Quaderni
Communication, technologies, pouvoir
97 | Automne 2018
Néo-libéralisme(s). Réseaux et formes des
mobilisations en France
L’engagement dans un think tank néo-libéral
Entretien avec Gaspard Koenig, président de GénérationLibre
Kevin Brookes
Édition électronique
URL : http://journals.openedition.org/quaderni/1285
DOI : 10.4000/quaderni.1285
ISSN : 2105-2956
Éditeur
Les éditions de la Maison des sciences de l’Homme
Édition imprimée
Date de publication : 5 octobre 2018
Pagination : 57-67
Référence électronique
Kevin Brookes, « L’engagement dans un think tank néo-libéral », Quaderni [En ligne], 97 | Automne 2018,
mis en ligne le 05 octobre 2020, consulté le 04 janvier 2021. URL : http://journals.openedition.org/
quaderni/1285 ; DOI : https://doi.org/10.4000/quaderni.1285
Tous droits réservés
Dossier
L’engagement
dans un
think tank
néo-libéral.
Entretien avec
Gaspard Koenig,
président de
GénérationLibre
Par Kevin Brookes
Doctorant en science politique
Laboratoire PACTE
Science-Po Grenoble
QUADERNI N°97 - AUTOMNE 2018
Comment s’engage-t-on pour les idées néo-l
ibérales en France ? En tant que directeur
du think tank GénérationLibre et philosophe
engagé dans le débat public, Gaspard Koenig
nous offre une vue de l’intérieur du mouvement
néo-libéral en France. Ancien élève de l’ENS,
agrégé de philosophie, écrivain, ancienne plume
de ministre, candidat aux élections législatives
de 2012 pour les Français de l’étranger, son
cheminement professionnel et intellectuel est
riche d’enseignements. Tout d’abord, il témoigne de l’existence de plusieurs branches du
néo-libéralisme. Les idées qui animent Gaspard
Koenig proviennent de ses lectures en philosophie politique davantage que de la lecture
d’économistes théoriciens du marché. Son néolibéralisme modéré se distingue de traditions
concurrentes qui font de l’État la source de tous
les maux de la société. Il s’inscrit, à l’inverse,
dans une tradition libérale qui attribue à l’État
un rôle d’arbitre s’assurant que chacun ait la
capacité d’être autonome et de choisir son mode
de vie. Dans cet entretien, il nous expose les
raisons qui l’ont poussé à défendre et à créer
un think tank, GénérationLibre, pour s’assurer
de la promotion de ces idées (plutôt que des
répertoires d’action concurrents). Il explique son
fonctionnement et les raisons qui l’ont poussé à
privilégier le registre de l’expertise par rapport
à celui de l’« intellectuel total ». Il expose sa
démarche inspirée de l’expérience des think
tanks au Royaume-Uni et du penseur néo-libéral
Friedrich Hayek, visant à convaincre un « public
éclairé » composé d’intermédiaires de pensée.
L’objectif est pour le philosophe de changer
le climat d’opinion régnant dans la société en
tenant un discours respecté par les élites. Pour
ce faire, il privilégie la production d’expertise à
ENTRETIEN AVEC GASPARD KOENIG
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disposition des décideurs publics, ainsi que l’établissement de réseaux de personnes partageant
sa vision du libéralisme. Son témoignage révèle
également que, si les mobilisations en faveur du
néo-libéralisme se développent et revêtent des
formes comparables à celles observées dans les
pays qui ont donné naissance à cette idéologie,
elles demeurent contraintes par plusieurs facteurs institutionnels propres au contexte français.
Je voudrais revenir avec vous sur votre
cheminement vers les idées libérales. Votre
parcours est désormais relativement connu,
mais on ignore comment vous en êtes venu à
les défendre. Comment découvre-t-on les idées
libérales en France ?
C’est une bonne question. D’abord, j’étais avant
tout philosophe et j’ai fait une maîtrise sur
Deleuze et mon DEA sur Condillac. J’étais donc
familier de la philosophie française dite classique.
J’ai découvert le libéralisme par différents biais.
J’étais allé vivre un an à New York où j’ai étudié à
l’Université de Columbia et j’ai eu quelques cours
sur les idées libérales notamment. J’ai également
commencé à lire The Economist, j’ai découvert
Condillac, qui est aussi un libéral, plus ou moins,
en tout cas dans la tradition physiocratique. Et
puis, j’ai lu Tocqueville et Revel. C’est un peu
cette combinaison-là.
