Surnaturel au crible du thomisme traditionnel
Cette communication voudrait montrer la pertinence et l’ambiguïté d’un tel
titre.
Chacun en comprend le sens immédiat. Surnaturel d’Henri de Lubac1 a
rencontré l’opposition de plusieurs auteurs qui, dans leur critique, en appelaient tous, plus ou
moins directement, à l’autorité de S. Thomas. Parlons ici des critiques thomistes d’un
ouvrage suspecté de non-conformité thomiste.
Or Henri de Lubac attribuait lui-même à son ouvrage, comme propos
secondaire mais explicite, la redécouverte du vrai S. Thomas, par delà plusieurs siècles
d’infidélité de la part de ses commentateurs attitrés, au moins depuis Cajetan. Parlons alors
d’une réhabilitation du vrai thomisme à l’encontre d’une tradition thomiste déformée.
Nous voilà donc devant au moins deux thomismes, ou du moins deux propos
thomistes qui revendiquent l’un et l’autre la qualité de « traditionnel » : d’une part un
thomisme conservateur, qui se pense traditionnel et que Lubac prétend n’être que moderne,
au mauvais sens du mot ; d’autre part un thomisme critique et rénovateur qui en appelle d’une
tradition récente à la tradition authentique.
Mais admettons, comme chacun l’aura spontanément entendu, que
l’expression « thomisme traditionnel » renvoie aux critiques conservateurs du livre de Lubac.
Nous retrouvons alors les coordonnées bipolaires qui encadrent la présentation courante de
notre débat. Laissés à eux-mêmes, les héritiers de ce débat s’en tiennent facilement à une telle
guerre de tranchée : pour les uns, Lubac a eu raison, y compris dans sa lecture de S. Thomas,
contre des adversaires étroits d’esprit et incompétents en histoire des doctrines ; pour les
autres, Lubac, malgré son imposant appareil d’érudition, a malmené S. Thomas et trahi par là
l’équilibre d’une saine théologie du surnaturel.
L’historien voudrait tenter de dépasser cette alternative en menant une enquête
sur cette marchandise que l’on qualifie de « thomisme traditionnel ». Toutes les critiques
adressées à Surnaturel au nom de la tradition scolastique sont-elles de « même farine » ?
Manifestent-elles une commune mentalité conservatrice, une même ignorance de la méthode
historique, un même refus des questions nouvelles posées à la théologie ? Plus franchement,
ne pouvait-on critiquer Lubac qu’en refusant toute concession aux facteurs de renouveau de
la théologie, en particulier à ce que l’on a appelé la « nouvelle théologie » ?
Parmi bien d’autres possibles, nous retenons ici trois exemples choisis pour
leur diversité emblématique : 1° la recension du jésuite romain Charles Boyer paru dans
Gregorianum en 1947 ; 2° le long article critique du dominicain romain Rosaire Gagnebet
paru dans la Revue thomiste en 1948 et 1949 ; 3° l’étude critique du dominicain salicétain
Marie-Joseph Le Guillou parue dans la Revue des sciences philosophiques et théologiques en
1950.
Charles Boyer
Ce jésuite français né en 1884, professeur à la Grégorienne depuis 1922, était
alors l’un des piliers les plus autorisés de ce que l’on peut appeler, à la suite d’Étienne
Fouilloux et du cardinal Ottaviani, le « Rempart », à savoir ce bastion doctrinal scolastique
1
Henri de LUBAC, Surnaturel, Études historiques, Paris, Aubier, 1946 ; en abrégé : Surnaturel.
que les théologiens romains entendaient dresser contre toutes les contestations ou innovations
post-modernistes au sein de la pensée catholique2. Secrétaire de l’Académie pontificale SaintThomas d’Aquin, il était aussi un spécialiste reconnu de Saint-Augustin, dont il se faisait une
spécialité de démontrer la complémentarité avec le docteur Angélique dans la tradition
catholique3.
Chronologiquement, sa critique de Surnaturel fut le premier de nos trois
textes. Elle parut dans la troisième livraison du Gregorianum de 1947, au début de l’automne,
soit un an après la sortie du livre4. Par son genre littéraire, ce texte s’apparente à une
recension critique. Il en a la taille encore modeste (seize pages), en honore partiellement le
propos descriptif, même s’il ne donne pas le plan du livre, et déploie une critique directe de la
thèse centrale.
Relevons deux traits spécifiques.
D’une part Boyer esquive toute discussion historico-critique. Son propos reste
exclusivement doctrinal et spéculatif. Il argumente en pur théologien contre un Lubac luimême considéré comme pur théologien. Il ne consacre que deux pages à réfuter l’argument
de Lubac selon lequel la thèse de la nature pure serait historiquement récente. La défense
qu’il expose de cette thèse se situe donc sur le seul terrain de la vérité théologique, terrain
réputé intemporel et immuable au coeur de la doctrine catholique. Nous sommes ici très loin
de l’érudition historique.
D’autre part, Boyer, dans sa critique, ne se réfère pour ainsi dire jamais à S.
Thomas, qu’il ne cite nulle part explicitement et dont il n’invoque que très marginalement
l’autorité propre. Il ne cherche aucunement à rectifier les interprétation erronées que Lubac
aurait donné de la pensée de S. Thomas, mais seulement à montrer comment Lubac, selon lui,
ne parvient pas à honorer les exigences catholiques du problème théologique du surnaturel.
Le point de vue de Boyer n’a donc rien d’explicitement thomiste. Il est celui d’une certaine
tradition catholique réputée unanime, à l’intérieur de laquelle S. Thomas brille d’un éclat tout
particulier, sans pourtant s’imposer comme le vecteur obligé du labeur théologique.
Boyer résume la « nouveauté5 » du livre de Lubac en deux éléments
essentiels : d’une part une négation, celle de la possibilité d’un état de nature pur ; d’autre
part une affirmation, celle de la présence en l’homme d’un désir naturel de la vision
surnaturelle de Dieu.
Négativement, ce que rejette Lubac à travers le concept de nature pure, c’est
l’idée d’un ordre de moralité entièrement naturel, impliquant non seulement des capacités
intellectuelles et affectives spécifiques, mais aussi une fin propre. Lubac, selon Boyer, refuse
toute idée d’une finalité ultime naturelle, c’est-à-dire proportionnée aux capacités de notre
nature. Il n’y a pour l’homme de finalité que surnaturelle. Son refus s’étend alors à toute idée
de transcendance naturelle. L’homme ne va vers Dieu qu’en vertu d’un amour déjà
surnaturel : « Pas de transcendance sans surnaturel » ; « il ne peut y avoir pour l’homme
qu’une seule fin : la fin surnaturelle »6, selon les mots de Lubac cités par Boyer.
