Document généré le 20 mai 2020 11:44
Laval théologique et philosophique
La revendication écocentriste d’un droit de la nature
Luc Bégin
Volume 48, numéro 3, octobre 1992
URI : https://id.erudit.org/iderudit/400720ar
DOI : https://doi.org/10.7202/400720ar
Aller au sommaire du numéro
Éditeur(s)
Faculté de philosophie, Université Laval
ISSN
0023-9054 (imprimé)
1703-8804 (numérique)
Découvrir la revue
Citer cet article
Bégin, L. (1992). La revendication écocentriste d’un droit de la nature. Laval
théologique et philosophique, 48 (3), 397–413. https://doi.org/10.7202/400720ar
Tous droits réservés © Laval théologique et philosophique, Université Laval,
1992
Ce document est protégé par la loi sur le droit d’auteur. L’utilisation des
services d’Érudit (y compris la reproduction) est assujettie à sa politique
d’utilisation que vous pouvez consulter en ligne.
https://apropos.erudit.org/fr/usagers/politique-dutilisation/
Cet article est diffusé et préservé par Érudit.
Érudit est un consortium interuniversitaire sans but lucratif composé de
l’Université de Montréal, l’Université Laval et l’Université du Québec à
Montréal. Il a pour mission la promotion et la valorisation de la recherche.
https://www.erudit.org/fr/
Laval théologique et philosophique, 48, 3 (octobre 1992)
LA REVENDICATION ÉCOCENTRISTE
D'UN DROIT DE LA NATURE
Luc BÉGIN
RÉSUME: L'idée d'une reconnaissance juridique de la nature (droit de la nature plutôt que droit
à un environnement sain) fait progressivement son chemin dans certains milieux juridiques et
philosophiques. L'auteur examine ici la revendication écocentriste d'un tel droit de la nature.
Plus précisément, il critique l'affirmation selon laquelle une telle revendication
s'inscrirait
dans la continuité de l'histoire de nos institutions juridiques et de l'idéal démocratique qui est
au fondement de ces institutions.
O
n en conviendra aisément, le souci de protéger l'environnement n'est plus, aujourd'hui, l'apanage de quelques groupes de militants écologistes plus ou moins
marginaux. Ce souci est maintenant bien ancré dans la conscience populaire, à un
point tel que les pouvoirs publics ne peuvent plus se permettre d'ignorer cette nouvelle
donnée de nos démocraties modernes. Rien d'étonnant donc, de constater la récente
prolifération des législations en matière d'environnement.
Dans la foulée de cette croissance quantitative et qualitative de la protection
juridique de l'environnement, une idée que certains jugent «révolutionnaire1» fait
progressivement son chemin dans certains milieux juridiques et philosophiques : faire
de la nature un sujet de droit. Ainsi, en France, M.A. Hermitte procédait il y a peu
de temps à une «réflexion de technique législative2» où elle suggérait de faire de la
nature — plus précisément de zones biologiques — un sujet de droit. Il ne s'agit pas
en fait d'une idée tout à fait nouvelle. Dès 1972, le Southern California Law Review
1. C'est le cas de la Commission de réforme du droit du Canada qui soutient que «[...] l'idée de voir le droit
pénal, ou même le droit en général, sanctionner purement et simplement cette [...] catégorie de droits,
paraît carrément révolutionnaire». Commission de réforme du droit du Canada, Les crimes contre l'environnement, Document de travail #44, Ottawa, 1985, p. 12.
2. Marie-Angèle HERMITTE, «Le concept de diversité biologique et la création d'un statut de la nature»,
L'homme, la nature et le droit, B. Edelman et M.A. Hermitte, éd., Paris, Christian Bourgois Éditeur, 1988,
p. 241.
397
LUC BEGIN
publiait un article de C D . Stone3 dans lequel ce dernier avançait cette idée — qui
était alors particulièrement avant-gardiste — d'une attribution de droits légaux à des
objets naturels (forêts, océans et autres objets naturels que Stone laisse relativement
indéterminés).
Une telle proposition est susceptible d'être rapidement repoussée du revers de la
main par ceux et celles qui sont d'emblée persuadés que seuls les êtres humains peuvent
être sujets de droits. Cette idée d'une reconnaissance juridique de la nature mérite
toutefois un examen attentif, ne serait-ce que pour la réflexion critique qu'elle suscite
autour de la catégorie de sujet de droit. Par ailleurs, un tel examen requiert au préalable
que l'on distingue deux versions de cette idée de faire de la nature un sujet de droit.
On peut en effet promouvoir ce droit avec la volonté clairement exprimée de chercher
par là à mieux protéger les humains. Il s'agirait alors d'un moyen permettant de
s'assurer que les gens vivent dans un environnement sain. Selon cette version faible,
tout droit accordé à la nature serait limité par les droits de l'homme considérés
prioritaires. Mais il est également possible de promouvoir le droit de la nature dans
l'intérêt exclusif de l'environnement. Cette version forte est celle retenue par l'écocentrisme, ce courant d'éthique environnementale qui reconnaît à la nature une valeur
intrinsèque. Dans cette version forte, la signification du droit de la nature est radicailisée :
la nature aurait des droits équivalents, sinon supérieurs, à ceux des humains.
Je porterai ici mon attention à la version forte de la proposition qui nous préoccupe,
laissant de côté pour l'instant la question de déterminer si la proposition est acceptable
dans sa version faible. Plus précisément, j'examinerai un aspect de la revendication
écocentriste du droit de la nature dont les implications sont particulièrement importantes
aux plans juridique et politique. Il s'agit de l'affirmation, implicite chez C D . Stone
et explicite chez Roderick F Nash, à l'effet que la revendication écocentriste du droit
de la nature s'inscrirait dans la continuité de l'histoire de nos institutions juridiques
(Stone) et de l'idéal démocratique (Nash) qui est au fondement de ces institutions.
Il s'agit là d'une affirmation d'une importance capitale pour la question du statut
d'un possible futur droit de la nature. Si l'on admet l'existence de cette continuité,
la revendication écocentriste acquiert d'emblée une légitimité juridique et politique
qui — en raison de son radicalisme apparent — lui fait traditionnellement défaut. Sans
aller jusqu'à maintenir que cette nouvelle légitimité suffirait pour que le débat sur
l'orientation d'un droit de la nature soit tranché en faveur de l'écocentrisme, on doit
néanmoins convenir que le fardeau incombant aux détracteurs de la revendication
écocentriste en serait considérablement alourdi. Avant d'examiner plus en détail cette
affirmation de continuité afin d'en évaluer la validité, certains préalables doivent être
considérés de façon à mieux comprendre le contexte théorique dans lequel cette
revendication écocentriste s'inscrit.
3. Christopher D. STONE, «Should Trees Have Legal Standing? Toward Legal Rights for Natural Objects»,
Southern California Law Review, 45 (1972), pp. 450-501.
398
zyxwvutsrqpon
LA REVENDICATION ÉCOCENTRISTE D'UN DROIT DE LA NATURE
I. L'EXTENSION DE LA COMMUNAUTÉ MORALE
La réflexion éthique occidentale s'est essentiellement limitée à la régulation de la
conduite entre les individus (éthique individuelle) et entre la communauté humaine
— la société et ses institutions — et les individus (éthique sociale). Comme le souligne
Hans Jonas dans son essai de caractérisation de ce que fut l'éthique jusqu'à présent,
«la signification éthique faisait partie du commerce direct de l'homme avec l'homme,
y compris le commerce avec soi-même; toute l'éthique traditionnelle est zyxwvutsrqpo
anthropocentrique4». Ce trait est en fait particulièrement caractéristique des éthiques
de la modernité. Ces dernières ont en effet accentué l'anthropocentrisme de l'éthique
des Anciens en se détachant de la référence cosmologique dans laquelle la valeur des
individus prenait son sens et en faisant plutôt de l'être humain la seule source de la
valeur. Pour le penseur moderne, l'éthique est foncièrement anthropocentrique: elle
est faite par les êtres humains et pour le bénéfice des êtres humains.
