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Vers une morale de l'étrangeté

2001, Pardès

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Vers une morale de l'étrangeté Perspectives pour une nouvelle morale judéo-chrétienne Shmuel Trigano Dans Pardès 2001/1 (N° 30), 30) pages 243 à 247 Éditions In Press © In Press | Téléchargé le 23/04/2023 sur www.cairn.info (IP: 3.89.205.21) Article disponible en ligne à l’adresse https://www.cairn.info/revue-pardes-2001-1-page-243.htm Découvrir le sommaire de ce numéro, suivre la revue par email, s’abonner... Flashez ce QR Code pour accéder à la page de ce numéro sur Cairn.info. Distribution électronique Cairn.info pour In Press. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. © In Press | Téléchargé le 23/04/2023 sur www.cairn.info (IP: 3.89.205.21) ISSN 0295-5652 ISBN 2912404460 DOI 10.3917/parde.030.0243 Vers une morale de l’étrangeté Perspectives pour une nouvelle morale judéo-chrétienne SHMUEL TRIGANO © In Press | Téléchargé le 23/04/2023 sur www.cairn.info (IP: 3.89.205.21) chrétienne se distingue de la morale démocratique par la référence à la transcendance. Du point de vue anthropocentrique de la modernité, cette transcendance est en effet remarquable autant par sa référence à la Divinité qu’à la nature de l’homme. L’homme y est défini comme étant « à l’image de Dieu » et ce Dieu se manifeste comme un créateur, séparé radicalement de sa création, radicalement autre, invisible. Cette transcendance est paradoxale puisqu’elle est inscrite dans l’immanence du monde créé (l’homme) et qu’elle inscrit l’invisible et l’insaisissable dans la manifestation. L’homme est ainsi posé dans le monde, donné électivement au monde tout en étant appelé à se distinguer de lui et à s’en dissocier, tout comme son créateur se dissocie du monde en le créant… C’est pourquoi la reconnaissance de l’image de Dieu en l’homme inscrit en ce dernier une cassure, une séparation intime d’avec lui-même dans le monde, une limite. Cette ressemblance n’est pas corporelle nous dit Maïmonide. Cette limite l’affranchit en effet de la nécessité du monde, mais en même temps il se trouve « à l’image de », dans une passivité originelle fondamentale (que nous ne pouvons comprendre qu’à travers le fait que – quoi que nous fassions – nous resterons toujours les enfants de nos parents auxquels nous devons d’exister). Cette passivité première est un autre nom de la transcendance. Cependant, l’homme se sait créé et c’est en cela qu’il est libre. « Rabbi Akiva avait coutume de dire : L’homme est avantagé parce qu’il a été créé à l’image de Dieu, un plus grand bienfait, c’est qu’il lui a été annoncé qu’il a été créé à l’image de Dieu, comme il est dit : il fit l’homme à PARDÈS N° 30/2001 © In Press | Téléchargé le 23/04/2023 sur www.cairn.info (IP: 3.89.205.21) De prime abord et presque morphologiquement, la morale judéo- SHMUEL TRIGANO © In Press | Téléchargé le 23/04/2023 sur www.cairn.info (IP: 3.89.205.21) l’image de Dieu » (Pirke Avot, 3,14). On pourrait dire que, de ce point de vue, l’homme est posé dans la dépendance, dépourvu de toute puissance, puisqu’il est second dans l’ordre de l’être. Mais Dieu n’est pas tout-puissant. L’attribut divin de Chadday, que l’on traduit indûment par « tout-puissant », indique au contraire la limitation de soi aux yeux de l’interprétation rabbinique. Distingué du monde, référé à la transcendance, à un modèle invisible, nous avons ici une idée très forte qui peint l’homme comme un étranger sur la terre où il réside. Si l’homme est, certes, un terrien, il ne fait donc que traverser la terre. S’il réside sur la terre, il y demeure d’une façon aussi étrange que ce Dieu, infini et immatériel qui réside au milieu de son peuple. « Je demeurerai au sein des enfants d’Israël » est-il écrit. L’étrangeté de l’homme me semble le critère déterminant de la conception biblique et de la morale qui en découle 1. Il ne faut pas comprendre ce jugement dans le sens du stoïcisme (quoique un bout de