Positivement, le désir naturel de voir Dieu tel qu’exposé par Lubac, est
éprouvé en nous comme la preuve de notre destinée nécessairement surnaturelle. Il ne nous
2
Cf. Étienne FOUILLOUX, Une Église en quête de liberté. La pensée catholique française entre modernisme et
Vatican II, 1914-1962, Paris, Desclée de Brouwer, 1998, p. 39.
3
Sur Charles Boyer (1884-1980), cf. la notice qui lui est consacrée dans le Dictionnaire du monde religieux
dans la France contemporaine. 1. Les Jésuites, Paris, Beauchesne, 1985, p. 54-55.
4
Charles BOYER, « Nature pure et surnaturel dans le Surnaturel du Père de Lubac », dans Gregorianum 28
(1947), p. 379-395 ; en abrégé : BOYER. A compléter par un second article que nous n’envisagerons pas ici :
« Morale et surnaturel », dans Gregorianum 29 (1948), p. 527-543.
5
BOYER, p. 380.
6
Ibid., p. 380 ; citations de Surnaturel, p. 110 et 493.
fournit pas seulement un argument probable de notre destinée surnaturelle, ni une preuve de
sa possibilité. « Il autorise la certitude qu’en fait nous sommes élevés à l’ordre surnaturel et
destinés à la vision pleinement béatifiante7. »
Ceci posé, Boyer formule alors sa question, porteuse d’un doute plus que
suspicieux : s’il n’y a pour l’homme de fin que surnaturelle et si notre désir le plus profond
nous porte naturellement vers cette fin, peut-on encore dire que cette fin surpasse les
exigences de notre nature ? Et s’il faut rendre compte de cette fin « sans l’hypothèse moderne
de la “pure nature” et mieux qu’avec elle8 », peut-on encore la dire surnaturelle ?
Boyer rapporte alors ce qu’il comprend de la réponse de Lubac à cette
objection. Certes, ce désir de voir Dieu appartient à notre nature ; il est absolu, « le plus
absolu de tous nos désirs9 », et il nous prouve que telle est bien notre destinée. Mais il n’est
pas pour autant nécessaire ; il ne crée pour nous, de notre part, aucun droit sur Dieu, aucune
exigence de la vision surnaturelle de Dieu. Notre nature n’exige pas le surnaturel, dans la
mesure où elle est elle-même toute entière don totalement gratuit de Dieu. Le désir naturel de
Dieu ne pose donc pas en nous une exigence naturelle du surnaturel, mais il nous révèle une
exigence déjà surnaturelle du surnaturelle, car elle-même déjà inscrite gratuitement par Dieu
en notre nature : « Surnaturel ne signifie pas un don au dessus de la nature pure, mais le don
totalement gratuit de Dieu lui-même10. » Non pas une nature pure qui postulerait le surnaturel
pour devenir elle-même, mais une nature créée par Dieu telle qu’elle aspire, du plus profond
de son désir intérieur, à une vocation surnaturelle.
C’est ici que se déploie la principale critique de Boyer, toute entière fondée sur
le concept même de nature et donc, en vis-à-vis sur celui de surnaturel. Le concept de nature
implique nécessairement une essence, avec ses facultés propres et une fin qui lui soit
proportionnée. Il y aurait donc contradiction à poser une nature sans poser en même temps
une fin qui lui soit accessible. Dieu lui-même ne peut échapper à cette exigence : créant une
nature, avec sa consistance propre, il lui doit une fin propre, capable de la mouvoir de
l’intérieur.
Poser une telle fin naturelle n’implique pas de concevoir une nature
strictement délimitée, absolument complète, fermée sur elle-même ; cela n’exclut même pas
l’existence naturelle d’un « désir du surnaturel », désir naturel de voir Dieu surnaturellement,
au delà des seules capacités de la nature : « Pourquoi les natures intellectuelles ne pourraientelles pas porter leur désir au delà de ce que peut atteindre leur pouvoir naturel et de ce qui
constitue leur fin naturelle11 ? » Toute nature intellectuelle peut en effet porter son désir au
delà de ses propres capacités.
Le fond du reproche de Boyer porte donc moins sur l’affirmation d’un désir
naturel de voir Dieu, que sur les atteintes portées au concept de nature lui-même. Car derrière
le concept de nature pure, c’est tout simplement celui de nature que saperait la thèse de
Lubac. Le concept de nature, selon Boyer, implique nécessairement celui de fin naturelle, due
à cette nature à raison de ce qu’elle est. Aussi si l’on tient avec Lubac qu’il n’y a qu’une seule
fin pour l’homme, de deux choses l’une : soit cette fin est en fait naturelle, et alors « on n’a
pas exalté le surnaturel, on l’a supprimé12 » ; soit elle est effectivement surnaturelle, et c’est
la notion même de nature humaine qui disparaît. Or la notion de nature, selon Boyer, est
inhérente non seulement à la connaissance humaine, mais à la science divine elle-même, à ses
7
Ibid., p. 382.
Ibid., p. 383 ; citation de Surnaturel, p. 491.
9
Ibid., p. 384, citation de Surnaturel, p. 484.
10
Ibid., p. 384.
11
Ibid. p. 393.
12
Ibid., p. 392.
8
raisons éternelles qui ont imparties à chaque créature une essence et des lois propres. Ecarter
le concept de nature, c’est ruiner toute connaissance humaine, naturelle comme surnaturelle.
Nul doute que le débat ne bute ici sur l’armature métaphysique de chacun de
nos deux théologiens. Boyer élève le problème au dessus de toute contingence historique, au
dessus de tous les aléas de la vie propre des différentes traditions doctrinales. Il s’en tient à la
pure sphère de concepts théologiques réputés intangibles, ceux de la tradition scolastique, de
la philosophia perennis. De son point de vue, tout se résume dans la thèse de Lubac à une
impossibilité logique : le concept de surnaturel ne veut rien dire sans celui de nature pure.
Dévoiler une telle incohérence suffit pour lui à réfuter la thèse de Lubac, en même temps que
cela bloque toute discussion. Ajoutons que la connaissance des textes, de S. Thomas en
l’occurrence, ne s’en trouve pas enrichie, et n’aide pas en retour à faire progresser la
recherche de la vérité.