Mais n'y a-t-il que les êtres humains qui soient dignes de considération morale?
S'agit-il de la seule classe d'entités envers laquelle nous ayons des obligations morales?
Est-il moralement défendable de faire ainsi coïncider la communauté morale (c'est-àdire les entités dignes de considération morale) et la communauté des êtres humains?
Si on répond négativement à ces questions, quelles sont alors les entités — ou les
classes d'entités — qui sont dignes de considération morale? Ces questions, à prime
abord étranges pour le philosophe imprégné de la philosophie des Lumières, alimentent
depuis maintenant plus de deux décennies les réflexions d'un nombre grandissant de
philosophes. Le thème de la délimitation de la communauté morale constitue en effet
un des thèmes majeurs de l'éthique environnementale. On comprendra aisément que
le débat sur ce thème soit à F arrière-plan du problème qui nous préoccupe: dès lors
qu'est remise en cause la restriction de la communauté morale à la seule classe des
êtres humains et qu'une extension de cette communauté est proposée, on voit rapidement
apparaître en parallèle une revendication d'extension équivalente de la communauté
juridique. Le sort du sujet de droit apparaît, à bien des égards, lié à celui du sujet
moral.
Il n'est pas nécessaire, ni d'ailleurs possible, pour notre propos actuel de considérer
le débat sur la communauté morale dans ses moindres détails. Notons-en simplement
quelques aspects déterminants pour la compréhension de la revendication écocentriste
d'un droit de la nature. Tout d'abord, le propos général de ce débat. Lorsqu'on établit
que seuls les êtres humains font partie de la communauté morale, on doit être en
mesure de préciser les critères justifiant cette affirmation. On pourra par exemple
avancer les critères suivants: la rationalité, l'autonomie, la conscience. Seules les
entités possédant ces propriétés seraient alors dignes de considération morale et bénéficiaires de droits moraux. Toutefois, nous sommes dans l'obligation de reconnaître
que plusieurs catégories d'êtres humains ne rencontrent pas l'ensemble de ces critères,
même si par ailleurs nous les traitons comme des bénéficiaires de droits moraux. Ce
sera le cas par exemple des personnes souffrant de déficiences mentales profondes,
des patients neuro-végétatifs, et même des nouveaux-nés. Évidemment, on peut tenter
4. Hans JONAS, Le principe responsabilité, Paris, Éditions du Cerf, 1990, p. 22.
399
LUC BEGIN
de contourner la difficulté en retenant une alternative telle que celle-ci: est admise
dans la communauté morale toute entité ayant la potentialité de posséder ces propriétés zyxwvutsrqpon
ou les ayant déjà possédées. On pourrait de la sorte inclure un bon nombre de «cas
marginaux5». Mais qu'adviendrait-il, malgré tout, de tous ceux qui naissent avec un
handicap mental sévère et qui de ce fait n'ont jamais possédé — et ne posséderont
jamais — ces propriétés nécessaires à l'inclusion dans la communauté morale?
Serait-ce alors que ces critères sont trop restrictifs ? Qu' ils ne renvoient en définitive
que l'image de l'homme abstrait à partir de laquelle le philosophe est habitué d'œuvrer?
Cela est possible. Ce qui est certain, du moins, c'est que la prise en considération des
difficultés qu'il y a à inclure en toute cohérence les «cas marginaux» dans la communauté morale ouvre la porte à l'extension de cette communauté. Cette extension est
d'abord proposée à l'égard des animaux. Certains soutiendront ainsi que, s'il est
moralement reprehensible d'infliger des souffrances à ces «cas marginaux», il en va
de même en ce qui concerne les animaux. C'est du moins ce qu'affirment Peter Singer
et Tom Regan, les deux chefs de file anglo-saxons de ce qu'il est convenu d'appeler
le «mouvement de libération des animaux». Selon Singer, renvoyant en cela à une
affirmation de J. Bentham6, c'est la capacité de souffrir qui devrait être considérée
comme la caractéristique donnant à une entité le droit que soient considérés ses intérêts.
On devrait ainsi accorder une égale considération aux intérêts de toutes les entités
«sentantes», c'est-à-dire celles ayant un système nerveux suffisamment sophistiqué
pour ressentir la douleur7. Les animaux rejoindraient donc les êtres humains dans la
communauté morale. Quant à Regan, il rejette l'utilitarisme de Singer. Il propose
plutôt de reconnaître que certains animaux ont une valeur intrinsèque, équivalente à
celle des humains. Il en serait ainsi du simple fait qu'il s'agit de créatures pour qui
leur vie possède une valeur. Dans les termes utilisés par Regan, ce sont des sujets
d'une vie ayant une valeur pour l'individu dont c'est la vie8.
Singer et Regan recourent donc à des critères différents — dont il n'est pas
nécessaire ici d'évaluer la pertinence — avec le même objectif d'inclure les animaux
dans la communauté morale (en fait, seuls sont visés les plus évolués d'entre eux).
5. Encore faudrait-il s'entendre sur ce qu'implique ce concept de potentialité. Par exemple, l'embryon humain
devra-t-il sur cette base être considéré comme ayant les mêmes prérogatives qu'un adulte sain d'esprit?
6. Singer rapporte fréquemment dans ses écrits les propos suivants du philosophe utilitariste: «The day may
corne when the rest of the animal creation may acquire those rights which never could have been witholden
from them but by the hand of tyranny. The French have already discovered that the blackness of the skin
is no reason why a human being should be abandoned without redress to the caprice of a tormentor. It
may one day come to be recognized that the number of legs, the villosity of the skin, or the termination
of the os sacrum are reasons equally insufficient for abandoning a sensitive being to the same fate. What
else is it that should trace the insuperable line? Is it the faculty of reason, or perhaps the faculty of discourse'.'
But a full-grown horse or dog is beyond comparison a more rational, as well as a more conversable animal,
than an infant of a day or a week or even a month, old. But suppose they were otherwise, what would it
avail? The question is not. Can they reason'! nor Can they talk'! but. Can they suffer'!», J. BKNTHAM, An
Introduction to the Principles of Morals and Legislation, chapitre 17; cité dans Peter SINGKR. Animal
Liberation, New York, Avon Books, 1975, pp. 7-8.
7. Cette égale prise en considération des intérêts n'équivaut toutefois pas à une égalité des droits. Sur la base
d'un calcul utilitariste où on doit veiller à minimiser la quantité de souffrance il sera justifiable, par exemple,
de sacrifier un animal si cela peut éviter une plus grande souffrance pour un être humain.
8. Cf. Tom REGAN, All That Dwell Therein: Animal Rights and Environmental Ethics, Berkeley, University
of California Press, 1982, p. 135.
400
LA REVENDICATION ÉCOCENTRISTE D'UN DROIT DE LA NATURE
Ce qu'on doit surtout retenir pour notre propos, c'est le fait que tous deux rompent
avec l'anthropocentrisme des anciens mouvements de défense des animaux et qu'ils
insistent pour comparer la cause de la libération des animaux à celle des groupes
d'humains ayant été, ou étant encore, opprimés (les Noirs, les femmes, les homosexuels,
etc.). Ces deux éléments sont significatifs de la transformation de notre représentation
des animaux que tente d'opérer le mouvement de libération des animaux.
