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L'Institut de Locarn, think tank breton

2015, ArMen n°204

Depuis plus de vingt ans, l’Institut de Locarn anime une réflexion sur la place de la Bretagne dans un monde globalisé. Entre fascination et rejet, l’association ne laisse pas indifférent. Enquête sur ce “coeur de réseau”.

ENQUÊTE L’Institut de Locarn think tank breton Te x t e : Tu d i K e r n a l e g e n n - P h o t o g ra p h i e s : X a v i e r D u b o i s En pleine Bretagne intérieure, l’Institut de Locarn est un club de réflexion créé pour réfléchir à la place de la Bretagne dans un monde globalisé. Centre de prospective économique et de formation pour les cadres, cœur de réseau, l’association continue à déranger et stimuler plus de vingt ans après sa création. ENQUÊTE A ux confins des Côtes-d’Armor, du Finistère et du Morbihan, au bout d’un chemin de campagne sinueux, se niche le joli petit village de Kerhunou, ensemble de longères traditionnelles en schiste du pays reliées entre elles par une architecture contemporaine élégante. Sur un petit panneau bleu, cette simple inscription en lettres blanches : “Institut de Locarn”. Y arriver se mérite. Dans ce cadre d’apparence bucolique, serein, prospère depuis vingt ans le principal think tank entrepreneurial breton. Un des lieux et acteurs clés du “lobby breton”, selon la journa- liste Clarisse Lucas, l’institut fascine ou révulse, provoque les fantasmes les plus extravagants. Davos breton ? Franc-maçonnerie patronale ? Voire bras économique de l’Opus Dei en Bretagne ? Autour de son slogan “Oser entreprendre”, l’institut se définit lui-même comme un “centre de prospective économique [qui] œuvre pour le développement économique et culturel de la Bretagne et la formation de ses cadres”. Transmettre Inauguré en grande pompe en 1994, les racines de l’Institut de Locarn sont pourtant bien plus anciennes. L’idée initiale revient à Joseph Le Bihan, fils de journaliers de Locarn, né en 1930, qui a mené une carrière internationale dans l’enseignement, à  en particulier, où il a dirigé la chaire de géostratégie. Au cours de ses pérégrinations, il prend conscience du phénomène des “petits territoires” et décide qu’il faut faire quelque chose pour transformer la Bretagne, et tout particulièrement son Poher natal, de “territoire objet” en “territoire sujet”, c’est-à-dire “qui prend en main sa destinée”. Le projet initial émerge en 1984, sous l’intitulé de Centre de culture internationale de Bretagne occidentale (), implanté à Locarn, et avec déjà pour objectif de “transmettre aux chefs d’entreprise de l’ouest breton une culture internationale accumulée pendant quelque vingt ans d’enseignement”. Avec l’aide de l’industriel Michel Caugant, Jo Le Bihan acquiert alors les villages de Kerhunou et Kerhouéder, futur siège de l’Institut de Locarn. Une petite salle de cours et un centre documentaire sont mis en place. Dépassant le centre-ouest breton, la sphère d’influence s’élargit progressivement, notamment vers Nantes, où contact est pris avec le club Kervégan, think tank nantais. Mais c’est l’arrivée de Jean-Pierre Le Roch, patron d’Intermarché, dans l’aventure qui donne une nouvelle impulsion et dimension. En 1991, le  laisse la place à l’Institut de Locarn-cultures et stratégies internationales, association loi 1901. Joseph Le Bihan et Jean-Pierre Le Roch sont sur la même longueur d’onde : “pas de dépenses inutiles en communication et administration”, “on fonce et on bouscule les tièdes”. “En France nous étions sortis des Trente Glorieuses, mais nous ne l’avions pas encore bien compris”, explique Alain Glon, président actuel de l’institut. Dès lors, les fondateurs de Locarn souhaitent donner à l’économie bretonne les outils pour s’adapter, pour “accélérer la prise de conscience, aiguillonner les acteurs du développement économique vers l’offensive plutôt