analyse des védas

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L'HINDOUISME LES SOURCES DES RELIGIONS DE L'INDE

sonore créatrice du temps er de l'espace, ils ne sont ni des demi-


II. LA RÉVÉLATION VÉDIQUE dieux, ni des surhommes, mais les premiers maillons d'une chaîne
de transmission ininterrompue, le long de laquelle l'énergie de la
Parole continue de vibrer, tout en s'incarnant dans les phonèmes
Les savoirs religieux en Inde reposent sur un corpus de rexres
des langages humains,
anciens, les Veda, consramment repris et réinterprétés jusqu'à nos
C'est pourquoi les Indiens ont forgé un terme pour désigner le
jours. Les Veda ne définissent pas une orrhodoxie, ils ne disent pas
corpus fondateur: ils l'appellent fruti - lirtéralement «ce qui a
ce qu'il faut croire ou ne pas croire, mais ils délimirent un espace
éré entendu» -, er le distinguent de smrti - «ce dont on se sou-
dans lequel vont s'inscrire toures les grandes constructions reli-
vient ». Nous pouvons traduire respecrivement par «révélarion »
gieuses ou philosophiques ultérieures l, même si cerraines d'entre
et «tradirion », l'important étant de norer qu'à l'intérieur de l'im-
elles présentent une distance critique. Car cette distance qu'elles
mense ensemble constitué par la littérature sacrée de l'Inde, une
s'aurorisent n'esr pas en rapport avec le corpus fondareur lui-
différence de sratut ou de degré s'érablir entre deux rypes de
même, mais avec le milieu d'interprètes qui se considère comme
texres l, La fruti comprend d'abord les quatre Veda, puis une liste
seul habilité à le conserver et à le véhiculer. C'esr à ces cercles de
d'œuvres rassemblées par genres er rattachées chacune à un Veda:
brahmanes experts qu'au fil des siècles d'aurres groupes VOnt
les Brahma1Ja, qui instituent principalement les rires; les Ara1lyaka,
opposer des approches divergentes, au nom d'un retour aux provenant de milieux d'ascètes foresriers; les UpaniJad, au nombre
sources qui entend y exhumer des significarions encore inexplo- rradirionnel de cent huit, surtour axées sur la quête d'une sagesse,
rées. Ce qui permer la reprise continue et la pluraliré des regards, mais si diverses qu'il faudra s'y attarder longuement. A cet
c'esr à la fois ce que nous appellerions le « gente» litréraire de ces ensemble, on ajoure la Bhagavad GUa, qui consritue un chapirre
texres, leur contenu exrrêmement vasre er divers, er leur mode de de la grande épopée du Mahabharata, mais qui, détachée de son
transmission longremps et majoritairement oral, même lorsque contexre, se suffir à elle-même comme enseignement de salur et
les écritures indiennes seront fixées. En réaliré, le terme même de prend le rang d'Upani~ad,
«texte », dans la mesure où il évoque pour nous l'écrir immuable,
convient mal aux Veda et on ne peur l'employer que par commo-
dité. «Corpus» esr plus jusre, puisqu'il contient, de par son éty- Les quatre Veda
mologie, l'idée d'organisme, d'un rour arriculé er vivant.
Dans la perspective religieuse de l'Inde, la question de la data- Le Veda, en tant que corpus, se présente comme divisé en quatre
tion se pose d'une manière très parriculière. Parce qu'ils disent les .L;rands ouvrages dont la composirion s'est érendue à peu près sur
principes, parce qu'ils «racontent» les origines, les Veda tels un millénaire, de 1500 à 500 av. ]. C La première de ces collec-
qu'ils se présentent comme littérature ne sont en fait pas autre tions, le 8.g Ved4, ou «Veda des Hymnes», contient des données
chose qu'une parr, reçue par les humains, de la Parole divine pré- n(:ttement plus anciennes, remontant sans doute au début du
exisrante, En ce sens, ils sont toujours «antérieurs », et ceux qui deuxième millénaire, et d'aurres plus récentes, collectées à peu
ont entendu, puis canalisé dans une forme cette matière primor- près vers 1200 av. J. C, mais il n'esr guère possible, ni d'ailleurs
dIale, les grands Voyants <ni), n'ont ni exisrence historique, ni vraiment nécessaire, de rraquer une période historique qui se
biographie. «Contemporains» en quelque sorre de l'effusion
---
1 En cela, d'ailleurs, l'hindouisme ne se différencie pas d'autres religions, où la
1 MI, à parr Il' bouddhisme, le jaïnisme et plus tard la tradition sikhe, qui nt' Il.1.!llion a toujours une position subordonnée, humaine, par rapport à la Révéla-
1;1 fl(HIOn de révélation,
rt'lOllIW' ;l'Ilt IMS 1111", qui est œuvre divine,