Les mouvements traditionnels d'opposition à la cruauté envers les animaux se
faisaient entendre en recourant principalement à l'argument, que l'on retrouve chez
Locke9, selon lequel les animaux doivent être protégés des comportements cruels car
ces comportements risquent d'avoir un effet cumulatif néfaste sur l'attitude de leur
auteur à l'égard de ses semblables. Dans ce cadre anthropocentrique, la protection
des animaux était certes valorisée, mais pour le bénéfice des humains et non pas
directement pour celui des animaux. Ce cadre est remis en cause par les revendications
de Singer et de Regan. En établissant comme condition d'appartenance à la communauté morale une propriété communément partagée par les humains et les animaux,
ces auteurs font en sorte que s'estompe — au moins en bonne partie — la hiérarchie
considérée jusque-là «naturelle» entre l'homme et la bête. Il n'y a plus de rupture
ontologique sur laquelle asseoir une différence radicale de traitement. Bien que cela
n'équivaut pas à admettre une égalisation rigoureuse du traitement de chacune des
espèces, la similitude qui rend possible l'appartenance à une même communauté
morale joue la fonction de rempart contre les comportements abusifs. Mais cette
similitude opère également comme facteur de revendication politique. C'est ainsi que
par analogie avec le racisme et le sexisme, on parlera d'«espècisme» afin de qualifier
toute attitude discriminatoire à l'égard des animaux, considérés partenaires de plein
droit de notre communauté morale.
On peut voir ainsi que l'extension de la communauté morale, par le recours à une
propriété commune comme critère ultime de valorisation des entités, permet de transporter la cause des animaux dans le même registre que les mouvements de libération
de groupes d'êtres humains. De même que les Noirs n'existent pas pour servir les fins
des blancs, de même que les femmes n'existent pas pour servir les fins des hommes,
les animaux ne sont pas les instruments des êtres humains: ils ont une vie et une
valeur qui leur sont propres.
Cette extension de la communauté morale est-elle acceptable? Est-il justifiable
de mettre cette cause aux côtés d'autres causes dénonçant des discriminations ? Certains
diront que cela est acceptable et justifiable, mais demeure néanmoins insuffisant.
Quelques pensées sur l'éducation: «Un fait que j'ai souvent observé
9. Locke s'exprime en ces termes dans seszyxwvutsrqponmlkjihgfedcbaZYXWVUTSRQPONMLKJIHGFEDCBA
chez les enfants, c'est qu'ils sont enclins à maltraiter toutes les pauvres créatures qui sont en leur pouvoir.
Ils tourmentent, ils traitent cruellement les oiseaux, les papillons et autres petites bêtes qui tombent entre
leurs mains, et cela avec une sorte de plaisir. Il faut, je crois, les surveiller attentivement sur ce point, et,
s'ils sont portés à ce genre de cruauté, leur inspirer de tout autres dispositions. L'habitude de tourmenter
et de tuer des bêtes peut en effet les rendre durs et cruels à l'égard des hommes; et ceux qui se plaisent
à faire souffrir, à détruire des créatures d'une espèce inférieure, ne sont guère préparés à se montrer
compatissants et bons envers celles de leur propre espèce. Notre droit anglais a tenu compte de cette
observation, lorsqu'il a exclu les bouchers des jurys qui prononcent sur la vie et sur la mort. Élevons donc
les enfants, dès le principe, dans l'horreur de tuer ou de tourmenter toute créature vivante.» (John LOCKE,
Quelques pensées sur l'éducation, Paris, Librairie Philosophique J. Vrin, 1966, p. 159).
401
LUC BEGIN
Pourquoi, en effet, limiter l'extension de la communauté morale à la classe des entités
«sentantes» ou «conscientes» de leur vie? Pourquoi, surtout, ne reconnaître de valeur
à d'autres entités que dans la mesure où ces entités partagent avec les humains certaines
caractéristiques? Ce qui est critiqué ici, c'est le fait que les défenseurs des animaux
continuent de faire de l'être humain le modèle, le point de référence à partir duquel
sont évaluées les autres catégories d'entités. Ainsi, plus une entité sera semblable à
l'être humain, plus elle sera jugée digne de considération morale. Ne s'agit-il pas là,
en fait, d'une forme d'anthropocentrisme? Certes un anthropocentrisme plus faible
que celui critiqué par les mouvements de libération des animaux, mais tout de même
un anthropocentrisme.
C'est là du moins la lecture faite par ceux que j'appellerai dans la suite de ce
texte les philosophes écocentristes. D'abord, certaines précisions s'imposent quant à
cette dénomination. Dès que, pour aborder la problématique environnementale, l'on
quitte le terrain des éthiques traditionnelles (anthropocentrisme fort) et le terrain de
l'éthique du droit des animaux (anthropocentrisme faible ou zoocentrisme, selon qu'on
juge que l'être humain est ou n'est pas le point de référence), on se retrouve devant
un ensemble de dénominations recouvrant des perspectives philosophiques assez près
les unes des autres. Il sera ainsi question d'écologie profondezyxwvutsrqponmlkjihgfedcbaZYXWVUTS
(Deep Ecology), d'écophilosophie, de biocentrisme, d'écocentrisme, de holisme éthique, d'égalitarisme biotique, etc. Je n'entends pas offrir ici une typologie ordonnée et rigoureuse de ces
termes. Notons en premier lieu qu'ils impliquent tous une opposition ferme à l'anthropocentrisme. Ils impliquent tous également un changement radical d'attitude envers
la nature. Il s'agit en effet d'apprendre à retrouver — par delà toute tentation de
hiérarchie centrée sur l'humain — les liens fondamentaux unissant tout ce qui est
vivant (biocentrisme) ou encore l'ensemble de la communauté écologique (vivant et
non-vivant) dont nous ne sommes qu'un élément (écocentrisme).
En traitant ici de la revendication «écocentriste» d'un droit de la nature, il est
fait référence à cette perspective philosophique qui énonce [a] que l'écosystème —
la nature dans son ensemble — possède une valeur intrinsèque, donc indépendamment
de toute considération d'utilité pour les humains; [b] que c'est à l'échelle de la
communauté écologique que devraient être évaluées les actions humaines et celles des
autres entités. C'est cette perspective qui supporte le texte de Stone et qui est présentée
par Nash comme s'inscrivant dans la continuité de l'idéal démocratique et de la tradition
libérale. Elle trouve une de ses inspirations les plus profondes dans l'œuvre de Aldo
Leopold qui invitait déjà, en 1949, à agrandir le cercle de r éthique jusqu'à y inclure
les plantes, les sols, les cours d'eau, les montagnes, la terre10.
Radicalisée à l'extrême, cette perspective conduit à accorder une priorité à l'intégrité de l'écosystème — au Tout, à l'ensemble — plutôt qu'aux individualités qui
la composent, incluant les individualités humaines". Pour un partisan radical de ce
10. Cf. Aldo LHOPOLD. A Sand County Almanac, New York. Oxford University Press, 1966. p. 219.
11. «The land ethic manifestly does not accord equal moral worth to each and every member of the biotic
community; the moral worth of individuals (including, take note, human individuals) is relative, to be
assessed in accordance with the particular relation of each to the collective entity which Leopold called
"land".» J. Baird CAI I.ICOT, In Defense of the Land Ethic, New York, State University of New York Press,
1989, p. 28.