que vers une stratégie de survie”. Il s’agit d’élaborer un cadre idéologique commun aux patrons bretons, de proposer “aux dirigeants économiques un endroit où se retrouver, où parler de prospective”, développe Alain Glon. L’institut bénéficie dès le début de l’appui et de l’investissement du Club des Trente qui réunit depuis 1989 une bonne partie des plus grands chefs d’entreprise bretons, mais aussi du soutien du conseil régional et des cinq conseils généraux de Bretagne. La création du site révèle un solide soutien financier public et privé, de l’ordre de treize millions de francs, explique Yann Fournis, professeur de science politique à l’université du Québec à Rimouski. Lors de l’inauguration, en septembre 1994, en présence de 850 personnes, tout le monde est là, de Patrick Le Lay, qui représente le groupe Bouygues, à Yvon Bourges, président du conseil régional de Bretagne. Experts confirmés Les débuts de l’institut sont prometteurs. Au-delà du soutien de cent cinquante entreprises (Yves Rocher, Even, Triballat, Le Duff, Caugant, etc.), ses présidents successifs sont parmi les plus grands entrepreneurs bretons : Jean-Pierre Le Roch (Intermarché, 1991-1995), Auguste Génovèse (ancien directeur de Citroën à Rennes, 1995-1998) et Alain Glon (Glon-Sanders, depuis 1998). L’institut marque par ses rencontres quasi-mensuelles, avec un fil conducteur : “faire venir des experts confirmés de tous horizons pour nous informer sur les transformations en cours dans le monde, ou pour nous suggérer des voies originales de développement des territoires”, explique Jo Le Bihan. Rapidement toutefois Locarn dérange, les contestations se multiplient. Des organisations de gauche reprochent à l’Institut de Locarn d’utiliser le levier identitaire pour promouvoir les intérêts patronaux en gommant les conflits de classe. Les qualificatifs pleuvent : élitisme, ultralibéralisme, catholicisme intégriste, nationalisme… “Une certaine presse locale, les laïcards, les trotskystes, le Réseau Voltaire nous prenaient pour cible”, s’énerve Jo Le Bihan en évoquant cette période de la fin des années 1990. L’Institut de Locarn se voit reprocher des liens supposés avec l’Opus Dei, voire des accointances avec l’extrême droite. Des manifestations altermondialistes sont même organisées à Locarn contre l’institut. La personnalité d’Auguste Génovèse, mélange d’autoritarisme et d’ultralibéralisme, braque fortement, y compris en interne, selon plusieurs acteurs de l’époque. Sa présidence ne se passe dès lors pas bien. De fait, si l’Institut de Locarn est si déstabilisé par les critiques externes, c’est qu’il est fragilisé également en interne. Plus largement, explique Yann Fournis, “certaines chambres de commerce et certains Haut-Bretons soulignent volontiers le caractère brouillon d’une initiative qui les concurrence directement”. “Nous étions trop différents, trop éloignés du paradigme dominant. Nous regardions trop loin et trop large. Ce qui a créé une incompréhension et provoqué des résistances”, analyse Jo Le Bihan. “Jean-Pierre Le Roch estimait qu’il n’y avait pas besoin de faire de la communication. C’était à l’évidence une erreur”, ajoute-il. “Notre vision, exogène à la culture dominante française, exigeait au contraire de la pédagogie pour être comprise.” Attractivité retrouvée Après la crise profonde de légitimité, les années 2000 marquent un nouveau départ, sous la présidence plus apaisée d’Alain Glon, qui forme un tandem efficace avec Florentin Le Strat, délégué général à partir de 2001. En février 2000, les dirigeants de l’institut font leur mea culpa, affirmant vouloir rompre avec “une certaine opacité qui leur a valu une image un peu obscure”. Ils déclarent favoriser désormais “le développement d’un modèle qui n’ait pas pour seul fondement l’économique mais intègre également les réalités culturelles et une tradition humaniste”. L’arrivée