ENQUÊTE
L’Institut de Locarn
think tank breton
Te x t e : Tu d i K e r n a l e g e n n - P h o t o g ra p h i e s : X a v i e r D u b o i s
En pleine Bretagne intérieure, l’Institut de Locarn est un club de
réflexion créé pour réfléchir à la place de la Bretagne dans un monde
globalisé. Centre de prospective économique et de formation pour les
cadres, cœur de réseau, l’association continue à déranger et stimuler
plus de vingt ans après sa création.
ENQUÊTE
A
ux confins des Côtes-d’Armor,
du Finistère et du Morbihan,
au bout d’un chemin de campagne
sinueux, se niche le joli petit village
de Kerhunou, ensemble de longères
traditionnelles en schiste du pays
reliées entre elles par une architecture
contemporaine élégante. Sur un petit
panneau bleu, cette simple inscription en lettres blanches : “Institut de
Locarn”. Y arriver se mérite.
Dans ce cadre d’apparence bucolique,
serein, prospère depuis vingt ans le
principal think tank entrepreneurial
breton. Un des lieux et acteurs clés
du “lobby breton”, selon la journa-
liste Clarisse Lucas, l’institut fascine
ou révulse, provoque les fantasmes
les plus extravagants. Davos breton ?
Franc-maçonnerie patronale ? Voire
bras économique de l’Opus Dei en
Bretagne ? Autour de son slogan
“Oser entreprendre”, l’institut se définit lui-même comme un “centre de
prospective économique [qui] œuvre
pour le développement économique
et culturel de la Bretagne et la formation de ses cadres”.
Transmettre
Inauguré en grande pompe en 1994,
les racines de l’Institut de Locarn sont
pourtant bien plus anciennes. L’idée
initiale revient à Joseph Le Bihan,
fils de journaliers de Locarn, né en
1930, qui a mené une carrière internationale dans l’enseignement, à
en particulier, où il a dirigé la chaire
de géostratégie. Au cours de ses pérégrinations, il prend conscience du
phénomène des “petits territoires” et
décide qu’il faut faire quelque chose
pour transformer la Bretagne, et tout
particulièrement son Poher natal, de
“territoire objet” en “territoire sujet”,
c’est-à-dire “qui prend en main sa
destinée”.
Le projet initial émerge en 1984, sous
l’intitulé de Centre de culture internationale de Bretagne occidentale
(), implanté à Locarn, et avec
déjà pour objectif de “transmettre
aux chefs d’entreprise de l’ouest
breton une culture internationale
accumulée pendant quelque vingt
ans d’enseignement”. Avec l’aide de
l’industriel Michel Caugant, Jo Le
Bihan acquiert alors les villages de
Kerhunou et Kerhouéder, futur siège
de l’Institut de Locarn. Une petite
salle de cours et un centre documentaire sont mis en place.
Dépassant le centre-ouest breton, la
sphère d’influence s’élargit progressivement, notamment vers Nantes, où
contact est pris avec le club Kervégan,
think tank nantais. Mais c’est l’arrivée de Jean-Pierre Le Roch, patron
d’Intermarché, dans l’aventure qui
donne une nouvelle impulsion et
dimension. En 1991, le laisse
la place à l’Institut de Locarn-cultures
et stratégies internationales, association loi 1901. Joseph Le Bihan et
Jean-Pierre Le Roch sont sur la même
longueur d’onde : “pas de dépenses
inutiles en communication et administration”, “on fonce et on bouscule
les tièdes”.
“En France nous étions sortis des
Trente Glorieuses, mais nous ne
l’avions pas encore bien compris”,
explique Alain Glon, président actuel
de l’institut. Dès lors, les fondateurs de Locarn souhaitent donner à
l’économie bretonne les outils pour
s’adapter, pour “accélérer la prise de
conscience, aiguillonner les acteurs
du développement économique vers
l’offensive plutôt que vers une stratégie de survie”. Il s’agit d’élaborer
un cadre idéologique commun aux
patrons bretons, de proposer “aux
dirigeants économiques un endroit
où se retrouver, où parler de prospective”, développe Alain Glon.