Rosaire Gagnebet
Dominicain de la province de Toulouse, né en 1904 et donc de vingt ans le
cadet de Boyer, Rosaire Gagnebet compte lui aussi au nombre des chevilles ouvrières du
« rempart » scolastique romain. Professeur à l’Angelicum depuis 1937, c’est un disciple
direct du P. Garrigou-Lagrange sous la direction duquel il a rédigé sa thèse doctorale sur la
nature de la théologie spéculative. Son zèle et sa vigilance doctrinale furent rapidement mis à
contribution par les divers autorités romaines. Dès 1946, il devint secrétaire de la commission
centrale des études de l’ordre des Prêcheurs, sorte de « Saint-Office dominicain », avant
d’entrer au Saint-Office comme qualificateur en 195413.
La marque d’un thomisme dominicain
Sa critique de Surnaturel se déploie fort différemment de celle de Boyer.
Par son genre littéraire d’abord. Il ne s’agit pas d’une recension mais d’une
très long article de cent vingt pages, publié en deux livraisons de la Revue thomiste, à la fin
de 1948 et au début de 1949, soit deux ans et demi après la parution de Surnaturel14. Ce délai
assez long, qui peut s’expliquer par l’ampleur du travail, permet à Gagnebet de connaître et
citer l’article complémentaire de Lubac, paru en 1948, « Duplex hominis beatitudo ».
Différence de matière, ensuite. Gagnebet n’offre aucune présentation
d’ensemble du livre de Lubac ; il n’en expose jamais le plan ni même n’en résume
l’articulation de la thèse centrale. Il s’en tient à un point d’apparence secondaire, la nouvelle
interprétation que donne Lubac de la notion d’amour naturel de Dieu.
Différence, enfin et surtout, de propos comme de méthode. Gagnebet engage
la discussion sur le terrain proprement historique de la pensée de S. Thomas. Il n’examine pas
Surnaturel au point de vue direct de la vérité doctrinale de fond, mais à celui de la vérité
d’une interprétation toute nouvelle de la pensée de S. Thomas, sur le point précis de l’amour
naturel de Dieu. Son propos se veut d’abord exégétique : le S. Thomas décrit par Lubac
correspond-il au véritable S. Thomas ? Le jésuite prétend retrouver la pensée authentique de
S. Thomas à l’encontre de ses commentateurs modernes ; Gagnebet entend montrer, textes à
l’appui, qu’il ne fait que s’en éloigner.
13
Sur Rosaire Gagnebet (1904-1983), cf. Étienne FOUILLOUX, « Du rôle des théologiens au début de Vatican
II », dans Cristianesimo nella storia. Saggi in onore di Giuseppe Alberigo, Bologne, 1996, Il Mulino, p. 279311.
14
Rosaire GAGNEBET, « L’amour naturel de Dieu chez saint Thomas et ses contemporains », dans Revue
thomiste 48 (1948), p. 394-446, et 49 (1949), p. 31-102 ; en abrégé GAGNEBET 1948 et GAGNEBET 1949.
Deux corollaires se dégagent de ce propos. D’abord un usage massif de la
méthode historique, marqué par l’accumulation de la quasi-totalité des textes de S. Thomas
sur la question traitée. Paradoxe qui ne va pas sans piquant de la part d’un « thomiste
romain » : dans son introduction, Gagnebet reproche à Lubac son manque de sens historique ;
le jésuite déformerait S. Thomas au prisme de ses convictions personnelles et à l’encontre de
l’objectivité des textes. La prolixité des citations latines, en des notes arides et interminables,
rend la lecture de cet article des plus indigestes. Mais le profit en est certain : quelles que
soient les limites de son sens exégétique profond, nul doute que Gagnebet ne fournisse
matière objective à sérieuses corrections méritées par l’interprétation lubacienne de S.
Thomas.
Second corollaire : si Gagnebet s’en tient au seul plan de l’exégèse et donc de
l’histoire des doctrines, ce n’est pas seulement par souci tactique ou par pusillanimité
théologique. Quoiqu’il ne s’en explique que de façon allusive, il est certain, pour lui, que
toute déformation de la pensée de S. Thomas, et surtout du S. Thomas tel que compris par la
tradition catholique multiséculaire, ne porte atteinte à la vérité doctrinale du catholicisme. A
ce propos, nous pouvons avancer l’hypothèse suivante, capable d’éclairer la différence de
point de vue entre Gagnebet et Boyer. Pour Gagnebet, la défense de la vérité théologique
passe principalement par celle de la pensée de S. Thomas. Boyer situait le débat sur le plan
intemporel des thèses théologiques catholiques considérée en elles-mêmes ; sans vraie
perspective historique, et il en appelait pour cela à des témoins pris dans toutes les époques
de la tradition et dont l’unanimité manifestait la vérité. Le dominicain, lui, concentre sa
recherche sur la doctrine de S. Thomas, vecteur privilégié et sans égal de la vérité catholique.
Cette différence est assez caractéristique des manières dominicaine et jésuite de se référer à
S. Thomas, et donc de définir une appartenance thomiste.
Gagnebet concentre sa démonstration sur la question de l’amour naturel de
Dieu. Il n’évoque que secondairement d’autres problèmes tels celui de la béatitude et des fins
ultimes. Pourtant, par ce biais qui reste matériellement marginal dans la démonstration de
Lubac, c’est bien le problème des rapports entre nature et surnaturel qui domine son propos.
L’amour naturel de Dieu
Gagnebet lit dans la position de Lubac la négation d’un authentique amour
naturel de Dieu. Pour le jésuite, lorsque S. Thomas parle d’un amour naturel de Dieu, il
s’agirait là d’une activité nécessaire, indélibérée, purement physique, dénuée de toute liberté,
non-morale car étrangère au libre-arbitre. Le seul amour de Dieu authentiquement volontaire,
libre, délibéré et d’ordre moral, serait, selon S. Thomas, un amour déjà surnaturalisé, gratuit,
fruit de la grâce. L’opposition entre les deux amours, naturel et surnaturel, recouperait celle
qui sépare le nécessaire et le libre, le physique et le moral. Il n’existerait donc de réalité
morale que surnaturelle. L’amour naturel de Dieu ne désignerait que le rapport à notre
principe, Dieu cause de la nature ; seul un amour surnaturel pourrait nous référer
volontairement et moralement à Dieu comme à notre fin.