Quand je suis revenu en France, après cette année
newyorkaise, après ces cours, ces lectures, et
aussi à avoir fréquenté ce milieu très différent des
agrégés français, j’ai continué à creuser cette voie
et lire The Economist qui est vraiment un repère
important pour moi ; tous les samedis depuis dix
ans je lis The Economist. La ligne qu’ils ont – à
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.
ENTRETIEN AVEC GASPARD KOENIG
quelques détails près – est très similaire à celle
de GenerationLibre, le think tank que je préside
et qui défend un libéralisme très classique, mais
très affuté sur les sujets les plus modernes et très
réputé sur les aspects technologiques.
Est-ce que l’on peut dire que vous êtes arrivé
au libéralisme économique, ce que certains
appellent le néo-libéralisme, par le libéralisme
politique classique en fait ?
Complètement. Je suis arrivé au libéralisme par
la philosophie, c’est sûr, en lisant Condillac,
Tocqueville et Revel qui sont les trois premiers
auteurs que j’ai lus ensemble concernant la
question des libertés de l’individu. J’ai découvert
le marché chemin faisant, d’abord parce que cela
n’a jamais été ma tasse de thé et les questions
des mécanismes de marché ne sont pas celles qui
m’excitent le plus. Mais je comprends combien
cela peut être important en tant que reflet de la
conception des libertés. Tout part de la conception
de la liberté politique, en effet, de la conception de
l’individu grosso modo et de son indépendance,
de son autonomie et de ses capacités de choix.
Ensuite, il y a différents idéaux économiques qui
en découlent.
Justement, parce que vous parlez de plusieurs
libéralismes économiques, il y a différents
vocables pour désigner vos idées et celles de
GenerationLibre. Certains parlent de néolibéralisme, d’autres d’ultra-libéralisme,
d’autres encore de libertarianisme. Finalement, quel vocable serait le plus adéquat pour
qualifier vos idées ?
D’abord, je crois qu’il y a quelque chose d’im-
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portant chez les libéraux : ils n’ont pas de cases
très fixes. C’est inhérent au progrès de cette
pensée qui est libre vis-à-vis d’elle-même et qui,
contrairement à d’autres pensées beaucoup plus
dogmatiques, est toujours en mouvement, et qui
doute – ce qui est mon cas. Condillac, c’est à la
fois quelqu’un qui écrit un traité de commerce,
qui était pour l’ouverture des frontières, les
échanges, etc. et c’était aussi quelqu’un qui a
écrit un traité contre les systèmes. Il dit lui-même
que la philosophie fonctionne dans un système,
et Descartes et Spinoza analysaient ça, et c’est
parce que ce sont des systèmes clos que cela ne
peut être que faux. Je ne dis pas cela pour éviter
de répondre à votre question, c’est pour montrer
que sur une base libérale classique, il y a ensuite
beaucoup de chemins et d’embranchements. Je
n’ai pas tout résolu et je n’ai pas de mot pour
qualifier tout ça.
Alors, le mot « Ultra-libéralisme » que vous utilisez ne permet pas de caractériser le fond d’une
pensée, c’est juste une insulte en fait, cela n’a pas
d’intérêt. « Néo-libéralisme », j’ai souvent pensé
que c’était la même chose, mais j’ai été convaincu
par la lecture de Serge Audier, ainsi que par celle
de Foucault. Cela montre qu’il existe bien une
réalité politique et historique assez profonde et
de ce point de vue-là, je dois dire que je me sens
plutôt disons ordo-libéral, que néo-libéral à la
Friedman. Il y a eu toujours quelque chose qui
m’a un peu dérangé dans le tournant américain de
la Société du Mont-Pèlerin, depuis que les ordolibéraux se sont effacés et depuis qu’il y a une
hégémonie des économistes sur le mouvement
et surtout l’hégémonie des idées de marché. Je
trouve qu’on en est toujours là, et que la Société
du Mont-Pèlerin traîne encore ces idées-là, alors
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que le libéralisme est plus complexe et plus
touffu. Ils ont réduit le libéralisme à une doctrine
très systématique. Par ailleurs, il y a chez eux une
opposition totale au rôle du gouvernement – pas
chez Friedman – qui est assez paradoxale, parce
que les libéraux comme Adam Smith ont inventé
l’État moderne. Ils ont inventé la notion même –
Foucault le dit – de gouvernementalité. On peut
le leur reprocher, mais en tout cas, le libéralisme
s’est construit avec l’État, et avec l’idée d’une
régulation et d’un gouvernement. Donc opposer
le libéralisme à l’État est très bizarre, très récent
et très marginal dans l’histoire de la doctrine –
quand on la regarde bien. Je pense que c’est parce
que l’État est devenu si envahissant et si pénible
que l’on passe notre temps à lutter contre des
lois stupides. Mais on a tendance à généraliser
théoriquement en disant que tout gouvernement
est condamnable, alors que ce n’est pas du tout
l’essence de cette doctrine, qui au contraire imaginait un rapport direct de l’État à l’individu (en
brisant les corporations, etc.).