L’institut bénéficie dès le début de
l’appui et de l’investissement du Club
des Trente qui réunit depuis 1989
une bonne partie des plus grands
chefs d’entreprise bretons, mais aussi
du soutien du conseil régional et des
cinq conseils généraux de Bretagne.
La création du site révèle un solide
soutien financier public et privé, de
l’ordre de treize millions de francs,
explique Yann Fournis, professeur
de science politique à l’université
du Québec à Rimouski. Lors de
l’inauguration, en septembre 1994,
en présence de 850 personnes, tout
le monde est là, de Patrick Le Lay,
qui représente le groupe Bouygues,
à Yvon Bourges, président du conseil
régional de Bretagne.
Experts confirmés
Les débuts de l’institut sont prometteurs. Au-delà du soutien de
cent cinquante entreprises (Yves
Rocher, Even, Triballat, Le Duff,
Caugant, etc.), ses présidents successifs sont parmi les plus grands
entrepreneurs bretons : Jean-Pierre
Le Roch (Intermarché, 1991-1995),
Auguste Génovèse (ancien directeur
de Citroën à Rennes, 1995-1998) et
Alain Glon (Glon-Sanders, depuis
1998). L’institut marque par ses rencontres quasi-mensuelles, avec un fil
conducteur : “faire venir des experts
confirmés de tous horizons pour nous
informer sur les transformations en
cours dans le monde, ou pour nous
suggérer des voies originales de développement des territoires”, explique
Jo Le Bihan.
Rapidement toutefois Locarn
dérange, les contestations se multiplient. Des organisations de gauche
reprochent à l’Institut de Locarn
d’utiliser le levier identitaire pour
promouvoir les intérêts patronaux en
gommant les conflits de classe. Les
qualificatifs pleuvent : élitisme, ultralibéralisme, catholicisme intégriste,
nationalisme… “Une certaine presse
locale, les laïcards, les trotskystes, le
Réseau Voltaire nous prenaient pour
cible”, s’énerve Jo Le Bihan en évoquant cette période de la fin des
années 1990. L’Institut de Locarn se
voit reprocher des liens supposés avec
l’Opus Dei, voire des accointances
avec l’extrême droite. Des manifestations altermondialistes sont même
organisées à Locarn contre l’institut.
La personnalité d’Auguste Génovèse,
mélange d’autoritarisme et d’ultralibéralisme, braque fortement, y compris en interne, selon plusieurs acteurs
de l’époque. Sa présidence ne se passe
dès lors pas bien. De fait, si l’Institut
de Locarn est si déstabilisé par les critiques externes, c’est qu’il est fragilisé
également en interne. Plus largement,
explique Yann Fournis, “certaines
chambres de commerce et certains
Haut-Bretons soulignent volontiers le
caractère brouillon d’une initiative qui
les concurrence directement”. “Nous
étions trop différents, trop éloignés
du paradigme dominant. Nous regardions trop loin et trop large. Ce qui
a créé une incompréhension et provoqué des résistances”, analyse Jo Le
Bihan. “Jean-Pierre Le Roch estimait
qu’il n’y avait pas besoin de faire de la
communication. C’était à l’évidence
une erreur”, ajoute-il. “Notre vision,
exogène à la culture dominante française, exigeait au contraire de la pédagogie pour être comprise.”
Attractivité retrouvée
Après la crise profonde de légitimité,
les années 2000 marquent un nouveau
départ, sous la présidence plus apaisée
d’Alain Glon, qui forme un tandem
efficace avec Florentin Le Strat, délégué général à partir de 2001. En
février 2000, les dirigeants de l’institut
font leur mea culpa, affirmant vouloir
rompre avec “une certaine opacité qui
leur a valu une image un peu obscure”. Ils déclarent favoriser désormais
“le développement d’un modèle qui
n’ait pas pour seul fondement l’économique mais intègre également les
réalités culturelles et une tradition
humaniste”.
L’arrivée de Bernadette Malgorn
comme préfète de la région Bretagne
en 2002 marque l’instauration d’une
relation de confiance avec la préfecture de région. Elle a “brisé ce cercle
vicieux”, estime Jo Le Bihan. Tout
d’abord en donnant une vocation de
centre de formation à l’Institut de
Locarn, ensuite en l’aidant à obtenir
l’agrément comme centre de télétravail
en milieu rural et, en 2008, comme
pôle d’excellence rurale. Avec l’installation de la fibre optique, Locarn
devient un “modèle de village connecté en France”, se réjouit Jo Le Bihan.