de Bernadette Malgorn comme préfète de la région Bretagne en 2002 marque l’instauration d’une relation de confiance avec la préfecture de région. Elle a “brisé ce cercle vicieux”, estime Jo Le Bihan. Tout d’abord en donnant une vocation de centre de formation à l’Institut de Locarn, ensuite en l’aidant à obtenir l’agrément comme centre de télétravail en milieu rural et, en 2008, comme pôle d’excellence rurale. Avec l’installation de la fibre optique, Locarn devient un “modèle de village connecté en France”, se réjouit Jo Le Bihan. La commémoration des dix ans de l’institut, le 10 septembre 2004, tra- “Nous étions trop différents, trop éloignés du paradigme dominant. Ce qui a créé une incompréhension et provoqué des résistances.” duit l’attractivité retrouvée de l’association. Des élus de toutes tendances y participent, dont Jean-Yves Le Drian, nouvellement élu président du conseil régional de Bretagne, le député-maire de Vitré Pierre Méhaignerie ou encore le secrétaire d’État aux transports et à la mer François Goulard. Un fonctionnement stable est mis en place, avec un bureau d’une dizaine de personnes et un conseil d’administration de vingt-cinq personnes environ. Deux secrétaires et deux employées de service font tourner le centre au quotidien. La structure est légère, avec un budget annuel de 200 000 euros selon Alain Glon, qui permet notamment de prendre en charge deux salaires. L’Institut de Locarn fonctionne essentiellement sur du bénévolat, assure Florentin Le Strat. À côté de cette animation logistique, il s’appuie également sur L’I N S T I T U T DE PAGE PRÉCÉDENTE “Locarn, c’est l’éveil, la prise de conscience que toute protection autour allait disparaître. Nous étions cocoonés par toute une organisation pyramidale centralisée et hégémonique, un système administratif sclérosé qui était remis en cause par la globalisation des années 1990”, explique Alain Glon, président de l’Institut de Locarn depuis 1998. L O CA R N , T H I N K TA N K B R E T O N Locarn est devenu “un centre essentiel du débat régional” grâce à une ouverture vers l’extérieur en termes de recrutement, de communication et d’idéologie, assure Yann Fournis. Si dès les années 1990, l’Institut de Locarn héberge des formations intra-entreprises (Intermarché, Hewlett Packard, etc.), si dans une certaine mesure il est une université permanente des entrepreneurs avec ses conférences sur les problématiques économiques et géostratégiques bretonnes et internationales, la formation s’ouvre à l’extérieur au cours des années 2000 et acquiert même une dimension centrale dans le fonctionnement de l’institut. C’est Pierre Barrière, directeur de l’ de Lorient, qui le premier prend l’initiative de contacter Locarn et de leur proposer un partenariat. L’association accepte alors d’accueillir des jeunes cadres en long chômage, suivis de manière intensive. Puis, à l’initiative de la préfète de région Bernadette Malgorn, l’institut accueille pendant trois mois une promotion complète d’une quinzaine de cadres au chômage. La réussite de l’expérience amène à sa pérennisation. Locarn, progressivement intégré dans les dispositifs de Pôle emploi, avec le soutien financier de la région Bretagne et de l’-, accueille de plus en plus de jeunes chômeurs ou de cadres en reconversion. Co-fondateur et tête pensante de l’Institut de Locarn, Joseph Le Bihan, dynamique octogénaire, y est encore “l’agitateur permanent” selon Alain Glon. 52 un conseil stratégique, son poumon idéologique, essentiellement dédié à la prospective, à la réflexion sur le long terme. Au cours des années 2000, l’institut se réinvente sous le signe d’un triptyque stable : centre de formation pour les cadres, centre de prospective sur l’avenir économique de la Bretagne, cœur de rencontres et de réseaux pour le développement de la Bretagne. “La mutation a été facilitée par la participation