Histoire Littéraire

Télécharger au format docx, pdf ou txt
Télécharger au format docx, pdf ou txt
Vous êtes sur la page 1sur 218

diverses langues issues du latin, langues d'oïl au nord et en langues d'oc au sud.

Chronologiquement, on retient d'abord le genre épique des chansons de geste qui exaltent les
exploits des chevaliers (ex. la Chanson de Roland, XIe siècle), puis vient la littérature
courtoise, apparue au XIIe siècle, qui voit trouvères et troubadours chanter l'amour parfait
dans leurs poèmes et Chrétien de Troyes qui a écrit les Romans de la Table Ronde, alors que
la fin de la période offre une poésie lyrique authentique avec Rutebeuf, au XIIIe siècle, et
surtout François Villon, au milieu du XVe siècle.

À côté des genres nobles apparaissent des genres populaires (souvent connus) comme les
fabliaux, le satirique Roman de Renart ou au théâtre les farces comiques à côté des Mystères
aux sujets religieux.

D'autres genres existent aussi comme le genre semi-littéraire de la chronique historique avec
Joinville ou Froissart.

Sommaire
 1 Présentation
o 1.1 Évolution de la langue française du Ve au XVe siècle
o 1.2 Aperçu de la période
o 1.3 La question de l'auteur
 2 Œuvres et auteurs
o 2.1 Les premiers textes romans
o 2.2 La littérature féodale
 2.2.1 La Geste du Roi
 2.2.2 La Geste de Garin de Monglane
 2.2.3 La Geste de Doon de Mayence
 2.2.4 Cycle des quatre fils Aymon
o 2.3 La littérature courtoise
 2.3.1 Les Romans inspirés de l'Antiquité
 2.3.2 Les Romans de la Table ronde
 2.3.3 Les Romans d'aventures du XIIe au XVe siècle
o 2.4 La littérature savante et allégorique
 2.4.1 La Poésie allégorique
 2.4.2 La littérature didactique
o 2.5 La littérature bourgeoise et satirique
o 2.6 La poésie lyrique
 2.6.1 Aux XIIe et XIIIe siècles
 2.6.2 Aux XIVe et XVe siècles
o 2.7 Le théâtre
 2.7.1 Le théâtre religieux
 2.7.2 La comédie
o 2.8 Littérature didactique : histoire, chronique, sermon
 2.8.1 Chroniques, Annales
 2.8.2 L'histoire en vers
 2.8.3 Les chroniqueurs
 2.8.4 Le sermon
o 2.9 Œuvres en français d'auteurs étrangers
o 2.10 Œuvres en latin d'auteurs français
o 2.11 Œuvres en latin et en grec traduites en français
 3 Notes et références
o 3.1 Notes
o 3.2 Références
 4 Voir aussi
o 4.1 Bibliographie
o 4.2 Liens connexes
 4.2.1 Articles
 4.2.2 Listes
 4.2.3 Catégories
o 4.3 Liens externes

Présentation

Page du Livre du cœur d'Amour épris, roman allégorique écrit par René d'Anjou et enluminé
par Barthélemy d'Eyck (1457)

Le premier texte connu de la littérature féodale entre 881 et 882 est le Cantilène de sainte
Eulalie, qui en fait est une adaptation en 29 vers d'un poème latin, à vocation religieuse et
pédagogique.

La littérature religieuse (les textes religieux chrétiens, didactiques, hagiographiques, ilétiques,


liturgiques, mystiques, logiques…), en langue latine ou non, est une réalité traitée sous
d'autres rubriques : christianisme, docteurs de l'Église, théologiens, expansion…

Les premiers grands textes de la littérature française datent eux du milieu du Moyen Âge
(XIe siècle), époque de développement de l'agriculture et d'expansion démographique après
des périodes d'invasions, de chaos politique et d'épidémies.

Évolution de la langue française du Ve au XVe siècle


Les parlers celtiques des habitants de la Gaule se sont effacés progressivement au cours de la
conquête romaine au profit des langues latines : le latin écrit (classique) et latin parlé
(vulgaire). Le latin classique, enseigné dans les écoles, reste la langue des services religieux,
des ouvrages scientifiques, des actes législatifs et de certaines œuvres littéraires. Le latin
vulgaire, parlé par les soldats et les marchands romains, et adopté par les natifs, évolue
lentement en prenant les formes de différents parlers romans selon les régions du pays. Ces
parlers se divisent en deux rameaux : la langue d'oïl au nord de la Loire et la langue d'oc, au
sud. Au IXe siècle, les parlers romans étaient déjà très éloignés du latin : pour comprendre, par
exemple, la Bible, écrite en latin, des commentaires étaient nécessaires. Avec l'affermissement
du pouvoir royal, à partir du XIIIe siècle, le francien, parler en usage dans l'Île-de-France,
l'emporte petit à petit sur les autres langages et évolue vers le français classique.

Au IXe siècle, la langue parlée est tellement éloignée du latin ou du gallo-romain qu'il est
parfois nécessaire d'utiliser à l'écrit le roman, comme en témoignent les Serments de
Strasbourg (842), considérés comme le premier texte (non-littéraire) en français.

Les langues qu'on retrouve dans les manuscrits datés du IXe au XIIIe siècle forment ce qu'on
appelle l'ancien français. Elles continuent d'évoluer et aux XIVe, XVe et XVIe siècles, on
distingue le moyen français.

Aperçu de la période

Guillaume de Lorris, miniature de Robinet Testard tirée d'un manuscrit du Roman de la rose

Les chansons de geste sont de longs poèmes comportant des milliers de vers qui sont
destinées à être chantés en public, geste signifiant ici exploits guerriers. Elles relatent, sous
une forme épique mêlant légendes et faits historiques, des exploits guerriers passés, et mettent
en valeur l'idéal chevaleresque. La plus ancienne et la plus connue est la Chanson de Roland
qui a été écrite au XIe siècle ; elle raconte, en les idéalisant, les exploits de l'armée de
Charlemagne.

La littérature courtoise, apparue au XIIe siècle, a pour thème principal le culte de l'amour
unique, parfait et souvent malheureux. Elle trouve son origine dans l'antiquité, intègre des
influences orientales dues au retour des Croisés, et s'inspire de légendes celtiques. Ainsi, la
légende de Tristan et Iseult raconte l'histoire d'un amour absolu et impossible qui se termine
par la mort tragique des amants ; ces poèmes étaient chantés à la cour des princes par les
trouvères et les troubadours. Chrétien de Troyes (1135 ?–1190 ?) est sans doute le premier
romancier de la littérature française ; ses romans comme Yvain ou le Chevalier au lion,
Lancelot ou le Chevalier de la charrette et Perceval ou le Conte du Graal sont typiques de ce
genre littéraire. Le long poème Le Roman de la Rose, écrit au début du XIIIe siècle, est l'un
des derniers écrits portant sur le thème de l'amour courtois, et cela seulement dans son court
début écrit par Guillaume de Lorris. Le reste du poème, continué par Jean de Meung contient
au contraire des passages (dont celui de La vieille) d'une étonnante misogynie, mêlée par
ailleurs à des arguments articulés de critique sociale.

Miniature de la bataille de Crécy par Loyset Liédet, Chroniques de Jean Froissart (BNF, FR
2643, fol. 165v)

Vers la même époque, le Roman de Renart est un ensemble de poèmes qui relatent les
aventures d'animaux doués de raison. Le renard, l'ours, le loup, le coq, le chat, etc. ont chacun
un trait de caractère humain : malhonnête, naïf, rusé... Les auteurs anonymes raillent dans ces
poèmes les valeurs féodales et la morale courtoise.

Le poète parisien du XIIIe siècle Rutebeuf se fait gravement l'écho de la faiblesse humaine, de
l'incertitude et de la pauvreté à l'opposé des valeurs courtoises.

Les premières chroniques historiques écrites en français sont des récits des croisades datant du
XIIe siècle. Certains de ces récits, comme ceux de Jean de Joinville retraçant la vie de saint
Louis, ont aussi un but moral et idéalisent quelque peu les faits relatés. Ensuite la guerre de
Cent Ans (1337–1453) est racontée par Jean Froissart (1337–1410 ?) dans deux livres appelés
Chroniques.

Après la guerre de Cent Ans, le poète François Villon (1431–1463 ?) traduit le trouble et la
violence de cette époque. Orphelin d'origine noble et bon étudiant, il est ensuite condamné
pour vol et meurtre. Son œuvre à la fois savante et populaire exprime une révolte contre les
injustices de son temps.

Le théâtre religieux se développe tout au long du Moyen Âge, il met en scène à partir du
XVe siècle les Mystères, c'est-à-dire les fêtes religieuses comme Noël, Pâques et l'Ascension ;
au contraire des genres littéraires précédents plutôt aristocratiques, il s'adresse au plus grand
nombre. À côté de ce théâtre religieux, un théâtre comique appelé farce apparaît, toujours au
XVe siècle, où il est durement combattu par les autorités religieuses.

La question de l'auteur

Auteur s'écrit de différentes façon : aucteur, acteur, auteur, autheur. Si bien que les
spéculations sur l'origine du mot étaient nombreuses, et les médiévaux friands de fausses
étymologies : l'étymologie la plus répandue est celle de l'auctor, qui viendrait du latin augere,
signifiant « qui augmente un texte (déjà existant) ». Jean Froissart l'utilise clairement : « Je
aucteur et augmenteur de ce livre. »1

Dante utilise sa propre étymologie : auteur vient de auieo qui signifie « je lis ». Pour lui, c'est
un mot où il y a toutes les voyelles, donc l'auteur lit des sons musicaux.

On affirme généralement que la littérature médiévale est surtout anonyme. Pourtant il y a


différents types d'anonymats. L'anonymat cache souvent un nom d'auteur difficile à
déchiffrer, car l'auteur a donné son nom par des procédés relevant de la devinette. Il y a
différentes manières pour l'auteur d'apparaître : 1re ou 3e personne, nom caché par jeu dans le
prologue ou l'épilogue, en listant ses autres œuvres, en apparaissant dans un personnage
(Raoul de Houdenc et son personnage Raoul)...

D'un manuscrit à l'autre, l'attribution peut changer, car il n'y a pas de paternité, c'est un
phénomène fréquent dans les recueils de poèmes des trouvères. C'est souvent signe que le
scribe change l'attribution en croyant reconnaître le style d'un autre.

Mais le Moyen Âge s'emploie davantage à faire parler les noms qu'à les trouver, par jeu,
surtout chez Rutebeuf qui commente son nom sans cesse. Il y a une mise en scène du nom,
notamment parce que les médiévaux croient que le nom (nomen) est un destin (omen).

L'anonymat est donc dû soit à une raison morale quelconque, soit par humilité (notion très
importante chez les médiévaux), soit par jeu dont le nom n'a pas été déchiffré.

Il est fréquent de trouver une « vida » de l'auteur au début d'un manuscrit, écrite par un autre,
le problème étant que cette « vida »est tirée de la pièce lyrique, comme si le récit de fiction
était un récit biographique. Généralement, ces « vida » sont donc fausses.

La posture d'humilité est très importante pour comprendre la façon dont se présente certains
auteurs dans leur œuvres, ce qui explique pourquoi beaucoup d'auteurs s'affichent comme
borgnes (la vue est le sens le plus noble), laids (comme Socrate ou Esope), estropiés, lépreux,
bègues, bossus... Il y a une récupération du défaut physique pour en faire quelque chose de
supérieur, avec l'idée que c'est un signe de reconnaissance.

L'auteur médiéval existe largement par le biais d'une persona, plutôt que d'un auteur affirmé
qui a avec une biographie exacte.

Œuvres et auteurs
Les premiers textes romans

L'hagiographie en langue française et les traductions partielles de la Bible forment les


premières œuvres de la littérature française. Parmi elles, on compte:

 Au IXe siècle :
o La Cantilène de sainte Eulalie
 Au Xe siècle :
o La Vie de saint Léger
 Au XIe siècle :
o La Vie de saint Alexis
 Au XII siècle :
e

o La Vie de saint Gilles de Guillaume de Berneville


o La Vie de saint Thomas Becket de Guernes de Pont-Sainte-Maxence

Bien que le contenu des hagiographies soit parfois repris d'œuvres antérieures ou
contemporaines en latin, la composition et le style sont, eux, originaux et démontrent la
culture des clercs qui en étaient les auteurs.

Par ailleurs, les procédés narratifs des vies de saints influenceront largement le genre de la
chanson de geste.

Le souvenir des héros des chansons de geste était souvent attaché à des églises qui se
trouvaient sur les chemins de pèlerinage vers les sanctuaires les plus courus de l'époque tels
que Aix-la-Chapelle, Saint-Jacques-de-Compostelle et Saint-Gilles (par exemple, Girart de
Roussillon à la Basilique Sainte-Marie-Madeleine de Vézelay ou Guillaume d'Orange à
l'Abbaye de Saint-Guilhem-le-Désert).

La littérature féodale

Les chansons de geste ou épopées, du XIe au XIIe siècle, sont majoritairement écrites en
langue d'oil. "Geste" vient de "gesta" qui signifie "exploit héroïque". La Chanson de geste est
considérée à l'époque comme une histoire vraie (se fondant sur un soi-disant de très vieux
manuscrits trouvé en abbaye), et non comme de la fiction. Le héros, un chevalier est un
exemplaire, qui incarne le lien social, le chevalier idéal, les rapports féodaux parfaits, et bien
sûr la foi inébranlable en Dieu. L'épopée puise dans l'histoire de la communauté afin
d'affirmer l'unité d'un territoire. Plus tard, il y a une évolution vers la littérature distrayante
avec l'introduction du rire carnavalesque, bouffon, et le merveilleux du folklore, une dérive
vers le roman grec. Elles peuvent être regroupées en trois cycles :

La Geste du Roi

Bataille de Roncevaux (778) et mort de Roland.


Enluminures extraites des Grandes Chroniques de France de Charles V, vers 1370-1375,
fo 121 ro et fo 122 vo.

Ce cycle est dominé par le personnage de Charlemagne et regroupe une trentaine d'œuvres qui
permettent de reconstituer une histoire poétique de la vie de Charlemagne (écrite par Eginhard
dans Vita Karoli Magni). L'empereur absorbe en sa légende tous les Carolingiens depuis
Charles Martel. Il prend à son compte les exploits, les épreuves, les victoires. Il groupe autour
de lui héros et personnages ou historiques ou légendaires.
 Classement chronologique des principales chansons :
o Au xie siècle, début xiie siècle : La Chanson de Roland - Le Pèlerinage de
Charlemagne ;
o Au xiie siècle : Mainet - Les Saisnes - Aspremont - Fierabras - Huon de
Bordeaux - Ogier le Danois - Le Couronnement de Louis ;
o Au xiiie siècle : Otinel - Gui de Bourgogne - Berte aux grands pieds.
 Classement par rapport à Charlemagne :
o La Jeunesse : Berte aux grands pieds - Mainet ;
o La piété, les guerres : Le Pèlerinage de Charlemagne,
 Lutte contre les Sarrasins : La Chanson de Roland - Aspremont -
Fiérabras -Otinel - Gui de Bourgogne,
 Lutte contre les Saxons : Les Saisnes ;
o Les enfants, le déclin : Huon de Bordeaux - Le Couronnement de Louis.

La Geste de Garin de Monglane

Ce cycle contient environ vingt-cinq poèmes s'ordonnant autour du personnage de Guillaume


d'Orange, arrière-petit-fils de Garin de Monglane.

Guillaume d'Orange est un avatar épique de Guillaume de Gellone, cousin de Charlemagne,


comte de Toulouse et conseiller de Louis, fils de Charlemagne, roi d'Aquitaine depuis 781.
Après avoir conquis Barcelone en 801 et été mis à la tête de la marche d'Espagne, Guillaume
fonde en 804 un monastère, l'abbaye de Gellone, où il se retire en 806 et où il meurt vers 812.
Il est canonisé au XIe siècle sous le nom de saint Guilhèm.

Légendes et trouvères lui attribuent divers noms et parents :

 noms : Guillaume Fiérebras, au Court-Nez, de Narbonne, d'Orange


 parents : Bisaïeul : Garin de Monglane - Aïeul : Ernand de Beaulande - Grand-oncle :
Girart de Vienne - Père : Aimeri de Narbonne ; sa femme est une sarrasine, Orable,
convertie sous le nom de Guibourc ; il a cinq sœurs, dont Blanchefleur, épouse du roi
Louis qu'il protège, et six frères.

L'action des chansons de ce cycle se déroule surtout en Languedoc et en Provence.

Certaines chansons sont difficiles à classer : parfois le point de vue est celui d'un frère ou d'un
neveu ; parfois, les points de vue de deux personnages sont présentés en alternance (c'est la
pratique de "l'incidence" : le texte s'interrompt pour insérer l'autre point de vue), avec des
digressions...).

Classement des principales chansons en fonction de la date de composition

 XIIe siècle : La Chanson de Guillaume, Le Charroi de Nîmes, La Prise d'Orange, Le


moniage Guillaume, Les Aliscans ;
 XIIIe siècle : Aimeri de Narbonne, Girart de Vienne.

Classement en fonction du déroulement de l'action

Girart de Vienne, Aimeri de Narbonne, La Chanson de Guillaume, Le Charroi de Nîmes, La


Prise d'Orange, Les Aliscans.
La Geste de Doon de Mayence

Autour du thème central de luttes féodales, les chansons de ce cycle sont groupées de façon
plus artificielle que dans les cycles précédents. On dit que certaines des chansons sont des
"chansons rebelles", car les héros révoltés sombrent dans une violence aveugle contre leur
suzerain ou leurs propres parents, avant de se repentir.

Quelques œuvres : Gormont et Isembart (XIIe siècle) - Girart de Roussillon (XIIe siècle) -
Garin le Lorrain (XIIIe siècle) - Raoul de Cambrai (XIIe siècle) - Renaud de Montauban
(XIIIe siècle)

Cycle des quatre fils Aymon

Un imprimé de l'histoire des quatre fils Aymon attribué à Huon de Villeneuve, 1497.
Article détaillé : Chanson des quatre fils Aymon.

Cette épopée légendaire et héroïque tient son nom de quatre preux nommés Renaud, Aalard,
Richard et Guichard, fils du comte Aymon de Dordone. Renaud de Montauban en est le
principal protagoniste, avec l'enchanteur Maugis, le cheval Bayard et le roi Charlemagne. Le
récit raconte le conflit qui oppose les fils Aymon, vassaux du roi Charlemagne, à ce dernier.
Renaud ayant tué Bertolai, le neveu favori de Charlemagne, l'empereur des Francs fait raser
leur forteresse ardennaise de Montessor. Il les poursuit ensuite en Gascogne, où ils sont
devenus maîtres de la forteresse de Montauban, usant souvent de traîtrise tandis que les fils
Aymon restent loyaux. Roland et les Pairs de Charlemagne finissent par le convaincre de
négocier la paix. Charlemagne exige que le cheval Bayard lui soit livré, et la réalisation d'un
pèlerinage par Renaud.

C'est à l'origine une chanson de geste. L'histoire subit assez peu de retouches du XIIIe siècle à
nos jours. Le plus ancien manuscrit des Quatre fils Aymon, également nommé Chanson de
Renaut de Montaubannote 1, pourrait être d'origine ardennaise2. Ce poème, le manuscrit « La
Vallière », compte 18 500 alexandrins3. Plus sobre et concis que les versions suivantes, il est
conservé à la bibliothèque Bodléienne. Le manuscrit La Vallière remonte à la fin du
XIIe siècle, au début du suivant4, ou au plus tard au milieu du XIIIe siècle5. Il circule oralement
avant d'être écrit6
Il existe une douzaine de versions manuscrites médiévales en vers7 : Ferdinand Castets en
répertorie quatorze, jusqu'au XVe siècle8. S'ils racontent tous plus ou moins la même histoire,
ces manuscrits proviennent manifestement d'auteurs différents, et comptent des particularités
distinctives9, sans doute car de « nombreuses générations de trouvères » ont contribué à leur
rédaction10. Ils sont souvent incomplets, aucun n'est la copie d'un autre11. Ils semblent
manquer de qualités littéraires à première vue, étant constitués d'éléments d'auteurs différents
à des dates différentes12. La majorité remontent au XIIIe siècle. Tous sont anonymes, sauf le
roman Histoire des quatre fils Aymon attribué à Huon de Villeneuvenote 2,13. Les premières
versions françaises en prose paraissent à la fin du XIIIe siècle. Jean Froissart, entre autres,
reprend le récit des fils Aymon dans sa Chronique (t. III, chap. XV). L'histoire se diffuse à
toute l'Europe médiévale14.

Le cycle des quatre fils Aymon compte aussi la Chanson de Maugis d'Aigremont, le Vivien de
Monbrane et La Mort de Maugis.

La littérature courtoise

Mort de Tristan et Iseut, miniature par Évrard d'Espinques, Lancelot-Graal, vers 1475, BNF,
Fr.113-116

La littérature courtoisenote 3 est destinée aux nobles au XIIe siècle.

Ce genre éclot dans le contexte de la renaissance du XIIe siècle dans lequel de nombreux
clercs, formés au contact des œuvres de l'Antiquité, se livrent une concurrence pour satisfaire
la curiosité d'un public aristocratique se piquant de lettres anciennes, mais ne sachant pas le
latin.

Cette littérature illustre les principes de l'époque, les valeurs courtoises: la force, la dévotion,
l'esprit de sacrifice, la générosité et l'élégance.

Sur la trame des prouesses chevaleresques, l'amour courtois s'impose comme le thème majeur
du roman courtois, à une période où Ovide est redécouvert, lu, admiré et débattu.

Les Romans inspirés de l'Antiquité

Sous la forme de poèmes en octosyllabes, ils sont écrits par des clercs qui recopient,
commentent et adaptent des œuvres grecques et latines (la matière de Rome), par exemple:

 le Roman d'Alexandre (v. 1150),


 Le Roman de Thèbes (v. 1150),
 le Roman d'Énéas (v. 1160),
 le Roman de Troie (v. 1165) de Benoît de Sainte-Maure,
 le Roman de Jules César (v. 1250).

Les sujets de ces romans sont des héros profanes de l'Antiquité, ce qui constitue une
nouveauté par rapport à l'hagiographie et aux chansons de geste dont les protagonistes sont
chrétiens pour la plupart.

Les Romans de la Table ronde

Le roman s'oppose à la chanson de geste en ce qu'il est le récit d'une aventure plus ou moins
fictive, alors que la chanson de geste a toujours — ou prétend avoir — un fondement
historique. Les romans ont pour origine les traditions celtiques sur le roi Arthur et ses
chevaliers. On y joint les contes du Graal, qui serait le vase où Joseph d'Arimathie recueillit le
sang du Christ (le Saint Calice). Ces histoires, qui constituent la matière de Bretagne, passent
en France au XIIe siècle sous forme de lais, dont les plus célèbres sont ceux de Marie de
France.

 Les lais de Marie de France, au nombre d'une quinzaine parmi lesquels, le lai d'Yonec,
le lai du Chèvrefeuille, le lai de Lanval, le lai d'Eliduc, le lai du Bisclavaret.
 Tristan et Iseult, dont il existe deux romans différents : celui de Béroul, composé vers
1150 et celui de Thomas d'Angleterre, composé vers 1170
 Chrétien de Troyes (1135 ?–1190 ?), l'auteur d’Érec et Énide (v. 1165), Cligès (v.
1170) Yvain ou le Chevalier au lion (v. 1170), Lancelot ou le Chevalier de la charrette
(v. 1175) et Perceval ou le Conte du Graal (v. 1175)

Les Romans d'aventures du XIIe au XVe siècle

Ceux-ci n'empruntent plus leurs sujets et leurs héros à la Bretagne, leurs sources étant plus
diverses et souvent byzantines. Moins orientés vers l'idéal et la fiction que leurs
prédécesseurs, ils peignent souvent les mœurs de leurs contemporains.

 Le Roman des sept sages - Floire et Blancheflor - Partonopeus de Blois - La


Châtelaine de Vergi - Joufroi de Poitiers
 La chantefable Aucassin et Nicolette, deuxième moitié du XIIe siècle, petit roman écrit
mi-partie en prose, mi-partie en vers
 Le Roman de Silence, Méraugis de Portlesguez, le Bel Inconnu de Renaud de Beaujeu

Le Roman de Perceforest (1317-1340) fait d'Alexandre le Grand un ancêtre direct du roi


Arthur, et le fondateur de la Table-Ronde.

Jean d'Arras, dans Le Livre de Mélusine (1392) raconte la vraie histoire de la grandeur et de la
décadence de la famille de Lusignan, à Chypre.

Au XVe siècle, le roman chevaleresque a toujours du succès, mais la licence, l'infortune et la


satire s'y mêlent et malmènent la courtoisie:

 Pierre de la Cépède : Paris et Vienne (1432)


 Pierre de Provence et la belle Maguelonne (1453)
 Antoine de La Sale: Jehan de Saintré (1456)
 Jean de Bueil: Le Jouvencel (1466)
 Le Livre des Faits de Jacques de Lalaing (1468)
 Olivier de la Marche: Le Chevalier délibéré (1483)
 Jehan de Paris (1494-1495)

La littérature savante et allégorique

La Poésie allégorique

Article connexe : Allégorie.

L'œuvre principale est le Roman de la Rose, composé de deux parties, la première (v. 1230)
de Guillaume de Lorris, la seconde, la continuation (v. 1275), de Jean de Meung.

La misogynie de la partie rédigée par Jean de Meung va susciter au XVe siècle une querelle
entre lettrés humanistes et des ouvrages eux-mêmes allégoriques faisant l'éloge des femmes
tels que La Cité des dames (1405) de Christine de Pizan ou le Champion des dames (1431-
1432) de Martin Le Franc.

Alain Chartier va renouveler le genre en traitant de politique dans Le Quadrilogue invectif


(1422).

René d'Anjou, le Roi René (1409-1480), dans Le Livre du Cuer d'Amour espris (1457), en
prose, raconte la quête de Douce Mercy par Cœur contre Dangier.

La littérature didactique

Traités didactiques de tout genre, en vers ou en prose :

 La Chirurgie (1314) de Henri de Mondeville;


 Le Ménagier de Paris (1392-1394);
 Le Viandier ;
 Le Débat des hérauts d'armes de France et d'Angleterre (1456-1461)
 Bestiaires de Philippe de Thaon (XIIe siècle), de Guillaume Le Clerc de Normandie
(XIIIe siècle) ;
 Dits : Dit des rues de Paris, Dit des Cordeliers, etc. ;
 Le Livre pour l'enseignement de ses filles du chevalier de La Tour Landry ;
 Le Tacuinum Sanitatis, traité médical ;
 Les Contenances de la table, petit texte en vers sur les manières de table à l'attention
des enfants (XVe siècle).

La littérature bourgeoise et satirique


Roman de Renart (XIVe siècle), BNF, Paris; Ms fr.12584, folio 18v-19r.

La littérature bourgeoise et satirique s'oppose à l'esprit féodal, chevaleresque ou courtois par


son esprit de satire, de raillerie et de gaité populaire.

 Les Isopets, dont le plus célèbre est celui de Marie de France (XIIe-XIIIe s.) ;
 Le Roman de Renart (fin XIIe s.) ;
 Les Fabliaux (XIIIe-XIVe s.) ;
 La Manekine (vers 1240) ;
 Les dits de Rutebeuf (1250-1270 );
 Les Quinze Joies de mariage (vers 1450) ;
 Cent nouvelles nouvelles (1462).

La poésie lyrique

La poésie lyrique du Moyen Âge dérive de la chanson. Chanson de toile, Motet, Aube,
Pastourelle.

Aux XIIe et XIIIe siècles

 Les troubadours (langue d'oc):


o Guillaume IX, comte de Poitiers et duc d'Aquitaine,
o Jaufré Rudel,
o Bernard de Ventadour,
o Bertran de Born,
o Raimbaut de Vaqueiras;
 Les trouvères (langue d'oil):
o Conon de Béthune,
o Gauthier de Coincy,
o Gui II, châtelain de Coucy,
o Hélinand de Froidmont,
o Blondel de Nesle,
o Gace Brulé,
o Jean Bodel,
o Thibaut de Blaison,
o Thibaut IV de Champagne,
o Adam de la Halle, dit Adam li Boçus,
o Jean Renaut ou Jean Renart : Le Roman de la Rose renommé Roman de
Guillaume de Dole pour limiter la confusion.
o Rutebeuf,
o Colin Muset.
 Lai breton

Aux XIVe et XVe siècles


François Villon

Apparition de genres lyriques nouveaux : rondeaux, rondels, lais, virelais, ballades, chants
royaux.

Les principaux poètes de cette époque comptent :

 Guillaume de Machaut ;
 Jean Froissart ;
 Eustache Deschamps ;
 Christine de Pisan ;
 Alain Chartier ;
 Charles d'Orléans ;
 François Villon.
 Watriquet de Couvin.

Le Livre des cent ballades (1388) se distingue des œuvres personnelles par le fait qu'il soit
collectif et qu'il ait donné lieu à un concours poétique emblématique de l'esprit du temps.

La critique littéraire a rassemblé sous le terme de Grands Rhétoriqueurs une dizaine de poètes
de cour du XVe siècle ayant pour point commun une grande liberté formelle (versification,
vocabulaire, grammaire).

Le théâtre

Le théâtre en langue française a une origine religieuse, mais il apparaît aussi dans la ville.
C'est un théâtre fondamentalement amateur, c'est un spectacle de la participation.

Le théâtre religieux

Ce sont des instants de la Bible en liaison avec les offices, que l'on appelle drames liturgiques.
Le premier manuscrit de théâtre date de la 2e moitié du XIIe siècle : Le Jeu d'Adam (rien à voir
avec Le jeu de la Feuillée) qui a une vocation religieuse et sociale. Certaines passions étaient
jouées sur plusieurs jours (vingt parfois!), si bien qu'elles furent interdites au XVIe siècle pour
trouble de l'ordre public.
 Du XIe au XIVe siècle :
o Drames liturgiques, notamment :
 Les Vierges folles - Les Prophètes du Christ - Le Drame d'Adam - Le
Jeu de la résurrection,
o Miracles, dont les principaux sont :
 Le Jeu de saint Nicolas de Jean Bodel,
 Le Miracle de Théophile de Rutebeuf,
 Les Miracles de Notre-Dame.
 Au XV siècle :
e

o Mystères, joués par des confréries d'amateurs, dont la plus célèbre est la
Confrérie de la Passion, à Paris :
 La Passion, d'Arnoul Gréban,
 La Passion, de Jean Michel,
 Le Mystère de Saint Louis, de Pierre Gringore ou Gringoire,
 Le Mystère de Troie, de Jacques Millet.

La comédie

Article connexe : La Comédie durant le Moyen Âge en Europe.

La comédie apparaît dans la ville, surtout à Arras avec la célèbre Confrérie des Jongleurs et
des Bourgeois d'Arras, dont Adam de la Halle fait partie. Il y a en tout sept pièces de théâtre
en langue française, bien qu'on hésite avec la Chantefable, et Le dit de l'herberie (Rutebeuf).
Voici quelques titres :

 Du XIIIe au XVe siècle :


o Monologues,
o Le Jeu de la Feuillée et le Jeu de Robin et Marion d'Adam de la Halle ;
 Au XVe siècle :
o Farces :
 La Farce de Maître Pathelin,
 La Farce du cuvier,
o Moralités :
 La Condamnation de Banquet de Nicole de la Chesnaye,
o Soties :
 Le Jeu du Prince des Sots de Pierre Gringoire ou Gringore,
o Sermons joyeux.

Littérature didactique : histoire, chronique, sermon

Chroniques, Annales

Articles connexes : Chronique médiévale et Annales.

Longtemps, l'historiographie du royaume de France s'est faite exclusivement en latin :

 Histoire des Francs de Grégoire de Tours


 Vita Karoli Magni d'Eginhard
 Annales regni Francorum
 Annales de Saint-Bertin
 Annales de Fulda
 Chronique de Frédégaire

Au XIIIe siècle, Robert VII de Béthune (v.1200-1248) commande en 1225 la rédaction en


français d'un "roman" depuis Troie jusqu'à Philippe Auguste.

En 1274, Mathieu de Vendôme, abbé de Saint-Denis présente à Philippe III le Hardi les
Grandes Chroniques de France composées par Primat de Saint-Denis .

L'histoire en vers

Principalement au XIIe siècle :

 Wace : Le roman de Brut et le roman de Rou ;


 Geoffroy Gaimar : L'histoire des Angles ;
 Benoît de Sainte-Maure : La Chronique des ducs de Normandie.

Les chroniqueurs

Illustration d'un manuscrit de Jean Froissart

La quatrième croisade a une place particulière dans l'historiographie, puisque son événement
le plus marquant et le plus controversé (le saccage de Constantinople en 1204) est relaté par
deux chevaliers d'un point de vue personnel:

 Robert de Clari : L'histoire de la conquête de Constantinople ;


 Geoffroi de Villehardouin : La conquête de Constantinople ;

À partir du XIIIe siècle, les chroniques et mémoires de clercs ou de nobles fleurissent:

 Philippe de Novare (1250-1270) : Mémoires ;


 Jacques Bretel (1285) : Le Tournoi de Chauvency ;
 Jean de Joinville (1272-1309) : Le livre des saintes paroles et des bonnes actions de
saint Louis ;
 Geoffroi de Paris (1310-1320) : Chronique du temps de Philippe le Bel ;
 Jean de Venette (1340-1368) : Chroniques ;
 Jean Le Bel (1357-1370) : Vraies chroniques ;
 Jean Froissart : Chroniques (1374-1400) ;
 Christine de Pisan (1400-1418) : Le livre des faits et bonnes mœurs du sage roi
Charles V ;
 Enguerrand de Monstrelet (1440-1460), Georges Chastelain et Olivier de la Marche,
chroniqueurs des ducs de Bourgogne ;
 Jean II Jouvenel des Ursins (1430-1467) : Histoire du règne de Charles VI ;
 Philippe de Commines (1489-1498), biographe de Louis XI ;
 Nicole Gilles (1475-1500) : Chroniques et annales de France.

Le sermon

Article connexe : Sermon.

 Saint Bernard
 Maurice de Sully
 Jacques de Vitry
 Jean de Gerson
 Michel Menot
 Olivier Maillard

Œuvres en français d'auteurs étrangers

Au XIIIe siècle et XIVe siècle, le français est utilisé par des lettrés italiens et anglais.

En Italie:

 Le Devisement du monde de Marco Polo a été rédigé en un mélange de français et


d'italien par Rustichello de Pise
 Brunetto Latini, maître de Dante, écrit Le Livre du Trésor en français, car « la parleure
est plus delitable et plus commune à toutes gens »15. D'après André Pézard (Dante
sous la pluie de feu), Dante le lui reproche dans la Divine Comédie (écrite en toscan)
en le faisant apparaître au chant XV de l'Enfer (péché contre nature).
 Martino Canal, chroniqueur italien, écrit les Estoires de Venise en français car c'est
une langue « qui cort parmi le monde et est la plus delitable à lire et à oir »16.
 Philippe de Novare
 Aldebrandin de Sienne
 Le Débat d'honneur de Giovanni Aurispa (1429) et La controverse de noblesse de
Buonacorso di Montemagno sont traduits en français par Jean Miélot.

En Angleterre, l'anglo-normand, proche de l'ancien français, est utilisé à la cour royale et par
les clercs :

 Hue de Rotelande est l'auteur du roman d'aventures Ipomédon.


 Robert Grossetête écrit au XIIIe siècle son poème allégorique Castel d'Amors.
 Nicholas Trivet écrit un livre de chroniques vers 1334.
 John Gower et Geoffrey Chaucer écrivent des poésies en anglo-normand à leurs
débuts.

Œuvres en latin d'auteurs français


Malgré les pertes de livres pendant l'Antiquité tardive et l'apparition du roman, la latinité est
triomphante dans le domaine de la prose écrite.

Les auteurs français en langue latine ont produit des ouvrages originaux tout au long du
Moyen Âge qui ont été influencés par la redécouverte des textes antiques lors de la réforme de
l'enseignement pendant la renaissance carolingienne, par les apports de Byzance (conciles
généraux, exarchat de Ravenne, croisades, culture de la Sicile normande) et les traductions
latines du XIIe siècle venant d'Italie et d'Espagne.

De très nombreux textes sont pensés, rédigés et diffusés en latin ou néolatin médiéval, aussi
bien en littérature qu'en diplomatie, religion chrétienne, sciences...

Parmi les auteurs français en latin, on compte :

 Marbode (v.1040-1123)
 Baudri de Bourgueil (v.1045-1130)
 André le Chapelain (XIIe siècle)
 Bernard de Cluny (1100-1140)
 Alain de Lille (1128-1202)
 Pierre de Blois (v.1135-v.1203)
 Jean d'Hauville (v.1150-1199/1216)
 Vincent de Beauvais (1184/1194-1264)
 Richard de Fournival (1201-1260)
 Guillaume Durand (1230-1296)
 Philippe de Vitry (1302-1357)
 Philippe de Mézières (1327-1405)
 Jean Muret (1345-1420)
 Pierre d'Ailly (1351-1420)
 Jean de Montreuil (1354-1418)
 Jean Gerson (1363-1429)
 Nicolas de Clamanges (1363-1437)
 Alain Chartier (1385/1390-1430)
 Guillaume Fichet (1433-1480/1490)

 Liste de 120 écrivains de langue latine

Œuvres en latin et en grec traduites en français

Vers 1213-1214, les Faits des Romains contiennent les premières traductions (anonymes) en
français de la Conjuration de Catilina de Salluste et de la Guerre des Gaules de César.

À partir de Philippe le Bel, de nombreux clercs ont traduit en français des œuvres de
l'Antiquité à la demande de nobles mécènes au premier rang desquels se trouvent les rois.
Cette entreprise avait pour vocation de faire connaître ces œuvres à un public de courtisans ne
connaissant pas les langues d'origine et de faire du français une langue des autorictates.

Ce mouvement annonce (avec Jean de Meung) et accompagne la redécouverte des textes


latins et grecs au XIVe siècle par Pétrarque et Boccace qui donnera naissance à l'humanisme.
À partir de 1309, l'installation de la papauté à Avignon a rapproché un foyer culturel majeur
des frontières du royaume de France (vers 1338, Pierre Bersuire y devient l'ami de Pétrarque
qui y apprend le grec en 1342 auprès de Barlaam le Calabrais).

Parmi les principaux traducteurs français du Moyen Âge, on compte :

 Jean de Meung (1240-1305)


 Henri de Gauchy
 Jean de Vignay (1283-1340)
 Pierre Bersuire (1290-1362)
 Jean de Sy
 Raoul de Presles (1316-1382)
 Nicolas Oresme (1320/1322-1382)
 Jean Corbechon
 Simon de Hesdin (?-1383)
 Laurent de Premierfait (1360/1370-1418)
 Sébastien Mamerot (1418-?)
 Jean Miélot (1420-1472)
 Robert Gaguin (1433/1434-1501)

Notes et références
Notes

1.

 Le nom de « Renaut » est devenu « Renaud » avec le temps.


  Jean-Pierre Brès en a publié une édition à Paris en 1829, in-32

3.  Littéralement littérature de la cour.

Références

1.

 Cristian Bratu, « “Je, aucteur de ce livre: Authorial Persona and Authority in French
Medieval Histories and Chronicles.” », Authorities in the Middle Ages. Influence, Legitimacy
and Power in Medieval Society. Sini Kangas, Mia Korpiola, and Tuija Ainonen, eds., 2013,
p. 183-204
  Jean Maurice, « De la chanson de geste à la féerie : Renaut de Montauban et Renaud de
Montauban », dans D'un genre littéraire à l'autre, Rouen, Publication Universitaire Rouen
Havre, 2008, p. 198
  Micheline de Combarieu du Grès et Jean Subrenat, Les Quatre Fils Aymon ou Renaut
de Montauban, Paris, Gallimard, 1983 (ISBN 2-07-037501-3), p. 7
  Micheline de Combarieu du Grès et Jean Subrenat, Les Quatre Fils Aymon ou Renaut
de Montauban, Paris, Gallimard, 1983 (ISBN 2-07-037501-3), p. 16
  Jacques Thomas, L'épisode ardennais de Renaud de Montauban, édition synoptique des
versions rimées, vol. 3, Brugge, De Tempel, 1962, faculté de philosophie et de lettres de
l'université de Gand.
  Université catholique de Louvain 2001, p. 203.
  Doppagne 1978, p. 190.
  Cité par de Combarieu du Grès et Subrenat 1983, p. 16
  Ferdinand Castets, La Chanson des Quatre Fils Aymon, d'après le manuscrit La
Vallière, avec introduction, description des manuscrits, notes au texte et principales
variantes, appendice où sont complétés l'examen et la comparaison des manuscrits et des
diverses rédactions, Montpellier, Coulet et fils, 1909, p. V
  Ferdinand Castets, La Chanson des Quatre Fils Aymon, d'après le manuscrit La
Vallière, avec introduction, description des manuscrits, notes au texte et principales
variantes, appendice où sont complétés l'examen et la comparaison des manuscrits et des
diverses rédactions, Montpellier, Coulet et fils, 1909, p. 9
  Ferdinand Castets, La Chanson des Quatre Fils Aymon, d'après le manuscrit La
Vallière, avec introduction, description des manuscrits, notes au texte et principales
variantes, appendice où sont complétés l'examen et la comparaison des manuscrits et des
diverses rédactions, Montpellier, Coulet et fils, 1909, p. VI
  Ferdinand Castets, La Chanson des Quatre Fils Aymon, d'après le manuscrit La
Vallière, avec introduction, description des manuscrits, notes au texte et principales
variantes, appendice où sont complétés l'examen et la comparaison des manuscrits et des
diverses rédactions, Montpellier, Coulet et fils, 1909, p. IX
  Ferdinand Castets, La Chanson des Quatre Fils Aymon, d'après le manuscrit La
Vallière, avec introduction, description des manuscrits, notes au texte et principales
variantes, appendice où sont complétés l'examen et la comparaison des manuscrits et des
diverses rédactions, Montpellier, Coulet et fils, 1909, p. 10-11
  Ferdinand Castets, La Chanson des Quatre Fils Aymon, d'après le manuscrit La
Vallière, avec introduction, description des manuscrits, notes au texte et principales
variantes, appendice où sont complétés l'examen et la comparaison des manuscrits et des
diverses rédactions, Montpellier, Coulet et fils, 1909, p. X
  Ferdinand Brunot, Histoire de la langue française des origines à nos jours. De l'époque
latine à la Renaissance, A. Colin, 1966, p. 376

16.  id.