La longue démonstration de Gagnebet va toute entière à prouver que telle n’est
pas ce qu’enseigne S. Thomas ; que le docteur angélique et tous ses commentateurs jusqu’à
Lubac ont au contraire fondé la différence entre les deux amours de Dieu sur la notion de
« proportion » : l’amour naturel de Dieu est une réalité déjà pleinement volontaire, libre et
morale, proportionnée à nos facultés affectives et rationnelles, quoique non surnaturelle, ni
gratuite ni méritoire de la béatitude éternelle.
Notre dominicain commence par montrer que les prédécesseurs scolastiques de
S. Thomas, dans la première moitié du XIIIe siècle, connaissaient déjà, à propos des anges, un
amour délibéré et désintéressé de Dieu, quoique purement naturel, antérieur à toute élévation
en grâce. Il montre ensuite longuement comment S. Thomas, contrairement à ce que prétend
Lubac, ne limite pas l’amour naturel de Dieu, chez les hommes, au domaine de la seule
voluntas ut natura, aspiration aveugle qui pousse toutes les créatures à tendre vers leur fin,
dans laquelle l’amour de Dieu reste implicite, non délibéré, mais qu’il s’étend jusqu’à celui
de la voluntas ut ratio, acte explicite, délibéré, libre et pleinement moral. Cet amour naturel
de Dieu, fondé sur la connaissance de Dieu comme cause de tout être, se porte vers Dieu
comme vers la fin naturelle de notre être : « L’amour naturel de Dieu n’est donc pas
seulement pour saint Thomas l’acte naturel nécessaire dépourvu de toute moralité dont nous
parle l’auteur de Surnaturel, mais il peut être aussi un acte libre, naturel parce qu’accessible
aux forces de la nature et conforme à ses aspirations15. » Certes, dans l’état de nature déchue,
cet amour naturel de la voluntas ut ratio se heurte à des obstacles considérables, voire
infranchissables. Notre nature n’en garde pas moins, en tant que telle, ces capacités et cette
fin qui lui sont connaturelles.
La fin naturelle
Gagnebet en vient ainsi à défendre, contre Lubac, l’existence, chez S. Thomas,
d’une authentique fin naturelle, propre à notre nature, proportionnée à ses capacités et donc à
son désir conscient. Car l’inclination de notre nature a pour objet une fin naturelle, à savoir la
béatitude in commune. Cette fin naturelle ou proportionnée n’est pas encore et ne peut pas
être, du point de vue de nos capacités conscientes et libres, la vision bienheureuse. Pourtant,
elle dépasse certainement l’horizon de notre vie terrestre. Malgré les obscurcissements de
notre condition déchue, notre nature garde son orientation naturelle vers la contemplation
amoureuse du créateur, Dieu comme fin ultime naturelle, connu et aimé à travers les
créatures. Preuve en est le fait qu’après la séparation d’avec son corps, l’âme peut poursuivre
et épanouir sa connaissance naturelle de Dieu, accompagnée d’un amour désormais
inaltérable, qui comble pleinement les facultés proportionnées à notre conscience. Gagnebet
évoque ici le sort des enfants morts sans baptême tel que décrit par S. Thomas : quoique
purement naturelle, sans participation à la vision bienheureuse, leur béatitude est ultime et
parfaite en son ordre, en tant que pleine actualisation de leurs capacités naturelles de
connaissance et d’amour.
De même en va-t-il, selon Gagnebet, de l’amour naturel de Dieu par les anges.
A en croire Lubac, S. Thomas n’aurait jamais professé l’impeccabilité naturelle des anges, du
fait de l’impossibilité de concevoir dans un esprit créé un amour à la fois volontaire et
infaillible. Le seul amour dirigeant volontairement les anges vers Dieu serait un acte
surnaturel, gratuit, libre, et donc sujet à péché. Jamais S. Thomas n’aurait envisagé pour les
anges une autre fin que la béatitude surnaturelle librement choisie. A quoi Gagnebet, fidèle à
l’interprétation dominante des commentateurs modernes, oppose nombre de textes de S.
Thomas distinguant chez les anges deux amours volontaires de Dieu, l’un naturel, l’autre
surnaturel. L’amour naturel, quoique nécessaire et non-libre du fait de l’intelligence
angélique, n’en serait pas moins pleinement conscient et volontaire, d’un volontaire
supérieur, et non pas inférieur, à notre volontaire humain, fondé sur une connaissance parfaite
et immuable de Dieu comme cause et fin de la nature : « L’acte d’amour nécessaire de l’ange
pour Dieu, auteur et fin de sa nature, vérifie les deux éléments de la définition du volontaire
parfait : principe intérieur et connaissance parfaite de la fin. [...] Sa nécessité ne l’empêche
pas d’être pleinement volontaire et, sinon formellement du moins éminemment, moral16. »
15
GAGNEBET1949, p. 44.
Ibid., p. 83 et 86. Contre Lubac et sa négation de la thèse de l’impeccabilité naturelle de l’ange chez S.
Thomas, Gagnebet rejoignait en partie les critiques minutieuses du jésuite Jacques de Blic, professeur à la
faculté de théologie de Lille. Cf. Jacques de BLIC, « Saint Thomas et l’intellectualisme moral, à propos de la
peccabilité de l’ange », dans Mélanges de science religieuse 1 (1944), p. 241-280 ; « Quelques vieux textes sur
16
Limites
Toute la démonstration de Gagnebet va à prouver que S. Thomas a bien établi
la réalité d’un amour naturel de Dieu, et donc d’une fin proportionnée à cet amour. Cet amour
est fondé sur la réalité d’une nature consistante par elle-même, capable d’aimer
consciemment et volontairement un bien ultime proportionné à ses capacités : Dieu comme
principe de l’être créé.
Mais, silence non moins remarquable, notre dominicain ne dit à peu près rien
de tous les textes dans lesquels S. Thomas affirme l’existence d’un désir naturel de la vision
béatifique, c’est à dire le désir naturel d’une fin naturel disproportionnée à notre nature,
« désir naturel du surnaturel » comme Lubac ne craint pas de l’appeler.
De tous ces textes, sur lesquels Lubac fonde l’essentiel de ses analyses
thomasiennes, Gagnebet ne dit rien ; il ne les cite même pas. Si notre enquête ne pèche pas
par précipitation, le terme même de desiderium naturale ou desiderium naturæ, n’apparaît
nulle part ici sous sa plume, et n’est donc en particulier jamais appliqué à la vision divine.
