Indes Magadha
Indes Magadha
Indes Magadha
Filliozat Jean. La valeur des connaissances gréco-romaines sur l'Inde. In: Journal des savants, 1981, n° pp. 97-135;
doi : https://doi.org/10.3406/jds.1981.1426
https://www.persee.fr/doc/jds_0021-8103_1981_num_2_1_1426
Les idées conçues par l'Europe sur l'Inde semblent avoir été vouées à
l'erreur ou à l'incertitude depuis leur première apparition. Le nom même
d'Inde est ambigu. Il représente, transmise par les Grecs, la forme vieux-
perse de Sindhu, nom authentique du grand fleuve qu'en conséquence nous
appelons Indus. A l'époque où ces noms sont apparus, tout le bassin du fleuve
était sous la domination achéménide, qui laissait libre toute la zone
géographique s'étendant à l'Est et au Sud. Mais, déjà depuis Megasthène et
Ératosthène, le nom d'Inde, qui n'aurait dû s'appliquer qu'aux actuelles
régions de l'Afghanistan, du Pakistan, du Kashmir et du Panjâb, a été étendu
lui-même à toute cette zone orientale. Celle-ci consiste, en fait, en toute
l'Asie des moussons au Sud de la chaîne himâlayenne et de ses
prolongements extrême-orientaux et descendant jusqu'à l'hémisphère sud. C'est ce
que nous appelons Inde, Indochine et Indonésie, ou même Inde et Inde
extérieure, et c'est le domaine majeur de la culture élaborée à la fois dans le
Bassin du Sindhu et dans l'ensemble de la Péninsule attenante à l'Est, notre
actuelle Inde, puis implantée dans tout le Sud-Est Asiatique.
L'unité de cette culture justifie finalement la qualification devenue
traditionnelle qui lui est donnée, mais, dans les sources gréco-romaines,
la confusion fréquente de l'Inde originelle avec l'Inde d'extension a souvent
gêné l'interprétation de ces sources et égaré les Européens, tant qu'ils n'ont
pas été en état de connaître cette culture directement. Il ne leur a pas suffi
pour la découvrir de parcourir les mers et les contrées où elle avait formé
ses littératures et construit ses monuments. Les cartes une fois dressées et
rectifiant Ptolémée, ils sont encore restés, quant à la connaissance de
l'histoire et de la civilisation, tributaires des sources classiques et empreints des
préjugés qu'elles avaient établis et qui se sont parfois combinés avec des
observations directes mal comprises pour former encore des préjugés
nouveaux.
98 JEAN FILLIOZAT
6. Cf. A. J. Festugière, Grecs et sages orientaux, Rev. Hist. Rei., CXXX, juil.-
déc. 1945, p. 34 sqq.
CONNAISSANCES GRÉCO-ROMAINES SUR L'INDE 101
Hérodote, sans avoir fréquenté la cour de Suse, nous a livré sur elle des
renseignements utiles. Il fait connaître l'histoire du médecin Démokédès
qui, prisonnier, s'illustra en guérissant Darius et Atossa, avant de se libérer
par ruse, de vivre à Crotone (III, 125, 129-135) et de fréquenter les
Pythagoriciens chez Milon dont il avait épousé la fille. C'est aussi par Hérodote
(ainsi que par un fragment d'Hécatée) que nous savons que Darius, déjà
maître du haut bassin de l'Indus, en a fait reconnaître le cours inférieur
par le Carien Skylax qui, arrivé à la mer, cingla vers l'Egypte (IV, 44).
Hérodote précise qu'il aborda le trentième mois au point d'où Nekos, roi d'Egypte,
avait fait partir des Phéniciens pour le périple de la Libye qu'il a conté
précédemment (IV, 42). La navigation de Skylax a donc été plus hardie que,
plus tard, celle de Néarque, cabotant sur le Golfe persique ' et ayant d'ailleurs
une flotte à sauver parallèlement à la retraite d'Alexandre par voie de terre.
La route maritime de Skylax sur l'Océan indien importe à notre
connaissance des navigations sur cet océan entre l'Inde d'une part et l'Arabie
et l'Afrique de l'autre. Nous apprenons encore par Hérodote qu'elle était
nécessairement suivie ou même doublée par d'autres plus au Sud bien qu'il
dise que l'Arabie est, du côté du Midi, la dernière des terres habitées (III,
107). En effet, il ajoute aussitôt une liste d'aromates et d'épices qu'il dit
ne se trouver que là et que les Arabes, sauf pour ce qui est de la myrrhe,
ont beaucoup de peine à se procurer. Il continue en décrivant longuement
les monstres à écarter et les ruses fantastiques à employer (III, 107-112).
Or, il indique lui-même que le cinnamome, c'est-à-dire notre cannelle 8, pousse
au pays où Dionysos fut élevé (III, m). En réalité, la cannelle croissait
surtout à Ceylan, au Sud de l'Inde et en Indonésie, avant d'être, aux temps
modernes, introduite aux Mascareignes, aux Seychelles, à Madagascar. Les
Arabes se la procuraient donc par mer, des régions tropicales et équatoriales
du Sud-Est avant de la répandre dans les autres pays (III, m). En III, 107,
au milieu du ine siècle avant J.-C, d'une épigraphie datée : celle d'Asoka
avec ses deux écritures, la brâhmi, syllabaire, répondant à l'analyse
phonétique déjà faite dans l'école de Panini, et la kharosthî ou araméo-indienne,
transcription sémitique de ce syllabaire phonétique.
L'archéologie locale est encore pauvre à l'époque d'Alexandre pour
les régions qu'il a parcourues, mais cette époque s'insère dans l'histoire
générale et culturelle qu'expriment les sources indiennes. Et ce sont les sources
grecques et latines qui donnent à cette histoire indienne, comme nous l'avons
vu, un élément de chronologie absolue par le synchronisme de Seleucus et
Candragupta, et qui lui donnent aussi, avec l'épigraphie en vieux-perse, leur
contrepartie nécessaire d'histoire iranienne.
Le Hi(n)du du vieux perse, avant de désigner tout le Bassin de l'Indus,
puis toute l'Asie des moussons, a correspondu au cours inférieur de l'Indus,
exploré par Skylax pour Darius, alors déjà établi au Nord, au Gandâra (skr.
Gandhâra) et dans les régions attenantes, frontalières pour les cultures
brahmanique et iranienne 14. Les Achéménides avaient introduit dans ces satrapies
comme dans tout leur Empire, la langue araméenne déjà en usage
administratif dans la Babylonie qu'ils avaient conquise. Avec ses fonctionnaires de
langue araméenne ont été ajoutés des éléments de culture babylonienne
ou d'autres recueillis dans d'autres parties de l'Empire, telles que l'Egypte
et les colonies grecques d'Asie. Nous constatons simultanément chez les Grecs
et les Indiens l'apparition d'une divination médicale très particulière, en vogue
depuis l'Antiquité en Babylonie, encore attestée en 453 a.C, sous Artaxerxès,
et qui paraît empruntée à cette source commune plutôt qu'avoir ses racines
dans les traditions grecque ou indienne 15.