Voir aussi
Sur les autres projets Wikimedia :

 Portail:Textes médiévaux, sur Wikisource

Bibliographie

 Michel Zink :
o Littérature française du Moyen Âge, PUF, col. « Quadrige », Paris, 2004
(ISBN 2-13-054673-0),
o Introduction à la littérature française du Moyen Âge, Livre de Poche, 1990 ;
 Geneviève Hasenohr et Michel Zinc, Dictionnaire des lettres françaises : le Moyen
Âge, Fayard, coll. « La Pochothèque », Paris, 1992 ;
 (en) Urban Tigner Holmes Jr., A History of Old French Literature from the Origins to
1300, F.S. Crofts, New York, 1938 ;
 Poésie lyrique au Moyen Âge, Larousse, coll. « Classiques Larousse », Paris, 1975.
 Charles Baladier, Aventure et discours dans l'amour courtois, Éditions Hermann,
2010, (ISBN 978 2 7056 7022 1).
 Micheline de Combarieu du Grès et Jean Subrenat, Les Quatre Fils Aymon ou Renaut
de Montauban, Paris, Folio classique, 1983, 345 p. (ISBN 2-07-037501-3)
 Albert Doppagne, Le diable dans nos campagnes : Wallonie, Champagne, Lorraine,
Picardie, Duculot, 1978, 206 p. (ISBN 978-2-8011-0217-6)
 Université catholique de Louvain, Les Lettres romanes, vol. 55, 2001
 Jacqueline Cerquiglini-Toulet, Le Moyen Âge (1150-1450), dans Martine Reid (dir.),
Femmes et littérature : une histoire culturelle : tome I, Paris, Folio, 2020, 1035 p.
(ISBN 978-2-07-046570-5)

Liens connexes

Articles

 Littérature française : Moyen Âge - XVIe siècle - XVIIe siècle - XVIIIe siècle -
XIXe siècle - XXe siècle - XXIe siècle
 Science du Moyen Âge, Philosophie médiévale, Alchimie médiévale, Chronique
médiévale
 Spiritualité cistercienne, Ordre cistercien, Histoire des congrégations chrétiennes en
France
 Arts libéraux
 Littérature médiévale, Renaissances médiévales, Renaissance carolingienne,
Renaissance ottonienne, Renaissance du XIIe siècle
 Poésie médiévale française, Fatrasie, Poésie courtoise, Amour courtois
 Théâtre médiéval, Drame liturgique, Miracle, Mystère, Monologue, Farce, Morale,
Sermon joyeux
 Chanson de geste, Roman chevaleresque, Matière de Rome, Matière de France,
Matière de Bretagne, Mabinogion
 Littérature courtoise, Littérature bourgeoise
 Langues régionales ou minoritaires de France : Langue d'oïl, Francoprovençal,
Occitan, Picard...
 Littérature anglo-normande, Littérature en picard, Littérature en normand
 Littérature occitane, Littérature béarnaise et gasconne
 Littérature en franco-provençal
 Littérature francique
 Société des anciens textes français
 XVe siècle au théâtre

Listes

 Liste des mouvements littéraires


 Liste d'écrivains de langue française par ordre chronologique, Liste d'écrivains de
langue française par ordre alphabétique
 Liste de poètes de langue française, Liste chronologique de poètes
 Liste de poètes de langue occitane,
 Dramaturges par ordre chronologique, Dramaturges par ordre alphabétique
 Liste de philosophes par année de naissance

Catégories
 Catégorie:Romancier français, Catégorie:Nouvelliste français, Catégorie:Chroniqueur
français du Moyen Âge
 Catégorie:Auteur français de littérature d'enfance et de jeunesse
 Catégorie:Liste d'écrivains, Catégorie:Écrivain français, Catégorie:Écrivain français
par genre, Catégorie:Écrivain français par siècle
 Catégorie:Liste en rapport avec la littérature, Catégorie:Liste d'œuvres littéraires
 Catégorie:Écrivain médiéval de langue d'oc
 Catégorie:Chronologie de la littérature
 Catégorie : Écrivain français de langue latine, Catégorie:Écrivain médiéval de langue
latine

Liens externes

 La geste de Guillaume d'Orange [archive]

[afficher]
v·m
Moyen Âge
[afficher]
v·m
Histoire de la littérature française

 Portail de l’histoire de l’art


 Portail de la littérature française
 Portail de la poésie
 Portail du théâtre
 Portail du royaume de France
 Portail du Moyen Âge

Catégories :

 Littérature médiévale française


 Histoire de la littérature française
 Littérature française du Xe siècle
 Littérature française du XIe siècle
 Littérature française du XIIe siècle
 Littérature française du XIIIe siècle
 Littérature française du XIVe siècle
 Littérature française du XVe siècle

[+]

 La dernière modification de cette page a été faite le 24 septembre 2021 à 07:49.


 Droit d'auteur : les textes sont disponibles sous licence Creative Commons attribution,
partage dans les mêmes conditions ; d’autres conditions peuvent s’appliquer. Voyez
les conditions d’utilisation pour plus de détails, ainsi que les crédits graphiques. En cas
de réutilisation des textes de cette page, voyez comment citer les auteurs et mentionner
la licence.
Wikipedia® est une marque déposée de la Wikimedia Foundation, Inc., organisation
de bienfaisance régie par le paragra

DE

LA LITTERATURE FRANCAISE

AU MOYEN-AGE[1]

J’appelle moyen-âge, dans l’histoire de la littérature française, les XIIe, XIIIe et XIVe siècles.
Ces trois siècles me paraissent constituer une époque distincte, séparée de ce qui la précède et
de ce qui la suit. Le commencement de cette époque est marqué en Europe par une crise
sociale, de laquelle sortent tout à la fois les communes, l’organisation complète de la féodalité
et de la papauté, les idiomes modernes de l’Europe, l’architecture appelée gothique. Les
croisades sont la brillante inauguration du moyen-âge.

En France, le moyen-âge a son commencement, son milieu et sa fin. Le XIIe siècle forme la
période ascendante ; dans le XIIIe est le point culminant, et le XIVe voit commencer la
décadence. La première période aboutit à Philippe-Auguste ; la seconde est signalée par le
règne de saint Louis, dont les lois et les vertus représentent la plus haute civilisation du
moyen-âge ; la troisième période, celle de la décadence, commence à Philippe-le-Bel et expire
dans les troubles et l’agonie du XIVe siècle.

La littérature elle-même suit un mouvement pareil, et offre trois périodes correspondantes aux
trois périodes historiques que je viens d’indiquer. Dans la première, qui est la période
héroïque, on trouve les chants rudes, simples, grandioses, des plus vieilles épopées
chevaleresques ; en particulier, la Chanson de Roland. On trouve Villehardoin au mâle et
simple récit. La seconde, plus polie, plus élégante, est représentée par celui qui en est
l’historien, ou plutôt l’aimable conteur, Joinville ; c’est le temps des fabliaux, c’est le temps
où naissent les diverses branches du Roman de Renart, c’est-à-dire ce que la littérature
française a produit de plus achevé, comme art, au moyen-âge. La troisième est une ère
prosaïque et pédantesque ; à elle la dernière partie du Roman de la Rose, recueil de science
aride, dans lequel il n’y a de remarquable que la satire, la satire toujours puissante contre une
époque qui approche de sa fin. Au XIVe siècle, la prose s’introduit dans les romans et dans les
sentimens chevaleresques, l’idéal de la chevalerie décheoit et se dégrade ; enfin, cette
chevalerie artificielle, toute de souvenirs et d’imitations, dont l’ombre subsiste encore, reçoit
un reste de vie dans la narration animée, mais diffuse et trop vantée, de Froissart.
Aux trois phases littéraires, on pourrait faire correspondre trois phases de l’architecture
gothique : celle du XIIe siècle, forte, majestueuse ; celle du XIIIe, élégante, et qui s’élève au
plus haut degré de perfection ; et, enfin, celle du XIVe siècle, surchargée d’ornemens et de
recherche.

Après avoir déterminé, dessiné, pour ainsi dire, le contour de la littérature française au
moyen-âge, et en avoir esquissé les principales vicissitudes, je vais présenter une vue rapide
de ses antécédens, de ses rapports avec la littérature étrangère contemporaine, et enfin, de ce
qui la constitue elle-même, des grandes sources d’inspiration qui l’ont animée et qui lui ont
survécu.

La littérature française du moyen-âge n’a guère que des antécédens latins. Les poésies
celtique et germanique n’y ont laissé que de rares et douteux vestiges ; la culture antérieure
est purement latine. C’est du sein de cette culture latine que le moyen-âge français est sorti,
comme la langue française elle-même a émané de la langue latine. Il est curieux de voir les
diverses portions de notre littérature se détacher lentement et inégalement du fond latin, selon
qu’elles en sont plus ou moins indépendantes par leur nature respective.

Il est des genres littéraires qui n’ont pas cessé d’être exclusivement latins, même après
l’avènement de la langue et de la littérature vulgaires. Telle est, par exemple, la théologie
dogmatique, qui n’a pu déposer, au moyen-âge, son enveloppe, son écorce latine. Le latin était
une langue pour ainsi dire sacrée ; et il faut aller jusqu’à l’événement qui a clos sans retour le
moyen-âge, jusqu’à la réforme, pour trouver un traité de théologie dogmatique en langue
française ; il faut aller jusqu’à l’Institution chrétienne de Calvin.

La prédication se faisait tantôt en latin pour les clercs, tantôt en français pour le peuple. C’est
dans l’homélie, le sermon, que la langue vulgaire a été employée d’abord, et cet emploi
remonte jusqu’au IXe siècle ; mais le latin, comme langue de l’église, comme langue de la
religion, semblait si approprié à la prédication, que longtemps après cette époque on le voit
disputer la chaire à l’envahissement de la langue vulgaire ; et quand celle-ci s’en est emparée,
il résiste encore. Le latin macaronique des sermons du XVe siècle, l’usage qui existe de nos
jours, en Italie, de prononcer un sermon latin dans certaines solennités, enfin, jusqu’aux
citations latines si souvent répétées dans nos sermons modernes, sont des témoins qui attestent
avec quelle difficulté, après quels efforts de résistance long-temps soutenue, le latin a fait
place à la langue française dans la prédication. Des compositions d’un autre genre,
appartenant de même à la littérature théologique, se sont continuées en latin, et en même
temps ont commencé à être écrites en français ; telles sont les légendes, traduites en général
d’après un original latin, mais qui, dans ces traductions, prennent assez souvent une
physionomie nouvelle, et même une physionomie un peu profane ; tournent au fabliau
populaire, parfois même au fabliau satirique.

Il est une autre portion de la littérature du moyen-âge dans laquelle on voit aussi le français
venir se placer à côté du latin, sans le déposséder entièrement : c’est tout ce qui se rapporte à
la littérature didactique, soit morale, soit scientifique. Dans cette dernière viennent se ranger
les recueils de la science du moyen-âge, qui portaient le nom de Trésors, d’Images du monde,
de Miroirs, de Bestiaires, etc. Ces recueils étaient originairement en latin ; quelques-uns
pourtant ont été rédigés ou en provençal ou en français. Le Trésor de Brunetto Latini fut écrit
en français par ce réfugié toscan, à peu près en même temps que Vincent de Beauvais,
confesseur de saint Louis, publiait en latin sa triple encyclopédie.
Quant à la philosophie proprement dite, elle a été, comme la théologie dogmatique,
constamment écrite en latin au moyen-âge ; et de même qu’il faut aller jusqu’à Calvin pour
trouver un traité français de théologie dogmatique, il faut aller encore plus loin, il faut aller
jusqu’au grand novateur en philosophie, jusqu’à Descartes, pour trouver l’emploi de la langue
française dans des matières purement philosophiques. Le premier exemple, qu’on en peut
citer, est le Discours sur la méthode ; les Méditations elles-mêmes ont été écrites d’abord en
latin, et traduites, il est vrai, presque aussitôt en français.

L’histoire a commencé, au moyen-âge, par être une traduction de la chronique latine. Les
deux grands ouvrages qui portent le nom de Roman de Brut et de Roman de Rou, ne sont que
des translations en vers, l’un d’une chronique, l’autre de plusieurs. L’histoire fait un pas de
plus ; elle devient vivante, elle est écrite immédiatement en langue vulgaire, sans passer par la
langue latine, et ceci a lieu dans le midi comme dans le nord de la France, en provençal et en
français, en vers et en prose, presque simultanément : en vers provençaux dans la chronique
de la guerre des Albigeois, si pleine de feu, de mouvement, de vie, si fortement empreinte des
sentimens personnels du narrateur ; et, en prose française, dans l’histoire de Villehardoin,
marquée d’un si beau caractère de vérité, de gravité, de grandeur.

Les deux successeurs de Villehardoin, Joinville et Froissart, bien que d’un mérite inégal,
continuent à mettre la vie dans l’histoire, en y introduisant l’emploi de la langue vulgaire, et
en l’animant de leur propre individualité ; entre leurs mains l’histoire passe de l’état de
chronique latine, à celui de mémoire français.

La plupart des autres genres de littérature n’ont pas une origine aussi complètement latine que
ceux dont je viens de parler. Ainsi, la poésie lyrique des troubadours et des trouvères, et
surtout la portion de cette poésie qui roule sur les sentimens de galanterie chevaleresque, n’a
pas une source latine ; cette poésie est née avec la galanterie chevaleresque elle-même, et
l’expression n’a pu précéder le sentiment. Cependant on trouve encore des liens qui rattachent
à la latinité les chants des troubadours et des trouvères. La rime qu’ils emploient a commencé
à se produire insensiblement dans la poésie latine des temps barbares. Enfin, le personnage
même des troubadours procède des jongleurs, et ceux-ci sont, comme leur nom l’indique, une
dérivation de l’ancien joculator, qui faisait partie, aussi bien que les histrions et les mimes,
d’une classe d’hommes consacrée aux jeux dégénérés de la scène romaine.

Il va sans dire que la poésie épique, chevaleresque, n’a rien à faire non plus avec les origines
latines ; elle est dictée par les sentimens contemporains : ce qu’elle raconte en général, c’est la
tradition populaire telle qu’elle s’est construite à travers les siècles et par l’effet des siècles ; il
faut excepter cependant les poèmes qui ont pour sujet des évènemens empruntés aux fables de
l’antiquité : la guerre de Troie, par exemple, telle qu’on la trouvait dans les récits apocryphes
de Darès le Phrygien ou de Dictys de Crète ; la guerre de Thèbes, l’expédition des
Argonautes, telles qu’on les trouvait dans Ovide ou dans Stace. Là le moyen-âge a eu devant
les yeux des modèles latins, mais là encore la donnée populaire, nationale, moderne, a
puissamment modifié, ou plutôt a complètement transformé la donnée antique. Si les hommes
du moyen-âge n’étaient pas tout-à-fait étrangers aux aventures de la guerre de Troie, de la
guerre de Thèbes ou à l’expédition des Argonautes, ils ne pouvaient comprendre l’antiquité
dans son esprit, dans son caractère, dans ses mœurs. Le moyen-âge, en donnant le costume et
les habitudes chevaleresques à des guerriers grecs ou troyens, les enlevait en quelque sorte à
l’antiquité, et se les appropriait par son ignorance.
Les poèmes dont Alexandre est le héros, bien que ce personnage appartienne à l’histoire
ancienne, ne doivent pas cependant être confondus avec les précédents, car cet Alexandre
n’est ni celui d’Arrien, ni celui de Quinte-Curce ; c’est un Alexandre traditionnel et non
historique, c’est celui que racontent les Vitoe Alexandri magni, écrites d’après des originaux
grecs, et contenant, non pas l’histoire, mais la tradition orale sur Alexandre, formée après sa
mort dans les provinces qu’il avait soumises. Ainsi, l’Alexandre des épopées du moyen-âge
n’appartient pas à l’antiquité, mais à la légende comme Charlemagne ou Arthur. Pour ces
derniers, le fait est incontestable, et ce n’est pas de l’histoire qu’ont pu passer dans le domaine
de la poésie chevaleresque ces deux noms qu’elle a tant célébrés. Quant aux chroniques dans
lesquelles Charlemagne figure d’une manière plus ou moins analogue à celle dont il figure
dans les romans de chevalerie, c’est, comme dans la chronique du moine de Saint-Gall, un
récit fait d’après les traditions vivantes, ou, comme dans la chronique de Turpin, un récit fait
d’après des chants populaires. Ces chroniques ne peuvent donc pas être considérées comme
une source latine à laquelle auraient puisé les poèmes de chevalerie sur Charlemagne, mais
comme un intermédiaire qui aurait recueilli avant eux des chants et des récits plus anciens. La
chronique de Geoffroy de Mounmouth, dans laquelle sont racontés de fabuleux exploits
d’Arthur, ne peut pas être envisagée non plus comme la source des poèmes chevaleresques sur
ce personnage et sur les héros de son cycle, car elle ne contient que quelques germes des
évènemens qu’ont développés, multipliés, variés à l’infini ces poèmes.

Les fabliaux n’ont pas un original latin ; ils sont, en général, rédigés d’après la transmission
orale, et appartiennent à cette masse de contes, d’histoires qui circulent d’un bout du monde à
l’autre ; c’est dans cette circulation que les a trouvés la poésie française du moyen-âge, c’est
là qu’elle les a recueillis pour leur donner son empreinte. Il n’en est pas même de l’apologue ;
bien qu’il soit aussi de nature cosmopolite, et qu’il voyage, ainsi que le conte, de pays en
pays, de siècle en siècle, l’apologue n’est arrivé au moyen-âge que par l’intermédiaire des
fabulistes latins. Il faut faire une exception pour l’apologue par excellence, le Roman de
Renart. Celui-ci est sorti d’une donnée populaire, et bien qu’il ait été mis en latin de très
bonne heure, et que le monument peut-être le plus ancien qu’on en possède, soit latin, il n’en
est pas moins certain que ce monument lui-même suppose des originaux antérieurs en langue
vulgaire. La poésie satirique ne procède pas non plus du latin, les Bibles sont nées à l’aspect
des désordres du temps ; elles sont nées ou de l’indignation sévère, ou de la joyeuse humeur
que ces désordres ont fait naître dans les ames des auteurs ; elles ne sont pas le résultat d’une
savante imitation de Perse ou de Juvénal.

Pour la poésie dramatique en langue vulgaire, sa partie religieuse, le mystère et le miracle, se


rattachait aux mystères latins antérieurs, qui eux-mêmes étaient une partie du culte, et tenaient
à cet ensemble de représentations théâtrales que l’église avait empruntées originairement au
paganisme. Le drame bouffon, la farce, appartiennent plus en propre au moyen-âge, mais
encore ici il y a un certain rapport de filiation entre les acteurs des tréteaux du moyen-âge et
les derniers histrions de l’antiquité.

Tels sont les divers points par où la littérature nouvelle tient à la littérature latine antérieure, et
par où elle s’en détache. On voit que les genres littéraires qui existent au moyen-âge, à la fois
en latin et en français, et qui n’existent alors en français que parce qu’ils ont existé auparavant
en latin, sont ceux qui contiennent une espèce d’enseignement : ainsi tout ce qui tient à la
théologie, jusqu’aux légendes et aux mystères, qui en sont comme la partie épique et
dramatique, tout ce qui tient aux moralités, jusqu’à l’apologue ; — tandis que ce qui est
purement d’imagination, d’inspiration spontanée, sans but ou religieux, ou moral, ou
scientifique, ne procède pas de la littérature latine, mais de soi-même, et appartient en propre
au moyen-âge français. Ainsi, la poésie lyrique, la poésie épique, les fabliaux, la satire, sont
des genres dont on peut dire :

Prolem sine matre creatam,

qui n’ont pas d’antécédens latins, d’origine latine, qui surgissent spontanément dans la langue
vivante et populaire du moyen-âge.

Passons du rapport du moyen-âge français avec la culture latine qui l’a précédé, à ses rapports
avec les littératures étrangères contemporaines. Les influences qu’il a pu recevoir, si on ne
considère que l’Europe, sont à peu près nulles. Au moyen-âge, nous avons beaucoup donné et
très peu reçu ; si l’on tient compte de quelques traditions galloises qui ont dû se glisser en
s’altérant beaucoup dans les romans de chevalerie, de quelques traditions ou plutôt de
quelques allusions aux traditions germaniques qui y tiennent fort peu de place, on a évalué à
peu près complètement tout ce que nous pouvons devoir aux autres nations européennes. En
revanche, nous avons reçu beaucoup de contes de l’Orient, nous, comme tous les autres
peuples de l’Europe, peut-être plus qu’aucun autre, et en outre c’est très souvent pour nous
que la transmission s’est opérée. L’Espagne, où les points de contact établis avec les Arabes,
soit directement, soit par l’intermédiaire des juifs convertis, ont dû amener de fréquentes
communications entre l’Orient et l’Occident ; l’Espagne est à peu près le seul pays de
l’Europe qui ait pu, au moyen-âge, je ne dis pas nous communiquer quelque chose du sien,
mais agir sur nous indirectement, en important dans notre littérature des emprunts faits à
l’Orient. A cela près, nous avons été constamment le véhicule par lequel les contes orientaux,
transformés par nous en fabliaux, ont été disséminés dans le reste de l’Europe ; en sorte que,
lors même que ce n’est pas nos propres créations que nous répandons autour de nous, nous
sommes encore propagateurs en transmettant ce qu’on nous a transmis. Ainsi, la collection
des Gesta Romanorum, dans laquelle se trouve un assez grand nombre d’apologues et de
contes orientaux qui ont eu cours en Europe au moyen-âge, cette collection a été rédigée par
un Français.

Il faut remarquer que cette portion de la littérature du moyen-âge est peut-être la plus
piquante, mais à coup sûr est la plus frivole, et, sauf quelques influences de la poésie arabe sur
la poésie provençale qui portent plus sur la forme que sur le fond, c’est à peu près tout ce que
la France doit aux Arabes ; on a beaucoup vanté l’influence des Arabes sur la civilisation du
moyen-âge. C’est surtout dans le dernier siècle que cette théorie a trouvé faveur. Son succès
provenait en partie, je pense, d’une certaine hostilité au christianisme, en vertu de laquelle les
hommes du XVIIIe siècle étaient très heureux de pouvoir attribuer une portion de la
civilisation chrétienne aux ennemis de la foi ; l’on s’est exagéré en conséquence à dessein et à
plaisir l’influence des Arabes. J’ai eu occasion[2] de la restreindre pour la chevalerie, qui n’est
pas et ne saurait être musulmane par son origine, mais qui est chrétienne et germanique ; le
christianisme et le germanisme forment, selon moi, la chaîne et la trame de ce tissu ; les
Arabes y ont ajouté la broderie. Il en est de même de la rime, qu’il n’est pas besoin de faire
venir d’Arabie, puisqu’on la voit naître naturellement et par degrés de la poésie latine
dégénérée. Il en est de même de la scholastique, qu’on a dit être due aux Arabes, tandis
qu’une étude plus approfondie de l’histoire de la philosophie dans les siècles qui ont précédé
ceux qui nous occupent maintenant, a montré que jamais la dialectique d’Aristote et ceux de
ses ouvrages qui la contiennent n’ont disparu de l’Europe, et n’ont cessé d’y être plus ou
moins connus. Il en est de même encore de l’architecture du moyen-âge ; après l’avoir
appelée gothique, on a voulu la faire arabe. Je crois, volontiers qu’on a trouvé des ogives dans
des mosquées très anciennes et jusque dans les ruines de Persépolis, de même que l’on en
trouve en Italie dans les monumens étrusques ; mais l’ogive n’est pas l’architecture gothique ;
cette architecture se compose de tout ce qui lui donne son caractère, et, prise dans son
ensemble, elle porte trop évidemment le sceau de la pensée religieuse des populations
chrétiennes, pour qu’on puisse chercher son origine hors du christianisme.

Si les influences que nous avons reçues au moyen-âge sont bientôt énumérées, il n’en est pas
de même de celles que nous avons communiquées ; le tableau des secondes serait aussi vaste
que le tableau des premières est restreint. Nos épopées chevaleresques, provençales et
françaises, ont été le type des épopées chevaleresques de l’Angleterre et de l’Allemagne, qui
n’en sont en général que des traductions, tout au plus des reproductions un peu modifiées ; et
il en a été ainsi non-seulement pour notre héros national, Charlemagne, mais même pour des
héros qui ne nous appartiennent pas par droit de naissance, comme Arthur ou Tristan. Ces
personnages, empruntés aux traditions étrangères, ont été plus tôt célébrés par notre muse
épique qu’ils ne l’ont été dans les autres pays de l’Europe et dans la patrie même de ces
traditions[3].

Les nouvelles italiennes ne sont pas, pour la plupart, empruntées à nos fabliaux ; un très grand
nombre d’entre elles a pour base des anecdotes ou locales ou puisées aux sources les plus
variées. Il en est cependant plusieurs, et des plus remarquables, qui n’offrent que des versions
à peine altérées de nos fabliaux, soit dans Boccace, soit dans ses prédécesseurs ou ses
continuateurs, soit enfin dans son imitateur anglais Chaucer. Quand La Fontaine a retrouvé
chez Boccace des sujets qui étaient originairement français, il n’a fait que reprendre notre
bien. Dépouillant ces récits enjoués de l’enveloppe quelque peu pédantesque dont Boccace les
avait affublés, il leur a rendu, comme par instinct, leur caractère primitif. Avec beaucoup d’art
et de finesse, il a reproduit, en l’embellissant, la naïveté de ses modèles, qu’il ignorait.

Maintenant que nous avons vu d’où venait le moyen-âge français, quels étaient ses rapports
avec les autres littératures, il nous reste à l’étudier en lui-même, à le considérer dans les
quatre grandes inspirations qui ont fait sa vie, dans les quatre tendances principales qui le
caractérisent ; c’est l’inspiration chevaleresque, l’inspiration religieuse, la tendance par
laquelle l’esprit humain aspire à l’indépendance philosophique ; enfin, c’est l’opposition
satirique qui fait la guerre à tout ce que le moyen-âge croit et révère le plus.

L’inspiration chevaleresque fut plus puissante encore au moyen-âge qu’on ne le pense


d’ordinaire. La chevalerie n’est pas seulement une institution ; c’est un fait moral et social
immense, c’est tout un ordre d’idées, de croyances, c’est presque une religion. La chevalerie
est née de l’alliance du christianisme avec certains sentimens terrestres de leur nature, mais
élevés et pénétrés de l’esprit chrétien. Ayant prise sur les ames par ces sentimens naturels
qu’elle respectait, mais qu’elle épurait et qu’elle exaltait, elle a lutté avec avantage contre la
barbarie, contre la violence des mœurs féodales ; elle a fait énormément pour la civilisation
intérieure, pour ce qu’on pourrait appeler la civilisation psychologique du moyen-âge. Aussi
les idées, les mœurs chevaleresques tiennent-elles une place immense dans la littérature de ce
temps. Non-seulement elles animent et remplissent la poésie épique et la poésie lyrique, mais
elles se font jour dans des genres de littérature très différens, et dans lesquels on s’attend bien
moins à les rencontrer, jusque dans les traductions de la Bible. Certaines portions de l’ancien
Testament ont été transformées, pour ainsi dire, en récits chevaleresques ; tels sont les livres
des Rois et le livre des Machabées. L’esprit chevaleresque s’est insinué dans les légendes,
particulièrement dans celles où la vierge Marie joue le principal rôle. Les chevaliers ont pour
Notre-Dame une dévotion analogue à celle qu’ils ont envers la dame de leurs pensées ; Notre-
Dame les aime, les protège, et va au tournoi tenir la place de l’un d’eux, qui s’était oublié au
pied de ses autels. La chevalerie pénètre même les fabliaux railleurs, et jusqu’au roman
satirique de Renart. Les héros quadrupèdes de ce roman sont représentés chevauchant,
piquant leurs montures, et portant le faucon au poing, tant était inévitable et invincible la
préoccupation de l’idéal chevaleresque. La chevalerie a envahi le drame, composé
primitivement pour les clercs et pour le peuple. Il n’y a pas de drame chevaleresque au
moyen-âge, parce qu’il n’y a pas, pour les représentations théâtrales, de public chevaleresque.
Mais l’empire des idées et des sentimens de la chevalerie est si fort, que, même dans ce
drame, qui n’est pas fait pour les chevaliers, l’intérêt chevaleresque a souvent remplacé et
effacé presque entièrement l’intérêt religieux, comme on peut le voir dans les miracles du
XIVe siècle.

C’est surtout l’inspiration religieuse qu’on s’attend à trouver développée énergiquement au


moyen-âge, et je puis dire que j’ai été bien surpris, quand, après deux années passées à étudier
l’histoire de la littérature et de l’esprit humain à cette époque, je suis arrivé à ce résultat
inattendu, que l’inspiration religieuse tient dans la poésie de ces siècles de foi une place assez
médiocre. En général, tout ce qui appartient à la littérature religieuse est traduit du latin en
français, et par conséquent froid ; ce qui n’est pas traduit n’est guère plus animé. Il n’y a
aucune comparaison entre la langueur de la poésie religieuse et l’exaltation de la poésie
chevaleresque, la verve de la poésie satirique. Si l’on excepte quelques légendes, comme
l’admirable récit du Chevalier au Barizel ; si l’on excepte quelques accens religieux assez
profonds dans la poésie des troubadours, et quelques traits d’un christianisme qui ne manque
ni de naïveté ni de grandeur, dans les plus anciennes épopées carlovingiennes, on ne
découvre, en général, rien de bien saillant dans la poésie religieuse de la France au moyen-
âge. Où est-elle donc, cette inspiration religieuse ? Je la trouve ailleurs, je la trouve dans les
sermons latins de saint Bernard, dans les ouvrages mystiques de saint Bonaventure, dans
l’architecture gothique ; mais je la cherche presque inutilement dans notre littérature, et même
dans la littérature nationale des autres pays de l’Europe. Quelle est la grande œuvre de
l’Allemagne au moyen-âge ? Quel est son produit littéraire le plus éminent ? Les
Niebelungen, poème païen pour le fond, chevaleresque pour la forme. Le christianisme, qui
est, pour ainsi dire, appliqué à la surface, n’a pas pénétré à l’intérieur, n’a pas modifié les
sentimens de fougue et de férocité barbare, qui sont l’ame de cette terrible épopée. En
Espagne, quel est le héros du moyen-âge ? C’est le Cid ; mais le Cid des romances, et surtout
celui du vieux poème, est un personnage héroïque plutôt que religieux. Dans le poème, il
s’allie avec les rois maures ; dans les romances, il va à Rome tirer l’épée au milieu de l’église
Saint-Pierre et faire trembler le pape. En Angleterre, quel est l’ouvrage le plus remarquable du
moyen-âge ? C’est le très jovial et passablement hérétique recueil de contes de Cantorbéry. En
Italie, il y a Dante qui, à lui seul, rachète tout le reste, qui a élevé au catholicisme un
monument sublime ; mais hors la poésie de Dante et quelques effusions mystiques, comme
celles de saint François d’Assise, je vois bien dans Pétrarque l’expression de l’amour
chevaleresque élevée à la perfection de l’art antique, je vois bien dans Boccace des
plaisanteries folâtres et des narrations badines ; mais je ne vois pas que la poésie catholique, la
poésie religieuse, tienne plus de place en Italie que dans le reste de l’Europe.

Il est difficile de s’expliquer un semblable résultat. Faut-il dire que précisément parce que
l’église avait une autorité supérieure à toute autre autorité, le moyen-âge, dans tout ce qui n’a
pas été écrit par une plume sacerdotale, a été porté à faire acte d’opposition à l’église, au
moins de cette opposition qui se trahit par l’indifférence ? Quand les clercs écrivaient, ils
écrivaient en latin ; ceux qui écrivaient dans la langue vulgaire n’étaient pas, en général, des
clercs, mais des individus sortis, ou des rangs du peuple, ou des rangs de l’aristocratie féodale,
deux classes d’hommes qui chacune avait sa raison pour être en lutte avec l’église : la
première par un instinct de résistance démocratique contre le pouvoir régnant, la seconde par
une jalousie aristocratique d’autorité. Il serait arrivé ici le contraire de ce qui se passe dans
l’apologue du Peintre et du Lion, ce seraient les lions qui auraient été les peintres.

Quoi qu’il en soit des causes qui ont restreint au moyen-âge l’inspiration religieuse, ce fait se
rattache à un autre fait remarquable, au mouvement latent et comprimé, mais réel, de l’esprit
vers l’indépendance de la pensée. Je ne parle ici que de ce qu’il y a de sérieux dans ce
mouvement ; le tour de la satire viendra tout à l’heure.

Le premier pas de ce qu’on peut considérer comme une tendance de l’esprit à s’émanciper du
joug de l’autorité, ce sont les traductions de la Bible en langue vulgaire ; ces traductions
furent, dès le principe, suspectes à l’autorité ecclésiastique, et on les voit depuis se renouveler
de siècle en siècle, toutes les fois qu’il y a quelque part une tentative d’insurrection contre
cette autorité. Non-seulement la translation de la Bible dans une langue vulgaire soumettait
les livres saints au jugement particulier de tous les fidèles, mais aussi à cette translation se
joignit bientôt quelque chose de plus que la traduction pure et simple ; des interprétations,
d’abord morales seulement, puis allégoriques, mirent sur la voie de ce que l’église voulait
éviter, et de ce que la réforme a proclamé depuis, l’examen individuel de l’Écriture.

Si, au sein même de la littérature théologique, si, dans les traductions de la Bible, on surprend
déjà ce qu’on peut appeler une aspiration à l’indépendance intellectuelle à plus forte raison en
surprendra-t-on aussi le principe dans la littérature didactique et philosophique, rivale de la
littérature théologique.

Parmi les traités de morale qui eurent le plus de vogue au moyen-âge, quelques-uns étaient,
pour le fonds, purement ou presque purement païens, comme les prétendus apophtegmes de
Caton, la Consolation de Boëce. L’église devait se défier de la moralité puisée à ces sources
profanes. Il y avait aussi des livres de morale pratique dont les principes, pour n’être pas
païens, n’étaient pas beaucoup plus acceptables pour l’église ; c’étaient les traités qui avaient
pour base les axiomes et en quelque sorte le code de la morale chevaleresque, de cette morale
en partie différente de la morale dogmatique du christianisme, et par là suspecte à l’église.

Dans la littérature scientifique, dans ces trésors, ces images du monde, ces encyclopédies en
prose et en vers qui contenaient le dépôt confus de toutes les connaissances du temps, il y en
avait aussi une portion dont la foi pouvait s’alarmer. Là se trouvaient des idées sur la structure
du monde, sur la disposition des êtres, qui étaient empruntées soit à l’antiquité, soit aux
Arabes, soit même aux Juifs, et qui ne s’accordaient pas avec la science ecclésiastique.
C’étaient donc, dans les deux cas, un commencement d’indépendance, un effort de la pensée
pour suivre sa voie, pour se soustraire insensiblement au joug de l’autorité ; elle était donc par
là sur le chemin qui devait conduire à la réforme. La littérature philosophique du moyen-âge,
celle qui n’a guère été écrite qu’en latin, contenait plus qu’aucune autre des germes
d’indépendance, et elle a toujours, à diverses reprises, encouru les censures de l’église. De là
les persécutions contre Aristote, esprit libre, païen, et par conséquent dangereux ; bien qu’on
cherchât dans ses livres sa dialectique, qui n’était qu’un moyen, bien plus que ses conclusions
métaphysiques, le seul fait d’un moyen, d’un instrument indépendant de l’église, lui faisait
ombrage.. Les divers corps au sein desquels, a fleuri la philosophie du moyen-âge ont partagé
les mêmes disgraces. L’université de Paris a provoqué souvent les défiances de Rome. Quand
les frères mineurs se sont emparés de l’enseignement, ils n’ont pas tardé à devenir suspects à
leur tour. Enfin, même dans les ouvrages en langue vulgaire, comme dans la deuxième partie
du Roman de la Rose, s’est montrée une extrême hardiesse, une extrême liberté de pensée, et
jusqu’à une sorte de naturalisme et même de matérialisme prêché hautement, et mis dans la
bouche de Genius, prêtre de la nature, qui arrive à certaines conséquences exprimées fort
grossièrement, et assez semblables à ce qu’on a voulu établir, dans ces derniers temps, sous le
nom de réhabilitation de la chair.

Un autre résultat auquel conduit l’étude impartiale et un peu approfondie du moyen-âge, c’est
que l’opposition satirique occupe dans la littérature de ce temps une place infiniment plus
considérable qu’on ne serait porté à le croire. Je ne sache pas une époque dans laquelle la
raillerie, la satire, ait joué un aussi grand rôle que dans ce moyen-âge, qu’on s’est plu
quelquefois à représenter comme une ère de sentimentalité et de mélancolie.

La satire n’est pas seulement dans les poèmes satiriques proprement dits ; elle se trouve
partout : dans les poèmes moraux les plus lugubres comme les vers de Thibaut de Marly sur la
mort, parmi lesquels l’auteur a soin d’intercaler une satire contre Rome ; dans les légendes,
empreintes d’une dévotion ascétique, comme celle de l’évêque Ildefonse et de sainte
Léocadie, légende que son pieux auteur interrompt brusquement pour adresser à l’église
romaine la plus véhémente des invectives.

Dans les fabliaux, la satire perce à chaque vers ; elle semble s’être concentrée dans le Roman
de Renart, pour se développer ensuite dans les plus vastes proportions, embrasser toute la
société du moyen-âge et se prendre corps à corps avec ce qui dominait cette société, avec
l’église.

Toutes les fois que la satire apparaît dans notre littérature française du moyen-âge, c’est
toujours avec beaucoup de verve et d’énergie, avec un charme de naturel et un bonheur
d’expression que les autres genres littéraires sont loin d’offrir au même degré. Autant, comme
je le disais, ce qui se rapporte à la poésie religieuse est, en général, pâle, décoloré, languissant,
autant ce qui appartient à l’ironie, à la satire, est vif et inspiré. Ce déchaînement satirique est
un grand fait historique, car dans cette portion si riche, si ardente de la littérature du moyen-
âge, est le principe de la ruine et de la fin de la civilisation du moyen-âge. Chaque époque vit
de sa foi ; et son organisation repose sur sa foi. Mais chaque époque a la formidable puissance
de railler ce qu’elle croit, ce qu’elle est, et par là de se désorganiser elle-même. Pour les
croyances, pour les formes sociales, comme pour certains malades, le rire c’est la mort ! c’est
ce rire qui a tué le moyen-âge, car de lui sont nées les deux forces destructrices du XVIe
siècle, très différentes l’une de l’autre par leur nature, mais qui avaient toutes deux pour
caractère commun de combattre la société du moyen âge, en combattant l’église sur laquelle
reposait tout l’édifice de cette société ; ces deux forces sont le protestantisme et l’incrédulité,
les deux grands marteaux du XVIe siècle ! Ce sont eux qui ont frappé sur l’édifice et qui l’ont
brisé, c’est par eux qu’un autre temps, une autre civilisation, ont été possibles. Eh bien ! tout
cela a commencé par le sarcasme du moyen-âge ; et comment l’église aurait-elle pu tenir,
quand on avait ri pendant trois siècles des reliques, des pèlerinages, des moines et du pape,
quand les mêmes attaques se continuaient renforcées par la vigueur nouvelle que l’esprit
humain puisait dans le commerce de l’antiquité ? Ainsi, aux limites d’une époque déjà
parcourue on pressent par avance ce qui va agiter, ébranler la société et la pensée humaine
dans les temps qui suivront.

Ces quatre grandes tendances, qui ont fourni à la littérature autant d’inspirations et de
directions fondamentales, n’ont pas cessé après le moyen-âge ; elles se sont prolongées dans
les siècles postérieurs, elles ont duré jusqu’à nous. L’inspiration chevaleresque a produit le
roman et une grande partie de notre art dramatique ; l’inspiration religieuse n’a pas tari, le
siècle de Louis XIV est là pour l’attester ; elle n’a pas même tari de nos jours, Dieu soit loué !
J’en atteste le génie de Châteaubriand, les belles pages de Ballanche, les beaux vers de
Lamartine. La tendance qui porte invinciblement l’esprit humain à s’émanciper de ce qui le
domine et le contient, à chercher en lui-même, à ses risques et périls, son principe et sa
raison ; cette tendance n’a pas péri, et il faut l’accepter, car elle ne périra pas. Enfin, la
puissance satirique, cette puissance plus souvent mauvaise que bonne, mais qui est pourtant
dans les desseins de la Providence, car elle a sa place dans le monde, car elle y agit, y combat,
y détruit toujours ; cette puissance dévorante n’a pas péri non plus, et le dernier siècle n’en a
que trop largement usé.

Je m’arrête, ce n’est pas encore le temps de faire l’histoire des quatre derniers siècles ;
seulement, avant de quitter les trois siècles du moyen-âge, j’ai voulu montrer déjà vivantes les
tendances dont les combinaisons et les luttes formeront, en très grande partie, la vie complexe
des siècles modernes. En arrivant à ces siècles plus connus, ou du moins plus étudiés, peut-
être sera-t-il possible de donner encore à des études venues après des travaux justement
admirés, quelque intérêt de nouveauté, non par la ressource facile et misérable du paradoxe,
mais par la rigueur du point de vue historique ; peut-être comprendra-t-on mieux le
développement de l’esprit moderne, après en avoir surpris l’embryon dans les flancs
vigoureux du moyen-âge. Tout se tient dans l’histoire, et l’on ne peut s’arrêter en chemin ; il
faut suivre le mouvement et le flot des âges, il faut aborder avec eux. On consent à se plonger
longuement et courageusement dans de grandes obscurités, mais on ne veut pas y rester
enseveli, on veut arriver au présent, à l’avenir ; ce n’est que pour cela qu’on se résigne au
passé. Étudier le passé c’est le seul moyen de comprendre le présent et d’entrevoir autant que
possible l’avenir. On ne sait bien où l’on va que quand on sait d’où l’on vient. Pour connaître
le cours d’un fleuve, il faut le suivre depuis sa source jusqu’à son embouchure ; pour
s’orienter, il faut savoir où le soleil se lève, et dans quel sens il marche ; c’est ce que nous
savons déjà : nous avons traversé cette longue nuit du moyen-âge, qui s’écoule entre deux
crépuscules, entre les dernières lueurs de la civilisation ancienne et la première aube de la
civilisation moderne.

Et maintenant, nous poursuivons notre chemin comme le voyageur qui s’éveille après la nuit
et reprend sa route, éclairé par le soleil qu’il a vu se lever sur les montagnes.

J.-J. AMPÈRE.

1.

 Ce morceau est non le résumé, mais le résultat sommaire d’un cours de deux années, qui
sera publié par M. Ampère sous le titre d’Histoire de la littérature française au moyen-âge, et
qui fera suite à l’Histoire littéraire de France avant le douzième siècle, dont les deux premiers
volumes viennent de paraître chez Hachette.
  Voir la Revue des Deux Mondes du 15 février 1838.

3.  Les publications importantes que prépare M. de La Villemarque restreindront peut-


être cette assertion.
[193]
[192]
[191]
[190]
[189]
[188]
[187]
[186]
[185]
[184]
[183]
[182]
[181]
[180]
[179]
Catégories :

 100%
 Articles de la Revue des Deux Mondes
 Articles de 1839
 Articles de Jean-Jacques Ampère
 Littérature française

Menu de navigation
 Non connecté
 Discussion
 Contributions
 Créer un compte
 Se connecter

 Texte
 Source
 Discussion

 Lire
 Modifier
 Voir l’historique

Rechercher

Accueil
 Index des auteurs
 Portails thématiques
 Aide au lecteur
 Contacter Wikisource
 Texte au hasard
 Auteur au hasard

Contribuer
 Scriptorium
 Forum des nouveaux
 Aide
 Communauté
 Livre au hasard
 Modifications récentes
 Faire un don

Imprimer / exporter

 Version imprimable
 Télécharger en EPUB
 Télécharger en MOBI
 Télécharger en PDF
 Autres formats
 Citer ce texte

Options d’affichage

 Maquette 1
 Liens vers les pages

Outils

 Pages liées
 Suivi des pages liées
 Pages spéciales
 Lien permanent
 Informations sur la page
 Citer cet article
 Élément Wikidata

Langues

Ajouter des liens

 La dernière modification de cette page a été faite le 10 mai 2019 à 14:00.


 Les textes sont disponibles sous licence Creative Commons Attribution-partage dans
les mêmes conditions ; d’autres conditions peuvent s’appliquer. Voyez les conditions
d’utilisation pour plus de détails.

476: Début (conventionnel) du «Moyen Âge»: disparition de l'Empire Romain d'Occident.

496: Clovis, premier roi des Francs (481-511), reçoit le baptême à Reims.

732: Charles Martel écrase les Arabes à Poitiers, mettant un terme définitif à l'expansion
musulmane en Occident.

800: Charlemagne couronné empereur d'Occident. La «Renaissance carolingienne».


842: Serments de Strasbourg, premier texte en langue vulgaire ou «roman».

843: Traité de Verdun; partage de l'Empire carolingien.

IXe s.: Invasions normandes.

881: Séquence de sainte Eulalie.

987: Hugues Capet, roi de France: instauration de la dynastie capétienne.

1045: Vie de saint Alexis.

1066: Conquête de l'Angleterre par les Normands de Guillaume le Conquérant (Bataille de


Hastings).

1071: Naissance du premier troubadour: Guillaume IX, duc d'Aquitaine (mort en 1127).

1095-1099: Première croisade. Création du Royaume latin de Jérusalem.

vers 1100: Les plus anciennes chansons de geste françaises: La Chanson de Roland, La
Chanson de Guillaume, Gormont et Isembart.

vers 1120: Albéric de Pisançon, Le Roman d'Alexandre, premier roman antique.

1120-1140: Jaufré Rudel compose ses chansons.