402
LA REVENDICATION ECOCENTRISTE D'UN DROIT DE LA NATURE
holisme éthique, la préservation d'une espèce menacée de disparition pourra avoir
davantage de valeur que la vie d'un être humain. Cette question de la priorité du
collectif sur l'individu, de l'écosystème sur l'humain, indique avec éclat l'écart pouvant
séparer l'anthropocentrisme de l'écocentrisme. Il n'est pourtant pas nécessaire de s'y
attarder longuement puisque ni Stone ni Nash ne défendent un écocentrisme à ce point
radical. Le problème de la priorité se pose évidemment toujours dès qu'une extension
de la communauté morale est proposée; on ne peut éviter en effet de considérer la
gestion des relations entre les classes d'entités admises dans la communauté morale.
Cela est d'autant plus vrai lorsqu'on envisage d'inscrire juridiquement ces droits12.
Mais de façon prudente, Stone laisse cette question de la priorité indéterminée dans
son texte. Ce qui importe au départ dans sa perspective écocentriste, c'est qu'un statut
juridique au moins équivalent à celui des humains soit reconnu à des «objets naturels»,
catégorie elle-même laissée volontairement imprécise par l'auteur et qui inclut des
éléments aussi distincts que les arbres, les cours d'eau, les montagnes.
On semble donc bien loin du droit des animaux lorsqu'on commence à envisager
la perspective écocentriste. Il est vrai que l'extension écocentriste de la communauté
morale est beaucoup plus audacieuse et qu'elle repose sur une compréhension tout à
fait distincte de l'éthique en refusant de faire de l'être humain la mesure de toute
valeur. Il est vrai également que la revendication écocentriste d'un droit de la nature
est beaucoup moins précise que la revendication d'un droit des animaux quant à la
détermination des entités devant bénéficier de ce droit et quant à l'harmonisation de
ce droit avec celui des êtres humains. Mais, et cela importe au plus haut point, à la
fois Stone et Nash recourent, afin de légitimer l'extension qu'ils proposent, à un procédé
analogue à celui utilisé par les défenseurs du droit des animaux.
Tous deux cherchent, en effet, à inscrire la cause du droit de la nature dans la
filiation des mouvements de libération de groupes d'êtres humains. C'est ainsi que
Stone introduira sa suggestion de faire d'objets naturels des sujets de droit en rappelant
l'histoire juridique américaine qui a vu s'étendre progressivement la reconnaissance
juridique à de nouvelles classes d'êtres humains. De même, Nash consacre le dernier
chapitre de son important ouvrage à la mise en parallèle du mouvement abolitionniste
américain du xixc siècle et du mouvement environnementaliste actuel, les deux mouvements cherchant selon lui à «accomplir et à prolonger l'esprit de 177613».
Il n'est pas sûr toutefois que ce procédé de légitimation soit valable pour une
revendication émise dans une perspective écocentriste. Il me semble plutôt que le
philosophe écocentriste revendiquant un droit de la nature ne peut éviter l'un et l'autre
des écueils suivants: [a] soit il parvient à montrer que l'institution de la nature comme
sujet de droit s'inscrit dans la continuité de notre histoire juridique, mais alors sa
réussite est conditionnelle au fait qu'il ne recourt pas à des arguments écocentristes
12. On notera que l'inscription juridique d'un droit de la nature n'est pas jugée acceptable par l'ensemble des
philosophes écocentristes. Certains ne voient là qu'une autre façon de maintenir un certain type de rapport
de domination sur ce qui n'est pas humain. Voir à ce sujet: John RODMAN, «The Liberation of Nature?»,
Inquiry, 20 (1977), pp. 94-101.
13. Roderick NASH, The Rights of Nature. A History of Environmental Ethics, Madison, The University of
Wisconsin Press, 1989, p. 203.
403
zyxwvutsrqpon
LUC BEGIN
pour établir son point, ce qui ne légitime alors en rien la revendication proprement
écocentriste de ce droit; [b] soit il se maintient dans une perspective écocentriste et
alors, pour établir la filiation visée, il propose une interprétation du sens de la démocratie
qui conduit à la négation de l'idée même de démocratie. Je montrerai rapidement que
Stone se bute au premier de ses écueils et que Nash nous conduit à l'incohérence
qu'implique le second écueil.
II. LA TENTATIVE JURIDIQUE
Dans son texte revendiquant l'institution de la nature comme sujet de droit, Stone
se montre très critique à l'endroit de l'anthropocentrisme qui caractérise généralement
l'attitude des êtres humains à l'égard de l'environnement. Aussi réclame-t-il, en
adoptant clairement un point de vue écocentriste, un changement important dans notre
façon de nous situer par rapport au reste de la nature. Il est temps de reconnaître la
valeur intrinsèque de l'environnement, de reconnaître que ses intérêts doivent être
protégés, même s'ils divergent parfois des nôtres14. Il faut que nous apprenions à
établir une nouvelle relation avec la nature, que nous en venions à considérer la Terre
comme un immense organisme dont l'humanité ne serait qu'une partie. Nous avons
besoin, ajoute-t-il, d'un nouveau mythe fondateur pouvant intégrer notre connaissance
du cosmos et les connaissances récentes en géophysique et en biologie15. Stone consacre
en fait la dernière partie de son texte à établir et à défendre la position écocentriste
qui est la sienne. La motivation qui anime son texte est, à cet égard, on ne peut plus
claire.
D'autre part, il est évident aux yeux de Stone que le fait de retenir une perspective
écocentriste plutôt qu'anthropocentrique à l'égard du droit de la nature est susceptible
d'avoir une influence réelle sur le statut de ce droit. Un droit de la nature accordé à
partir d'une perspective anthropocentrique verra son étendue limitée par les intérêts
et les droits des êtres humains. Établi pour le bénéfice de ces derniers, il pourra
difficilement prétendre être prioritaire lorsqu'il entrera en conflit avec des droits fondamentaux. Il en irait autrement d'un droit de la nature établi dans une perspective
écocentriste, la revendicationzyxwvutsrqponmlkjihgfedcbaZYXWVUTSRQPONMLKJIHGFEDCBA
écocentriste d'un droit de la nature comptant faire de
cette dernière un sujet de droit ayant une valeur et une reconnaissance juridique au
moins équivalente à celle des humains.
Toutefois, malgré le fait que sa revendication d'une extension de la communauté
juridique soit clairement écocentriste, on ne peut affirmer que Stone parvient à promouvoir sur la base d'arguments écocentristes son idée d'instituer la nature comme
sujet de droit. Ce que Stone parvient à montrer, c'est que les objets naturels peuvent
avoir des droits légaux et que le fait d'instituer la nature comme sujet de droit peut
être un moyen efficace de protection de l'environnement. Mais cela n'équivaut aucunement à montrer sur la base d'arguments écocentristes que les objets naturels doivent
avoir des droits légaux.
14. Cf. STONE, art. cit., pp. 490-491.
15. Cf. Ibid., pp. 498-499.
404
LA REVENDICATION ECOCENTRISTE D'UN DROIT DE LA NATURE
Certains éléments importants du texte de Stone permettent d'avancer cette affirmation. Tout d'abord il est significatif de constater que, dans sa présentation de l'histoire
juridique américaine, Stone ne s'en tient pas strictement à un rappel des victoires
successives des diverses catégories d'opprimés. Il n'y a pas que les Noirs, les amérindiens et les femmes qui se sont vus progressivement reconnaître des droits. Stone
insiste en effet beaucoup sur le fait que l'univers juridique est également peuplé de
sujets de droit inanimés et fictifs tels les corporations, les trusts et les municipalités.
