du droit naturel moderne est aussi redevable à la
seconde scolastique, qui a fait de la loi un instrument de la volonté, par imitation de la loi divine pensée comme fruit de la volonté divine et non plus issue
de la sagesse divine.
3.
4.
36
L. Strauss, Droit naturel et histoire, Champs Flammarion, Paris, 1986 ; p. 153.
Somme Théologique, II, II, 57, a1 ; 58, a10.
Le droit naturel, un droit sacré ?
Les penseurs protestants vont dès lors centrer le droit naturel sur une
loi naturelle dégagée par la raison humaine, indépendamment de toute considération théologique. C’est ainsi que Grotius, un des principaux auteurs de
ce courant, écrit que le droit naturel « consiste dans certains principes de la
droite raison qui nous font connaître qu’un acte est moralement honnête ou
déshonnête selon la convenance ou la disconvenance nécessaire qu’il a avec
une nature raisonnable et sociable » [De jure, I, 1, 10]. Le droit est désormais concentré dans la raison humaine. La raison se tourne vers elle-même
et tâche de puiser dans ses propres facultés pour discerner ce qui est du droit.
Elle devient ratiocinante. La référence à la nature des choses n’est plus qu’un
moyen rhétorique de prouver ce qui est du droit naturel a priori. Cela s’entend
des « idées certaines », des « principes clairs et évidents par eux-mêmes », des
sortes d’axiomes situés au commencement de toute démonstration. La pensée
repliée sur elle-même ne peut acquérir la certitude du vrai que dans la fidélité à
son propre déploiement. La loi naturelle devient une logique, un ensemble de
règles pour la direction de l’esprit. Il s’agit désormais de démontrer par voie
de conclusion mathématique, seule garantie de la véracité des conclusions. Le
jusnaturalisme cède au rationalisme, et en conséquence, à un nouveau droit
naturel fixiste : « Au reste, le droit naturel est immuable, jusques-là que Dieu
même n’y peut rien changer ».
Grotius affirme lui-même qu’il a changé de méthode, en n’observant
plus la nature des choses : « Je puis protester de bonne foi que, comme les
mathématiciens en examinant les figures, font abstraction des corps qu’elles
modifient, j’ai aussi, en expliquant le droit, détourné mes pensées de la considération de tout fait particulier » [Discours préliminaire, § 60]. Dans un passage célèbre, il écrit : « tout ce que nous venons de dire aurait lieu en quelque
manière quand même on accorderait, ce qui ne se peut sans crime horrible,
qu’il n’y ait point de Dieu, ou, s’il y en a un, qu’il ne s’intéresse point aux
choses humaines » [Discours, § 9]. L’hypothèse n’est pas nouvelle, mais les
théologiens affirmaient que si la raison divine n’existait pas, la raison humaine
ne pourrait pas nous indiquer ce qui est bien et mal, car elle participe de la raison divine. Or pour Grotius, la doctrine de la participation est rejetée. Dieu est
soit évacué totalement, soit limité à inscrire dans la raison humaine les principes qui sont sources du droit naturel. La raison est la cause ultime du droit,
et quant à l’origine de ces principes inscrits dans notre raison, on peut croire
ou non qu’ils proviennent de Dieu comme cause première, cela est indifférent.
Désormais, le droit naturel possède une structure individualiste, il sort
tout entier de la définition de la nature de chaque homme individuellement
considéré. Ce n’est plus un droit tiré de l’ordre universel [du cosmos], mais
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Cyrille Dounot
tiré de la nature de l’homme seul. Il écrit que le droit naturel « émane des principes internes de l’homme » [Discours, § 12]. Il attaque la définition aristotélicienne de la justice : ce n’est plus un milieu entre les choses, une harmonie
entre des objets, mais la vertu intérieure de l’homme.
Grotius est aussi volontariste : il écrit que l’ensemble du droit positif
est « volontaire » [I, 1, 14], en ce sens qu’il procède du consentement. La loi
humaine n’est plus le prolongement de la loi naturelle, elle existe à côté. Elle
dérive d’une source autonome, la volonté, le consentement. Ces conceptions
trouveront leur application pleine seulement chez les continuateurs de Grotius, mais les prémisses sont là d’un système complètement individualiste.
Les continuateurs de Grotius vont mettre en pratique cette nouvelle
conception du droit naturel. Samuel von Pufendorf construit un système de
droit purement séculier, sans aucune référence religieuse, indépendant de
tout droit divin. La raison naturelle est la donnée première, et c’est en partant
d’elle qu’il construit son système, par déductions rationnelles. À l’inverse de
l’induction aristotélicienne qui découvre empiriquement les lois naturelles par
l’observation de la nature, Pufendorf suit une voie déductive, mathématique,
par démonstrations tirées de principes fondamentaux. Il détaille alors en une
sorte de catalogue toutes les règles, tant de droit privé que de droit public ou
de droit des gens qui relèvent du droit naturel. Pour Pufendorf, il s’agit de
décrire « une loi perpétuelle à cause qu’elle n’est pas sujette aux changements
comme les lois positives » [Le droit de la nature et des gens V, 3, 1].