1136-1138: Geoffroy de Monmouth, Historia Regum Britanniae: première oeuvre où apparaît


le roi Arthur.

1147-1150: Seconde croisade, prêchée par saint Bernard.

vers 1150: Bernard de Ventadour compose ses chansons.

1150: Le Roman de Thèbes; Le Charroi de Nîmes, Le Couronnement de Louis.

1152: Aliénor d'Aquitaine, répudiée par Louis VII (roi de France), épouse Henri Plantagenêt
(roi d'Angleterre en 1153).

1155-1160: Wace, Le Roman de Brut, première apparition du roi Arthur dans une oeuvre en
français; Le Roman d'Énéas; Le Jeu d'Adam, première représentation dramatique en
français.

1160-1165: Benoît de Sainte Maure, Le Roman de Troie.

1165: Les Lais de Marie de France; le Tristan de Béroul.

1170: Chrétien de Troyes: Érec et Énide, premier roman arthurien.


1174: Thomas d'Angleterre, Le Roman de Tristan.

1175: Premières branches du Roman de Renart.

1176: Chrétien de Troyes: Cligès.

1177: Chrétien de Troyes: Le Chevalier de la Charrette, Yvain ou Le Chevalier au lion.

1180-1223: règne de Philippe Auguste, roi de France.

1182 (?): Chrétien de Troyes: Le Conte du Graal: première apparition du graal dans une
oeuvre française.

1187: Jérusalem reprise par Saladin.

1191: Continuations du Conte du Graal de Chrétien de Troyes. Début de la troisième


croisade.

1180-1200: création de l'Université de Paris.

1200: Robert de Boron, Le Roman de l'estoire dou Graal: cyclisation et christianisation de la


légende du Graal.

1202: Jean Renart, Le Lai de l'ombre: les débuts du courant réaliste.

1202-1204: Quatrième Croisade achevée par la prise de Constantinople par les croisés.

1209: Début de la croisade contre les Albigeois (ou cathares).

1210-1215: Chroniques de Geoffroy de Villehardouin et de Robert de Clari sur la Quatrième


Croisade.

1214: Victoire de Bouvines remportée par Philippe Auguste: affermissement du pouvoir


royal.

1215: Quatrième Concile de Lateran; obligation de la confession annuelle. Naissance des


ordres mendiants.

1220-1225: Cycle en prose: Lancelot; La Quête du Saint Graal; La Mort du Roi Arthur.

1226-1270: Règne de saint Louis.

1230-1235: Le Tristan en prose.

1235-1240: Guillaume de Lorris, Le Roman de la Rose.

1253: mort de Thibaut de Champagne.


1254: Querelle universitaire (conflit avec les ordres mendiants).

1262: Rutebeuf, Miracle de Théophile.

1266-1273: Saint Thomas d'Aquin, Somme théologique; début de la scolastique universitaire.

1276: Adam de la Halle, Le Jeu de la Feuillée.

1277: Jean de Meun, Le Roman de la Rose.

1285-1314: Règne de Philippe le Bel. Renforcement de l'État monarchique.

1309: Installation des Papes à Avignon (jusqu'en 1377). Joinville achève la Vie de saint Louis.

1313: Dante achève la Divine Comédie.

1328: Mort de Charles IV, dernier Capétien direct. Les Valois montent sur le trône de France.

1337: Début de la Guerre de Cent Ans.

1348-1358: La peste noire.

1364: Le Voir Dit de Guillaume de Machaut.

1369: Boccace écrit le Décaméron.

1373: Premier livre des Chroniques de Froissart.

1378-1417: Grand Schisme d'Occident.

1394: Naissance de Charles d'Orléans.

1399: Premières oeuvres de Christine de Pizan.

1407: Guerre civile entre Armagnacs et Bourguignons.

1415: Défaite d'Azincourt. Charles d'Orléans prisonnier en Angleterre.

1431: Naissance de Villon (?). Jeanne d'Arc brûlée à Rouen.

1453: Fin de la Guerre de Cent Ans. Constantinople tombe aux mains des Turcs, fin de
l'Empire Byzantin.

1454: Premier ouvrage imprimé à Mayence.

1456: François Villon, Le Lais.

1461: François Villon, Le Testament. Louis XI roi de France.


1462: Les Cent Nouvelles nouvelles.

1464: La Farce de Maître Pathelin.

1465: Mort de Charles d'Orléans.

1489: Commynes commence ses Mémoires.

1492: Découverte de l'Amérique par Cristophe Colomb.

<<Pagina anterioarã | Home | Despre autor | Pagina urmãtoare>>

© Universitatea din Bucuresti 2003.


No part of this text may be reproduced in any form without written permission of the University of
Bucharest,
except for short quotations with the indication of the website address and the web page.
This book was first published on paper at the Editura Universitatii, under ISBN 973-575-728-1
I. DE LA «LITTÉRATURE» MÉDIÉVALE

Dans son acception moderne, le terme de «littérature» fait écran entre le médiéviste et l'objet
de son étude, le concept même de littérature n'ayant pas à l'époque le sens qu'on lui assigne
aujourd'hui. En effet, depuis la fin du XVIIIe siècle, on parle de littérature «comme d'une
essence ou d'un fonctionnement dégagé des servitudes temporelles» (P. Zumthor, Y a-t-il une
littérature médiévale?, in Poétique no.66/1986). Or le mot latin literatura, calqué sur le grec
grammatiké, voulait dire pour Tacite et Cicéron «tracer des lettres». Quintilien d'ailleurs
l'identifie à la grammaire, à la philologie. Pour les Pères de l'Église, le terme désigne
l'érudition acquise par l'enseignement païen, non exempte toutefois d'une nuance péjorative.
Pour le clerc médiéval, celui qui sait lire et écrire, letreüre veut dire connaissance de l'écrit et
des livres faisant autorité. Ce n'est qu'au XIXe siècle que par littérature on entend, à la fois,
l'ensemble des textes et l'institution littéraire. Or la littérature médiévale ne fut jamais une
«institution». En tenir un discours total et homogène témoignerait d'une attitude injuste à
l'égard des textes qui ne furent jamais hégémoniques, mais simplement utiles. Le discours
«poétique» médiéval - où poétique est synonyme de littéraire, la poésie étant au Moyen Âge
la manifestation de la littérature par excellence - disait le monde et rien de ce qu'il proposait
n'était vérifiable au-delà d'une sphère étroite constituée autour de chaque récepteur.

Il serait plus juste donc de constater, avec Ioan Pânzaru (Cercetare de estetică a oralităţii,
1989), que la culture médiévale s'organise selon des dichotomies, qui se recoupent
partiellement: on aurait, d'une part, une culture profane, «populaire» et orale, et de l'autre, une
culture chrétienne, savante, écrite, ce qui permettrait de distinguer les catégories latin/langue
vulgaire, écrit/oral, culture savante/culture populaire, clerc/jongleur. Ces catégories
d'oppositions fondamentales pourraient être complétées par des
«sous-cultures», apparues avec le deuxième âge féodal: une «sous-culture» aristocratique née
dans la seconde moitié du XIIe siècle au Midi de la France, une «sous-culture» laïque et
bourgeoise développée dans l'espace urbain à partir du XIIIe siècle. Analyser rapidement ces
principaux couples d'opposition nous permettrait de mieux cerner les conditions d'une genèse
et une certaine spécificité de la «littérature» médiévale.

1. Latin et langue vulgaire

Après la chute de l'Empire Romain, dans un monde où elle représente le seul pôle de stabilité,
l'Église commence peu à peu à se considérer une société autonome et idéale. Elle détient le
monopole du savoir, elle est le seul moyen de préserver et de transmettre une culture qu'elle
juge souvent avec sévérité, surtout dans sa dimension profane, ce qui ne l'empêche pas
pourtant de relire, de copier et donc de sauver de l'oubli les oeuvres d'une Antiquité dont elle
décrie par ailleurs la précarité morale. La renaissance carolingienne remettra en honneur
l'étude des auteurs classiques, invoqués comme modèles de style et de grammaire. Les Xe-
XIe siècles voient d'ailleurs se développer une poésie liturgique abondante, de même qu'une
littérature historique et hagiographique considérable, en latin. Pourtant, le soin que mettent les
auteurs à respecter les normes du latin classique, au point de produire des textes
hypercorrects, traduit une réalité nouvelle: à partir du IXe siècle, une nouvelle opposition
s'était dessinée dans la réalité culturelle médiévale, celle entre les litterati, une minorité
capable de comprendre le latin, sinon de le lire et de l'écrire, et la grande majorité des
illiterati, pour lesquels le latin devient incompréhensible. C'est que, dans les conditions de
l'effondrement de l'Empire, remplacé par une multitude de royaumes barbares, le latin
vulgaire se transforme au point de devenir une langue différente, ou plutôt des langues
différentes, les langues romanes actuelles. Pour le territoire de l'ancienne Gaule, apparaissent
deux langues, distinguées depuis Dante par la manière de dire «oui» dans chacune: la langue
d'oïl, au Nord de la Loire et la langue d'oc ou occitan au Sud, elles mêmes divisées en
plusieurs dialectes, dont les particularités sont reconnaissables dans la plupart des textes. Le
canon promulgué au concile de Tours, en 813, demandant aux prêtres de prêcher «in linguam
rusticam gallicam aut theotiscam», autrement dit en langue vulgaire, «gauloise» ou
«teutonne», traduit cette nouvelle réalité linguistique. Ce fut la même volonté de se faire
comprendre par celui qui parle une langue différente qui préside à la rédaction des Serments
de Strasbourg (842), premier monument de ce qui est en passe de devenir la langue française,
mais aussi du haut allemand.

Le choix de passer du latin, langue du savoir, du pouvoir et de la culture, aux langues


vernaculaires ne fut sans doute pas facile. Il est, certes, justifié par un certain «pragmatisme»
de l'Église, soucieuse de se faire comprendre de ses ouailles, mais va s'accompagner par
nombre d'«alibis». L'écrit en langue vulgaire devra prouver qu'il est digne d'être gardé en
mémoire, grâce à sa valeur morale et/ou édifiante. C'est ce que prouve le topos - souvent
invoqué par les écrivains en langue vulgaire - du devoir de partager leur savoir, le «talent»
que Dieu leur a confié, de même que, à partir du XIIe siècle, l'exigence de vérité clamée par
les auteurs. Car, ne l'oublions pas, toute oeuvre médiévale doit répondre à la triple exigence
du docere - delectare - movere: plaire, toucher, mais aussi instruire, transmettre un sens sera
l'enjeu de tout texte médiéval.
2. Écrit et oral

Cela voudrait dire que les couples latin/langue vulgaire et écrit/oral se recoupent
parfaitement? Il est évident qu'au moment où apparaissent les langues romanes il n'y a de
texte écrit que latin. Toutefois, la relation entre oral et écrit est différente de ce qu'elle est
aujourd'hui. Ainsi que Paul Zumthor l'a montré (La Lettre et la voix. De la «littérature»
médiévale, 1987), il n'y a pas, jusqu'au XIVe siècle d'oeuvre qui ne transite par la voix:
l'oralité y est première et tout texte n'existe qu'en performance, d'où une dimension théâtrale
incontestable de la littérature médiévale. N'oublions pas d'ailleurs que, avant la naissance du
roman, dans la deuxième moitié du XIIe siècle, toutes les formes de la littérature en langue
vernaculaire sont destinées au chant. À son apparition, le roman en vers est lui aussi lu à haute
voix, donc, d'une certaine manière, l'oralité y est encore présente. Elle persistera encore au
XIIIe siècle, dans le système d'enseignement universitaire: les cours, on l'a vu, étaient donnés
oralement (le professeur commentait d'abord la lettre d'un texte que les étudiants n'avaient pas
sous les yeux pour en dégager par la suite le sens et proposer, enfin, une interprétation,
sententia). Dans les milieux savants, lecture et écriture représentent des activités bien
distinctes. La première est plutôt rumination d'une sagesse - c'est le sens premier de lectio -,
alors que la seconde comporte deux opérations, recueillir d'abord le texte sur des tablettes de
cire puis l'in-scrire sur le parchemin, les deux impliquant l'idée d'effort.

Cette omniprésence de l'oralité ne devrait pourtant pas nous faire croire que, dans la culture
médiévale, l'écrit occuperait une place secondaire. Au contraire, seul l'écrit - et tout d'abord
l'Écriture - est expression et garantie d'autorité. Un texte vraiment important, qui doit se
graver en mémoire, sera mis par écrit, in-scrit sur parchemin. Si le texte existe d'abord en
performance orale, sa conservation, sa «mise en mémoire» est confiée à l'écrit.

3. Culture savante/ culture populaire

L'opposition écrit/oral ne correspond donc pas terme à terme à celle entre latin et langue
vulgaire et encore moins à celle entre culture savante et culture populaire. Tout d'abord du fait
que, paradoxalement, la dernière est transmise souvent au moyen des représentants de la
première, qui la méprisent et ne cessent de préciser la distance qui sépare les honesti, lettrés
sachant lire et écrire le latin, des rustici illétrés. Pourtant la frontière est indécise entre lettré et
illetré. Peut-on affirmer que le moine copiant un manuscrit que, souvent, il ne comprend pas
est plus «cultivé» que le seigneur illetré qui se fait chanter ou réciter des chansons de geste,
des chansons d'amour, des vies de saints?

Il serait alors plus juste de remarquer, avec M. Zink (Littérature française du Moyen Âge,
1992), que, si l'écrit est indéniablement un critère de culture, il n'est pas le seul et surtout il ne
possède pas l'autonomie qui est sienne de nos jours, car son utilisation suppose un passage
obligatoire par l'oralité. Pour cette même raison, on ne pourrait pas opposer absolument la
culture écrite, exprimée en latin, à la culture orale, en langue vulgaire, même si longtemps il
n'est d'écrit qu'en latin. La mise par écrit de la jeune littérature en langue vulgaire, qui a dû
sans doute exister d'abord sous forme orale, est incontestablement une conquête. Elle marque
la naissance de la «littérature» en langue vernaculaire et fait intervenir un autre couple
d'acteurs.

4. Clercs et jongleurs

Car, en effet, qui se trouve à l'origine de cette jeune littérature, qui en est l'«auteur»? Ce
dernier terme est à employer pour l'époque qui nous intéresse avec infiniment de précautions.
En latin médiéval, par auteur on entend tout d'abord celui qui produit quelque chose en le
développant (de augere, amplifier), ensuite celui qui fait (de ago, faire, agir), enfin celui dont
l'oeuvre procède, comme d'une source investie d'autorité. Il faudrait en outre distinguer
l'auteur, celui dont l'oeuvre se revendique, qui l'«autorise», le compositeur, qui la compose, et
le scribe, qui assure l'inscription sur parchemin, le copiste. Tous ces sens sont à mettre en
rapport avec le texte écrit, dont l'élaboration suppose deux opérations essentielles, dictare, qui
insiste sur l'origine du texte, et scribere, impliquant l'idée d'effort. Existant en performance
orale, le texte médiéval ne peut se revendiquer entièrement du clerc, à l'origine homme
d'Église (clericus), mais de plus en plus celui qui possède la culture cléricale, ou clergie, celui
donc qui sait lire et écrire. Si sa langue est celle de l'Église, le latin, il va «passer à la langue
vulgaire», la mettre par écrit, lui conférant un prestige réservé jusque là au latin. À côté du
clerc, il y a le jongleur, dont l'étymologie (joculator) traduit l'activité spécifique: celle
d'amuseur professionnel, éternel itinérant, homme de l'oral et de la performance, sorte d'acteur
total, récitant, mime, acrobate. Essentiellement «interprète» d'un vaste répertoire (plus son
répertoire est riche, mieux il peut gagner sa vie) mais aussi «créateur» car, si prodigieuse que
soit sa mémoire, la vastité même de son répertoire rend impossible une restitution «fidèle» de
l'oeuvre.

5. L'oeuvre dans sa matérialité. Les manuscrits

Peut-on d'ailleurs parler de «fidélité» au texte dans le cas de l'oeuvre médiévale? Les
conditions matérielles de sa production nous en empêchent car le Moyen Âge ne connaît que
le livre manuscrit (inventée en 1440, l'imprimerie compte parmi les découvertes de la
Renaissance).

Le papier lui non plus n'existe pas avant la fin du Moyen Âge: on écrit sur parchemin, fait en
peau d'animal spécialement préparée pour l'écriture, dont le vélin (peau de veau mort-né) est
la variante la plus luxueuse. C'est ce qui rend le livre un objet extrêmement cher et coûteux:
une bibliothèque comptant une cinquantaine de volumes était considérée riche. C'est ce qui
explique aussi la parcimonie des copistes des XIe et XIIe siècles, utilisant une écriture
compacte sur la totalité du parchemin et recourant fréquemment aux abréviations, ce qui rend
parfois le texte inintelligible. Le développement des universités au XIIIe siècle va imposer
une nouvelle mise en page, plus soucieuse de clarté, marquant clairement les chapitres et
paragraphes. La mise en page y est plus aérée. Mais surtout avec la diffusion d'une culture
profane dans les milieux princiaires ou seigneuriaux, le manuscrit s'orne de superbes
miniatures, entretenant avec le texte une relation privilégiée et complétant le triangle de
l'expression: voix/écrit/image.

Le lieu de naissance des manuscrits médiévaux sont les scriptoria, ateliers dans lesquels on les
copie. Exclusivement monastiques au début, ils vont se développer aussi dans les villes,
autour des écoles cathédrales et des universités. L'action même de copier suppose une
intervention - volontaire ou involontaire - du copiste sur le texte, depuis les erreurs dues à
l'incompréhension de la graphie, à la distraction ou à la fatigue, jusqu'aux modifications
importantes, interpolations, ajouts ou suppressions considérables. Tout comme le jongleur, le
copiste se fait co-auteur, au point que «l'oeuvre immuable, respectée dans sa forme originelle,
signée par son auteur, est une chose à peine concevable dans les conditions de la création
poétique en langue vernaculaire» (K. Halász, Images d'auteur dans le roman médiéval. XIe-
XIIIe siècles, 1992). La variante est donc la forme normale d'existence de l'oeuvre médiévale,
d'autant plus qu'avant le XIVe siècle il n'y a pas de simultanéité absolue entre la composition
de l'oeuvre et sa mise par écrit: il y a toujours un décalage de quelques décennies entre la date
présumée de la composition d'une oeuvre et le manuscrit le plus ancien qui nous la restitue.
Dans ces conditions on ne peut guère parler de forme «définitive» du texte.

Écrire en roman (c'est le nom donné à la langue vulgaire) consistera longtemps à adapter, à
«translater», à recueillir une matière préexistante, à lui donner une forme, à l'orner et à peiner
dans l'accomplissement de cette tâche comme un bon artisan du verbe. Ce souci de perfection
est-il déjà décelable dans les premiers textes?

Orientations bibliographiques

DE BRUYNE, Edgar, Études d'esthétique médiévale, 3 vol., Brugge, De Tempel, 1946.

ECO, Umberto, Art and Beauty in the Middle Ages, New Haven and London, Yale University
Press, 1986.

FARAL, Edmond, Les Arts poétiques du XIIe et XIIIe siècles. Recherches et documents sur
la technique littéraire au Moyen Âge, Paris, Champion, 1923.

GLENNISSON, Jacques, (sous la direction de), Le livre au Moyen Âge, Paris, Éditions du
CNRS, 1988.

MICHEL, Alain, La Parole et la Beauté. Rhétorique et esthétique dans la tradition


occidentale, Paris, Les Belles Lettres, 1982.

ZUMTHOR, Paul, «Y a-t-il une littérature médiévale?, in Poétique no. 66/1986; La Lettre et
la voix. De la «littérature» médiévale, Paris, Le Seuil, 1987.

<<Pagina anterioarã | Home | Despre autor | Pagina anterioarã >>

© Universitatea din Bucuresti 2003.


No part of this text may be reproduced in any form without written permission of the
University of Bucharest,
except for short quotations with the indication of the website address and the web page.
This book was first published on paper at the Editura Universitatii, under ISBN 973-575-728-
1
Comments to: Mihaela VOICU; Web Design
III. LES PREMIERS TEXTES

Les premiers textes, publiés en 1875 par Gaston Paris sous le titre de «Premiers monuments
de la langue française», n'ont pas, à première vue, de finalité littéraire. Il s'agit, par ordre
chronologique, des Serments de Strasbourg (842), de la Séquence de sainte Eulalie (881), du
Sermon sur Jonas (vers 950), de la Vie de saint Léger (seconde moitié du Xe siècle), de la
Passion de Clermont (fin du Xe siècle), auxquels il faut ajouter, pour le domaine occitan, le
Sponsus et la Chanson de sainte Foy (entre 1060 et 1080). Sauf les Serments de Strasbourg,
ils appartiennent tous à la sphère du religieux. Leur intérêt majeur est qu'ils permettent peut-
être de saisir les conditions d'une genèse.

Les Serments de Strasbourg représentent l'engagement d'alliance entre deux des petits-fils de
Charlemagne, Louis le Germanique et Charles le Chauve, contre leur aîné, Lothaire, qui
prétendait au titre d'empereur. Le texte, consigné dans la chronique de Nithard, lui-même
petit-fils de Charlemagne, se compose de deux parties: la première, représente le serment
prononcé par chacun des deux princes dans la langue de l'autre, pour se faire comprendre par
les hommes de son allié, la deuxième constitue le serment prêté par les officiers des deux
chefs, dans leur propre langue. Louis prononcera donc son serment en «langue romane», un
idiome qui n'est plus le latin mais qui n'est pas encore le français: «Pro Deo amur et pro
christian poblo et nostro commun salvament, d'ist di in avant, in quant Deus savir et podir me
dunat, si salvarai eo cist meon fradre Karlo et in aiudha et in cadhuna cosa, sicum om per dreit
son fradre salvar dift...» (Pour l'amour de Dieu et pour le salut du peuple chrétien et le nôtre,
dorénavant, autant que Dieu m'en donne savoir et pouvoir, je défendrai mon frère Charles, ici
présent, et par aide et en toute chose, comme on doit, par droit, défendre son frère). Charles à
son tour prononcera son engagement en «théotisque», la plus ancienne forme du haut-
allemand. Les deux versions en langue vernaculaire font suite dans le manuscrit à la version
en latin. La décision de Nithard d'insérer les deux formules en langue vulgaire dans une
chronique dont le latin est la forme d'expression «officielle» relève peut-être d'une décision
politique: il s'agirait de délimiter aussi par la langue le territoire que le traité de Verdun allait
assigner une année plus tard (843) à chacun des deux alliés.

Pour les autres textes, l'emploi de la langue vernaculaire tient d'un souci pastoral évident: il
s'agit de textes se proposant d'édifier un public incapable de comprendre le latin. La
coexistence du latin et de la langue vulgaire dans le même texte ou l'alternance des deux
traduit la situation de dépendance dans laquelle la jeune langue se situait par rapport au latin.

Cela est évident pour le Sermon sur Jonas, illustration concrète de la prescription adoptée au
concile de Tours en 813 et exigeant la prédication dans la langue du peuple. Le texte,
composé autour de 950 dans la région de Valenciennes, représente en fait le brouillon d'un
sermon prononcé sur le thème de la conversion des Ninivites, suite à la prédication de Jonas.
Le fait que son auteur a dû l'inscrire sur parchemin témoigne de la difficulté qu'il avait à
traiter en langue vulgaire un sujet emprunté à l'Écriture et relevant de l'autorité du modèle
culturel savant et latin. Le texte s'efforce de paraphraser en français le commentaire de saint
Jérôme sur le Livre de Jonas, mais il suit son modèle de si près qu'il passe constamment d'une
langue à l'autre, parfois au cours de la même phrase.

La même dépendance par rapport au latin est visible dans le plus ancien de ces textes
religieux, la Séquence de sainte Eulalie (881). Ce bref texte (29 vers groupés en distiques
assonancés), fait suite dans le manuscrit au texte latin et précède un poème allemand de nature
différente, le Ludwigslied, attestant du même trilinguisme que les Serments de Strasbourg. Le
texte roman suit d'assez près le modèle latin: il s'agit manifestement de faire connaître à des
fidèles incapables de comprendre le latin l'histoire de la sainte dont on célébrait la fête. Les
deux textes sont donc des séquences, poèmes liturgiques insérés entre deux alléluias, ce que
prouvent les vers isolés du début et de la fin du poème, rimant sans doute avec un alléluia:

«Buona pulcella fut Eulalia,

Bel avret corps, belezour anima.

........................................

Tuit oram que por nos degnet preier

Qued awisset de nos (Christu)s mercit

Post la mort & a lui nos laist venir

Por sowe clementia.»

(Eulalie fut une jeune fille vertueuse

beau était son corps, et plus belle son âme.

.........................................

Prions tous qu'elle veuille prier pour nous

pour que le Christ nous prenne en pitié


après notre mort et nous permette de venir à lui

par sa clémence).

Mais cette fois-ci la différence est notable entre le texte français et son modèle latin. Ce
dernier est nettement plus réduit et plus sobre, alors que le premier, plus développé, insiste sur
la cruauté du martyre et sur la résistance héroïque de la jeune fille. Visant à toucher son public
par des effets «sensationnels», ce texte fonde le modèle humain du saint martyr.

La Vie de saint Léger et la Passion de Clermont, conservées dans le même manuscrit,


composées en strophes octosyllabes, ont pu être intégrées dans la liturgie, mais peuvent aussi
avoir été chantées par des jongleurs, ainsi que le suggèrent les nombreuses adresses au public,
certaines à la première personne. Le premier de ces textes s'inspire très nettement d'une source
latine, attribuée à un moine nommé Ursinus. Le second représente une synthèse de la Passion
du Christ, inspirée des évangiles canoniques et apocryphes, des Actes des Apôtres et de divers
textes exégétiques. Dans les deux cas donc la dépendance par rapport à la source latine est
évidente.

Elle ne l'est moins pour le poème occitan de la Chanson de sainte Foy (deuxième tiers du XIe
siècle), renfermé dans un manuscrit qui contient l'office de la sainte. Mais le lien avec la
liturgie est beaucoup moins évident. Le texte raconte, à partir de deux sources latines, en
laisses d'octosyllabes rimés la vie et le martyre de la sainte et pourrait être chanté lors d'une
procession en son honneur. Mais le prologue, où le récitant cherche à retenir l'attention de
l'auditoire en vantant les mérites de l'oeuvre et de l'exécution et en suggérant l'espoir d'une
récompense - qui n'est pas seulement morale -, suggère une timide indépendance par rapport à
la liturgie.

«Canczon audi q'es bella'n tresca

...............................

Qui ben la diz a lei Francesca,

Cuig me qe sos granz pros l'en cresca

E q'en est segle l'en paresca».

(J'ai entendu une chanson qui est belle à danser

...............................

Qui la dit bien, à la manière française,

y trouvera, je crois, grand profit


qui croîtra et se manifestera en ce monde)

(vv. 14-22).

Le même «éloignement» par rapport à la liturgie se manifeste aussi dans le Sponsus (XIe
siècle), ancêtre du théâtre religieux français. Il s'agit d'un drame liturgique (paraphrase
dramatisée de vies de saints ou d'épisodes de l'évangile, représentée d'habitude dans les
monastères pour illustrer la solennité du jour) inspiré de la parabole des vierges folles et des
vierges sages empruntée à l'évangile de Matthieu (25, 1-13). Le texte est composé
essentiellement en latin mais quatre strophes et deux refrains: «Dolentes, chetives, trop i
avons dormi» (Pauvres, malheureuses, nous avons trop longtemps dormi) sont en français.

À l'aube de la littérature: la Vie de saint Alexis

Si les premiers textes se trouvent sous la tutelle de l'Église et dans une étroite dépendance par
rapport à leurs modèles latins, en dépit de timides tentatives d'émancipation, avec la Vie de
saint Alexis on peut dire que la littérature française est née.

Écrit vers le milieu du XIe siècle (1045), le poème de 625 décasyllabes, groupés en strophes
de cinq vers assonancés[1], se revendique lui aussi d'une source latine. Il raconte une des
légendes chrétiennes les plus connues, celle du «saint sous l'escalier»: fils de riches parents
nobles et chrétiens, le jeune Alexis quitte la maison de son père le soir même de ses noces,
après avoir obtenu le consentement de son épouse, pour se consacrer entièrement à Dieu. Il
s'enfuit en Orient, à Edesse, où il mène une vie sainte. Les miracles qu'il accomplit assurent
bientôt sa renommée et on le recherche de partout. Nouveau «danger» qui le décide de rentrer
chez lui, à Rome. Il se rend à la maison de son père, où il n'est reconnu de personne, et obtient
qu'on l'abrite sous l'escalier. Pendant dix-sept ans, il fera l'objet du mépris de tous. Sentant sa
fin proche, il demande de quoi écrire et trace sur parchemin son histoire. Le lendemain on le
retrouve mort, tenant dans sa main le rouleau que personne ne parvient à lui retirer. Seule
l'intervention du pape fera reconnaître l'identité du saint.

La légende, dont l'esprit est à mettre en rapport avec les débuts du monachisme, est née au Ve
siècle en Syrie, mais elle recevra sa forme définitive dans un récit grec du IXe siècle. Ce
dernier connaîtra plusieurs adaptations latines, au Xe siècle, dont l'une est la source du texte
français.

D'une composition ferme qui fait alterner des espaces variés, des situations narratives diverses
(voyages, épreuves, miracles) et qui allie avec bonheur récit, monologue et dialogue la Vie de
saint Alexis témoigne d'une rhétorique parfaitement maîtrisée. Le motif de la plainte funèbre
(planctus) sera promis à un bel avenir:
«A! lasse, mesdre, come oi fort aventure!

Ci vei jo morte tote ma portedure.

Ma longue atente a grant duel est venude.

Que podrai faire, dolente, malfadude?

Çost grant merveille que li miens cuers tant duret!»

(Ah! malheureuse, misérable, quelle épreuve que la mienne!

Voici mort celui que je portai.

Ma longue attente s'est transformée en douleur.

Que pourrai-je faire, malheureuse, malchanceuse?

C'est grande merveille que mon coeur bat encore!)

(vv. 442-446).

La Vie de saint Alexis a aussi le mérite d'imposer un nouvel idéal de sainteté, fondé non plus
sur le martyre sanglant mais sur l'«héroïsme quotidien» de celui qui a renoncé à tout pour
Dieu. Destiné à l'origine plutôt à un public clérical qu'il voudrait confirmer dans l'excellence
de son choix, le poème, dont les cinq manuscrits copiés entre le XIIe et le XIVe siècle
attestent le succès, va être à l'origine d'une abondante littérature hagiographique, illustrée par
des auteurs divers, depuis Wace, avec ses Vie de saint Nicolas et Vie de sainte Marguerite, à
Guernes de Pont-Sainte-Maxence, auteur d'une Vie de saint Thomas Becket, et à Rutebeuf,
auteur de la Vie de sainte Marie l'Égyptienne et de la Vie de sainte Élisabeth de Hongrie.

Si élaborées que soient l'écriture et la composition de la Vie de saint Alexis, par son sujet, par
sa source, l'oeuvre se réduit, comme la production précédente, à la transposition en langue
vulgaire d'un texte latin. Il faudra attendre les dernières années du XIe siècle pour voir
apparaître et s'épanouir une grande littérature en français, indépendante par rapport aux
sources latines et cléricales.

Orientations bibliographiques

CERQUILIGNI, Bernard, Naissance du français, Paris, PUF («Que sais-je?» no. 2576), 1991.
PARIS, Gaston, Les plus anciens monuments de la langue française, Paris, SATF, 1875.

ZINK, Michel, La Prédication en langue romane avant 1300, Paris, Champion, 1976.

ZUMTHOR, Paul, Langue et techniques poétiques à l'époque romane (XIe-XIIIe siècles),


Paris, Klincksieck, 1963.

[1] À la différence de la rime, laquelle suppose l'identité de la dernière syllabe, l'assonance


exige uniquement la répétition de la dernière voyelle accentuée à la fin de chaque vers. Cette
modalité prosodique est caractéristique des plus anciennes chansons de geste (voir chapitre
suivant).

<<Pagina anterioarã | Home | Despre autor | Pagina urmãtoare>>

© Universitatea din Bucuresti 2003.


No part of this text may be reproduced in any form without written permission of the
University of Bucharest,
except for short quotations with the indication of the website address and the web page.
This book was first published on paper at the Editura Universitatii, under ISBN 973-575-728-
1
Comments to: Mihaela VOICU; Web Design
V. LES CHANSONS DE GESTE

À la fin du XIe et dans les premières décennies du XIIe siècle la jeune littérature française se
manifeste dans deux formes éblouissantes: les chansons de geste dans le domaine d'oïl et la
poésie lyrique des troubadours dans le domaine d'oc.

1. Définitions

Poèmes épiques, confirmant le lieu commun selon lequel l'épopée serait la forme de
manifestation la plus archaïque de la littérature, les chansons de geste, dont le nom exprime
aussi bien la thématique que la forme d'expression, sont d'amples productions narratives
chantées qui traitent des hauts faits du passé - geste vient du latin res gestae qui veut dire faits
accomplis, exploits. La plus ancienne de ces chansons - qui est aussi la plus célèbre - la
Chanson de Roland, date très probablement de la dernière décennie du XIe siècle. Dans les
premières années du XIIe siècle on peut situer la Chanson de Guillaume et le fragment de
Gormont et Isembart. La plupart des chansons de geste datent du XIIe et du XIIIe siècle. Leur
veine s'est épuisée au XIVe siècle, mais leur thématique subsiste dans des remaniements et
mises en proses même au XVe siècle.

Le style épique

Le caractère nettement formulaire du style épique, la forte structuration du récit, les motifs
utilisés et sans cesse repris depuis la Chanson de Roland assurent aux chansons de geste une
très forte cohésion formelle. Celle-ci tient tout d'abord à l'emploi d'unités sémantiques
appelées laisses, équivalents approximatifs de la strophe, de longueur inégale, homophones,
assonancées (l'assonance supposant l'identité à la fin du vers de la dernière voyelle accentuée),
chaque laisse étant construite sur la même assonance. Le vers des plus anciennes chansons de
geste est le décasyllabe «a minori», comportant une césure après la quatrième syllabe. Les
formes plus tardives connaissent aussi le vers de douze syllabes de même que l'emploi de la
rime. Le nom même de laisse, dérivé du verbe laissier (du latin laxare), donne, ainsi que le
rappelle M. Zink (1992), une idée de ce que dut être l'esthétique du genre: un texte chanté - ou
plutôt psalmodié - d'un seul élan sans interruption. La fragmentation du récit en laisses répond
sans doute aux exigences de la récitation publique - n'oublions pas que les chansons de geste
étaient chantées-psalmodiées par des jongleurs. Mais certaines modalités de disposition des
laisses - enchaînées, dans lesquelles le premier vers reprend le dernier de la laisse précédente,
ce qui suggère, plus que la liaison, le recommencement, ou similaires, qui reprennent un
même motif ou moment narratif, avec des variations parfois infimes - donnent aux gestes leur
tempo spécifique: une série d'élans successifs, saccadés plutôt qu'enchaînés, chaque nouvel
élan, marqué par une nouvelle assonance, indiquant plutôt la rupture. À cela s'ajoutent la
prédilection pour les phrases courtes, limitées aux dimensions du vers, le goût pour la
parataxe, qui associe les phrases comme des «blocs de pierre», pour reprendre l'heureuse
formule d'E. Auerbach (Mimesis), autant d'obstacles à la fluidité de la narration. Cette
manière originale de configurer la temporalité du récit, fondée sur l'absence de linéarité,
jouant sur la répétition et l'écho, sur les effets de symétrie qui affectent les caractères
également (Roland le preux fidèle s'oppose au traître Ganelon, de même qu'à son «sage» ami
Olivier: «Rollant est proz e Oliver est sage») est une forme de manifestation du «style
formulaire». En effet, le récit épique se fonde sur le retour de certains motifs (revêtement des
armes par le héros, ambassade, combat, poursuite, plainte funèbre, etc) constitués à l'aide des
«formules», c'est-à-dire de certains «noyaux lexicaux et sémantiques» (E. Baumgartner,
Histoire de la Littérature Française. Moyen Âge, 1988). Ce style permettait sans doute aux
jongleurs d'improviser sur un canevas donné pour pallier à des trous de mémoires. Mais il
n'assigne pas moins au genre une dimension d'oralité, caractéristique essentielle du genre, à
laquelle contribuent amplement les formules censées maintenir le lien avec le public du type
«Oez, seignurs!», dimension subsistante même dans la forme écrite de la chanson.
Thématique

Les chansons de geste traitent, on l'a vu, des hauts faits du passé. Ces faits de prouesse se
situent presque sans exception à l'époque carolingienne, au temps de Charlemagne et de ses
premiers descendants. L'empereur à la barbe fleurie, siégeant en majesté sous un pin, entouré
de ses illustres guerriers, tel que nous le présente la laisse VIII de la Chanson de Roland, est la
figure de proue de l'univers épique des chansons de geste. Ses campagnes en faveur de la
chrétienté, mais notamment le combat sans merci livré aux Sarrasins d'Espagne, exprime le
thème majeur du genre: la lutte entre le bien et le mal, entre les félons païens et les chevaliers
chrétiens qui ont toujours le droit pour eux («Païen unt tort e chrestiens unt dreit», Chanson de
Roland, v. 1015).

Très vite, l'ensemble de la production épique a été réparti en trois «gestes» ou cycles. Déjà au
début du XIIIe siècle, l'auteur de la chanson de Girart de Vienne distinguait entre la Geste du
Roi (cycle de Charlemagne), celle de Garin de Monglane (cycle de Guillaume d'Orange) et
celle de Doon de Mayence (cycle des barons révoltés):

«N'ot que trois gestes en France la garnie:

Du roi de France est la plus seignorie,

Et l'autre aprés, bien est droit que gel die,

Est de Doon a la barbe florie...

La tierce geste, qui molt fait a proisier,

Fu de Garin de Monglane le fier.»

(Il n'y a que trois gestes dans la riche France:

la plus haute est celle du roi de France;

la suivante - il est bien juste que je le dise -

est celle de Doon à la barbe blanche...

La troisième geste, très digne d'estime,

est celle de Garin de Monglane, le fier).


La mise en cycle est un processus courant au XIIIe siècle, connu aussi par le roman (v. ch.
VII). Les cycles épiques ont dû se former à partir d'un premier texte noyau: la Chanson de
Roland pour le cycle du Roi, la Chanson de Guillaume pour la geste de Garin de Monglane, à
partir de laquelle on a développé la matière épique «en amont», racontant les enfances du
héros, voire l'histoire de ses parents et aïeuls, et «en aval», inventant d'autres et d'autres
exploits guerriers, jusqu'à sa vieillesse et à sa mort.

La Geste du Roi a donc eu pour noyau la Chanson de Roland, la plus ancienne et la plus
illustre des chansons de geste. À partir de celle-ci et compte tenu déjà du rôle de défenseur de
la chrétienté joué par Charlemagne, dont l'intervention est décisive pour la victoire des forces
du bien contre les Sarrasins, va se former le cycle du roi, de composition assez lâche, autour
des diverses campagnes menées par l'empereur: en Italie (Aspremont, Fierabras, fin du XIIe
siècle), contre les Saxons (Chanson des Saisnes de Jean Bodel, autour de 1200), ou encore en
Espagne (Otinel, Anseïs de Carthage). À ces chansons inspirées par des campagnes réelles
s'ajoute un texte assez singulier et fantaisiste, le Voyage de Charlemagne à Jérusalem et à
Constantinople (début du XIIe siècle), qui multiplie les miracles sur le passage de l'empereur
et le fait triompher à Constantinople sur le fictif empereur Hugon. Tirant en fait son unité de
la personne de Charlemagne, le cycle va remonter aux enfances du héros (Mainet, seconde
moitié du XIIe siècle) et à l'histoire de sa mère (Berte aus grans piés, oeuvre tardive, de la fin
du XIIIe siècle). Moins répandu en langue d'oc, le cycle y est représenté par l'émouvante
chanson de Ronsavals (fin du XIIIe siècle), inspirée par la Chanson de Roland mais réduite à
l'épisode de la bataille de Roncevaux.

La Geste de Garin de Monglane est celle dont le caractère cyclique est le plus accusé. Là
encore la matière épique s'organise à partir d'un texte-noyau, la Chanson de Guillaume
(premières années du XIIe siècle), autour de la personnalité et des exploits de Guillaume
d'Orange, dit aussi «au corb nés» ou «cort nés», personnage réel, investi par Charlemagne du
comté de Toulouse, ayant mené plusieurs campagnes contre les Sarrasins d'Espagne et fondé
l'abbaye de Saint-Guilhem-du-Désert. Les vingt-quatre chansons qui composent le cycle -
relevant plus que les autres de l'idéologie de la croisade - reconstituent non seulement
l'histoire du protagoniste, depuis son enfance jusqu'à sa mort, mais aussi celle de son lignage.
Grand-père de Guillaume, Garin de Monglane, «chasse» ses quatre fils, les obligeant à se
tailler un fief et à gagner une renommée en combattant les païens. Tradition familiale
respectée par Aymeri de Narbonne, père de Guillaume et héros de la chanson homonyme, et
surtout par Guillaume lui-même. Assurant, par sa prouesse, le trône de Louis, fils de
Charlemagne, contre des traîtres usurpateurs (Le Couronnement de Louis), Guillaume est
pourtant «oublié» par son maître lors de la distribution des fiefs. Reprochant à Louis son
ingratitude mais ne voulant en rien diminuer son pouvoir, Guillaume jure de ne devoir ses
fiefs qu'à sa seule prouesse contre les Sarrasins. Il va s'emparer de Nîmes par une ruse qui
rappelle celle du cheval de Troie (Le Charroî de Nîmes), il va conquérir de haute lutte la riche
cité d'Orange (La prise d'Orange) et du même coup la princesse sarrasine Orable, qu'il
épousera après que celle-ci aura adopté la foi chrétienne avec le nom de Guibourc. Comme
Charlemagne est l'oncle de Roland, Guillaume a lui aussi un neveu, Vivien. À son
adoubement, le nouveau chevalier avait fait serment de ne jamais reculer, même d'un pas,
devant les Sarrasins. Dans la plaine de Larchamp - Aliscans dans la chanson homonyme -,
Vivien aura l'occasion de respecter son voeu: il sera dernier survivant du camp chrétien.
Arrivé trop tard pour le sauver, Guillaume le vengera en écrasant les Sarrasins (La Chanson
de Guillaume, Aliscans, La Chevalerie Vivien). Après la mort de Guibourc, le héros se retire
dans une abbaye, d'où il est pourtant tiré pour un dernier combat contre le géant Ysoré (Le
Moniage Guillaume). Dominé par le thème de l'honneur familial et par la forte personnalité de
Guillaume, ce deuxième cycle se distingue du premier par une perspective différente sur le
royauté et sur le rapport vassal - suzerain. Dans le cycle du roi, Charlemagne représente le
type du suzerain sage et juste, champion de la chrétienté, et Roland, son neveu, incarne le
vassal parfait, fidèle jusqu'à la mort à son Dieu et à son empereur. C'est ce qui explique la
«réhabiliation» - unique en son genre - de la démesure de Roland. Le concept désigne un
excès, toujours condamnable selon la mentalité médiévale, car exprimant une rupture d'ordre.
Si la démesure de Roland est récupérée en apothéose, c'est que le seul «défaut» du
protagoniste se traduit en un excès de fidélité: vis-à-vis «des homes de sun lign, de
Carlemagne, sun seignor kil nurrit» (Laisse CLXXVI), vis-à-vis de Dieu qu'il ne cesse de
prier et à qui, au moment suprême, il rend le gant-fief en un geste de suprême hommage. Si
orgueilleux qu'il soit, Roland n'agit jamais pour son propre compte, pour sa gloire
personnelle:

«Pur sun seignor deit hom susfrir granz mals

E endurer e forz freiz et granz chalz,

Sin deit hom perdre del sanc e de la char».

(Pour son seigneur le vassal doit supporter de grandes souffrances,


endurer des froids rigoureux et des

chaleurs brûlantes, perdre pour lui et son sang et sa chair)

(Laisse LXXXVIII).