Le passage d'Alexandre dans les satrapies où coexistaient ces cultures,
satrapies qu'il pensait conserver après avoir vaincu leur maître, a été bref.
On a bien exalté ses conquêtes comme renouvelées de Dionysos et d'Héra-
klès et triomphantes là où Semiramis avait échoué, mais son armée, après
avoir vaincu sur l'Hydaspès (Vitastâ), la rivière du Kasmïr, a refusé de passer
l'Hypasis (Vipâsâ) et il a dû se résigner à la retraite sans avoir achevé de
traverser le Panjâb. Il était entré dans la vallée de Kabul (de la Kubhâ) après
14. Sur les satrapies achéménides et les cultures indienne et iranienne établies
là, voir surtout Alfred Fouchkr et Mme E. Bazin-Foucher, La vieille Route de l'Inde
de Bactres à Taxila, Mém. de la Délég. fr. en Afghanistan, t. I, Paris, 1942-47, vol. 2,
p. 195 et suiv., 368 et suiv. et passim.
15. Cf. René Labat, Traité akkadien de diagnostics et pronostics médicaux , Paris-
Leiden, 1951. Jean Fiixiozat, Pronostics médicaux akkadiens, grecs et indiens, J. A.,
1952, p. 299-321.
CONNAISSANCES GRÉCO-ROMAINES SUR L'INDE 105
le dégel (juin- juillet) en 327 a.C. et a dû s'arrêter sur l'Hypasis en juillet 326.
Retourné à l'Hydaspès, il a construit une flottille, prête en octobre, et a
commencé la descente de l'Indus jusqu'à la mer, qu'il a atteinte en juillet 325,
non sans combats.
Au Panjâb les Grecs avaient appris qu'au delà des anciennes satrapies
perses, qu'ils occupaient en vainqueurs des Perses, il y avait le royaume des
Prasioi (Prâcya, les « Orientaux ») de Palibothra (Pâtaliputra) avec une
immense armée aux milliers d'éléphants, royaume dont on n'avait pas
soupçonné l'étendue et la puissance et qui aurait été comme un nouvel Empire
perse à attaquer, cette fois sans le connaître à l'avance. C'est seulement à
partir de Mégasthène, peu après la retraite et la mort d'Alexandre, que le
royaume de Pâtaliputra, le Magadha des sources indiennes, a été visité et
observé.
Les informations recueillies sur place du temps même du passage
d'Alexandre portent donc essentiellement sur la géographie locale de l'Iran et des
confins indo-iraniens ainsi que sur les opérations militaires ou bien sont
des appréciations sur les peuples rencontrés et très souvent combattus. Elles
comportent aussi des observations justes sur certaines techniques, médicales
par exemple, et plus particulièrement sur la médecine des éléphants 16. Elles
ne concernent pratiquement pas les religions. Les Grecs de l'époque n'ont
pas signalé de temples. Les régions de l'Indus en étaient ou pauvres ou
dépourvues. Les grandes villes de Harappa et Mohan-jo-Daro étaient depuis
longtemps disparues. Elles n'ont été retrouvées qu'au xixe siècle et remarquées
et fouillées seulement au xxe. La religion védique et brahmanique ne requiert
pas de temples. Le bouddhisme et le jinisme, religions de l'Est du Magadha,
n'étaient — nous allons le voir — apparemment pas encore diffusées dans
■
l'Ouest et le Nord-Ouest.
Mais la culture et la sagesse brahmaniques étaient là, avec les Brachma-
nes et les Sramanes et avec les Gymnosophistes.
Les Ppayuàvoa (ou {3pay°) sont les brahmano, du sanskrit. En moyen-
indien d'Asoka, ils sont appelés, dans les édits du Nord-Ouest (précisément
des régions parcourues par Alexandre) et en écriture araméo-indienne
defective : bramano,, bramane, bamhane, bambhana ; dans l'Ouest (Girnar ou
Gujarat) en écriture indienne dite brâhniî ; brâmhana, bamhana et bamhana ;
au Centre et à l'Est, en brâhmî : bâbhana. Dans l'ardhamrigadhï des Jain,
ils sont bamhana ou bambhana. Dans le pâli des bouddhistes : brahmano
16. J. FiLLiozAT, Les Gajaçâstra et les auteurs grecs, J. A., 1933, I, p. 163-175, repr.
Laghuprabandhàh, Leiden, 1974, p. 476 sqq.
io6 JEAN FILLIOZAT
17. Les orthographes Taproom et Ilpafzvat,, fréquentes dans les mss., résultent
d'altérations graphiques comme Lassen l'avait déjà reconnu et qui doivent remonter à l'époque
où le S avait la forme d'un C anguleux (J. Filliozat, Les relations extérieures de V Inde,
Pondichéry, 1956, p. 44, n. 2). On a encore Zap^avcr/éyaç, nom d'un sage indien (Stra-
bon, XV, 1, 73). Sur Z pour S, P. Meile, Note critique sur V Inde de Strabon, Revue de
philologie, Paris, 1941, p. 163 sqq.
18. Bibliographie de ces inscriptions grecques, gréco-araméennes, araméennes et
indo-araméennes rassemblée récemment dans A. Dupont-Sommer, Essénisme et
bouddhisme, CRAI, 1980, Paris, p. 706 sqq.
CONNAISSANCES GRÉCO-ROMAINES SUR L'INDE 107
Là, Asoka ne prêche pas le dhamma en tant que loi bouddhique, mais
en tant que Bon Ordre moral universel et il fait des recommandations de
vertueuse conduite et de respect mutuel adaptées aux deux cultures
localement en vigueur, la grecque et l'araméenne 19. A plus forte raison, il n'a
pas dû faire connaître le bouddhisme confessionnel aux cinq rois grecs
auxquels il a envoyé des ambassadeurs. Mais une méthode de traduction, qu'il
a employée pour deux de ses édits présentés en texte original et en version
araméenne, préfigure le mode courant de propagation des textes canoniques
pâlis qui a fait fortune à Ceylan et dans l'Indochine occidentale. Le texte
original est découpé en membres de phrases après chacun desquels la
traduction littérale est donnée. En singhalais on appelle sannaya ou sanne les
textes ainsi présentés et expliqués ligne par ligne.