Enfin, sur les « libertariens », je m’intéresse en
ce moment aux « libertariens de gauche » ou
« bleeding heart libertarians », tout ce que fait le
Niskanen Center à Washington par exemple, qui
est une sorte d’offset du CATO Institute1 en plus
modéré, raisonnable, plus fin, et s’intéressant
aux problèmes sociaux sans exclure toute régulation d’emblée. Sur le plan plus philosophique,
les « libertariens de gauche » s’inscrivent – de
Pufendorf à Peter Valentyne – dans l’idée que
certes le travail permet de s’approprier des biens,
mais en même temps on s’approprie quelque
chose qui appartient à tous, alors il y a une logique
à compenser la communauté. Ils trouvent donc
une justification théorique fondamentale à l’idée
ENTRETIEN AVEC GASPARD KOENIG
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d’impôts, ils sont d’ailleurs souvent partisans du
revenu de base. Il y a cette nouvelle génération
de libertariens dits « de gauche », beaucoup plus
soucieuse de diversité et d’individualisme que de
marché, beaucoup plus intéressée aux problèmes
de pauvreté, de prisonniers, etc. parce que c’est
facile de montrer que le libertarianisme marche
pour les entrepreneurs. Mais l’idée c’est de montrer que le libéralisme marche pour les pauvres,
pour les fous. C’est le véritable enjeu. C’est quand
on aura montré cela que l’on aura gagné. Montrer
qu’il marche pour tout le monde. C’est un peu
l’objet de mon dernier ouvrage2, pour lequel j’ai
voyagé et rencontré des populations pauvres au
Pérou, des vendeurs de cannabis au Colorado, des
prisonniers en Finlande, des religieux en Inde,
etc. Afin de montrer que les solutions libérales
apportées à ces enjeux-là pouvaient également
fonctionner pour eux. Cette nouvelle génération
de libertariens – c’est encore un peu flou, mais je
les reconnais – les personnes qui gravitent autour
du Niskanen Center, de Van Parijs, de Sam Harris,
de Peter Valentyne. Il s’agit d’une toute petite
communauté qui n’est pas très structurée, mais
où je sens naître une génération très différente de
la vieille génération du Mont-Pèlerin.
En fait, vous prenez ainsi vos distances par
rapport à l’école autrichienne d’économie ou
bien à l’école de Chicago.
Oui, complètement. Bon je m’intéresse aussi à
Friedman, mais je n’ai jamais été fasciné et cela
n’a jamais été mon principal centre d’intérêt.
Concernant la promotion des idées, au cours
de votre parcours, vous avez décidé de vous
lancer dans une campagne pour promouvoir
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ENTRETIEN AVEC GASPARD KOENIG
le libéralisme lors des élections législatives
en 2012, puis vous avez finalement décidé de
fonder votre think tank. Pourquoi choisir ce
répertoire d’actions plutôt qu’un autre ?
D’abord, je pense qu’il faut distinguer la réflexion
théorique qui peut être la mienne et qui le sera
davantage dans les années qui viennent, et puis
l’engagement dans la Cité via la politique ou
via le think tank où j’y défends des idées plus
classiques. Je ne peux pas arriver dans le débat
public en disant « je suis libertarien de gauche » et
simplement donner des directives à suivre. C’est
complètement peine perdue. Déjà que c’est assez
difficile de défendre le libéralisme. Le libéralisme
de GenerationLibre est pour moi relativement
classique et transversal. Le débat philosophique
que l’on peut avoir reste périphérique par rapport
aux activités de GénérationLibre. Je scinde les
deux.