Guillaume n'est pas moins fidèle: il rejette avec indignation la réparation que le roi ingrat lui
propose, car il ne veut pas que son souverain s'appauvrisse à cause de lui. Mais il lui reproche
son oubli. La relation vassal - suzerain est nettement moins idéale que dans le cycle du roi.

Elle se détériore irrémédiablement dans la Geste des barons révoltés, dont les chansons sont
les plus disparates et qui ne tire son unité que du thème de la révolte du vassal contre son
suzerain. La plus ancienne chanson du cycle, dont seul un fragment nous est parvenu, raconte
la révolte du rénégat Isembart qui aide le païen Gormont contre le roi Louis (Gormont et
Isembart). Les chansons du cycle semblent se conformer à un schéma unique: le roi ou son
entourage se rendent coupables d'une grave injustice vis-à-vis d'un vassal. Celui-ci ne réagit
pas d'abord, mais une deuxième faute du souverain, beaucoup plus légère, entraîne une
réaction démesurée du vassal, qui recourt à la violence pour se venger. Girart de Roussillon
fera la guerre à son empereur, qui lui avait pris sa fiancée (Girart de Roussillon). Ogier le
Danois veut venger son fils tué par celui de Charlemagne (La Chevalerie Ogier). La plus
connue chanson de ce cycle, Raoul de Cambrai, raconte la lutte sanglante qui oppose le héros
à son ancien écuyer, Bernier, et au lignage de ce dernier. Là encore, la responsabilité de cette
rivalité féodale qui dégénère en vendetta familiale, achevée dans la démence et le blasphème,
revient au roi. Les chansons du «cycle des Lorrains» (Garin le Lorrain et Gerbert de Metz)
racontent elles aussi les guerres que se livrent les clans rivaux des Lorrains et des Bordelais,
avec la complicité du roi Pépin. Dominée par la trahison et la violence, la geste des barons
révoltés, tout en présentant la révolte du vassal d'un oeil apparemment complaisant, veut
plutôt plaider en faveur d'un pouvoir royal fort, seul en mesure de mettre fin aux guerres
privées entre clans.

À côté de ces trois cycles, sous l'impulsion des événements, on voit apparaître au XIIe siècle
le groupe des «chansons de la croisade». La première croisade et la conquête de Jérusalem,
avec leur fort impact sur les esprits, sont aussi à l'origine de la Chanson d'Antioche (vers
1180) et de la Conquête de Jérusalem. Inspirées par un passé récent et relevant directement de
l'idéologie de la croisade, ces chansons, qui ont pour figure centrale le premier roi latin de
Jérusalem, Godefroi de Bouillon, et ses compagnons offrent un mélange original de style
épique et de présentation assez fidèle des événements historiques. Une autre «croisade», celle
menée contre les cathares, va inspirer la Chanson de la croisade albigeoise (première moitié
du XIIIe siècle). Commencée par Guillaume de Tudèle et continuée par un poète anonyme,
elle a une incontestable valeur documentaire, déplorant dans sa deuxième partie la destruction
de la brillante civilisation occitane.

2. Le «silence des siècles» et la question des origines

La plus ancienne des chansons de geste, la Chanson de Roland (4002 vers dans le manuscrit
d'Oxford, répartis en 291 laisses) pose une triple énigme. Témoignant d'une perfection
formelle qui va inspirer les autres chansons, elle traite d'événements passés trois siècles plus
tôt et relève nettement d'une idéologie de la croisade, plus particulièrement de la Reconquista.
Cette triple énigme a soulevé de nombreux points d'interrogation. En effet, toutes les
chansons de geste, sans exception, traitent d'événements qui datent de l'époque carolingienne,
plus précisément des VIIIe et IXe siècles, mais le manuscrit le plus ancien de la Chanson de
Roland de la Bibliothèque Bodléienne d'Oxford ne peut être antérieur à la dernière décennie
du XIe siècle (ni postérieur d'ailleurs, vu l'extrême popularité de l'oeuvre dès les premières
années du XIIe siècle). On ne peut encore manquer de constater que les gestes transposent
dans le contexte carolingien des réalités féodales et politiques bien plus tardives. Le discours
sur les devoirs et responsabilités du roi au début du Couronnement Louis (première moitié du
XIIe siècle) est plutôt un écho du conflit qui oppose les rois capétiens, désireux d'affermir leur
pouvoir, aux grands féodaux. Comment expliquer cet écart chronologique, compte tenu aussi
de la perfection d'écriture de la plus ancienne chanson, qui semble exclure les balbutiements
et hésitations inhérents aux débuts? Comment combler le «silence des siècles»? Ou, plutôt,
comment le faire «parler»? C'est ce à quoi pourrait nous aider l'exemple de la Chanson de
Roland.

L'oeuvre raconte comment, au retour d'une expédition victorieuse en Espagne, l'arrière-garde


des Francs, sous la commande de Roland, neveu de l'empereur, est écrasée par une armée
sarrasine dix fois plus nombreuse dans le défilé de Roncevaux, suite à la trahison de Ganelon,
parâtre du même Roland. Tous les Français y trouveront la mort, Roland le dernier, non pas
touché par l'ennemi, mais à force d'avoir soufflé du cor pour appeler la vengeance de
Charlemagne. Le fait historique se trouvant à l'origine de la chanson est beaucoup moins
spectaculaire: l'arrière-garde française avait été attaquée à Roncevaux, le 15 août 778, par des
Basques chrétiens qui en pillèrent les bagages avant de s'enfuir. Il est intéressant toutefois de
constater que les Annales royales ne mentionnent pour l'année 778 qu'une expédition
victorieuse en Espagne, sans faire mention de la moindre défaite. Vingt ans plus tard, une
seconde rédaction parle de l'embuscade sans nommer toutefois une quelconque victime. Ce
n'est qu'en 830 que la Vita Karoli d'Eginhard mentionne parmi les victimes de la «perfidie des
Basques» le sénéchal Eggihard, le comte du palais Anselme et le duc Roland de la Marche de
Bretagne. Si l'existence de Roland n'est pas autrement attestée, les deux premiers personnages
ont eu une existence certaine. C'est d'ailleurs l'épitaphe d'Eggihard qui a permis de dater avec
précision la bataille. Les historiens arabes font également mention de l'événement, mais leur
relation - différente de celle des chroniqueurs francs, car l'expédition franque y est présentée
comme une défaite importante pour Charlemagne - plus tardive (XIIIe siècle), ne fait aucune
allusion à Roland.

Cette sommaire présentation de l'événement tel qu'il apparaît dans les documents de l'époque
conduit à quelques conclusions: loin de s'effacer des mémoires, avec l'écoulement du temps
l'événement gagne en importance avec chaque nouvelle mention. On a vu qu'aucun document
contemporain aux faits présentés ne mentionne Roland et le premier qui le fait le situe à la
dernière place, comme étant le moins important des Francs tombés à Roncevaux. Par rapport
à ces données historiques, la Chanson introduit deux transformations essentielles: les Basques
sont remplacés par les Sarrasins et Roland devient le protagoniste de l'affrontement. Comment
ces transformations se sont-elles produites? Sont-elles le fruit d'une lente évolution au cours
des siècles ou sont-elles issues de l'imagination d'un poète de génie? C'est ici qu'intervient la
délicate question des origines.

On a vu que la Chanson de Roland posait aux savants deux difficultés majeures: comment
expliquer, après les balbutiements d'une littérature dominée par ses modèles latins, la
perfection «soudaine» de cette première geste? Pourquoi n'y
a-t-il aucune trace, avant la fin du XIe siècle, d'événements censés s'être produits trois siècles
plus tôt?

En 1865, sous l'influence d'une conception romantique professée, entre autres, par Herder ou
les frères Grimm, qui affirmait l'existence d'un «génie national des peuples», affirmé dans des
productions anonymes et spontanées, Gaston Paris va formuler la «théorie des cantilènes».
Les événements fondateurs du passé se seraient perpétués dans les mémoires grâce aux
cantilènes, poèmes lyriques anonymes de brèves dimensions, ayant circulé oralement pendant
deux siècles avant d'être «cousus» ensemble à la fin du XIe siècle, pour donner naissance aux
chansons de geste de dimensions assez amples.

Une vingtaine d'années plus tard (1884) l'Italien Pio Rajna montrait les points faibles de la
théorie de G. Paris: les chansons de geste n'ont rien de populaire, au contraire elles exaltent
une idéologie de type féodal et guerrier. En outre, aucune «cantilène» ne nous est parvenue,
alors que l'on peut constater une parenté évidente entre les épopées germaniques et les
chansons de geste françaises. G. Paris devait se rallier au point de vue de Rajna, mais la
théorie comportait bon nombre d'éléments explosifs dans un contexte historique délicat: poser
l'épopée germanique à l'origine des chansons de geste françaises n'était-ce pas nier le «génie
national» à une époque ou le souvenir de la défaite face aux Prussiens était très vif et
douloureux?

Ce fut la trouvaille de génie de Joseph Bédier de faire des chansons de geste une création
entièrement «française». Dans son ouvrage monumental en quatre volumes Les légendes
épiques de la France (1908-1913), l'éminent médiéviste propose la théorie des «routes de
pèlerinage». Remarquant que les chansons de geste se fondent sur des thèmes poétiques plus
que sur des souvenirs historiques, Bédier en vient à affirmer que, loin d'être des créations
populaires spontanées, les épopées médiévales sont l'oeuvre d'auteurs individuels, clercs, donc
professionnels de l'écriture, parfaitement conscients de leur art. À la requête des moines des
couvents qui jalonnaient les routes conduisant aux grands lieux de pèlerinage (Saint-Jacques
de Compostelle, Gellone - aujourd'hui Saint-Guilhem-du-Désert, Vézelay) et se servant de
documents mis à leur disposition, ces clercs ont «créé» de toutes pièces les chansons de geste.
Créations authentiques d'inspiration héroïque, ces oeuvres ne doivent rien à un passé
chimérique. La Chanson de Roland est d'ailleurs l'oeuvre du mystérieux et génial Turoldus,
même si le dernier vers: «Ci falt la geste que Turoldus declinet» est à lui seul une énigme.
Quel sens faut-il donner à «declinet», récite, compose ou met par écrit?

Soutenue par un talent exceptionnel et flattant l'orgueil national humilié après la défaite de
1870, l'hypothèse de Bédier, connue aussi sous le nom de théorie individualiste fait bon
marché de l'oralité, composante fondamentale de tout texte médiéval. C'est pourquoi, dans les
années '20, Ferdinand Lot, d'ailleurs ami de Bédier, prend la relève du «traditionalisme»,
affirmant que le culte des héros épiques dans les sanctuaires situés sur les routes de pèlerinage
est postérieur à l'apparition des chansons de geste: c'est un effet et non l'origine de celles-ci.
Entre temps, des découvertes philologiques de première importance ont reconnu l'existence
d'une tradition orale antérieure à la composition de la plus ancienne chanson de geste. Ainsi
l'étude de Rita Lejeune sur La Naissance du couple littéraire Roland-Olivier, faisant état de
l'existence, au début du XIIe siècle, des couples de frères appelés Olivier et Roland, le
Fragment de La Haye, daté de 980-1030, ou surtout la Nota Emilianense, datant de 1065-
1075, découverte en 1953 par Damaso Alonso et résumant l'épisode de Roncevaux,
témoignent d'une activité poétique antérieure aux premières chansons conservées.

La théorie traditionaliste a trouvé son plus intrépide défenseur en Ramón Menéndez Pidal qui,
dans La Chanson de Roland et la tradition épique des Francs (1960), rappelle que, loin d'être
définitif et intangible sous la plume d'un auteur unique, le texte médiéval n'existe qu'en
«performance», vivant de ses variantes. Même si, pour défendre son hypothèse, Pidal dénigre
l'exceptionnelle variante d'Oxford, sa démarche a le mérite d'insister sur le perpétuel devenir
du texte médiéval.

La Chanson de Roland serait-elle un moment «exceptionnel d'une production poétique


ininterrompue depuis l'événement» (E. Baumgartner, 1988)? C'est dans ce sens que s'orientent
les dernières recherches dans le domaine, depuis le livre capital de Jean Rychner, La Chanson
de geste. Essai sur l'art épique des jongleurs (1955), qui a rappelé la «responsabilité» des
jongleurs dans la genèse, la transmission et le développement du genre. Jospeh Duggan va
même plus loin en appliquant dans The Song of Roland. Formulaic Style and Poetic Craft
(1973) les théories sur la poésie orale de ses compatriotes Milman Parry et Albert Lord. Ces
derniers, en étudiant les procédés utilisés par des chanteurs épiques yougoslaves en arrivent à
conclure que chaque «performance» représente une nouvelle «création» du poème, qui
n'existerait pas vraiment en lui-même. Au moyen de phrases formulaires, qui contiennent des
actions narratives-type des poèmes, les chanteurs populaires recréent sur le vif le récit épique.
La présence du style épique dans les chansons de geste attesterait, selon Duggan, le caractère
oral de ces productions, d'autant plus que le style formulaire, présent dans les chansons les
plus archaïques, s'estompe dans les productions plus tardives. Dans son livre Cercetare de
estetică a oralităţii (1989), Ioan Pânzaru fait la synthèse et en même temps nuance ces théories
de l'oralité, en rappelant que la persistance des marques du style oral dans les versions écrites,
de même que la réalité des variantes (sur les sept manuscrits qui nous restituent La Chanson
de Roland il n'y a pas deux vers qui soient strictement identiques d'un manuscrit à l'autre) et
des remaniements témoignent de l'importance de l'oralité, consubstantielle de l'art épique et
responsable de ses caractéristiques même après sa mise par écrit.

3. Évolution des chansons de geste

L'âge d'or des chansons de geste est à situer, on l'a vu, au XIIe et dans la première moitié du
XIIIe siècle, après quoi leur veine s'épuise, bien que le genre subsiste encore au XIVe siècle.
Les gestes tardives vont subir l'influence du genre déjà dominant du roman. Leur groupement
par cycles, sensible au public de la première moitié du XIIIe siècle, pourrait être perçu comme
un effet de cette influence. Mais le sceau qu'appose le roman aux gestes est visible dans deux
directions notamment. Dans les plus anciennes chansons de geste l'amour n'intervient guère.
Cela ne veut pas dire qu'il soit absent. Il est vrai que Roland mourant se souvient

«De tantes teres cum li bers cunquist

De dulce France, des humes de sun lign,

De Carlemagne, sun seignor, kil nurrit;»

(De tant de terres qu'il a conquises en vaillant chevalier,

de la douce France, des hommes de son lignage,

de Charlemagne, son seigneur, qui l'a formé)

(Laisse CLXXVI)

et n'a aucune pensée pour sa fiancée, la belle Aude, qui d'ailleurs n'apparaîtra dans la chanson
que pour mourir en apprenant la disparition de son fiancé. Ce serait aller trop vite que de
projeter la même «indifférence» du héros à l'amour sur toutes les chansons de geste. Dans la
Prise d'Orange, on voit Guillaume brûler d'amour pour la belle Orable, épouse du roi sarrasin
Thibaut. Conquise avec la cité, elle sera baptisée sous le nom de Guibourc et le couple
Guillaume - Guibourc sera présent dans d'autres chansons du cycle comme un modèle idéal
d'amour conjugal et efficace (rappelons-nous la scène fameuse de la Chanson d'Aliscans, où
après la bataille désastrueuse d'Aliscans, Guillaume, revêtu d'une armure sarrasine, vient
chercher refuge dans sa cité d'Orange et n'y est pas reçu par Guibourc, qui fait semblant de ne
pas reconnaître dans le fuyard son vaillant époux). La très sombre chanson de Raoul de
Cambrai s'éclaire, dans sa deuxième partie, par les amours de Bernier et de la belle Béatrice,
fille de Guerri le Sor, oncle et âme damnée de Raoul. Il faut voir là une influence romanesque.
Mais, à la différence du roman, l'amour n'atteint jamais dans la chanson de geste à la
dimension de principe fondateur. Il n'est jamais la source de la prouesse du guerrier.
Aboutissant toujours au mariage, il traduit plutôt, comme dans le cas de Guillaume, le
fantasme masculin de possession qui confond la femme et le fief.

Une deuxième direction dans laquelle l'influence du roman se fait sentir est le recours au
merveilleux féérique. Un bon exemple dans ce sens serait la chanson de Huon de Bordeaux
(1260-1280), présentant dans le cadre d'un Orient fabuleux les aventures extraordinaires du
héros, qui triomphe d'épreuves multiples à l'aide du «petit roi Aubéron», fils de Jules César et
de la fée Morgue, soeur du roi Arthur. La grande originalité de Huon de Bordeaux réside dans
la combinaison heureuse de la manière épique traditionnelle et des procédés empruntés au
roman breton.

L'abandon du décasyllabe, rythme de prédilection du style épique, au profit de l'alexandrin,


des laisses de plus en plus longues et plus lâches, une narration plus fluide et plus complexe
sont autant d'indices de l'influence que le genre romanesque triomphant exerce sur la chanson
de geste. À la fin du Moyen Âge, les deux genres finiront par se confondre dans les «mises en
prose» qui embrassent également production épique et production romanesque.

Orientations bibliographiques

BÉDIER, Joseph, Les Légendes épiques. Recherches sur la formation des chansons de geste,
4 vol., Paris, Champion, 1908-1913.

BOUTET, Dominique, La Chanson de geste. Forme et signification d'une écriture épique du


Moyen Âge, Paris, PUF, 1993.

COMBARIEU DU GRES, Micheline de, L'Idéal humain et l'expérience morale chez les héros
des chansons de geste, des origines à 1250, 2 vol., Paris - Aix-en-Provence, Champion, 1979.

DUGGAN, Joseph, The «Song of Roland». Formulaic Style and Poetic Craft, Berkeley,
University of California Press, 1973.

DUPARC-QUIOC, Suzanne, Le Cycle de la Croisade, Paris, Champion, 1955.

FRAPPIER, Jean, Les Chansons du cycle de Guillaume d'Orange, 2 vol., Paris, SEDES,
1955-1965.

GRISWALD, Joël H., Archéologie de l'épopée médiévale. Structures trifonctionnelles et


mythes indo-européens dans le cycle des Narbonnais, Paris, Payot, 1981.

GUIDOT, Bernard, Recherches sur la chanson de geste au XIIIe siècle, Presses de l'Université
de Provence, 1984.
LE GENTIL, Pierre, La Chanson de Roland, Paris, Hatier, 1962.

LOT, Ferdinand, Études sur les légendes épiques françaises, Paris, Champion, 1958.

MENÉNDEZ PIDAL, Ramon, La «Chanson de Roland» et la tradition épique des Francs,


Paris, Picard, 1960.

PÂNZARU, Ioan, Cercetare de estetică a oralităţii, Bucureşti, Univers, 1989.

RYCHNER, Jean, La Chanson de geste. Essai sur l'art épique des jongleurs, Genève, Droz,
1955.

SUARD, François, Chanson de geste et tradition épique en France au Moyen Âge, Caen,
Paradigme, 1994.

<<Pagina anterioarã | Home | Despre autor | Pagina urmãtoare>>

© Universitatea din Bucuresti 2003.


No part of this text may be reproduced in any form without written permission of the
University of Bucharest,
except for short quotations with the indication of the website address and the web page.
This book was first published on paper at the Editura Universitatii, under ISBN 973-575-728-
1
Comments to: Mihaela VOICU; Web Design & T
V. LES CHANSONS DE GESTE

À la fin du XIe et dans les premières décennies du XIIe siècle la jeune littérature française se
manifeste dans deux formes éblouissantes: les chansons de geste dans le domaine d'oïl et la
poésie lyrique des troubadours dans le domaine d'oc.

1. Définitions

Poèmes épiques, confirmant le lieu commun selon lequel l'épopée serait la forme de
manifestation la plus archaïque de la littérature, les chansons de geste, dont le nom exprime
aussi bien la thématique que la forme d'expression, sont d'amples productions narratives
chantées qui traitent des hauts faits du passé - geste vient du latin res gestae qui veut dire faits
accomplis, exploits. La plus ancienne de ces chansons - qui est aussi la plus célèbre - la
Chanson de Roland, date très probablement de la dernière décennie du XIe siècle. Dans les
premières années du XIIe siècle on peut situer la Chanson de Guillaume et le fragment de
Gormont et Isembart. La plupart des chansons de geste datent du XIIe et du XIIIe siècle. Leur
veine s'est épuisée au XIVe siècle, mais leur thématique subsiste dans des remaniements et
mises en proses même au XVe siècle.

Le style épique

Le caractère nettement formulaire du style épique, la forte structuration du récit, les motifs
utilisés et sans cesse repris depuis la Chanson de Roland assurent aux chansons de geste une
très forte cohésion formelle. Celle-ci tient tout d'abord à l'emploi d'unités sémantiques
appelées laisses, équivalents approximatifs de la strophe, de longueur inégale, homophones,
assonancées (l'assonance supposant l'identité à la fin du vers de la dernière voyelle accentuée),
chaque laisse étant construite sur la même assonance. Le vers des plus anciennes chansons de
geste est le décasyllabe «a minori», comportant une césure après la quatrième syllabe. Les
formes plus tardives connaissent aussi le vers de douze syllabes de même que l'emploi de la
rime. Le nom même de laisse, dérivé du verbe laissier (du latin laxare), donne, ainsi que le
rappelle M. Zink (1992), une idée de ce que dut être l'esthétique du genre: un texte chanté - ou
plutôt psalmodié - d'un seul élan sans interruption. La fragmentation du récit en laisses répond
sans doute aux exigences de la récitation publique - n'oublions pas que les chansons de geste
étaient chantées-psalmodiées par des jongleurs. Mais certaines modalités de disposition des
laisses - enchaînées, dans lesquelles le premier vers reprend le dernier de la laisse précédente,
ce qui suggère, plus que la liaison, le recommencement, ou similaires, qui reprennent un
même motif ou moment narratif, avec des variations parfois infimes - donnent aux gestes leur
tempo spécifique: une série d'élans successifs, saccadés plutôt qu'enchaînés, chaque nouvel
élan, marqué par une nouvelle assonance, indiquant plutôt la rupture. À cela s'ajoutent la
prédilection pour les phrases courtes, limitées aux dimensions du vers, le goût pour la
parataxe, qui associe les phrases comme des «blocs de pierre», pour reprendre l'heureuse
formule d'E. Auerbach (Mimesis), autant d'obstacles à la fluidité de la narration. Cette
manière originale de configurer la temporalité du récit, fondée sur l'absence de linéarité,
jouant sur la répétition et l'écho, sur les effets de symétrie qui affectent les caractères
également (Roland le preux fidèle s'oppose au traître Ganelon, de même qu'à son «sage» ami
Olivier: «Rollant est proz e Oliver est sage») est une forme de manifestation du «style
formulaire». En effet, le récit épique se fonde sur le retour de certains motifs (revêtement des
armes par le héros, ambassade, combat, poursuite, plainte funèbre, etc) constitués à l'aide des
«formules», c'est-à-dire de certains «noyaux lexicaux et sémantiques» (E. Baumgartner,
Histoire de la Littérature Française. Moyen Âge, 1988). Ce style permettait sans doute aux
jongleurs d'improviser sur un canevas donné pour pallier à des trous de mémoires. Mais il
n'assigne pas moins au genre une dimension d'oralité, caractéristique essentielle du genre, à
laquelle contribuent amplement les formules censées maintenir le lien avec le public du type
«Oez, seignurs!», dimension subsistante même dans la forme écrite de la chanson.

Thématique
Les chansons de geste traitent, on l'a vu, des hauts faits du passé. Ces faits de prouesse se
situent presque sans exception à l'époque carolingienne, au temps de Charlemagne et de ses
premiers descendants. L'empereur à la barbe fleurie, siégeant en majesté sous un pin, entouré
de ses illustres guerriers, tel que nous le présente la laisse VIII de la Chanson de Roland, est la
figure de proue de l'univers épique des chansons de geste. Ses campagnes en faveur de la
chrétienté, mais notamment le combat sans merci livré aux Sarrasins d'Espagne, exprime le
thème majeur du genre: la lutte entre le bien et le mal, entre les félons païens et les chevaliers
chrétiens qui ont toujours le droit pour eux («Païen unt tort e chrestiens unt dreit», Chanson de
Roland, v. 1015).

Très vite, l'ensemble de la production épique a été réparti en trois «gestes» ou cycles. Déjà au
début du XIIIe siècle, l'auteur de la chanson de Girart de Vienne distinguait entre la Geste du
Roi (cycle de Charlemagne), celle de Garin de Monglane (cycle de Guillaume d'Orange) et
celle de Doon de Mayence (cycle des barons révoltés):

«N'ot que trois gestes en France la garnie:

Du roi de France est la plus seignorie,

Et l'autre aprés, bien est droit que gel die,

Est de Doon a la barbe florie...

La tierce geste, qui molt fait a proisier,

Fu de Garin de Monglane le fier.»

(Il n'y a que trois gestes dans la riche France:

la plus haute est celle du roi de France;

la suivante - il est bien juste que je le dise -

est celle de Doon à la barbe blanche...

La troisième geste, très digne d'estime,

est celle de Garin de Monglane, le fier).

La mise en cycle est un processus courant au XIIIe siècle, connu aussi par le roman (v. ch.
VII). Les cycles épiques ont dû se former à partir d'un premier texte noyau: la Chanson de
Roland pour le cycle du Roi, la Chanson de Guillaume pour la geste de Garin de Monglane, à
partir de laquelle on a développé la matière épique «en amont», racontant les enfances du
héros, voire l'histoire de ses parents et aïeuls, et «en aval», inventant d'autres et d'autres
exploits guerriers, jusqu'à sa vieillesse et à sa mort.

La Geste du Roi a donc eu pour noyau la Chanson de Roland, la plus ancienne et la plus
illustre des chansons de geste. À partir de celle-ci et compte tenu déjà du rôle de défenseur de
la chrétienté joué par Charlemagne, dont l'intervention est décisive pour la victoire des forces
du bien contre les Sarrasins, va se former le cycle du roi, de composition assez lâche, autour
des diverses campagnes menées par l'empereur: en Italie (Aspremont, Fierabras, fin du XIIe
siècle), contre les Saxons (Chanson des Saisnes de Jean Bodel, autour de 1200), ou encore en
Espagne (Otinel, Anseïs de Carthage). À ces chansons inspirées par des campagnes réelles
s'ajoute un texte assez singulier et fantaisiste, le Voyage de Charlemagne à Jérusalem et à
Constantinople (début du XIIe siècle), qui multiplie les miracles sur le passage de l'empereur
et le fait triompher à Constantinople sur le fictif empereur Hugon. Tirant en fait son unité de
la personne de Charlemagne, le cycle va remonter aux enfances du héros (Mainet, seconde
moitié du XIIe siècle) et à l'histoire de sa mère (Berte aus grans piés, oeuvre tardive, de la fin
du XIIIe siècle). Moins répandu en langue d'oc, le cycle y est représenté par l'émouvante
chanson de Ronsavals (fin du XIIIe siècle), inspirée par la Chanson de Roland mais réduite à
l'épisode de la bataille de Roncevaux.

La Geste de Garin de Monglane est celle dont le caractère cyclique est le plus accusé. Là
encore la matière épique s'organise à partir d'un texte-noyau, la Chanson de Guillaume
(premières années du XIIe siècle), autour de la personnalité et des exploits de Guillaume
d'Orange, dit aussi «au corb nés» ou «cort nés», personnage réel, investi par Charlemagne du
comté de Toulouse, ayant mené plusieurs campagnes contre les Sarrasins d'Espagne et fondé
l'abbaye de Saint-Guilhem-du-Désert. Les vingt-quatre chansons qui composent le cycle -
relevant plus que les autres de l'idéologie de la croisade - reconstituent non seulement
l'histoire du protagoniste, depuis son enfance jusqu'à sa mort, mais aussi celle de son lignage.
Grand-père de Guillaume, Garin de Monglane, «chasse» ses quatre fils, les obligeant à se
tailler un fief et à gagner une renommée en combattant les païens. Tradition familiale
respectée par Aymeri de Narbonne, père de Guillaume et héros de la chanson homonyme, et
surtout par Guillaume lui-même. Assurant, par sa prouesse, le trône de Louis, fils de
Charlemagne, contre des traîtres usurpateurs (Le Couronnement de Louis), Guillaume est
pourtant «oublié» par son maître lors de la distribution des fiefs. Reprochant à Louis son
ingratitude mais ne voulant en rien diminuer son pouvoir, Guillaume jure de ne devoir ses
fiefs qu'à sa seule prouesse contre les Sarrasins. Il va s'emparer de Nîmes par une ruse qui
rappelle celle du cheval de Troie (Le Charroî de Nîmes), il va conquérir de haute lutte la riche
cité d'Orange (La prise d'Orange) et du même coup la princesse sarrasine Orable, qu'il
épousera après que celle-ci aura adopté la foi chrétienne avec le nom de Guibourc. Comme
Charlemagne est l'oncle de Roland, Guillaume a lui aussi un neveu, Vivien. À son
adoubement, le nouveau chevalier avait fait serment de ne jamais reculer, même d'un pas,
devant les Sarrasins. Dans la plaine de Larchamp - Aliscans dans la chanson homonyme -,
Vivien aura l'occasion de respecter son voeu: il sera dernier survivant du camp chrétien.
Arrivé trop tard pour le sauver, Guillaume le vengera en écrasant les Sarrasins (La Chanson
de Guillaume, Aliscans, La Chevalerie Vivien). Après la mort de Guibourc, le héros se retire
dans une abbaye, d'où il est pourtant tiré pour un dernier combat contre le géant Ysoré (Le
Moniage Guillaume). Dominé par le thème de l'honneur familial et par la forte personnalité de
Guillaume, ce deuxième cycle se distingue du premier par une perspective différente sur le
royauté et sur le rapport vassal - suzerain. Dans le cycle du roi, Charlemagne représente le
type du suzerain sage et juste, champion de la chrétienté, et Roland, son neveu, incarne le
vassal parfait, fidèle jusqu'à la mort à son Dieu et à son empereur. C'est ce qui explique la
«réhabiliation» - unique en son genre - de la démesure de Roland. Le concept désigne un
excès, toujours condamnable selon la mentalité médiévale, car exprimant une rupture d'ordre.
Si la démesure de Roland est récupérée en apothéose, c'est que le seul «défaut» du
protagoniste se traduit en un excès de fidélité: vis-à-vis «des homes de sun lign, de
Carlemagne, sun seignor kil nurrit» (Laisse CLXXVI), vis-à-vis de Dieu qu'il ne cesse de
prier et à qui, au moment suprême, il rend le gant-fief en un geste de suprême hommage. Si
orgueilleux qu'il soit, Roland n'agit jamais pour son propre compte, pour sa gloire
personnelle:

«Pur sun seignor deit hom susfrir granz mals

E endurer e forz freiz et granz chalz,

Sin deit hom perdre del sanc e de la char».

(Pour son seigneur le vassal doit supporter de grandes souffrances,


endurer des froids rigoureux et des

chaleurs brûlantes, perdre pour lui et son sang et sa chair)

(Laisse LXXXVIII).

Guillaume n'est pas moins fidèle: il rejette avec indignation la réparation que le roi ingrat lui
propose, car il ne veut pas que son souverain s'appauvrisse à cause de lui. Mais il lui reproche
son oubli. La relation vassal - suzerain est nettement moins idéale que dans le cycle du roi.

Elle se détériore irrémédiablement dans la Geste des barons révoltés, dont les chansons sont
les plus disparates et qui ne tire son unité que du thème de la révolte du vassal contre son
suzerain. La plus ancienne chanson du cycle, dont seul un fragment nous est parvenu, raconte
la révolte du rénégat Isembart qui aide le païen Gormont contre le roi Louis (Gormont et
Isembart). Les chansons du cycle semblent se conformer à un schéma unique: le roi ou son
entourage se rendent coupables d'une grave injustice vis-à-vis d'un vassal. Celui-ci ne réagit
pas d'abord, mais une deuxième faute du souverain, beaucoup plus légère, entraîne une
réaction démesurée du vassal, qui recourt à la violence pour se venger. Girart de Roussillon
fera la guerre à son empereur, qui lui avait pris sa fiancée (Girart de Roussillon). Ogier le
Danois veut venger son fils tué par celui de Charlemagne (La Chevalerie Ogier). La plus
connue chanson de ce cycle, Raoul de Cambrai, raconte la lutte sanglante qui oppose le héros
à son ancien écuyer, Bernier, et au lignage de ce dernier. Là encore, la responsabilité de cette
rivalité féodale qui dégénère en vendetta familiale, achevée dans la démence et le blasphème,
revient au roi. Les chansons du «cycle des Lorrains» (Garin le Lorrain et Gerbert de Metz)
racontent elles aussi les guerres que se livrent les clans rivaux des Lorrains et des Bordelais,
avec la complicité du roi Pépin. Dominée par la trahison et la violence, la geste des barons
révoltés, tout en présentant la révolte du vassal d'un oeil apparemment complaisant, veut
plutôt plaider en faveur d'un pouvoir royal fort, seul en mesure de mettre fin aux guerres
privées entre clans.
À côté de ces trois cycles, sous l'impulsion des événements, on voit apparaître au XIIe siècle
le groupe des «chansons de la croisade». La première croisade et la conquête de Jérusalem,
avec leur fort impact sur les esprits, sont aussi à l'origine de la Chanson d'Antioche (vers
1180) et de la Conquête de Jérusalem. Inspirées par un passé récent et relevant directement de
l'idéologie de la croisade, ces chansons, qui ont pour figure centrale le premier roi latin de
Jérusalem, Godefroi de Bouillon, et ses compagnons offrent un mélange original de style
épique et de présentation assez fidèle des événements historiques. Une autre «croisade», celle
menée contre les cathares, va inspirer la Chanson de la croisade albigeoise (première moitié
du XIIIe siècle). Commencée par Guillaume de Tudèle et continuée par un poète anonyme,
elle a une incontestable valeur documentaire, déplorant dans sa deuxième partie la destruction
de la brillante civilisation occitane.

2. Le «silence des siècles» et la question des origines

La plus ancienne des chansons de geste, la Chanson de Roland (4002 vers dans le manuscrit
d'Oxford, répartis en 291 laisses) pose une triple énigme. Témoignant d'une perfection
formelle qui va inspirer les autres chansons, elle traite d'événements passés trois siècles plus
tôt et relève nettement d'une idéologie de la croisade, plus particulièrement de la Reconquista.
Cette triple énigme a soulevé de nombreux points d'interrogation. En effet, toutes les
chansons de geste, sans exception, traitent d'événements qui datent de l'époque carolingienne,
plus précisément des VIIIe et IXe siècles, mais le manuscrit le plus ancien de la Chanson de
Roland de la Bibliothèque Bodléienne d'Oxford ne peut être antérieur à la dernière décennie
du XIe siècle (ni postérieur d'ailleurs, vu l'extrême popularité de l'oeuvre dès les premières
années du XIIe siècle). On ne peut encore manquer de constater que les gestes transposent
dans le contexte carolingien des réalités féodales et politiques bien plus tardives. Le discours
sur les devoirs et responsabilités du roi au début du Couronnement Louis (première moitié du
XIIe siècle) est plutôt un écho du conflit qui oppose les rois capétiens, désireux d'affermir leur
pouvoir, aux grands féodaux. Comment expliquer cet écart chronologique, compte tenu aussi
de la perfection d'écriture de la plus ancienne chanson, qui semble exclure les balbutiements
et hésitations inhérents aux débuts? Comment combler le «silence des siècles»? Ou, plutôt,
comment le faire «parler»? C'est ce à quoi pourrait nous aider l'exemple de la Chanson de
Roland.

L'oeuvre raconte comment, au retour d'une expédition victorieuse en Espagne, l'arrière-garde


des Francs, sous la commande de Roland, neveu de l'empereur, est écrasée par une armée
sarrasine dix fois plus nombreuse dans le défilé de Roncevaux, suite à la trahison de Ganelon,
parâtre du même Roland. Tous les Français y trouveront la mort, Roland le dernier, non pas
touché par l'ennemi, mais à force d'avoir soufflé du cor pour appeler la vengeance de
Charlemagne. Le fait historique se trouvant à l'origine de la chanson est beaucoup moins
spectaculaire: l'arrière-garde française avait été attaquée à Roncevaux, le 15 août 778, par des
Basques chrétiens qui en pillèrent les bagages avant de s'enfuir. Il est intéressant toutefois de
constater que les Annales royales ne mentionnent pour l'année 778 qu'une expédition
victorieuse en Espagne, sans faire mention de la moindre défaite. Vingt ans plus tard, une
seconde rédaction parle de l'embuscade sans nommer toutefois une quelconque victime. Ce
n'est qu'en 830 que la Vita Karoli d'Eginhard mentionne parmi les victimes de la «perfidie des
Basques» le sénéchal Eggihard, le comte du palais Anselme et le duc Roland de la Marche de
Bretagne. Si l'existence de Roland n'est pas autrement attestée, les deux premiers personnages
ont eu une existence certaine. C'est d'ailleurs l'épitaphe d'Eggihard qui a permis de dater avec
précision la bataille. Les historiens arabes font également mention de l'événement, mais leur
relation - différente de celle des chroniqueurs francs, car l'expédition franque y est présentée
comme une défaite importante pour Charlemagne - plus tardive (XIIIe siècle), ne fait aucune
allusion à Roland.

Cette sommaire présentation de l'événement tel qu'il apparaît dans les documents de l'époque
conduit à quelques conclusions: loin de s'effacer des mémoires, avec l'écoulement du temps
l'événement gagne en importance avec chaque nouvelle mention. On a vu qu'aucun document
contemporain aux faits présentés ne mentionne Roland et le premier qui le fait le situe à la
dernière place, comme étant le moins important des Francs tombés à Roncevaux. Par rapport
à ces données historiques, la Chanson introduit deux transformations essentielles: les Basques
sont remplacés par les Sarrasins et Roland devient le protagoniste de l'affrontement. Comment
ces transformations se sont-elles produites? Sont-elles le fruit d'une lente évolution au cours
des siècles ou sont-elles issues de l'imagination d'un poète de génie? C'est ici qu'intervient la
délicate question des origines.

On a vu que la Chanson de Roland posait aux savants deux difficultés majeures: comment
expliquer, après les balbutiements d'une littérature dominée par ses modèles latins, la
perfection «soudaine» de cette première geste? Pourquoi n'y
a-t-il aucune trace, avant la fin du XIe siècle, d'événements censés s'être produits trois siècles
plus tôt?

En 1865, sous l'influence d'une conception romantique professée, entre autres, par Herder ou
les frères Grimm, qui affirmait l'existence d'un «génie national des peuples», affirmé dans des
productions anonymes et spontanées, Gaston Paris va formuler la «théorie des cantilènes».
Les événements fondateurs du passé se seraient perpétués dans les mémoires grâce aux
cantilènes, poèmes lyriques anonymes de brèves dimensions, ayant circulé oralement pendant
deux siècles avant d'être «cousus» ensemble à la fin du XIe siècle, pour donner naissance aux
chansons de geste de dimensions assez amples.

Une vingtaine d'années plus tard (1884) l'Italien Pio Rajna montrait les points faibles de la
théorie de G. Paris: les chansons de geste n'ont rien de populaire, au contraire elles exaltent
une idéologie de type féodal et guerrier. En outre, aucune «cantilène» ne nous est parvenue,
alors que l'on peut constater une parenté évidente entre les épopées germaniques et les
chansons de geste françaises. G. Paris devait se rallier au point de vue de Rajna, mais la
théorie comportait bon nombre d'éléments explosifs dans un contexte historique délicat: poser
l'épopée germanique à l'origine des chansons de geste françaises n'était-ce pas nier le «génie
national» à une époque ou le souvenir de la défaite face aux Prussiens était très vif et
douloureux?

Ce fut la trouvaille de génie de Joseph Bédier de faire des chansons de geste une création
entièrement «française». Dans son ouvrage monumental en quatre volumes Les légendes
épiques de la France (1908-1913), l'éminent médiéviste propose la théorie des «routes de
pèlerinage». Remarquant que les chansons de geste se fondent sur des thèmes poétiques plus
que sur des souvenirs historiques, Bédier en vient à affirmer que, loin d'être des créations
populaires spontanées, les épopées médiévales sont l'oeuvre d'auteurs individuels, clercs, donc
professionnels de l'écriture, parfaitement conscients de leur art. À la requête des moines des
couvents qui jalonnaient les routes conduisant aux grands lieux de pèlerinage (Saint-Jacques
de Compostelle, Gellone - aujourd'hui Saint-Guilhem-du-Désert, Vézelay) et se servant de
documents mis à leur disposition, ces clercs ont «créé» de toutes pièces les chansons de geste.
Créations authentiques d'inspiration héroïque, ces oeuvres ne doivent rien à un passé
chimérique. La Chanson de Roland est d'ailleurs l'oeuvre du mystérieux et génial Turoldus,
même si le dernier vers: «Ci falt la geste que Turoldus declinet» est à lui seul une énigme.
Quel sens faut-il donner à «declinet», récite, compose ou met par écrit?

Soutenue par un talent exceptionnel et flattant l'orgueil national humilié après la défaite de
1870, l'hypothèse de Bédier, connue aussi sous le nom de théorie individualiste fait bon
marché de l'oralité, composante fondamentale de tout texte médiéval. C'est pourquoi, dans les
années '20, Ferdinand Lot, d'ailleurs ami de Bédier, prend la relève du «traditionalisme»,
affirmant que le culte des héros épiques dans les sanctuaires situés sur les routes de pèlerinage
est postérieur à l'apparition des chansons de geste: c'est un effet et non l'origine de celles-ci.
Entre temps, des découvertes philologiques de première importance ont reconnu l'existence
d'une tradition orale antérieure à la composition de la plus ancienne chanson de geste. Ainsi
l'étude de Rita Lejeune sur La Naissance du couple littéraire Roland-Olivier, faisant état de
l'existence, au début du XIIe siècle, des couples de frères appelés Olivier et Roland, le
Fragment de La Haye, daté de 980-1030, ou surtout la Nota Emilianense, datant de 1065-
1075, découverte en 1953 par Damaso Alonso et résumant l'épisode de Roncevaux,
témoignent d'une activité poétique antérieure aux premières chansons conservées.

La théorie traditionaliste a trouvé son plus intrépide défenseur en Ramón Menéndez Pidal qui,
dans La Chanson de Roland et la tradition épique des Francs (1960), rappelle que, loin d'être
définitif et intangible sous la plume d'un auteur unique, le texte médiéval n'existe qu'en
«performance», vivant de ses variantes. Même si, pour défendre son hypothèse, Pidal dénigre
l'exceptionnelle variante d'Oxford, sa démarche a le mérite d'insister sur le perpétuel devenir
du texte médiéval.

La Chanson de Roland serait-elle un moment «exceptionnel d'une production poétique


ininterrompue depuis l'événement» (E. Baumgartner, 1988)? C'est dans ce sens que s'orientent
les dernières recherches dans le domaine, depuis le livre capital de Jean Rychner, La Chanson
de geste. Essai sur l'art épique des jongleurs (1955), qui a rappelé la «responsabilité» des
jongleurs dans la genèse, la transmission et le développement du genre. Jospeh Duggan va
même plus loin en appliquant dans The Song of Roland. Formulaic Style and Poetic Craft
(1973) les théories sur la poésie orale de ses compatriotes Milman Parry et Albert Lord. Ces
derniers, en étudiant les procédés utilisés par des chanteurs épiques yougoslaves en arrivent à
conclure que chaque «performance» représente une nouvelle «création» du poème, qui
n'existerait pas vraiment en lui-même. Au moyen de phrases formulaires, qui contiennent des
actions narratives-type des poèmes, les chanteurs populaires recréent sur le vif le récit épique.
La présence du style épique dans les chansons de geste attesterait, selon Duggan, le caractère
oral de ces productions, d'autant plus que le style formulaire, présent dans les chansons les
plus archaïques, s'estompe dans les productions plus tardives. Dans son livre Cercetare de
estetică a oralităţii (1989), Ioan Pânzaru fait la synthèse et en même temps nuance ces théories
de l'oralité, en rappelant que la persistance des marques du style oral dans les versions écrites,
de même que la réalité des variantes (sur les sept manuscrits qui nous restituent La Chanson
de Roland il n'y a pas deux vers qui soient strictement identiques d'un manuscrit à l'autre) et
des remaniements témoignent de l'importance de l'oralité, consubstantielle de l'art épique et
responsable de ses caractéristiques même après sa mise par écrit.