Pour lui, le droit est loi, commandement, règle, bien plus que justice.
Il fait appel à la vertu d’obéissance, qui courbe l’homme devant la décision.
La loi, qui existe de par la volonté du souverain, est créatrice de la justice. La
justice ne préexiste donc pas, et n’existe pas indépendamment de la règle positive. C’est pourquoi il donne au contrat, à la convention humaine une place
éminente, tant pour le droit privé que pour le droit public, soit en reprenant la
plupart des solutions juridiques romaines en droit des contrats, soit en avalisant la théorie du contrat social pour origine de la société politique.
Bien que dans des proportions différentes, on retrouve ces vues chez
d’autres théoriciens du droit naturel moderne, Christian Thomasius [16551728], Christian Wolff [1679-1754], Jean Barbeyrac [1674-1744], Emmerich
de Vattel [1714-1767] ou encore Jean-Jacques Burlamaqui [1694-1748].
L’avènement du légicentrisme révolutionnaire met un terme relatif
aux doctrines jusnaturalistes. La doctrine juridique s’est déclarée massivement positiviste jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, malgré un ancrage par-
38
Le droit naturel, un droit sacré ?
fois jusnaturaliste. Ainsi chez Portalis, l’un des rédacteurs du Code civil, qui
assimile le droit naturel à la morale et à la raison : « la raison, en tant qu’elle
gouverne indéfiniment tous les hommes, s’appelle droit naturel ». Portalis utilise d’ailleurs le droit naturel comme un moyen d’écarter toute référence aux
règles religieuses, notamment en matière de mariage. C’est pourquoi il s’écrie
que le mariage « n’est ni un acte civil, ni un acte religieux, mais un acte naturel
qui a fixé l’attention des législateurs, et que la religion a sanctifié » [Discours
préliminaire du premier projet de Code civil].
L’assignation
La dernière étape de notre interrogation sur le droit naturel comme
droit sacré est contemporaine, consécutive à la Révolution. Elle est celle d’une
assignation, soit d’une auto assignation par les auteurs du XIXe s., soit d’une
désignation par la doctrine juridique opposée, enchaînant toute préoccupation
morale à une conception théologique, révélatrice de la perte du sens moral de
l’Occident au XXe s.
Durant tout le XIXe s., des penseurs jusnaturalistes catholiques ont
développé leurs thèses avec une approche sacrale, faisant du droit naturel le
dernier rempart de la Chrétienté finissante. Ces auteurs, parmi lesquels il faut
ranger Gian Domenico Romagnosi [1761-1835], Pasquale Maria Liberatore
[1763-1842], Luigi Taparelli d’Azeglio [1793-1862], Antonio Rosmini [17971855], Guglielmo Audisio [1802-1882], Matteo Liberatore [1810-1892] ou le
futur cardinal Tommaso Maria Zigliara [1833-1893], considèrent en général
que la morale naturelle épouse les contours de la foi catholique, et que le
droit naturel soit comme un succédané du droit christianisé. La plupart de
ces auteurs sont prêtres, et ont une approche confessionnelle et volontariste
du droit naturel, quoique dans des proportions variables. Quelques auteurs,
essentiellement germaniques ou français, vont leur répondre en optant pour
une approche rationaliste du droit naturel, en quelque sorte laïcisée. Toutefois,
les uns et les autres sont largement minoritaires, et leur pensée peu diffusée
dans un contexte largement positiviste.
Ce sont les atrocités de la guerre qui amènent nombre de juristes à
revoir leur posture positiviste au milieu du XXe s. Dès 1947, Helmut Coing
[1912-2000], publie Les principes supérieurs du droit, sous-titré Essai de
création d’un nouveau droit naturel, qui cherche à mettre en avant des valeurs objectives et transcendantes ayant leur source dans la nature humaine,
au premier rang de ces valeurs la dignité de la personne humaine, en réaction
à l’expérience nationale-socialiste. Gustav Radbruch [1878-1949], Eduard
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Cyrille Dounot
Spranger [1882-1963] ou Erich Fechner [1903-1991] vont à leur tour développer des idées semblables, pour retrouver un droit naturel objectif, supérieur
et rationnel.