Gagnebet reproche à juste titre à Lubac d’ignorer tous les textes dans lesquels S. Thomas
affirme que la vision divine excède non seulement les facultés naturelles de l’homme mais
aussi son désir, en particulier tous ceux où il commente le verset de S. Paul : « Ce que l’œil
n’a pas vu, ce que l’oreille n’a pas entendu, ce qui n’est jamais monté au cœur de l’homme,
voilà ce que Dieu a préparé pour ceux qui l’aiment » (1 Cor 2, 9)17. Mais lui-même procède
de même pour les textes allant dans l’autre direction.
Qu’en conclure, sinon que notre dominicain évacue une part décisive de la
difficulté. En ceci, son usage de la méthode historique pèche gravement. Autant la
démonstration paraît convaincante à propos de l’amour naturel, car les textes de S. Thomas,
s’imposent, clairs et abondants ; autant elle se révèle plus que déficiente devant l’autre terme
de la difficulté : qu’est-ce que cet appétit ou désir de nature dont S. Thomas affirme qu’il
porte sur la vision de l’essence divine ? Dans les rares endroits où Gagnebet s’approche de la
question d’une ordination à la vision béatifique, c’est pour dire « qu’elle n’est pas
consécutive aux principes constitutifs de la nature intellectuel créé, mais réalisée par
grâce18 ». Le fond de la thèse de Lubac, en particulier ses appuis en S. Thomas, ne manque
pourtant pas d’évidence : c’est notre nature intellectuelle, et plus profondément notre qualité
d’image de Dieu qui place en nous une inclination naturelle, un élan de notre nature vers la
vision de l’essence divine, un « désir naturel de la béatitude » (naturale desiderium
la notion d’ordre surnaturel », Ibid. 3 (1946), p. 359-362 ; c.r. de Surnaturel, Ibid. 4 (1947), p. 93-112 ;
« Échanges de vues [avec le P. de Lubac] à propos de la conception médiévale de l’ordre surnaturel », Ibid., p.
373-379.
17
Cf. S. THOMAS d’AQUIN, Summa theologiæ, Ia IIae, q. 114, a. 2, resp. : « La vie éternelle est un bien qui
transcende la proportion de la nature humaine (excedens proportionem naturæ creatæ), car il transcende même
sa connaissance et son désir, selon 1 Cor 2, 9 : “Ce que l’œil n’a pas vu, ce que l’oreille n’a pas entendu, ce qui
n’est pas monté au cœur de l’homme”. » Id., Scriptum super librum secundum Sententiarum, d. 29, q. 1, a. 1,
resp. : « On ne parvient à une fin que par des œuvres proportionnées à cette fin (per opera proportionata fini).
Or la vie éternelle est une fin qui transcende absolument (omnino excedens) le pouvoir de la nature humaine ;
aussi surpasse-t-elle même sa connaissance et son désir (etiam intellectum et desiderium superat), selon 1 Cor 2,
9 : “L’œil n’a pas vu, l’oreille n’a pas entendu”. » Id., Scriptum super librum tertium Sententiarum, d. 23, q. 1,
a. 4, qla 3 : « La fin à laquelle la générosité divine a ordonné ou prédestiné l’homme, à savoir la fruition d’ellemême, surpasse absolument le pouvoir de la nature créée, car “ce que l’œil n’a pas vu, ce que l’oreille n’a pas
entendu, ce qui n’est pas monté au cœur de l’homme, voilà ce que Dieu a préparé pour ceux qui l’aiment”,
comme le dit 1 Cor 2, 9. Ainsi, par ses seules forces naturelles, l’homme ne possède pas une inclination
suffisante vers une telle fin (unde per naturalia tantum homo non habet sufficienter inclinationem in finem
illum). Aussi faut-il que lui soit surajoutée (superaddatur) quelque chose grâce à quoi il possède une inclination
vers cette fin, tout comme par ses forces naturelles il possède une inclination vers la fin qui lui est
connaturelle. »
18
GAGNEBET 1949, p. 69, n. 1.
beatitudinis)19.
A ce stade de notre étude nous nous trouvons devant un incontestable dilemme
d’exégèse thomiste : quand Lubac développe unilatéralement la veine thomiste du désir
naturel de la vision divine, Gagnebet s’en tient non moins unilatéralement à la veine non
moins thomiste de la gratuité transcendante d’un tel désir, incapable de monter à la
conscience humaine en dehors de la révélation et de la foi chrétienne.
Marie-Joseph Le Guillou
L’article de Marie-Joseph Le Guillou, dominicain de la province de France,
survient dans la troisième vague des réactions à Surnaturel, juste avant le parution d’Humani
generis, dans la seconde livraison de la Revue des sciences philosophiques et théologiques de
1950, - soit quatre ans après la parution du livre20. Le Guillou appartient lui-même à une
troisième génération des critiques de Lubac. Né en 1920, il n’a alors que trente ans. Prêtre
depuis trois ans seulement, il achève sa toute première année d’enseignement de la théologie
morale au studium de sa province, au nom déjà légendaire du Saulchoir.
Son article ne relève pas du genre de la recension, encore qu’il prenne soin
d’exposer le plan de Surnaturel. Il se présente plutôt et comme une étude critique, - puisque
l’une des thèses centrales du livre s’y trouve contestée, - et comme un essai personnel de
clarification. Au moins une qualité le rapproche de l’article de Gagnebet : son appartenance
explicitement thomiste. A la différence de Boyer et Lubac qui se réfèrent à S. Thomas
comme à l’un, parmi bien d’autres, des témoins de la tradition catholique, Le Guillou situe
toute sa démonstration dans un cadre purement thomiste. La taille bien plus modeste de son
article (seize pages) l’oblige à limiter les citations de S. Thomas, mais les références
abondent. C’est bien la pensée de S. Thomas que Le Guillou entend exposer, et c’est d’elle
qu’il se propose de dégager les principes de solution de ce « problème crucial »21.
Mais, à la différence de Gagnebet, Le Guillou évite soigneusement toute
tonalité polémique, incisive ou suspicieuse contre le jésuite. Plus encore, il accueil des pans
entiers de son ouvrage comme facteurs de redécouverte de la pensée authentique de S.
Thomas. Du même coup, il ne se prive pas d’égratigner, par allusions anonymes mais fort
claires, les arguments opposés à Lubac par les thomistes conservateurs comme Boyer et
Gagnebet. Sans le dire explicitement, le Guillou cherche une via media capable de faire droit
aux vérités mises en avant par Lubac, tout en les purgeant de leurs défauts et, pour cela, en
les replaçant dans un cadre vraiment thomiste.
Équilibrer des éléments divers
Le Guillou cherche à tenir ensemble deux orientations complémentaires,
présentes simultanément dans la pensée de S. Thomas.