La commémoration des dix ans de
l’institut, le 10 septembre 2004, tra-
“Nous étions trop différents,
trop éloignés du paradigme
dominant. Ce qui a créé une
incompréhension et provoqué
des résistances.”
duit l’attractivité retrouvée de l’association. Des élus de toutes tendances
y participent, dont Jean-Yves Le
Drian, nouvellement élu président du
conseil régional de Bretagne, le député-maire de Vitré Pierre Méhaignerie
ou encore le secrétaire d’État aux
transports et à la mer François
Goulard.
Un fonctionnement stable est mis en
place, avec un bureau d’une dizaine
de personnes et un conseil d’administration de vingt-cinq personnes
environ. Deux secrétaires et deux
employées de service font tourner
le centre au quotidien. La structure
est légère, avec un budget annuel
de 200 000 euros selon Alain Glon,
qui permet notamment de prendre
en charge deux salaires. L’Institut
de Locarn fonctionne essentiellement
sur du bénévolat, assure Florentin
Le Strat. À côté de cette animation
logistique, il s’appuie également sur
L’I N S T I T U T
DE
PAGE PRÉCÉDENTE
“Locarn, c’est l’éveil, la
prise de conscience que
toute protection autour
allait disparaître. Nous
étions cocoonés par
toute une organisation
pyramidale centralisée et
hégémonique, un système
administratif sclérosé
qui était remis en cause
par la globalisation des
années 1990”, explique
Alain Glon, président
de l’Institut de Locarn
depuis 1998.
L O CA R N ,
T H I N K TA N K B R E T O N
Locarn est devenu “un centre essentiel du débat régional” grâce à une
ouverture vers l’extérieur en termes
de recrutement, de communication
et d’idéologie, assure Yann Fournis.
Si dès les années 1990, l’Institut
de Locarn héberge des formations
intra-entreprises
(Intermarché,
Hewlett Packard, etc.), si dans une
certaine mesure il est une université permanente des entrepreneurs
avec ses conférences sur les problématiques économiques et géostratégiques bretonnes et internationales,
la formation s’ouvre à l’extérieur au
cours des années 2000 et acquiert
même une dimension centrale dans
le fonctionnement de l’institut. C’est
Pierre Barrière, directeur de l’ de
Lorient, qui le premier prend l’initiative de contacter Locarn et de leur
proposer un partenariat. L’association
accepte alors d’accueillir des jeunes
cadres en long chômage, suivis de
manière intensive. Puis, à l’initiative
de la préfète de région Bernadette
Malgorn, l’institut accueille pendant
trois mois une promotion complète
d’une quinzaine de cadres au chômage. La réussite de l’expérience
amène à sa pérennisation. Locarn,
progressivement intégré dans les dispositifs de Pôle emploi, avec le soutien financier de la région Bretagne et
de l’-, accueille de plus en
plus de jeunes chômeurs ou de cadres
en reconversion.
Co-fondateur et tête
pensante de l’Institut de
Locarn, Joseph Le Bihan,
dynamique octogénaire,
y est encore “l’agitateur
permanent” selon
Alain Glon.
52
un conseil stratégique, son poumon
idéologique, essentiellement dédié à
la prospective, à la réflexion sur le
long terme.
Au cours des années 2000, l’institut
se réinvente sous le signe d’un triptyque stable : centre de formation
pour les cadres, centre de prospective sur l’avenir économique de la
Bretagne, cœur de rencontres et de
réseaux pour le développement de la
Bretagne. “La mutation a été facilitée
par la participation à nos travaux
d’élus comme Jean-Yves Le Drian ou
Bernadette Malgorn”, estime Alain
Glon. L’institut s’ouvre de fait à la
société civile, organisant par exemple
des universités d’été à partir de 2008.
