Revue Philosophique de Louvain
Moralité et magie
Dieter Lesage
Citer ce document / Cite this document :
Lesage Dieter. Moralité et magie. In: Revue Philosophique de Louvain. Quatrième série, tome 90, n°85, 1992. pp. 50-66;
https://www.persee.fr/doc/phlou_0035-3841_1992_num_90_85_6721
Fichier pdf généré le 26/04/2018
Résumé
Dans le partage de notre intérêt, de notre attention et de notre souci pour d'autres personnes, nous
donnons généralement la priorité à des personnes qui, d'une manière ou d'une autre, nous sont
proches. D'un point de vue impersonnel et impartial, on pourrait objecter contre cette attitude qu'elle
est égocentrique et arbitraire. La question de savoir si l'on doit donner une signification morale à la
proximité des personnes qui font appel à notre souci forme l'enjeu du débat entre les positions
universalistes et particularistes dans la philosophie dite anglo-saxonne. À travers une analyse de
l'emploi du possessif «mon» dans le contexte des attitudes symboliques, cet article développe un
argument en faveur de l'idée que, contrairement à ce que suggère William Godwin, ce possessif peut
bel et bien avoir une signification magique et que, de plus, cette signification a indéniablement une
portée morale.
Abstract
In the distribution of our interest in, and attention and care for other persons, we generally give priority
to persons who, in one way or another, are near to us. From an impersonal and impartial point of view,
one may object that this attitude is egocentric and arbitrary. The question whether or not to give moral
significance to the proximity of persons who call for our care is at the heart of the debate between
universalist and particularist positions in so-called anglo-saxon philosophy. By way of an analysis of the
use of the pronoun «my» in the context of symbolic attitudes, this article develops an argument for the
idea that, contrary to what has been suggested by William Godwin, the pronoun «my» may very well
have a magic significance and that, moreover, this significance unmistakably has a moral bearing.
Moralité et magie
Dans nos comportements et nos attitudes à l'égard d'autres
personnes, nous attribuons généralement à notre contiguïté
spatiotemporelle avec ces personnes une signification morale, attribution qui,
d'un certain point de vue que nous allons préciser, ne va pas de soi1.
Ainsi nous prenons plus à cœur le sort de nos contemporains que le sort
des personnes qui ne sont pas encore nées et qui vivront à une époque
que nous-mêmes ne connaîtrons peut-être plus. De manière analogue, le
sort des personnes qui vivent dans nos environs, dans notre voisinage,
notre ville, notre région ou notre pays, nous touche plus que le sort de
celles qui vivent loin de nous et que nous n'avons jamais rencontrées.
Ces attitudes sont tellement enracinées qu'on pourrait en donner une
multitude d'exemples. Pendant des semaines, nous pouvons être
captivés par les nouvelles concernant une prise d'otage ou l'enlèvement
d'un compatriote, tandis qu'ailleurs dans le monde des centaines de
personnes trouvent la mort dans des catastrophes naturelles ou des
accidents de la circulation. Notre intérêt excessif pour l'enlèvement
serait évident si nous connaissions le compatriote enlevé, mais le plus
souvent ceci n'est pas le cas. Généralement, notre intérêt intense pour
l'événement ne peut pas non plus être expliqué par la présence en nous
de l'idée que nous pouvons aider la victime. Car si le gouvernement sait
où se trouvent les ravisseurs et leur victime, il en interdit souvent l'accès
et défend aux citoyens de rien essayer de leur propre initiative, quelque
bonnes que soient leurs intentions. Même si nous ne connaissons pas la
victime et ne pouvons pas l'aider, nous nous sentons touchés par son
1 Ce texte est la version française du texte d'un article qui a paru en néerlandais
dans Algemeen Nederlands Tijdschrift voor Wijsbegeerte, 83 (1991), pp. 161-173. Il
reprend un exposé présenté dans le cadre du séminaire L'institution philosophique devant
la Loi de M. Jacques Derrida à l'École des Hautes Études en Sciences Sociales à Paris, le
13 juin 1990. Je remercie tous les participants au séminaire et M. Derrida en particulier.
Ses remarques étaient, comme toujours, très éclairantes.
Moralité et magie
51
sort, et il nous paraît que l'absence de tout intérêt pour le sort de notre
compatriote serait moralement reprehensible. Or, chez celui qui réussit à
se soustraire un seul instant à la nervosité qui, dans son pays, règne
autour de l'enlèvement, cette idée peut disparaître entièrement et céder
la place à la considération que notre attitude est au fond irrationnelle.
Pour lui, il ne va plus de soi d'attribuer à la proximité une signification
morale. Dans le partage de notre attention et de notre souci pour d'autres
personnes, nous devrions faire abstraction de notre contiguïté avec elles,
si du moins notre attention et notre souci veulent être des attitudes
morales. Notre sensibilité ne serait morale que si elle était également
grande pour chaque personne, en tant que personne ou pour autant
qu'elle aurait les mêmes caractéristiques appropriées. Selon cette idée,
nous ne serions moraux que si notre sensibilité répondait à la condition
d'impartialité1. Cette condition d'impartialité appartient d'ailleurs à une
gamme plus large de conditions contiguës, qui sont typiques des
approches éthiques de type kantien:
«Parmi les éléments kantiens de ces approches, il y a,
particulièrement, ceux-ci: que le point de vue moral est fondamentalement différent
d'un point de vue non-moral et, particulièrement, égoïste, et ceci par une
différence d'espèce; que le point de vue moral est spécialement
caractérisé par son impartialité et par son indifférence à quelque relation
particulière à des personnes particulières que ce soit, et que la pensée
morale requiert une abstraction de circonstances particulières et des
caractéristiques particulières des parties impliquées, y compris l'agent,
sauf si elles peuvent être traitées comme des caractéristiques
universelles de n'importe quelle situation morale semblable; et que les
motivations d'un agent moral, conformément, impliquent une
application rationnelle d'un principe impartial et sont ainsi différentes en
espèce des sortes de motivations qu'il peut avoir pour traiter quelques
personnes particulières (par exemple, mais pas exclusivement, luimême) différemment, puisqu'il paraît avoir un intérêt particulier à leur
égard»3.
