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Le chant des naufragés

1991, Moebius : Écritures / Littérature

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Document généré le 20 sept. 2023 09:15 Moebius Écritures / Littérature Le chant des naufragés Jean-Michel Maulpoix Numéro 49, automne 1991 Panorama de la poésie française contemporaine : approche de l’an 2000 URI : https://id.erudit.org/iderudit/14920ac Aller au sommaire du numéro Éditeur(s) Éditions Triptyque ISSN 0225-1582 (imprimé) 1920-9363 (numérique) Découvrir la revue Citer cet article Maulpoix, J.-M. (1991). Le chant des naufragés. Moebius, (49), 113–115. Tous droits réservés © Éditions Triptyque, 1991 Ce document est protégé par la loi sur le droit d’auteur. L’utilisation des services d’Érudit (y compris la reproduction) est assujettie à sa politique d’utilisation que vous pouvez consulter en ligne. https://apropos.erudit.org/fr/usagers/politique-dutilisation/ Cet article est diffusé et préservé par Érudit. Érudit est un consortium interuniversitaire sans but lucratif composé de l’Université de Montréal, l’Université Laval et l’Université du Québec à Montréal. Il a pour mission la promotion et la valorisation de la recherche. https://www.erudit.org/fr/ JEAN-MICHEL MAULPOIX Le chant des naufragés Nous sommes les naufragés de la langue. D'un pays l'autre nous allons, accrochés aux bois flottés de nos phrases Ce sont les restes d'un ancien navire depuis longtemps fracassé Mais le désir nous point encore, tandis que nous dérivons De sculpter dans ces planches des statuettes de sirènes aux cheveux bleus Et de chanter toujours avec ces poumons-là Laissez-nous répéter la mer N'intentez point de procès stupide au grand large. La mer, accrochée à la mer. Tremble et glisse sur la mer. Ses mouvements de jupe, ses coups d'épaules, ses redondances Et tout ce bleu qui vient à nous sur les grands à plat de la mer Nous aimons la manière dont s'en va la barque Se déhanchant d'une vague à l'autre, dansant son émoi de retrouver la mer Et son curieux bruit de grelot Quand la musique se déploie sur l'immense partition de la mer. La mer est un ciel bleu tombé Voici longtemps déjà que le ciel a perdu ses clefs dans la mer Sous quels soleils désormais nous perdre? Sur quelle épaule poser la fièvre de notre tête humide? Nos rêves sont des pattes d'oiseaux sur le sable Des fragments d'ongles coupés à deux pas de la mer Nous brûlons sur la plage des monceaux de cadavres Puisque tels sont les mots avec leurs os et leurs fumées. 113 Tas de fémurs et de métacarpes Bûcher d'herbes odorantes et de poudres qui crépitent C'est un pré sec qui prendrait feu près de la mer De hautes flammes tête baissée sautent parmi les genêts Et soudain ce buste de femme dressé dans le crépitement Offert à ce furieux amour Lançant vers le ciel la longue plainte. De qui s'est calciné le coeur. Seul, il avance vers elle, sur le môle de granit étroit Embarquant vers rien son corps périssable Elle la couchée immense qui accourt Lançant vers lui ses gerbes et ses jupons Lui, le petit homme droit sur la digue avec un crayon Collé contre elle, mais séparé L'un et l'autre, quoique si proches, se perdant de vue L'un contre l'autre se pressant, le coeur mal amarré. Nous ne remplirons pas la mer de nos larmes Nous soutiendrons plutôt de nos chants l'effort des tempêtes Qui versent sur nos têtes leurs cris et leurs lessives Et quand nos yeux délavés n'y verront plus rien Nous saurons mieux encore ce qu'est la mer Les écailles seront tombées qui nous couvrent le coeur Et notre peau nacreuse sera enfin si blanche Que nous ne craindrons plus l'amour fou des sirènes. Pourquoi ne pouvons-nous prendre racine dans la mer À la façon des noyés et des algues? Nous porterions sans peine sur nos épaules Le ciel bleu qui ne se fane pas mais rêve à des couleurs Et la laine tiède des écumes Et les fruits vénéneux du large Où n'a mordu nulle lèvre humaine Nous serions de retour dans l'infini jardin. 114 À la santé des deux du large Dans les calices et les ciboires Nous buvons goulûment la mer Aucune eau ne nous désaltère Nous avons faim de sel Nos lèvres sont avides Dans l'eau bleue, c'est toujours dimanche Quand s'agenouillent les poissons d'or.