3. Évolution des chansons de geste

L'âge d'or des chansons de geste est à situer, on l'a vu, au XIIe et dans la première moitié du
XIIIe siècle, après quoi leur veine s'épuise, bien que le genre subsiste encore au XIVe siècle.
Les gestes tardives vont subir l'influence du genre déjà dominant du roman. Leur groupement
par cycles, sensible au public de la première moitié du XIIIe siècle, pourrait être perçu comme
un effet de cette influence. Mais le sceau qu'appose le roman aux gestes est visible dans deux
directions notamment. Dans les plus anciennes chansons de geste l'amour n'intervient guère.
Cela ne veut pas dire qu'il soit absent. Il est vrai que Roland mourant se souvient

«De tantes teres cum li bers cunquist

De dulce France, des humes de sun lign,

De Carlemagne, sun seignor, kil nurrit;»

(De tant de terres qu'il a conquises en vaillant chevalier,

de la douce France, des hommes de son lignage,

de Charlemagne, son seigneur, qui l'a formé)

(Laisse CLXXVI)

et n'a aucune pensée pour sa fiancée, la belle Aude, qui d'ailleurs n'apparaîtra dans la chanson
que pour mourir en apprenant la disparition de son fiancé. Ce serait aller trop vite que de
projeter la même «indifférence» du héros à l'amour sur toutes les chansons de geste. Dans la
Prise d'Orange, on voit Guillaume brûler d'amour pour la belle Orable, épouse du roi sarrasin
Thibaut. Conquise avec la cité, elle sera baptisée sous le nom de Guibourc et le couple
Guillaume - Guibourc sera présent dans d'autres chansons du cycle comme un modèle idéal
d'amour conjugal et efficace (rappelons-nous la scène fameuse de la Chanson d'Aliscans, où
après la bataille désastrueuse d'Aliscans, Guillaume, revêtu d'une armure sarrasine, vient
chercher refuge dans sa cité d'Orange et n'y est pas reçu par Guibourc, qui fait semblant de ne
pas reconnaître dans le fuyard son vaillant époux). La très sombre chanson de Raoul de
Cambrai s'éclaire, dans sa deuxième partie, par les amours de Bernier et de la belle Béatrice,
fille de Guerri le Sor, oncle et âme damnée de Raoul. Il faut voir là une influence romanesque.
Mais, à la différence du roman, l'amour n'atteint jamais dans la chanson de geste à la
dimension de principe fondateur. Il n'est jamais la source de la prouesse du guerrier.
Aboutissant toujours au mariage, il traduit plutôt, comme dans le cas de Guillaume, le
fantasme masculin de possession qui confond la femme et le fief.

Une deuxième direction dans laquelle l'influence du roman se fait sentir est le recours au
merveilleux féérique. Un bon exemple dans ce sens serait la chanson de Huon de Bordeaux
(1260-1280), présentant dans le cadre d'un Orient fabuleux les aventures extraordinaires du
héros, qui triomphe d'épreuves multiples à l'aide du «petit roi Aubéron», fils de Jules César et
de la fée Morgue, soeur du roi Arthur. La grande originalité de Huon de Bordeaux réside dans
la combinaison heureuse de la manière épique traditionnelle et des procédés empruntés au
roman breton.

L'abandon du décasyllabe, rythme de prédilection du style épique, au profit de l'alexandrin,


des laisses de plus en plus longues et plus lâches, une narration plus fluide et plus complexe
sont autant d'indices de l'influence que le genre romanesque triomphant exerce sur la chanson
de geste. À la fin du Moyen Âge, les deux genres finiront par se confondre dans les «mises en
prose» qui embrassent également production épique et production romanesque.

Orientations bibliographiques

BÉDIER, Joseph, Les Légendes épiques. Recherches sur la formation des chansons de geste,
4 vol., Paris, Champion, 1908-1913.

BOUTET, Dominique, La Chanson de geste. Forme et signification d'une écriture épique du


Moyen Âge, Paris, PUF, 1993.

COMBARIEU DU GRES, Micheline de, L'Idéal humain et l'expérience morale chez les héros
des chansons de geste, des origines à 1250, 2 vol., Paris - Aix-en-Provence, Champion, 1979.

DUGGAN, Joseph, The «Song of Roland». Formulaic Style and Poetic Craft, Berkeley,
University of California Press, 1973.

DUPARC-QUIOC, Suzanne, Le Cycle de la Croisade, Paris, Champion, 1955.

FRAPPIER, Jean, Les Chansons du cycle de Guillaume d'Orange, 2 vol., Paris, SEDES,
1955-1965.

GRISWALD, Joël H., Archéologie de l'épopée médiévale. Structures trifonctionnelles et


mythes indo-européens dans le cycle des Narbonnais, Paris, Payot, 1981.

GUIDOT, Bernard, Recherches sur la chanson de geste au XIIIe siècle, Presses de l'Université
de Provence, 1984.

LE GENTIL, Pierre, La Chanson de Roland, Paris, Hatier, 1962.

LOT, Ferdinand, Études sur les légendes épiques françaises, Paris, Champion, 1958.
MENÉNDEZ PIDAL, Ramon, La «Chanson de Roland» et la tradition épique des Francs,
Paris, Picard, 1960.

PÂNZARU, Ioan, Cercetare de estetică a oralităţii, Bucureşti, Univers, 1989.

RYCHNER, Jean, La Chanson de geste. Essai sur l'art épique des jongleurs, Genève, Droz,
1955.

SUARD, François, Chanson de geste et tradition épique en France au Moyen Âge, Caen,
Paradigme, 1994.

<<Pagina anterioarã | Home | Despre autor | Pagina urmãtoare>>

© Universitatea din Bucuresti 2003.


No part of this text may be reproduced in any form without written permission of the
University of Bucharest,
except for short quotations with the indication of the website address and the web page.
This book was first published on paper at the Editura Universitatii, under ISBN 973-575-728-
1
Comments to: Mihaela VOICU; Web Design & T
V. LE GRAND CHANT COURTOIS (XIIe-XIIIe SIÈCLES)

Un lieu commun veut qu'à l'aube de toute littérature il y ait, à côté des poèmes épiques
qui exaltent la prouesse, un lyrisme populaire, souvent «féminin», qui chante un amour simple
et spontané. La littérature française fait sur ce point exception, car le lyrisme qui surgit
brusquement dans les premières années du XIIe siècle au Midi de la France, en pays d'oc, n'a
rien de populaire mais, au contraire, est très élaboré, raffiné, expression poétique ritualisée
d'un art d'aimer propre à une élite. Le premier poète qui ait cultivé cette nouvelle forme du
lyrisme Guillaume IX, duc d'Aquitaine et comte de Poitiers (1071-1127), est lui-même un très
grand seigneur, plus riche et puissant que le roi de France. Onze poèmes nous sont parvenus
de lui, qui contiennent déjà les principales directions dans lesquelles va évoluer ce lyrisme:
six de ces pièces sont d'inspiration comique, voire obscènes; une autre est une «chanson de
pénitence», adieu mélancolique au monde et à la chevalerie; quatre poèmes, enfin, sont d'un
ton très différent, célébrant un amour tendre, patient et soumis pour une dame (domna) dont le
poète se proclame le «vassal». C'est cette dernière direction qui sera cultivée par les émules de
Guillaume, les troubadours, imités à leur tour à partir de la moitié du XIIe siècle par les poètes
du Nord de la France, les trouvères. Le nom de troubadour dérive du verbe trobar (trovar).
Issu du latin tropare, composer des tropes, c'est-à-dire des pièces chantées, destinées à orner la
liturgie, le terme met en évidence le mode d'être de cette poésie, inséparable du chant. Mais
trobar arrive à désigner l'activité poétique elle-même, dans le sens d'inventer, créer. Le
troubadour sera en effet l'inventeur, le créateur de la musique et des vers, des motz e'l so, qui
doivent être absolument originaux.
1. Origines

Ce brusque surgissement dans une forme si élaborée d'une poésie en langue vernaculaire
pose le problème épineux des origines. La thèse romantique de Gaston Paris qui rattachait le
lyrisme occitan à une poésie «populaire», chantée par les femmes et célébrant les fêtes de mai
notamment, ne tient pas compte du caractère sophistiqué, voire élitiste de cette poésie qui
procède d'une voix masculine et propose une forme d'aimer inaccessible au commun.

Sa forme élaborée a déterminé un rapprochement de la poésie médio-latine de cour,


pratiquée dès le VIe siècle par l'évêque de Poitiers Venance Fortunat et cultivée au temps de
Guillaume IX par les clercs vagants. Il est vrai que cette poésie, riche en influences
ovidiennes, présentes également chez les troubadours et les trouvères, célèbre parfois la vertu
des nobles dames. Mais le ton (souvent moqueur), l'aire géographique (développée autour des
écoles de Chartres et d'Angers cette poésie médio-latine est trop au nord pour influencer la
poésie en langue d'oc) et surtout la technique (elle est récitée et non chantée) sont autant
d'arguments s'opposant à cette thèse.

L'hypothèse arabo-andaloue semble avoir plus de consistance. Les contacts étaient


indéniables, à travers l'Espagne, entre la civilisation romane chrétienne et le monde islamique.
Dès le début du XIe siècle, des poètes arabes d'Espagne cultivent une poésie chantant un
amour odhrite, amour idéalisé présentant nombre d'analogies avec l'amour chanté par les
troubadours: femmes tyranniques, jaloux qu'il faut éviter, amour-souffrance pouvant conduire
à la mort. Les ressemblances entre la forme strophique «zadjalesque» cultivée par les poètes
arabes et celle que l'on retrouve chez les premiers troubadours constituent l'argument le plus
fort de cette hypothèse. Il faut se demander toutefois pourquoi la poésie des troubadours surgit
au nord et non au sud des Pyrénées (les poètes castillans et catalans vont s'inspirer de leurs
voisins troubadours).

Si aucune hypothèse n'est pleinement satisfaisante, il n'est pas moins vrai que cette
poésie apparaît dès le début comme une poésie de cour, dans une région - le sud de la France -
qui avait développé une forme de civilisation originale s'appuyant sur des traditions urbaines
anciennes: les relations féodales y étaient plus souples qu'au nord, les moeurs y étaient plus
libres, enfin la vie de cour y était plus brillante et le rôle des femmes plus important, dans la
société artistocratique au moins. Cet univers courtois va se forger aussi une poésie qui célèbre
une nouvelle conception de l'amour, la fin'amors ou amour vrai, authentique.

2. Un chant qui vient du coeur

«Amour porté à son plus haut degré de perfection» (E. Baumgartner, 1988), la fin'amors
est un alliage complexe. Le sentiment exprime d'abord un certain idéal de société, la société
de cour, où est exigée la noblesse du coeur sinon de naissance, la libéralité, un certain savoir-
vivre fait de politesse, de distinction, d'élégance - y compris vestimentaire -, d'aisance dans la
conversation.

Mais la fin'amors se rattache essentiellement à un art d'aimer, dont le Tractatus de


Amore (Traité sur l'amour), composé par André le Chapelain en 1184 à la cour de Champagne
représente la codification tardive. La grande originalité de cet art d'aimer, c'est de transposer
les réalités du service vassalique dans le registre amoureux. Le poète-amant se met au service
de la dame, présentée comme étant d'un rang supérieur au sien. La femme occupe la place
essentielle: elle est, en effet dame, domna, au sens féodal, c'est-à-dire domina, et le poète
amoureux est son vassal. Mais elle est aussi épouse du dominus, obligatoirement mariée à un
autre: il n'y a de fin'amors qu'adultère, le «contrat» du mariage, avec les devoirs réciproques
qu'il suppose/impose aux époux, supprimant l'idée de liberté, définitoire de cet amour. Cette
situation particulière exige, chez le poète-amant, la présence de plusieurs qualités réunies. Par
son service fait d'obéissance et d'humilité (humiltat), de discrétion par peur des lauzengiers
(médisants) qui pourraient compromettre la bonne renommée de la dame - d'où l'exigence de
la loi du bien celar (secret) et la nécessité d'employer un senhal ou pseudonyme pour désigner
la dame - de générosité (largueza), qui est refus de toute forme de possession, y compris de la
possession de l'aimée, toujours libre d'accorder ou non ses faveurs, de disponibilité à l'amour
(joven), de mezura (maîtrise de soi, équilibre entre raison et passion, mais surtout entre joy et
dolor, les états extrêmes qu'éprouve l'amoureux), de longue patience, au bout de multiples
épreuves, dont l'asag, épreuve de chasteté, est peut-être la suprême, le fin'amant peut espérer
recevoir la merce (bienveillance mais aussi miséricorde de la dame) et goûter enfin la joie
(joy), terme dont le sens est beaucoup plus complexe que dans la langue actuelle et qui
désigne l'exaltation de l'énergie vitale. Il pourra alors faire son salut et chanter avec le premier
troubadour:

«Totz lo joys del mund es nos

Dompna, s'amduy nos amam»

(Toute la joie du monde est à nous,

ô Dame, si tous deux nous nous aimons).

Avant d'aller plus loin, il convient de dissiper deux malentendus. À partir de cette image
idéalisée de la dame, une certaine conception romantique fait de l'amour troubadouresque une
relation platonique. Rien de plus faux. Ce qui est vrai, c'est que, plus que l'amour pour une
femme «réelle», le troubadour chante l'amour de l'amour, amour qui se confond avec le désir.
Comme l'assouvissement risque d'apaiser le désir, de l'annuler, il importe que ce désir soit
difficilement assouvi: la dame doit être non pas inaccessible mais difficilement accessible,
d'où la nécessité de l'obstacle, extérieur - le gilos, le mari - mais surtout intérieur, cet amor de
lonh (amour lointain) chanté par Jaufré Rudel. C'est là le vrai sens de l'asag, supposant que les
amants gisent nus l'un à côté de l'autre sans que la relation soit consommée, mais «le fait»
n'est pas exclu, il est toujours espéré, parfois même obtenu et porteur de joie. Celle-ci n'est
toutefois jamais définitive, elle peut toujours être remise en question, comme le rappelle
Jaufré Rudel:

«Iratz e gauzenz m'en partray,

S'ieu ja la vey, l'amor de lonh:

Mas non sai quoras la veyrai,

Car trop son nostras terras lonh;»

(Triste et joyeux m'en séparerai,

si jamais je le vois, cet amour lointain:

mais je ne sais quand je le verrai

car nos pays sont trop lointains).

La deuxième erreur à éviter serait de confondre la fiction poétique avec la réalité socio-
historique. La fin'amors est, si l'on veut, un jeu compensatoire pour une réalité déceptive qui
réduit la femme à un statut résolument inférieur à celui de l'homme. Il n'est pas moins vrai
qu'à la longue ce «jeu» de l'amour courtois - jeu masculin, dont la femme est l'objet non le
sujet - est arrivé à modifier les sensibilités et les comportements. Comme le rappelle
judicieusement G. Duby (Histoire des Femmes. 2. Le Moyen Âge), le modèle courtois,
diffusé dans tout l'Occident médiéval, a contribué à la promotion de la condition féminine.
L'homme apprend que sa compagne n'est pas seulement un corps dont on s'empare comme
d'une proie, pour en jouir ou assurer une descendance, mais qu'elle a une sensibilité, un
«coeur» qu'il faut conquérir à force de vertu.

Si la liberté souveraine de la dame d'accorder ou non sa bienveillance enlève à l'amant


toute certitude d'obtenir la récompense espérée (guerredon) pour son humble service, ce qui
situe la merce sur un plan transcendant, il est sûr en échange de voir augmenter son pretz et sa
valor. La dame est donc source de toute valeur et la fin'amors est prémisse du progrès de
l'amant, de son melhurar, comme être humain et comme poète. C'est ce qui permet à Bernard
de Ventadour d'affirmer:

«Non es meravilha s'eu chan

Melhs de nul autre chantador,

Que plus me tra'l cors va amor


E melhs sui failhz a so coman.»

(Il n'est pas étonnant que je chante

mieux que nul autre chanteur,

car mon coeur m'entraîne plus vers l'amour

et je me soumets mieux à ses commandements).

3. Une poésie «formelle»

La concordance entre la «perfection» du poème et celle du sentiment explique une


certaine monotonie de cette poésie, qui reprend inlassablement le même sujet - la requête
d'amour du poète transi de douleur - et la même situation - la prééminence d'un je qui s'y
énonce, apparemment tourné vers un vous (la Dame), lequel n'accède jamais au statut de sujet
du discours, mais en constitue seulement l'objet. Quelques règles implicites président à la
construction du poème. Le début (exorde) printanier exprime le renouveau de la nature, mais
aussi le renouvellement du désir amoureux et de l'inspiration poétique. L'opposition entre la
joie de la nature au printemps et la douleur du poète (plus rarement, entre le désolement de la
nature hivernale et la joie au coeur du trouvère) a pour but d'exprimer l'idée que l'amour dé-
nature le poète, qu'il le soustrait au régime de la succession des saisons. Après la strophe
d'ouverture suit l'éloge de l'amie, fait toujours sur le mode abstrait (la dame est «la plus sage,
la plus belle», sans que nous soient jamais donnés des détails concrets de cette beauté) et la
requête d'amour. Dans ce cadre général s'insèrent d'autres variations: la peur des lauzengiers,
la «malédiction» de la fin'amors qui change la folie en sagesse, la «mort par amour»:

«Je ne di pas que je face folage,

Nis se pour li me devoie morir,

Qu'el mont ne truis tant bele ne si sage,

Ne nule rienz n'est tant a mon desir;»

(Je ne dis pas que je fasse une chose déraisonnable

même si, pour elle, il me fallait mourir,

car je ne trouve nulle au monde plus belle, ni plus sensée;

aucun objet n'est plus conforme à mon désir).

(Châtelain de Coucy, Chanson III).


La prédominance des topoï (lieux communs), subtilement analysés par L. Ciuchindel
(Esthétique et rhétorique dans la poésie lyrique des premiers troubadours, 1986), peut
dérouter le lecteur moderne et contribuer à l'impression de discours conventionnel, mettant en
question la capacité de cette poésie à exprimer de façon originale des sentiments personnels.
C'est oublier que la création des troubadours repose sur une identité essentielle: celle entre
chanter et aimer, sa monotonie apparaissant comme une conséquence de l'exigence de
sincérité. À la différence du poète lyrique «romantique» qui s'exprime, s'épanche dans ses
vers, le plus grand étant le plus personnel, capable d'introduire le lecteur dans l'intimité de son
coeur, les troubadours «chantent, non par les mots seuls, ni par les mots que doublerait la
mélodie, mais par le complexe poésie-musique, non l'amour qu'ils vivent ... ou qu'ils ont vécu,
mais l'amour idéal qu'ils pourraient vivre ... selon les suggestions de la convention courtoise»
(R. Guiette, D'une poésie formelle en France au Moyen Âge, 1978). La poésie des
troubadours est une poésie formelle, comme l'ont montré, à la suite de R. Guiette, P. Zumthor
ou R. Dragonetti. Elle n'est pas seulement un agencement savant de mots et de sons, elle est
musique, cette poésie pure dont rêvait Valéry, et qui ne se réclame pas d'un référent. Le
premier troubadour n'affirmait-il pas dans sa deuxième chanson:

«Farai un vers de dreyt nien:

Non er de mi ni d'autre gen,

Non er d'amor ni de joven,

Ni de ren au,

Qu'enans fo trobatz en durmen

Sobre chevau.»?

(Je ferai vers sur pur néant

Ne sera sur moi ni sur autre gent,

Ne sera sur amour ni sur jeunesse

Ni sur rien autre;

Je l'ai composé en dormant

Sur mon cheval).

C'est que le sens de cette poésie est immanent à sa forme, donné au public comme au poète, à
qui est réservée toutefois la mission délicate de donner corps, dans «l'espace» d'une chanson,
à l'Idée d'amour, le plus grand n'étant pas celui qui se singularise, mais celui qui s'insère dans
la Tradition et se laisse guider par elle. La récompense du poète sera la double joie qui
sanctionne le travail bien fait: l'éventuelle bienveillance de la dame et le succès - plus certain -
auprès du public qui partage le même «code».

4. Les formes du trobar

De cette poésie, lyrique dans le plein sens du terme, puisque le troubadour en compose
les vers et la mélodie, la canso (chanson) est la forme essentielle. Il s'agit d'un poème d'un
nombre variable de vers, de 40 à 60, répartis en strophes ou coblas, unités métriques,
musicales et sémantiques de 6 à 10 vers, qui s'achève en général par un envoi ou tornada, dont
la forme métrique reprend la fin de la dernière strophe. Le schéma métrique, l'agencement des
rimes de même que la musique doivent être originaux. Les rimes peuvent être identiques dans
toutes les strophes - c'est la forme la plus fréquente et la plus difficile des coblas unissonans -,
elles peuvent se répéter par couples de strophes - coblas doblas - ou varier d'une strophe à
l'autre - coblas singulars. Il y a aussi la rime estramp, isolée dans la strophe, mais qui se
retrouve toujours à la même place dans toute la chanson. La forme métrique la plus élaborée
est celle de la sextine d'Arnaud Daniel, où les six mots à la rime, les mêmes dans toute la
chanson, permutent d'une strophe à l'autre selon une loi compliquée.

Si la canso est la forme par excellence du lyrisme, au point de se confondre avec «le
grand chant courtois», une diversification thématique va entraîner l'apparition de genres
nouveaux. Pièces satririques, les sirventés traitent de sujets politiques (Bertran de Born) ou
moraux (Marcabru, Peire Cardenal). Le planh est une complainte funèbre sur la mort d'un
grand personnage (le Planh composé par Bertran de Born sur la mort du prince de Galles est
un chef d'oeuvre du genre). La serena chante l'impatience de l'amant devant le soir trop lent à
arriver, alors que l'aube, cultivée par les poètes du nord également (Gace Brulé) exprime le
désespoir des amants, obligés de se séparer à la pointe du jour; on en retrouve un des plus
célèbres échos dans Roméo et Juliette de Shakespeare. La tenso occitane (tenson en langue
d'oïl) et le partimen ou joc-partit (jeu-parti au Nord) sont des formes dialoguées, dans
lesquelles deux poètes expriment des points de vue opposés sur un sujet de casuistique
amoureuse. Il s'agit d'un désir de rationaliser et de théoriser le sentiment amoureux, effort
dont dérivent aussi les «cours d'amour», «tribunaux» présidés par des dames et censés rendre
des verdicts sur des cas délicats. La chanson de croisade, cultivée en pays d'oc (Marcabru) et
en terre d'oïl (Châtelain de Coucy, Conon de Béthune), représente un genre hybride: elle
relève d'une part de l'idéologie de la croisade, exaltant la prouesse guerrière au service de la
foi, mais d'autre part, elle représente une requête d'amour déguisée, que le danger de
l'expédition rend plus urgente.

La poésie mariale, apparaît à la fin du XIIe siècle, peut-être sous l'influence de saint
Bernard de Clairvaux, l'un des plus connus chantres de la Vierge, mais atteint son apogée au
XIIIe siècle, au sud comme au nord. Cette poésie substitue au culte d'une dame de plus en
plus idéalisée la louange de la Vierge. Il est intéressant de voir comment, dans la poésie d'un
Gautier de Coincy, par exemple, la ferveur mystique s'allie au jeu métrique très élaboré.
À cette sublimation de l'amour de la dame en amour de Notre-Dame répond ce que P.
Bec appelle le «contre-texte» troubadouresque (Burlesque et obscénité chez les troubadours:
le contre-texte au Moyen Âge, 1984): une poésie de veine burlesque, dont le point de départ
est à chercher dans la création de Guillaume IX, qui parodie le code de l'amour courtois et le
système de valeurs qui le sous-tend. Telles sont, au XIIIe siècle, les sottes chansons dans le
Nord ou les fatrasies dans le Midi, qui sans toujours être obscènes s'adonnent à une
déconstruction systématique du langage.

Une distinction supplémentaire est à faire, pour la lyrique occitane uniquement, entre
deux écoles poétiques: celle du trobar leu ou plan (c'est-à-dire large), supposant une
versification plus simple et un contenu transparent, largement accessible à tous (c'est le sens
de leu, large), et le trobar clus, ou cobert, poésie hermétique, exigeant une écriture
énigmatique, censée mieux traduire l'essence ineffable de l'amour et ayant pour effet
l'obscurité du message, accessible à une élite seulement. Cette deuxième direction aboutira au
trobar ric, visant surtout à la beauté formelle, à la virtuosité technique. Jaufré Rudel ou
Bernard de Ventadour comptent parmi les meilleurs représentants de la première tendance,
Marcabru et, surtout, Raimbaut d'Orange s'illustrent dans la deuxième, alors qu'Arnaud Daniel
excelle dans le trobar ric. Quelle que soit «l'école» dont elle se revendique, la poésie des
troubadours est une poésie difficile, allusive, écrite souvent dans une syntaxe torturée. Nous
présentons à titre d'exemple la première strophe de la Chanson de la Fleur inverse,
appartenant à Raimbaud d'Orange, le «théoricien» du trobar clus:

«Er resplan la flors enversa

Pels trencans rancx e pels tertres.

Quals flors? Neus, gels et conglapis,

Que cotz e destrens e trenca,

Don vey morz quils, critz, brays, siscles

Pels fuels, pels rams e pels giscles.

Mas mi te vert e jauzen joys,

Er quan vey secx los dolens croys».

(Voici que resplendit la fleur inverse

Sur rocs rugueux et sur tertres,

- Quelle fleur? Neige, gel et givre

Qui brûle, torture et tronque! -


Morts sont cris, bruits, sons qui sifflent

En feuilles, en rains, en ronces.

Mais me tient vert et joyeux Joie,

Quand je vois secs les âcres traîtres.)

Les chansons des troubadours sont groupées dans des chansonniers, sorte d'anthologies
restituant les vers et la musique, dans lesquelles les oeuvres de chaque poète sont souvent
précédées d'un récit de sa vie (vida) et parfois accompagnées d'un commentaire (razo), qui
prétend éclairer une allusion considérée obscure ou préciser les circonstances de la
composition du poème. Si certaines vidas peuvent être jugées véridiques, d'autres sont plutôt
un écho de l'oeuvre même: telle la touchante histoire de Jaufré Rudel, qui se serait épris de la
princesse de Tripoli sans jamais l'avoir vue, sur la seule renommée de son incomparable
beauté, et pour l'amour de laquelle il se serait croisé, afin de pouvoir la rencontrer. La légende
dit qu'il tomba malade au cours de la traversée et il n'eut que le temps de mourir entre les bras
de sa bien-aimée. Il est évident qu'ici l'amor de lonh, chanté par Jaufré Rudel et exprimant
plutôt la nostalgie d'un amour inaccessible, a servi de point de départ à une «biographie»
entièrement fantaisiste.

5. Les échos de la chanson

Après 1160, les formes, thèmes et motifs de la canso sont transposés en pays d'oïl, en
Champagne d'abord (Chrétien de Troyes est le premier trouvère connu), puis en Artois et
Picardie, sans jamais atteindre l'importance qu'elle eut au Midi: seuls les noms de 200
trouvères nous sont parvenus contre plus de 350 noms de troubadours. La même diversité
sociale se retrouve au Nord et au Sud: à côté de très grands seigneurs comme Guillaume IX
d'Aquitaine et Jaufré Rudel au sud ou Thibaut de Champagne et Gace Brulé au nord, on
retrouve des poètes issus de la petite noblesse, tels les troubadours Bertran de Born ou
Guillaume de Saint-Didier, les trouvères Conon de Béthune ou le Châtelain de Coucy, ou
même de condition modeste: Bernard de Ventadour, considéré le plus grand des troubadours,
était, paraît-il, le fils du boulanger du château de Ventadour. Les troubadours Marcabru et
Cercamon sont eux aussi d'humble origine. L'inclassable trouvère Colin Muset était à l'origine
un jongleur, que son talent a promu au rang de créateur. L'inverse existe aussi: Arnaud Daniel
était un petit noble déclassé qui sera relegué à la condition de jongleur. Si l'Église fut un
adversaire résolu de l'idéologie de la fin'amors, il y eut aussi des clercs qui s'adonnèrent à la
chanson, tels le troubadour Peire Cardenal et le trouvère Richard de Fournival.

En bonne tradition troubadouresque, la chanson d'amour reste le genre de prédilection


cultivé par les poètes du Nord mais, à la différence de leurs confrères du Midi, ils semblent
plus réservés. Leur habileté rhétorique et le parti qu'ils savent tirer des ressources de la
versification les font paraître plus abstraits, voire plus conventionnels que les troubadours.
Leurs mélodies, très élaborées, ont contribué au progrès décisif de la polyphonie et vont
déterminer la séparation de la musique et des vers à la fin du XIIIe siècle (v. ch. XI).
Toutefois, en dépit du caractère homogène de leur création, les trouvères font entendre aussi
une voix personnelle. La tendre sensualité du Châtelain de Coucy s'exprime sur le ton de la
«confession amoureuse». Le modèle de Gace Brulé est Bernard de Ventadour, mais c'est la
douleur non la joie qui domine une poésie à l'écriture très élaborée. Non moins tendue vers la
perfection formelle est la poésie de Thibaut de Champagne, «prince des poètes». Mais le roi
de Navarre saura renouveler les motifs poétiques par le recours à l'ironie, par le mélange de
gravité et d'enjouement, par l'utilisation savante des images empruntées à la technique
allégorique. Enfin, les poètes du Nord chantent aussi un amour plus simple, plus spontané,
une joie qui n'est plus l'exaltation vitale du joy, mais la simple joie de vivre. C'est toute cette
diversité que l'on retrouve dans l'oeuvre du ménestrel Colin Muset, qui rime des chansons
courtoises pour amuser les seigneurs, mais qui substitue avec humour la requête d'argent à la
requête d'amour:

«Sire cuens, j'ai vïelé

Devant vous en vostre osté,

Si ne m'avez riens doné

Ne me gages acquité:

C'est vilenie!»

(Sire comte, j'ai viellé

Devant vous, en votre hôtel;

Vous ne m'avez rien donné,

Ni mes gages acquitté:

C'est vilenie!)

Au début du XIIIe siècle la poésie des troubadours va se répandre en Italie, dans l'espace
Ibérique, en Allemagne, devenant un phénomène européen.

6. «Voix de femmes»

Le grand chant courtois, on l'a vu, laisse entendre une voix et exprime une perspective
exclusivement masculines. La femme y est idéalisée comme objet de valeur, jamais comme
sujet. C'est l'homme qui doit avoir des qualités et les parfaire, c'est lui qui, grâce à l'amour, se
perfectionne comme être humain et comme poète. Quand il regarde dans les yeux de sa dame,
Bernard de Ventadour n'avoue-t-il pas y retrouver sa propre image, qui le fascine au point de
le perdre, comme elle avait perdu autrefois Narcisse?

«Anc non agui de mi poder

Ni no fui meus deslor en çai,

Que'm laissèt en sos olhs vezer

En un miralh que mout mi plai.

Miralhs, pos me mirèi en te,

M'an mort li sospir de preon,

Qu'aissi'm perdèi com perdèt se

Lo bèlhs Narcisus en la fon.»

(Je n'ai plus eu aucun pouvoir sur moi

Et ne fus plus à moi depuis l'heure

Où elle me laissa regarder dans ses yeux

En un miroir qui tant me plaît.

Miroir, depuis que je me suis miré en toi,

Mes soupirs profonds me tuent:

Et je me suis perdu comme se perdit

Le beau Narcisse en la fontaine).

C'est pourquoi, sur les 2500 chansons des troubadours qui nous sont parvenues, une
vingtaine à peine sont attribuées à des trobairitz, dont la plus connue est la comtesse de Die.
Émanant d'une voix féminine - au moins présentée comme telle - et tout en chantant la
douleur d'un amour perdu, ces poèmes reprennent les thèmes et motifs du grand chant
courtois.

Les «chansons de femme», mieux représentées dans l'espace d'oïl, expriment une
sensibilité plus spécifiquement féminine. Le paradoxe c'est qu'elles sont composées par des
hommes! À la différence de la chanson courtoise, qui est pur discours, elles comportent une
dimension narrative.

Poèmes narratifs écrits à la troisième personne, les chansons de toile mettent en scène
des femmes désespérément amoureuses d'amants indifférents ou trop oublieux, dont elle
attendent le retour tout en s'adonnant à l'activité typiquement féminine de broderie et de
tissage, d'où le nom du genre. Le vers décasyllabe et la disposition en brèves strophes
assonancées les rapprochent de la chanson de geste. La dimension lyrique est assurée par le
refrain.

La chanson de malmariée chante le désarroi de la femme unie à un époux jaloux et


discourtois. Elle cherche - et parfois trouve - consolation auprès d'un tendre ami.

La reverdie représente l'extension à l'ensemble de la chanson de l'exorde printanier,


strophe initiale qui chante le renouveau de la nature au printemps.

La pastourelle est une chanson de la rencontre amoureuse: un chevalier rencontre en


pleine campagne une bergère qu'il tente de séduire. Parfois facile, la belle peut accéder à son
désir. Mais intelligente et rusée, dans la plupart des cas elle ne se laisse pas prendre à l'appât
des belles paroles et déclare sans ambages préférer son berger.

Toutes ces formes du lyrisme «non-courtois» expriment, à travers des échos d'une
inspiration populaire, la nostalgie masculine d'un amour libéré des contraintes et d'un désir qui
puisse se satisfaire, de même qu'un esprit de revanche féminin: de la malmariée sur le
méchant époux, de la jeune fille sur une mère dominatrice.

Orientations bibliographiques

ANDRÉ LE CHAPELAIN, Traité de l'amour courtois, (trad. Cl. Buridant), Paris,


Klincksieck, 1974.

BEC, Pierre, La Lyrique française au Moyen Âge (XIIe-XIIIe siècles). Contribution à une
typologie des genres poétiques médiévaux, 2 vol., Paris, Picard, 1977-1978; Burlesque et
obscénité chez les troubadours: le contre-texte au Moyen Âge, Paris, Stock, 1984.

CAMPROUX, Claude, Écrits sur les troubadours et la civilisation occitane au Moyen Âge, 2
vol., Montpellier, 1984-1985.

CIUCHINDEL, Luminiţa, Esthétique et rhétorique dans la poésie lyrique des premiers


troubadours, Bucureşti, Tipografia Universităţii din Bucureşti, 1986.

DRAGONETTI, Roger, La Technique poétique des trouvères dans la chanson courtoise.


Contribution à l'étude de la rhétorique médiévale, Bruges, De Tempel, 1960.

DUBY, Georges - PERROT, Michèle (sous la direction de), Histoire des Femmes en
Occident; 2. Le Moyen Âge, Paris, Plon, 1990.

GUIETTE, Robert, D'une poésie formelle en France au Moyen Âge, dans Forme et
Senefiance, Genève, Droz, 1978, p. 9-32.

GHIL, Eliza-Maria, L'Âge de Parage. Essai sur le poétique et le politique en Occitanie au


XIIIe siècle, New York, 1989.

HUCHET, Jean-Claude, L'Amour discourtois. La «fin'amors» chez les premiers troubadours,


Paris, 1987.

JEANROY, Alfred, Les Origines de la poésie lyrique en France au Moyen Âge. Études de
littérature française et comparée, Paris, Champion, 1925; La Poésie lyrique des Troubadours,
2 vol., Toulouse-Paris, Privat-Didier, 1934.

MARROU, Henri-Irénée, Troubadours et trouvères au Moyen Âge, Paris, Le Seuil, 1971


(trad. roum. Bucureşti, Univers, 1983).

NELLI, René, L'Érotique des troubadours, Toulouse, Edmond Privat, 1963.

PATTERSON, L. M., Troubadours and Eloquence, Oxford, Clarendon Press, 1975.

ROUBAUD, Jacques, La Fleur inverse. Essai sur l'art formel des troubadours, Paris,
Ramsay, 1986.

ROUGEMONT, Denis de, L'Amour et l'Occident, Paris, Union Générale d'Éditions, 1962
(trad. roum. Bucureşti, Univers, 1987).

SASU, Voichiţa, L'Amour dans le lyrisme féminin (Moyen Âge - Renaissance), Casa
Editorială «Demiurg», Iaşi, 1997.

ZINK, Michel, La Pastourelle. Poésie et folklore au Moyen Âge, Paris, Bordas, 1972.

ZUMTHOR, Paul, Langue et techniques poétiques à l'époque romane (XIe-XIIIe siècle),


Paris, Klincksieck, 1963.

<<Pagina anterioarã | Home | Despre autor | Pagina urmãtoare>>

© Universitatea din Bucuresti 2003.


No part of this text may be reproduced in any form without written permission of the
University of Bucharest,
except for short quotations with the indication of the website address and the web page.
This book was first published on paper at the Editura Universitatii, under ISBN 973-575-728-
1
Comments to: Mihaela VOICU; We
VI. UN GENRE «SECONDAIRE»: LE ROMAN
L'ancien français ne dispose pas d'un terme propre pour désigner le récit de fiction.
Roman désignait à l'origine la langue vulgaire en opposition avec le latin. Ultérieurement le
mot arrive à désigner tout texte traduit du latin ou composé directement en langue vulgaire ou
roman. C'est le sens de l'expression «mettre en roman», de plus en plus fréquente dans les
récits composés après 1150 et qui «adaptent» en langue vulgaire des textes-sources latins.

Le roman justifie le statut de «genre secondaire» non parce qu'il serait moins important,
au contraire, il deviendra très vite un genre prestigieux, mais, comme le rappelle M. Zink
(1992), parce que, chronologiquement, il vient «après» la chanson de geste et la poésie
lyrique, auxquelles il va emprunter des thèmes et formes d'écriture, et parce que, dès le début,
il est un genre réflexif, préoccupé par sa pratique d'écriture. «Secondaire», le roman l'est
surtout par la pratique de la translatio dont il relève selon une double acception: traduction-
adaptation mais aussi réécriture, enchevêtrement de deux ou plusieurs langages, styles.

Protéiforme dès le début, le roman «s'invente» en empruntant aux genres qui lui sont
contemporains. Destiné à un public chevaleresque et courtois, il mettra en scène des preux.
Mais, à la différence de la chanson de geste qui rattachait la prouesse à l'exigence de fidélité
féodale, le roman raconte l'aventure individuelle d'un héros qui met sa vaillance au service
d'une dame, même si, dans l'idéal, son courage doit profiter à la communauté. Comme le
troubadour ou le trouvère, le héros du roman est amoureux, mais amour et mariage ne sont
pas dans son cas incompatibles, le récit s'ingéniant à vouloir accorder les exigences de la
fin'amors à celles de la société courtoise. Le récit romanesque prétend être «vrai»,
revendication qui l'apparente à l'historiographie. Mais «l'histoire» qu'il raconte n'est qu'une
«fiction» ou, souvent, l'aventure de sa propre écriture. À la différence de la littérature
hagiographique qui se propose d'édifier, le roman se donne pour principal but celui de plaire.

Premier genre destiné à la lecture, même s'il s'agit de lecture à haute voix, le roman est
composé en vers octosyllabes à rimes plates (rimant deux par deux), ce qui assure la fluidité
du rythme. La «définition» que Chrétien de Troyes, le «créateur» du genre, donne du roman
témoigne à la fois du statut que se donne le romancier et du but qu'il se propose: à partir d'une
matière ou argument de la narration, il va offrir - et non pas imposer - un sens, que son
habileté combinera en une «molt bele conjointure», forme ou plutôt adéquation de la matière
et du sens. L'effort de l'écrivain, sa peine, et son habileté ou «entention» font la valeur de
l'oeuvre.

Les prologues des romans insistent sur le travail d'écriture, sur le savoir-faire du
romancier, dont ils donnent très souvent le nom. Ils sont aussi le lieu de réflexion sur le
rapport entre l'écrivain et sa source, car si le savoir est un «don» de Dieu, l'écrivain a le
«devoir» de le diffuser. C'est toujours dans le prologue que le romancier précise sa «source»,
dans la plupart des cas un «livre», donc un texte écrit. Mais, de plus en plus, le roman tire son
autorité du romancier lui-même, le seul «maître du récit», qui met en écrit, donc en mémoire,
des événements qu'il juge exemplaires ou plutôt auxquels il confère par son art le statut
d'exemplarité.
1. La matière antique

Dans le prologue de la Chanson des Saisnes, le trouvère Jean Bodel distingue trois
«matières», c'est-à-dire trois possibles sources d'inspiration:

«Il n'y a que trois matieres a nul hom entendant

De France, de Bretaigne et de Rome la grant».

La matière de France, qui inspire les chansons de geste, est «vraie». Les contes inspirés par la
matière de Bretagne sont «vains et plaisants», autrement dit de pures fictions qui plaisent
pourtant au public. La matière de Rome, enfin, est «sage». Cette distinction établie par Bodel
efface une continuité affirmée par les romans eux-mêmes: Brutus, ancêtre de la nation
bretonne, est le fils d'Énée, donc descendant des Troyens. En outre, romans antiques et
chroniques bretonnes apparaissent dans «l'espace Plantagenêt», c'est-à-dire dans les
possessions continentales d'Aliénor d'Aquitaine et d'Henri II Plantagenêt: le clerc poitevin
Benoît de Sainte-Maure, au service d'Aliénor, est l'auteur du Roman de Troie et d'une
Chronique des Ducs de Normandie; le clerc normand Wace est l'auteur du Roman de Brut, qui
rattache la figure d'Arthur au Troyen Brutus, et d'un Roman de Rou, évocation légendaire du
normand Rollon, premier duc de Normandie, ancêtre de Guillaume le Conquérant. Les mythes
fondateurs de la «matière de Rome» se rattachent ainsi à ceux de la «matière de Bretagne».

a. Le Roman d'Alexandre

La figure du grand conquérant de l'Orient, sage et preux à la fois, a fait l'objet de la


première «adaptation» relevant de la «matière antique». Le point de départ en est le récit
d'Albéric de Pisançon, datant du premier tiers du XIIe siècle, dont seul un fragment de 108
vers octosyllabes groupés en 15 laisses monorimes nous a été conservé. L'inspiration tient
moins d'une source historique que de traditions légendaires, et ce sera l'attitude constante des
auteurs de «romans antiques» vis-à-vis de la matière présentée. Le Roman d'Alexandre
s'inspire ainsi de plusieurs récits latins, eux-mêmes adaptations d'un texte grec du IIe siècle
av. J.-C., le pseudo-Calisthène. Ce récit d'origine a été repris et amplifié. Un premier
remaniement, en décasyllabes, a été composé en région poitevine autour de 1160-1165. Après
1180, Alexandre de Paris donne une sorte de «vulgate» de 16000 vers dodécasyllabes - d'où le
nom d'alexandrin sous lequel s'est consacré le vers de douze syllabes -, groupés en quatre
branches. L'essentiel du récit est constitué par les expéditions du jeune héros et par ses
conquêtes contre Darius et les Perses. Mais les auteurs n'oublient pas qu'Alexandre est aussi
l'élève d'Aristote: au désir irrésistible de conquérir s'allie la soif insatiable de connaître.
L'avancée dans un Orient fabuleux sert de prétexte aux auteurs pour satisfaire la curiosité du
héros - et celle du lecteur du même coup - par des descriptions de terres inconnues et de
«merveilles», telles les «pucelles de l'eau», les «filles-fleurs» mais aussi des bêtes aussi
étonnantes que les éléphants. Un autre trait distinctif d'Alexandre est sa «largesse» ou
générosité, qui devient, tout comme la clergie, la condition de l'exercice d'un pouvoir juste et
avisé. Pourtant Alexandre est un héros excessif dans ses qualités comme dans ses défauts.
C'est justement cette «démesure» qui donne au héros son caractère «problématique», difficile
à situer: par sa prouesse il se rattache à l'univers épique de la chanson de geste, son intérêt
pour la science donne dans le discours encyclopédique, son indifférence à l'amour, enfin,
l'empêche d'entrer pleinement dans l'univers du roman (cf. C. Gaullier-Bougasse, Les Romans
d'Alexandre. Aux frontières de l'épique et du romanesque, 1998). Toutefois ses qualités
exceptionnelles feront d'Alexandre un souverain prestigieux, susceptible d'entrer dans la
légende au même titre que Charlemagne ou qu'Arthur.

b. La triade classique

On désigne sous ce nom une trilogie inspirée des grandes épopées de l'Antiquité et
comprenant les romans de Thèbes, d'Énéas et de Troie.