2 On compte parmi les défenses de la condition d'impartialité dans la philosophie
analytique contemporaine: K. Baier, The Moral Point of View, New York, Random
House, 1965; P. Taylor, On Taking the Moral Point of View, in: Midwest Studies in
Philosophy, 3 (1978), pp. 35-61; R.M. Hare, Moral Thinking, Oxford, Clarendon Press,
1981.
3 B. Williams, Persons, Character and Morality, in: Id., Moral Luck.
Philosophical Papers 1973-1980, Cambridge etc., Cambridge University Press, 1981, p. 2.
52
Dieter Lesage
Compte tenu de ces conditions, il est irrationnel d'attacher plus
d'importance aux besoins des personnes qui vivent dans nos environs ou
à notre époque, qu'aux besoins des personnes inconnues qui vivent loin
de nous ou qui ne sont pas encore nées:
«La distance temporelle n'a, en soi-même, pas plus de signification
que la distance spatiale. Supposez que je tire une flèche vers une forêt
lointaine, où elle blesse une personne. Si j'avais dû savoir qu'il pourrait
y avoir quelqu'un dans cette forêt, je serais coupable d'une grosse
négligence. Comme cette personne est très loin, je ne peux pas identifier
la personne que je blesse. Mais ceci n'est pas une excuse. Ce n'est pas
une excuse non plus que cette personne est très loin. Nous devrions
exiger la même chose concernant des effets sur des gens qui sont
temporellement à distance»4.
À partir de cette idée, des problèmes comme la pollution du milieu
(la pollution de l'eau de mer, le déboisement, le stockage des déchets
radioactifs, la destruction de la couche d'ozone, phénomènes qui
pourraient placer surtout les générations futures devant des problèmes
insurmontables) et la faim du tiers-monde sont mis en avant sur la scène
des discussions éthico-politiques en Occident. Des manchettes et des
couvertures de revues les qualifient comme «les grands défis de notre
temps»5. De temps en temps, on monte des campagnes de sensibilisation
afin de lutter contre l'indifférence générale à l'égard de ces problèmes6.
Des réclames pour des boissons rafraîchissantes ou de la lingerie — la
différence n'est pas toujours très claire — cèdent alors la place aux
affiches montrant des photos choquantes et des slogans pénétrants qui
accusent notre indifférence. Ces slogans peuvent être paraphrasés de la
manière suivante: celui qui a plus de considération pour le sort des
personnes proches que pour la faim et les besoins d'un continent
lointain, adopte une attitude partiale. Ces slogans nous montrent du
4 D. Parfit, Reasons and Persons, Oxford, Clarendon Press, 1984, p. 357.
5 De temps en temps, les médias français parlent des «grands défis». On ne saurait
qu'apprécier une telle sensibilité chez les journalistes. Or il faut constater qu'il s'agit à
chaque fois d'autres défis. Si «les grands défis de notre temps» peuvent changer chaque
mois, l'expression «notre temps» ne peut désigner qu'une entité temporelle relativement
courte.
6 Cette indifférence générale ne peut être que confirmée par l'existence des
«groupes d'action». Si l'on n'adoptait pas à l'égard de ces problèmes une attitude aussi
indifférente, les groupes d'action, s'ils n'étaient déjà pas superflus, n'auraient pas à se
comporter de manière aussi acerbe qu'ils le font souvent maintenant.
Moralité et magie
53
doigt, parce que nous adoptons effectivement une telle attitude7. Ainsi
ils mettent en question nos attitudes et nos comportements évidents.
D'ailleurs, les raisonnements nourris de l'exigence d'impartialité
auxquels ces slogans sont liés, remettent en question beaucoup d'aspects
du genre de vie que nous préférons:
«Si l'on est près du sommet d'une distribution économique
mondiale très inégale, la différence entre les frais de la vie à laquelle on
est probablement accoutumé et une existence beaucoup plus sordide,
mais parfaitement tolerable, suffit à donner à manger à plusieurs
douzaines de familles, d'année en année (...). Il est clair qu'une morale
fortement impersonnelle, avec les exigences d'impartialité les moindres,
peut constituer une menace sérieuse à l'égard de la vie personnelle que
beaucoup d'entre nous considèrent comme désirable»8.
Le soupçon que porte une «morale impersonnelle» sur notre
contiguïté avec d'autres personnes dans le partage de notre intérêt et de
notre souci, devient encore plus grand, si cette contiguïté se traduit en
affinités et parentés, que, parfois, on appelle aussi des «proximités». Si
nous sommes coupables d'arbitraire en attribuant à la contiguïté
spatiotemporelle une signification morale, nous sommes aussi coupables
d'égocentrisme si, dans le partage de notre intérêt et de notre souci, nous
accordons des priorités aux personnes auxquelles nous sommes alliés ou
avec lesquelles nous avons des affinités. «L'altruisme» dont nous
témoignerons alors ne serait que le souci pour des personnes qui ont de
l'importance pour nous et, par conséquent, pour des personnes pour
lesquelles nous avons un penchant9. Or, précisément comme c'est le cas
7 Tandis que presque toutes les campagnes de sensibilisation pour la faim au tiersmonde nous accusent de ce que nous ne nous intéressons qu'à ce qui se passe dans nos
environs, une campagne controversée de sensibilisation pour le problème de l'enfance
maltraitée en Belgique a récemment accusé les citoyens de ne même pas s'intéresser à ce
qui se passe dans leur voisinage et de préférer fermer les yeux et les oreilles aux cruautés
qu'ils pourraient aider à prévenir. Pour des raisons diverses, dont je ne peux pas parler
ici, cette campagne a été gratifiée d'une critique et d'une indignation virulentes de la part
du public belge. Je me bornerai ici à la remarque que la raison principale de cette
indignation est, à mon avis, que cette campagne ne diffère guère de la diffamation.