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LES SOURCES DES RELIGIONS DE L'INDE

dérobe devant une réalité humaine autrement intéressante. Ce que


les analyses stylistiques et sémantiques modernes montrent en Les grands dieux védiques
effet, c'est la création et la transmission d'un ensemble de procédés
poétiques, élaborés dans des écoles, et destinés à la construction de Au terme des études de mythologie comparée, il apparaît que
mythes, à l'expression d'énigmes que nous dirions aujourd'hui le panthéon védique est en partie structuré selon l'idéologie indo-
« métaphysiques », à l'invention d'un langage à plusieurs sens par européenne. Si beaucoup de divinités mineures, génies bénéfiques
une exploitation empirique, mais exhaustive, des ressources de la ou démoniaques, incarnent des forces de la nature et des éléments
fonction symbolique. Le kavi, le « poète », est la cheville ouvrière du cosmos, au-dessus d'elles règnent de grands dieux qui se répar-
d'une herméneutique du réel; sa parole est directement issue de tissent trois domaines.
celle des dieux qui fondent et maintiennent l'existence du monde; La première fonction se divise entre VaruQa, qui possède la sou-
organisée en hymnes, elle participe à la continuation de ce monde veraineté céleste et le pouvoir magique, et Mitra qui règle le
contre les puissances du désordre et des ténèbres. Le poète védique droit, les contrats, les alliances; les hymnes les associent très étroi-
a donc une responsabilité religieuse au sens le plus large de ce tement, en particulier grâce au duel, cette forme grammaticale
terme. que possède le sanskrit et qui permet de faire de deux noms un
C'est dans le 8.g Veda que l'on perçoit le mieux ces différents seul mot. VaruQa voit et sait tOur avec sa multitude d'yeux; voûte
aspects; il est aussi la partie du corpus la plus sacrée, la mieux céleste, il s'étend au-dessus de la terre des hommes comme le pôle
connue des Indiens et la plus accessible en traductions, même si les du mystère enveloppé dans l'obscurité de la nuit; « sa magie est
obscurités de sens, les jeux de mots, les références implicites, les puissante », elle lui permet de lier les ennemis de l'ordre avec des
termes inconnus rendent l'entreprise de traduction plus que lacets impossibles à défaire; mais il sait aussi délier les hommes de
périlleuse 1. Il comprend 1 028 hymnes, soit plus de 10 000 vers leurs méfaits, même involontaires:
répartis en dix ma'!1cjata, « cercles " ou sections, qui collectent des
prières, des fragments de thèmes mythologiques, des cosmogonies. Tels des joueurs qui Ont triché, quoi que nous ayons fait
Le tOn est très souvent celui de la célébration, dédiée aux dieux cos- sciemment ou même si nous ne l'avons pas su,
miques et acteurs du culte, membres d'un vaste panthéon, où cha- ô Dieu, délie-nous-en, donne relâche.
cun a une fonction définie (les « trente-trois dieux»), mais participe Puissions-nous être, Ô VaruQa, de ceux qui te SOnt chers! 1
aussi d'un tOut (<< les tous-Ies-dieux ») fondé sur un substrat unique
et irreprésentable, le « Un» dont l'homme a l'intuition sans pouvoir Mitra possède l'autorité spirituelle, il protège le rite et ses
le saisir autrement que par des approximations symboliques. acteurs, il veille à l'ordre diurne et lumineux où s'accomplissent
les affaires humaines, « il fait s'arroyer les gens », « il scrute sans
cligner nos établissements 2 ».
1. Cirons des traductions facilement accessibles en français: le plus grand spé- Les hymnes célèbrent abondamment Indra, le dieu inscrit dans
cialiste du Veda a été l'indianiste Louis RENOU; son œuvre monumentale, la col-
lection des Étlides védiques et paninéennes, est réservée aux spécialistes; beaucoup de
l'espace de la deuxième fonction, guerrière, même s'il la dépasse
ses articles, dont certains très techniques, mais d'autres plus simples, ont été réédi- l.irgement. Il a pour arme l'éclair avec lequel il pourfend les forces
tés en deux volumes par N. BALBIR et G.-J. PINAULT, sous le titre Louis Reno/(, choix du mal; chef des milices divines, grand buveur de soma, ce liquide
d'études indiennes, Presses de l'École française d'Extrême-Orient, Paris, 1997; un magique dont nous reparlerons, il donne la victoire aux héros et le
petit ouvrage très précieux esr les Hymnes spémlafijs du Veda, traduits du sanskrit et
annotés par Louis RENOU, Gallimard, coll. Connaissance de l'Orient, 1956. On
pourra aussi consulrer Le Veda, textes réunis er présentés par Jean VARENNE, Paris, 1. Rp. Vtda, V, 85, trad. J. VARENNE, Le Vtda, p. 85-86,
Planète, 1%7. 2. Rg Vtda, III, 59, ibid, p. 85.