Composé vers 1150, le Roman de Thèbes, anonyme, s'inspire assez librement de la


Thébaïde de Stace pour raconter en 10000 octosyllabes l'histoire d'Oedipe, résumée dès le
prologue: la victoire sur le Sphinx, la faute fatale du héros, les luttes fratricides entre les deux
fils d'Oedipe, Étéocle et Polynice, pour la possession de Thèbes, leur mort et l'avènement au
pouvoir de Créon, leur oncle. La fin tragique des deux frères (ils s'entretuent), leur échec à
conserver le pouvoir et à fonder une dynastie sont explicitement mis en raport avec la «faute
originelle» d'Oedipe, parricide et incestueux. C'est toujours le prologue qui fait l'éloge de la
sagesse et rappelle le «devoir» de celui qui la possède de ne pas la cacher:

«Pour cette raison, je ne veux pas taire ma science,

Ni étouffer ma sagesse,

Mais je me complais à raconter

Des choses dignes d'être gardées en mémoire».

La technique narrative y est assez gauche: le poète se veut à la fois témoin et


organisateur du récit, d'où de fréquentes interventions d'auteur qui alternent avec des procédés
de visualisation épique où il excelle. Par la prédilection pour les scènes de combat, le Roman
de Thèbes est proche encore de la chanson de geste (l'octosyllabe y est d'ailleurs parfois
abandonné en faveur de la laisse). Mais c'est aussi le premier texte à avoir rattaché de façon
explicite la prouesse guerrière et l'amour, alliance constitutive du roman médiéval. Il innove
encore par une certaine technique de la description, surtout de la beauté féminine, composée
selon une formule canonique invariable empruntée aux poétiques latines et adoptée ensuite
par tous les romanciers de cet âge.

Le Roman d'Énéas (vers 1160) a eu le plus fort impact à l'époque: sa première source
d'inspiration est l'Énéide de Virgile. La différence la plus notable par rapport au texte source -
suivi d'ailleurs assez fidèlement - est le développement de l'histoire d'amour entre Énéas et
Lavine (1600 vers sur 10000), motif absent chez Virgile, qui ne mentionnait que leur mariage.
L'opposition entre cet amour licite, confirmé par le mariage, et le sentiment violent éprouvé
par Didon pour le héros, qui la conduira à la mort, semble vouloir imposer une vérité chère à
Chrétien de Troyes également: seul l'amour permis par les dieux et sanctionné par la société
est capable de fonder une lignée et une cité appelée à durer. Troie, «ville phare au triple plan
des arts, des armes et des lois» (E. Baumgartner, 1999), ne doit-elle pas sa perte au mauvais
choix de Pâris, qui a tout misé sur un amour défendu, dédaignant le pouvoir et la sagesse?

Inspiré par le Roman de Thèbes, l'auteur d'Énéas multiplie les descriptions: splendeurs
de la cité de Carthage, tombeau de l'amazone Camille. Lecteur attentif d'Ovide, il y emprunte
une conception de l'amour-maladie et de ses tourments. L'amour naissant dans un coeur
inexpérimenté, les troubles qu'il entraîne et les véritables «cas de conscience» qu'il suscite,
habilement exprimés dans des monologues ou dialogues auront une forte influence sur les
auteurs de romans.

Le clerc tourangeau Benoît de Sainte-Maure dédie à Aliénor d'Aquitaine un ample


Roman de Troie (plus de 30000 vers), composé après 1165. Paradoxalement, la source
première n'est pas Homère, peu fiable parce qu'il ne fut pas «témoin» des événements qu'il
raconte. C'est pourquoi Benoît lui préfère un récit latin sommaire, De excidio Trojae, de
Darès, plus crédible car composé par un «participant direct» aux événements. Le point de
départ en est l'Énéas, avec lequel l'auteur veut de toute évidence rivaliser en multipliant
portraits, descriptions (de villes, d'automates, d'objets précieux). Il fait aussi une large part à
l'amour, envisagé dans des hypostases plus diversifiées: la jalousie de Médée, la sensualité de
Pâris et d'Hélène, l'inconstance de Briséida, amante de Troïlus, puis de Diomède. L'innovation
la plus importante apportée par le Roman de Troie réside dans la tentative de configurer un
temps romanesque clos: le récit commence par l'expédition des Argonautes et continue après
le siège et la prise de Troie, par les retours des héros grecs, s'achevant par la mort d'Ulysse. Ici
encore l'enjeu est la réflexion politique sur les conditions dans lesquelles peut être fondée une
cité durable.

Malgré leur anachronisme qui leur a valu de faire pour longtemps objet de mépris (il
s'agit en fait d'une tentative délibérée des auteurs de «médiévaliser» leurs sources pour en
évacuer autant que possible un paganisme trop évident), par le nouvel idéal humain proposé,
plus raffiné, par la place accordée à l'amour qui prend le pas sur les aventures guerrières, par
l'habileté et l'érudition des écrivains, ces romans instituent une nouvelle formule artistique.
Inspirés par des mythes fondateurs de l'Antiquité, ils sont eux mêmes, par le modèle narratif
qu'ils proposent, fondateurs du grand roman courtois.
2. La matière de Bretagne

Se revendiquant de modèles livresques qu'ils prétendent «mettre en roman», les auteurs


de romans antiques ambitionnent, on l'a vu, de se poser en héritiers et continuateurs de la
grande culture classique. La matière de Rome a pourtant un handicap majeur: son contenu
païen. C'est pourquoi, à partir de 1170 environ, les auteurs de romans vont se tourner vers une
autre source, celle des mythes et légendes celtiques, qu'ils vont revêtir d'un prestige égal à
celui des textes classiques.

«Les contes dont je sais qu'ils sont vrais, dont les Bretons ont tiré leurs lais», affirme
Marie de France au début du lai de Guigemar, nous donnant un précieux témoignage sur
l'origine de la matière de Bretagne. Celle-ci est à chercher dans le folklore celtique, répandu
d'abord en Angleterre, puis en France, par l'intermédiaire des conteurs gallois (les Bretons
mentionnés par Marie de France), à la faveur des liens étroits entre les deux pays, surtout
après l'avènement des Plantagenêts sur le trône d'Angleterre. Ces conteurs, souvent capables
de raconter leurs histoires en breton, en anglais et en français, comme l'atteste Marie de
France dans son lai du Laostic, mais aussi un épisode du Roman de Renart (Renart jongleur,
v. chapitre IX, 2), introduisent sur le continent soit des poèmes musicaux, lais, soit des contes
celtiques, mabinogion, renfermant les thèmes principaux des sagas celtiques: les enfances
secrètes du héros, la quête d'objets merveilleux, l'intervention des fées dans la vie des mortels,
le don contraignant, la geis (obligation de se soumettre à une épreuve-interdiction), la visite
des palais féériques de l'Autre Monde, où seul le héros peut parvenir. Pays des morts mais
aussi des fées, contrée où l'espace devient incertain et le temps s'abolit, soumis à d'autres
normes morales, l'Autre Monde de la merveille est solidaire du monde des vivants, dont seule
une frontière humide le sépare. S'il est vrai que les mabinogion de Gereint, Owein et Lunet,
Peredur sont des variantes galloises plus tardives des romans de Chrétien de Troyes Érec et
Énide, Yvain ou le Chevalier au Lion, Le Conte du Graal et en ont subi certainement
l'influence, l'originalité et l'ancienneté des thèmes et motifs que ceux-ci proposent est
incontestable. Coupés de leurs racines, devenus malléables et susceptibles de revêtir un sens
nouveau, les motifs bretons seront ré-sémantisés, en fonction de l'intention poétique des
romanciers: le don contraignant devient l'obligation féodale de respecter les coutumes, la geis
se transforme en choix librement assumé, le passage dans l'Autre Monde caractérise
l'entreprise salvatrice du héros, le merveilleux pouvant non seulement recevoir une
explication rationnelle, mais proposer une interprétation du monde.

La «responsabilité» de l'immense vogue de la matière de Bretagne revient à l'évêque


gallois Geoffroy de Monmouth, auteur de l'Historia Regum Britanniae, achevée en 1136 et
narrant en 12 livres latins une prétendue histoire des rois bretons. Animé par un patriotisme
ardent et avouant s'inspirer de «sources bretonnes», Geoffroy accorde une large place au roi
Arthur, qui fait ainsi son entrée triomphale dans l'espace littéraire. Le personnage est
mentionné par la tradition comme un héros local, qui s'était distingué dans les combats contre
les Saxons, au début du VIe siècle. Nennius, dans son Historia Britonnum, le désigne comme
«dux bellorum». Mais Geoffroy en fait un héros national, libérateur de la Bretagne, grâce aux
conseils précieux de l'enchanteur Merlin. L'Historia Regum Britanniae connut un immense
succès dans l'époque, attesté par les 90 manuscrits conservés, dont 48 du XIIe siècle, et par les
nombreuses traductions et adaptations, dont la plus fameuse est le Brut ou La geste des
Bretons du clerc normand Wace (1155).

Les ouvrages de Monmouth et de Wace ont conféré un semblant d'authenticité à la


légende arthurienne, son héros pouvant figurer dans les récits au même titre qu'Alexandre ou
Charlemagne. Plus qu'un véritable roi, Arthur est le symbole d'un État féodal jugé parfait,
garant d'un ordre humain tenu pour exemplaire. Sa cour devient un lieu privilégié, centre où
une humanité parfaite a le plus de chances de s'accomplir. Elle fixe un temps (le topos de l'âge
d'or, élogié par Chrétien de Troyes au début d'Yvain) et un lieu, point fixe d'où tout part et où
tout revient. Ce statut d'exemplarité lui permet d'assumer la fonction de «centre du monde»,
capable de modeler l'espace environnant selon le système des valeurs courtoises.
L'organisation narrative même du roman confirme la valeur ontologique de «monde du bien»
auquel prétend la cour arthurienne. Siège de toutes les valeurs positives, éthiques et
esthétiques, elle est en même temps un monde clos, entouré par un espace étranger, chaotique,
constituant une menace pour l'ordre dont elle est l'expression. C'est pour s'opposer à
l'agression brutale et soudaine du mal, venu toujours de l'extérieur, qu'un des chevaliers de la
maison du roi, compagnon de la Table Ronde, relève le défi de l'aventure et quitte la cour. Sa
quête, notion dynamique, traduisant le déplacement du héros dans l'espace à la recherche de
l'aventure, mais aussi le déploiement linéaire «vers l'avant» de la narration, exprime la
victoire du cosmos sur le chaos. Dans ce sens, E. Köhler (L'Aventure chevaleresque, 1974) a
raison d'affirmer que la queste, recherche d'aventures par le chevalier, dominée pourtant par
un but unique, auquel sont soumises les diverses aventures comme autant d'étapes dans
l'évolution du héros, ainsi que l'aventure sont des entreprises de réintégration. Dérivée du latin
advenire et signifiant dans La Vie de Saint Alexis «hasard», le sens d'aventure évolue et finit
par désigner «ce qui doit arriver», destin. Mais si, chez Chrétien de Troyes, le fondateur du
genre, trouver l'aventure signifiait pour le chevalier recevoir la confirmation de sa valeur,
dans les romans du XIIIe siècle ce sens est de plus en plus mis en question. Dans le Tristan en
prose (vers 1235), le chevalier Dinadan, ne parvenant pas à trouver «l'aventure», est incapable
de trouver le sens du monde: «Je suis un chevalier errant, qui chaque jour voiz aventures
querant et le sens du monde; mès point n'en puis trouver». Le chevalier edrant, qui fonce droit
au but (errer vient du latin iterare, cheminer; le participe edrant désigne donc celui qui marche
vers un but), devient le chevalier errant, qui ne sait plus où il va. Il n'y a plus d'aventures, mais
seulement une série de hasards, elle n'est plus une étape dans une progression de l'être, mais
désigne l'issue incertaine. Cette quête «vide» va de pair avec la rupture de plus en plus
marquée entre le héros et la communauté: l'aventure se fait de plus en plus «individuelle»,
motivée par la gloire personnelle et non par le bien commun: d'où le «crépuscule des dieux»
qu'est La Mort Artu.

a. Marie de France

L'identité de la première femme écrivain de la littérature française nous est en grande


partie inconnue. Sans doute originaire de France, de son propre aveu, fait dans l'épilogue de
ses Fables, «Marie ai num, si sui de France», elle a vécu à la cour d'Henri II Plantagenêt, le
«noble roi» auquel elle a dédié ses Lais. De Marie de France nous sont parvenues trois
oeuvres de facture très différente: un recueil de fables, Isopet (vers 1180), première adaptation
française des fables ésopiques, l'Espurgatoire seint Patriz (Purgatoire de saint Patrice, après
1189), adaptation du texte latin de Henri de Saltely et relatant le voyage dans l'autre monde du
chevalier Owein et sa vision des peines de l'autre monde, témoignage précieux de la nouvelle
structure ternaire au moyen de laquelle l'imaginaire occidental configure, à partir du XIe
siècle, l'au-delà, et surtout douze Lais, composés entre 1165 et 1175.

Marie de France n'a donc pas écrit de romans, mais son oeuvre est significative du
travail d'adaptation des sources celtiques auquel se sont livrés les auteurs français. Connue
depuis la Renaissance jusqu'au XVIIIe siècle comme auteur de fables, elle doit sa vraie
notoriété aux douze Lais: Guigemar, Équitan, Fresne, Bisclavret, Lanval, Les deux amants,
Yonec, Laustic, Milun, Chaitivel, Chèvrefeuille, Éliduc, genre qu'elle introduit dans la
littérature française. Comme elle l'avoue dans le prologue, ses lais, récits de brèves
dimensions (le plus bref, Chèvrefeuille, compte 108 vers, le plus long, Éliduc, en a 1184), en
vers octosyllabes à rimes plates, ont pour source les compositions lyrico-narratives chantées
par les jongleurs bretons. Ceux-ci devaient être bilingues, voire trilingues, à en juger par
l'explication que Marie
elle-même fournit dans le prologue du Laustic:

«Une aventure vus dirai,

dunt li Bretun firent un lai.

Laüstic a nun, ceo m'est vis,

si l'apelent en lur païs;

ceo est russignol en Franceis

e nightegale en dreit Engleis». (v. 1-6)

(Je vais vous raconter une aventure

dont les Bretons ont tiré un lai

qu'ils nomment Laüstic, je crois,

dans leur pays,

c'est-à-dire Rossignol en français

et Nightingale en bon anglais).

Attesté pour la première fois dans l'oeuvre du trouvère anglo-normand Wace, le mot
laid, d'origine celtique, désigne une composition musicale, susceptible de s'accompagner d'un
texte lyrique. Le lai breton rapporte toujours une aventure rare, singulière, placée souvent
dans un cadre féérique. Des êtres et des objets merveilleux se mêlent au monde des humains,
baignant le récit dans une atmosphère merveilleuse. L'éthique courtoise qui le sous-tend le
distingue du fabliau dont il est le «contrepoint esthétique et moral» (J. Frappier, Remarques
sur la structure du lai. Essai de définition et de classement, 1961) alors que ses dimensions
réduites le séparent du roman.

Pour Marie de France, le lai désigne à la fois la source orale où elle a puisé son
inspiration et son propre texte. L'auteur «invente», dans le sens médiéval de «créer», une
nouvelle forme littéraire, son travail poétique se réduisant, comme elle l'affirme modestement
dans le prologue, à réunir les lais qu'elle avait entendu conter («plusurs en ai oïz conter» - v.
39) et «par rime faire et reconter» (v. 48), à développer donc et fixer par écrit et en mémoire
«l'aventure», c'est-à-dire l'événement qui a servi pour point de départ au texte breton. À la
différence des romans antiques, l'activité poétique ne s'appuie donc plus sur l'autorité du
«livre», mais sur la tradition orale, qui se voit reconnaître une valeur et une vérité en rien
inférieures à celles proposées par les sujets antiques.

Vérité morale et psychologique tout d'abord, car le sujet unique des lais est l'amour,
sous toutes les formes, même aberrantes, surgissant brusquement dans la vie des humains et
leur imposant de dures épreuves. Cette représentation multiple de l'amour ne se rattache pas à
une idéologie particulière, bien que l'écrivain connaisse tout aussi bien le roman antique (la
description de la fée de Lanval rappelle des fragments de l'Énéas), la doctrine de la fin'amors,
à laquelle Laüstic ou Yonec empruntent des motifs (la mal mariée, l'oiseau messager de
l'amour, la joie produite par le chant du rossignol, identifiée au joy d'amour qui se lit sur le
visage de la dame d'Yonec, suscitant la jalousie du mari), la légende tristanienne. Cette
interrogation sur le sens de l'amour et sa place dans la société féodale reçoit dans l'ensemble
une réponse pessimiste. L'amour ne peut s'accomplir que dans l'autre monde (Lanval, Yonec),
dans la mort (Les deux amants) ou se sublimer dans l'amour de Dieu (Éliduc). Pourtant, à
travers la relation amoureuse entre un mortel et un être «faé», venu de l'Autre Monde, les lais
féériques, parmi les plus réussis de Marie, expriment la possibilité donnée à l'être humain de
se surpasser par l'amour, d'aller «au-delà» de ses limites ou dans l'au-delà, dans un monde
idéal où le droit au bonheur est imprescriptible. L'amour peut aussi trouver son salut par
l'«invention poétique» du lai. Il en est ainsi du Chèvrefeuille, qui raconte un épisode de la
légende tristanienne. En route vers Tintagel, Iseut reçoit un message ingénieux de Tristan: un
chèvrefeuille enlacé autour d'un coudrier, où son ami a gravé les mots: «Bele amie, si est de
nus: ne vus senz mei, ne jeo senz vus» (v. 77-78). Le symbole végétal remplace ici le philtre
pour signifier la même force irrésistible de l'amour et en exprimer l'essence: «une fusion
source de mort, mais que sauve in extremis l'invention de l'amant poète» (E. Baumgartner,
1999).

On a parfois reproché à Marie son écriture elliptique et un peu grêle. Il est vrai que son
style sobre, en rien déclamatoire, privilégie la narration au détriment de la description ou de
l'investigation psychologique. Le ton retenu et sa prédilection pour la litote donnent à son
style un air de transparence et de simplicité trompeuses. Il suffit d'étudier l'art subtil avec
lequel elle a su «mettre en vers» les contes bretons: la «dame» que rencontre Lanval ne se
baigne pas nue, comme dans le lai anonyme de Graelent. Elle attend son héros toute parée,
dans un pavillon somptueusement orné, étendue sur un lit superbe et sa beauté est habilement
«donnée à voir». Non moins savante est la description de son cortège, lorsqu'elle se présente
devant la cour d'Arthur pour justifier son amant.

Inspirés par la matière de Bretagne, les lais de Marie de France ne sont point une simple
reproduction de thèmes et motifs celtiques, mais attestent une vraie conscience d'écrivain.
Dans le Prologue de ses Lais, Marie déclare s'être proposé d'«alkune bone histoire faire»,
d'écrire des lais «plaisibles a la gent», mais qui, en bonne tradition médiévale, sont «sutil de
sens». C'est pourquoi, ainsi que le fera plus tard Rabelais, l'écrivain convie les lecteurs à
découvrir la sagesse qui se cache dans ses vers, à «gloser la letre et de lur sens le surplus
metre» (à commenter le texte et à l'enrichir d'un surplus de sagesse).

b. «Un conte d'amour et de mort»: Tristan et Iseut

L'histoire de Tristan et Iseut est une des oeuvres privilégiées de la littérature médiévale.
Modèle de l'amour et repoussoir pour les amants authentiques, le sentiment qui les unit - en
dehors de toute norme - va devenir bientôt un point de référence: les troubadours se
proclament amants plus fidèles que Tristan, Chrétien de Troyes est hanté lui aussi par leur
histoire et, dans toute son oeuvre, il tentera de conjurer la malédiction dont s'entoure leur
passion, sans toutefois y parvenir. La plupart des lecteurs connaissent la légende grâce à la
reconstitution de Joseph Bédier, qui s'était proposé de restituer, à partir des manuscrits,
français, allemands, italiens scandinaves, ce qu'on croyait être «l'archétype» de la légende.
Bien qu'il s'agisse d'une réussite artistique incontestable, la version de Bédier propose une
«moyenne» du roman plutôt que son «archétype». Gaston Paris déclarait d'ailleurs dans la
préface de la première édition du Roman de Tristan et Iseut: «le livre de M. Bédier contient
un poème français de la seconde moitié du XIIe siècle, composé à la fin du XIXe siècle».

Diffusée sans doute dès 1140, la légende donnera naissance à partir de 1170 à diverses
versions. Dans le prologue de son deuxième roman, Cligès, énumérant ses oeuvres
antérieures, Chrétien de Troyes fait mention d'un «Conte del roi Marc et d'Iseut la Blonde»,
jamais retrouvé. Les principales versions de la légendes sont dues à Béroul (seconde moitié du
XIIe siècle) et à Thomas d'Angleterre (1170-1175 environ). Elles devaient raconter, sans
doute, l'histoire dans son intégralité, mais elles nous sont parvenues toutes deux en état
fragmentaire: 4485 vers pour le Tristan de Béroul et 3140 pour le texte de Thomas, ces
derniers répartis en neuf fragments, renfermés par cinq manuscrits. Trois autres textes sont
délibérément fragmentaires, puisqu'ils ne racontent qu'un épisode de l'histoire, qu'il s'agisse
des deux Folies Tristan, de Berne et d'Oxford, ou du lai du Chèvrefeuille de Marie de France.
Pour retrouver une version plus complète de l'histoire il faut se tourner vers les romans
allemands, le Tristrant d'Eilhart d'Oberg (vers 1170) - le plus fidèle, paraît-il, à la source
qu'auraient suivie aussi Béroul et l'auteur anonyme de la Folie de Berne - ou celui de Gottfried
de Strasbourg (début du XIIIe siècle), qui s'inspire du texte de Thomas, mais eux aussi sont
incomplets. La première version intégrale à nous être parvenue est la Tristramsaga norroise,
adaptation en prose du roman de Thomas, réalisée en 1226 par un clerc, le frère Robert. Le
caractère fragmentaire est donc constitutif de la légende, qui se disperse en une pluralité de
récits, de traditions, d'allusions, de transpositions iconographiques. Preuve, peut-être, comme
le croit M. Zink (1992), de sa popularité qui rendait inutile la reprise, à chaque fois, du sujet.
Preuve, plutôt, ainsi que le pense E. Baumgartner, de son caractère subversif et de la
fascination exercée sur l'imaginaire médiéval par le scandale que représente le «sujet» de
Tristan, auquel tous ces retours et réécritures n'ont pas offert de solution: «l'histoire tragique
d'un couple contraint à un amour coupable» et incapable de maîtriser les pulsions du désir
(Baumgartner, 1988). Les textes français ainsi que leurs principales adaptations en allemand
se répartissent en deux groupes: le roman de Béroul, la Folie de Berne et le Tristrant d'Eilhart
d'Oberg suivent d'assez près l'estoire, sorte de vulgate tristanienne qui devait circuler autour
de 1150. Leurs textes forment la «version commune» de la légende, plus «primitive» et
violente. Faisant grief à ses confrères de ne pas suivre un certain «Bréri le Gallois», détenteur
de la «vraie» histoire des amants, Thomas entreprend la re-fonte systématique de la version
commune, afin de l'adapter aux exigences de l'esprit courtois, suivi dans cette voie par l'auteur
anonyme de la Folie d'Oxford et par Gottfried de Strasbourg. Ces trois textes forment la
«version courtoise» de la légende, qui s'efforce d'évacuer tout ce qu'il y a de violent dans
l'estoire.

Malgré leur diversité, toutes les versions respectent un même scénario: marqué du sceau
de la tristesse, qui se retrouve en son nom, orphelin de bonne heure, doué de nombreux
talents, dont le talent poétique de composer des lais, Tristan est élevé par son oncle maternel,
le roi Marc de Cornouailles, qui le veut comme successeur. Pour délivrer la Cornouailles du
lourd tribut humain imposé par le géant Morholt, oncle d'Iseut, il l'affronte et le tue. À la suite
d'un autre exploit, la victoire sur un dragon qui dévastait l'Irlande, il obtient la main d'Iseut
pour son oncle, le roi. De retour vers Cornouailles, pendant la traversée, les deux boivent «par
erreur» un philtre d'amour préparé par la mère d'Iseut à l'intention des futurs époux. Ils seront
désormais unis par un amour éternel. À partir de ce moment, la vie des deux amants se situe
sous le signe de la passion «fatale»: ils doivent ruser pour être ensemble et déjouer les pièges,
sont découverts et condamnés à mort. Pour échapper à leur sort, ils s'enfuient dans la forêt du
Morois, où ils vont mener pendant trois ans «aspre vie et dure». Découverts par le roi Marc
qui se «méprend» sur la nature du lien qui les unit, ils se décident à regagner la cour. Obligé à
s'exiler sur le continent, Tristan épouse en Petite Bretagne Iseut aux Blanches Mains «pur
belté et pur nom d'Isolt», sans toutefois consommer le mariage, est blessé par une arme
empoisonnée et demande à son beau-frère Kaherdin, avec qui il s'était lié d'amitié, d'aller
chercher Iseut la Blonde, la seule à pouvoir le guérir. Surprenant son secret, son épouse lui
ment, affirmant que la voile du bateau qui devait amener Iseut est noire, signe que sa bien-
aimée avait refusé de répondre à son appel. Tristan meurt de douleur, aussitôt rejoint par Iseut
la Blonde.

L'histoire de Tristan et Iseut semble reprendre un archétype de l'imaginaire présent dans


de nombreuses civilisations. P. Gallais en voit un modèle possible dans le roman persan de
Wis et Ramin (Tristan et Iseut et son modèle persan, 1974), alors que, dans son livre célèbre
L'Amour et l'Occident, Denis de Rougemont pose l'histoire de cet amour impossible comme
fondement de toute la grande littérature européenne. Toutefois, l'origine de la légende est
certainement celtique. Elle s'apparente aux aitheda irlandais, récits contant l'enlèvement par le
héros d'une femme mariée et la fuite du couple dans la forêt, tels Diarmaid et Grainne, Noisé
et Derdriu, Cano et Cred. D'autre part, les triades galloises (brefs récits), font mention de
«Drystan, fils de Tallwch, amant d'Essylt» et du roi Marc. Le cadre de l'histoire et lui aussi
celtique, depuis l'Irlande, à la Cornouailles et à la Bretagne française.

Mais l'originalité profonde des versions françaises de la légende consiste à expliquer


l'amour par le philtre. Si Grainne, épouse du vieux roi Finn, impose par une «geis» au beau
Diarmaid de l'enlever, Tristan et Iseut sont «contraints» de s'aimer pour avoir bu «par erreur»
le «beivre d'amour». Dans la version commune, le «vin herbé» établit trois absolus: de
l'amour, de la fatalité, de l'irresponsabilité. Béroul l'invoque constamment comme «alibi» du
couple. À la différence de la geis celtique, épreuve-sortilège qui subordonne l'homme à la
femme, le philtre instaure la parfaite égalité des amants dans leur passion. En outre, sa durée
est limitée à trois ans. Dans son désir d'adapter l'esprit de la légende aux exigences de
l'éthique courtoise, Thomas invente l'amour avant le philtre, la «fatalité» que celui-ci impose
s'accordant mal avec la totale liberté du choix que suppose la fin'amors. Chez lui toutefois, la
durée du philtre s'étend à la vie entière. Dans toutes les versions, la soi-disant absence de
volonté signifie que l'amour porte en lui-même sa propre motivation, qui relève de l'individu,
non de l'ordre social.

Il ne faudrait pourtant pas croire que les auteurs du roman de Tristan font l'apologie de
l'amour-passion; ils essaient plutôt de mettre en garde les lecteurs contre les forces
destructrices du désir, désir sexuel tout d'abord, qui a partie liée avec la mort. D'où les jeux de
mots fréquents chez Thomas entre amors et mort ou entre confort et mort: cet amour absolu,
qui suppose l'obstacle et la souffrance, voire les cherche, ne trouve son accomplissement que
dans la mort:

«Tristrans murut pur sun desir,

Ysolt qu'a tens n'i pout venir.

Tristrans murut pur sue amur,

E la bele Ysolt par tendrur.»

(Thomas, ms. Sneyd, v. 34-37)

(Tristan mourut par amour,

Iseut pour ne pas être arrivée à temps.

Tristan mourut par amour pour elle,

et la belle Iseut par tendresse pour lui).

À part ce pessimisme commun, les auteurs ont beaucoup divergé dans la manière de
traiter l'«estoire» et dans leur manière d'écrire. Plus riche en événements, le roman de Béroul
présente, en les juxtaposant, les séquences qui forment les moments clé de l'histoire des
amants. L'unité de l'ensemble est assurée par la présence constante du narrateur, qui
commente les faits, incitant ses lecteurs à prendre parti dans le procès du Bien et du Mal. Son
discours rusé aux effets théâtraux vise en fait à émouvoir et à disposer le lecteur en faveur des
amants. Non pas pour justifier leur amour, mais pour s'inquiéter sur son ambiguïté et déplorer
le désordre qu'il entraîne. Tout devient ambigu dans l'univers narratif de Béroul, depuis la
forêt du Morois, espace sauvage des souffrances et des épreuves mais aussi de l'amour
accompli, aux signes mal interpétés par Marc, aux angoisses perpétuelles des amants de voir
leur passion s'émousser, lusqu'au serment ambigu d'Iseut, enfin, triomphe apparent des amants
et de leur amour, mais fondé sur une série de tromperies: déguisement de Tristan,
manipulation habile du langage par Iseut, triomphe sanctionné par le «silence» de Dieu.

L'action est très réduite chez Thomas qui privilégie l'investigation psychologique,
l'analyse du sentiment amoureux, dans de longs monologues, plaintes lyriques, amples
interventions du narrateur. Son texte se constitue en une méditation douloureuse sur la nature
de l'amour, sur ses joies et surtout sur les souffrances qu'il impose. La longue description des
tourments de Tristan séparé d'Iseut, de sa jalousie et des tentatives désespérées de se «sauver»
de sa passion par la «novelté» d'un autre mariage qu'il ne consommera pas ouvrent la voie au
roman européen d'investigation psychologique. En inventant l'amour avant le philtre, le clerc
Thomas entend moins se soumettre aux exigences de l'éthique courtoise que s'interroger sur
l'«aventure» de l'homme, partagé entre l'amour fin'e veraie vécu par le couple lors du premier
séjour de Tristan en Irlande, et son «vouloir», autrement dit son désir, dès que l'amour déchoit
par le philtre dans l'univers de la faute. Dans ce sens, son récit prétend à une valeur
exemplaire, explicitement assumée dans l'épilogue: il s'adresse «à tous les amants, aux pensifs
et aux amoureux, à tous ceux qui ressentent l'envie et le désir d'aimer, aux voluptueux et
même aux pervers» pour leur offrir «grant confort» contre toutes les peines et les douleurs de
l'amour, afin qu'ils puissent en éviter les pièges.

À la différence des récits de Béroul et de Thomas dont la temporalité est organisée par
la biographie du héros, idéalement restituée depuis la naissance jusqu'à la mort, les Folies
Tristan et le Lai du Chèvrefeuille de Marie de France proposent l'évocation d'instants
privilégiés, la linéarité de la narration étant perturbée et déterminée par le souvenir. Ces textes
se situeraient après l'exil de Tristan en Petite Bretagne et racontent les subterfuges permettant
une rencontre fugitive des amants. Les Folies insistent sur le déguisement du héros, la folie
comme la lèpre, dans l'épisode du serment ambigu du roman de Béroul, se constituant en
suggestives métaphores de la passion. Tristan déguisé en fou devient héros et narrateur de sa
propre histoire, évoquée dans le désordre d'une mémoire affective et puisant son sens dans les
«romans» qui lui sont déjà consacrés. En dépit des allusions crues à une vérité que seuls les
amants sont censés connaître, le «je» masqué de Tristan n'arrive pas d'abord à se faire
reconnaître par Iseut. Elle refuse de se laisser séduire par l'évocation de la Salle de cristal,
espace de lumière où Tristan propose de l'emmener, dans la Folie d'Oxford, située entre le ciel
et la terre, c'est-à-dire nulle part. Il faudra que le «fou» enlève son masque de laideur pour être
reconnu et accepté. Le lai du Chèvrefeuille substitue, on l'a vu, le langage de l'invention
poétique au langage de la folie amoureuse. Le symbole végétal du chèvrefeuille enroulé
autour du coudrier est la métaphore concrète de l'amour qui unit dans la vie et dans la mort les
deux amants: «Bele amie, si est de nus, ne vus sanz mei, ne jeo sanz vus».

La légende de Tristan et Iseut occupe donc dans la littérature du Moyen Âge une place à
la fois centrale et marginale (cf. M. Zink, 1992). Elle est la meilleure expression de la passion,
différente toutefois de la fin'amors courtoise, parce que engendrée par la fatalité du philtre,
alors que l'éthique courtoise insiste sur la liberté. Elle expose en outre les amants au scandale,
alors que la fin'amors est source de melhurar pour l'amant, dont un des premiers devoirs est de
veiller à la réputation de sa dame. Elle se situe dans un cadre breton sans appartenir pour
autant à la matière arthurienne, bien que le roi Arthur soit présent comme garant au serment
d'Iseut, modèle peut-être d'un autre type de société courtoise, qui intégrerait les forces vives
d'un amour socialisé.

Tristan et Iseut est un texte unique, qui continue à exercer sa fascination sur des
générations de lecteurs. Par la découverte de l'amour-passion, par la nouveauté, la beauté et la
simplicité de l'histoire, le roman va acquérir «des qualités d'universalité, d'exemplarité,
analogues à celles du mythe» (P. Gallais, 1974).
c. «Aux sources du roman»: Chrétien de Troyes

L'histoire littéraire n'est pas riche en informations au sujet du plus grand romancier du
Moyen Âge, considéré comme fondateur du roman européen. Les diverses hypothèses qui
l'ont identifié à Christianus, chanoîne de Troyes ou qui ont tenté de lui reconstituer une
«carrière diplomatique» à la cour d'Angleterre sont plus que fragiles. Force nous est de nous
contenter des informations fournies par l'auteur lui-même dans les prologues de ses romans.
Ainsi, nous savons que celui qui se désigne «Crestiens de Troies» au vers 9 de son premier
roman, Érec et Énide, et tout simplement «Crestiens» dans les autres prologues, signe qu'il
s'était acquis une renommée qui lui épargnait d'autres précisions, a mené son activité littéraire
à la cour de Marie de Champagne, fille du premier mariage d'Aliénor d'Aquitaine avec le roi
de France Louis VII, épouse, en 1164, du comte de Champagne Henri le Libéral, pour
laquelle il compose Le Chevalier de la Charrette, et à la cour de Philippe d'Alsace, comte de
Flandre, qui lui a fourni le «livre» d'où il a tiré l'inspiration pour son dernier roman, inachevé,
Le Conte du Graal. Ces données nous permettent de situer sa carrière littéraire entre 1165 et
1185-1190, puisque son dernier protecteur, Philippe de Flandre, était mort lui-même en 1191.
Les particularités linguistiques de son oeuvre, propres au dialecte champenois, laissent penser
que Chrétien était originaire de cette région, peut-être même de Troyes. Les traductions-
adaptations d'Ovide, témoignant d'une familiarité du latin et de la culture classique, le titre de
«meister» (maître) que lui attribue un de ses principaux «disciples», Wolfram von
Eschenbach, auteur du Parzifal allemand, certifient une formation de clerc.

L'oeuvre du maître Champenois ne nous est pas elle non plus connue en totalité. Le
prologue de son deuxième roman, Cligès, propose une liste de ses précédents ouvrages,
censée confirmer son habileté d'écrivain et se porter garante de la qualité du nouveau roman.
Sont ainsi mentionnés Érec et Énide, une série de traductions-adaptations d'Ovide, sacrifice
consenti aux goûts littéraires de l'époque, dont seule Philomena nous est parvenue, un conte
«del roi Marc et d'Ysolt la blonde», perdu, titre où l'absence du nom de Tristan peut
représenter un indice de la perspective originale adoptée. En plus de deux chansons courtoises
(Chrétien de Troyes est, rappelons-le, le premier trouvère connu), et d'un roman de Guillaume
d'Angleterre, dont la paternité est incertaine, Chrétien est l'auteur de cinq romans, dont nous
pouvons proposer une chronologie approximative: Érec et Énide (1170-1175); Cligès (1176);
Le Chevalier de la Charrette et Yvain ou Le Chevalier au Lion, composés simultanément
entre 1177-1180; Le Conte du Graal (1181-1187?), que la mort a empêché d'achever.

Matière

À partir d'Érec et Énide, le premier roman arthurien connu, Chrétien de Troyes prend
exclusivement pour source de son oeuvre «la matière de Bretagne», qu'il avait pu connaître,
comme Marie de France, par l'intermédiaire des conteurs populaires (le prologue d'Érec et
Énide fait d'ailleurs allusion à un tel «conte d'aventure» récité par les jongleurs). Une source
non moins importante est le Brut de Wace, «histoire» des rois bretons, où le roi Arthur tient
une place de choix. L'originalité de Chrétien se manifeste pourtant dans l'organisation spatio-
temporelle de la narration. Contrairement à Wace qui adopte une perspective propre à la
chronique, présentant le règne du roi Arthur de son début jusqu'à sa fin, le maître de
Champagne opère une «coupure» dans la succession chronologique, choisissant pour temps
de référence «l'âge d'or» de l'époque arthurienne, le moment privilégié, exempt de guerres,
qui permet la réunion à la cour de tous les chevaliers. Ce qui entraîne une perspective
différente sur l'espace également, la cour d'Arthur, siège de toutes les valeurs courtoises,
devenant aussi «centre de la narration», point fixe où commence et s'achève le roman. La
figure d'Arthur apparaît elle aussi différente par rapport à Wace: le guerrier conquérant y
devient un roi arbitre et garant des valeurs chevaleresques, dont l'unique fonction est de
veiller à la cohésion harmonieuse du groupe humain d'élite qu'il préside. Plus qu'un monarche
autoritaire, Arthur est un «primus inter pares», et ce nouveau type de relation idéale entre le
souverain et ses vassaux trouve son expression poétique dans la Table Ronde (empruntée elle
aussi à Wace), autour de laquelle se réunissent le «roi droiturier» et ses chevaliers les jours de
fête.

Une formule narrative

Chrétien est aussi le premier romancier à avoir introduit le «retour des personnages». À
part les figures de référence (le roi Arthur, la reine Guenièvre, le neveu du roi, Gauvain, le
sénéchal Keu), empruntés eux aussi à Wace et présents dans tous ses romans, l'auteur
énumère lors de l'épisode des noces des protagonistes de son premier roman (Érec et Énide) la
«liste» des chevaliers invités, véritable «trésor» où lui-même et ensuite ses imitateurs
puiseront afin de choisir un héros protagoniste pour chaque roman. Acceptant le défi de
l'aventure, présentée le plus souvent comme une agression des forces du mal, du désordre
venu du dehors et mettant en danger les valeurs du monde arthurien et sa parfaite harmonie, le
chevalier «assume» l'action, déterminant par son déplacement le développement de la
narration, et entraîne le facteur perturbateur loin des frontières d'un univers destiné à rester
espace de la Joie. Chrétien invente ainsi le type du «chevalier errant», ou aventureux, dont la
quête détermine la formule narrative du roman. Parcourant d'autres espaces étrangers, avant
d'aboutir dans l'«Autre Monde», le héros rencontre l'aventure, non point «hasard», mais signe
d'élection qui lui permet de s'éprouver et de prouver sa valeur, de gagner l'amour, de connaître
et de se connaître. Cette connaissance de l'être ou de la transformation profonde de la
personnalité est signifiée par le dévoilement du nom ou l'obtention d'un nom nouveau: Yvain
devient «le Chevalier au Lion», Perceval «devine» son nom après l'aventure échouée au
Château du Graal, le Chevalier de la Charrette est désigné pour la première fois par son vrai
nom de Lancelot par la reine Guenièvre. Mais l'aventure comme la quête représentent en
premier lieu la victoire du bien sur le mal.

À partir de cette structure fondamentale, définie par le devenir temporel à travers


l'itinéraire du protagoniste et son évolution psychologique et morale, structure adoptée par la
suite par la plupart des auteurs de romans courtois, Chrétien invente et explore de nouvelles
«conjointures», terme employé pour la première fois dans le prologue d'Érec et Énide où il
désigne, par opposition aux simples «contes d'aventures» «dépécés et corrompus» par les
jongleurs désireux de s'enrichir, l'art du romancier, son habileté à articuler harmonieusement
une source d'inspiration, matiere, et une signification, sens.

Amour et aventure

Conçu selon une structure bipartite, son premier roman, Érec et Énide, présente dans sa
première partie une quête nuptiale réussie. Mais le mariage d'amour, happy end traditionnel
du conte, ne forme ici que la conclusion de la première partie, le «premerains vers», qui
occupe un tiers de la narration. La crise survient lorsque Érec, entièrement adonné à l'amour
de son épouse, néglige ses devoirs chevaleresques et se fait appeler recreant par ses
compagnons (terme désignant d'abord le chevalier qui, vaincu, demande la merci de son
adversaire, puis, par extension, le lâche qui fuit le combat). Pour racheter sa faute et regagner
l'estime de son épouse, Érec part en quête d'aventure, emmenant Énide, lui défendant
absolument de lui adresser la parole, quel que soit le danger:

«Erec s'an va, sa fame en moinne [emmène],

Ne set ou, mes en avanture»

(v. 2778-2779).

Est inaugurée ainsi la structure de base du roman arthurien. À la suite d'aventures de plus en
plus périlleuses, les époux se réconcilient. La dernière aventure, la plus difficile et «gratuite»,
la «Joie de la Cour», représente symboliquement par son cadre (un splendide verger entouré
d'une muraille d'air infranchissable) et par ses protagonistes (un chevalier «prisonnier» de son
amie), le danger qu'Érec et Énide ont su conjurer: tout amour vécu dans l'égoïsme est, en dépit
des délices trompeurs, mortel. Délivrant par sa victoire les deux amants et les rendant à la
cour, Érec déclenche la Joie et se rend digne de régner à la place de son père. La perspective
d'ensemble s'élargit de l'individu à la communauté, de la tristesse à la joie, la conjointure
s'élaborant autour d'un idéal chevaleresque et courtois qui propose la nouveauté absolue de la
compatibilité - impensable pour l'éthique troubadouresque - entre amour et mariage.

La compatibilité entre valeurs chevaleresques et mariage, envisagée dans une


perspective différente, fait l'objet du roman Yvain ou Le Chevalier au Lion, sous-tendu lui
aussi par une structure bipartite. Incité par le récit de son cousin, Calogrenant, Yvain refait
l'itinéraire de celui-ci, arrive à la fontaine merveilleuse qui bout, située auprès d'un pin (avatar
probable de la fontaine de Barenton, mentionnée par Wace dans le Roman de Rou), en tue le
gardien après avoir déclenché une terrible tempête et s'éprend irrésistiblement de la veuve de
son adversaire. Aidé par l'astucieuse Lunete, suivante de Laudine, dame de la fontaine, Yvain
parvient à épouser l'objet de son amour. Prêtant l'oreille à la voix du «tentateur» Gauvain:
«Seroiz vos or de çax, [...]

Qui por leur fames valent mains? [...]

Amander doit de bele dame

Qui l'a a amie ou a fame» (v. 2486-2492)

(Seriez-vous de ceux...

qui par leurs femmes valent moins?...