Contrairement à ce que suppose la campagne, beaucoup de gens s'intéressent à ce qui se
passe dans leur voisinage et ils aident où ils le peuvent. Ces gens, à bon droit, se sentaient
diffamés par la campagne.
8 T. Nagel, The View from Nowhere, Oxford, etc., Oxford University Press, 1986,
p. 190.
9 Suivant CD. Broad, plusieurs auteurs parlent en ce cas d'un «altruisme autoréférentiel» {self-referential altruism). Cf. CD. Broad, Certain Features in Moore's
54
Dieter Le sage
concernant la signification morale de la proximité spatio-temporelle, la
condition d'impartialité a, en ce qui concerne la proximité affective, à
régler son compte à des attitudes et des comportements bien enracinés.
Derek Parfit décrit cette résistance de la manière suivante:
«La plupart d'entre nous croient qu'il y a certaines personnes à
l'égard desquelles nous avons des obligations spéciales. Ceux-ci sont les
gens avec lesquels nous avons certaines relations — comme nos enfants,
parents, amis, bienfaiteurs, élèves, patients, clients, collègues, membres
de notre propre syndicat, ceux que nous représentons, ou nos
concitoyens. Nous croyons que nous devons essayer de sauver ces personnes
de certains genres de maux et de leur donner certains genres
d'avantages. La Moralité du Sens Commun consiste largement en de telles
obligations. L'exécution de ces obligations a une priorité sur l'aide à
apporter à des étrangers. Cette priorité n'est pas absolue. (...) Mais je
dois sauver mon enfant d'un certain mal, plutôt que de sauver un
étranger d'un mal un peu plus grand»10.
La description de Parfit pourrait donner l'impression que la
résistance à l'exigence d'impartialité ne reflète, sur le plan moral, que le
conflit plus large entre sens commun et philosophie, entre préjugés et
critique. Or la pertinence ou l'impertinence de la prise en compte de la
proximité des personnes dans le partage de notre intérêt et de notre souci
est devenue aussi l'enjeu d'un débat dans lequel l'universalisme et le
particularisme sont opposés l'un à l'autre comme des positions éthiques.
Le point de départ paradigmatique et le point de référence permanent du
débat sont des variations sur une situation dans laquelle deux personnes
se trouvent en danger de mort — comme si les possibilités s'y
limitaient, la littérature anglo-saxonne parle presque toujours de situations
de noyade ou d'incendie — et dans laquelle une seule personne, d'une
manière ou d'une autre, nous est proche. Face à cette situation, on pose
toujours la question de savoir laquelle des deux personnes on doit
sauver, s'il est clair qu'on ne peut en sauver qu'une. À partir de cette
Ethical Doctrine, in: P.A. Schilpp (éd.), The Philosophy of G.E. Moore, Evanston,
Chicago, 1942; J. Cottingham, Ethics and Impartiality, in: Philosophical Studies 43
(1983), p. 88; Id., Partiality, Favouritism and Morality, in: Philosophical Quarterly, 36
(1986), p. 369; J. Mackie, Ethics. Inventing Right and Wrong, Harmondsworth, Penguin
Books, 1977, p. 132; T. Nagel, The Possibility of Altruism, Oxford, Clarendon Press,
1970, p. 96 n. 1.
10 D. Parfit, o.c, p. 95. Parfit, au contraire, est un partisan d'une révision de la
moralité du sens commun.
Moralité et magie
55
question, le débat consiste en différentes tentatives pour nourrir son
choix des arguments éthiques les plus convaincants. En ce débat, on
nomme «particularistes» les positions qui attribuent à la proximité
relative des personnes impliquées un poids majeur dans la détermination
du choix. En guise d'appui à sa position particulariste, Andrew Oldenquist nous présente par exemple l'expérimentation mentale suivante:
«Supposez que nous soyons les témoins de la scène suivante: une
famille est en vacances à la plage; au moment où le père va se promener
sur la jetée, il voit que sa fille et une connaissance à elle tombent de leur
canoë, qu'elles nagent pendant une minute dans des directions
différentes et puis commencent à se noyer. Étant sûr qu'il ne peut sauver
qu'une seule personne, il laisse sa fille se noyer et sauve l'autre fille.
Quand on lui demande pourquoi, il dit ou bien (a) qu'il était un peu plus
sûr de pouvoir atteindre la connaissance (de sa fille) à temps, ou bien (b)
que la connaissance était en train de devenir une scientifique brillante,
supposée contribuer plus au bonheur général que sa fille, et que, étant
donné qu'il ne pouvait pas sauver les deux, le choix qu'il faisait
produisait plus de valeur positive. Qu'est-ce que nous pensons de ce
père? Voudrions-nous lui serrer la main, ou raconter l'histoire dans le
journal local comme une leçon morale? Est-ce qu'il n'est pas un vrai
fou, un objet de pitié et de mépris? En effet, ceci est le genre d'incident
qui nous embarrasse lorsqu'il s'agit d'en parler, à la différence des cas
d'héroïsme moral ou d'égocentrisme grossier»11.
L'évidence avec laquelle Oldenquist trouve méprisable le
comportement du père, n'est pas partagée par les défenseurs d'une position
universaliste, mais doit, chez eux, céder la place à une évidence
contraire. On nomme «universalistes» ces positions qui ne tiennent
compte que des caractéristiques générales des bénéficiaires potentiels du
partage de notre intérêt et de notre souci pour d'autres personnes. Ainsi
11 A. Oldenquist, Loyalties, in: The Journal of Philosophy, 79 (1982), p. 186. On
pourrait présenter l'expérimentation mentale aussi d'une manière telle que le mépris pour
le comportement du père serait tout sauf aussi évident que Oldenquist veut le faire croire.
Car supposez que la «connaissance» dont il est question soit la fille d'un ami qui s'est
laissé convaincre finalement par le père de laisser partir sa fille en vacances. Ainsi les
deux filles pourraient passer leurs vacances avec une camarade. (Nous supposons qu'elles
soient des «filles uniques» pour qui les vacances en famille sont plutôt ennuyeuses). Le
père a bien sûr assuré son ami qu'il se soucierait de la fille «comme si elle était sa propre
fille». Dans la situation décrite, une fille «littérale» et une fille «au sens figuré» sont en
train de se noyer. S'il avait laissé se noyer la fille de son ami, l'ami aurait pu lui
demander: «Est-ce que c'est ainsi que tu te soucierais de ta propre fille?».