Prêts au changement
Trois programmes différents sont mis
en place. Le premier s’adresse aux
jeunes diplômés qui ont du mal à
trouver un premier emploi. Le deuxième concerne les cadres de plus
de quarante-cinq ans qui ont eu un
accident de parcours professionnel,
pour les initier à la création ou à
la reprise d’entreprise. Le troisième
programme, enfin, vise à former des
gestionnaires de . “Cette ouverture aux chômeurs est dans la continuité logique de l’esprit de Locarn,
insiste Alain Glon. Les précaires, les
chômeurs, ce sont ceux qui sont le
plus prêts au changement. Ils ont
perdu une partie de leurs illusions sur
le système.”
Depuis quelque temps, un nouveau
projet, encore plus ambitieux, se met
en place, baptisé “Diorren” (déve-
ENQUÊTE
loppement en breton). Ce serait une
école des futurs dirigeants bretons
à destination de cadres talentueux
en milieu de carrière. “Il s’agit de
former des acteurs conscients des
enjeux de l’économie mondialisée et
armés pour prendre part à la guerre
économique et culturelle”, précise Jo
Le Bihan.
Logiciel culturel
Mais plus que la formation de
quelques centaines de cadres, ce à
quoi aspire l’Institut de Locarn fondamentalement, c’est la modification
des représentations des Bretons dans
leur ensemble, et plus particulièrement des élites régionales. Car, assure
Jo Le Bihan, “la force déterminante
de la compétition n’est pas la technologie – qui est facile à acquérir –
mais le ‘logiciel culturel d’un peuple’”.
De fait, explique-t-il, il faut que la
Bretagne s’adapte à la mondialisation,
“ce qui sous-entend une rupture avec
le modèle français actuel”. Patrick
Le Lay confirme, faisant sienne la
formule d’Alain Glon : “Le problème
de la Bretagne, c’est la France”. “Ce
n’est pas des responsables du problème qu’il faut attendre la solution.
La Bretagne, les leaders bretons, ne
doivent compter que sur eux-mêmes”,
assène-t-il avec conviction. Le but de
Locarn est donc de définir une vision
pour la Bretagne et de la mettre en
œuvre. Sinon, prophétise Jo Le Bihan,
c’est le destin de la Cornouailles britannique qui attend la Bretagne (ou
au moins l’ouest breton), c’est-à-dire
une fuite des talents, la disparition des
activités productives.
D’où l’importance de la prospective.
Mais selon un observateur interne
à l’institut, deux visions structurent
le projet de Locarn. La première,
portée par Alain Glon, serait plus
intéressée par les changements pragmatiques, à court terme. Inscrite dans
des réseaux endogènes bretons, elle
souhaite remodeler l’existant, en luttant au besoin contre les entreprises
nationales. La deuxième, symbolisée
par Joseph Le Bihan, est à la fois
plus identitaire et plus insérée dans
la globalisation, dans les réseaux multinationaux. Refusant le statut périphérique de la Bretagne, elle souhaite
que la région redevienne un centre de
l’économie mondiale.
Pour Alain Glon, “la Bretagne meurt
de la fiscalité”. “Alors que, selon la
Cour des comptes, l’économie souterraine est de 14-15 % en France,
elle n’est que de 2,5 % en Bretagne.”
D’où l’intérêt d’une territorialisation
de la fiscalité pour que les impôts des
Bretons servent au développement de
la Bretagne. De même, continue-t-il,
la Bretagne thésaurise seize milliards
d’euros par an, dont douze – livrets
A, assurances vie, etc. – remontent
à Paris et ne reviennent pas. “Il faut
donc trouver les moyens pour que
cette épargne reste en Bretagne et y
soit réinvestie”, explique-t-il.
C’est tout l’enjeu de Redéo, projet lancé le 10 décembre 2013 et
porté notamment par Alain Glon
qui vise à la réappropriation par les
Bretons de tout ce qui relève de leurs
L’I N S T I T U T
DE
Le village de Kerhunou,
à Locarn, accueille,
depuis près de trente ans,
formations et réunions,
réseaux et initiatives
patronaux.