à nos travaux d’élus comme Jean-Yves Le Drian ou Bernadette Malgorn”, estime Alain Glon. L’institut s’ouvre de fait à la société civile, organisant par exemple des universités d’été à partir de 2008. Prêts au changement Trois programmes différents sont mis en place. Le premier s’adresse aux jeunes diplômés qui ont du mal à trouver un premier emploi. Le deuxième concerne les cadres de plus de quarante-cinq ans qui ont eu un accident de parcours professionnel, pour les initier à la création ou à la reprise d’entreprise. Le troisième programme, enfin, vise à former des gestionnaires de . “Cette ouverture aux chômeurs est dans la continuité logique de l’esprit de Locarn, insiste Alain Glon. Les précaires, les chômeurs, ce sont ceux qui sont le plus prêts au changement. Ils ont perdu une partie de leurs illusions sur le système.” Depuis quelque temps, un nouveau projet, encore plus ambitieux, se met en place, baptisé “Diorren” (déve- ENQUÊTE loppement en breton). Ce serait une école des futurs dirigeants bretons à destination de cadres talentueux en milieu de carrière. “Il s’agit de former des acteurs conscients des enjeux de l’économie mondialisée et armés pour prendre part à la guerre économique et culturelle”, précise Jo Le Bihan. Logiciel culturel Mais plus que la formation de quelques centaines de cadres, ce à quoi aspire l’Institut de Locarn fondamentalement, c’est la modification des représentations des Bretons dans leur ensemble, et plus particulièrement des élites régionales. Car, assure Jo Le Bihan, “la force déterminante de la compétition n’est pas la technologie – qui est facile à acquérir – mais le ‘logiciel culturel d’un peuple’”. De fait, explique-t-il, il faut que la Bretagne s’adapte à la mondialisation, “ce qui sous-entend une rupture avec le modèle français actuel”. Patrick Le Lay confirme, faisant sienne la formule d’Alain Glon : “Le problème de la Bretagne, c’est la France”. “Ce n’est pas des responsables du problème qu’il faut attendre la solution. La Bretagne, les leaders bretons, ne doivent compter que sur eux-mêmes”, assène-t-il avec conviction. Le but de Locarn est donc de définir une vision pour la Bretagne et de la mettre en œuvre. Sinon, prophétise Jo Le Bihan, c’est le destin de la Cornouailles britannique qui attend la Bretagne (ou au moins l’ouest breton), c’est-à-dire une fuite des talents, la disparition des activités productives. D’où l’importance de la prospective. Mais selon un observateur interne à l’institut, deux visions structurent le projet de Locarn. La première, portée par Alain Glon, serait plus intéressée par les changements pragmatiques, à court terme. Inscrite dans des réseaux endogènes bretons, elle souhaite remodeler l’existant, en luttant au besoin contre les entreprises nationales. La deuxième, symbolisée par Joseph Le Bihan, est à la fois plus identitaire et plus insérée dans la globalisation, dans les réseaux multinationaux. Refusant le statut périphérique de la Bretagne, elle souhaite que la région redevienne un centre de l’économie mondiale. Pour Alain Glon, “la Bretagne meurt de la fiscalité”. “Alors que, selon la Cour des comptes, l’économie souterraine est de 14-15 % en France, elle n’est que de 2,5 % en Bretagne.” D’où l’intérêt d’une territorialisation de la fiscalité pour que les impôts des Bretons servent au développement de la Bretagne. De même, continue-t-il, la Bretagne thésaurise seize milliards d’euros par an, dont douze – livrets A, assurances vie, etc. – remontent à Paris et ne reviennent pas. “Il faut donc trouver les moyens pour que cette épargne reste en Bretagne et y soit réinvestie”, explique-t-il. C’est tout l’enjeu de Redéo, projet lancé le 10 décembre 2013 et porté notamment par Alain Glon qui vise à la réappropriation par les Bretons de tout ce qui relève de leurs L’I N S T I T U T DE Le village de Kerhunou, à Locarn, accueille, depuis