56
Dieter Lesage
William Godwin, dans son Enquiry concerning Political Justice (1798),
dit que la plupart des gens n'hésiterait pas, dans des circonstances
pareilles, à sauver la personne qui est la plus importante pour le bien
commun, même si l'autre personne était un ami ou un parent:
«Le célèbre archevêque de Cambray valait plus que son valet, et
peu d'entre nous hésiteraient à dire, si son palais était en flammes, et
qu'on ne pût préserver que la vie d'un seul des deux, lequel des deux
devrait être préféré. (...) Cette vie-là doit être préférée qui sera la plus
favorable au bien commun. En sauvant la vie de Fénelon, supposez au
moment où il concevait son immortel Télémaque, j'aurais promu les
bénéfices des milliers de personnes, qui ont été guéries, par la lecture
attentive de cette œuvre, de quelque erreur, de quelque vice et malheur
conséquent. (...) Supposez que le valet ait été mon frère, mon père ou
mon bienfaiteur. Ceci ne changerait pas la vérité de la proposition. La
vie de Fénelon vaudrait toujours plus que celle du valet, et la justice, la
justice pure et authentique, aurait toujours préféré celle qui valait le
plus. La justice m'aurait appris à sauver la vie de Fénelon au prix de la
vie de l'autre. Quelle magie y a-t-il dans l'adjectif 'mon', qui devrait
nous justifier en changeant les décisions de la vérité impartiale? Mon
frère ou mon père peut être un fou ou un noceur, malicieux, mensonger
et malhonnête. S'ils sont ainsi, de quelle conséquence est-il qu'ils sont
les miens?»12.
12 W. Godwin, Enquiry concerning Political Justice, and Its Influence on Morals
and Happiness. The Third Edition Corrected. Vol. I, London, G.G. and J. Robinson,
1798, pp. 126-128. Dans les premières éditions, Godwin laissait le choix entre
l'archevêque Fénelon et sa femme de chambre, qui pourrait être ma mère ou ma sœur. La
conclusion de Godwin que, dans la situation décrite, on devrait sauver l'archevêque, était
accueillie en son temps avec une très grande répugnance. En réponse à cette critique,
dans la troisième édition de son ouvrage, Godwin a fait de la femme de chambre un valet
qui pourrait être mon père ou mon frère. Ainsi, il semble admettre que le lien avec la
mère est trop étroit pour que sa valeur puisse être anéantie par des raisonnements
utilitaristes. En même temps, il semble supposer que le lien avec le père est moins étroit
que le lien avec la mère. Tout cela suppose par conséquent une réflexion minimale
concernant la valeur morale de la proximité relative d'autres personnes dans le partage de
notre effort, intérêt et souci pour d'autres personnes. Cela indique aussi que la pensée de
Godwin était moins rigoureusement utilitariste qu'il ne le voulait probablement. En effet,
un utilitarisme rigoureux suppose que la proximité relative d'autres personnes dans des
questions pareilles de partage n'aurait aucune importance morale. Pour une idée de la
réception (souvent très satirique) de l'éthique de Godwin et pour une revalorisation de
celle-ci, cf. D. Locke, A Fantasy of Reason. The Life and Thought of William Godwin,
London, Routledge & Kegan Paul, 1980, pp. 167-179; D.H. Monro, Godwin's Moral
Philosophy. An Interpretation of William Godwin, Westport (Connecticut), Greenwood
Press, (1953), 1978, pp. 9-35.
Moralité et magie
57
Contre la suggestion de Godwin, nous voudrions défendre l'idée
que l'adjectif «mon» a vraiment une signification «magique», et ensuite
nous voudrions argumenter pour montrer que cette signification
magique a une portée morale. À travers notre argumentation, il devrait
paraître que notre position particulariste, plutôt que d'impliquer un
arbitraire et un égocentrisme, défend au contraire un altruisme radical
qui fait justice à des significations traditionnelles enracinées. À cet effet,
nous voudrions d'abord développer une analyse de la structure
référentielle que peuvent avoir, dans certains contextes, des expressions
déterminées par un adjectif possessif.
II
Contrairement à ce que l'on pense parfois, le réfèrent d'une
expression déterminée par un adjectif possessif (par exemple «mon livre»,
«mon frère») ne peut, dans certains contextes, être complètement et
strictement déterminé en termes de caractéristiques sensibles13. Car cette
détermination adjectivale du substantif peut impliquer que le substantif
réalise une référence au-dessus de toutes les descriptions qu'on pourrait
donner de l'objet ou de la personne impliqués. La référence des
expressions comme «mon livre», «mon frère», etc. ne peut alors être
récupérée par aucune description des caractéristiques sensibles. Afin de
pouvoir référer à l'aide des expressions déterminées par un adjectif
possessif, la compétence pour donner une description adéquate des
caractéristiques sensibles de la personne ou de l'objet impliqués n'est,
dans ces contextes, une condition ni nécessaire, ni suffisante.
Corrélativement, la correspondance avec une description associée à une
expression référente n'est pour un objet ou une personne une condition
13 La deuxième section de notre texte est implicitement une proposition
d'extension de la «théorie causale de la référence», de sorte qu'elle vaille aussi, outre
pour des noms propres (Kripke) et des noms communs (Putnam) — dans certains
contextes qui doivent être précisés, — pour des expressions qui sont déterminées par un
adjectif possessif. Dans cette extension, nous suivons la confirmation et la restriction
anthropologique des thèses de Naming and Necessity de Kripke, comme elles ont été
élaborées dans A. Burms, Proper Names and Magical Symbols, in: Tijdschrift voor
Germaanse Filologie, 67 (1978), pp. 309-317; D. Lesage, Krip-tease. Ontsluiering van
een kryptische beweging, in: H. Berghs & W. Thys (eds.), Congresbundel Filosofiedag
Antwerpen 1988, Delft, Eburon, 1988, pp. 53-58. Pour des exposés desdites «théories
causales de la référence*, cf. S. Kripke, Naming and Necessity, Oxford, Basil Blackwell,
1980; H. Putnam, Explanation and Reference, in: Id., Mind, Language and Reality.