L O CA R N ,
T H I N K TA N K B R E T O N
ENQUÊTE
besoins primaires, ce qu’il appelle les
“dépenses volontaires obligatoires” et
qui représenteraient 35 % du budget
des ménages : eau, gaz, électricité,
assurances, transports, etc. Il s’agit de
relocaliser et mieux contrôler l’économie bretonne “tout en augmentant de
5 % le pouvoir d’achat des Bretons”.
Le but est également que l’argent des
Bretons serve à créer des entreprises
qui couvrent leurs besoins essentiels,
en collectant leur épargne grâce à
un fonds de dotation et un fonds
d’investissement – ainsi l’épargne des
Bretons reste en Bretagne et sert à
son développement. La première de
ces entreprises est Redéo Énergies,
dont l’objectif est de fournir du gaz
moins coûteux aux entreprises. Il
s’agit de concurrencer en Bretagne
ce qu’Alain Glon nomme les “champions étatiques”, tels qu’, , Orange ou Veolia.
“Locarn, c’est un lieu
de rencontres, un cœur de
réseau, un bouillonnement
décentralisé.”
Joseph Le Bihan se projette à vingt
ans. Convaincu qu’à l’échelle de la
planète, les espaces les plus prospères et
dynamiques sont les petites économies
s’appuyant sur une forte identité, il
prône une organisation territoriale sur
le modèle suisse, “où aucune portion
du territoire n’est abandonnée”. Il faudrait donc s’éloigner “radicalement de
la standardisation jacobine, réductrice
des dynamismes locaux”, de même
que de la métropolisation qui déséquilibre les territoires. “La Bretagne,
explique-t-il, doit se reconfigurer dans
un futur espace maritime”. Une piste
qui connaît un succès grandissant,
assure-t-il, serait la mise en place d’une
zone franche maritime sur la Bretagne
occidentale, pour capter une partie de
l’immense trafic maritime qui passe
au large de Brest. Ce qui signifierait
le développement industrialo-portuaire
de Brest et l’émergence d’un hinterland
breton.
54
Pour développer ces réflexions prospectives, Jo Le Bihan s’investit fortement depuis le début dans le conseil
stratégique, ou commission prospective, embryon d’un futur Institut
Jules Verne, qu’il s’agit désormais de
construire – “c’était prévu depuis le
début mais fonds et énergie avaient
manqué jusqu’à présent pour transformer le projet en réalité”, regrette
Jo Le Bihan. Le projet avance bien,
assure-t-il, et la nouvelle structure
devrait à moyen terme être installée dans le manoir de Kerouéder, à
quelques pas de l’Institut de Locarn.
Plusieurs projets pourraient prendre
place dans cet Institut Jules Verne,
qui aura à la fois une dimension historique, notamment sur la mémoire
historique du Poher – “un peuple
sans racines est un peuple sans avenir”, confirme Alain Glon –, et une
dimension prospective. Jo Le Bihan
l’imagine comme une “ruche permanente” pour inventer le futur breton
et capter les technologies. Une des
principales pistes est en effet de mettre
en place une compagnie de trading de
technologies pour acquérir les technologies nécessaires au développement
de la Bretagne. Plus globalement, il
s’agirait de réfléchir à la “place de
la Bretagne dans l’univers globalisé
à l’horizon 2032”, en prévoyant les
défis, menaces et opportunités pour le
développement économique et culturel du territoire. Il s’agirait en outre
de former une nouvelle génération
d’entrepreneurs leaders capables de
travailler en réseau.
C’est tout l’enjeu du club Erispoë,
créé par Patrick Le Lay. “Il faut désintoxiquer les jeunes du carcan idéologique français, explique-t-il, les obliger à regarder ce qui se passe ailleurs,
leur donner envie de s’investir pour
la Bretagne.” À partir de là, ils seront
les premiers acteurs de l’avenir de la
Bretagne. “Erispoë a un rôle éminemment sociétal”, conclut-il.