près de trente ans, formations et réunions, réseaux et initiatives patronaux. L O CA R N , T H I N K TA N K B R E T O N ENQUÊTE besoins primaires, ce qu’il appelle les “dépenses volontaires obligatoires” et qui représenteraient 35 % du budget des ménages : eau, gaz, électricité, assurances, transports, etc. Il s’agit de relocaliser et mieux contrôler l’économie bretonne “tout en augmentant de 5 % le pouvoir d’achat des Bretons”. Le but est également que l’argent des Bretons serve à créer des entreprises qui couvrent leurs besoins essentiels, en collectant leur épargne grâce à un fonds de dotation et un fonds d’investissement – ainsi l’épargne des Bretons reste en Bretagne et sert à son développement. La première de ces entreprises est Redéo Énergies, dont l’objectif est de fournir du gaz moins coûteux aux entreprises. Il s’agit de concurrencer en Bretagne ce qu’Alain Glon nomme les “champions étatiques”, tels qu’, , Orange ou Veolia. “Locarn, c’est un lieu de rencontres, un cœur de réseau, un bouillonnement décentralisé.” Joseph Le Bihan se projette à vingt ans. Convaincu qu’à l’échelle de la planète, les espaces les plus prospères et dynamiques sont les petites économies s’appuyant sur une forte identité, il prône une organisation territoriale sur le modèle suisse, “où aucune portion du territoire n’est abandonnée”. Il faudrait donc s’éloigner “radicalement de la standardisation jacobine, réductrice des dynamismes locaux”, de même que de la métropolisation qui déséquilibre les territoires. “La Bretagne, explique-t-il, doit se reconfigurer dans un futur espace maritime”. Une piste qui connaît un succès grandissant, assure-t-il, serait la mise en place d’une zone franche maritime sur la Bretagne occidentale, pour capter une partie de l’immense trafic maritime qui passe au large de Brest. Ce qui signifierait le développement industrialo-portuaire de Brest et l’émergence d’un hinterland breton. 54 Pour développer ces réflexions prospectives, Jo Le Bihan s’investit fortement depuis le début dans le conseil stratégique, ou commission prospective, embryon d’un futur Institut Jules Verne, qu’il s’agit désormais de construire – “c’était prévu depuis le début mais fonds et énergie avaient manqué jusqu’à présent pour transformer le projet en réalité”, regrette Jo Le Bihan. Le projet avance bien, assure-t-il, et la nouvelle structure devrait à moyen terme être installée dans le manoir de Kerouéder, à quelques pas de l’Institut de Locarn. Plusieurs projets pourraient prendre place dans cet Institut Jules Verne, qui aura à la fois une dimension historique, notamment sur la mémoire historique du Poher – “un peuple sans racines est un peuple sans avenir”, confirme Alain Glon –, et une dimension prospective. Jo Le Bihan l’imagine comme une “ruche permanente” pour inventer le futur breton et capter les technologies. Une des principales pistes est en effet de mettre en place une compagnie de trading de technologies pour acquérir les technologies nécessaires au développement de la Bretagne. Plus globalement, il s’agirait de réfléchir à la “place de la Bretagne dans l’univers globalisé à l’horizon 2032”, en prévoyant les défis, menaces et opportunités pour le développement économique et culturel du territoire. Il s’agirait en outre de former une nouvelle génération d’entrepreneurs leaders capables de travailler en réseau. C’est tout l’enjeu du club Erispoë, créé par Patrick Le Lay. “Il faut désintoxiquer les jeunes du carcan idéologique français, explique-t-il, les obliger à regarder ce qui se passe ailleurs, leur donner envie de s’investir pour la Bretagne.” À partir de là, ils seront les premiers acteurs de l’avenir de la Bretagne. “Erispoë a un rôle éminemment sociétal”, conclut-il. Un cœur de réseau Il en va de même de l’Institut de Locarn dans son ensemble. “C’est une organisation horizontale centrée sur la