Philosophical Papers. Vol. 2, Cambridge etc., Cambridge University Press, 1975, pp.
196-214.
58
Dieter Lesage
ni nécessaire, ni suffisante afin de pouvoir être considéré comme le
réfèrent de cette expression référante. Un exemple peut illustrer cette
double thèse. Supposez que vous avez hérité une broche qui appartenait
à votre mère et qu'elle a portée très souvent. Dès le moment de
l'héritage, vous pouvez appeler cette broche «ma broche». Vous serez
attaché à la broche, non seulement à cause de son éventuelle valeur
matérielle, mais aussi et surtout parce qu'elle aura appartenu à votre
mère. Si vous perdiez maintenant cette broche, vous en seriez
inconsolable. Vous ne pourriez même pas être consolé si vous receviez une
autre broche, une broche qui ressemblerait à la broche perdue d'une
manière tellement parfaite, que vous ne seriez pas capable de constater
même une seule différence. La description que vous donnez de la broche
perdue pourrait être considérée comme une description adéquate de la
nouvelle broche. Même si la nouvelle broche correspondait entièrement
à la description que vous associez à l'expression «ma broche», ceci ne
suffit pas pour que la nouvelle broche en soit le réfèrent. La
correspondance d'un objet (c'est-à-dire la nouvelle broche) avec une
description des caractéristiques sensibles associées à une expression
(c'est-à-dire «ma broche») n'est pas, par conséquent, une condition
suffisante pour que cet objet soit le réfèrent de cette expression. Cette
expression n'est pas non plus une condition nécessaire pour qu'un objet
soit le réfèrent de cette expression. Car prenez en considération la
variation suivante sur notre histoire d'héritage. Quand on lit le testament
de votre mère, vous apprenez que vous héritez, entre autres, sa broche.
Cet héritage vous rend très heureux, à cause de la valeur affective de cet
objet. Mais en plus, vous avez toujours trouvé cette broche très belle et
vous pouvez la décrire exactement, bien qu'il y ait déjà quelques mois
que vous ne l'ayez vue. Par la suite, il apparaît que, dans les mois
passés, quelque chose a dû se passer avec la broche de votre mère. Le
bijou a complètement changé de couleur et n'est pas, de loin, aussi beau
qu'il l'a été un jour. Il ne correspond donc plus aux descriptions que
vous avez pu en donner, lors de la réunion familiale après la lecture du
testament. Pourtant vous ne seriez pas prêt à échanger cette broche
contre une autre broche qui correspond parfaitement à votre description
minutieuse. Dans notre attitude envers des souvenirs de famille, nous
sommes orientés, au-delà de toutes les caractéristiques sensibles de ces
objets, par un lien de ces objets avec une personne qui a beaucoup
d'importance pour nous. Ce lien n'est pas visible à même ces objets, et
ne peut pas, en tant que tel, apparaître dans une description des
Moralité et magie
59
caractéristiques sensibles de ces objets. Une expression comme «ma
broche» réfère, en ce contexte, au-delà de toutes les caractéristiques
sensibles, à un objet particulier avec une histoire particulière, qui, pour
une partie, est enchevêtrée dans la vie de votre mère décédée. On ne
peut pas lire cette histoire à même cette broche, et ce qu'on peut y lire et
qu'on peut éventuellement pourvoir d'un commentaire — «alors elle l'a
laissée tomber et aujourd'hui il y a là toujours une petite brisure» —
peuvent être aussi bien les traces d'une autre histoire. Car ces traces en
elles-mêmes ne peuvent pas fournir des conclusions décisives
concernant la vérité de notre commentaire.