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'IUl~ ,lUX poètes. Un vaste cycle mythique lui est attaché, comme il est souvent de règle dans d'autres traditions d'origine
llotib assez divers, dont un des principaux semble être indo-européenne. S'agissant de gérer la fécondité des êtres humains,
ln ' d(-livrance des eaux» au commencement du monde: la richesse de la terre, l'économie de la société, les arcs et les tech­
malefique, le démon «bloqueur », Vrtra, en interdisait niques, elle inclut une dimension féminine, présente dans le Veda
ltlflllcnt; Indra le «perce », rompant cet enveloppement sous l'aspect de la grande déesse Aditi. Mais c'est une déesse bien
heur d'existence, négateur de vie et d'histoire : mystérieuse, mère de rous les autres dieux, que l'on appelle sou­
vent les aditya, et qui a très peu à voir avec Aphrodite, Vénus ou
Je vais dire à présent les prouesses d'Indra, Cérès. Un parallèle plus sûr peut être érabli entre les Asvin et les
celles qu'a faites les premières le Dieu porce-foudre : Dioscures: dieux jumeaux, cavaliers, ils sont proches des préoccu­
il tua le dragon, perça les eaux, pations des hommes, ils guérissent par les plantes et régénèrent
rompit les flancs des montagnes. par leurs connaissances magiques:
Il tua le dragon qui s'accrochait à la montagne [ ... ] Venez, brillants A~vin aux beaux chevaux, agréant,
Comme des vaches mugissantes, courant Ô faiseurs de miracles, les chants de celui qui vous est dévoué,
droit vers la mer les Eaux ont dévalé 1. et prenez les offrandes que nous vous présentons 1.

