Séance n°2- lit. moderne

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Littérature arabe
Ons Trabelsi

Séance n°2 : Introduction générale

II- La naissance du roman moderne

Le Roman, comme nouvelle forme d’expression, témoigne de la prise de


conscience des mutations profondes de la société. Il sera contemporain des luttes
pour les indépendances, contre les occupants étrangers : Ottomans, Français et
Britanniques. Le roman, al-Riwaya, dans son acception moderne, marque la mise
en scène de l’histoire collective ainsi que l’irruption du réel à travers de nouvelles
galeries de personnages : ouvriers, petits fonctionnaires, paysans, étudiants…. Le
genre apparaît, comme pour la littérature dramatique, avec l’adaptation et la
traduction des œuvres étrangères. Le passage des adaptations aux créations
originales se fait alors progressivement et en épousant différentes directions.

1
Riwāya1, dérive étymologiquement de rawā, « abreuver », et, par
extension, « abreuver de paroles », « narrer ». La riwāya, étant un
substantif, a pour sens premier le « récit », la « narration », d’une manière
très large puisque le terme revoyait même (et renvoie encore, voir les
préfaces de Yūsūf Idrīs à la pièce Al- farāfīr) au récit théâtral, à la pièce de
théâtre. Le terme tend toutefois à se spécialiser dans le sens de « roman »,
et à s’opposer au genre de la nouvelle (qiṣṣa) et du théâtre.
Comme pour le roman occidental que signalait à l’origine un changement
de langue, du latin à la langue de l’Ile –de- France, la riwāya, au sens
moderne, s’accompagne d’un passage de la langue médiévale à la langue
moderne, moins préoccupée de jeux formels et esthétiques que du message
fictionnel.

Les premiers textes étaient publiés dans la presse sous forme de feuilletons.
Il s’agit d’essais journalistiques où se mélangent la littérature, la critique sociale,
la fiction et la moralité. Ces premiers essais puisent leur matière dans les
idéologies de la Nahḍa. Ils réhabilitent certaines traditions littéraires, comme al-
maqāma, tout en livrant une vision critique et percutante de l’actualité. Ces
auteurs visent d’une part la réforme de la société, d’autre part l’innovation sur le
plan stylistique et linguistique. Ḥadīṯ ʿĪssa Ibn Hišām, (Ce que nous conta ʿĪssa
Ibn Hišām) de Muḥammad al-Muwayliḥī, publié en feuilleton dès 1898 dans la
Revue Miṣbāḥ al-šarq (La lanterne de l’Orient), illustre bien cette tendance.

Vers la fin du XIXe siècle et les premières années du XXe siècle, les
premiers romans puisent leurs sujets dans le patrimoine littéraire et
historiographique, dans les œuvres occidentales ou s’inspirent du présent en
proposant une morale et des modèles de conduite en conservant les raisons
traditionnelles du ‘adab : instruire en amusant. Les deux pionniers de ce genre
sont alors Salīm al-Bustānī (1846-1884) et Jurjī Zaydān (1861-1914), deux noms
illustres faisant partie des intellectuels syro-libanais immigrés en Égypte pour fuir
la censure ottomane et religieuse. Salīm al-Bustānī publie neuf romans, tous parus

1
Bencheikh Jamel Eddine, Dictionnaire de littératures et de langues arabe et maghrébine francophone, Paris,
Quadrige/PUF, 1994, p.326.

2
dans son périodique al- Jinān dont Zénobie en 1871. Jurjī Zaydān, quant à lui,
publie dans al-Hilāl pas moins de 22 romans entre 1891-1914 dont nous citons :
Charles wa ʿAbd al-Raḥmān, Šajarat al-Dur, Fatāt al-Qayrawān, Al- ‘Amīn wa-
l- ma’mūn. Son but est de se servir de cette forme littéraire pour apprendre à son
lecteur l’histoire des Arabes. Afin de captiver ce lecteur, il imbrique intrigue
historique et intrigue amoureuse et les fait évoluer ensemble. Ses écrits ont connu
un succès considérable. Le roman historique attire alors un public grandissant.
Ainsi, Yaʿqūb Ṣarrūf publie, au tout début du XXe siècle, un roman
historique intitulé ‘Amīr Lubnān, 1907 (Le Prince du Liban).