L'attitude pour laquelle le comportement à l'égard des souvenirs de
famille est exemplaire, peut être appelée une attitude symbolique. Pour
autant que, dans une attitude symbolique envers des objets, nous
sommes orientés, au-delà de toutes leurs caractéristiques sensibles, sur
un «lien invisible» entre ces objets et des personnes particulières qui ont
beaucoup d'importance pour nous, et que les caractéristiques sensibles
de ces objets ne sont, par conséquent, ni une raison suffisante, ni une
raison nécessaire pour notre attitude symbolique, l'attitude symbolique
diffère entièrement de la recherche de la satisfaction des besoins ou des
préférences. Celui qui cherche la satisfaction de ces besoins et qui, à cet
effet, doit choisir entre des objets différents, déterminera son choix à
partir de l'ensemble des caractéristiques sensibles de ces objets. Pour
qu'un objet puisse satisfaire certains besoins, il lui est à la fois suffisant
et nécessaire d'avoir certaines caractéristiques. Cela signifie que, dans le
contexte de la satisfaction des besoins, les objets sont remplaçables par
d'autres objets pour autant que ceux-ci ont les mêmes caractéristiques
relevantes. Dans ce contexte, l'adjectif possessif n'a pas de spécificité
référentielle, par laquelle l'expression déterminée par ce possessif
référerait à autre chose que n'importe quel objet qui correspond à une
certaine description. Si mon ami et moi avons commandé au café deux
bières de la même marque, et que le serveur vient de poser les verres sur
notre table, il est absurde — et, dépendant de l'humeur du serveur,
également drôle — de lui demander: «Mais quel verre précisément est
mon verre?». Par contre, dans le contexte des attitudes symboliques, le
possessif rend à l'expression qu'elle détermine une spécificité
référentielle ou — pour parler dans une terminologie kripkéenne déjà
canonisée — une rigidité référentielle14. Si un plaisantin brutal mettait la
14 Cf. S. Kripke, o.c, passim.
60
Dieter Le sage
broche de votre mère décédée dans la proximité égarante d'une autre
broche qui lui ressemble parfaitement, il saurait très bien qu'ainsi il vous
embête terriblement et que vous finirez par le prier de répondre à la
question: «Mais laquelle est ma broche?». Par la rigidité référentielle
que le possessif confère ici à l'expression qu'il détermine, il possède
pour ainsi dire une signification magique15. Le possessif concentre la
référence de l'expression, sans qu'il lui faille l'emploi de l'instrumentaire «orthodoxe» des descriptions adéquates. Arnold Burms suit
Mary Douglas, quand il nomme les objets d'une attitude symbolique des
symboles magiques:
«Des gens peuvent être très attachés à un objet individuel O parce
que et uniquement parce que O appartenait à une personne X ou était
d'une autre manière matérielle, lié à X. Un tel 'symbole magique' peut
être une photographie, un vêtement, une bague, une mèche, etc. Susan
Sonntag décrit ce phénomène quand elle mentionne 'notre répugnance
pour l'acte de déchirer ou de jeter la photographie d'un bien- aimé,
spécialement quelqu'un mort ou loin'. Nous sentons comme si le
déchirement de la photographie de X 'blesserait' X en un certain sens:
comme si c'était un geste impitoyable de rejet (bien que nous sachions
très bien que les expériences de X n'en seraient pas affectées)»16.
15 Ainsi nous voudrions en même temps défendre l'idée que les théories de la
référence de Kripke et de Putnam, bien qu'elles diffèrent fondamentalement des
conceptions magiques des noms propres, sont néanmoins proches de la magie en général. Il est
vrai que Putnam se distancie explicitement des conceptions magiques: «II y a des peuples
primitifs qui croient que certaines représentations (et particulièrement: des noms) ont une
connexion nécessaire avec leurs porteurs; que savoir le 'vrai nom' de quelqu'un ou de
quelque chose nous donne un pouvoir sur cette chose ou cette personne. Ce pouvoir est
dérivé de la connexion magique entre le nom et le porteur du nom; une fois qu'on se rend
compte de ce qu'un nom a seulement une connexion contextuelle, contingente,
conventionnelle avec son porteur, il est difficile de voir pourquoi la connaissance du nom devrait
avoir quelque signification mystique que ce soit» (H. Putnam, Brains in a Vat, in: Id.,
Reason, Truth and History, Cambridge etc., Cambridge University Press, 1981, p. 3).
Pour autant que la théorie de Putnam implique que le nom propre réfère au-dessus de
toutes les descriptions possibles de son réfèrent, elle a elle-même indéniablement quelque
chose de mystique. Car le mystique, libéré ou dérobé de toutes les images de l'objet de
son désir, n'a finalement qu'un nom pour ce qu'il vise. De même pour Wittgenstein, ce
qui ne peut pas être représenté adéquatement dans des descriptions linguistiques et ce qui,
comme par exemple l'éthique, est néanmoins important, est le «mystique»: cf. L.
Wittgenstein, Tractatus logico-philosophicus 6.421: «II est clair, que l'éthique ne se
laisse pas prononcer»; 6.522: «II y a certainement quelque chose d'imprononçable. Ceci
se montre, c'est le mystique».
16 A. Burms, a.c, p. 313. Burms renvoie ici à M. Douglas, Natural Symbols, New
York, Random House, 1970; & S. Sonntag, Photography Unlimited, in: New York
Review of Books, 1977 (24, n° 1 1), p. 26.
Moralité et magie
61
Dans l'explicitation de nos raisons pour l'adoption d'une attitude
symbolique envers certains objets, nous renverrons à la contiguïté de cet
objet avec une personne importante pour nous. Nous ne serions pas
moins attachés à la broche de notre mère décédée, si cette broche avait
changé de couleur et si elle était devenue ainsi moins belle que nous
nous l'étions imaginé. Or si, pour cette raison, nous jetions la broche,
beaucoup seraient choqués et moralement indignés par notre attitude.
Cette indignation montre qu'on attribue une signification morale à la
contiguïté d'un objet avec une personne qui a beaucoup d'importance
pour nous. Vu la structure de l'attitude symbolique, cette attribution ne
signifie rien moins que la reconnaissance morale du particularisme au
niveau des objets (particularisme d'objets). Si maintenant nous étions
capables de décrire notre attitude à l'égard des personnes particulières
comme une attitude symbolique, alors on ne pourrait plus dire
clairement pourquoi le possessif n'aurait pas, ici aussi, une signification
magique et de même on pourrait gagner une reconnaissance morale du
particularisme à l'égard de personnes (particularisme de personnes).
III
Nous avons déjà indiqué ci-dessus que deux objections sont
opposées au particularisme de personnes: l'égocentrisme et l'arbitraire.
L'analyse structurelle du particularisme d'objets, que nous avons
développée dans la deuxième section, permet d'annihiler la première
objection. Notre préférence pour des personnes qui, d'une manière ou
d'une autre, nous sont proches, ne peut pas être comprise, tout comme
l'attitude symbolique envers des objets, en termes d'une description des
caractéristiques des personnes. Car nous prendrions toujours parti pour
ces personnes, même si elles n'avaient plus les caractéristiques
auxquelles nous les avons associées un jour et que peut-être nous avons
éprouvées comme particulièrement agréables. Notre engagement,
attention et souci pour ces personnes seraient alors fondés sur le lien que
nous avons avec ces personnes. C'est seulement parce que et à condition
qu'on attribue aux liens que nous avons avec des personnes particulières
une signification morale, qu'on peut comprendre l'engagement,
l'attention et le souci souvent très exigeants des parents pour leurs enfants
handicapés ou des adultes pour leurs parents séniles. Si, dans le partage
de notre engagement, de notre attention et de notre souci, nous
attribuons une priorité aux personnes qui, d'une manière ou d'une autre,
62
Dieter Lesage
nous sont proches, alors la «préférence» que nous avouons de cette
manière, est virtuellement aveugle, et ainsi très difficilement
compréhensible comme «préférence pure». Car je ne sais jamais à quelles
épreuves je peux m'attendre si je m'engage de préférence pour «les
miens». La référence de cet adjectif possessif substantive n'est, dans le
contexte du particularisme, virtuellement récupérable par aucun
ensemble de descriptions. Il implique au contraire que je persiste à m 'engager
pour «les miens» au-delà des limites de la reconnaissance, jusque-là et
encore là où je ne reconnais plus «les miens». Pour autant que le
particularisme porte cette implication en soi, on ne peut pas lui objecter
qu'il serait égocentrique. Car par la cécité virtuelle de mon engagement
pour l'autre, cet engagement peut prendre la forme — là où il
correspondait peut-être un jour à une «préférence pure» — de «dévouement»,
«épreuve», «sacrifice», «pardon», «abnégation», etc.