Les images constellées autour du mythe d'Indra et de Vrtra, Mais expliquer seulement la religion védique par l'idéologie
splendides, marquent la dimension énergétique, la puissance flam­ tripartie, ce serait l'appauvrir singulièrement, et passer à côté de
boyante d'une action de délivrance d'un univers potentiel, encore ce qui va devenir spécifiquement indien. Ainsi, deux grands dieux
en gestation; elles associent de manière étOnnante les eaux, les sont encore plus importants que ceux que nous venons de citer et
vaches et les aurores qui, jour après jour, rejouent la victoire de la ils attestent les préoccupations fondamentales des adeptes et l'ori­
lumière, blanche et féconde comme le lait, la victoire du dharma ginalité de cette théologie: le dieu du feu, Agni, et le dieu du
sur l'adharma, de l'ordre sur le désordre, du rta sur l'anrta, de l'acte breuvage sacré, Soma.
humain conforme aux lois divines sur les forces obscures de l'in­ Agni, le Feu 2, est le grand intermédiaire entre les dieux et les
agencé. Le cosmos est le théâtre d'un combat permanent, sans hommes: agent de tous les sacrifices, sanglants ou non, il trans­
lequel il cesserait d'exister, thème que l'on retrouve plus fortement forme la matérialité des offrandes en une essence subtile, le
marqué encore dans l'ancienne religion iranienne, qui se dévelop­ « fumet» du repas qu'offrent les hommes et qui nourrit les enti­
pera par la suite en Inde à travers le cycle de la lutte entre les dieux tés d'outre-monde; il fait monter les prières et c'est autOur du
(deva) et les démons (asura) pour la possession du breuvage d'im­ foyer sacré qui le représente que les sacrifiants espèrent recevoir
mortalité et du pouvoir universel. C'est dans cette perspective élar­ des réponses à leurs demandes. Archétype du célébrant, du prêtre­
gie qu'il faut comprendre le patronage d'Indra sur la fonction brahmane sans qui aucun rite solennel ne peut s'accomplir, on dit
guerrière, qui ne consiste pas seulement à disputer des frontières et qu'il est le « chapelain des dieux» ; c'est à lui qu'est consacré le
à protéger le territOire des Arya, même si on l'en prie avec ferveur, premier hymne du premier maf/4a/a du 8,.g Veda, soit les paroles
implorant l'aide de sa bande de jeunes recrues, les Marut, qui initiales de la révélation védique:
deviendront dans l'hindouisme classique les troupes de Siva.
La troisième fonction est répartie entre plusieurs enti tes,

1. ~g Ve./a, VII, 68, ibid.• p. 103.


. Latin ignis, français" igné ...

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Je thante Agni, le chapelain, sage, de purification, de perfectionnement (sa1fJJkara), sur lesquelles