Bien que cette inscription d'Asoka en moyen-indien et araméen
n'intéresse notre sujet que comme exemple du caractère non spécifiquement
bouddhique de la propagande du roi auprès des communautés grecques et irano-
araméennes de la région, elle doit nous arrêter un instant parce qu'elle éclaire
les contacts et échanges et les conséquences de l'action d'Asoka auprès des
Grecs et des Iraniens de langue araméenne.
Ces inscriptions sont antérieures au succès de l'implantation
bouddhique à Ceylan à l'initiative d'Asoka. Antérieures surtout, et de beaucoup,
à l'apparition de la dénomination de pâli appliquée à la langue du canon
en usage dans ces régions et qui, dans ses propres textes, se nomme mdgadhï-
bhàsâ, « langue magadhienne ».
Ces deux désignations sont surprenantes, la première pour être
tardive, la seconde parce que la langue du canon diffère à la fois de la
mâgadhl d'Asoka lui-même et du prâkrit appelé mâgadhl par les grammairiens
indiens et parce qu'en outre cette langue canonique a des affinités avec des
formes moyen-indiennes occidentales par rapport au magadhien du Maga-
dha même. Pourtant, le grand commentateur Buddhaghosa qui était
originaire de ce pays, écrivant à Ceylan dans cette langue canonique, l'appelait
lui-même mâgadhl et non pâli. L'exemple du procédé employé par Asoka
pour traduire ligne par ligne ses propres édits de roi magadhien (làjâ niâghade)
peut suggérer une explication de ces faits.
Tout d'abord si la langue canonique en usage à Ceylan est appelée
mâgadhï, ce n'est pas nécessairement parce qu'elle serait originellement un
dialecte du Magadha. Il suffit qu'elle ait été introduite par un corps d'Écritures
prônées par le « roi magadhien ». Buddhaghosa, vers 400 AD, devait le savoir
bien qu'elle différât de sa màgadhï maternelle.
Ensuite, le mot pâli veut proprement dire « ligne » et la mâgadhï
canonique, connue par les lignes qui la présentaient dans les manuscrits
d'instruction avant leur explication, ou atthakathâ, en langue usuelle, a donc pu
facilement devenir couramment désignée comme pâlibhâsâ, « langue des pâli »,
c'est-à-dire des lignes en question. Une désignation équivalente, mais qui n'a
pas eu la même fortune, est tantibhâsâ, aussi « langue des lignes », celles des
textes sacrés en mâgadhï. Buddhaghosa lui-même emploie en apposition pâli
et atthakathâ 20. Pâli désigne les Écritures canoniques et finalement leur
langue parce qu'elles étaient présentées en lignes dans les manuels selon
l'exemple du roi magadhien que nous font connaître les traductions araméen-
nes de certains de ses édits 21.
Les notions recueillies au cours des campagnes d'Alexandre, et peu
après par Mégasthène, sur les brahmanes et les sramanes sont en général
assez correctes. Elles prouvent surtout que les Grecs les ont reconnus comme
philosophes et comme sages et ont été frappés par quelques-uns de ceux qu'ils
appellent gymnosophistes. On a pensé que ces derniers, « les philosophes
nus », étaient des Jain digambara, « vêtus d'espace », mais les Grecs ont
considéré comme nus les brahmanes et sramanes qui se présentaient
habituellement le torse et les jambes nus. Les exercices d'ascèse qu'ils ont vu prati-
il n'est question ni bien entendu de Zeus, ni même d'un dieu pouvant lui
ressembler. La jouissance ou la privation des biens de la nature dépend
directement de l'accord ou du désaccord de la conduite humaine avec le Bon Ordre,
le dharma ou dhamma universel, lequel inclut l'ordre moral et l'ordre social
en même temps que l'ordre cosmique et terrestre.
26. Cf. J. André et J. Filliozat, Pline, Livre VI, Paris, 1980, p. 138, 156-158.
ii2 JEAN FILLIOZAT
27. Plme donnait 6402 au lieu de 6042, Solin 6451. Les différences ne signifient
rien puisque le nombre est du même ordre de grandeur mais les décomptes indiens et
les théories astronomiques indiennes ne font remonter les dynasties de l'âge actuel du
monde qu'à 3102 a.C.
28. D. SCHLUMBERGER, L. ROBERT, A. DUPONT-SOMMER, E. BENVENISTE, Une
bilingue grêco-araméenne d'Asoka, J. A., 1958 : Observations sur l'inscription grecque,
p. 7-18, pi.
29. Ibid., Les données iraniennes, p. 36-48.
30. JRAS, 1911, p. 801-2.
CONNAISSANCES GRÉCO-ROMAINES SUR L'INDE 113
par les Perses l'existence de l'Inde dès le temps où Darius projetait d'envoyer
l'un d'eux explorer l'Indus, tandis que les Indiens n'ont dû connaître
couramment l'existence des Grecs qu'après cette exploration et surtout après
la conquête consécutive.
La mention sanskrite la plus ancienne des y avana est fournie par une
règle de grammaire de Panini (IV, 1, 49) enseignant la formation du
féminin de divers dérivés de mots parmi lesquels on a yavana. D'après cette règle,
on a yavanânï, « grecque », et, selon les commentaires, ce qualificatif
s'appliquait à l'écriture {lipi, fém.). Kamboja est dans Panini, IV, 1, 175 l'objet
d'une exception : la marque de dérivation (vrddhi de la première voyelle),
qui en règle ordinaire, fait du nom d'un peuple celui de son roi est omise pour
Kamboja 31. Le ganapatha, qui n'est pas de Panini, mais énumère les mots
sous-entendus par les « et cetera » de sa grammaire, mentionne sur P. IV, 2,
133 et IV, 3, 93, les Kamboja dans les listes de noms géographiques ou
ethniques à dérivations particulières et ces listes, qui incluent toutes deux le Gan-
dhâra, le Sindhu et le Kàsmïra, contiennent surtout des noms du Nord-Ouest.
Kiskindhâ, dans la seconde, est un nom du Sud rendu fameux par le Râmâ-
yana.
Une autre liste, sur P. II, 1, 72, présente des composés où l'ordre des
termes est inversé par rapport à l'usage ordinaire, mais sans changement
de signification et deux exemples côte à côte sont kambojamunda et yava-
namunia désignant un « tondu » respectivement d'entre les Kamboja ou
les Yavana, un « tondu kamboja » ou « tondu yavana » ou encore un »
kamboja yavana tondu ». L'expression peut vouloir dire « chauve » mais s'emploie
normalement pour désigner des ascètes tondus ou rasés et évoque sans doute
ici des iraniana, qui pourraient être des moines bouddhistes, mais aussi bien
des religieux brahmaniques. Siva lui-même, Siva inspirateur de la grammaire
de Panini, est invoqué comme munda » tondu » et comme jatila « à chignon » 32.