Il rappelle d'ailleurs à quel point l'intrusion de ces entités artificielles dans la communauté des sujets de droit a soulevé des objections et a paru étrange et impensable à
plus d'un juriste16. Ainsi, l'histoire de l'extension de la communauté juridique n'est
pas une histoire n'impliquant que des humains. Il y aurait des précédents au moins
aussi étranges que l'idée de faire de la nature un sujet de droit. Stone utilise alors ces
précédents pour banaliser la proposition qu'il avance, de façon à la rendre plus acceptable. En agissant de la sorte, toutefois, il compare le droit des objets naturels aux
droits d'entités juridiques foncièrement utilitaires. On ne peut en effet manquer de
constater que ces entités fictives n'ont pas acquis leur statut juridique sur la base d'une
quelconque valeur intrinsèque qui leur serait reconnue. La protection juridique de ces
entités est simplement apparue comme un moyen efficace d'atteindre des objectifs de
protection d'intérêts humains. Devrait-il en être de même dans le cas des objets
naturels? Ne serait-ce qu'en fonction d'une telle rationalité utilitaire — et anthropocentrique — que le droit de la nature pourrait s'inscrire dans la continuité de notre
histoire juridique? Les exemples utilisés par Stone ne permettent pas d'affirmer le
contraire.
Il est à remarquer, par ailleurs, que Stone ne conçoit pas les droits légaux dans
un cadre jusnaturaliste, ce qu'on serait pourtant en droit d'attendre d'un penseur
écocentriste17. Plutôt, Stone souligne que les droits légaux sont des conventions, quelque
chose dont on peut se voir départir — cela vaut également pour les droits dits
fondamentaux18 — et qui exprime un certain état des valeurs d'une société. Le fait
qu'une entité soit instituée comme sujet de droit indique ainsi qu'il est jugézyxwvutsrqponmlkjihgfedcb
préférable
de protéger cette entité mais cela ne préjuge en rien de la valeur morale de cette
entité. Tout ce qui est impliqué par l'acte d'instituer, c'est que la protection de l'entité
visée est valorisée, ce qui peut relever de raisons extrêmement variées. On peut ainsi
vouloir protéger une entité au nom de sa valeur propre, tout comme on peut le faire
pour le bénéfice exclusif d'une autre catégorie d'êtres.
Si on admet que c'est bien cette logique qui gouverne la reconnaissance d'entités
comme sujets de droit, on est évidemment conduit à admettre que les objets naturels
peuvent, tout comme les entités fictives mentionnées précédemment, se voir protéger
par l'attribution de droits. Même si on admettait tout ceci, il n'aurait toutefois été
16. Cf. Ibid., pp. 452-457.
17. Une conception jusnaturaliste des droits permet en effet d'établir une continuité entre la valeur de la nature,
la reconnaissance à cette nature de droits naturels et la nécessité de faire de celle-ci un sujet de droit. J'ai
discuté d'un tel écocentrisme jusnaturaliste dans: Luc BÉGIN, «La nature comme sujet de droit? Réflexions
sur deux approches du problème», Dialogue, XXX, 3 (1991), pp. 265-275.
18.
Cf. STONE, art. cit., p. 482.
405
LUC BEGIN
montré qu'une seule chose: il est possible, tout en demeurant fidèle à notre histoire
juridique, de faire de la nature un sujet de droit. Aussi intéressante que puisse être
cette affirmation, elle ne repose pas sur des arguments écocentristes et elle ne convainc
pas davantage que l'on doive pour des raisons écocentristes — pour le bénéfice exclusif
de la nature — attribuer des droits légaux aux objets naturels. Elle ne légitime donc
en rien la revendicationzyxwvutsrqponmlkjihgfedcbaZYXWVUTSRQPONMLKJIHGFEDCBA
écocentriste d'une extension de la communauté juridique.
Il y a ainsi, dans le texte de Stone, une apparente dissociation entre la démonstration
juridique de la possibilité de faire de la nature un sujet de droit et l'affirmation d'une
prise de position clairement écocentriste. Stone est d'ailleurs conscient de la difficulté
que représente la défense écocentriste du droit de la nature. Il reconnaît en effet que
c'est en fonction des avantages que cela pourrait procurer aux êtres humains qu'on
peut le plus aisément défendre l'idée de conférer des droits aux objets naturels19.
Stone avance néanmoins une proposition pratique de mise en œuvre juridique du
droit de la nature qui ne manque pas sous un aspect très précis de faire ressortir la
perspective écocentriste qui est sienne. C'est le cas lorsqu'il suggère que les préjudices
causés à la nature ne soient pas évalués en fonction des intérêts humains mais bien
en fonction des besoins des objets naturels concernés. On notera d'ailleurs que dans
son livre The Rights of Nature, Nash soutient que cette proposition de Stone équivaut
dans les faits à donner aux objets naturels des droits absolus comparables aux droits
inaliénables ayant servi à justifier la Révolution américaine20. Il est certain qu'une
telle suggestion, si elle était reçue favorablement, serait susceptible d'avoir un impact
juridique considérable. Par exemple, des compensations monétaires pourraient être
exigées par un tuteur afin de restaurer un habitat endommagé et ce indépendamment
du fait que cet habitat ait ou non une valeur économique, touristique ou esthétique
pour les êtres humains.
Il n'est toutefois pas nécessaire de procéder à une longue analyse pour relever ce
qu'il y a de problématique dans cette suggestion qui a au moins le mérite, dans le
contexte qui nous occupe, d'être clairement écocentriste. Parler de préjudices causés
à des objets naturels et de besoins propres à ces objets n'est pas sans soulever certains
doutes sur la justesse des termes employés. Disons-le d'emblée, c'est là un discours
qui peut être jugé adapté en ce qui concerne les animaux mais qui est inacceptable
lorsqu'il est question de forêts, de montagnes ou encore de cours d'eau. Pour qu'il y
ait préjudice, il doit y avoir eu un acte ou un événement nuisant aux intérêts d'une
entité. Mais pour qu'il y ait intérêts, l'entité qui en est bénéficiaire doit au moins être
en mesure d'en ressentir la privation. Quel sens cela fait-il en effet de parler du tort
19. Cf. Ibid., p. 492. On peut être tenté de croire que cette dissociation est tout à fait volontaire chez Stone.
C'est d'ailleurs dans cette perspective que j'ai discuté de la position de Stone dans l'article dont j'ai fait
mention précédemment: Stone serait un écocentriste qui, au plan de la démonstration juridique, se limiterait
volontairement à montrer que l'institution de la nature est un moyen efficace de protection de l'environnement.
En procédant de la sorte, le texte serait censé convaincre le lecteur, que ce dernier privilégie une perspective
écocentriste ou anthropocentrique. Compte tenu du développement qui suit à propos de la mise en œuvre
juridique du droit de la nature, j'ai maintenant tendance à considérer que cette dissociation s'explique
davantage par la nature des précédents juridiques pouvant être invoqués à l'appui de l'idée de faire de la
nature un sujet de droit.
20.
Cf. NASH, op. cit., p.
129.