chemin puisse être fait avec lui), d’un dédain de la terre, d’une occultation ascétique de l’existence mais comme un rapport positif (quoique critique) au monde. Il ne s’agit pas de fuir le monde mais de l’habiter… en étranger, comme un étranger, sans céder à la fascination de l’enracinement, du faire-corps avec la terre, la société, soi-même. C’est si vrai qu’en hébreu, « habiter » se dit gar, de la racine qui désigne l’hôte, l’étranger, le converti. Ce jugement se fonde sur l’idée de l’inachèvement du monde, qui, pour les Juifs, se vit dans les termes de l’attente des temps messianiques. Tout l’enjeu de cette moralité, c’est d’arriver à s’identifier à un être encore en gestation, en projet, c’est-à-dire à une humanité qui n’est pas encore née et qui a toujours pour modèle à l’horizon l’« image de Dieu » au niveau de laquelle l’homme doit se hausser. Y a-t-il une autre morale que celle de l’étrangeté ? Le principe de la morale n’est-il pas le refus de l’ordre du monde, ordre esthétique, harmonieux, mais meurtrier, ordre du plus fort, du cycle impersonnel de la nature… Dans le monde de la modernité, monde qui se veut déclarativement rivé à l’immanence, la référence à l’« image de Dieu » fait scandale parce qu’elle se réfère à la transcendance. Mais aussi parce qu’elle oppose une limite à l’ambition prométhéenne de l’homme. Dans le monde de l’ultra-modernité, de la mondialisation, de la substitution infinie des hommes les uns aux autres, monde de l’indifférenciation, de la méconnaissance d’autrui comme porteur d’un nom, cette étrangeté fait scandale d’une autre façon, car – contrairement à l’homme ultra-moderne qui, lui aussi, est devenu étranger à tout et à lui-même – l’étrangeté biblique fait © In Press | Téléchargé le 23/04/2023 sur www.cairn.info (IP: 3.89.205.21) 244 245 © In Press | Téléchargé le 23/04/2023 sur www.cairn.info (IP: 3.89.205.21) référence à un homme, à une transcendance qui est autre chose que le néant du passage infini des images et des choses : ils ont un nom. C’est dans ce lieu paradoxal (car il y a un lieu de l’étrangeté) que Juifs et chrétiens peuvent se rencontrer et donner un sens à une morale judéochrétienne qui serait autre chose que le deus ex machina d’autorités politiques ou religieuses en difficulté et en mal d’audience. Je veux dire avec ce « lieu de l’étrangeté » que cette rencontre ne peut se tenir dans le cadre d’une conscience institutionnalisée. Elle suppose d’être en marche, elle suppose une inquiétude prophétique, celle justement de l’étranger dans le monde. La morale de l’étrangeté cependant, il faut le souligner, n’est pas l’ennemie du pouvoir parce qu’il est pouvoir mais elle sait que le pouvoir repose sur un abîme de vide et que c’est dans le suspens du pouvoir que les hommes peuvent se rencontrer. Elle ne devrait pas conduire non plus, on l’a dit, à une exaltation de la victime, car l’étranger a la terre pour résidence. Il est vrai que sur ce point morale juive et morale chrétienne divergent car le judaïsme n’a pas jeté de discrédit sur la chair et le monde même s’il s’est défini par l’étrangeté. Il faudrait comprendre qu’une morale abreuvée à l’étrangeté a une dimension positive, c’est-à-dire n’engendre pas en principe une morale victimaire, fondée sur la souffrance et la persécution que l’on accole d’ordinaire à l’étranger. Abraham, «étranger-résident » n’est pas une victime. C’est un prince miséricordieux. Tout juste qu’il est, il lève l’épée pour délivrer Lot… L’étranger sait ce qu’est l’homme sur la terre, il connaît la vérité de ceux qui se croient des autochtones, enracinés, installés. Mais, ce faisant, il s’établit aussi dans le monde avec la morale particulière qu’il tire de cette conscience. Néanmoins, malgré leur différence, les deux morales peuvent faire preuve de sensibilité envers toute condition d’aliénation, notion proche de celle de l’étrangeté et qui, depuis Marx, définit la souffrance de l’homme. Mais la morale de l’étrangeté consisterait en une subversion de la version