31. La forme régulière pour « roi des Kamboja » devrait être Kamboja, comme on
a Magadha pour le roi de Magadha. Or elle est simplement Kamboja. Les
commentateurs ajoutent que les rois Cola, Saka, Kerala et Yavana portent aussi sans changement
le nom de leur peuple ou de leur contrée. Ces commentateurs mentionnent ici des rois
des deux extrémités nord et sud du subcontinent indien, mais leur horizon n'est pas
différent de celui d'Asoka.
32. Mahabharata, Èântip. éd. prmceps, Calcutta, 10366 La Yâjnavalkyasmyti, I,
27 1-2 (ou 272 selon les éd.) mentionne des « munda vêtus d'ocre », qui sont des religieux,
de n'importe quelle communauté, comme a compris le commentaire {Mitak^ava) qui les
caractérise comme « hommes à la tête rasée et vêtus d'ocre et aussi couverts de
vêtements rouges, noirs, etc.. » {munditasirasah purusân. kâ^ayavâsaso raktanïlâdivastra-
.
prâvaranâmsca)
.
ii4 JEAN FILLIOZAT
33. Harivamsa (éd. princeps de Calcutta, 779-780), yavanânâm îirah savvam kam-
bojânâm tathaiva ca.
34. Cf. Abel Bergaigne, Inscriptions sanscrites de Campa, dans Notices et Extraits
des mss. de la Bibl. nat., XXVII, 1, 2, Paris, 1893, P- 283, à propos de l'inscription cam
de Po nagar qui mentionne à la fois « Kamvuja » et Yavana (1060 AD).
CONNAISSANCES GRÉCO-ROMAINES SUR L'INDE 115
pas difficulté majeure. Dans tout le Nord de l'Inde, même en sanskrit, les
phonèmes kha et sa s 'interchangent couramment dans les mêmes mots 39.
Bien qu'un caractère qu'on a lu d'abord rhô ait été utilisé pour transcrire
sa, ce phonème, n'existant pas dans l'alphabet grec ancien, y devait être
remplacé par un sigma, comme c'est le cas d'ailleurs dans la seconde partie
de Sapaocrpa, que cette forme représente Surftstra ou Kharostra. Le hiatus
dans SapaocjTpa s'explique mal pour représenter â, mais peut correspondre,
s'il s'agit de Kharostra, à la coupe du composé khara-ustra 40.
Quoi qu'il en soit, les conquêtes des Indo-grecs venant de Bactriane,
si elles n'ont pas été aussi glorieuses aux yeux des Grecs d'Europe que celles
d'Alexandre venu, lui, de Macédoine, ont été plus étendues, plus durables
et plus fructueuses que les siennes, sinon pour la connaissance de l'Inde par
les Grecs, du moins pour celle des Grecs par les Indiens.
Dès avant l'établissement de souverains grecs dans leurs nouvelles
conquêtes, en Bactriane, dont l'occupation prolongée est bien la conséquence
de sa conquête par Alexandre, la colonie grecque était solidement et
brillamment implantée avec la culture hellénique plénière comme l'ont
découvert les fouilles d'Aï Khanoum et les inscriptions qu'elles ont livrées. Cette
culture s'était même propagée et conservée dans les territoires des anciennes
satrapies que Seleucus avait cédés à Candragupta, puisqu'Asoka l'y avait
connue et gardée vivante en faisant traduire certains de ses édits en un grec
excellent, ainsi que nous l'avons rappelé plus haut. On doit même se deman-
der, bien que les sources gréco-romaines n'en fassent pas état directement,
si Alexandre n'a pas déjà trouvé dans les satrapies indiennes de l'Empire
perse des Grecs installés, puisque les Perses ont, selon les mêmes sources,
eu à leur service certains d'entre eux. En tout cas du temps d'Asoka, au
milieu du 111e siècle a.C, des colonies grecques au Gandhâra et en Arachosie
étaient présentes et avaient laissé à Taxila entre l'Indus et l'Hydaspes (Vitastâ),
des vestiges considérables 41.
Les inscriptions d'Ai Khanoum, pour brèves qu'elles soient, ont apporté
à l'égard de l'esprit des colons et voyageurs philosophes grecs des
témoignages précieux. M. Louis Robert 42 a montré qu'une épigramme gravée
avec des « maximes delphiques » dans le téménos de Kinéas, fondateur thes-
salien de la ville, était due au péripatéticien Cléarque de Soloi lui-même,
qui avait voyagé jusqu'au bord de l'Oxus. Cléarque est connu par des
fragments ou citations de ses œuvres, par sa réputation attestée chez nombre
d'auteurs anciens et sa valeur contestée chez plusieurs hypercritiques
modernes. C'était un philosophe moraliste et curieux des morales étrangères. Dans
un des fragments de son œuvre conservés par Flavius Josèphe 43, il fait
parler son maître Aristote d'un Juif au caractère merveilleux en même temps
que philosophique, qui avait fréquenté l'École, éprouvé la sagesse de ses
membres et les avait fait profiter du trésor de ses connaissances. Les juifs
tout à fait hellénisés tels que lui auraient été les descendants des philosophes
indiens. Les philosophes auraient été appelés chez les Indiens KaXavoi, chez
les Syriens, 'IouSaoL
Le nom de Kalanoi signe son origine qui est une méprise. C'est le
pluriel fabriqué du surnom de Kalanos donné par les Grecs d'Alexandre, comme
nous l'avons vu, d'après sa formule de salut, à l'ascète indien qui les a le plus
étonnés. Aristote peut avoir aussi pris ce surnom particulier pour une
appellation générique, mais Cléarque, quand il rapportait le propos malheureux
de son maître, n'avait sans doute pas encore effectué le voyage en Bactriane,
qui l'eût éclairé et qui lui eût fait dire que les Indiens appelaient les
philosophes « sramanes » et les Grecs « gymnosophistes » par ce qu'ils étaient peu
41. Paul Bernard (et coll.), Fouilles d'Aï Khanoum, MDAFA, t. XXI, 2 vol.,
Paris, 1973 '• P- Bernard (et coll.), Campagne de fouille 1978 à Aï Khanoum
(Afghanistan), BEFEO, 1980, p. 1-103, pi. — Sir John Marshall, Taxila, 3 vol., Cambridge,
I95I-
42. CRAI, 1968, p. 416-457 et Les inscriptions dans Fouilles d'Aï Khanoum, p. 207-
237-
43. A. J. Festugière, Grecs et sages orientaux, RHR, CXXX, juil.-déc. 1947, p. 29-
32 ; L. Robert, Fouilles d'Aï Khanoum, p. 229-230 (avec bibliographie).