406
LA REVENDICATION ÉCOCENTRISTE D'UN DROIT DE LA NATURE
causé à une pierre si il n'y a pas là quelque chose quizyxwvutsrqponmlkjihgfedcbaZYXWVUTSRQPO
subit ce tort? À moins bien
entendu que l'on soutienne que la pierre peut subir ce tort mais que nous ne pouvons
comprendre le point de vue de la pierre21. Un cours d'eau ne fait pas davantage
Y expérience de son assèchement; il en va tout autrement par contre des poissons et
des batraciens qui l'habitent. Sans un minimum de possibilité d'irritation sensorielle,
on voit mal comment quelque chose peut être considéré comme subissant des préjudices.
Il en va pareillement avec le discours des besoins. Certes, on peut dire d'un cours
d'eau qu'il a besoin d'être alimenté en eau afin de demeurer un cours d'eau. Mais
cela a le même sens que de dire d'un édifice qu'il a besoin de rénovations afin de
demeurer un édifice. C'est tout autre chose de dire qu'une entité a une exigence dont
la privation peut Vaffecter. Ce dernier sens de «besoin» renvoie lui aussi, comme le
préjudice, à la possibilité de ressentir, de faire l'expérience d'un état quelconque.
Il y a là un emprunt d'une terminologie qui renvoie à des propriétés qui sont
partagées par les êtres humains et de nombreuses espèces animales. On ne peut toutefois
affirmer que ces propriétés sont également partagées par les objets naturels pour
lesquels Stone réclame des droits. Il est donc permis de mettre en doute la légitimité
de cet emprunt. On pourrait certes objecter à ceci que la notion de préjudice doit
faire l'objet d'une redéfinition, de façon précisément à la détacher d'une lecture étroite
des propriétés qui lui sont rattachées. Mais une telle objection, pour être recevable,
devrait au moins s'accompagner d'une proposition de remplacement suffisamment
structurée. Pour l'instant, rien de semblable n'a été soumis à la discussion.
La tentative juridique de Stone n'est, en définitive, guère concluante si on entend
l'utiliser afin d'appuyer la revendication écocentriste d'un droit de la nature. Il serait
possible, à la rigueur, de recourir au texte de Stone dans le but de montrer qu'il y a
dans l'histoire de nos institutions juridiques des précédents qui permettent d'envisager
sérieusement la possibilité d'instituer la nature comme sujet de droit. Cela n'appuierait
toutefois en rien la revendication proprement écocentriste d'un droit de la nature. Dès
lors, rien ne permet d'affirmer que cette revendication s'inscrirait dans la continuité
de l'histoire de nos institutions juridiques.
Dans un registre davantage politique, R. Nash avance une affirmation analogue
à celle de Stone: la revendication écocentriste d'un droit de la nature s'inscrirait dans
la continuité de l'idéal démocratique. Pour des raisons que nous allons maintenant
examiner, cette affirmation est tout autant vulnérable à la critique.
III. LA TENTATIVE POLITIQUE
Se présentant comme historien des idées, Nash retrace avec soin l'histoire des
mouvements environnementalistes américains jusqu'au «nouvel» environnementalisme
(l'écocentrisme) qui renvendique un droit de la nature. C'est en référence à l'histoire
du libéralisme politique américain que Nash développe sa thèse. Le fait que la référence
soit essentiellement américaine ne signifie pas toutefois que la portée de l'argument
21. Cette position est défendue par Nash et par John Muir. Pour une discussion de ceci, voir: Scott LEHMANN,
«Do Wilderness Have Rights?», Environmental Ethics, 3, 2 (1981), pp. 136-141.
407
LUC BEGIN
y soit limitée. Lorsque Nash parle de la libération de la nature comme d'une nouvelle
étape dans l'extension de la démocratie, c'est du sens même de la démocratie dont il
est question. Sa thèse implique en effet, comme nous le verrons, une interprétation
particulière de la signification et du développement de la démocratie.
Il importe d'abord de souligner l'originalité de la thèse de Nash. Il est en effet
peu fréquent de présenter l'environnementalisme — spécialement sous une forme aussi
radicale que l'écocentrisme — comme s'inscrivant dans la continuité de la tradition
libérale. Les défenseurs de ce mouvement de pensée sont d'ailleurs eux-mêmes souvent
tentés de caractériser leur discours comme étant profondément subversif. À la différence de l'environnementalisme modéré qui milite en faveur d'une saine gestion des
ressources végétales et animales pour le plus grand bénéfice des êtres humains, le
nouvel environnementalisme propose en effet de rompre avec l'idéologie producti viste,
individualiste et anthropocentrique qui caractérise le rapport des sociétés modernes
à la nature. On retrouverait donc là des éléments permettant de parler d'une contreculture qui serait hostile aux valeurs traditionnelles du libéralisme.
Nash considère toutefois que cette lecture très répandue du nouvel environnementalisme est un peu «courte». Tout d'abord, elle ne prendrait pas suffisamment en
considération le fait que les mouvements de libération s'accompagnent toujours d'importantes réformes. Ce fut notamment le cas lorsque les abolitionnistes parvinrent à
faire en sorte que cesse l'esclavage. Avec la fin de cette pratique, c'est tout un système
de pensée et d'action basé sur l'exploitation humaine qui s'est trouvé discrédité. Cette
lecture du nouvel environnementalisme aurait également le tort de passer sous silence
le fondement sur lequel s'appuient les revendications écocentristes, c'est-à-dire, dans
les termes mêmes de Nash, la philosophie des droits naturels et le vieil idéal américain
de liberté22.
Concernant ce dernier point, une clarification s'impose. Il peut sembler étrange
d'affirmer que les revendications écocentristes ont comme fondement la philosophie
des droits naturels, lorsqu'on sait la place que fait cette dernière à l'être humain, à
l'individu. Mais la référence aux droits naturels est davantage chez Nash une référence
à leurzyxwvutsrqponmlkjihgfedcbaZYXWVUTSRQPONMLKJIHGFEDCBA
esprit plutôt qu'à leur lettre. Deux éléments majeurs seraient ainsi au cœur du
droit naturel: la] la reconnaissance de droits à chacun, du simple fait de leur existence,
[b] la primauté de la liberté. L'écocentrisme demeurerait dans l'esprit du droit naturel
en affirmant la valeur intrinsèque des objets naturels et en revendiquant conséquemment
la reconnaissance de leurs droits, spécialement le droit d'être libéré de l'oppression
exercée par les êtres humains. En transcendant les limites de la communauté morale
imposées par l'anthropocentrisme, le nouvel environnementalisme rendrait possible
une extension des droits naturels de façon à inclure des objets naturels, tout comme
l'abolitionnisme a permis l'extension des droits naturels de façon à inclure les gens
de couleur.
En établissant constamment un parallèle entre la cause défendue par l'écocentrisme
et celle des abolitionnistes, Nash considère pouvoir légitimer le côté subversif de
l'écocentrisme qui ne viserait lui aussi que l'accomplissement des valeurs fondamen22.
Cf. NASH, op. cit., p. 11.
408
LA REVENDICATION ECOCENTRISTE D'UN DROIT DE LA NATURE
taies de l'Amérique. Ce parallèle qu'établit Nash entre les deux causes mérite toutefois
d'être questionné. On est en droit en effet de s'interroger sur la validité de ce rapprochement qui joue un rôle déterminant dans l'argumentation de Nash. N'est-il pas
nécessaire, pour qu'un tel rapprochement soit acceptable, que les entités pour lesquelles
on revendique des droits partagent des propriétés essentielles semblables ? On pourrait,
par exemple, mettre en parallèle le mouvement de libération des femmes et le mouvement abolitionniste: dans les deux cas, ce sont des entités partageant des propriétés
analogues qui revendiquent des droits équivalents. C'est d'ailleurs en recourant
constamment à l'argument d'analogie sous diverses formes que les mouvements de
libération en sont venus à faire accepter leurs revendications. Dès lors qu'on a pu
convaincre suffisamment du fait que les Noirs faisaient également partie — au même
titre que les Blancs — de la race humaine, la reconnaissance de droits identiques est
devenue possible.