Il' Dieu du sacrifice, le prêtre, nous reviendrons, car elles définissent, scandent et sacralisent la vie
l'oblateur qui nous comble de dons. humaine '. De nombreux mythes s'attacheront à la figure d'Agni,
Lui qu'ont chanté les prophètes, que l'on rrouve associé par la suite à de grands dieux comme Siva,
nous le chanterons nous aussi; et il demeurera très important dans l'hindouisme classique, alors
puisse-t-il guider les dieux jusqu'à nous! que d'aurres entités védiques auront disparu. Même aujourd'hui,
les Indiens continuent de savoir qui il est, et que, comme toutes les
Oui, puisse-t-on, par lui, obtenir la fortune,
la prospérité, jour après jour, réalités surnaturelles, il peut aussi avoir des aspects destructeurs:
glorieuse, riche en hommes de valeur! ce n'est pas sans raison que l'armée indienne a baptisé Agni son
missile balistique à charge nucléaire ...
Car Agni, le sacrifice, le rite, Quant à Soma, il est la personnification d'un liquide liturgique
que tu circonscris de tous côtés, dont l'absorption donne l'extase et confère momentanément la
accède seul au monde des dieux! (... ]
vision du monde divin. Normalement réservé aux dieux, dont il
Nous allons vers toi, Agni, jour après jour, est la boisson préférée, puisqu'ils sont réputés en faire de véri­
avec notre prière, vers toi gui brilles dans la nuit! tables beuveries - surtout Indra -, il est aussi ingurgité par des
Oui! Nous allons à toi, portant l'hommage, mortels privilégiés, sacrificateurs et sacrifiants :
à toi gui règnes sur nos sacrifices.
Agni, berger du monde, l'éclaireur, J'ai goûté en connaisseur le suave élixir,
à toi gui croîs en nos demeures! le complaisant, le grand libérateur:
celui gue tous, dieux et mortels,
Comme l'est un père pour son fils recherchent en l'appelant le miel (... ]
sois-nous d'accès facile, Agni!
Assiste-nous pour notre bien-être 1 ! Nous avons bu le soma, nous sommes devenus immortels,
arrivés à la lumière, nous avons trouvé les dieux.
Agni présente plusieurs visages. Il possède une dimension cos­ Que peut nous faire à présent l'impiété
mique, comme toutes les divinités védiques, et son rapport avec ou la malice du mortel, ô immortel?
les astres en général, le soleil en particulier, «éclaireur», protec­ Sitôt bue, ô liqueur, sois bienfaisante à notre âme,
teur, mais aussi «incitateur» (savitr-) de l'univers, est très forr. En indulgente comme un père pour son fils, comme un ami pour son ami (... ]
tant qu'opérateur du rite, Agni a un aspect solennel, permettant Ces breuvages glorieux sont mes sauveurs.
que les «grands rites », ceux qui impliquent la communauré des Ils sanglent mes membres comme les courroies du char.
Arya face au panthéon de leurs dieux réunis, puissent se dérouler Qu'ils me gardent du pas qui fait trébucher,
et êrre efficaces. Et il a une forme domestique, le foyer familial sur puissent les sucs chasser de moi le mal qui paralyse 2 !
lequel le maître de maison fait chaque jour l'agnihotra, l'offrande
du matin, et autour duquel s'accomplissent des lirurgies plus De nombreux hymnes célèbrent la cueillette, le pressurage, le
modestes, mais caractéristiques de la religiosité védique, puis hin­ filtrage et l'absorption rituelle de cette plante dont on ignore l'es-
doue: initiation, mariage et aurres actions symboliques de pas­
J. Voir ici même, chap. III, p. 172-182.
1. RR \'('/'1, 1,1, (('".111 J V.... IIF.NNH, r/,. cil., p. 65. 2. SR V(dJ, VJIJ, 48, crad. J. V....RENNE, op. ril., p. 77.