ii8 JEAN FILLIOZAT
Nous avons d'autant moins ce droit dans les cas qui viennent d'être
évoqués qu'il s'agissait du vishnouisme, qui ne le cédait en rien aux plus
hautes formes de la religion et de la mythologie grecques. Non seulement
dans le vishnouisme les légendes de Vâsudeva-Krsna et de son frère Sarn-
karsana-Balarâma, tous deux manifestations de Visnu ici-bas, sont
symboliques de toute une théologie cosmologique et psychologique, mais encore
la mystique vishnouite remonte au Rgveda. On a longtemps admis qu'à l'époque
védique le plus grand dieu était Indra, destinataire de quelque 250 hymnes,
alors que Visnu n'en avait que deux ou trois dizaines. Mais les Indiens n'ont
pas hiérarchisé leurs dieux selon des statistiques de popularité et, d'après
eux-mêmes, l'exploit majeur d'Indra n'a été possible que grâce à Visnu et
c'est à lui qu'est la suprématie. Enfin le Visnu védique franchit en trois pas
l'univers jusqu'au delà du monde sensible, jusqu'à celui où les dévots des
dieux (devaydvo) s'enivrent (mudanti) du « miel » ou « liqueur » (mddhu) qui
remplit, sans tarir, la trace de ses pas 50. Il est bien Dieu suprême et les grands
dieux védiques et brahmaniques, formes multiples du même Être unique,
ne sont pas, comme certains sociologues l'ont cru, des divinités « tribales »
adoptées et exaltées par les brahmanes, eux aussi accusés d'opportunisme.
Les Grecs pouvaient sans déroger les connaître, voire les adorer.
Les inscriptions d'Ai Khanoum ne nous apprennent pas ce que Cléarque
a pu savoir d'eux, ni s'il a connu la littérature des dialogues philosophiques
des Upanisad ou celle des épigrammes et sentences qu'on appelle les subhâ-
sita, les « bien-exprimées ». S'il a pu le faire, c'est seulement en ayant appris
le sanskrit. Encore ne suffit-il pas d'en avoir une connaissance
grammaticale complète, il faut aussi en posséder une profonde culture, car ces textes,
comme d'ailleurs les épigrammes grecques, ne sont pleinement intelligibles
que si l'on entend leurs allusions et les résonances d'idées et de sentiments
qu'implicitement elles doivent déclencher. La poésie raffinée et souvent énig-
matique n'est pas matière à échanges. Aussi les Indiens n'ont pas laissé de
signes qu'ils aient connu la littérature grecque.
En revanche c'est apparemment dans la période des royaumes
indogrecs qu'ils ont commencé à étudier la science grecque et à faire des
emprunts considérables à l'astronomie grecque et surtout à l'astrologie.
L'astronomie védique et brahmanique ancienne est une astronomie de
position qui ne connaît ni le zodiaque, ni les thèmes généthliaques et dresse le
50. RV., I, 154, 4 et 5. Annuaire du Collège de France, 74e année, Paris, 1975, p. 437-
441. Le « miel », madhu est la liqueur d'immortalité concrètement représentable pour
donner l'ivresse par un hydromel, voire un vin de palme, cf. gr. fxéôu.
CONNAISSANCES GRÉCO-ROMAINES SUR L'INDE 121
51. On a voulu faire emprunter par l'Inde à la Chine ce système, en croyant que
les Indiens l'utilisaient sans le comprendre (Biot, Études sur l'astronomie indienne et
l'astronomie chinoise, Paris, 1862, p. 130-399). Mais c'est une erreur. L'antiquité du
système en Chine est moins assurée qu'en Inde et de toute façon, étudiant le même ciel
avec les mêmes moyens élémentaires et dans le même but, Indiens et Chinois devaient
nécessairement choisir comme repères les mêmes astres en opposition diamétrale
approximative. En tout cas, si même le système avait été emprunté à la Chine, il était seul en
usage à l'époque indo-grecque.
52. La découverte de ce fait est due au P. Pons, Lettres édifiantes, lettre du 23
novembre 1740.
53. Sylvain Levi, Quid de Graecis veterum Indorimi monumenta tradiderint, Paris,
1890.
54. CRAI, 1964, p. 139.
55. Cf. notamment Louis Fixot, Les questions de Milinda, Pans, 1923. A. J. Fes-
tugière, Trois rencontres entre la Grèce et V Inde, RHR, CXXV, Janv.-Mars 1942-43,
p. 40 et suiv. Ce dernier (p. 47559) relève en II, 1 une opposition entre une conception
grecque et une indienne qui résulterait de la confusion entre essence et existence. Pour
122 JEAN FILLIOZAT
sena est en pâli et du type des dialogues sanskrits des Upanisad, où les
interlocuteurs font assaut de savoir et d'esprit, mais elle est beaucoup moins
instructive sur les doctrines bouddhiques que ne le sont ces dialogues sur
celles du brahmanisme. Le Milindapanha a été traduit, d'après d'autres
textes que le pâli, plusieurs fois en chinois 56, et il est toujours employé, en
pâli ou traduction, dans des séances publiques de monastères bouddhiques
en Asie du Sud-Est, comme moyen d'édification populaire, non
d'enseignement philosophique. Deux moines jouent respectivement les rôles de Milinda
et Xâgasena. Il existe des manuscrits où les questions et les réponses sont
écrites tête-bêche, de sorte que placés face à face avec le manuscrit entre
eux, chacun puisse lire sa partie. Nâgasena l'emporte. Il n'a pas été trouvé
jusqu'ici en grec d'allusions à une entrevue de Ménandre avec un docteur
bouddhique.
Les invasions des Iraniens, Saka et Pahlava, le plus souvent nommés
ensemble dans les sources indiennes, et les Iraniens d'Asie Centrale qui ont
fondé la dynastie ku^âna ont éliminé les souverains grecs de l'Inde et de la
Bactriane dès le premier siècle a.C. Ils n'ont toutefois pas détruit, ni même
persécuté les populations grecques ou hellénisées. Ils ont au revers de leurs
monnaies représenté aussi bien Héraklès que Siva ou le Buddha (Boddo
écrit en caractères grecs) et c'est en grande partie sous leur souveraineté
que s'est développé l'art gréco-bouddhique du Gandhâra. Ils ont aussi
grandement favorisé le bouddhisme et sa propagation vers l'Asie centrale puis
la Chine, mais, contenus à l'Ouest par les Parthes, ils n'ont pu favoriser aussi
de ce côté son expansion ou celle d'autres cultures indiennes.
La période suivante a donné d'autres vues et d'autres informations.