Bretagne, contrairement à toutes les autres organisations patronales, pyramidales et centrées sur Paris”, se réjouit l’entrepreneur Jean-Pierre Le Mat, membre du conseil d’adminis- tration. Si l’association ne compte qu’une centaine d’adhérents – entreprises, collectivités et individus –, entre 1 500 et 2 000 personnes y passent par an. “Locarn, c’est un lieu de rencontres, un cœur de réseau, un bouillonnement décentralisé”, explique Alain Glon. “Différents réseaux en Bretagne trouvent intérêt à se réunir à Locarn. Des échanges informels y ont lieu, des projets y germent avant de prendre leur envol. Ça a été le cas de Produit en Bretagne au début des années 1990, qui a d’ailleurs encore son siège à Locarn, de  Breizh plus tard, plus récemment de Redéo, ou même de la vallée des saints à Carnoët.” À partir de 2005, Locarn a d’ailleurs organisé son propre réseau international, la Diaspora économique bretonne, pour fédérer les expatriés bretons et les amener à participer activement à l’essor économique de leur région. L’institut se targue de fédérer 1 600 correspondants répartis dans quatre-vingts pays, l’objectif avoué étant, à horizon 2020, de constituer un maillage de deux cents consuls économiques bretons. Ce qui permettra de manière plus efficace et systématique de mettre en relation les entreprises bretonnes avec des référents pouvant les aider et les accompagner dans leur stratégie de développement à l’international. “Ce qui compte, ce n’est pas la masse, mais le sous-ensemble des jeunes Bretons qui travaillent dans des pôles de compétences rares”, précise Jo Le Bihan. Même si, regrette-t-il, “l’organisation de la diaspora est moins active et plus lente que prévu” par manque de moyens humains et financiers. Locarn a également eu un rôle certain dans l’émergence des Bonnets rouges. Lorsque le Comité de convergence des intérêts bretons – l’organisation qui a impulsé le mouvement et défini ses revendications – est fondé à Pontivy le 18 juin 2013, lançant la bataille contre l’écotaxe, ses animateurs sont presque tous partie prenante de l’Institut de Locarn, à l’instar d’Alain Glon, Loïc Hénaff ou encore Jean-Pierre Le Mat, qui en devient le porte-parole. “L’Institut de Locarn s’opposait au projet d’écotaxe depuis février 2009, estimant qu’elle était une menace pour l’économie bre- tonne”, explique ce dernier. “S’il ne faut pas sous-estimer la capacité du patronat breton à influer sur l’agenda politique, les liens se sont relativement distendus entre les leaders économiques et politiques bretons depuis l’époque du Célib”, nuance Romain Pasquier, directeur de recherche au . De fait, Locarn ne serait pas “très en lien avec les réalités institutionnelles de la France et de la Bretagne contemporaine”. Ce qu’assume tout à fait Alain Glon : “À Locarn on s’intéresse à ce qu’on imagine pouvoir faire bouger, donc on ne travaille pas sur les institutions.” De fait, Locarn ne peut pas s’éparpiller à cause d’un budget très limité. “Le budget de l’Institut de Locarn est dix fois trop faible par rapport à ses ambitions, confirme Romain Pasquier. Ils n’ont pas su se constituer en vrai think tank, au sens américain du terme. Dès lors, ils produisent peu et n’ont pas su ou voulu occuper l’espace cognitif breton.” Malgré les remises en cause des années 2000, ils communiquent encore peu et plutôt mal. À la limite, suggère Romain Pasquier, Produit en Bretagne joue plus le rôle de think tank patronal que l’Institut de Locarn. “Il est beaucoup plus dynamique, avec plus de moyens, infiniment plus visible et légitime dans l’espace public.” Consolider Locarn, une institution vieillissante, à bout de souffle donc et peu visible si l’on en croit Romain Pasquier ? Clairement, l’association a vieilli avec ses créateurs et animateurs, comme Joseph Le Bihan ou Alain Glon. “Pour autant, nuance Patrick Le Lay, alors que Locarn est un