Il peut paraître étrange d'entendre dans ce développement d'une
ébauche pour une éthique particulariste des résonances avec l'éthique
chrétienne. Car l'éthique chrétienne — si toutefois nous pouvons risquer
cette expression trop généralisante — est connue comme une éthique
universaliste. Or cette constatation n'a pour nous rien de contradictoire.
Elle révèle par contre le paradoxe du particularisme. Ce paradoxe peut
être formulé de la manière suivante: plus je m'oriente, dans mon
engagement, mon attention et mon souci, vers une personne particulière,
moins je suis orienté sur la particularité de cette personne. À partir de ce
paradoxe particulariste, on peut interpréter les valeurs qui sont typiques
de l'institution chrétienne du mariage. Si, comme dans le mariage, je
promets à une autre personne de lui être fidèle absolument, je scelle en
même temps, du moins virtuellement, ma trahison de l'autre comme
possesseur de certaines caractéristiques. Si je promets d'être fidèle à
l'autre, je promets en même temps d'être disponible pour trahir ma
fidélité envers l'autre comme il est actuellement. Ainsi on ne peut pas
dire très clairement si la promesse de mariage est d'abord une promesse
de fidélité ou une promesse de trahison. La disponibilité à la trahison (à
l'ensemble des caractéristiques de l'autre qui constitue sa particularité
actuelle, à l'image que je me suis formée de l'autre à partir de ces
caractéristiques, aux souhaits et aux désirs que je pense pouvoir nourrir
à partir de cette image) est une tâche très lourde qui peut être ressentie
comme une «épreuve» ou un «sacrifice», parce que et à condition que,
aujourd'hui en Occident, on ne décide de se marier avec quelqu'un que
si l'on est aussi frappé par les caractéristiques de l'autre. Pour autant que
Moralité et magie
63
le particularisme fasse justice à des significations traditionnelles de
concepts comme «sacrifice», «épreuve», «dévouement» etc., on ne peut
plus objecter au particularisme d'être arbitraire. Car rien ne semble tant
se soustraire à notre arbitraire, que les significations qui, au cours d'une
longue histoire, se sont sédimentées dans des pratiques différentes, des
rites et des formes de vie.
Quand, comme dans une situation hypothétique évoquée par
Charles Fried, deux personnes sont en train de se noyer et que l'une des
deux est ma femme, alors je suis obligé, selon Bernard Williams, de
sauver ma femme, et ma motivation ne peut être rien d'autre que l'idée
qu'elle est ma femme17. Car si je sauvais ma femme, motivé par l'idée
universalisante supplémentaire selon laquelle chacun, se trouvant dans
une telle situation, a le droit de préférer sauver sa femme, mon action
perdrait plutôt qu'elle ne gagnerait en moralité:
«il pouvait être espéré par quelques-uns (par exemple, par sa
femme) que sa pensée motivante, épelée entièrement, serait la pensée
que c'était sa femme, non pas que c'était sa femme et que dans des
situations comme celles-ci il est permis de sauver sa propre femme»18.
Dans son article The Magic in the Pronoun «My», Alasdair
Maclntyre dit au contraire que des décisions dans des dilemmes pareils
doivent être guidées par les principes de justice qui sont en vigueur dans
la sphère dans laquelle ces décisions doivent être prises19. Si deux
personnes étaient en train de se noyer et qu'une d'elles fût ma femme, et
si je n'en pouvais sauver qu'une seule, alors j'aurais, conformément aux
principes de justice qui sont en vigueur dans la sphère du mariage, le
devoir de sauver ma femme. Grâce à cette référence à des principes de
justice institutionnalisés dans la décision prise dans des dilemmes, on ne
pourrait pas, selon Maclntyre, opposer à cette décision l'objection
qu'elle donne au possessif «mon» une signification magique et ainsi elle
contournerait la critique qu'on peut formuler à l'égard du point de vue
particulariste de Bernard Williams:
17 B. Williams, a.c, pp. 17-19. Pour l'expérimentation mentale de Fried et ses
propres considérations: C. Fried, An Anatomy of Values, Cambridge Mass., Harvard
University Press, p. 227.
18 B. Williams, a.c, p. 18.
19 A. MacIntyre, The Magic in the Pronoun «My», in: Ethics, 94 (1983), pp. 113125. Le point de vue de Maclntyre est proche de celui de M. Walzer, Spheres of Justice.
A Defence of Pluralism and Equality, Oxford, Basil Blackwell, 1983.
64
Dieter Lesage
«il (c'est-à-dire Bernard Williams) ne prend pas en considération le
genre d' impersonnalité et d'impartialité qui est légitimement et
moralement requis de nous par certains types de projets et certains types de
relations. Et cela lui donne une tendance à devenir, jusqu'à un certain
degré du moins, une victime de ce que Godwin appelle la magie du
possessif 'mon'»20.
Or, pour autant que la moralité de notre engagement, notre attention
et notre souci pour des personnes particulières avec lesquelles nous
sommes intimement liés, ait un caractère magique, il n'est pas si sûr que
le point de vue de Maclntyre, dans la mesure où il est un point de vue
éthique, puisse se passer de toute référence magique. Au moins deux
considérations appuient l'idée que son point de vue s'inscrit également
dans un champ dans lequel des significations magiques sont valorisées.