Ensuite, ce sont des penseurs anglo-saxons qui vont s’attacher à
raviver la flamme du droit naturel, contre les théoriciens positivistes ou
normativistes. Léo Strauss [1899-1973], Lon Luvois Fuller [1902-1978] et
John Finnis né en 1940 étant les noms les plus célèbres de cette tentative
d’ancrer le droit dans un système qui le dépasse et le légitime. En France, les
noms de Michel Villey [1914-1988] et Alain Sériaux né en 1954 tiennent le
devant de la scène, notamment par l’impressionnante production du premier,
qui a rétabli la distinction entre un droit naturel classique, fondé sur la nature
des choses, et un droit naturel moderne, fondé sur la volonté de l’homme. Il se
trouve que Villey et Sériaux sont catholiques, et ne cachent pas leur foi. Aussi,
une des critiques qui a vu le jour contre la reviviscence du droit naturel est de
le considérer comme le cache-sexe d’une religion. Dès lors, le droit naturel
devient pour ses détracteurs un droit sacré, un droit religieux.
C’est ainsi que la controverse sur l’ouverture de l’adoption et du
mariage aux personnes de même sexe a été l’objet de vives attaques d’une
partie de la doctrine, sous un prétexte religieux. Soulignant l’existence
d’un principe fondamental reconnu par les lois de la République consacrant
la définition du mariage comme union de l’homme et de la femme, la
constitutionnaliste Anne-Marie Le Pourhiet s’est vue accusée de se parer de
la « caution d’un savoir scientifique dans un débat d’ordre pratico-moral »,
et surtout de « mieux offrir à ses convictions éthiques le sceau de la vérité5 ».
De même, face à la pétition adressée au Sénat par 170 universitaires contre le
projet de loi qui « implique un bouleversement profond du Droit, du mariage
et, surtout, de la parenté6 », d’autres universitaires de tendance positiviste se
sont élevés contre cette protestation jusnaturaliste. Ils affirment que « le droit
demeure l’expression d’une volonté politique et non la reproduction d’une
incertaine réalité qui serait supérieure ou antérieure à celle, sublunaire, qui
est la nôtre », et rejettent les « affirmations morales qui essentialisent des
catégories juridiques7 ». En bref, ils réduisent la posture du jusnaturaliste à
celle d’un « moraliste » d’inspiration religieuse.
5. Sur ce débat doctrinal, v. D. Mongoin, Philosophie du droit, Dalloz, Paris, 2022, n°126,
p. 123-125.
6. Lettre ouverte adressée aux Sénatrices et Sénateurs de la République française, 15 mars
2013.
7. Éric Millard, Pierre Brunet, Stéphanie Hennette-Vauchez, Véronique Champeil-Desplats,
« Mariage pour tous : juristes, taisons-nous ! ».
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Le droit naturel, un droit sacré ?
Un autre universitaire, par ailleurs militant progressiste de longue
date, va plus loin dans l’identification. Il analyse les oppositions juridiques
aux évolutions sociétales comme portant les « habits neufs de l’ordre naturel », qui renvoie aux « tréfonds de l’imaginaire religieux8 ». Selon lui,
l’opposition à la dénaturation du mariage constitue « la défense d’une
conception du mariage plus proche du droit canonique que du droit civil en
associant l’union matrimoniale à sa supposée finalité reproductive », ce qui est
pourtant la stricte logique jusnaturaliste, d’assigner une institution juridique
à sa cause finale. Cette défense resterait arc-boutée sur « le caractère évident
et naturel des liens de filiation ». Ce maître de conférences estime que « les
professeurs de droit privé se sont majoritairement mobilisés contre le mariage
entre personnes de même sexe sur la base d’arguments moraux et non pas à
partir d’une réflexion juridique ». Ce sont d’ailleurs des représentants « de la
droite et d’une bourgeoisie catholique », et, dans ce débat, « le juriste cède la
place au moraliste ».
Cet exemple du mariage est des plus intéressants sur l’idée même que
se font aujourd’hui nombre de juristes du droit naturel, qui ne serait que le
cache-sexe d’une vision théologique, sans chercher à comprendre que, dans
une vision classique fondée sur la finalité, ou dans une vision moderne fondée
sur la raison, le mariage entendu comme union pérenne de l’homme et de la
femme est une institution naturelle in genere, dont les contours et le régime
propre sont laissés à l’appréciation du législateur. Mais la finalité elle-même,
servir de cadre protecteur à la perpétuation de l’espèce, ne saurait être atteinte
sans ruiner du même coup l’institution qui porte ce nom. Point n’est besoin
d’être croyant pour considérer que la nature soit ici prescriptrice.
8. Daniel Borrillo, « Mariage pour tous et filiation pour certains : les résistances à l’égalité des
droits pour les couples de même sexe », Droit et cultures, 69 | 2015, p. 179-220.
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