Ensuite, sur la raison de mon engagement, j’ai
cultivé ces idées un peu tout seul en lisant les
grands textes et je travaillais à la BERD [Banque
européenne pour la reconstruction et le développement, NDLE] à Londres. J’avais un boulot
tout à fait ennuyeux et bien payé. Et puis quand
j’ai vu qu’il y avait les premières élections pour
les Français de l’étranger, je me suis dit « tiens,
voilà une bonne façon d’introduire le libéralisme
dans le débat public français qui en manque
tellement ». Je me suis donc présenté, cela a duré
3 mois et j’ai obtenu 4,5 % aux élections. J’en
ai tiré deux conclusions : tout d’abord, alors que
les circonstances étaient idéales – à Londres, là
où les Français sont à peu près sur cette longueur
d’onde, du moins en plus grande proportion qu’en
France métropolitaine – et que si je n’obtenais
QUADERNI N°97 - AUTOMNE 2018
que 4,5 %, politiquement ce n’était même pas la
peine de former un parti libéral en France. Cela
n’a vraiment duré que quelques mois et c’est
maintenant fini pour toujours. Deuxièmement,
j’en ai tiré la conclusion que même si des gens
n’étaient pas prêts à voter pour elles, ces idées
intéressaient les gens, les médias, d’éventuels
sponsors, et cela me plaisait beaucoup de les
défendre. J’avais accumulé un réseau, voire une
petite expérience durant ces quelques mois de
campagne. C’est à partir de là que je me suis
demandé comment transformer cela. Et en plus,
comme j’allais avoir 30 ans, il fallait que je sorte
de mon job bureaucratique. Certains créent des
startups, moi je me suis dit, je créé un think tank.
Je suis allé voir tous les think tanks en France
pour comprendre un peu le marché, ainsi qu’en
Angleterre pour comprendre comment ils fonctionnaient et j’ai créé GénérationLibre donc, un
peu sur un modèle anglo-saxon, dans la stratégie
de financement et le business model, et puis je
suis rentré en France pour entrer dans le débat
français, encore une fois, sur une plateforme assez
large, libertés individuelles, économie de marché,
à la fois les sujets économiques et sociétaux,
institutionnelles (décentralisation), être contre la
Ve République, tout ce package-là qui était celui
de la campagne.
Depuis, je suis convaincu que le combat d’idées
est la mère de tous les combats, comme l’a dit
Niskanen, un économiste mort il y a 30 ans. Le
travail intellectuel que l’on peut mener en France
au sein du think tank est beaucoup plus important que si l’on avait un siège de député quelque
part. Le think tank influence des générations,
des jeunes, qui ensuite iront dans les différents
partis. Avoir un parti libéral au pouvoir n’est pas
QUADERNI N°97 - AUTOMNE 2018
forcément l’objectif pour nous, mais plutôt que
les idées pénètrent partout comme cela a été le
cas en Angleterre. C’est tout à fait l’expérience
de Antony Fisher, un homme d’affaires qui a
voulu créer un parti libéral après la Seconde
Guerre mondiale. À la place il a créé un think
tank, l’Institute for Economic Affairs, qui a
irrigué le CPS [Center for Policy Studies, NDLE],
devenu le think tank de Thatcher et à l’origine
de toutes les grandes réformes des années 1980
et dont l’influence s’est même retrouvée dans le
New Labour.
Je reste convaincu de la forme du think tank
pour faire de la politique en France de manière
intelligente et plus noble, sans s’ennuyer avec
des histoires partisanes d’élection notamment.
Notre travail est important parce qu’il prépare les
élections dans les dix ans à venir… si ça marche
je veux dire.
Vous avez donc une grille très hayekienne du
point de vue de la diffusion des idées, et cela
provient de votre expérience en Angleterre.
C’est là-bas que vous avez connu la « forme
think tank » ou bien vous la connaissiez déjà
en France ?
Oui, c’est bien là-bas en Angleterre que j’ai connu
la forme think tank. D’ailleurs, la première levée
de fonds pour GenerationLibre a été organisée
dans les locaux du CPS, devant le portrait de
Margaret Thatcher !