Premier numéro de la Revue al-Hilāl- Portrait de Jurjī Zaydān

Nous relevons également l’importance des adaptations des œuvres


occidentales dont par exemple la version arabe de Paul et Virginie de Bernardin
de Saint- Pierre intitulée al-Amānī wa-l-munā fī hadiṯ Qābūl (Paul) wa ward al-
Janna (Virginie) par ʿUṯmān Jalāl, ou la traduction de L’Iliade en vers arabe par
Sulaymān al-Bustānī en 1903. Nous ne pouvons pas définir d’une manière très
nette les limites entre les traductions, adaptations et inspirations. Dans ses romans
relatant la grandeur des Arabes, Zaydān s’inspire du roman occidental pour
emprunter certaines modalités narratives au roman historique en prenant comme
modèles Walter Scott et Alexandre Dumas père. Fāris al-Šidyāq (1801-1887)
s’inspire de Mark Twain, de Dikens et de Jerome K. Jerome. Faraḥ Antūn (1874-

3
1922) tente de vulgariser la pensée philosophique et de familiariser le public avec
l’idéologie socialiste et communiste à travers une fiction dans laquelle il raconte
la quête initiatique d’un jeune homme intellectuel, révolté se promenant dans trois
villes imaginaires, dans Al-dīn wa-l-ʿilm wa-l-māl aw al-mudun al-ṯalāṯ, 1903
(Religion, Science et Argent ou les Trois Cités) publié d’abord dans sa revue al-
Jāmiʿa, qu’il a fondé en 1899. Antūn publie dans la même année un roman
historique sous le titre de Ūršalīm al- Jadīda, (La nouvelle Jérusalem).
Parallèlement à la vogue du roman historique, d’aventure et d’amour, Antūn
contribue ainsi à développer le roman philosophique à forte visée didactique où
souvent la narration n’est qu’un prétexte à l’exposition d’une thèse.

Portrait de Fraḥ Antūn

Les traductions d’al-Manfalūṭī (1876-1924) ainsi que ses œuvres originales


marquent de leur lyrisme, le culte de la tristesse et le triomphe de la vertu, un
grand nombre du lectorat arabe, toutes générations confondues :
Pas une maison, qui ne possède l’un de ses recueils de morceaux […] ou l’une
de ses traductions […] Les jeunes s’y jetèrent avec enthousiasme, se
l’arrachèrent, en retinrent des paragraphes par cœur […] Il fut aimé par les jeunes
et les vieux à la fois : les premiers l’ont lu avec admiration et ferveur, les autres
avec beaucoup de respect.2

2
Boutros Hallaq et Heid Toelle (dir.), Histoire de la littérature arabe moderne, T.I, 1800-1945, Paris, Actes Sud,
2007, B. Hallaq « la refondation littéraire », p. 386

4
Parmi ses traductions adaptées au goût du lecteur égyptien de l’époque nous
citons : Magdūlīne (1917) d’après Sous les Tilleuls d’Alphonse Karr, Al-Faḍīla
(1923) d’après Paul et Virginie de Bernardin de Saint- Pierre. Derrières ses essais
et contes édifiants publiés d’abord dans l’hebdomadaire al-Mu’ayyad, al-
Nazarāt, 1910-1920 (Les Aperçus), et derrière son recueil al-ʿAbarāt 1915 (Les
larmes), se profilent les romantiques français. En tant que fervent disciple du
réformateur le cheikh Muḥammad ʿAbduh, il contribue à sensibiliser la nation à
la nécessité de la réforme religieuse et sociale. À travers ses écrits, al-Manfalūṭi
touche aux différents aspects de l’organisation de la société et insiste sur
l’importance de l’enseignement, de la culture et de la revendication de l’égalité et
de la justice.

Première de couverture de Magdūlīne avec le portrait d’al-Manfalūṭī

Le renouveau prend, dans ce genre naissant, globalement deux directions celle du


« réalisme » et celle du « romantisme ». Muḥammed Ḥusayn Haykal, (1888-
1956) écrit Zaynab entre Paris, Genève et Londres, entre 1910 et 1911 et la publie
pour la première fois en 1914. Cette parution annonce pour un nombre de critiques
la naissance du véritable et du premier roman arabe. Cependant, cette déclaration
doit être nuancée.