Quand on a pour amie ou pour épouse une très belle dame,

on doit devenir meilleur),

il demande à sa femme la permission de courir les tournois mais oublie le délai qu'elle lui a
fixé, perd son amour et sombre dans la folie. Commence la longue remontée vers la guérison,
d'abord physique mais surtout morale, symbolisée par le secours accordé aux faibles, aux
femmes surtout. Au cours de toutes ces aventures, le héros est accompagné par un lion dont il
avait sauvé la vie et qui devient son ami inséparable, aide efficace dans les périls et,
finalement, «blason», car, avant d'avoir obtenu le pardon de sa dame, Yvain ne voudra plus
être connu que sous le nom de «Chevalier au lion», empruntant à la noble bête sa générosité et
sa fidélité indéfectible. Après une dernière aventure aux accents messianiques, par laquelle
Yvain délivre trois cents jeunes filles contraintes par deux maufés (créatures démoniaques) de
travailler sans arrêt dans un atelier de tissage, aidé à nouveau par la parole habile de Lunete -
possible «double» du romancier? - le Chevalier au Lion est réconcilié avec sa dame. On
pourrait presque affirmer que, dans ce roman, amour et prouesse empruntent des chemins
différents si Yvain n'avait pas compris, au terme de ses tribulations, que la prouesse gratuite
est dépourvue de valeur, trouvant sa seule justification dans le service des autres\de l'autre.

La critique a considéré Le Chevalier au Lion comme le roman le plus réussi du maître


champenois, oeuvre d'une perfection classique. Opinion justifiée à en juger par l'équilibre de
l'organisation narrative: équilibre spatial, entre la cour d'Arthur et le domaine de Laudine,
même si cette distribution spatiale peut signifier aussi le déplacement du «centre», représenté
par la cour d'Arthur, ou au moins sa dissociation en deux espaces d'égale importance;
équilibre toujours réversible des forces contraires joie/douleur, amour/haine; équilibre, enfin,
entre le récit et le discours; perfection confirmée par la maîtrise accomplie de l'art du récit
également. Yvain est le premier roman dont le prologue ne contient plus de référence à un
quelconque protecteur ou à une possible source et, d'ailleurs, le «prologue» des aventures
d'Yvain est confié au «narrateur» Calogrenant, procédé original permettant une mise en
abyme, un jeu de miroirs de la narration: le récit de Calogrenant suscite le désir d'Yvain
d'agir, tout comme il suscite la curiosité du lecteur, qui accompagnera Yvain dans ses
aventures et dans la «quête du sens».
Un roman ironique: Cligès

Cligès occupe une place à part dans l'oeuvre de Chrétien de Troyes. Non seulement du
fait que l'exploitation habile du topos de la «translatio studii», invoqué dans le prologue,
combine deux sources d'inspiration, la matière de Rome et la matière de Bretagne, mais aussi
parce qu'il surprend le déplacement de l'intérêt romanesque du «roman antique» vers la
formule nouvelle du «roman arthurien», tout comme les deux protagonistes de la narration,
Alexandre et Cligès, le père et le fils, se déplacent de Constantinople à Londres pour
s'accomplir en vaillance et en chevalerie. La critique, quant à elle, a vu depuis longtemps en
Cligès une réponse à la problématique posée par le mythe de Tristan et Iseut. Défini tour à
tour comme Anti-Tristan (W. Foerster), Neo-Tristan (G. Paris) ou même Hyper-Tristan (J.
Frappier), le roman, tout en reproduisant presque point par point les épisodes du Tristan,
prend ses distances par rapport à la légende des amants de Cornouailles, sans que l'on puisse
préciser si, en plus de la version commune, Chrétien aurait connu la variante de Thomas, à
laquelle son texte semble se rapporter. La «distance» concerne surtout l'attitude de l'héroïne,
Fénice, laquelle, se trouvant dans la même situation sans issue que la reine Iseut, condamne
fermement toute solution qui l'obligerait à se partager entre deux hommes, alors que son coeur
appartient à un seul: «Qui a le cuer, si eit le cors» (v. 3145 - Celui qui a mon coeur qu'il ait
aussi mon corps) est sa devise qu'elle mettra en application aidée non par un, mais par deux
philtres, l'un qui donnera à son époux l'illusion qu'elle lui appartient, l'autre qui la fera passer
pour morte, lui permettant de «ressusciter», à l'instar de l'oiseau Phénix auquel son nom
renvoie, à une vie de délices avec Cligès. Malheureusement, ce programme narratif est
anéanti par un «accident» (un chevalier à la recherche de son épervier découvre «par hasard»
les deux amants, épisode qui renvoie a contrario à la découverte par Marc de Tristan et Iseut
réfugiés dans la forêt du Morois) et si la mort «providentielle» de l'usurpateur Alis permet de
résoudre le conflit en «happy-end», les artifices compliqués auxquels ont recours Fénice et
Cligès ne leur ont pas épargné le «scandale» qu'ont dû affronter les amants de Cornouailles.

Roman dialogique, Cligès est, plus que les autres créations de Chrétien, un texte
«ironique». Car la conclusion du roman (le souci des empereurs de Constantinple de n'être
plus dupes de leurs épouses a conduit à l'institution des harems!) contredit totalement les
«scrupules» et l'option morale de l'héroïne. La solution qu'elle propose est auto-contradictoire
et, en fait, aussi bonne ou mauvaise que celle d'Iseut, puisqu'elle relève de la fiction. Cet
emploi systématique de l'ironie souligne la «littérarité» du texte, mettant le lecteur en garde
contre la tentation d'une lecture d'identification.

La Quête de la Dame

Écrit sur la commande de sa protectrice, la comtesse Marie de Champagne, Le


Chevalier de la Charrette est une transposition narrative des thèmes et motifs présents dans la
lyrique des troubadours et de l'éthique qui la sous-tend: culte de la dame, parfaite soumission
à ses volontés, hiérarchie des valeurs organisées en fonction de l'amour. Le point de départ en
est, sans doute, un récit mythique racontant la descente d'un mortel dans «l'autre monde»
infernal pour en délivrer les âmes captives. C'est ainsi que le neveu du roi, Gauvain, et un
chevalier inconnu (Lancelot, dont l'identité sera dévoilée plus tard, par la reine même)
s'élancent à la poursuite d'un mauvais chevalier lequel, après avoir défié et humilié le roi,
avait enlevé la reine pour l'emmener dans son royaume «don nus estranges ne retorne» (v. 641
- d'où nul étranger ne retourne). Le pari insensé que tient l'inconnu, en acceptant, au terme
d'une brève hésitation, de monter dans la charrette patibulaire, lui vaut la récompense
suprême, la nuit d'amour avec la reine, après avoir racheté par de multiples «preuves et
épreuves» son hésitation. Suivant en tout la volonté de sa Dame, même lorsque celle-ci
semble vouloir l'humilier comme au tournoi de Noauz, car «molt est qui aimme obeissanz» (v.
3806) et «quan que li plest m'atalante» (v. 5903 - tout ce qui lui plaît m'agrée), celui qui élève
son amour à l'Absolu est digne de délivrer la reine - et avec elle les autres captifs - de la
servitude sans retour du royaume de Gorre.

La complexité, certains passages obscurs confèrent au roman un caractère énigmatique,


manifeste dès le prologue, où Chrétien déclare que la source d'inspiration (matiere) et la
signification d'ensemble (sen) lui ont été proposées pas sa protectrice, sa contribution se
limitant à son effort (painne) et à son habileté (antancion), autrement dit à... l'essentiel! Par
ailleurs il est difficile, sinon impossible, de préciser la dimension de cette «collaboration».
Quelle aurait pu être la «matière» proposée par la comtesse de Champagne? Une éventuelle
«biographie» du héros, telle qu'elle apparaît dans le roman allemand Lanzelet d'Ulrich von
Zatzikhoven (fin du XIIe siècle) qui invoque comme source un Lancelot français, perdu, ne
contient aucune allusion à l'amour adultère du héros pour la reine Guenièvre. Quant aux récits
racontant l'enlèvement de la reine par un prince étranger qui l'emmène en Glastonie, la «Cité
de Verre», Urbs Vitrea, d'où la forme Gorre, telle la Vie de saint Gildas (avant 1164), ils ne
font aucune mention de Lancelot. Chrétien aurait donc mis «sa painne et s'antancion» à faire
de Lancelot l'amant soumis de la reine Guenièvre. Cette hypostase de l'amant soumis
aveuglément aux volontés de sa dame n'était probablement pas conforme aux conceptions de
l'auteur. C'est peut-être la raison pour laquelle Chrétien n'a pas achevé lui-même son roman,
confiant cette mission à un disciple, Godefroy de Lagny, qui, de son propre aveu, aurait suivi
le plan tracé par le maître. Reste que ce roman de l'amour adultère, composé simultanément
avec le roman de l'amour conjugal qu'est Yvain, insiste sur la dimension sociale de la
prouesse exaltée par l'amour, qui avait fait défaut au mythe de Tristan.

Plus que tout autre roman du maître champenois, Le Chevalier de la Charrette relève
d'une structure binaire: deux mondes (le royaume arthurien et le royaume de Gorre), séparés
plutôt qu'unis par deux ponts quasi-infranchissables (le pont «evage», aquatique, choisi par
Gauvain, et le pont de l'épée, encore plus périlleux, traversé par Lancelot), s'opposent en
proposant deux «centres» de la narration: l'espace de l'Ordre qu'est la cour d'Arthur et l'espace
de la Joie d'Amour (le royaume de Gorre). Pour la première fois, l'action est dédoublée: la
quête de Gauvain échoue, ce qui met en valeur la prouesse de Lancelot, motivée
exclusivement par l'amour. Il convient de remarquer, enfin, le «dédoublement» au niveau de
l'écriture, en commençant par le titre construit autour d'un oxymoron (le Chevalier de la
Charrette), jusqu'au contraste entre le «lyrique» (l'extase de Lancelot ou les lamentations des
deux amants) et le «burlesque» (ravi par la contemplation de la reine, Lancelot combat le dos
tourné vers son adversaire), ce qui assigne au texte une dimension ironique analogue à celle
de Cligès.

Le mystère qui entoure l'identité du héros, la complexité de la quête et une certaine


«incomplétude» font du Chevalier de la Charrette un roman in-fini, qui sera continué et
développé, jusqu'à devenir le noyau de l'immense cycle en prose du Lancelot-Graal (première
moitié du XIIIe siècle, v. chapitre VII, 2).

La quête du sens

Encore plus énigmatique, parce qu'inachevé, nous apparaît le dernier roman du maître
de Champagne, Le Conte du Graal. La première partie peut être lue comme une triple
initiation du jeune sauvage élevé par sa mère à l'écart du monde civilisé, mais promis par sa
naissance et par ses qualités à une destinée exceptionnelle. Initiation à la chevalerie, pour
laquelle l'adolescent éprouve une vocation irrésistible, à l'amour, au mystère du Graal, enfin.
Au Château du Roi Pécheur, le héros assiste à une étrange procession: précédé par une lance
d'argent qui saigne et suivi par un plateau d'argent, un «graal» d'or fin et serti de pierres
précieuses, porté par une «dameisele», traverse plusieurs fois la salle en y répandant une
«granz clarté», alors que la table est remplie de mets copieux. Bien qu'il brûle de savoir «del
graal cui l'an an servoit» (v. 3245 - à qui l'on destinait le service du graal), notre héros n'ose
pas poser de questions et, le lendemain, se réveille dans un château désert. Il chemine à
nouveau dans la forêt, où il rencontre sa cousine, «devine» son nom - Perceval - et apprend
par la même occasion que ses questions auraient guéri le Roi Pêcheur et rendu la fertilité à son
Gaste Pays (Terre Déserte). À la cour du roi Arthur, il se voit durement reprocher son silence
par une «Demoiselle hideuse». Surmontant la tentation du désespoir (la Demoiselle avait
insisté sur le caractère irréversible de son échec), Perceval jure de ne pas passer deux nuits de
suite sous le même toit avant d'avoir «percé-le-val» du mystère du Graal. À partir de ce
moment, l'action se dédouble, suivant les aventures de Gauvain, où le neveu du roi se couvre
plutôt de ridicule. Le récit revient ensuite à Perceval qui, au terme de cinq années d'errance,
n'a pas réussi, en dépit de sa prouesse, à retrouver le chemin du Graal. Un groupe de pèlerins,
parfaitement symétrique, mais en sens inverse, au groupe de chevaliers qu'il avait rencontré
au début du roman, lui fait comprendre qu'il a «oublié» Dieu et lui indique le chemin vers un
ermitage. Là-bas, après s'être confessé au saint homme qui est en fait son oncle, Perceval
apprend que «pechiez la lengue [li] trancha» (v. 6409 - le péché lui trancha la langue) - il
s'agit du péché d'indifférence envers sa mère que le départ brutal de son fils avait tuée - et se
voit dévoiler aussi une partie du mystère: le Graal est porteur d'une seule hostie, qui depuis
quinze ans forme la seule nourriture du vieux père du Roi Pêcheur, «tant sainte chose est li
Graax» (v. 6425). La narration revient de nouveau à Gauvain, que nous voyons arriver au
Château des Dames, où il rencontre sa grand-mère, sa mère et sa soeur, qu'il savait mortes. En
ce point le récit s'interrompt.

Le Conte du Graal marque un tournant dans l'art de Chrétien de Troyes. Le titre ne


coïncide plus au nom - ou surnom - du protagoniste; le centre d'intérêt ne porte plus sur un
personnage mais sur un objet, le mystérieux graal, imprimant de ce fait une nouvelle
orientation à la quête, qui n'est plus motivée par l'amour ou par la crise survenue à l'intérieur
du couple (dont la vision est d'ailleurs modifiée, ou plutôt «transfigurée», la belle Blancheflor
étant présente plus que jamais dans la «samblance» des gouttes de sang tombées sur la neige,
au moment où la contemplation intérieure ouvre le nice Perceval à la «senefiance», au sens
caché), mais rattachée à la vérité au sujet du graal. La quête se spiritualise donc, faisant de
Perceval non plus tellement un héros de l'action, mais de la connaissance.

Toutes ces «nouveautés» ont posé aux critiques deux grands problèmes. Le premier,
rattaché à la «matière» du roman, plus précisément à l'origine du vase mystérieux et du
cortège qui l'accompagne, le second concernant la conjointure, fondée sur le dédoublement de
l'action. Le graal et son origine ont suscité une immense bibliographie. On y a vu tour à tour
des échos d'un rituel païen de fertilité (J. Wetson), un objet de culte chrétien appartenant au
rituel byzantin (M. Roques, M. Lot-Borodine) ou vase d'abondance emprunté à la mythologie
celtique (J. Marx). Même si cette dernière hypothèse a l'air plus plausible, le contenu du graal
- l'unique hostie - traduirait, par delà l'opposition fondamentale entre quantité et qualité, un
processus de christianisation du graal, dont la responsabilité reviendrait à Chrétien, processus
continué et amplifié chez Robert de Boron et dans le cycle en prose (v. chapitre VII). Le
dédoublement de l'action dans la deuxième partie du roman, procédé esquissé déjà dans Le
Chevalier de la Charrette mais devenu ici constitutif de la structure narrative, a donné lieu lui
aussi à de nombreuses hypothèses: on a attribué au maître champenois la première partie
uniquement, consacrée aux aventures de Perceval (L. Polmann) ou on a conjecturé qu'à sa
mort il avait laissé deux romans inachevés, un Perceval et un Gauvain, qu'un épigone aurait
par la suite juxtaposés (M. de Riquer, E. Hoepffner). En fait, le dédoublement permet ici,
comme dans Lancelot, la mise en valeur du protagoniste. Tributaire d'une vision du monde
préformée, se guidant exclusivement d'après le code des valeurs chevaleresques auquel il
adhère de façon formelle, Gauvain est un caractère statique, toujours égal à lui-même. Par
contre, le nice Perceval évolue, dépasse les épreuves et se surpasse, apprenant, à l'instar des
autres héros de Chrétien et plus que ceux-ci, à se donner au service d'autrui. Ce rôle central de
«quêteur de la vérité» - qu'il mériterait probablement de découvrir - est également confirmé
par l'emploi quasi-systématique de la focalisation interne. Le lecteur découvre le monde et les
événements par les yeux de Perceval et en même temps que lui, même si, plus d'une fois, le
narrateur intervient, offrant un surplus d'information. L'option pour la focalisation ajoute un
supplément de mystère, qui demande à être élucidé.

Autant d'énigmes laissées en suspens, qui ont décidé de la destinée exceptionnelle de


cette dernière oeuvre du maître. Le roman a été continué par divers auteurs, anonymes
(Continuation Gauvain et Continuation Perceval) ou connus (Wauchier de Denain, Manessier
ou Gerbert de Montreuil), qui s'essaient à achever les aventures de Perceval et de Gauvain et à
en percer les énigmes dans un ensemble qui dépasse 40000 vers. Le centre d'intérêt se
déplace, d'une part, vers la christianisation progressive du graal et de la lance et, d'autre part,
les questions et réponses ayant été dévoilées, vers l'épreuve de l'épée dont il s'agit de
ressouder les morceaux, métaphore poétique de «l'impossible» clôture du récit. Les
adaptations en allemand (le Parzifal de Wolfram von Eschenbach, 1201-1205), en néerlandais
(Percehvael, première moitié du XIIIe siècle), en norrois (Percevals saga, XIIIe siècle), en
anglais (Sir Perceval of Galles, première moitié du XIVe siècle) attestent le rayonnement
européen de l'oeuvre.

«Une mout bele conjointure»

Créateur du roman arthurien, en fait du roman dans l'acception actuelle du terme,


Chrétien de Troyes occupe une place centrale dans le paysage de la littérature médiévale.
Conscient de son originalité, l'auteur pose dès le prologue de son premier roman, Érec et
Énide, les fondements de sa poétique, insistant sur ce qui le sépare de ses contemporains: d'un
simple «conte d'avanture» il a su faire «une mout bele conjointure», une habile construction

«qui toz jorz mes iert an mimoire

tant con durra crestianetez»

(dont le souvenir durera

aussi longtemps que la Chrétienté).

(v. 24-25)

La richesse inventive, la création de nouvelles formes et de possibles narratifs, à quoi il


convient d'ajouter une tonalité inédite et un rythme nouveau de l'écriture romanesque
(Chrétien utilise exclusivement l'octosyllabe à rimes plates, avec la pratique fréquente de la
segmentation des couplets, ce qui assigne au vers narratif un supplément de souplesse et de
vivacité) font du maître champenois un «architecte» et non un simple «conteur». Une autre
notion centrale caractéristique de l'art narratif du romancier est la translatio: transmission de
la culture classique (translatio studii), mais aussi transposition du latin en langue vulgaire,
exigeant l'adéquation entre la source d'inspiration (matiere) et la signification de l'oeuvre
(sens), à travers une habile conjointure, preuve de l'art de l'écrivain.

Dans cette perspective s'éclaire également le problème des sources, qui a longtemps
obsédé littéralement les exégètes de Chrétien. Car, en fin de compte, aucun «pré-texte» ne
peut rendre entièrement compte d'aucun de ses romans: «à l'origine», il n'y a que l'auteur qui,
dans tous ses prologues, insiste sur l'art et sur l'habileté que son activité suppose, se donnant
en même temps pour instance qui assume l'écriture et dont procède le roman. D'autre part, son
art elliptique, son écriture ambiguë et la «distance esthétique» que celle-ci suppose ne
permettent pas une interprétation «littérale», augmentant la difficulté du texte et sollicitant
une participation active du lecteur ce qui a sans doute contribué à la fascination que l'oeuvre
du «créateur du roman européen» a exercée depuis plus de huit siècles sur ses confrères, sur
les critiques et sur... le public que nous sommes.

d. L'héritage de Chrétien de Troyes

Vers 1200 l'influence de Chrétien de Troyes domine la quasi-totalité du genre


romanesque. En effet, le maître champenois avait légué à ses successeurs un «chronotope» de
référence: l'«âge d'or» du règne d'Arthur et l'espace idéal de sa cour, symbolisé par la Table
Ronde. Beaucoup de romans arthuriens empruntent à Chrétien l'incipit traditionnel: un jour de
fête, devant la cour d'Arthur réunie, surgit brusquement l'aventure, venue d'ailleurs et
imposant son défi aux chevaliers de la Table Ronde. Les imitateurs empruntent encore au
maître des personnages, le couple royal tout d'abord, mais aussi les «incontournables»
Gauvain et le sénéchal Keu, ou puisent au trésor des personnages énumérés lors des noces
d'Érec, d'où ils choisissent les protagonistes de nouveaux récits arthuriens: tels sont Méraugis
de Portlesguez de Raoul de Houdenc, Humbaut, Beaudous, etc. Le héros peut être également
un «chevalier novel», tels Jaufré, Yder ou Fergus, qui, attiré par le prestige de la cour
arthurienne, vient y éprouver sa valeur. Certains, faisant grief à Chrétien de ne pas avoir
donné la place qu'il mérite à Gauvain, parangon des vertus chevaleresques mais jamais
protagoniste, plutôt faire valoir du héros, lui donnent la première place. Le neveu d'Arthur
sera ainsi le héros, parfois triomphant (L'Âtre périlleux, La Mule sans frein), parfois discrédité
(Le Chevalier à l'épée) de huit romans ou d'une partie du récit (Les Merveilles de Rigomer).

Les successeurs de Chrétien vont encore reprendre la structure narrative fondée sur la
«quête» du chevalier errant, déplacement linéaire semé d'aventures au caractère plus ou moins
initiatique, dont le modèle fondamental est le Conte du Graal. Tels seraient Fergus de
Guillaume le Clerc ou le roman occitan de Jaufré (fin XIIe - début XIIIe siècle). Une autre
formule à succès est celle de la quête nuptiale menée par un nouveau venu (Fergus, Yder,
Durmart le Gallois), jalonnée d'épreuves initiatiques et s'achevant souvent par une promotion
sociale (obtention d'un fief, voire d'un royaume), malgré les difficultés qu'un héros pauvre
comme Yder a à se faire accepter.

En dépit de la constance des thèmes et procédés d'écriture, ces romans offrent une
grande diversité de styles et de tons. L'intérêt de cette vaste production romanesque (le roman
arthurien en vers subsistera jusqu'au XIVe siècle, avec le Méliador de Jean Froissart) réside
dans l'habileté des auteurs à renouveler «de l'intérieur» le modèle commun, cet «intertexte
arthurien» légué par Chrétien de Troyes. Certains le font en accumulant des procédés qui
«font vrai». Dans Parthenopeus de Blois, l'auteur insère des réflexions et des confidences
personnelles sur ses aventures, en les comparant à celles de ses personnages, procédé repris
dans Ipomédon de Hue de Rotelande ou dans Florimont d'Aimon de Varennes. D'autres,
comme Le Bel Inconnu de Renaud de Beaujeu proposent une subtile mise en question de
l'idéal courtois. Le roman «combine» deux formules narratives, la quête d'une fiancée qui
apportera au héros richesse et puissance et la rencontre amoureuse avec la fée de l'Île d'Or qui
«détourne» le protagoniste de son parcours linéaire au point de compromettre sa quête. Le
roman témoigne de la transformation de certaines structures mentales: la quête héroïque
aboutit à un dénouement prosaïque, les rapports entre le chevalier et la société deviennent plus
contraignants, l'amour courtois n'est plus idéalisé. L'absence de progression dans le récit,
l'impression de «hasard» que dégagent toutes les aventures de Guinglain, le bel Inconnu, la fin
«ouverte» et pessimiste (le bonheur n'est possible qu'en Avalon) traduisent déjà la crise du
roman arthurien. En outre, l'emboîtement du récit dans une pseudo-autobiographie du
narrateur, qui déclare s'appeler Renaud de Beaujeu et avoue avoir écrit son roman pour plaire
à sa dame, brouille définitivement les différences entre auteur et personnage, entre «je» et
«il», participant de la subversion du discours narratif, dans un roman dominé par la
thématique de la «déception».

3. Le récit «réaliste»
Si par récit «réaliste» on entend un texte qui «restitue» la réalité, à la manière
balzacienne, on ne peut parler de «réalisme» médiéval, celui-ci ignorant l'esthétique de la
mimesis (cf. I. Pânzaru, Introduction à l'étude de la littérature médiévale française, 1999).
Toutefois, le terme est employé par les divers médiévistes pour désigner un récit qui refuse de
façon programmatique le merveilleux arthurien, empruntant ses personnages à «l'histoire» -
ou à ce qui est perçu comme historique - et en multipliant les allusions à la réalité
contemporaine.

a. Le «rival»: Gautier d'Arras

Confrère et rival de Chrétien de Troyes, ayant travaillé lui aussi pour Marie de
Champagne, mais protégé également par la comtesse Aélis de Blois, soeur de Marie, Gautier
dénonce carrément dans le prologue de son roman Ille et Galeron les «fantômes» ou
«mensonges» présents habituellement dans les lais et qui donnent au public l'impression
d'avoir «dormi et rêvé». Le «réalisme» de Gautier tient surtout à son refus de la matière
arthurienne et à une préférence évidente pour un Orient fabuleux, sans pour autant que ses
deux romans, Eracle et Ille et Galeron, composés entre 1176 et 1184, soient exempts de
merveilleux.

Tenant autant du récit hagiographique que du roman, Eracle, commencé à la demande


de Thibaut, comte de Blois et achevé pour Baudouin V, comte de Hainaut, est un récit
«biographique» inspiré par la vie d'Heraclius Ier, empereur de Constantinople de 610 à 641,
dont le nom est rattaché à la reconquête sur les Perses de la vraie Croix. Le roman raconte les
enfances et l'ascension d'Eracle, doué du don de connaître les vertus cachées des pierres
précieuses, des chevaux et... des femmes, au trône de Byzance. Il vaincra le roi des Perses
Chrosoés et ramènera triomphalement à Jérusalem la vraie Croix. Au delà des références
«historiques», Eracle tient du roman par l'habile agencement de la narration et par l'usage du
merveilleux, en rien inférieur à celui des romans bretons.

Ille et Galeron témoigne de la même exploitation adroite du merveilleux, en reprenant


le motif du «mari à deux femmes» présent dans Éliduc de Marie de France. Marié à Galeron,
soeur du duc de Bretagne, après avoir vaincu l'usurpateur qui voulait s'approprier son
héritage, Ille perd un oeil dans un tournoi. Craignant que cette infirmité ne lui fasse perdre
l'amour de sa femme (on retrouve là un écho d'un problème de casuistique amoureuse, débattu
sans doute à la cour de Marie de Champagne et mentionné par André le Chapelain dans son
Traité de l'Amour), il s'enfuit à Rome, où il repousse une attaque des Grecs, exploit qui lui
vaut l'amour de Ganor, fille de l'empereur. Ille accepte de l'épouser lorsque Galeron, présente
aussi à Rome, se fait connaître mais... pour entrer au couvent et rendre la liberté à son époux,
qui réussira le double exploit de délivrer à nouveau la Bretagne et de repousser une nouvelle
attaque des Grecs. L'intérêt du roman et sa nouveauté résident dans l'attention donnée à la fine
analyse des tourments et hésitations d'Ille mais aussi à la grandeur d'âme de Galeron, capable
de tous les sacrifices au nom de l'amour.
b. Un «novateur»: Jean Renart

L'oeuvre la plus représentative de ce courant «réaliste», avec sa préférence marquée


pour un décor quotidien, où alternent le traditionnel espace aristocratique qu'est le château et
le nouvel espace urbain, où les personnages historiques côtoient les héros de fiction, où se
mélangent les représentants de diverses catégories sociales est celle de Jean Renart, le seul
ayant réussi à se soustraire à l'influence de Chrétien de Troyes.

Son premier roman, l'Escoufle (vers 1200-1202) tient du récit idyllique, racontant les
amours contrariées de deux jeunes gens, thème qu'avait cultivé le «conte oriental» de Floire et
Blancheflor (vers 1150). L'intrigue se noue autour des péripéties des deux héros, Guillaume et
Aélis, fille de l'empereur de Rome, malencontreusement séparés par un milan (escoufle), qui
avait volé à Guillaume son aumônière. Les aventures acquièrent toutefois une dimension
réaliste du fait qu'Aélis, bien que fille d'empereur, ouvrira un atelier de modiste, fort apprécié,
qui lui permettra non seulement de gagner sa vie, mais de retrouver son amant et sa fortune.
L'idée sera reprise par le roman Galeran de Bretagne, attribué à un certain Renaut, réécriture
de Fresne de Marie de France, où l'héroïne parvient à conquérir son bien-aimé, Galeran, duc
de Bretagne, grâce à ses talents de brodeuse. Cette insistance sur les vertus du «travail»,
susceptible de procurer à celui qui s'y adonne «l'honneur», c'est-à-dire la richesse, (mais ne
s'agit-il pas plutôt de l'art des romanciers qui re-travaillent la matière de leurs prédécesseurs?)
est encore plus visible dans le roman de Jehan et Blonde de Philippe de Remy (1230-1240),
contant l'ascension d'un jeune homme noble, rendu pauvre par sa grande générosité, qui
parvient, grâce à son ingéniosité, à épouser une riche et belle héritière.

Le roman le plus intéressant de Jean Renart est sans doute Guillaume de Dole (ou
Roman de la Rose, composé entre 1212 et 1228). La première nouveauté de l'oeuvre est de se
situer dans un espace-temps contemporain. L'effet de réel y est d'autant plus accentué que le
romancier fait intervenir dans le récit des personnages historiques, tels le comte de Boulogne,
Renaut de Dammartin, ou décrit avec réalisme le tournoi de Saint-Trond, situé lui aussi dans
un espace repérable. La plus importante innovation mise en oeuvre par Jean Renart est
d'insérer dans le récit des pièces lyriques, en accord avec les actions et les sentiments des
personnages, qu'elles commentent et «doublent» de leurs voix autorisées. L'empereur Conrad
s'est d'ailleurs épris «de loin» de la belle Liénor, dont il avait entendu vanter les mérites et la
beauté, et le bonheur des amoureux est menacé par le sénéchal «losengier» qui, jaloux de la
faveur dont Guillaume, frère de Liénor, jouit auprès de l'empereur, tente de compromettre la
réputation de la jeune fille.

Cette «invention» de Jean Renart, ou plutôt de son «double» dans le texte, l'habile
Jouglet, jongleur favori de l'empereur, consistant à mêler lyrisme et roman, et prouvant de la
sorte que «la littérature renvoie à la littérature, devenue un point de référence au même titre
que le monde réel» (P. Y. Badel, Introduction à la vie littéraire du Moyen Âge, 1984) sera
reprise par nombre d'auteurs, depuis Gerbert de Montreuil, dans son Roman de la Violette, au
Méliador de Froissart.

Une des plus intéressantes mises en oeuvre de ce procédé se retrouve dans le Roman du
Châtelain de Coucy et de la dame du Fayel, de l'écrivain picard Jakemes (fin du XIIIe siècle),
dont l'intrigue se déploie à partir des chansons lyriques et de croisade du Châtelain, elles-
mêmes enchâssées dans le récit, et qui développe la célèbre légende du coeur mangé. Le
roman réussit, cas unique dans la littérature française médiévale, à transformer un personnage
historique (le Châtelain de Coucy, trouvère de la seconde moitié du XIIe siècle, dont une
quinzaine de chansons nous sont parvenues - v. ch. V) en personnage de fiction. Le
dénouement tragique (le mari jaloux fera partir son rival en Terre Sainte, où il sera tué) est
inspiré par les deux chansons de croisade composées par le Châtelain, mort lors de la
quatrième croisade, selon le témoignage de Villehardouin. Mais le comble de l'horreur, c'est
que le jaloux fera embaumer le coeur de l'amant et le donnera à manger à sa femme qui, en
l'apprenant, en meurt. Le thème du coeur mangé, à la riche postérité (on le retrouve aussi dans
une vida tardive du troubadour Guilhem de Cabestan, dans le lai de Guiron, chanté par Iseut
dans la version de Thomas, et, enfin, dans le Décaméron de Boccace), n'exprimerait-il pas la
fusion des coeurs que chantaient et espéraient les troubadours? L'horreur du dénouement
signifierait alors, comme la fin tragique de Tristan et d'Iseut, que cette fusion des coeurs est
mortelle. L'amour absolu relève ou de l'illusion, ou de la mort ou ... de la fiction. On peut en
faire une belle histoire, mais non pas le «vivre». Madame Bovary n'aura pas compris cette
leçon.

L'utilisation des thèmes et motifs du grand chant courtois est encore plus évidente dans
le roman occitan de Flamenca, écrit probablement entre 1240 et 1250. Reprenant les motifs de
l'amour lointain, de la mal mariée, du jaloux, de la naissance de l'amour, le récit, apparenté à
la tradition occitane du Castiagilos (châtiment du jaloux) s'achève sur le triomphe de la très
courtoise Flamenca, qui a su aussi bien guérir son mari de sa jalousie, qu'exalter dans son
amant, le beau Guillaume, les vertus - ici complémentaires - du chevalier adroit dans le
maniement de l'épée et du clerc, habile dans l'emploi persuasif du langage.

c. Un «inclassable»: Aucassin et Nicolette

Composé à la fin du XIIe ou au début du XIIIe siècle, Aucassin et Nicolette est désigné
par son auteur comme chantefable, terme inventé peut-être pour la circonstance, puisqu'on ne
le retrouve nulle part ailleurs. Le texte, unique en son genre, se présente comme une
alternance de laisses assonancées destinées à être chantées et de passages plus amples écrits
en prose. L'alternance vers-prose est explicitement marquée par les indications «Or se cante»
(Ici on chante) et «Or dient et content et fablent» (Ici l'on récite, l'on relate et l'on raconte).
L'oeuvre, où les dialogues sont particulièrement nombreux, et pas seulement dans les sections
en prose, se prêtait à une sorte de «représentation», où l'alternance des dialogues aussi bien
que celle du vers et de la prose introduit variété et vivacité, combinant - ou atténuant -
adroitement émotion et comique. L'auteur se plaît à traiter l'histoire simple de l'amour de deux
jeunes gens que tout sépare (Aucassin est fils du comte de Beaucaire alors que Nicolette est
une «chetive», esclave sarrasine rachetée et élevée chrétiennement) sous le signe de l'ironie,
de la parodie, du burlesque. Aucassin et Nicolette présente un monde «à l'envers», où les
valeurs traditionnelles sont renversées: loin d'être le chevalier courageux et courtois auquel la
chanson de geste ou le roman nous avait habitués, Aucassin, qui porte d'ailleurs un nom arabe,
est plutôt un anti-héros, un anti-chevalier, qui passe son temps à se lamenter. C'est Nicolette,
la «captive» sarrasine au nom très français, qui prend toutes les initiatives, fait preuve
d'audace et d'ingéniosité, permettant les retrouvailles du couple, le triomphe de l'amour sur
toutes les contraintes sociales. Le burlesque tourne à l'absurde dans l'épisode du pays de Tore-
Lore, où le roi garde le lit après l'accouchement de la reine et où l'on fait la guerre à coup
d'oeufs et de fromage. Tout aussi «scandaleuse» est la «préférence» d'Aucassin pour l'enfer,
où l'on retrouve les chevaliers qui ont brillé dans des guerres et des tournois, les belles dames
courtoises, «li ors et li argens et li vairs et li gris, et ... herpeor et jogleor et li roi del siecle»
(l'or et l'argent et de belles fourrures de vair et de petit-gris, ... les joueurs de harpe et les
jongleurs et tous les rois du monde).

L'auteur anonyme joue enfin adroitement de tous les registres et utilise tous les
«possibles narratifs». Il emprunte avec égale désinvolture à la chanson de geste, au roman
d'aventure ou idyllique, à la poésie lyrique: le vilain rencontré par Aucassin renvoie au
bouvier hideux du Chevalier au Lion de Chrétien de Troyes; Nicolette déguisée en jongleur
rappelle Josiane, héroïne de la chanson de geste Beuve de Hantone; la conversation des
amoureux à travers la fente d'un mur est empruntée à l'histoire de Pyrame et Thisbé. Autant de
preuves que l'auteur puise à la littérature de son époque qu'il connaît parfaitement pour
raconter une histoire romanesque-type.

Orientations bibliographiques

1. Le Roman antique

CROIZY-NAQUET, Catherine, Thèbes, Troie, Carthage. Poétique de la ville dans le roman


antique au XIIe siècle, Paris, Champion, 1994.

DONOVAN, L.G., Recherches sur le «Roman de Thèbes», Paris, SEDES, 1975.

GAULLIER-BOUGASSE, Catherine, Les Romans d'Alexandre. Aux frontières de l'épique et


du romanesque, Paris, Champion, 1998.

HUCHET, Jean-Claude, Le Roman médiéval, Paris, PUF, 1984 (sur le Roman d'Énéas).

MORA-LEBRUN, Francine, L'Énéide médiévale et la naissance du roman, Paris, PUF, 1994.

PETIT, Aimé, Naissance du roman. Les techniques littéraires dans les romans antiques du
XIIe siècle, 2 vol., Paris, Champion, 1985.

RAYNAUD DE LAGE, Guy, Les Premiers romans français, Genève, Droz, 1976.
2. La matière de Bretagne

BARTEAU, Françoise, Les Romans de Tristan et et Iseut. Introduction à une lecture plurielle,
Paris, Larousse, 1972.

BAUMGARTNER, Emmanuèle, Tristan et Iseut: de la légende aux récits en vers, Paris, PUF,
1987; Chrétien de Troyes: «Yvain» et «Lancelot». La charrette et le lion, Paris, PUF, 1992.

BURGESS, Glynn, S., The Lais of Marie de France - Text and Context, Manchester, 1988.

CHÊNERIE, Marie-Luce, Le Chevalier errant dans les romans arthuriens en vers des XIIe et
XIIIe siècles, Genève, Droz, 1986.

DRAGONETTI, Roger, La Vie de la lettre au Moyen Âge. Le Conte du Graal, Paris, Le


Seuil, 1980.

FRAPPIER, Jean, Chrétien de Troyes: l'homme et l'oeuvre, Paris, Hatier, 1968; Remarques
sur la structure du lai. Essai de définition et de classement, dans La Littérature narrative
d'imagination, Paris, PUF, 1961.

GALLAIS, Pierre, Genèse du roman occidental: Tristan et Iseut et son modèle persan, Paris,
Éditions du Sirac, 1974; Dialectique du récit médiéval: Chrétien de Troyes et l'hexagone
logique, Amsterdam, Rodopi, 1982.

HAIDU, Peter, Aesthetic Distance in Chrétien de Troyes. Irony and Comedy in «Cligès» and
«Perceval», Genève, Droz, 1968.

KELLY, Douglas (éditeur), The Romance of Chrétien de Troyes: a Symposium, Lexington,


French Forum, 1985.

LACY, Norris, KELLY, Douglas, BUSBY, Keith, The Legacy of Chrétien de Troyes, 2 vol.,
Amsterdam, Rodopi, 1987-1988.

LOOMIS, Roger S. (sous la direction de), Arthurian Literature in the Middle Ages, Oxford,
Clarendon Press, 1959.

MADDOX, Donald, The Arthurian Romances of Chrétien de Troyes: Once and Future
Fictions, Cambridge, 1991.

MARX, Jean, La Légende arthurienne et le Graal, Paris, PUF, 1952.

MÉLA, Charles, La Reine et le Graal. La Conjointure dans les romans du Graal, Paris, Le
Seuil, 1984.

MÉNARD, Philippe, Les Lais de Marie de France, Paris, PUF, 1979.

PAVEL, Maria, Poétique du roman médiéval: la «forme-sens» chez Chrétien de Troyes, Iaşi,
Editura Fundaţiei «Chemarea», 1996.

SIENART, E., Les Lais de Marie de France, Paris, Champion, 1978.

TASKER-GRIMBERT, Joan, «Yvain» dans le miroir: une poétique de la réflexion dans «Le
Chevalier au Lion» de Chrétien de Troyes, Amsterdam/Philadelphia, 1988.

VOICU, Mihaela, Chrétien de Troyes. Aux sources du roman européen, Bucureşti, Editura
Universităţii din Bucureşti, 1998.

WALTER, Philippe, Le Gant de verre. Le Mythe de Tristan et Yseut, La Gacilly, Artus, 1990;
Chrétien de Troyes, Paris, PUF («Que sais-je?), 1997.

3. Le récit «réaliste»

DRAGONETTI, Roger, Le Gai Savoir dans la rhétorique courtoise: «Flamenca» et «Joufroi


de Poitiers», Paris, Le Seuil, 1982.

FOURRIER, Anthime, Le Courant réaliste dans le roman courtois en France au Moyen Âge.
I. Les débuts, XIIe siècle, Paris, Nizet, 1960.

HUNT, Tony, La parodie médiévale: le cas d'«Aucassin et Nicolette», dans «Romania», t.


100/ 1979.

LEJEUNE, Rita, L'Oeuvre de Jean Renart, contribution à l'étude du genre romanesque au


Moyen Âge, Paris-Liège, 1935.

VANCE, Eugène, «Aucassin et Nicolette» as a Medieval Comedy of Signification, dans The


Nature of Medieval Narrative, Lexington, 1980.

ZINK, Michel, Roman rose et rose rouge: Le «Roman de la Rose» ou de «Guillaume de


Dole» de Jean Renart, Paris, Nizet, 1979.

<<Pagina anterioarã | Home | Despre autor | Pagina urmãtoare>>

© Universitatea din Bucuresti 2003.


No part of this text may be reproduced in any form without written permission of the
University of Bucharest,
except for short quotations with the indication of the website address and the web page.
This book was first published on paper at the Editura Universitatii, under ISBN 973-575-728-
1
Comments to: Mihaela VOICU;
VII. DU ROMAN À L'HISTOIRE:
L'AVÈNEMENT DE LA PROSE

1. La forme prose

Jusqu'à la fin du XIIe siècle la «prose littéraire» n'existe pas en langue vulgaire. La
prose est employée ou bien pour des textes «utilitaires» (juridiques ou didactiques, le
Lapidaire en prose, par exemple) ou bien en rapport avec la sphère du sacré (le livre des
Psaumes ou bien d'autres fragments de la Bible seront traduits en prose; c'est aussi la forme
des sermons). Cette antériorité du vers sur la prose, d'ailleurs caractéristique pour toute jeune
littérature, devrait contester la pensée commune selon laquelle la prose se confond au langage
ordinaire, alors que le vers est réservé à l'expression, seconde, de la littérature. Il n'est pas
moins vrai que la conception médiévale sur la prose et sur ses différences avec les formes
versifiées, marquée en grande partie par la culture «latine» des clercs qui maniaient les deux
formes, a de beaucoup contribué à cette distinction, qui ne s'impose pourtant que dans la
seconde moitié du XIIIe siècle, alors que la prose s'était déjà affirmée.

Dans ses Étymologies, ouvrage encyclopédique dont l'influence fut immense au Moyen
Âge, l'évêque Isidore de Séville définissait la prose comme «un discours étendu et libéré de la
loi du mètre» lequel, ne se pliant pas aux lois de la scansion, se développe «en ligne droite»
(oratio recta). Isidore ne tombe pas au piège de confondre prose et langage ordinaire. Pour lui,
toutefois, la prose permet une expression plus «directe» de la pensée: c'est ce qui va
encourager l'appropriation de la narration par cette forme du discours. Dans la seconde moitié
du XIIIe siècle toutefois, dans son Livre du Trésor, première encyclopédie en langue vulgaire,
Brunetto Latini donnait une autre signification à la distinction entre vers et prose: «la voie de
prose est large et plénière, si comme est ore la commune parleüre des gens; mais li sentiers de
rime est plus estroiz et plus fors» (c'est moi qui souligne). Pour Brunetto Latini, la prose se
confond au langage commun, quotidien, alors que le vers est réservé à une expression plus
élaborée, le «poète» (terme mentionné pour la première fois sous la plume du même Brunetto
Latini) étant le véritable homme de lettres.

Il convient enfin de rappeler, à la suite de M. Zink (1992) l'impact que la généralisation


de la prose a eu sur les pratiques de lecture et sur l'évolution de l'objet livre. Nous avons vu
que le roman était le premier genre destiné à la lecture. Lecture à haute voix, devant un public
restreint, dont l'Yvain de Chrétien de Troyes nous propose une possible image:

«Un riche home qui se gisoit

Sor un drap de soie, et lisoit

Une pucele devant lui

En un romans, ne sai de cui.