Un cœur de réseau
Il en va de même de l’Institut de
Locarn dans son ensemble. “C’est une
organisation horizontale centrée sur
la Bretagne, contrairement à toutes
les autres organisations patronales,
pyramidales et centrées sur Paris”, se
réjouit l’entrepreneur Jean-Pierre Le
Mat, membre du conseil d’adminis-
tration. Si l’association ne compte
qu’une centaine d’adhérents – entreprises, collectivités et individus –,
entre 1 500 et 2 000 personnes y
passent par an. “Locarn, c’est un
lieu de rencontres, un cœur de
réseau, un bouillonnement décentralisé”, explique Alain Glon. “Différents
réseaux en Bretagne trouvent intérêt
à se réunir à Locarn. Des échanges
informels y ont lieu, des projets y
germent avant de prendre leur envol.
Ça a été le cas de Produit en Bretagne
au début des années 1990, qui a d’ailleurs encore son siège à Locarn, de
Breizh plus tard, plus récemment de
Redéo, ou même de la vallée des saints
à Carnoët.”
À partir de 2005, Locarn a d’ailleurs organisé son propre réseau international, la Diaspora économique
bretonne, pour fédérer les expatriés
bretons et les amener à participer
activement à l’essor économique de
leur région. L’institut se targue de
fédérer 1 600 correspondants répartis dans quatre-vingts pays, l’objectif avoué étant, à horizon 2020, de
constituer un maillage de deux cents
consuls économiques bretons. Ce qui
permettra de manière plus efficace
et systématique de mettre en relation les entreprises bretonnes avec
des référents pouvant les aider et les
accompagner dans leur stratégie de
développement à l’international. “Ce
qui compte, ce n’est pas la masse, mais
le sous-ensemble des jeunes Bretons
qui travaillent dans des pôles de compétences rares”, précise Jo Le Bihan.
Même si, regrette-t-il, “l’organisation
de la diaspora est moins active et
plus lente que prévu” par manque de
moyens humains et financiers.
Locarn a également eu un rôle certain
dans l’émergence des Bonnets rouges.
Lorsque le Comité de convergence
des intérêts bretons – l’organisation
qui a impulsé le mouvement et défini ses revendications – est fondé à
Pontivy le 18 juin 2013, lançant la
bataille contre l’écotaxe, ses animateurs sont presque tous partie prenante de l’Institut de Locarn, à l’instar
d’Alain Glon, Loïc Hénaff ou encore
Jean-Pierre Le Mat, qui en devient
le porte-parole. “L’Institut de Locarn
s’opposait au projet d’écotaxe depuis
février 2009, estimant qu’elle était
une menace pour l’économie bre-
tonne”, explique ce dernier.
“S’il ne faut pas sous-estimer la capacité du patronat breton à influer sur
l’agenda politique, les liens se sont
relativement distendus entre les leaders économiques et politiques bretons depuis l’époque du Célib”,
nuance Romain Pasquier, directeur de
recherche au . De fait, Locarn
ne serait pas “très en lien avec les
réalités institutionnelles de la France
et de la Bretagne contemporaine”. Ce
qu’assume tout à fait Alain Glon :
“À Locarn on s’intéresse à ce qu’on
imagine pouvoir faire bouger, donc
on ne travaille pas sur les institutions.”
De fait, Locarn ne peut pas s’éparpiller
à cause d’un budget très limité. “Le
budget de l’Institut de Locarn est dix
fois trop faible par rapport à ses ambitions, confirme Romain Pasquier. Ils
n’ont pas su se constituer en vrai think
tank, au sens américain du terme. Dès
lors, ils produisent peu et n’ont pas
su ou voulu occuper l’espace cognitif
breton.” Malgré les remises en cause
des années 2000, ils communiquent
encore peu et plutôt mal. À la limite,
suggère Romain Pasquier, Produit en
Bretagne joue plus le rôle de think
tank patronal que l’Institut de Locarn.
“Il est beaucoup plus dynamique, avec
plus de moyens, infiniment plus visible
et légitime dans l’espace public.”
Consolider
Locarn, une institution vieillissante,
à bout de souffle donc et peu visible
si l’on en croit Romain Pasquier ?
Clairement, l’association a vieilli avec
ses créateurs et animateurs, comme
Joseph Le Bihan ou Alain Glon.