Peut-on en dire autant en ce qui concerne les montagnes? Existe-t-il un tel partage
de propriétés essentielles permettant de valider le rapprochement entre les deux causes ?
Il semble bien que l'argument d'analogie puisse difficilement être utilisé dès lors que
l'on s'éloigne du monde animal. L'écocentrisme affirme néanmoins le partage par les
objets naturels et les êtres humains d'une propriété essentielle semblable: ils auraient
tous une valeur intrinsèque. Évidemment, il ne s'agit plus là d'une propriété pouvant
être observée, relevant des caractéristiques biologiques d'une entité. La propriété
affirmée afin d'opérer le rapprochement des causes émancipatrices est, compte tenu
de sa nature normative, sujette à être débattue dans un registre autre que celui de la
démonstration factuelle. Dit autrement, on ne peut convaincre quelqu'un que les objets
naturels et les humains ont pareillement une valeur intrinsèque sur la base d'observations empiriques que tous pourraient faire. C'est là une différence notable par rapport
au mouvement abolitionniste: ce dernier cherchait à entraîner des modifications de
politique (au plan institutionnel) et d'attitude (au plan individuel) à l'égard des Noirs
en fournissant des «preuves» empiriques des ressemblances entre les gens de couleurs
différentes23.
Cette différence quant à la nature des propriétés essentielles retenues de part et
d'autre introduit une distinction cruciale entre les deux mouvements qui n'est pas
notée par Nash. Le mouvement abolitionniste s'appuyait sur des propriétés essentielles
non controversées des Blancs. Il s'agissait alors de montrer que les Noirs possèdent
également ces propriétés. L'extension de la communauté morale ne vient pas, dans
ce cas, modifier de façon déterminante la caractérisation de ce qu'est un être humain:
elle indique seulement que cette classe d'entités est davantage inclusive que ce que
l'on avait tendance à croire24. Il en va différemment dans le cas du nouvel environnementalisme. En affirmant que tant les objets naturels que les êtres humains ont une
valeur intrinsèque, ce dernier introduit comme critère d'appartenance aux commu-
23. Nash donne comme exemple de ce procédé chez les abolitionnistes le célèbre récitzyxwvutsrqponmlkjihgfedcbaZYXW
La case de l'oncle Tom
de H. B. STOWE (publié pour la première fois en 1852) qui présentait de façon dramatique de telles «preuves»
d'un partage de propriétés typiquement humaines {Ibid., p. 204).
24. La seule modification introduite dans la caractérisation de l'être humain a consisté à faire de la couleur
de la peau une propriété accidentelle plutôt qu'essentielle.
409
LUC BEGIN
nautés morale et juridique une conception ecocentriste de la valeur dans le but évident
d'accommoder les nouvelles entités à inclure. Admettre une extension de ces communautés sur la base de ce dénominateur considéré commun implique alors — contrairement à la cause abolitionniste — une modification importante de la représentation
moderne de l'être humain et, par le fait même, constitue une menace potentielle pour
la démocratie.
On comprendra aisément cette critique en voyant d'abord en quoi il y a ici
introduction d'une conception ecocentriste de la valeur. Lorsqu'on affirme à propos
d'une entité qu'elle a une valeur intrinsèque, on indique par là que cette entité a —
en elle-même, indépendamment de toute question d'utilité pour d'autres entités —
une valeur qui lui est propre, existant en dehors de toute convention. La valeur
intrinsèque serait donc une propriété objective de certaines entités. Mais de quelles
entités peut-il s'agir? On répondra à cette question, dans le contexte qui nous occupe,
en adoptant l'une ou l'autre des perspectives suivantes. On pourra, d'une part, soutenir
qu'aucune valeur n'est indépendante d'une conscience humaine apte à l'énoncer. Cette
position est caractéristique de la modernité qui, en inaugurant le règne de l'homme,
a reconnu ce dernier comme étant la source et la fin de la valeur et du droit. Dans
cette perspective éminemment anthropocentrique, rien donc ne peut avoir de valeur
intrinsèque mis à part l'être humain. Mais, d'autre part, il est possible de soutenir
que la valeur est quelque chose qui existe extérieurement à la conscience humaine,
indépendamment de la capacité de l'être humain à valoriser. Bien que ce dernier puisse
être reconnu comme ayant la capacité de découvrir la valeur des choses, il ne serait
pas en son pouvoir d'être à l'origine de son attribution. Cette conception de la valeur
est superbement mise en évidence dans cette affirmation de Aldo Leopold qui est
devenue le credo de nombreux philosophes écocentristes: «Une chose est bonne
lorsqu'elle tend à préserver l'intégrité, la stabilité et la beauté de la communauté
biotique. Elle est mauvaise lorsqu'il en va autrement25». Lorsqu'on sait que la beauté
fait ici davantage référence à l'harmonie naturelle au sein d'une telle communauté
qu'à l'appréciation esthétique pouvant en être faite par les êtres humains, on voit bien
que le point de référence de la valeur est extérieur à ces derniers. La valeur est inscrite
dans la Nature, dans les propriétés naturelles que tend à préserver tout écosystème.
C'est alors en adoptant une perspective centrée sur l'écosphère (écocentrisme) qu'il
serait possible de découvrir la valeur intrinsèque des entités.
Je n'entends pas débattre ici de la valeur respective des conceptions anthropocentrique et ecocentriste de la valeur. Il importe plutôt pour notre propos d'être attentif
à certaines implications de cette acception ecocentriste de la valeur pour la thèse
avancée par Nash selon laquelle la revendication ecocentriste d'un droit de la nature
s'inscrirait dans la continuité de l'idéal démocratique. Un premier élément à souligner
est que ce renvoi à une référence axiologique extérieure à la conscience humaine a
pour principale conséquence de modifier de façon importante la représentation moderne
de l'être humain. Le fait de départir ce dernier de son rôle de donateur ultime du sens
et de la valeur des choses réintroduit en effet une représentation s'apparentant à l'image
25. «A thing is right when it tends to preserve the integrity, stability, and beauty of the biotic community. It
op. cit., p. 240.
is wrong when it tends otherwise.» LEOPOLD,zyxwvutsrqponmlkjihgfedcbaZYXWVUTSRQPONMLKJIHGFED
410
LA REVENDICATION ECOCENTRISTE D'UN DROIT DE LA NATURE
pré-moderne de l'homme s'inscrivant dans un Ordre Cosmique ayant une finalité
propre, Ordre dans lequel l'homme aurait pour tâche de trouver le lieu qu'il doit
occuper. Or c'est un des acquis majeurs de la modernité que d'avoir soustrait l'être
humain de cette «minorité» à l'égard d'un Ordre Cosmique et de le repenser à partir
de lui-même. En reconnaissant l'être humain comme source et fin de la valeur et du
droit, en niant du même coup que le Bien et le Bon puissent résider extérieurement
à l'humanité, la modernité a construit — sans pour autant en assumer toutes les
conséquences — une image de l'homme comme ayant en toute légitimité la gouverne
exclusive de sa destinée.