peu perdu en centre-Bretagne – il faut le vouloir pour y aller –, ça dure depuis vingt ans. C’est la preuve que c’est une réussite, que ça répond à un besoin.” Pour Jo Le Bihan également, s’il faut consolider et compléter les acquis des dix dernières années, les futures générations d’animateurs sont déjà là. Il voit ainsi le club Erispoë comme le foyer des jeunes leaders de demain, “petit noyau de successeurs qui deviendront des bâtisseurs”. Finalement, Jo Le Bihan touche peutêtre à l’essentiel quand il imagine “voir le futur de Locarn comme une série de satellites spécialisés autour du noyau central existant, qu’il s’agit de fortifier en permanence.” Produit en Bretagne, Diaspora économique bretonne, Comité de convergence des intérêts bretons, club Erispoë, Redéo, Institut Jules Verne, etc. Autant d’initiatives et de structures autonomes pensées et liées à Locarn, mais vivant leur propre vie, travaillant chacune à leur manière à construire un avenir pour la Bretagne dans un cadre mondialisé. ■ www.institut-locarn.fr www.redeo.fr “Globalement, tous les participants à nos programmes de formation sont recasés au bout de deux ans, et la plupart en ascension professionnelle”, estime Florentin Le Strat. Le club Erispoë Jeunes Bretons émancipés Créé en 2012 à l’initiative tout particulièrement de Patrick Le Lay et d’Alexandre Gallou, le club Erispoë réunit des jeunes Bretons, étudiant pour la plupart dans les grandes écoles parisiennes et souhaitant agir pour l’émancipation de la Bretagne. ArMen a rencontré Alexandre Gallou, jeune Finistérien reçu à HEC en 2010, co-animateur du club. ArMen : D’où vient l’idée du club Erispoë ? Alexandre Gallou : Il est né de la rencontre de deux volontés. Patrick Le Lay souhaitait réunir des jeunes Bretons autour de lui pour réfléchir à l’avenir de la Bretagne. Quant à 56 Corentin Le Fur, deux autres camarades et moi-même, nous souhaitions travailler pour la Bretagne, exprimer notre amour pour notre région, mais de façon active, agissante, concrète. Nous nous sommes rencontrés régulièrement pour échanger sur la place de la région dans le monde, son développement économique et culturel, en intégrant progressivement d’autres jeunes Bretons étudiant dans les grandes écoles parisiennes, comme Polytechnique ou Sciences Po Paris. Cela avait un côté très élitiste au début, puis nous nous sommes élargis aux étudiants des universités. Sans jamais nous structurer totalement, nous restons un think tank informel. Et qui s’étend. ENQUÊTE Quels sont les objectifs du club Erispoë ? Il s’agit d’éduquer les jeunes Bretons aux enjeux économiques et politiques de la Bretagne et réfléchir à un modèle alternatif. Outre les rencontres régulières que nous – la quinzaine d’animateurs du club – avons à Paris, généralement au domicile de Patrick Le Lay, nous organisons depuis deux ans des universités d’été à l’Institut de Locarn. Chacune commence par une conférence historique, parce que les jeunes Bretons, même les plus brillants, ne connaissent rien à leur propre histoire ! Puis nous recevons des politiques, des universitaires, des chefs d’entreprise, des sportifs, des artistes. Nous essayons de former les participants à une approche bretonne qui ne soit pas purement identitaire, mais économique, géographique, sociologique… Donner du contenu à leur attachement passionnel à la Bretagne. Cet attachement des Bretons à leur pays est une force, mais une force brute, qu’il s’agit de polir. Cette année, l’université d’été tournait autour de deux thématiques : un thème plus politique, les Bonnets rouges, avec des intervenants comme Christian Troadec, Thierry Merret ou Marc Le Fur, et un thème plus économique, la mer, où nous avons pu entendre Jean Ollivro, Pascal Piriou ou Roland Jourdain. Quels sont vos liens avec l’Institut de Locarn ? Si nous ne sommes pas stricto sensu la branche “jeunes” de l’institut, nous