marxiste de l’aliénation qui est en fait l’ennemie de l’étrangeté puisqu’elle porte l’espoir qu’avec la disparition de l’aliénation sociopolitique et économique, l’étrangeté disparaîtrait totalement du monde de l’immanence. La transcendance, preuve pour le marxisme, de l’aliénation de l’homme est du point de vue d’une morale de l’étrangeté le cœur de son humanité. La conscience de l’étrangeté ne serait pas cependant moins sensible que le marxisme au destin de l’homme et à l’injustice. C’est en effet la Cité des hommes et des institutions qu’interpelle cette morale, opposant à l’ambition de pouvoir une limite que l’homme ne © In Press | Téléchargé le 23/04/2023 sur www.cairn.info (IP: 3.89.205.21) VERS UNE MORALE DE L’ÉTRANGETÉ… SHMUEL TRIGANO © In Press | Téléchargé le 23/04/2023 sur www.cairn.info (IP: 3.89.205.21) saurait franchir sous peine de corruption et de destruction générale. La modernité nous a montré que la fascination du pouvoir pouvait détruire la qualité même d’humanité. Mais la morale de l’étrangeté n’est pas moins opposée au post-modernisme qui a cédé à la tentation de l’indifférenciation de l’homme pour échapper à cette impasse. La conscience de l’étrangeté opère justement une dissociation de l’homme d’avec la terre. Elle ne se confond pas avec le nomadisme, ni n’est le contraire de l’identité. Le monde n’y est pas abandonné. On pourrait dire qu’elle encourage une morale de la proximité reposant sur la dysharmonie, le décalage, le hiatus, la « séparation d’amour ». En hébreu, pour dire « faire alliance », on dit « casser une alliance ». Cette morale n’existe cependant pas toute faite. Elle est à inventer. Mais un tel développement nécessiterait une préparation des Juifs et des chrétiens, car, comme on l’a vu, c’est tout le rapport au monde qui est en jeu ici. Cela remettrait en jeu vingt siècles d’histoire car c’est bien la Cité qui fut en jeu entre eux et en chacun d’eux depuis les débuts de l’ère chrétienne. Les chrétiens se sont séparés du judaïsme et se sont retournés contre lui parce qu’ils ont fait le choix de l’Empire romain, autant que celui-ci s’est converti à lui. Cette conversion était un choix de ce monde-ci de l’immanence. Au moment même – et quelques siècles auparavant déjà – les pharisiens sortaient de la Cité jugée corrompue pour fonder le judaïsme rabbinique. La sortie de Yohanan Ben Zaccai dans un cercueil de Jérusalem en feu est très symptomatique. La destinée de Jérusalem devait encore plus conférer à ce choix éthique une fatalité tragique. Or aujourd’hui, nous assistons à un retournement de situation. A travers la sécularisation et la modernité, les chrétiens ont perdu l’Empire et se retrouvent sur les marges de la Cité, dans une situation semblable à celle des débuts de l’ère chrétienne. Peut-être est-ce pour cela aussi qu’ils se rapprochent des Juifs… Mais les Juifs suivent un chemin inverse. Avec la création d’un État d’Israël, le judaïsme rabbinique s’est trouvé projeté (on sait avec quelles difficultés) hors de l’exil et a dû faire face aux exigences de la Cité et notamment à la confrontation avec la terre. Dans les deux cas, c’est la question de l’étrangeté qui se pose et qu’il faut assumer dans la nouvelle condition du rapport au monde que l’on ne régit plus (pour les chrétiens) ou que l’on régit – plus ou moins – (pour les Juifs), et qu’il ne faut pas oublier comme principe du rapport au monde que l’on réintègre. C’est sur cet étroit passage de l’étrangeté que Juifs et chrétiens se rencontrent aujourd’hui à la limite de l’image de Dieu. Il est de notre responsabilité de savoir sur quoi il peut ouvrir. © In Press | Téléchargé le 23/04/2023 sur www.cairn.info (IP: 3.89.205.21) 246 VERS UNE MORALE DE L’ÉTRANGETÉ… 247 NOTE Cf. nos ouvrages « Le monothéisme est un humanisme », Odile Jacob, 2000 et « Le temps de l’exil », Manuels-Payot, 2001. © In Press | Téléchargé le 23/04/2023 sur www.cairn.info (IP: 3.89.205.21) © In Press | Téléchargé le 23/04/2023 sur www.cairn.info (IP: 3.89.205.21) 1.