D'abord, on peut se demander si l'on peut comprendre l'institution du
mariage comme elle est traditionnellement comprise, si l'on ne veut pas
attribuer à l'adjectif possessif la signification magique, dont nous avons
dégagé la structure dans notre analyse du particularisme d'objets.
Comment Maclntyre peut-il, uniquement à partir des principes de justice
rationnels, développer une justification de ce qui, comme il l'indique
lui-même, peut être exigé d'un partenaire dans le mariage?
«Le mariage, comme il est traditionnellement compris dans notre
culture, est l'institution centrale de la pratique de la vie familiale. Et
cette pratique ne peut pas fleurir sans justice dans les relations entre les
personnes assumant les rôles divers, une justice qui requiert un genre
particulier de souci, occasionnellement un souci très sacrificiel entre le
mari et l'épouse»21.
Le mariage peut-il, s'il peut requérir le sacrifice, être compris d'une
autre manière qu'à partir de la magie de l'adjectif possessif «mon»,
magie par laquelle il confère à l'expression «ma femme», au-dessus de
toutes les descriptions possibles, une référence à une personne
particulière avec laquelle j'ai des liens particuliers? N'est-ce pas cette magie
qui est, pour ainsi dire, institutionnalisée dans le mariage comme
reconnaissance du caractère unique de l'autre personne? Or la citation
révèle en même temps une deuxième raison pour laquelle Maclntyre
doit devenir incontournablement la «victime» de la magie de l'adjectif
20 A. MacIntyre, a.c, p. 123.
21 Ibid.
Moralité et magie
65
possessif. Car Maclntyre essaie de justifier son choix dans ledit dilemme
à partir de la signification du mariage dans notre culture («Le mariage,
comme il est traditionnellement compris dans notre culture...»). Ainsi le
problème n'a été que déplacé. Car pourquoi attribuerions-nous, d'un
point de vue «impartial» et «impersonnel», à la signification du mariage
dans notre culture, une priorité dans nos considérations concernant les
décisions que nous devons prendre dans des dilemmes? Or si l'on fait
ça, comme le fait Maclntyre, alors on a remplacé la magie de l'adjectif
«mon» seulement par la magie de l'adjectif «notre». Dans son approche
de la moralité, Maclntyre ne peut qu'essayer en vain d'échapper à toute
référence magique.
Pour autant que Bernard Williams défende la position qui dit que
des considérations d'un caractère général ne peuvent pas entrer dans ma
motivation, dans lesdits dilemmes, pour prendre parti pour «les miens»,
il paraît s'associer à la remarque de Rorty concernant le genre de
questions qui est à l'ordre du jour dans le débat universaliste/particulariste:
«... 'Quand est-ce qu'on peut favoriser les membres de sa propre
famille, de sa propre communauté, au détriment d'autres humains,
arbitrairement choisis?'. Quiconque pense qu'il y a des réponses
théoriques bien-fondées à cette sorte de questions — des algorithmes pour
résoudre des dilemmes moraux de cette sorte — est toujours, en son
cœur, un théologien ou un métaphysicien. Il croit à un ordre au-dessus
du temps et du hasard qui à la fois détermine le point de vue de
l'existence et établit une hiérarchie de responsabilités»22.
La thèse de Rorty, selon laquelle nos choix dans des dilemmes
moraux ne peuvent pas être justifiés absolument, peut être lue comme
une autre manière de mettre en évidence le caractère magique non-éliminable de la moralité. Or, beaucoup de gens ne peuvent pas vivre avec
l'idée que nos choix les plus importants ne peuvent pas être justifiés
absolument. Or, ce qu'on oublie en cela, c'est que ces choix,
précisément parce qu'ils ne sont pas absolument justifiables, sont nos choix
les plus importants. Nos choix dans des dilemmes moraux resteront
toujours plus ou moins irresponsables. Nous espérons quand même
avoir démontré que, si l'on s'engage dans des dilemmes moraux avec
22 R. Rorty, Contingency, Irony, and Solidarity, Cambridge etc., Cambridge
University Press, 1989, p. xv.
66
Dieter Le sage
une préférence pour des personnes proches, on n'a pas, malgré
l'apparence du contraire, fait le choix le plus irresponsable. Ce qui est
paradoxal, c'est que cette préférence peut gagner une certaine
justification morale par sa proximité avec une pratique qui est précisément
connue comme le contraire paradigmatique de la scientificité: la magie.
H. Consciencestraat, 60/3
B-3000 Leuven.
Dieter Les age,
Aspirant du F.N.R.S.
Résumé. — Dans le partage de notre intérêt, de notre attention et de
notre souci pour d'autres personnes, nous donnons généralement la
priorité à des personnes qui, d'une manière ou d'une autre, nous sont
proches. D'un point de vue impersonnel et impartial, on pourrait
objecter contre cette attitude qu'elle est égocentrique et arbitraire. La
question de savoir si l'on doit donner une signification morale à la
proximité des personnes qui font appel à notre souci forme l'enjeu du
débat entre les positions universalistes et particularistes dans la
philosophie dite anglo-saxonne. À travers une analyse de l'emploi du
possessif «mon» dans le contexte des attitudes symboliques, cet article
développe un argument en faveur de l'idée que, contrairement à ce que
suggère William Godwin, ce possessif peut bel et bien avoir une
signification magique et que, de plus, cette signification a
indéniablement une portée morale.
Abstract. — In the distribution of our interest in, and attention
and care for other persons, we generally give priority to persons who, in
one way or another, are near to us. From an impersonal and impartial
point of view, one may object that this attitude is egocentric and
arbitrary. The question whether or not to give moral significance to the
proximity of persons who call for our care is at the heart of the debate
between universalist and particularist positions in so-called anglo-saxon
philosophy. By way of an analysis of the use of the pronoun «my» in the
context of symbolic attitudes, this article develops an argument for the
idea that, contrary to what has been suggested by William Godwin, the
pronoun «my» may very well have a magic significance and that,
moreover, this significance unmistakably has a moral bearing.