“Pour autant, nuance Patrick Le Lay,
alors que Locarn est un peu perdu en
centre-Bretagne – il faut le vouloir
pour y aller –, ça dure depuis vingt
ans. C’est la preuve que c’est une réussite, que ça répond à un besoin.” Pour
Jo Le Bihan également, s’il faut consolider et compléter les acquis des dix
dernières années, les futures générations d’animateurs sont déjà là. Il voit
ainsi le club Erispoë comme le foyer
des jeunes leaders de demain, “petit
noyau de successeurs qui deviendront
des bâtisseurs”.
Finalement, Jo Le Bihan touche peutêtre à l’essentiel quand il imagine
“voir le futur de Locarn comme une
série de satellites spécialisés autour
du noyau central existant, qu’il s’agit
de fortifier en permanence.” Produit
en Bretagne, Diaspora économique
bretonne, Comité de convergence des
intérêts bretons, club Erispoë, Redéo,
Institut Jules Verne, etc. Autant d’initiatives et de structures autonomes
pensées et liées à Locarn, mais vivant
leur propre vie, travaillant chacune à
leur manière à construire un avenir
pour la Bretagne dans un cadre mondialisé.
■
www.institut-locarn.fr
www.redeo.fr
“Globalement, tous
les participants à
nos programmes de
formation sont recasés
au bout de deux ans, et
la plupart en ascension
professionnelle”, estime
Florentin Le Strat.
Le club Erispoë
Jeunes Bretons émancipés
Créé en 2012 à l’initiative tout particulièrement de Patrick Le Lay et d’Alexandre Gallou, le club
Erispoë réunit des jeunes Bretons, étudiant pour la plupart dans les grandes écoles parisiennes et
souhaitant agir pour l’émancipation de la Bretagne. ArMen a rencontré Alexandre Gallou, jeune
Finistérien reçu à HEC en 2010, co-animateur du club.
ArMen :
D’où vient l’idée
du club Erispoë ?
Alexandre Gallou : Il est né de la
rencontre de deux volontés. Patrick
Le Lay souhaitait réunir des jeunes
Bretons autour de lui pour réfléchir
à l’avenir de la Bretagne. Quant à
56
Corentin Le Fur, deux autres camarades et moi-même, nous souhaitions
travailler pour la Bretagne, exprimer
notre amour pour notre région, mais
de façon active, agissante, concrète.
Nous nous sommes rencontrés régulièrement pour échanger sur la place
de la région dans le monde, son développement économique et culturel,
en intégrant progressivement d’autres
jeunes Bretons étudiant dans les
grandes écoles parisiennes, comme
Polytechnique ou Sciences Po Paris.
Cela avait un côté très élitiste au
début, puis nous nous sommes élargis
aux étudiants des universités. Sans
jamais nous structurer totalement,
nous restons un think tank informel.
Et qui s’étend.
ENQUÊTE
Quels sont les objectifs du club Erispoë ?
Il s’agit d’éduquer les jeunes Bretons
aux enjeux économiques et politiques de la Bretagne et réfléchir
à un modèle alternatif. Outre les
rencontres régulières que nous –
la quinzaine d’animateurs du club
– avons à Paris, généralement au
domicile de Patrick Le Lay, nous
organisons depuis deux ans des universités d’été à l’Institut de Locarn.
Chacune commence par une
conférence historique, parce que
les jeunes Bretons, même les plus
brillants, ne connaissent rien à leur
propre histoire ! Puis nous recevons
des politiques, des universitaires,
des chefs d’entreprise, des sportifs,
des artistes. Nous essayons de former les participants à une approche
bretonne qui ne soit pas purement
identitaire, mais économique, géographique, sociologique… Donner
du contenu à leur attachement passionnel à la Bretagne. Cet attachement des Bretons à leur pays est
une force, mais une force brute,
qu’il s’agit de polir. Cette année,
l’université d’été tournait autour de
deux thématiques : un thème plus
politique, les Bonnets rouges, avec
des intervenants comme Christian
Troadec, Thierry Merret ou Marc
Le Fur, et un thème plus économique, la mer, où nous avons pu
entendre Jean Ollivro, Pascal Piriou
ou Roland Jourdain.
Quels sont vos
liens avec l’Institut
de Locarn ?