D’une part, l’affirmation sans réserve du désir naturel de voir Dieu. Ce désir,
inscrit au plus profond de notre nature intellectuelle, en tant qu’image de Dieu, porte notre
volonté vers un dépassement permanent jusqu’à la vision de l’essence divine. Il manifeste à
notre conscience « la symbiose authentique des deux ordres naturel et surnaturel », le second
19
S. THOMAS d’AQUIN, Summa theologiæ, Ia IIae, q. 2, a. 2, ad 3.
Marie-Joseph LE GUILLOU, « Surnaturel », dans Revue des sciences philosophiques et théologiques 34 (1950),
p. 226-243 ; repris dans Id., Le témoignage de Dieu, Saint-Maur, Parole et Silence, 1996, p. 83-103. Nous
citerons ici d’après l’édition originale ; en abrégé : LE GUILLOU. Sur la signification de cet article, cf. Georges
COTTIER, « Le désir naturel de voir Dieu », dans Patrick CHAUVET, Mgr Pierre RAFFIN et alii, Quand un homme
témoigne de Dieu, Actes du 4ème Colloque Marie-Joseph Le Guillou, Saint-Maur, Parole et Silence, 1998, p. 1946.
21
LE GUILLOU, p. 226.
20
ne doublant pas le premier dans « une juxtaposition hétérogène et incompréhensible »22. Il ne
saurait être cantonné au rang d’une « simple disponibilité à l’action divine », « nonrépugnance », « pure non-contradiction à l’égard du surnaturel », mais il consiste bien en une
« ordination à la vision béatifique », une « convenance positive », une « attente », une
« ouverture »23. Aussi Le Guillou ne concède-t-il que du bout des lèvres, par respect pour la
tradition scolastique, la légitimité de l’expression « puissance obédientielle », à la condition
expresse d’entendre par là une « orientation ontologique » positive24, qui est moins qu’une
puissance active mais plus qu’une pure réceptivité. C’est dans cette première ligne que Le
Guillou donne généreusement acte à Lubac de sa revalorisation du désir naturel, en vertu
d’une ouverture sur l’infini inhérente à notre nature.
D’autre part, néanmoins, il insiste sur la sauvegarde indispensable tant de la
gratuité surnaturelle du don de Dieu que de la consistance propre de la nature en ses
structures spécifiques. Il se fait ici très critique envers Lubac, au nom même de S. Thomas et
de sa tradition. Contre le jésuite, il défend la dualité des fins morales et le « clivage » entre
naturel et surnaturel, avec en particulier l’incontournable légitimité du concept de « nature
pure ».
Dire qu’il n’y a qu’une seule fin ultime concrète de l’esprit, la vision de Dieu,
ne supprime pas mais appelle, au contraire, la nécessité de distinguer deux ordres de finalité,
en fonction des ressources actives de l’esprit humain, des facultés d’actuation qui lui sont
propres. Pour maintenir la gratuité absolue du don de Dieu, il faut poser la perception par
l’esprit humain, devant ce désir de voir Dieu, « de la limite absolue de sa propre
puissance25 », de son incapacité à actuer ce désir, dont la réalisation ne peut venir que d’en
haut. C’est pourquoi, face à cette fin transcendante, l’esprit connaît une autre fin, qui lui est
connaturelle, à portée de ses facultés. Certes, ces deux ordres n’impliquent pas deux destinées
possibles, parallèles ou encore moins divergentes, mais « deux pénétrations inégalement
profondes de la destinée effective de l’esprit créé concret26 ». Selon Le Guillou, il serait
impossible de sauvegarder la transcendance gratuite de la fin ultime sans poser une certaine
finalité correspondant à nos facultés naturelles. Car l’esprit ne peut entrer dans une démarche
d’abandon à Dieu, seule manière de parvenir à sa fin ultime, sans se laisser élever hors du
domaine de sa propre puissance active et donc au-delà des fins qui lui sont proportionnées.
Ainsi Le Guillou en vient-il à justifier « le clivage moderne entre naturel et
surnaturel27 », qui affleure déjà constamment chez S. Thomas. C’est ce dernier lui-même qui
définit le surnaturel comme « ce qui dépasse la proportion de la nature, id quod excedit
proportionem naturæ »28. Pour s’ouvrir à l’actuation transcendante du Don de Dieu, l’esprit
créé doit renoncer à s’en tenir à l’ordre des moyens et des fins qui lui est connaturel. Sans un
tel ordre naturel qui puisse se laisser dépasser par la grâce, pas de dépassement, et donc pas
de transcendance, pas de surnaturalité.
Défense de la nature pure
Nous abordons ainsi la critique la plus sérieuse que Le Guillou adresse à
Lubac, dès son introduction. Selon notre dominicain, la visée du jésuite serait de « démontrer
que la notion de nature pure est une notion tardive, malencontreuse, inutile pour défendre la
gratuité totale du surnaturel29 ». A quoi lui-même répond, en sa conclusion, par l’affirmation
22
Ibid., p. 240.
Ibid., p. 232.
24
Ibid., p. 233.
25
Ibid., p. 237.
26
Ibid., p. 235.
27
Ibid., p. 238.
28
Ibid., p. 239.
29
Ibid., p. 227.
23
« de la possibilité radicale de la nature pure », possibilité qu’il érige même en nécessité,
puisqu’il ne voit « aucun autre moyen de sauvegarder l’affirmation que la première création
n’appelle pas de soi - par un lien nécessaire - la seconde création ». Le concept de nature pure
s’impose pour préserver la gratuité du don divin. Il ne renvoie ni à une hypothèse qui de fait
nous serait « totalement étrangère », ni à une nature entièrement close sur elle-même, mais à
« la structure propre de notre esprit crée » avec son paradoxe d’être à la fois fini et ouvert sur
l’infini30. Sans ce concept, on se laisse conduire à établir un lien nécessaire entre esprit et la
vision divine, lien qui serait absolument ruineux pour la gratuité du surnaturel.