nous retrouvons dans nombre de valeurs qui le structurent. C’est un partenaire précieux avec lequel nous avons une grande proximité. Je suis très proche de Jo Le Bihan, que je considère comme mon grand-père spirituel. C’est d’ailleurs grâce à lui que j’ai rencontré Patrick Le Lay. L’Institut de Locarn nous soutient dans notre démarche intellectuelle et n’hésite pas à nous prêter ses locaux pour nos universités d’été. Ses réseaux nous sont également ouverts. Que représente la Bretagne pour vous ? Au club Erispoë, c’est vrai que notre moteur c’est la Bretagne. C’est notre passion. Nous nous retrouvons dans les valeurs bretonnes de solidarité, dans son passé riche, son côté bâtisseur. Mais la Bretagne doit faire face à la globalisation, sous peine de disparaître. Elle a un avenir si elle sait rester elle-même, si les gens conservent l’amour pour la Bretagne. Je trouve même qu’elle est mieux armée que la France face à la mondialisation. Nous avons une culture du voyage, et donc une ouverture sur le monde, une culture des réseaux, et donc un esprit de solidarité. Nous possédons de nombreux atouts économiques, notamment dans le domaine des nouvelles technologies numériques, des biotechnologies. Les petits pays, comme la Suisse, les Pays-Bas, le Danemark marchent bien. Nous observons attentivement comment ils fonctionnent, dans quelle mesure leur modèle est transposable à la Bretagne. Quel est ici le rôle des jeunes Bretons ? Il faut inciter les jeunes à créer des projets en Bretagne, qu’ils soient politiques ou économiques. Le danger est de rester dans l’utopie et pas dans le concret. C’est tout l’enjeu du club Erispoë. Lors de nos rencontres, nous réfléchissons collectivement. Compétences et profils différents se rencontrent. Des projets de start-ups émergent par exemple. En faisant connaître et comprendre la Bretagne, nous espérons susciter des vocations. Il s’agit notamment d’ancrer des emplois décisionnaires dans la région. Mais le club Erispoë se contente de montrer la route. Nous éveillons les consciences, nous façonnons des passions brutes, mais après, à chacun d’agir, de décider, de prendre ses initiatives. Nous voulons être l’aiguillon qui pousse les jeunes Bretons à réfléchir, à entreprendre, à agir en Bretagne et pour la Bretagne. Et je pense que nous y arrivons : le club Erispoë a créé un réseau de jeunes aux profils variés mais rassemblés par l’envie d’être acteurs de la Bretagne de demain. Peut-on imaginer une Bretagne actrice sans des institutions et un budget digne de ce nom ? Non, bien sûr que non. Il est clair que nous sommes pour plus de pouvoir pour la région. Le principe de subsidiarité est au cœur de notre approche. Pour avoir une place dans un monde globalisé, la Bretagne doit pouvoir décider sur les questions qui la concernent, c’est-à-dire obtenir une autonomie beaucoup plus forte, y compris en termes législatifs et fiscaux. Mais je suis persuadé que la mondialisation renforce les régions. Dans un monde qui s’unifie, il est important de garder un ancrage. Décider localement, c’est s’adapter localement, et donc aller plus vite, qualité essentielle dans un monde qui s’accélère. C’est le système centralisé français qui est incongru dans le monde d’aujourd’hui, où Paris prend des décisions qui s’appliquent uniformément à l’ensemble du territoire, où le système administratif central, conservateur par nature, est un obstacle à toute prise de décision rapide. À quoi ressemblerait votre Bretagne idéale ? Une Bretagne qui arrive à maintenir ses valeurs fortes de solidarité, de travail, de rêve, une Bretagne où les jeunes ont envie de créer, mais une Bretagne au cadre de vie préservé. Notre modèle économique doit être écologique. Préserver l’environnement, c’est une évidence pour toute notre génération. http://club-erispoe.com L’I N S T I T U T DE L O CA R N , T H I N K TA N K B R E T O N