On peut dire que j’ai une vision hayékienne sur le
travail des intellectuels en tant qu’intermédiaires
de la pensée. Le think tank ne prétend pas faire de
la pensée originale. Par exemple lorsqu’on publie
ENTRETIEN AVEC GASPARD KOENIG
.61
sur la légalisation du cannabis, on reprend des
arguments qui existent déjà partout, mais on les
retravaille, on les popularise auprès de l’opinion
éclairée, c’est ça un think tank. Ce n’est pas pour
aller « grass root », ce n’est pas pour serrer des
mains. C’est pour diffuser auprès de l’opinion
éclairée, qui ensuite exige du politique qu’il suive
ses attentes. La victoire selon moi c’est donc
lorsqu’un journaliste pose cette question à un
politique sur le revenu universel, la propriété des
données, etc. Il n’y a pas d’intérêt à rencontrer les
politiques, regarder dans les yeux pour essayer de
convaincre, juste par politesse, juste pour exposer l’état du débat. Mais c’est bien en pesant sur
l’opinion, via les relais journalistiques, que l’on
parvient à transformer les mentalités et à mettre
à jour les politiques mises en œuvre.
société, il faut passer par une institution qui met
la main à la pâte, fait du lobbying, du terrain en
rencontrant les différents acteurs, ce qui surtout
permet de donner chair à des idées un peu générales grâce à son expertise. On aura beau écrire
15 tribunes et 23 livres sur le revenu universel, les
gens continueront à dire que ce n’est pas viable,
et ce n’est pas complètement faux. Aujourd’hui,
il est insupportable de voir ces intellos universels
qui tiennent des propos à mille lieues de toute
réalité et qui vont continuer à en discuter pendant
300 ans !
La forme think tank est très moderne pour la
France. Elle est adaptée et permet de sortir de la
posture de l’intellectuel solitaire à la française,
qui fait tout tout seul et qui réfléchit sur tout.
Réfléchir sur tout, c’est légitime, mais l’avantage
du think tank c’est qu’on s’entoure d’experts qui
vont donner à une idée un peu vague une forme
beaucoup plus claire, chiffrée, crédible.
Pour prendre l’exemple du revenu universel, on
peut en parler sous l’angle de l’autonomie individuelle, la liberté réelle. Tout ça, c’est gentil, mais
ça ne fera qu’alimenter quelques émissions sur
France Culture. Alors que nous, nous le faisons
avec des experts. Nous lui avons donné une
forme très concrète en établissant le coût, l’effet
sur les dépenses publiques et la redistribution,
le remplacement de tels ou tels impôts, etc.
Du coup, même pour les gens qui ne sont pas
convaincus par l’idée, elle est passé à travers
les filtres des différentes administrations, les
cercles de pensée, et les décideurs, qui la prennent au sérieux. Et alors les gens qui ne sont pas
convaincus se disent « quand même, c’est peutêtre plus intelligent que ce qu’on fait maintenant,
c’est plus pratique, cela ne coûte pas cher ». Il
peut y avoir toutes sortes de raisons, à partir du
moment où le récit est construit, et que cela circule à Bercy, c’est pris au sérieux… et donc je
Justement, j’allais vous demander : pourquoi
mobiliser le registre de l’expertise au lieu
d’aller sur le terrain de l’intellectuel total ?
Parce que finalement vous êtes philosophe,
vous avez écrit des ouvrages sur Deleuze,
pourquoi alors ne pas s’engager sur ce terrain-là aussi ?
Je n’ai pas abandonné ce terrain-là pour autant,
je continue par exemple à écrire des livres. Mais
pour avoir un impact réel et concret dans la
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ENTRETIEN AVEC GASPARD KOENIG
En ce sens, l’œuvre d’Alexandre Kojève m’intéresse, concernant l’idée selon laquelle si Platon
avait voulu réformer Syracuse, il aurait fallu qu’il
passe d’abord par l’administration de Syracuse…
QUADERNI N°97 - AUTOMNE 2018
pense que c’est beaucoup plus productif de faire
ainsi, que d’écrire 15 tribunes.
Cela rétroagit sur les idées, c’est-à-dire que vous
ajustez vos idées, ce qui est normal, en fonction
de ce que vous voyez par rapport aux problèmes
réels que pose l’implémentation. Parce que quand
vous parlez avec les experts, vous n’êtes pas obligés d’être expert, mais vous regardez un peu ce
qu’ils font, par conséquent vous découvrez plein
des problèmes, plein des choses auxquelles vous
n’avez jamais pensé. Donc cela rétroagit sur la
conception générale de l’idée. Et cet aller-retour
entre l’idée et la pratique est essentiel pour moi
d’un point de vue philosophique, c’est tout l’objet
de mes voyages et du think tank : ne pas rester
dans un système uniquement théorique.
Pour le lecteur de Quaderni, comment décririez-vous le quotidien d’un think tank et sa
production ? Vous parliez de tribunes – c’est
ce que vous faites – et des textes d’opinion.