Par cette «humanisation» du droit et de la valeur, par le rejet concomitant de la
tranquille sécurité d'un Ordre immuable, la modernité a ainsi remis dans les seules
mains de l'humanité la responsabilité de donner un sens à ses entreprises. Ce sont là
précisément des conditions ayant rendu possible l'instigation de ce que Claude Lefort
appelle avec justesse «l'aventure démocratique». Je rejoins ici l'analyse faite par ce
dernier lorsqu'il caractérise la démocratie par le fait qu'il s'agit d'un régime fondé sur
«[...] la légitimité d'un débat sur le légitime et l'illégitime26». S'il en est ainsi de la
démocratie, c'est que nul n'y occupe la place du grand juge: il n'y a pas d'autorité
suprême pouvant légitimement établir une fois pour toutes ce qu'est le Bien et l'Ordre
vers lesquels devraient tendre toutes choses. Pour le dire succinctement, la démocratie
est une entreprise continuelle de donation et de partage de la valeur et du sens. On
pourrait, et c'est d'ailleurs ce à quoi nous invite l'aventure démocratique, débattre
longuement de la question grandement problématique de la détermination des critères
nous permettant de juger de la valeur et du sens des entités et des actions. Mais dès
lors que nous comprenons le sens même de cette question, quizyxwvutsrqponmlkjihgfedcbaZYXWVU
nous institue collectivement comme juges faillibles du sens et de la valeur, il devient incohérent de nier
que l'être humain soit la seule source de la valeur.
Il faut bien comprendre qu'en disant cela, je n'affirme pas que l'écocentrisme est
une position philosophique incohérente, pas plus d'ailleurs que je ne considère incohérente toute revendication écocentriste d'un droit de la nature. Là où l'incohérence
surgit, par contre, c'est lorsqu'on prétend qu'une telle revendication s'inscrirait dans
la continuité de l'idéal démocratique alors même qu'est niée la représentation de l'être
humain qui a rendu possible la démocratie et qui, surtout, est nécessaire à son maintien.
Cette incohérence se double donc d'un risque, celui de voir progressivement s'effriter
cette représentation qui peut seule donner le sens de la démocratie. Ce risque est
d'autant plus important qu'il est masqué sous le voile de cette affirmation de continuité.
Il semble en fait que la position de Nash recèle une confusion importante qui
traverse toute son argumentation. Ce dernier voit en effet la démocratie comme étant
une aventure de libération, la libération de la nature devant être le terme final de cette
aventure. Certes, il suffit de regarder l'histoire des deux derniers siècles pour constater
qu'il s'est effectivement produit une série de libérations: les esclaves, les femmes et
les amérindiens se sont vus tour à tour reconnaître comme membres de la communauté
juridique. Mais ce phénomène de libération, aussi important puisse-t-il être, ne donne
26. Claude LEFORT, Essais sur le politique (xixc-xxc siècles), Paris, Seuil, 1986, p. 53.
411
LUC BEGIN
pas le sens de la démocratie. Ce qu'ont inauguré les Révolutions du xvm c siècle, ce
n'est pas fondamentalement une aventure de libération mais bien plutôt une ouverture
de l'espace public, une généralisation du droit à la parole. Les libérations successives
ne sont alors que des événements dont le sens est à comprendre dans cette perspective
de démocratisation de la parole.
Bien que l'ouverture de l'espace public passe par de telles libérations, cela n'implique pas que ces libérations épuisent le sens de l'aventure démocratique ni que tout
phénomène de libération soit d'emblée compatible avec le développement et le maintien
de la démocratie. Afin d'être considérée acceptable dans le cadre de la démocratie,
une revendication de libération devra à tout le moins ne pas s* appuyer sur une négation
des représentations centrales de la démocratie. Or en faisant plutôt de ces événements
de libération le sens de la démocratie, Nash occulte la signification profonde de
l'aventure démocratique et soustrait par la même occasion les revendications de libération à la nécessité d'une évaluation de leur pertinence en regard du développement
de la démocratie. C'est par cette occultation — et par l'exemption qui en découle —
que Nash peut inscrire la revendication écocentriste d'un droit de la nature dans la
continuité de l'idéal démocratique; c'est cette même occultation qui, ultimement,
constitue un risque pour la démocratie.
IV. CONTINUITÉ OU RUPTURE?
En voulant montrer que la revendication écocentriste d'un droit de la nature s'inscrit
dans la continuité de notre histoire juridique et de l'idéal démocratique, Stone et Nash
cherchent à procurer une légitimité juridique et politique au «nouvel» environnementalisme, habituellement perçu comme étant subversif. Dès lors en effet qu'une
telle filiation est reconnue, dès lors que l'on peut affirmer qu'il ne s'agit somme toute
que d'une nouvelle étape d'une évolution allant toujours dans la même direction, la
revendication écocentriste peut siéger en toute légitimité aux côtés d'autres revendications visant des aménagements internes de la démocratie. Mais, et c'est là qu'est
tout le problème, s'agit-il vraiment d'une évolution allant toujours dans lazyxwvutsrqponmlkjihgf
même
direction? Les transformations requises ne sont-elles que des aménagements internes?
L'analyse qui précède permet de répondre par la négative.
Nous avons pu constater en effet que la revendication écocentriste d'un droit de
la nature faisait l'erreur d'appuyer sa thèse d'une prétendue continuité sur une confusion
entre «phénomène de libération» et «sens de la démocratie». Quant à la mise en
œuvre du droit de la nature, tel qu'il est conceptualisé dans le cadre de l'écocentrisme,
elle ne serait possible que moyennant une révision profonde de certaines catégories
juridiques (notamment la notion de préjudice) dont il n'est d'ailleurs pas certain que
l'ordre juridique pourrait s'accommoder. Mais surtout, on doit retenir de cette revendication qu'elle véhicule des représentations de l'être humain, de la valeur et — par
voie de conséquence — du droit qui entrent en conflit avec celles qui sont impliquées
par la démocratie. Il ne s'agit plus ici d'aménagements s'inscrivant dans une continuité ;
c'est plutôt de rupture dont il est question.
412
LA REVENDICATION ÉCOCENTRISTE D'UN DROIT DE LA NATURE
Ce constat de rupture en regard de l'idéal démocratique ne permet pas de discréditer
toute revendication d'un droit de la nature. Seule la revendication écocentriste est ici
visée. Peut-être pourrait-on, en effet, envisager de revendiquer un droit de la nature
dans une perspective anthropocentrique, respectueuse de l'idéal démocratique. Encore
faut-il voir, d'ailleurs, que la présente analyse ne prétend pas avoir totalement discrédité
la revendication écocentriste d'un droit de la nature. Cette analyse ne soutient que les
deux conclusions suivantes: premièrement, l'écocentrisme ne peut tirer sa légitimité
à partir d'une affirmation de continuité de l'idéal démocratique; deuxièmement, la
revendication écocentriste d'un droit de la nature constitue une menace potentielle
pour la démocratie. Peu de choses ont donc été dites des thèses écocentristes, si ce
n'est dans leur rapport à la question démocratique. Il ne fait alors aucun doute que
l'on peut continuer de défendre l'écocentrisme et d'affirmer la valeur intrinsèque des
objets naturels : ce sont là des thèmes tout à fait pertinents de discussion philosophique.
Il importe toutefois, et c'est là tout le sens de cette analyse, d'être conscient des
implications politiques et juridiques de cette position philosophique et d'éviter de la
recouvrir d'un voile d'honorabilité en en faisant le digne successeur des mouvements
sociaux qui ont participé, eux, à réaliser un peu plus l'idéal démocratique.
413