Si nous ne sommes pas stricto sensu la
branche “jeunes” de l’institut, nous
nous retrouvons dans nombre de
valeurs qui le structurent. C’est un
partenaire précieux avec lequel nous
avons une grande proximité. Je suis
très proche de Jo Le Bihan, que je
considère comme mon grand-père
spirituel. C’est d’ailleurs grâce à lui
que j’ai rencontré Patrick Le Lay.
L’Institut de Locarn nous soutient
dans notre démarche intellectuelle
et n’hésite pas à nous prêter ses
locaux pour nos universités d’été. Ses
réseaux nous sont également ouverts.
Que représente la
Bretagne pour vous ?
Au club Erispoë, c’est vrai que notre
moteur c’est la Bretagne. C’est notre
passion. Nous nous retrouvons dans
les valeurs bretonnes de solidarité,
dans son passé riche, son côté bâtisseur. Mais la Bretagne doit faire
face à la globalisation, sous peine
de disparaître. Elle a un avenir si
elle sait rester elle-même, si les
gens conservent l’amour pour la
Bretagne. Je trouve même qu’elle
est mieux armée que la France face
à la mondialisation. Nous avons
une culture du voyage, et donc
une ouverture sur le monde, une
culture des réseaux, et donc un
esprit de solidarité. Nous possédons
de nombreux atouts économiques,
notamment dans le domaine des
nouvelles technologies numériques,
des biotechnologies. Les petits pays,
comme la Suisse, les Pays-Bas, le
Danemark marchent bien. Nous
observons attentivement comment
ils fonctionnent, dans quelle mesure
leur modèle est transposable à la
Bretagne.
Quel est ici le rôle
des jeunes Bretons ?
Il faut inciter les jeunes à créer des
projets en Bretagne, qu’ils soient
politiques ou économiques. Le danger est de rester dans l’utopie et pas
dans le concret. C’est tout l’enjeu
du club Erispoë. Lors de nos rencontres, nous réfléchissons collectivement. Compétences et profils différents se rencontrent. Des projets
de start-ups émergent par exemple.
En faisant connaître et comprendre
la Bretagne, nous espérons susciter
des vocations. Il s’agit notamment
d’ancrer des emplois décisionnaires
dans la région. Mais le club Erispoë
se contente de montrer la route.
Nous éveillons les consciences, nous
façonnons des passions brutes, mais
après, à chacun d’agir, de décider,
de prendre ses initiatives. Nous voulons être l’aiguillon qui pousse les
jeunes Bretons à réfléchir, à entreprendre, à agir en Bretagne et pour
la Bretagne. Et je pense que nous y
arrivons : le club Erispoë a créé un
réseau de jeunes aux profils variés
mais rassemblés par l’envie d’être
acteurs de la Bretagne de demain.
Peut-on imaginer
une Bretagne actrice
sans des institutions
et un budget digne
de ce nom ?
Non, bien sûr que non. Il est clair
que nous sommes pour plus de
pouvoir pour la région. Le principe
de subsidiarité est au cœur de notre
approche. Pour avoir une place dans
un monde globalisé, la Bretagne doit
pouvoir décider sur les questions qui
la concernent, c’est-à-dire obtenir
une autonomie beaucoup plus forte,
y compris en termes législatifs et
fiscaux. Mais je suis persuadé que la
mondialisation renforce les régions.
Dans un monde qui s’unifie, il est
important de garder un ancrage.
Décider localement, c’est s’adapter
localement, et donc aller plus vite,
qualité essentielle dans un monde
qui s’accélère. C’est le système centralisé français qui est incongru dans
le monde d’aujourd’hui, où Paris
prend des décisions qui s’appliquent
uniformément à l’ensemble du territoire, où le système administratif
central, conservateur par nature, est
un obstacle à toute prise de décision
rapide.
À quoi
ressemblerait votre
Bretagne idéale ?
Une Bretagne qui arrive à maintenir
ses valeurs fortes de solidarité, de
travail, de rêve, une Bretagne où les
jeunes ont envie de créer, mais une
Bretagne au cadre de vie préservé.
Notre modèle économique doit être
écologique. Préserver l’environnement, c’est une évidence pour toute
notre génération.
http://club-erispoe.com
L’I N S T I T U T
DE
L O CA R N ,
T H I N K TA N K B R E T O N