Milinda, selon lui, « l'individu existe. Le nom propre que porte un être humain
correspond à une personne », tandis que, pour Nâgasena, sous le nom il n'y aurait pas
d'individu ». Mais l'expression d' « individu » employée par la traduction de Finot (pour pug-
gala) est ambiguë. Elle est bien acceptée en même temps que « personne » par les
dictionnaires et dans l'usage européen qui confond facilement individu et personne, et
personne avec âme, mais il faut faire en psychologie indienne les distinctions. Le puggala
pâli (skr. pudgala) est une entité unitaire porteuse d'un corps et d'un psychisme formés
d'organes et qui finalement correspond à Yattan (skr. àtman). Xâgasena est de ceux qui,
tout en croyant à l'individualité du composé d'organes physiques et psychiques, refuse,
comme les matérialistes modernes, de voir au-delà de ce composé une âme unitaire et
distincte. De même que tout char, composé individuel de parties, est individu-char
sans âme ou personne, de même, dans le composé humain auquel on donne un nom
d'individu il n'y a pas de « personne », selon Nâgasena.
56. Paul Demiéville, Les versions chinoises du Milindapanha, BEFEO, 1924, p. 1-
258.
CONNAISSANCES GRÉCO-ROMAINES SUR L'INDE 123
57. Aitareyabr., VIII, 14, qui les localise au delà de l'Himalaya, et VIII, 23, où
leur est attribuée une « terre divine », devaksetra. Ils sont précisément décrits dans le
canon bouddhique pali (Atanatïyasutta du Dïghanikâya. Leur vertu et leur bonheur
sont développés par les commentaires successifs et ils sont célèbres dans la littérature
sanskrite classique. Leur pays nordique est au sommet du Sumeru ou Meru, montagne
axe du monde et donc au Pôle Nord où d'ailleurs siègent les dieux du monde d'ici-bas.
Il s'agit d'un peuple mythique et dont la félicité s'apparente à celle des punyalokâh
et du pays des morts vertueux visités par Naciketa, comme la félicité des Hyperboréens
s'apparente à celle des Champs Élysées d'Homère.
58. Les mythologues n'ont vu qu'une merveille de plus dans la localisation du
bonheur au-dessus des glaces polaires. Pour l'Inde, il allait de soi que les Uttarakuru
dominaient notre monde terraqué du haut du Meru où siégeaient ses dieux régisseurs et qui
était l'axe du monde passant par le pôle nord. La température locale n'affecte ni les
dieux, ni les bienheureux. Les évhéméristes avaient leur solution, en dépit des sources.
Mais les savants réalistes qui veulent à la fois témoignages des sources, mythes et
historicité doivent faire des choix difficiles. Certains se sont résignés à loger dans les neiges
les fondateurs de la science et de la civilisation, tels Jean-Sylvain Bailly et son peuple
instructeur des autres, situé en Haute-Asie, et qui, comme on l'a dit à l'époque, nous a
tout appris excepté son existence. Même le grand éditeur du Riveda, Max Mûller, pressé
de faire arriver du Xord les Arya védiques en Inde, les a vus coupant droit au-dessus de
l'Himalaya, A History of Ancient Sanskrit Literature, London, 1859, 2e éd., i860, p. 12-
13, rééd. Allahabad, 1926, p. 7 : « At the first dawn of traditional history we see the Aryans
tribes migrating accross the snow of the Himalaya southward toward the Seven Rivers »,
etc. D'autres ont inventé des changements de climat, tel Bâl Gangâdhar Tilak, The
Artic Home m the Vedas, Poona-Bombay, 1903, récemment traduit en français : Origine
polaire de la tradition védique, par Jean et Claire Remy, Milano, 1979). D'autres encore
ont rassemblé de toutes mains des arguments linguistiques valides, ethnologiques
douteux (identification forcée du soma avec un champignon banal en Sibérie, mais
apparemment inexistant en Inde) ou astronomiques, malheureusement faux (prétendue
impossibilité de voir aux latitudes indiennes la fixité de l'étoile polaire, qui d'ailleurs, n'était
pas encore polaire dans la Haute Antiquité), etc., dans Boxgard-Levix et Gran-
tovsky, Ot skifii do Indii, Moscou, 1974 ; cf. Gérard Fussman, Pour une problématique
nouvelle des religions indiennes anciennes, J. A., 1977, P- 2I-7°» notamment p. 42.
CONNAISSANCES GRÉCO-ROMAINES SUR L'INDE 125
a été faite par Mégasthène et que, sans même cette remarque, elles sont trop
nettes et trop répétées pour ne pas mériter examen 59.
Par ailleurs, nous constatons que, dans la période que nous considérons
et où se développaient à la fois quatre empires : à l'Ouest romain, en Iran
parthe, puis sassanide, en Inde Kusâna au Nord et Andhra au Sud, avec
encore les royaumes dravidiens de l'Extrême Sud empiétant sur Ceylan,
les conditions matérielles de communications de l'Inde avec l'Empire romain
ont changé. Aux voies terrestres traditionnelles, et parfois interrompues par
les conflits entre l'Empire romain et les Iraniens 60, s'est ajoutée,
maintenant régulièrement employée, celle de l'Océan indien. On enseigne
communément que cette voie a été révélée par la découverte de la mousson due au
pilote Hippalos au milieu du Ier siècle p.C. Mais il n'est pas certain que ce
pilote ait existé. Il est possible qu'il ait été supposé pour expliquer le nom du
vent en question. Quoi qu'il en soit, Strabon (II, 5, 12), s'étant rendu auprès
de Gallus alors préfet d'Egypte, ayant remonté le Nil jusqu'aux frontières
d'Ethiopie, dit avoir appris que 120 vaisseaux partaient alors de Myoshor-
mos pour l'Inde, alors qu'au temps des Ptolémées peu de marchands
entreprenaient le voyage. Strabon s'est largement renseigné ; il ajoute d'autres
détails sur le commerce de la Mer Rouge et de l'Océan indien en XVI, 4, 24,
et XVIII, 1, 45. C'est en 24 a.C. qu'il a dû faire son voyage auprès de Gallus.
La connaissance du régime des vents était donc dès lors établie, quoiqu'encore
récente, et n'avait pas eu à attendre 75 ans l'hypothétique Hippalos.
D'autre part Pline nous éclaire excellemment sur la navigation de l'Inde
du Sud et de Ceylan (Taprobane) vers le Sud-Est asiatique. Il donne souvent
des indications sur les directions des ombres méridiennes et sur le ciel dans
diverses régions. Au xvne siècle et au xvnie, les savants, alors familiarisés
avec les cadrans solaires et la gnomonique, les appréciaient. Les modernes
n'y prêtent pas toujours attention. Or, ces données qui révèlent les latitudes
sont essentielles pour les marins et il est naturel que Pline, commandant
de la flotte de Misène, ait eu soin de les noter. L'une d'elles est pour nous
décisive. Pline a recueilli sur un mont Maleus l'information qu'il donnait
de l'ombre pendant six mois au Nord et pendant six mois au Sud. Il ne peut
en ce cas s'agir que d'une montagne de l'Equateur ou tout proche de lui
et il n'y en a qu'une de cette sorte dans le monde « indien » : le Gunung Kerinei
ou Indrapura à Sumatra. Ptolémée place à la latitude correspondante en Chrysé,
c'est-à-dire en Sud-Est asiatique, un cap Maleoukolon et nous connaissons
en effet un cap au pied de cette montagne. Les vents réguliers de janvier-
février portent directement de l'Inde tamoule et de Ceylan dans sa direction.