Quelles sont les formes de diffusion que vous
privilégiez ?
Non, certainement il y a des tribunes et des
débats médiatiques, mais le fait d’avoir derrière
des rapports qui sont solides fait une énorme
différence parce que cela donne une vie beaucoup
plus longue à l’idée. Une tribune ne dure que 24
heures, alors que si cette tribune est ancrée sur un
rapport de 50 pages, celui-ci continuera à vivre
et il pourra ressortir des années plus tard, être
utilisé dans des programmes de candidats, etc. Le
rapport perdure donc bien davantage. Nous avons
d’ailleurs le projet de réactualiser les rapports les
plus importants du think tank pour que les chiffres
restent relativement à jour. Nous participons au
QUADERNI N°97 - AUTOMNE 2018
débat médiatique, mais je pense que la fonction
première du think tank est bien la production de
rapports d’expertise, et même si l’impact médiatique n’est pas fort lors de la publication, ceux-ci
demeurent dans le temps.
Justement, tout à l’heure vous avez évoqué
votre objectif de « viser l’opinion éclairée ».
Pourquoi ce choix de cibler cette population
plutôt que de viser le grand public ? Pourquoi
ce choix stratégique ?
D’abord, on ne peut pas tout faire, du fait de notre
taille réduite, d’où le choix d’une cible en particulier. Ensuite, cela permet d’avoir un message
assez raffiné qui correspond à ce que j’aime faire,
tout simplement. J’apprécie de moins en moins
le fait de devoir simplifier, d’avoir des messages
grand public. Et dans l’idéal, il faudrait d’autres
personnes qui écriraient à partir de notre travail,
en vulgarisant, simplifiant ou en adaptant la forme
pour un autre public.
Il faut passer par l’opinion éclairée qui est déjà
très large, faire des conférences en province, ce
n’est pas seulement les cercles parisiens, c’est
plus large. Disons que ça m’intéresse davantage
d’avoir un article dans Le Monde que dans Le
Parisien. C’est un choix volontaire et quand
on peut avoir les deux c’est parfait, on fait les
deux. C’est important pour nous d’acquérir
une sorte de respectabilité institutionnelle, de
graviter dans les pages du Monde, des gens de
Paris I, des trucs bien normalisés à la française...
C’est assez important d’y être, je pense, pour la
qualité de ce qu’on fait, pour ne pas rester trois
libertariens dans une cabine téléphonique et cela
passe aussi par le fait d’avoir un discours à leur
ENTRETIEN AVEC GASPARD KOENIG
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niveau. Sinon, si je ne suis qu’un contributeur
associé obscur, je ne vais avoir aucune écoute
institutionnelle. Ce serait dommage, et cela rapporterait beaucoup moins.
Nous avons fait le choix d’un discours sophistiqué, fin, philosophique, toujours radical, mais
qui s’appuie sur l’expertise. La ligne que nous
suivons, c’est d’être très radical dans les thèses
défendues. On attaque de ce point de vue, mais
avec une tonalité, un idéal, et une consistance
de production qui permettent d’être vus comme
très radicaux, mais aussi très crédible par l’establishment français. Nous voulons être écoutés
par l’élite française. C’est très important, parce
qu’après cela redescend encore une fois vers
l’opinion.
Avez-vous l’impression d’éprouver des difficultés particulières dans le contexte institutionnel français au sein duquel les think tanks
ne se développent que depuis peu de temps ?
Évidemment. Dans le contexte français d’abord,
on a de gros problèmes de financement parce
que les think tanks sont mal connus et les plus
importants d’entre eux sont financés par l’État
ou le CAC 40. Donc on est quasiment dans un
terrain vierge, sauf quelques autres institutions
qui fonctionnent comme nous. C’est très difficile.
Alors qu’en Angleterre ou aux États-Unis, je crois
qu’il y a beaucoup plus de place, la perception
est différente et davantage de personnes sont
prêtes à contribuer. Nous sommes confrontés à un
problème culturel difficile à surmonter. Ensuite
le fait que peu de think tanks défendent ce que
l’on défend n’est pas un atout, c’est plutôt une
faiblesse. Nous serions heureux que le marché
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ENTRETIEN AVEC GASPARD KOENIG
des idées libérales grossisse, mais il y a peu de
popularité de ces idées. Il faudrait davantage
d’organisations, mais il n’y en a quasiment pas.
C’est sûr qu’avec la ligne qu’on a, on est bien
seul.