Telle est d’ailleurs la pointe ultime de la critique de Le Guillou, en tête et en
fin de parcours : l’affirmation dangereuse, par Lubac, d’une « liaison objective nécessaire
entre la structure de l’esprit humain et la vision divine31 », d’un « lien de nécessité entre la
nature de l’esprit et la vision béatifique32 ». Pour le dominicain, le désir naturel de voir Dieu
ne peut aboutir qu’à la possibilité, non à la nécessité du surnaturel, sans rien nous dire de la
réalisation concrète de cet appel. Pour le jésuite, au contraire, du fait de cette nécessité
éprouvée d’en bas, ce désir nous conduirait à postuler la réalité du don divin. Autrement dit,
l’actualisation de ce don gratuit ne serait plus seulement souhaitée et attendue de façon
indéterminée, mais comme exigée nécessairement en sa spécificité surnaturelle. Seul le
concept de nature pure, avec sa conjonction de finalité propre et de dépassement permanent,
permet d’échapper à l’exigence du surnaturel réel sans supprimer l’attente du surnaturel
désiré et gratuit.
Limites.
Les perspectives proposées par Le Guillou ouvrent sans conteste la voie à un
principe de solution. Permettons-nous pourtant d’en relever deux limites.
D’une part, il n’est pas sûr que la pointe de la critique de Le Guillou soit
recevable par Lubac dans le cadre même de sa pensée. Le jésuite met assez de soin à répéter
que la nature, dans sa perspective, est elle-même un don gratuit, pour qu’on ne puisse le
soupçonner de trahir l’exigence de surnaturalité. Pour Lubac, il n’y a de nécessité ou
d’exigence que déjà divine en leur source, et non seulement en leur terme. La véritable
question, - que Le Guillou ne fait que suggérer, quoiqu’elle soit de taille, - serait de savoir
comment une telle conception de la nature comme don de grâce peut préserver la différence
entre création ancienne et création nouvelle33.
D’autre part, il ne nous semble pas que l’exégèse thomiste de Le Guillou
parvienne à lever toutes les apories des textes de S. Thomas. Selon lui, le désir naturel de
Dieu ne peut porter que sur la vision de l’essence divine en tant que cause première, en tant
que béatitude in commune, et non pas sur l’intelligence de Dieu en sa propre substance, en
tant que béatitude spécifique des bienheureux dans la lumière de gloire34. Or S. Thomas va
incontestablement plus loin, en parlant bel et bien d’un désir naturel dont les bienheureux ont
concrètement la satisfaction plénière35. Comment comprendre alors que, parlant d’un même
30
Ibid., p. 242.
Ibid., p. 227.
32
Ibid., p. 241.
33
Cf à ce sujet Georges COTTIER, art. cit., p. 41 : « C’est une méprise ruineuse que d’absorber la gratuité propre
à la grâce et au surnaturel dans la gratuité radicale de la création. [...] Les dons impartis par le bien infini ne sont
pas tous équivalents : les biens naturels, y compris ceux des natures intellectuelles, n’impliquent nullement par
eux-mêmes l’exigence du don de la filiation divine. »
34
LE GUILLOU, p. 233-234 : « La créature raisonnable aspire à la vision de l’essence de la cause première, mais
il nous faut le secours surnaturel pour désirer effectivement, espérer, aimer Dieu en lui-même ; le désir naturel
ne porte d’une manière précise que sur la vision de l’essence de la cause première materialiter ou sub ratione
commune, et non en sa spécificité. »
35
Cf. S. THOMAS d’AQUIN, Summa theologiæ, Ia q. 12, a. 1, resp. : « L’homme a le désir naturel (naturale
desiderium), quand il voit un effet, d’en connaître la cause, et c’est de là que naît chez les hommes l’admiration.
31
terme concret, cette vision bienheureuse dans le lumen gloriæ, S. Thomas puisse tantôt
affirmer qu’elle est l’objet d’un desiderium naturale, tantôt qu’elle dépasse non seulement
toute connaissance, mais aussi tout désir de la nature humaine laissée à elle-même36 ?
La solution de cette aporie exégétique est à rechercher non pas dans une
différence de l’objet formel de ce désir (la béatitude in commune ou la béatitude in se), mais
dans deux sens possibles du concept de désir, selon qu’on entend ce dernier soit comme un
appétit métaphysique et ontologique, antérieur à toute délibération consciente, - auquel cas il
porte naturellement sur la vision de Dieu, - soit comme un acte élicite, conscient et délibéré, auquel cas il ne peut porter sur la vision béatifique de Dieu que sous l’influence de la grâce
surnaturelle. S. Thomas parle effectivement d’un désir naturel de la béatitude in se, comme
vision directe de l’essence divine, mais il entend par là non un acte concret, conscient et
spécifiquement déterminé, mais une finalité inconsciente ontologiquement inscrite dans notre
nature d’image de Dieu. Or, malgré la très juste perception des éléments d’apparence
divergente qui constituent le fond de la position thomiste, Le Guillou ne parvient pas encore à
rendre raison de leur unité profonde. Pour parvenir à la distinction de ces divers niveaux du
concept de désir, il faudra attendre, une quinzaine d’année plus tard, les analyses minutieuses
et presque toujours convaincantes de Jorge Laporta37.
Conclusion
1. Nous voulions montrer et la pertinence et l’ambiguïté de la notion de
« thomisme traditionnel ».
Sa pertinence ressort d’une convergence de nos trois auteurs dans la manière
de critiquer Lubac du point de vue d’une certaine tradition thomiste, à savoir l’attachement au
concept de « nature pure », et plus profondément à la dualité complémentaire des notions
d’ordre naturel et ordre surnaturel. Nul doute qu’un fond métaphysique commun n’explique
cette unité.
Mais l’ambiguïté s’impose plus encore, ou plus exactement une certaine
gradualité des critères qui rapprochent nos auteurs deux-à-deux, selon des inclusions croisées.