Le mot molai veut dire « montagne » en tamoul. La littérature tamoule atteste
qu'on allait chercher le camphre à Câvakam, qui peut être Sumatra ou Java,
mais c'est précisément dans la chaîne de montagnes de Sumatra où culmine
le Gunung Kerinei que venait réellement le camphre le plus fameux du
commerce jusqu'aux temps modernes. Nous sommes donc assurés que c'est une
navigation et un trafic tamouls que Pline nous révèle par sa notation topo-
nymique et gnomonique, en nous fournissant par sa propre date un terminus
ad quem à leur existence historique. Il fournit de même par le récit du voyage
involontaire d'un affranchi d'Annius Plocamus à Taprobane, des données
nouvelles sur l'île. Il se trompe en prétendant que les habitants commercent
avec les Sères d'au delà de l'Himalaya, mais nous comprenons sa méprise
en sachant que les habitants du Kerala, tout proche de Taprobane/Ceylan,
s'appellent Cerar (prononciation Sërar) en tamoul. Il révèle encore le voyage
d'envoyés de Taprobane à Rome sous Claude et par conséquent l'étendue
des relations de l'Inde du Sud et de Ceylan déjà instituées avec l'Indonésie
et amorcées récemment avec l'Empire romain 61.
Or ces relations se sont continuées et ont élargi pour le monde gréco-
romain sa notion et même sa connaissance du monde indien, connaissance
qu'il n'avait auparavant guère glanée que dans l'angle Nord-Ouest de ce
monde et dans la capitale de l'Empire maurya, lequel n'englobait pas le
Sud.
Au milieu du 11e siècle la géographie de Ptolémée nous confirme à maintes
reprises l'apport des informations originales du Sud de l'Inde, grâce aux
toponymes tamouls et kannada qu'elle note et aussi aux formes tamoules
61. Sur toutes ces questions, J. André, et J. Filliozat Pline, Livre VI, L'Inde
de Pline, bibliographie et carte.
CONNAISSANCES GRÉCO-ROMAINES SUR L'INDE 127
62. Louis Renou, La Géographie de Ptolémée, L'Inde (VII, 1-4J, Paris, IQ25, Réf. :
I, 22 ; 33 ; 34 ; 65 ; 68 ; 74, et, pour les habitants, BÎTTiyoi, I, 66.
63. Râjanighantu, XII, 11 : malayadrisamipasthah parvata vettasamjnakah taj-
jatam candanam yat tu betta vacyam kvacinmate. « II y a des montagnes proches des
monts Malaya, nommées Betta, c'est le santal qui y pousse qui est dit betta, de l'avis
de certains ». Le Malaya est nommé en sanskrit d'après le tamoul et malayalam malai
« montagne », que nous avons déjà vu.
64. Il faut évidemment écarter l'hypothèse de Robert Caldwell, A comparative
grammar of the Dravidian or South- Indian family of languages, 2e édition, London, 1875,
p. 100, qui voulait qu'une rivière ScoXy)v, prenant sa source au BïjTTiyo) (I, 34), soit la
Tâmraparnï du Tirunelvëli où il résidait et que la montagne soit le Podigei, « as near
the Greek BrjTTtycó as could be expected ».
65. Mme Vasundharâ Filliozat m'a informé que, si les latitudes de Ptolémée avaient
été correctes, la présence de la langue kannada aussi loin au Nord aurait pu être admise,
car elle est évoquée par le roi poète Nrpaturiga des Râstrakûta (ixe-xe s.) donnant les
limites du Kannada, du moins de son temps, « depuis la Kaverï jusqu'à la Godâvarî »
(Kâveri yimda ma godâvari varamirda nâdadâ kannada dol...).
128 JEAN FILLIOZAT
tification avec la Pointe Callimere, est certaine, les deux formes grecques
concordant avec les deux noms tamouls de ce cap : Kôti(kkarai) et Kalli-
(metu), cap que Ptolémée lui-même (IV, i et 2) place à l'extrémité nord de
Taprobane par i2°3o', bien qu'en I, 11, il lui donne pour latitude r8°. La
vraie latitude est d'un peu plus de io°. De même les bouches du Xaêyjpoç (Kâvërï
ou Kâviri) sont pour lui à I5°i5' (I, 13), au lieu que le delta s'ouvre à 120.
Il place Kotxapia (Kumari), le cap Comorin, à I3°3o', alors qu'il est à 8°. Toute
la forme de la Péninsule est altérée, comme l'est aussi vers le Sud celle de
Taprobane. De toute façon, Ptolémée nous apprend que des connaissances
sur l'intérieur du pays kannada étaient en son temps désormais parvenues
dans l'Empire romain. Nous en verrons une conséquence dans un instant.
Mais ce sont le Kerala des Cera et les pays Pândya et Cóla, tous trois de langue
tamoule et en rapports directs avec Taprobane et le Sud-Est asiatique, qui
ont le plus fourni de bonnes données toponymiques et gnomoniques à
Ptolémée.
Ainsi du nom de Java. Ptolémée (II, 29) écrit que 'IaoaStou signifie « île
de l'orge » (xpiOrjç), qu'elle est fertile et riche en or et que, de l'extrémité-
ouest à l'extrémité-est, elle gîte de 8°3o' à 8°io' Sud. Cette fois, ces
précisions sont correctes, y compris les latitudes approximatives. En sanskrit,
l'île s'appalle Yavadvïpa, « île de l'orge », et fait partie du Suvarnadvîpa,
« l'île de l'or », qui englobe d'ailleurs le reste du Sud-Est asiatique, en grec
« Chersonese d'Or ». Mais la forme du nom est tamoule Yavadïvu ou *Yâva-
dïvu 66. Les textes tamouls anciens que nous connaissons appellent la contrée
Câvakam, qui est un dérivé de Jâvaka indo-aryen, mais nous voyons par
Ptolémée que les Tamouls disaient aussi Yavadïvu, et cela à date plus ancienne
que les textes qu'ils nous ont laissés.
Ptolémée par ce simple nom de 'IaoaSfou nous apprend encore autre chose.