Enfin, les politiques sont habitués à s’appuyer sur
les administrations pour élaborer leurs réformes
et leurs programmes, donc très peu d’entre eux
prennent les think tanks au sérieux. Ils passent par
leurs inspecteurs des finances traditionnels qui
établissent des rapports traditionnels. En Angleterre, au contraire, les politiques sont directement
en contact avec les think tanks.
C’est intéressant parce que GénérationLibre,
contrairement à beaucoup des think tanks
américains, les « advocacy tanks », n’a pas de
chercheurs et d’experts en interne, et recourt
à l’expertise d’universitaires ou de hauts
fonctionnaires…
Oui, c’est bien là la dernière difficulté française.
En Amérique du Nord, collaborer avec un think
tank est bénéfique pour une carrière universitaire.
Vous êtes un intello, vous travaillez dans un think
tank et ensuite vous revenez au monde universitaire. En France, c’est juste impensable. On le
voit d’ailleurs sur le plan pratique, les universitaires ont des statuts précis. Leur collaboration
avec un think tank serait considérée comme une
déchéance dans leur carrière, ce n’est pas assez
réputé.
Il s’agit bien d’un problème institutionnel, qui
explique que le recours à des plumes extérieures
est indispensable, sinon la production du think
tank ne serait pas à la hauteur. C’est également
QUADERNI N°97 - AUTOMNE 2018
une question de moyens bien sûr. Mais recourir
à des experts extérieurs est également un atout,
parce qu’eux-mêmes ont leurs propres réseaux à
activer afin d’étendre la diffusion. C’est aussi intéressant parce que tous nos experts ne partagent
pas les mêmes avis, ils ne sont d’ailleurs pas tous
complètement libéraux, ils viennent de différents
cercles, de la gauche libertaire, du monde des
affaires, etc. Ce sont donc des personnes qui ne
se seraient peut-être jamais rencontrées en temps
normal puisque sociologiquement et culturellement la gauche libertaire et la droite libérale
sont complètement séparées, alors que pourtant
elles ont beaucoup de choses à se dire. Le fait
de les réunir dans une même pièce est alors très
agréable, parce que de fortes sympathies naissent
chez des gens que tout oppose. Cela permet de
créer une vraie petite confrérie, qui sinon n’existerait pas. Avec de gens qui réalisent qu’ils se
sentent moins dérangés par le marché ou les lois
pour les transsexuels. Tout cela petit à petit crée
des ponts, et cela c’est important aussi.
D’accord. C’est donc aussi cela le rôle d’un
think tank : créer des réseaux.
Oui, tout à fait. Je vois d’ailleurs des gens de
GenerationLibre qui s’entraident dans tels ou tels
colloques, business, etc. selon les secteurs. Ça me
fait toujours extrêmement plaisir parce que cela
suscite des collaborations concrètes.
Une question pour conclure cet entretien :
comment jugeriez-vous de l’influence des
actions que vous avez menées ces dernières
années ? Pensez-vous avoir davantage pesé
dans le débat public avec cette forme d’engagement par rapport à celle que vous aviez
QUADERNI N°97 - AUTOMNE 2018
choisie auparavant ?
Sur le débat public je suis très content, parce que
nos idées ont largement été commentées, reprises,
analysées. Nous avons désormais une plateforme
médiatique. À chaque nouveau rapport, nous
avons des échos un peu partout et nous sommes
bien identifiés. Les gens ont compris, après un
long combat, que la sorte de libéralisme qu’on
représentait n’était pas celui qu’ils fantasmaient.
Les préjugés sur les méchants capitalistes
patronaux, et l’usage de qualificatifs comme « les
banquiers » et autres, c’est du passé. Maintenant,
l’impact concret et politique et la réforme des
programmes sont beaucoup plus modestes. Une
idée qui a été vraiment reprise, ce sont les prisons
ouvertes. Nous sommes en effet tombés au bon
moment, l’idée a été reprise par la ministre de la
Justice. C’est donc à peu près la première fois
que grâce à notre action, une idée va être mise
en œuvre. C’est une satisfaction, cette mise en
œuvre, ce sujet, c’est quand même important.