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pèce botanique, mais qui avait évidemment des vertus hallucino­ tion de réalités inaccessibles au simple mortel. Et les textes posent
gènes. On dit qu'on va chercher «le dieu» très au nord, qu'on une équivalence entre l'état somique et l'extase poétique qui per­
l'accueille sous forme d'amoncellements de tiges sur son char, met de composer les hymnes: tous deux sont des «enthousiasmes»
puis on décrit toutes sortes d'opérations de pressurage, de filtrage, au sens propre du terme, c'est-à-dire des expériences dans lesquelles
de fermentation, assimilées à une mise à mort pendant laquelle l'homme se trouve dessaisi de lui-même et saisi tout entier par le
« le dieu crie» ou « mugit ». Lorsque le breuvage est prêt, on porte divin. Cette valorisation de l'extase aura une longue postérité dans
des «toasts» aux différents dieux, et l'ivresse ainsi provoquée est l'hindouisme.
assimilée à une extase. Soma, s'il est bu hors de son contexte reli­ On ne peut que passer ici sous silence la multitude des autres
gieux, dans un but purement profane, provoque la mort: la puis­ dieux, les plus grands d'entre eux suffisant sans doute à montrer la
sance qu'il confère est toujours étroitement contrôlée par le tonalité de cette religiosité, à la fois très cosmique et naturaliste,
contexte rituel. Son cycle liturgique témoigne d'un complexe pré­ réservée à des groupes d'initiés, centrée sur l'acte rituel comme
védique autour des substances intoxicantes, filtres magiques et pacte continuel entre les hommes et les dieux, garant et continua­
élixirs d'immortalité, qui SOnt les boissons habituelles des dieux, teur de l'ordre du monde, pourvoyeur de bienfaits matériels et spi­
mais ne peuvent être goûtés que par certaines catégories de mor­ rituels, dispensateur d'immortalité après la mort physique.
tels dans un cadre très spécial et avec des finalités précises: en Certaines divinités qui deviendront les référents majeurs de la
Inde, seuls les Arya - et encore, parmi eux, ceux des deux pre­ dévotion hindoue, particulièrement Siva et ViSl:m, font de brèves
mières classes - y ont accès, à la fois pour obtenir l'assurance d'une apparitions dans les parties récentes du Veda, tandis que les dieux
vie dans l'au-delà, pour renforcer la puissance royale garante de la védiques seront, eux, désaffectés à partir du développement de
communauté des humains ou pour conférer ponctuellement aux l'hindouisme, sauf Indra et Agni, qui garderont une place privilé­
guerriers la fureur de vaincre. giée dans les grands mythes transmis à l'époque médiévale (les
On retrouve toutes ces valeuts dans différentes religions d'ori­ Pural)a). Nous aurons l'occasion de revenir sur ces évolutions et
gine indo-européenne, disséminées dans leurs mythes et leurs rites, transformations.
où elles prennent des accents spécifiques; le haoma de l'Avesta, le
plus ancien corpus sacré iranien, est très proche du soma védique, Polythéisme et intuition de l'unité du divin
mais plus lointainement se rattachent à ce vieux fonds l'ambroisie
des dieux grecs ou les potions qui rendaient invincibles les tribus L'univers religieux des premiers Indiens est sous le signe d'une
germaniques ou celtes 1. multiplicité de forces qui transcendent et gouvernent la vie; cha­
Dans les Veda, cependant, l'élixir, personnifié en un dieu cune a sa fonction et son symbolisme propres. Cependant, divers
majeur, incarne la transformation rituelle du fidèle: l'ingérer, c'est procédés littéraires marquent l'intention de suggérer une unité
prendre le risque de mourir et se qualifier pour une existence plus sous-jacente du réel: beaucoup d'images et d'actions sont inter­
haute qui résume la somme des devoirs et des droits de l'Arya, une changeables d'une figure divine à une autre; certains mythes ou
«deuxième naissance» qui, contrairement à l'engendrement natu­ fragments de mythes sont transverses, comme la création du
rel, ne prendra pas fin avec la mort. C'est aussi acquérir une monde qui peut être attribuée à différents dieux en même temps,
connaissance supérieure, vidya, définie comme «vision» (du verbe sans qu'il y ait une incompatibilité; des hymnes SOnt consacrés
VlD-, qui est naturellement à l'origine de veda), comme contempla­ aux «tous-les-dieux», sorce d'ensemble qui n'est pas une masse
confuse, mais une addition de compétences supposant l'existence
1. Voir Ysé TARDAN-MASQUELlER, « La bonne marche du cosmos », in de la totalité. Dans cette perspective, le polythéisme n'apparaît
4< Mémoires lacrées », revue Autrement, mars 1994, p. 116-126. pas comme une construction archaïque, incapable de s'élever vers
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L'HINDOUISME LES SOURCES DES RELIGIONS DE L'INDE