Boyer comme Gagnebet, par attachement unilatéral à la défense de l’ordre
naturel, restent réfractaires au renouveau de lumière que Lubac porte sur un pan obscurci de
l’héritage thomiste, celui du désir naturel de la vision béatifique et de l’anthropologie
religieuse sous-jacente. A ce point de vue, Le Guillou manifeste une réelle ouverture à cet
aspect particulier du retour aux sources, si caractéristique des renouveaux théologiques du
XXe siècle. On ne s’étonne guère, alors, de retrouver Boyer et Gagnebet dans la même
enceinte fortifiée, ou « rempart », à la différence d’un Le Guillou, acteur d’un thomisme plus
« progressiste », rénovateur, ouvert à la critique historique et aux questionnements religieux
Si donc l’intellect de la créature raisonnable ne peut pas atteindre la cause première des choses, un désir de
nature restera vain. Aussi faut-il reconnaître absolument que les bienheureux voient Dieu. » Id., Summa contra
gentiles, III, 51 : « Puisqu’il est impossible qu’un désir naturel reste vain, ce qui serait le cas si l’on ne pouvait
parvenir à l’intelligence de la substance divine que désirent naturellement tous les esprits, il est donc nécessaire
d’affirmer qu’il est possible de voir la substance divine par mode d’intelligence. »
36
Cf. S. THOMAS d’AQUIN, Quæstiones disputatæ de veritate, q. 14, a. 2, resp. : « Il y a pour l’homme un
double bien ultime (duplex bonum ultimum) qui est au principe du mouvement de la volonté comme une fin
ultime. L’un d’eux est proportionné à la nature humaine (proportionatum naturæ humanæ), car les forces
naturelles suffisent à son obtention ; [...] l’autre est un bien de l’homme qui dépasse la proportion de la nature
humaine, car les forces naturelles ne suffisent pas pour l’obtenir, ni pour le concevoir ou pour le désirer (nec ad
cogitandum vel desiderandum), mais c’est à partir de la seule libéralité divine qu’il est promis à l’homme, selon
1 Cor 2, 9 : “l’oeil n’a pas vu, etc.”. »
37
Jorge LAPORTA, « Pour trouver le sens exact des termes : appetitus naturalis, desiderium naturale, amor
naturalis, etc. chez Thomas d’Aquin », dans Revue des sciences philosophiques et théologiques 40 (1973), p.
37-95.
contemporains.
Pourtant, les deux dominicains Gagnebet et Le Guillou partagent un
attachement fondateur et normatif à la doctrine de S. Thomas. L’un comme l’autre, pour
éclaircir une question théologique, s’attachent d’abord à scruter les textes de S. Thomas,
d’une façon presque exclusive. C’est de là qu’ils dégagent les principes fondamentaux ou,
selon l’expression de Le Guillou, les « données de structure38 » commandant la solution du
problème étudié. Certes, un écart important sépare leur manière de lire les textes et de mettre
en œuvre la méthode historique. Nul doute, à cet égard, que Gagnebet ne fasse preuve d’une
partialité trop peu critique, commandée par des préjugés étrangers à S. Thomas. Pourtant, par
principe puis par méthode, ils partent l’un et l’autre de ce vecteur unifiant qu’est la doctrine
de S. Thomas pour en extraire une intelligibilité théologique à valeur permanente.
Inversement, - et à supposer ce rapprochement point trop périlleux, - les deux
jésuites Boyer et Lubac se réfèrent à S. Thomas comme à une autorité privilégiée certes, mais
ni fondatrice ni vraiment normative. Quitte à le lire de façon radicalement contradictoire, l’un s’y attachant à l’idée de nature pure, l’autre à celui de désir naturel, - ils recourent à lui
comme à un témoin éminent mais non unificateur de la tradition catholique, un témoin qui
vient à l’appui de thèses dégagées par ailleurs.
Identité doctrinale nativement et constitutivement thomiste ou simple
référence plus ou moins privilégiée à S. Thomas ? Voici un critère de discernement que les
historiens du thomisme gagneront à creuser pour mieux cerner les clivages internes à la
« grande famille des thomistes ». C’est d’ailleurs cette piste de travail qu’a commencé
d’ouvrir Michel Fourcade en distinguant deux types de lecture de la pensée du Docteur
angélique : d’une part le thomisme « doctrinal » de Maritain, tout entier conçu du sein même
de S. Thomas et de sa tradition ; d’autre part le thomisme « référentiel » de Blondel, qui
utilise S. Thomas au service de son propre système, en l’assimilant à soi au lieu de se laisser
assimiler à lui39.
2. Lubac, au moyen d’une thèse largement fondée dans la tradition patristique
et médiévale et étayée par une solide érudition historique, a favorisé la ré-invention d’un
principe structurant de l’anthropologie chrétienne et donc thomiste, celui d’une nature
humaine capax Dei, ontologiquement orientée vers la vision béatifique. En cela, même si
telle ne fut pas son intention première, il a contribué à rapprocher le thomisme de ses sources
authentiques.
Mais sa lecture de S. Thomas, réduite à l’univocité de cette seule thèse,
manifestait une partialité peu conforme aux textes et à l’équilibre doctrinal du Docteur
angélique. Aussi a-t-elle provoqué des réactions diverses de la part des héritiers attitrés de la
tradition thomiste. Figeant certains d’entre eux sur une thèse d’apparence contraire quoique
non moins thomiste, - celle de la consistance propre d’une nature capable par elle-même
d’une tension délibérée vers Dieu mais non proportionnée au désir élicite de la vision divine,
- elle a pu en conduire d’autres à mieux percevoir la complexité intégrante de la pensée du
Docteur angélique, et donc sa fécondité toujours actuelle. Les critiques de Lubac eux non
plus n’ont pas travaillé en vain, empêchant avec plus ou moins de lucidité qu’un nouveau
rétrécissement ne se substitue à de plus anciens.
C’est l’une des grandeurs de S. Thomas que son unité sans pareille ne puisse
se laisser réduire à une thèse trop univoque. Aussi le thomisme vraiment traditionnel regardet-il toujours au-devant de lui-même, vers le jaillissement sans cesse renouvelé des mille
38
LE GUILLOU, p. 240.
Michel FOURCADE, Feu la modernité ? Maritain et les maritainismes, Thèse de Doctorat d’histoire sous la
direction de Gérard Cholvy, Université Paul Valéry -Montpellier III, Dactylographie, 1997, p. 194-195.
39
virtualités de sa source. Ce pourquoi il peut valoir la peine de se dire vraiment thomiste, sans
risque de partialité ou de sclérose. Ce pourquoi aussi, peut-être, l’Église ne se connaît pas
deux Docteurs communs.
Fr. Henry DONNEAUD o.p.
Résumé :
La vision bipolaire qui commande le plus souvent l’historiographie de la
« nouvelle théologie » sépare les adversaires du P. de Lubac de ses partisans. L’analyse de
trois critiques de Surnaturel venues des rives du thomisme traditionnel amène à nuancer ce
schéma. Si le jésuite Boyer s’en tient au seul plan doctrinal, sans aucune analyse historicocritique, le dominicain Gagnebet engage le débat sur le terrain des textes de S. Thomas. Il
pointe à juste titre les contre-sens de Lubac sur la question de l’amour naturel de Dieu, mais
reste aveugle sur le thème du désir naturel de la vision divine. Le dominicain Le Guillou, lui
aussi enraciné dans les textes de S. Thomas, crédite Lubac de la revalorisation de ce désir
naturel, tout en lui reprochant de ruiner le concept pourtant nécessaire de nature pure.