II a raison de dire que ce nom signifie « île de l'orge » mais, en fait, l'orge
n'est pas une céréale de Java. C'est une plante de régions tempérées,
tropicale seulement en Amérique, à une certaine altitude, pas de régions proches
de l'équateur comme l'est Java. Elle est dans la littérature sanskrite la gra-
minée importante du Nord, comme le riz est celle du Sud, et toutes deux
sont, dans l'Inde, connues partout, quoique le riz ne soit pas mentionné
dans le Rgveda. Cependant le nom de yava a servi pour désigner tout grain
de même usage alimentaire 67. Ptolémée a suivi normalement l'identification
la plus générale qui est celle adoptée le plus souvent par les Tamouls, ce qui
est confirmé pour son époque par la constatation que c'est d'eux qu'il tenait
le nom de Java.
La présence des Tamouls des premiers siècles de notre ère dans les mers
du Sud est par ailleurs confirmée par les inscriptions de la Péninsule
indochinoise, en même temps que l'emploi qu'ils faisaient du sanskrit, seule langue
alors utilisable pour les relations étrangères. Elle l'est d'abord par la plus
ancienne de ces inscriptions qui est en sanskrit, due à la famille d'un prince
pdndya 68.
Les renseignements obtenus par Ptolémée au 11e siècle ont été
accumulés de longue date et surtout multipliés au Ier siècle avec les voyages des
marchands de l'empire romain entre l'Egypte et l'Inde et ceux des Tamouls
entre l'Inde et l'Indonésie, mais aussi grâce aux voyages par terre jusqu'en
Asie centrale. Deux récits sont particulièrement célèbres : le Périple de la Mer
Erythrée et la Vie d'Apollonios de Tyane par Philostrate.
Le premier est anonyme, représenté par un manuscrit unique dans lequel
il faut corriger le nom de Manbânos pour en faire le satrape Nahapâna du
Ier siècle et interpréter quelques autres notations comme se rapportant pour
certains au Ier siècle et pour d'autres au 111e siècle. Les informations concernent
surtout les objets de commerce dans divers ports, dont la connaissance
paraît plus avancée que chez Ptolémée, mais ne comprend pas de mentions
de latitudes. De toute façon, cet ouvrage n'apporte que des informations
commerciales tout naturellement attendues à partir de l'essor de la
navigation de l'Empire romain dans l'Océan indien et évident par ailleurs. Il est
en effet attesté dès le Ier siècle avant et le Ier siècle après J.-C, par Strabon
67. En javanais le nom de java se retrouve dans jawawut pour désigner non l'orge
mais une graminée commune, Setaria italica (L.) Beau. C'est probablement cette plante
qui a été qualifiée de yava pour employer le terme désignant la graminée qui n'était
pas le riz, appelé spécifiquement vrïhi en skr. et nel en tamoul.
68. Inscription dite de Vo-canh, BEFEO, LV, 1969, p. 107-116, pi.
130 JEAN FILLIOZAT
d'abord, puis par les trouvailles de poteries arrétines près de Pondichéry 69,
et les textes tamouls un peu plus tard "°.
En définitive, le texte du Périple n'a pas pu donner aux Grecs d'idées
neuves sur les peuples de l'Inde.
Le second texte a été composé au 111e siècle sur Apollonios, censé né à
Tyane en Cappadoce comme incarnation de Protée. La légende paraît avoir
voulu en faire un pendant grec de Jésus, mais l'a fait voyager dans l'ensemble
des mondes européen, africain et asiatique accessibles au Ier siècle et tout
particulièrement en Ethiopie et en Inde. Son histoire, telle que Philostrate
l'a donnée, est pleine de merveilleux et de miracles et abonde en conférences
avec les brahmanes et autres sages qui reprennent souvent des clichés
répandus depuis Alexandre. L'addition de merveilleux relève de l'esprit du temps
que A. J. Festugière a décrit comme celui du déclin du rationalisme 71.
Quelques traits authentiques ont été relevés dans ce qui est attribué aux
brahmanes 72, mais il est évident que les lecteurs de l'Antiquité ne pouvaient
en la matière distinguer le vrai du faux.
Dans un autre texte, admirable celui-là, dans son exactitude et sa
concision, décrivant la doctrine des brahmanes, ils n'ont pas davantage pu
apprécier la valeur d'information. Mais pour nous celle-ci prouve qu'il y avait
dans l'Empire romain, parmi les chrétiens de langue grecque, des
détenteurs de connaissances autrement valables que celles rebattues des
littératures générales conventionnellement moralisatrices. Il s'agit de la Réfutation
de toutes les hérésies, Kor:à Tracrwv oûpscrscov è'Xsy/oç, attribuable à St Hippo-
lyte, évêque de Rome, ou à un contemporain. Dans les deux cas, on doit
dater ce texte d'environ 230 et constater que sa source principale
d'information est une communauté vivant au Karnâtaka (Kannada) sur la Tun-
gavenâ ou Tungabhadrâ, affluent de la Krsnâ, que le texte appelle en grec
Tayaosvà. C'est le pays même qui avait fourni à Ptolémée le nom de Betta
pour ses montagnes. Des communautés du même genre y existent toujours.
81. Oxyrh. Pap., XI, 1380, col. V, 103, cité par Festugière, /. c, p. 10.
Antérieurement par AI. AIauss, Rapports historiques entre la mystique hindoue et la mystique
occidentale, Annales d'Histoire du christianisme, III, 1928, (mais il s'agit d'une ontologie
de la diversité, non de « mystique »).
82. E. Lamotte, Histoire du bouddhisme, p. 513-418. Sur les trouvailles
archéologiques : H. Hosten, Antiquities from San Thome and Mylapore, Calcutta, 1936, 590 p.,
pi. et E. R. Hambye, Excavations in and around St Thomas Catherdal, Mylapore, Madras,
feb.-april, 1970, Indian church history review, vol. VI, 2, 1972, vol. X, 2, 1976. Sur des
légendes d'exploits de Thomas dans l'Inde : J. A. Amaury, Rite et symbolique en Ada
Thomae, vers. syr. I, 2a et ss., Mémorial Jean de Menasce, Louvain, 1974, p. 11 et
suivantes. Sur le problème de se Barthélémy, de Pantène et des Juifs en Inde, J. Filliozat,
Docétisme chrétien et docétisme indien, L'homme devant Dieu, Mélanges H. de Lubac,
Paris, 1964, t. III, p. 11 sqq.
83. Guduvhara en kharosthî (forme originale iranienne sans doute *Vindafarna,
« qui remporte la victoire », mais variantes d'orthographe).
134 JEAN FILLIOZAT
Jean Filliozat.
8g. Une réunion des textes latins de l'Antiquité relatifs à l'Inde, en voie
d'achèvement, par Jacques André et moi-même, donnera d'autres exemples.