5
Première de couverture de Zaynab.

Le récit livre une vision « tragique » de l’Égypte à la veille de la Première Guerre


Mondiale et marque une prise de conscience des cloisonnements sociaux, du poids
de l’occupation étrangère et du poids des coutumes étouffantes. Le roman
s’attache à la description de la vie quotidienne dans la ville et la campagne et met
en scène deux personnages principaux, Zaynab l’ouvrière agricole et Ḥāmid le fils
du propriétaire foncier. Le roman porte clairement des valeurs romantiques à
travers des thèmes comme l’amour, la nature et le nationalisme. « L’importance
de l’œuvre dans l’histoire littéraire arabe vient de ce qu’elle exploite sous forme
romancée originale la technique de la description « romantique » et du
détail « réaliste », reprise aux œuvres étrangères ou adaptées […]. Il décrit avec
romantisme les beautés naturelles de l’Égypte, avec réalisme et minutie les
habitudes et les gestes du felleh, ses manières de boire le thé ou de faire sa
prière »3. À la parution de la première édition, Haykal n’avait pas le courage de
signer son œuvre, et s’est limité à écrire « Un Égyptien paysan ». Dans la préface

3
Tomiche Nada, Histoire de la littérature romanesque de l’Égypte moderne, Paris, G-P. Maisonneuve Et
Larose, 1981, p.39.

6
de la sixième édition, l’auteur prétend avoir fait une « étude » (dirāsa) de la
campagne égyptienne, de ses mœurs et coutumes :
Car déjà avant la guerre je ressentais avec les autres Égyptiens et
particulièrement avec les paysans, le fait que les fils de familles riches et tous
ceux qui s’octroyaient le droit de diriger l’Égypte, nous considéraient, nous
l’ensemble des Égyptiens sans le moindre respect. Et j’ai voulu montrer que
l’Égyptien paysan sait au fond de lui-même ce qu’il vaut et ce qu’on lui doit et
qu’il n’hésite pas à faire de la femme, Égyptienne et paysanne, Zaynab, son
emblème.4
Le thème de la campagne, les descriptions des villages, les portraits opposés des
citadins et des ruraux devient un thème récurrent. C’est dans ce cadre rural que
Ṭaha Ḥussayn (1889-1973) publie son premier roman en 1934, Duʿā’ al-karawān
(L’Appel du courlis). Quatre ans après, Tawfīq al- Ḥakīm (1898-1987) peint avec
une ironie mordante les lois arbitraires inadéquates avec la réalité des paysans et
l’injustice qui résulte du dysfonctionnement de l’appareil judiciaire et policier à
travers son Journal d’un substitut de campagne, ou Yawmiyāt nā’ib fī al- Ariāf.
Le roman de formation à caractère autobiographique où s’entremêlent, à des
degrés divers, fiction romanesque et autobiographique fait également son
apparition avec Ṭaha Ḥussayn et ses trois tomes d’al-ayām publiés entre 1926 et
1967, et avec les écrits de Tawfīq al- Ḥakīm : ʿAwdat al-Rūḥ 1933 (L’âme
retrouvée) et ʿUṣfūr min al-šarq 1938 (Oiseau d’Orient).
Les années 1920-1940 lancent l’essor d’un roman lié à la peinture de la vie
quotidienne. Le courant réaliste se développe avec les descriptions des quartiers,
des villages, des campagnes, les actions, les pensées et les sentiments des
personnages ainsi que la peinture minutieuse des traditions, des rituels, des
vêtements et des objets. Après s’être essayer au roman historique, à ses débuts, le
futur prix Nobel, Naguīb Maḥfūz (1911-2006) décrit à partir de 1938, la lutte de
l’Égyptien contre les usages séculaires aussi bien que contre les emprunts

4
M.H. Haykal, Zaynab, tableaux et mœurs de la campagne, Le Caire, 6 éd. 1967. In. N. Tomiche, op.cit, p.38.

7
aveugles à la modernité occidentale et entame à partir de 1947 une longue série
d’œuvres réalistes dont sa célèbre Trilogie : Bayna al-Qaṣrayn, Qaṣr al-šawq et
al-Sukarya.

Portrait de Naguīb Maḥfūz.

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