tille m(·t,lphysique, mais comme un langage qui laisse transpa­


irrc l'intuition d'un ~tre non représentable, invisible mais néan­ Cet ordre invisible se laisse lire par l'homme religieux, qui s'y
moi ilS présent partout comme énergie ou puissance. Louis Renou intègre en accomplissant rta, le rite, une autre notion abstraite,
remarque que, plus les hymnes sont récents, plus ils prennent un désignant ce qui agence les choses entre elles. Beaucoup de ces
tour spéculatif, et que le dixième livre du 8.g Ved.a est tout entier notions seront à l'origine de la métaphysique hindoue.
U,IVl:rSl: d'interrogations sur un mystère premier, par rapport Mais, pour ce qui concerne l'époque védique, le concept le plus
Illquc1les dieux sont seconds: « Les aèdes avaient l'impression (ils mtéressant est sans conteste celui de brahman, un terme polysé­
le hllSscnt entendre plus d'une fois) que la diversité phénoménale, mique, qui se charge de valences symboliques de plus en plus
y compris la diversité mythologique, est l'effet d'un jeu, d'une forees, pour culminer en se dépouillant de tout contenu et finir
; que la vérité, l'essence des choses (le satyasa satyam), se situe par ne plus désigner que l'Être, l'Absolu sans aucune connotation:
III ·delà, qu'enfin les noms divins sont les supports imagés d'une « Que veut donc dire le terme si connu brahman ? Il est à peu près
rtll'me vérité totale 1. » impossible de le définir d'une façon précise et constante; dans les
Dans ce cadre plus spéculatif, des termes abstraits prennent une Hymnes, il admet une variété déconcertante de traductions. C'est
;r,mde importance. Ainsi tapas, la « chaleur créatrice» (d'un un fluide mystérieux, une puissance de l'âme, un pouvoir magique
verbe 1"AP-, « cuire») se met à désigner un processus d'échauffe­ et mystique, mais c'est aussi un hymne, une pratique religieuse,
ment interne, qui implique à la fois l'ardeur brûlante du désir, une incantation, etc.» Pourtant, après recensement de ses occur­
l'cH()rt épuisant de créer et la douce température d'une gestation rences, un centre de significations apparaît: «Tous les emplois de
l'embryon: ce terme ont en commun la notion de "forme cérémonielle" dans
la conduite de l'offrant et dans les opérations du sacrifice. C'est
À l'origine les ténèbres étaient cachées par les ténèbres. ainsi qu'on définira dans son sens propre le terme brahman qui
t univers n'était qu'onde indistincte. s'est chargé ensuite de valeurs mystiques et spéculatives 1. » S'éla­
Alors, par la puissance de l'Ardeur (tapas), l'Un prit naissance 2 . borant dans le cadre du rituel, brahman désigne principalement la
«formule liturgique» douée de pouvoir si elle est correctement
)n relève aussi les mots: tejas, l'éclat aveuglant, impossible à énoncée, suivie d'effets positifs ou dangereux, créatrice par excel­
lllltenir, d'une puissance surhumaine qui se trouve du côté de la lence, parce qu'elle nomme les choses et qu'elle les connecte entre
lurnll're contre les ténèbres; ou encore satya, le réel aussi bien que elles dans un réseau sémantique.
le \ rai, ressore et finalité des actions divines; mais aussi dharma, Formule sacrée, donc, à manier avec précaution et selon des cri­
l'ordre découlant de ce réel, sous-jacent à l'univers: tères précis, brahman devient vite le chiffre d'un certain ésoté­
risme, dans une religion où les officiants sont les intermédiaires
L'Ordre et la Vérité sont nés obligés du culte: de là à prendre le sens d'« énigme », à marquer
de l'Ardeur qui s'allume. l'aspect caché, non accessible au profane, du réel, il n'y avait qu'un
De là est née la Nuit. pas, d'autant plus que par ailleurs - mais ce sont peut-être des élé­
De là l'Océan et ses ondes 3. ments d'un même processus de maturation - se développait l'idée
d'un substrat divin, continu et irreprésentable. Brahman devient à
1. Louis RENOU, Hymnes spéculalifs du Veda, op. cil., Introduction, p. 9; salyasa la fois le nom, neutre, de ce fondement insaisissable du réel, et la
I)Jm: "le réel du réel", «le vrai du vrai ».
2. r~p,
Ved.l, X, 129, trad. RENOU, op. cil., p. 125; cet hymne est un des plus
c~lèbrtS de tour le corpus védique. 1. Émile BENVENISTE, Vocabulaire des inslillllions indo-européennes, Paris, Minuit,
3. Ibid., x. 190, p. 137. 1969, vol. J, p. 282-285.

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