Concernant les grands sujets, ils circulent de
façon certaine. J’ai d’ailleurs rencontré quasiment
la moitié des ministres du gouvernement pour
défendre les grandes thèses du think tank…
Il y a une écoute quand même…
Il y a donc une écoute et une curiosité, surtout
avec le gouvernement actuel qui est plus réceptif
que le précédent. Mais pour le moment cela ne
va pas plus loin que cela. Nathalie KosciuskoMorizet est celle qui avait repris le plus d’éléments dans son programme ; elle a été la seule qui,
à un moment donné s’est rapprochée de nous et
a transcrit un certain nombre de nos propositions
dans son programme. Il s’agit d’une démarche
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assez rare et c’est la manière dont les choses
devraient se passer : une adaptation des idées
dans un programme. Nous ne nous en occupons
pas directement. Cela nous permet d’être plus
radicaux, plus tranchés, plus idéalistes parfois.
C’était une bonne illustration de la manière dont
cela doit fonctionner. Bon, comme vous voyez,
l’impact réel reste quand même modeste.
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1. [NDLE] Le CATO Institute est un think tank américain d’obédience libertarienne fondé dans les années
1970 avec le concours de l’économiste anarcho-capitaliste Murray Rothbard.
2. Gaspard Koenig, Les aventuriers de la liberté, Paris,
Plon, 2016.
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Comment s’engage-t-on pour les idées néo-libérales
en France ? En tant que directeur du think tank GénérationLibre et philosophe engagé dans le débat public,
Gaspard Koenig nous offre une vue de l’intérieur
du mouvement néo-libéral en France. Les idées qui
l’animent proviennent de ses lectures en philosophie
politique davantage que de la lecture d’économistes
théoriciens du marché. Son néo-libéralisme modéré se
distingue de traditions concurrentes qui font de l’État
la source de tous les maux de la société. Il s’inscrit, à
l’inverse, dans une tradition libérale qui attribue à l’État
un rôle d’arbitre s’assurant que chacun ait la capacité
d’être autonome et de choisir son mode de vie. Dans
cet entretien, il nous expose les raisons qui l’ont poussé
à défendre et à créer un think tank, GénérationLibre,
pour s’assurer de la promotion de ces idées (plutôt
que des répertoires d’action concurrents). Il explique
son fonctionnement et les raisons qui l’ont poussé à
privilégier le registre de l’expertise par rapport à celui
de l’« intellectuel total ». Il expose sa démarche inspirée de l’expérience des think tanks au Royaume-Uni
et du penseur néo-libéral Friedrich Hayek, visant à
convaincre un « public éclairé » composé d’intermédiaires de pensée. L’objectif est pour le philosophe de
changer le climat d’opinion régnant dans la société en
tenant un discours respecté par les élites. Pour ce faire,
il privilégie la production d’expertise à disposition des
décideurs publics, ainsi que l’établissement de réseaux
de personnes partageant sa vision du libéralisme. Son
témoignage révèle également que, si les mobilisations
en faveur du néo-libéralisme se développent et revêtent
des formes comparables à celles observées dans les
pays qui ont donné naissance à cette idéologie, elles
demeurent contraintes par plusieurs facteurs institutionnels propres au contexte français.
QUADERNI N°97 - AUTOMNE 2018
Abstract
How are we committed to neo-liberal ideas in France?
As director of the think tank GénérationLibre and philosopher engaged in the public debate, Gaspard Koenig
offers us a view from the inside of the neo-liberal
movement in France. The ideas that animate him were
more influenced by his readings in political philosophy
than from his readings of economists theorists of the
market. His moderate neo-liberalism stands out from
competing traditions that make the state the source of
all the ills of society. On the other hand, it is part of a
liberal tradition that attributes to the state the role of
arbiter, ensuring that everyone has the capacity to be
autonomous and to choose their way of life. In this
interview, he explains the reasons that led him to defend
and create a think tank, GénérationLibre, to ensure
the promotion of these ideas (rather than competing
repertoire of contention). He explains how it works
and the reasons that led him to favor the register of
expertise compared to that of the “total intellectual”.
He exposes his approach inspired by the experience
of think tanks in the United Kingdom and the neoliberal thinker Friedrich Hayek, aimed at convincing
an “enlightened public” composed of intermediaries of
thought. The goal is for the philosopher to change the
climate of opinion prevailing in society by holding a
discourse respected by the elites. To do this, it favors
the production of expertise available to public decision
makers, as well as the establishment of networks of
people sharing its vision of liberalism. His testimony
also reveals that, while the mobilizations in favor of
neo-liberalism develop and take on forms comparable to those observed in the countries that gave birth
to this ideology, they remain constrained by several
institutional factions specific to the French context.
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