Et por le romans escoter


S'i estoit venue acoter

Une dame, et s'estoit sa mere

Et li sires estoit ses pere.» (v. 5365-5372)

(...un homme richement vêtu, appuyé sur son coude et allongé sur un drap de soie. Devant lui,
une jeune fille lisait un roman dont j'ignore le sujet. Une dame était venue s'accouder près
d'eux pour écouter le roman. C'était la mère de la jeune fille, alors que l'homme était son
père).

Or, libérée des contraintes du rythme et de la rime, la lecture du roman en prose


deviendra de plus en plus individuelle, silencieuse: ce n'est plus l'oreille qui est sollicitée tout
d'abord, mais la «mémoire» réflexive, encouragée aussi par la nouvelle mise en page du livre
manuscrit, plus aérée, divisée en chapitres, imposant d'opérer des pauses dans la lecture, de
revenir en arrière, de réfléchir au sens.

2. Prose et cyclisation romanesque

Expression plus directe de la pensée, la prose «dit vrai». En outre, son «ampleur», sa
capacité à s'étendre indéfiniment lui donnent une certaine propension à l'exhaustivité. Ce n'est
donc pas un hasard si les premiers romans en prose ont été des romans du Graal. Cette «tant
sainte chose» exige la «vérité» de la prose. En outre ces oeuvres accusent encore une tendance
qui deviendra caractéristique du roman chevaleresque à partir du XIIIe siècle: elles ne
s'arrêtent plus à un seul épisode ni à un seul personnage, mais se regroupent et forment des
cycles, qui ambitionnent de reconstituer dans sa totalité l'«histoire» du monde arthurien.

a. Robert de Boron et le roman des origines du Graal

Composé autour de 1200, le Roman de l'Estoire dou Graal de Robert de Boron (3500
octosyllabes) représente une étape décisive dans la christianisation du Graal. Identifiant le
vase merveilleux au calice où Jésus et ses apôtres avaient bu à la dernière Cène et où Joseph
d'Arimathie, devenu le premier «soudoier [soldat] du Christ», a précieusement recueilli le
sang répandu des blessures du Sauveur, Robert de Boron, d'ailleurs écrivain médiocre, a eu
l'idée de génie de rattacher l'aventure arthurienne aux origines de la chrétienté. Témoin et
relique de l'Eucharistie, le Graal appartient aussi au monde terrestre, destiné à unir la Terre
sainte de l'Orient aux «vaus d'Avaron», autrement dit à la Bretagne arthurienne. Le roman
propose ainsi une trajectoire du Graal, depuis ses origines et jusqu'à sa disparition, parcourant
trois étapes fondamentales: une «pré-histoire» (le temps antérieur au roi Arthur), l'époque de
la Table Ronde et l'effondrement du royaume arthurien, parcours étagé sur trois générations,
en écho à la Trinité.

Ce schéma ternaire domine également la trilogie en prose, attribuée elle aussi à Robert de
Boron et comprenant un Joseph d'Arimathie, transposition en prose de l'Estoire dou Graal, un
roman de Merlin (dont on possède également un fragment en vers) et un Perceval. Racontant
la naissance de Merlin le prophète, fils du diable et d'une vierge, sauvé par Dieu en raison des
mérites de sa mère, le Merlin restitue sous la forme d'une chronique l'histoire de la Grande
Bretagne jusqu'au règne d'Arthur, en s'inspirant du Brut de Wace. La trilogie est dominée par
la figure de Merlin, qui y joue un rôle décisif, tant dans le déroulement de l'histoire qu'au
niveau de la narration: il prévoit les événements et les fait advenir, il organise et oriente la
marche de l'histoire, en en assurant la transcription par l'entremise de son scribe Blaise, à qui
il «dicte» le livre du Graal, l'investissant d'autorité sacrée et assumant l'hypostase de l'écrivain
démiurge, rival du Créateur. La dernière partie de la trilogie, Perceval, dont on ne connait
aucun correspondant en vers, combine le motif de la quête du Graal et les aventures du héros
emprunté à Chrétien de Troyes, s'achevant par le récit de la ruine du monde arthurien, inspiré
de l'Historia Regum Britanniae de Geoffroy de Monmouth. Véritable «livre sacré» de la
chevalerie, la trilogie attribuée à Robert de Boron multiplie les symboles, faisant de la Table
Ronde un prolongement de la Table du Saint Graal et de celle de la Cène, jetant en même
temps les fondements des romans du Graal: «des machines textuelles de plus en plus
perfectionnées, qui exhibent leurs procédés de fabrication et qui recréent, à l'imitation du
monde réel, un univers de fiction» saisi dans sa totalité, depuis ses origines jusqu'à son
écroulement (E. Baumgartner, 1999).

b. Le cycle du Lancelot-Graal

La fusion entre l'histoire du Graal et celle du royaume arthurien trouve son expression la
plus accomplie dans le cycle en prose du Lancelot-Graal, superbe et grandiose «somme»
romanesque, fondée sur l'entrelacement des données empruntées à Chrétien de Troyes: le
thème de l'amour de Lancelot et de la reine Guenièvre se combine avec celui de la quête du
Graal. Le noyau central en est représenté par un vaste Lancelot, composé autour de 1220-
1225, et racontant à la manière d'une chronique la vie du héros, en insistant sur son amour
incomparable pour la reine Guenièvre, suivi par La Queste del Saint Graal (vers 1225-1230),
oeuvre mystique d'inspiration cistercienne, et par La Mort le Roi Artu (vers 1230) qui
présente la fin du monde arthurien. Ultérieurement, on y a ajouté une introduction moins
réussie du point de vue artistique, destinée à réécrire le «mythe d'origine» du Graal, inspiré
par la trilogie de Robert de Boron: l'Estoire del saint Graal et l'Estoire de Merlin (avant 1240).

La caractère vaste mais cohérent de cette synthèse narrative pose le problème de l'auteur.
On sait aujourd'hui que l'attribution des deux dernières parties du cycle (La Queste del Saint
Graal et La Mort Artu) à maître Gautier Map est pure fiction puisque Gautier, auteur de
langue latine au service du roi Henri II Plantagenêt, était déjà mort en 1209. D'autre part,
l'unité et la continuité de l'ensemble justifient, sinon l'attribution à un auteur unique, comme le
voulait Ferdinand Lot, la théorie d'un travail d'équipe, sous la direction d'un «architecte»,
hypothèse avancée par J. Frappier et qui ne manque pas de fondement.

Le problème de l'auteur pose aussi celui de l'unité idéologique du cycle. En commençant


par F. Lot, la critique a d'abord insisté sur l'existence d'une double dimension, profane et
courtoise, dans le Lancelot, et religieuse, voire mystique, dans La Queste notamment. Il n'y a
toutefois pas de «rupture» entre les diverses composantes du cycle: dans sa deuxième partie,
le Lancelot propre anticipe déjà la quête du Graal, de même que la Queste présente encore des
aventures merveilleuses propres à l'univers arthurien. En plus de la thématique familiale
(Galaad, le chevalier «célestiel» accompli, est le fils du «terrien» Lancelot), un personnage
(Merlin) et un objet (le Graal) assurent la cohésion du cycle. En effet, le «saint Graal» fait son
entrée en scène au début de la première partie, dans l'Estoire del Saint Graal, et est enlevé au
ciel à la fin de la quatrième partie, La Queste del Saint Graal. Privé du Graal qui est grâce, le
monde arthurien est voué à sa perte, ce qui advient dans la Mort Artu. D'autre part, par ses
prophéties, Merlin tisse un ensemble complexe de rapports et de correspondances entre les
diverses parties du cycle, bien que, à partir de la Queste, cette fonction prospective et
rétrospective soit assumée par les saints ermites, l'ambiguïté du mage Merlin étant
incompatible avec la sainteté du Graal.

Le cycle du Lancelot-Graal retrace l'histoire de l'humanité et en préfigure le destin,


présentant toutefois des différences par rapport au roman arthurien traditionnel. Déjà dans le
Lancelot propre le royaume arthurien est déstabilisé par les attaques venues de l'extérieur,
qu'il s'agisse des envahisseurs Saxons, du géant Galehaut qui renonce à ses menaces par
amitié pour Lancelot ou de la «mauvaise féérie», incarnée par Morgain la fée déloyale, demi-
soeur d'Arthur, que le couple Lancelot-Guenièvre, aidé par la Dame du Lac, la bonne fée,
parviennent à tenir en échec. Espace où l'aventure chevaleresque et amoureuse peut
indéfiniment recommencer, la cour d'Arthur a plus en plus de mal à rester un espace de la
Joie.

La perspective change encore davantage dans La Queste del Saint Graal: la narration se
développe à partir de la tension entre deux logiques, profane et religieuse, d'où la
contradiction insurmontable entre la chevalerie «terrienne» et la chevalerie «célestielle»,
l'échec des héros qui fondent leur action s'appuyant uniquement sur le système des valeurs
chevaleresques traditionnelles (Gauvain, partiellement Lancelot) et le triomphe du pur
Galaad. L'aventure n'est plus expression de la providence que pour les trois élus; pour les
autres, la voie du Graal est fermée parce que, insensibles au divin, ils n'en perçoivent plus
l'appel. Une autre caractéristique de la Queste est l'emploi systématique de l'allégorie.
Emprunté à l'exégèse biblique, à laquelle il était jusque là exclusivement réservé, le procédé
exalte avec habileté la dignité de l'écrivain profane, capable de faire d'un récit de fiction le
support d'un texte à déchiffrer selon les méthodes réservées à l'Écriture. Au niveau de la
narration toutefois, l'omniprésence de l'allégorie altère profondément le sens de l'aventure.
Devenue «mésaventure» ou, pour le moins illusion, elle n'a plus pour but la victoire sur le
mal, mais n'existe que pour être «interprétée» par les sages ermites rencontrés à chaque détour
du chemin dans la Queste ou pour traduire, dans la Mort Artu, le hasard ou la fatalité. Dans
les deux cas, elle signifie un monde ayant perdu son épaisseur ontologique, scindé qu'il est
entre l'univers des semblances, le seul accessibles aux «estranges errants» et celui des
senefiances, réservé aux «privés» (familiers) auxquels Dieu a voulu découvrir ses mystères.

L'aventure disparaît d'ailleurs totalement dans la Mort Artu. Dans l'espace rétréci de la
cour, marqué par l'apathie et la vieillesse, l'action tourne à vide. L'incomparable amour de
Lancelot et de Guenièvre est à son tour marqué par le doute et la jalousie avant de se
transformer en «folle amour», entraînant un mouvement centrifuge qui signera la fin du
monde arthurien.

Changements dont la portée est amplifiée par le renouvellement des procédés narratifs.
L'entrelacement, consistant dans l'interruption provisoire d'un épisode pour en amorcer un
autre, susceptible d'être à son tour interrompu pour faire place à un troisième ou pour clore
l'épisode antérieur, traduit une perspective différente sur le temps (une multitude d'aventures
sont renfermées entre deux repères chronologiques fixes dans l'effort propre à la prose de
combler tout «vide») et une nouvelle conception du personnage (au héros unique des premiers
romans arthuriens, aux deux héros du Conte du Graal de Chrétien se substituent une multitude
de chevaliers errants, dont les aventures, imbriquées, ne tiennent leur unité que du Graal).

Ambitionnant une restitution exhaustive de l'histoire et du temps arthuriens, depuis la


préhistoire du Graal, ancrée aux origines de la chrétienté et rattachée à l'univers arthurien, le
cycle en prose sera diffusé et adapté dans toutes les littératures européennes. Dante fera par
trois fois référence au Lancelot dans la Divine Comédie. Avec le cycle en prose, le roman
arthurien a atteint le plus haut degré de perfection dans son effort totalisant d'intégrer tous les
aspects du monde, tel que le voyait la chevalerie.

Le Perlesvaus ou Haut livre du Graal, écrit au début du XIIIe siècle ou, plus
vraisemblablement, après le Lancelot-Graal se donne comme une continuation du Conte du
Graal. Ce roman étrange, âpre et sauvage, dont l'action se situe dans les premières années de
l'ère chrétienne, est entièrement construit sur l'opposition entre Ancienne et Nouvelle Loi,
entre paganisme barbare et foi chrétienne triomphante. Les quêtes successives de Gauvain, de
Lancelot et de Perlesvaus (déformation du nom de Perceval) permettent à la chevalerie
arthurienne de se racheter en se mettant au service de la vraie foi. La longue navigation finale
de Perlesvaus lui permet de se rendre d'île en île pour évangéliser les barbares et châtier dans
un esprit qui rappelle la croisade ceux qui refusent de se convertir.

Composé sur le modèle du Lancelot en prose, le vaste Tristan en prose (autour de 1235)
marque le retour à un romanesque profane en même temps qu'il met en question le système
des valeurs chevaleresques et amoureuses, mais aussi les procédés de l'écriture romanesque.
L'entrelacement se distend dans ce texte centrifuge, où les personnages secondaires acquièrent
une certaine autonomie, où les multiples compilations décentrent le récit et en exhibent les
discordances.

3. La prose et l'écriture de l'histoire

Au début du XIIIe siècle, dans la Chronique du pseudo-Turpin, racontant l'expédition de


Charlemagne en Espagne, sur le modèle de la Chanson de Roland, l'auteur justifie son choix
pour la forme prose du fait que le vers, soumis aux contraintes du rythme et de la rime, est
moins apte à «dire le vrai». La prose serait donc mieux adaptée à restituer les événements
dans leurs enchaînement et succession, elle serait donc la forme toute désignée pour l'écriture
de l'histoire. Au-delà de la naïveté de l'affirmation - il va de soi que l'on peut mentir en prose
aussi bien qu'en vers, comme on va le voir à propos de certains chroniqueurs, et il est tout
aussi évident qu'on ne fait pas «de la prose sans le savoir», mais que celle-ci a ses règles,
exigeant une maîtrise tout aussi professionnelle du langage - on voit se dessiner une
répartition nouvelle: d'une part un discours fortement «subjectif», dominé par le «je» du
poète, du narrateur intervenant dans son histoire ou du moraliste et, d'autre part, un discours
«objectif, ou qui se donne pour tel.

Et pourtant, les premiers ouvrages historiques - ou se prétendant tels - écrits en langue


vulgaire adoptent la forme du vers. Il s'agit de «chroniques en vers», développées surtout dans
l'espace anglo-normand, telles l'Estoire des Engleis (1137) de Gaimar, le Roman de Rou
(1160 - après 1170) de Wace, ou l'ample Chronique des ducs de Normandie de Benoît de
Sainte-Maure (vers 1174), et censées proposer une «histoire nationale» de la dynastie anglo-
normande, dont le Brut de Wace avait retracé les origines mythiques. C'était peut-être encore
un moyen de se démarquer de l'histoire officielle de la monarchie capétienne, rédigée en latin.
Ce n'est que tard, en 1274, que le moine Primat entreprend de traduire les Chroniques latines
de saint Denis sous le titre de Roman des Rois, marquant ainsi le début de l'historiographie en
langue française. Rédigées désormais directement en français, complétées et réécrites dans un
souci de «réalisme» (la première version reprenait le mythe des origines troyennes), les
Grandes Chroniques de France, supervisées par des rois tels Charles V ou Louis XI,
superbement illustrées, ont largement contribué à la formation du sentiment national.

La tension entre vers et prose est encore visible dans l'Histoire ancienne jusqu'à César
(1208-1213), dont l'auteur probable est Wauchier de Denain. L'oeuvre propose une «histoire
universelle» depuis la Genèse jusqu'à Jules César, construite sur l'entrelacement habile de
l'histoire sainte et de l'histoire profane, sans dédaigner d'intégrer des sources «littéraires»,
telles le Roman de Thèbes. Vers la même époque (1213-1214), les Faits des Romains, en fait
une biographie de Jules César, «compilée» d'après Lucain, Suétone et les ouvrages de Jules
César lui-même, mais faisant appel aussi à des procédés empruntés au roman ou à la chanson
de geste, connaîtra également un succès notable.

Les grands événements que furent les croisades en Terre Sainte ne pouvaient pas passer
inaperçus. Les premières chroniques racontant la prise de Jérusalem et les exploits des croisés
ont été rédigées en prose et en latin. La première oeuvre en français, due à Ambroise, un
jongleur de Richard Coeur de Lion, Estoire de la guerre sainte (1188) est écrite en vers et
offre d'intéressantes informations sur la situation politique et militaire en Terre Sainte, sur la
figure du sultan Saladin, sur les exploits guerriers et diplomatiques du roi Richard. Au début
du XIIIe siècle sera traduite en français l'Historia rerum in partibus transmarinis gestarum,
composée vers la moitié du XIIe siècle par Guillaume, archevêque de Tyr, sous le titre Livre
d'Eracle. Continuée ensuite directement en français, elle retracera l'histoire des croisades
depuis les origines, ainsi que les heurs et malheurs du Royaume Latin de Jérusalem.

a. Les chroniqueurs de la Quatrième Croisade: Robert de Clari et Geoffroy de


Villehardouin

La reconquête de Jérusalem par Saladin, en 1184, fut éprouvée comme un choc pour la
chrétienté. Dans le but de reprendre la Terre Sainte aux païens, Innocent III appelle, en 1199,
à la croisade. Le départ est décidé pour 1202, mais les croisés ne disposent pas de la somme
exigée par les Vénitiens pour se faire transporter. Venise leur demande alors de prendre pour
son compte la cité de Zara (sur la côte dalmate), en échange des frais de transport. C'est la
première déviation de la croisade. Une deuxième, plus grave, allait se produire lorsque le
prince Alexis Ange propose aux croisés de faire rétablir sur le trône de Constantinople son
père, Isaac, renversé par un parent, en échange de quoi les Grecs joindraient leurs forces à
celles des Latins contre les païens: en plus, il s'engage à verser aux croisés une forte somme.
Les Occidentaux sont d'accord et réussissent à s'emparer une première fois de la ville, en
1203. Mais, une fois rétablis sur le trône, Isaac et son fils ne s'empressent pas de tenir leurs
promesses. Les barons occidentaux s'impatientent, alors qu'un soulèvement populaire renverse
à nouveau les empereurs byzantins. Les croisés décident à ce moment de prendre pour eux-
mêmes Constantinople, qu'ils conquièrent au terme d'un siège, se livrant à un affreux pillage.

Ce sont les événements dont rendent compte dans leurs chroniques Robert de Clari et
Geoffroy de Villehardouin. En dépit des différences qui les séparent, les deux ont en commun
de ne pas être des écrivains professionnels: ils sont plutôt des «mémorialistes», racontant des
événements dont ils ont été témoins, sinon acteurs, ou bien pour transmettre la forte
impression qu'ils ont éprouvée au contact des merveilles de l'Orient ou bien pour des raisons
plus «personnelles».

L'Histoire de la Conquête de Constantinople de Robert de Clari se compose de deux


parties d'étendue inégale: la première - et la plus importante - présente en 112 chapitres les
événements passés depuis 1198 jusqu'en 1205, depuis les préparatifs de l'expédition et le
détournement de la croisade jusqu'à la prise de Constantinople; la deuxième partie se borne à
raconter succintement les événements survenus après la bataille d'Andrinopole (1205) jusqu'à
la mort de l'empereur Henri I (1216).

Modeste chevalier picard - détenteur d'un fief de 6 hectares! - Robert de Clari propose
une chronique «quotidienne» de la croisade, traduisant à la fois la perspective limitée de celui
à qui son statut social interdit de participer aux décisions importantes autant que la vision
éblouie des «merveilles» de la capitale chrétienne et impériale. La présence massive du
discours direct, le caractère «anecdotique» dont il revêt les événements les plus importants,
marquent son texte du sceau de l'actualité.

D'ailleurs, dans l'épilogue de sa chronique, Robert déclare avoir voulu, en tant que
témoin digne de foi et participant direct aux événements, «metre en escrit le verité, si comme
[Constantinople] fu conquise». Sans être mû par des intentions apologétiques ou justificatives,
sans viser quelque avantage politique ou matériel, sans ménager la violence et la cupidité des
barons, leur ambition illimitée et leur absence totale de scrupules, il met par écrit simplement
ce qu'il a vu et entendu, sans être point dupe, essayant, au contraire, avec lucidité, de démêler
les causes du détournement de la croisade, de s'en expliquer l'échec, tout en se risquant parfois
à proposer une image de «l'autre». Autant de traits qui font de sa chronique un instrument
précieux pour la connaissance de la Quatrième Croisade.

Toute autre est la démarche de Villehardouin. Sa position sociale tout d'abord, ses
talents de négociateur, son habileté d'orateur lui font jouer un rôle de premier ordre dans le
déroulement de la croisade, activité récompensée par de nombreux honneurs: nommé en 1205
maréchal de Romenie (nom donné à l'Empire latin de Constantinople), il se verra accorder
aussi la principauté de Morée (Achaïe).

Villehardouin raconte dans sa Chronique les événements auxquels il a assisté ou


directement participé, depuis l'appel à la croisade par Innocent III, en 1199, jusqu'à la mort de
son seigneur, ami et «héros», Boniface de Montferrat, en 1207. Issu d'une pensée vigoureuse
et lucide, le texte ne semble pas être contemporain des événements racontés. Il a dû être
rédigé au cours des dernières années de la vie de l'auteur qui, de par sa position officielle, a pu
sans doute disposer, en plus de ses notes personnelles, des copies de documents officiels. Les
événements sont présentés dans leur succession et la rigueur chronologique est confirmée par
la comparaison avec d'autres documents et chroniques du temps.

Le ton laconique, l'objectivité et l'impartialité de la narration ne parviennent pas


toutefois à masquer le caractère «retors» de la chronique de Villehardouin. Bien que l'on ne
puisse pas mettre en doute l'exactitude des informations offertes, par les liens savants et
compliqués qu'il tisse entre les événements, par la reconstitution fidèle des discours officiels
autant que par ses silences et omissions (le discours tenu aux croisés par le doge de Venise au
monastère de Saint-Étienne, où il n'est question que de la «plus grant affaire et le plus perillos
entrpris que onques genz entrepreissent», de ce que «nos volons faire» et de «ce que Nostres
Sire ara porveu», sans jamais dire qu'il s'agit de la mise à sac de Constantinople, est une des
meilleures illustrations de cette rhétorique retorse), l'auteur essaie constamment de justifier le
détournement de l'expédition. Il ne cherche pas à décliner sa part de responsabilité pour la
tournure indésirable qu'ont prise les événements, mais essaie plutôt de prouver qu'il ne s'est
pas engagé à la légère. Chevalier intrépide, il connaissait les devoirs de son état. Il a pris la
croix avec dévotion, dans l'intention de servir l'Église. Il ne voit dans le double détournement
de la croisade, par les Vénitiens d'abord, par les barons occidentaux ensuite, que la
manifestation de la providence. Quant à lui, il n'a rien fait d'autre que de tenir ses
engagements aux hommes et à Dieu. Sa conduite, qu'il tient pour irréprochable, lui donne le
droit de juger les autres, sa chronique revendiquant à cet égard le statut de témoignage moral.

b. Le Chroniqueur de Saint Louis: Jean de Joinville

Composée au tout début du XIVe siècle, la Vie ou Histoire de Saint Louis se veut une
biographie du roi très chrétien rédigée par celui qui fut son compagnon (y compris
d'infortune, pendant la captivité du souverain au cours de la septième croisade de 1248), son
conseiller et son ami. À l'origine de sa chronique se trouve un récit de la croisade à laquelle il
avait participé aux côtés de son roi, écrite en 1276. Lorsque la reine Jeanne de Navarre,
épouse du roi Philippe IV le Bel lui a demandé de composer un «livre des saintes paroles»,
des justes «enseignements et des bons faits» de Louis IX, il a développé son récit, l'amplifiant
par l'ajout d'épisodes édifiants de la vie du roi, censés mettre en lumière sa générosité, son
esprit de charité et de justice. Achevé en 1309, après la mort de la reine Jeanne, l'ouvrage a été
dédié à l'héritier du trône, le futur Louis X, pour lequel son arrière-grand-père, élevé en 1297
à l'honneur des autels, grâce aussi à la déposition de Joinville en 1282 devant les
commissaires papaux, devait constituer un modèle. À travers la personnalité du roi très saint,
auquel le chroniqueur voue une profonde admiration, Joinville propose une image idéale de la
monarchie et, implicitement, de l'aristocratie dont celle-ci est solidaire: le roi, qui réunit en sa
personne les vertus de paix, de sagesse, d'ordre moral et de justice, alliées à la prouesse, est un
«prudhomme» accompli.

On a affirmé que le charme de cette «Vie» de Saint Louis, qui relève à la fois de
l'hagiographie, de la relation de voyage et du récit historique, tient à un mélange unique de
sincérité et de naturel. Le chroniqueur raconte ses souvenirs (en fait il les dicte à des clercs se
trouvant à son service lesquels, heureusement, ont fidèlement respecté le ton familier de la
narration, tenant souvent de la conversation) tels qu'ils se présentent à sa mémoire, sans hâte
et sans affectation aucune. Doué d'une excellente mémoire visuelle, Joinville réussit à
restituer grâce à un simple détail qui a retenu son attention toute une atmosphère. Les pages
consacrées à la septième croisade occupent une large place et les informations au sujet de
l'expédition, les aspects rattachés à la politique extérieure et intérieure menée par le roi de
même que les contacts entre deux mondes et deux cultures font de la chronique un document
historique précieux. Il est vrai que les descriptions des batailles manquent de vigueur et sont
loin de donner une image exacte des opérations militaires. Joinville n'est pas doué pour la
stratégie: le déroulement de la bataille de Mansurah lui échappe, tout comme le sens de
l'affrontement de Waterloo échappera à Fabrice del Dongo.

Fondant l'authenticité de son témoignage sur la relation personnelle, voire intime avec
son héros, Joinville évoque dans une prose beaucoup plus travaillée, plus consciente de ses
moyens, sa propre vie, revivant sa propre aventure aux côtés du saint roi et de l'ami très cher.
La Vie de saint Louis devient ainsi le premier exemple dans la littérature française d'une
narration assumée par un «je» personnellement engagé dans son témoignage, où la frontière
entre biographie et autobiographie reste indécise.

Orientations bibliographiques

1. Prose et cyclisation romanesque

BAUMGARTNER, Emmanuèle, L'arbre et le pain. Essai sur la «Queste del saint Graal»,
Paris, SEDES, 1981; La Harpe et l'épée. Tradition et renouvellement dans le «Tristan en
prose», Paris, SEDES, 1990.

FRAPPIER, Jean, Étude sur la «Mort le roi Artu», 2e édition, Genève, Droz, 1961.

KENNEDY, Elspeth, Lancelot and the Grail: a Study of the Prose «Lancelot», Oxford,
Clarendon
Press, 1986.

LACY, Norris, DOUGLAS, Kelly, BUSBY, Keith (édits.), The Legacy of Chrétien de
Troyes, 2 vol., Amsterdam, Rodopi, 1987-1988.
LOT, Ferdinand, Étude sur le «Lancelot» en prose, Paris, Champion, 1954.

MÉLA, Charles, La Reine et le Graal: la conjointure dans les romans du Graal, Paris, Le
Seuil, 1984.

MICHA, Alexandre, Étude sur le «Merlin» de Robert de Boron, Genève, Droz, 1980; Essais
sur le cycle du «Lancelot-Graal», Genève, Droz, 1987.

PAUPHILET, Albert, Étude sur la «Queste del Saint Graal», Paris, Champion, 1921.

SÉGUY, Mireille, Les Romans du Graal ou le signe imaginé, Paris, Champion, 2001.

SZKILNIK, Michelle, L'Archipel du Graal: Étude de l'«Estoire del saint Graal», Genève,
Droz, 1991.

2. La prose et l'écriture de l'histoire

DEMBOWSKI, Peter, La chronique de Robert de Clari. Étude de la langue et du style,


Toronto, 1963.

DUFOURNET, Jean, Les Écrivains de la quatrième croisade. Villehardouin et Clari, 2 vol.,


Paris, SEDES, 1973.

GUENÉE, Bernard, Histoire et culture historique dans l'Occident médiéval, Paris, Aubier,
1980.

HARTMAN, Roger, La quête et la croisade. Villehardouin, Clari et le «Lancelot en prose»,


New York, 1977.

ZINK, Michel, Joinville ne pleure pas mais il rêve, dans «Poétique», t. 33/1978.

<<Pagina anterioarã | Home | Despre autor | Pagina urmãtoare>>

© Universitatea din Bucuresti 2003.


No part of this text may be reproduced in any form without written permission of the
University of Bucharest,
except for short quotations with the indication of the website address and the web page.
This book was first published on paper at the Editura Universitatii, under ISBN 973-575-728-
1
Comments to: Mihaela VOICU; Web
VII. DU ROMAN À L'HISTOIRE:
L'AVÈNEMENT DE LA PROSE
1. La forme prose

Jusqu'à la fin du XIIe siècle la «prose littéraire» n'existe pas en langue vulgaire. La
prose est employée ou bien pour des textes «utilitaires» (juridiques ou didactiques, le
Lapidaire en prose, par exemple) ou bien en rapport avec la sphère du sacré (le livre des
Psaumes ou bien d'autres fragments de la Bible seront traduits en prose; c'est aussi la forme
des sermons). Cette antériorité du vers sur la prose, d'ailleurs caractéristique pour toute jeune
littérature, devrait contester la pensée commune selon laquelle la prose se confond au langage
ordinaire, alors que le vers est réservé à l'expression, seconde, de la littérature. Il n'est pas
moins vrai que la conception médiévale sur la prose et sur ses différences avec les formes
versifiées, marquée en grande partie par la culture «latine» des clercs qui maniaient les deux
formes, a de beaucoup contribué à cette distinction, qui ne s'impose pourtant que dans la
seconde moitié du XIIIe siècle, alors que la prose s'était déjà affirmée.

Dans ses Étymologies, ouvrage encyclopédique dont l'influence fut immense au Moyen
Âge, l'évêque Isidore de Séville définissait la prose comme «un discours étendu et libéré de la
loi du mètre» lequel, ne se pliant pas aux lois de la scansion, se développe «en ligne droite»
(oratio recta). Isidore ne tombe pas au piège de confondre prose et langage ordinaire. Pour lui,
toutefois, la prose permet une expression plus «directe» de la pensée: c'est ce qui va
encourager l'appropriation de la narration par cette forme du discours. Dans la seconde moitié
du XIIIe siècle toutefois, dans son Livre du Trésor, première encyclopédie en langue vulgaire,
Brunetto Latini donnait une autre signification à la distinction entre vers et prose: «la voie de
prose est large et plénière, si comme est ore la commune parleüre des gens; mais li sentiers de
rime est plus estroiz et plus fors» (c'est moi qui souligne). Pour Brunetto Latini, la prose se
confond au langage commun, quotidien, alors que le vers est réservé à une expression plus
élaborée, le «poète» (terme mentionné pour la première fois sous la plume du même Brunetto
Latini) étant le véritable homme de lettres.

Il convient enfin de rappeler, à la suite de M. Zink (1992) l'impact que la généralisation


de la prose a eu sur les pratiques de lecture et sur l'évolution de l'objet livre. Nous avons vu
que le roman était le premier genre destiné à la lecture. Lecture à haute voix, devant un public
restreint, dont l'Yvain de Chrétien de Troyes nous propose une possible image:

«Un riche home qui se gisoit

Sor un drap de soie, et lisoit

Une pucele devant lui

En un romans, ne sai de cui.

Et por le romans escoter

S'i estoit venue acoter


Une dame, et s'estoit sa mere

Et li sires estoit ses pere.» (v. 5365-5372)

(...un homme richement vêtu, appuyé sur son coude et allongé sur un drap de soie. Devant lui,
une jeune fille lisait un roman dont j'ignore le sujet. Une dame était venue s'accouder près
d'eux pour écouter le roman. C'était la mère de la jeune fille, alors que l'homme était son
père).

Or, libérée des contraintes du rythme et de la rime, la lecture du roman en prose


deviendra de plus en plus individuelle, silencieuse: ce n'est plus l'oreille qui est sollicitée tout
d'abord, mais la «mémoire» réflexive, encouragée aussi par la nouvelle mise en page du livre
manuscrit, plus aérée, divisée en chapitres, imposant d'opérer des pauses dans la lecture, de
revenir en arrière, de réfléchir au sens.

2. Prose et cyclisation romanesque

Expression plus directe de la pensée, la prose «dit vrai». En outre, son «ampleur», sa
capacité à s'étendre indéfiniment lui donnent une certaine propension à l'exhaustivité. Ce n'est
donc pas un hasard si les premiers romans en prose ont été des romans du Graal. Cette «tant
sainte chose» exige la «vérité» de la prose. En outre ces oeuvres accusent encore une tendance
qui deviendra caractéristique du roman chevaleresque à partir du XIIIe siècle: elles ne
s'arrêtent plus à un seul épisode ni à un seul personnage, mais se regroupent et forment des
cycles, qui ambitionnent de reconstituer dans sa totalité l'«histoire» du monde arthurien.

a. Robert de Boron et le roman des origines du Graal

Composé autour de 1200, le Roman de l'Estoire dou Graal de Robert de Boron (3500
octosyllabes) représente une étape décisive dans la christianisation du Graal. Identifiant le
vase merveilleux au calice où Jésus et ses apôtres avaient bu à la dernière Cène et où Joseph
d'Arimathie, devenu le premier «soudoier [soldat] du Christ», a précieusement recueilli le
sang répandu des blessures du Sauveur, Robert de Boron, d'ailleurs écrivain médiocre, a eu
l'idée de génie de rattacher l'aventure arthurienne aux origines de la chrétienté. Témoin et
relique de l'Eucharistie, le Graal appartient aussi au monde terrestre, destiné à unir la Terre
sainte de l'Orient aux «vaus d'Avaron», autrement dit à la Bretagne arthurienne. Le roman
propose ainsi une trajectoire du Graal, depuis ses origines et jusqu'à sa disparition, parcourant
trois étapes fondamentales: une «pré-histoire» (le temps antérieur au roi Arthur), l'époque de
la Table Ronde et l'effondrement du royaume arthurien, parcours étagé sur trois générations,
en écho à la Trinité.

Ce schéma ternaire domine également la trilogie en prose, attribuée elle aussi à Robert de
Boron et comprenant un Joseph d'Arimathie, transposition en prose de l'Estoire dou Graal, un
roman de Merlin (dont on possède également un fragment en vers) et un Perceval. Racontant
la naissance de Merlin le prophète, fils du diable et d'une vierge, sauvé par Dieu en raison des
mérites de sa mère, le Merlin restitue sous la forme d'une chronique l'histoire de la Grande
Bretagne jusqu'au règne d'Arthur, en s'inspirant du Brut de Wace. La trilogie est dominée par
la figure de Merlin, qui y joue un rôle décisif, tant dans le déroulement de l'histoire qu'au
niveau de la narration: il prévoit les événements et les fait advenir, il organise et oriente la
marche de l'histoire, en en assurant la transcription par l'entremise de son scribe Blaise, à qui
il «dicte» le livre du Graal, l'investissant d'autorité sacrée et assumant l'hypostase de l'écrivain
démiurge, rival du Créateur. La dernière partie de la trilogie, Perceval, dont on ne connait
aucun correspondant en vers, combine le motif de la quête du Graal et les aventures du héros
emprunté à Chrétien de Troyes, s'achevant par le récit de la ruine du monde arthurien, inspiré
de l'Historia Regum Britanniae de Geoffroy de Monmouth. Véritable «livre sacré» de la
chevalerie, la trilogie attribuée à Robert de Boron multiplie les symboles, faisant de la Table
Ronde un prolongement de la Table du Saint Graal et de celle de la Cène, jetant en même
temps les fondements des romans du Graal: «des machines textuelles de plus en plus
perfectionnées, qui exhibent leurs procédés de fabrication et qui recréent, à l'imitation du
monde réel, un univers de fiction» saisi dans sa totalité, depuis ses origines jusqu'à son
écroulement (E. Baumgartner, 1999).

b. Le cycle du Lancelot-Graal

La fusion entre l'histoire du Graal et celle du royaume arthurien trouve son expression la
plus accomplie dans le cycle en prose du Lancelot-Graal, superbe et grandiose «somme»
romanesque, fondée sur l'entrelacement des données empruntées à Chrétien de Troyes: le
thème de l'amour de Lancelot et de la reine Guenièvre se combine avec celui de la quête du
Graal. Le noyau central en est représenté par un vaste Lancelot, composé autour de 1220-
1225, et racontant à la manière d'une chronique la vie du héros, en insistant sur son amour
incomparable pour la reine Guenièvre, suivi par La Queste del Saint Graal (vers 1225-1230),
oeuvre mystique d'inspiration cistercienne, et par La Mort le Roi Artu (vers 1230) qui
présente la fin du monde arthurien. Ultérieurement, on y a ajouté une introduction moins
réussie du point de vue artistique, destinée à réécrire le «mythe d'origine» du Graal, inspiré
par la trilogie de Robert de Boron: l'Estoire del saint Graal et l'Estoire de Merlin (avant 1240).

La caractère vaste mais cohérent de cette synthèse narrative pose le problème de l'auteur.
On sait aujourd'hui que l'attribution des deux dernières parties du cycle (La Queste del Saint
Graal et La Mort Artu) à maître Gautier Map est pure fiction puisque Gautier, auteur de
langue latine au service du roi Henri II Plantagenêt, était déjà mort en 1209. D'autre part,
l'unité et la continuité de l'ensemble justifient, sinon l'attribution à un auteur unique, comme le
voulait Ferdinand Lot, la théorie d'un travail d'équipe, sous la direction d'un «architecte»,
hypothèse avancée par J. Frappier et qui ne manque pas de fondement.
Le problème de l'auteur pose aussi celui de l'unité idéologique du cycle. En commençant
par F. Lot, la critique a d'abord insisté sur l'existence d'une double dimension, profane et
courtoise, dans le Lancelot, et religieuse, voire mystique, dans La Queste notamment. Il n'y a
toutefois pas de «rupture» entre les diverses composantes du cycle: dans sa deuxième partie,
le Lancelot propre anticipe déjà la quête du Graal, de même que la Queste présente encore des
aventures merveilleuses propres à l'univers arthurien. En plus de la thématique familiale
(Galaad, le chevalier «célestiel» accompli, est le fils du «terrien» Lancelot), un personnage
(Merlin) et un objet (le Graal) assurent la cohésion du cycle. En effet, le «saint Graal» fait son
entrée en scène au début de la première partie, dans l'Estoire del Saint Graal, et est enlevé au
ciel à la fin de la quatrième partie, La Queste del Saint Graal. Privé du Graal qui est grâce, le
monde arthurien est voué à sa perte, ce qui advient dans la Mort Artu. D'autre part, par ses
prophéties, Merlin tisse un ensemble complexe de rapports et de correspondances entre les
diverses parties du cycle, bien que, à partir de la Queste, cette fonction prospective et
rétrospective soit assumée par les saints ermites, l'ambiguïté du mage Merlin étant
incompatible avec la sainteté du Graal.

Le cycle du Lancelot-Graal retrace l'histoire de l'humanité et en préfigure le destin,


présentant toutefois des différences par rapport au roman arthurien traditionnel. Déjà dans le
Lancelot propre le royaume arthurien est déstabilisé par les attaques venues de l'extérieur,
qu'il s'agisse des envahisseurs Saxons, du géant Galehaut qui renonce à ses menaces par
amitié pour Lancelot ou de la «mauvaise féérie», incarnée par Morgain la fée déloyale, demi-
soeur d'Arthur, que le couple Lancelot-Guenièvre, aidé par la Dame du Lac, la bonne fée,
parviennent à tenir en échec. Espace où l'aventure chevaleresque et amoureuse peut
indéfiniment recommencer, la cour d'Arthur a plus en plus de mal à rester un espace de la
Joie.

La perspective change encore davantage dans La Queste del Saint Graal: la narration se
développe à partir de la tension entre deux logiques, profane et religieuse, d'où la
contradiction insurmontable entre la chevalerie «terrienne» et la chevalerie «célestielle»,
l'échec des héros qui fondent leur action s'appuyant uniquement sur le système des valeurs
chevaleresques traditionnelles (Gauvain, partiellement Lancelot) et le triomphe du pur
Galaad. L'aventure n'est plus expression de la providence que pour les trois élus; pour les
autres, la voie du Graal est fermée parce que, insensibles au divin, ils n'en perçoivent plus
l'appel. Une autre caractéristique de la Queste est l'emploi systématique de l'allégorie.
Emprunté à l'exégèse biblique, à laquelle il était jusque là exclusivement réservé, le procédé
exalte avec habileté la dignité de l'écrivain profane, capable de faire d'un récit de fiction le
support d'un texte à déchiffrer selon les méthodes réservées à l'Écriture. Au niveau de la
narration toutefois, l'omniprésence de l'allégorie altère profondément le sens de l'aventure.
Devenue «mésaventure» ou, pour le moins illusion, elle n'a plus pour but la victoire sur le
mal, mais n'existe que pour être «interprétée» par les sages ermites rencontrés à chaque détour
du chemin dans la Queste ou pour traduire, dans la Mort Artu, le hasard ou la fatalité. Dans
les deux cas, elle signifie un monde ayant perdu son épaisseur ontologique, scindé qu'il est
entre l'univers des semblances, le seul accessibles aux «estranges errants» et celui des
senefiances, réservé aux «privés» (familiers) auxquels Dieu a voulu découvrir ses mystères.

L'aventure disparaît d'ailleurs totalement dans la Mort Artu. Dans l'espace rétréci de la
cour, marqué par l'apathie et la vieillesse, l'action tourne à vide. L'incomparable amour de
Lancelot et de Guenièvre est à son tour marqué par le doute et la jalousie avant de se
transformer en «folle amour», entraînant un mouvement centrifuge qui signera la fin du
monde arthurien.

Changements dont la portée est amplifiée par le renouvellement des procédés narratifs.
L'entrelacement, consistant dans l'interruption provisoire d'un épisode pour en amorcer un
autre, susceptible d'être à son tour interrompu pour faire place à un troisième ou pour clore
l'épisode antérieur, traduit une perspective différente sur le temps (une multitude d'aventures
sont renfermées entre deux repères chronologiques fixes dans l'effort propre à la prose de
combler tout «vide») et une nouvelle conception du personnage (au héros unique des premiers
romans arthuriens, aux deux héros du Conte du Graal de Chrétien se substituent une multitude
de chevaliers errants, dont les aventures, imbriquées, ne tiennent leur unité que du Graal).

Ambitionnant une restitution exhaustive de l'histoire et du temps arthuriens, depuis la


préhistoire du Graal, ancrée aux origines de la chrétienté et rattachée à l'univers arthurien, le
cycle en prose sera diffusé et adapté dans toutes les littératures européennes. Dante fera par
trois fois référence au Lancelot dans la Divine Comédie. Avec le cycle en prose, le roman
arthurien a atteint le plus haut degré de perfection dans son effort totalisant d'intégrer tous les
aspects du monde, tel que le voyait la chevalerie.

Le Perlesvaus ou Haut livre du Graal, écrit au début du XIIIe siècle ou, plus
vraisemblablement, après le Lancelot-Graal se donne comme une continuation du Conte du
Graal. Ce roman étrange, âpre et sauvage, dont l'action se situe dans les premières années de
l'ère chrétienne, est entièrement construit sur l'opposition entre Ancienne et Nouvelle Loi,
entre paganisme barbare et foi chrétienne triomphante. Les quêtes successives de Gauvain, de
Lancelot et de Perlesvaus (déformation du nom de Perceval) permettent à la chevalerie
arthurienne de se racheter en se mettant au service de la vraie foi. La longue navigation finale
de Perlesvaus lui permet de se rendre d'île en île pour évangéliser les barbares et châtier dans
un esprit qui rappelle la croisade ceux qui refusent de se convertir.

Composé sur le modèle du Lancelot en prose, le vaste Tristan en prose (autour de 1235)
marque le retour à un romanesque profane en même temps qu'il met en question le système
des valeurs chevaleresques et amoureuses, mais aussi les procédés de l'écriture romanesque.
L'entrelacement se distend dans ce texte centrifuge, où les personnages secondaires acquièrent
une certaine autonomie, où les multiples compilations décentrent le récit et en exhibent les
discordances.

3. La prose et l'écriture de l'histoire

Au début du XIIIe siècle, dans la Chronique du pseudo-Turpin, racontant l'expédition de


Charlemagne en Espagne, sur le modèle de la Chanson de Roland, l'auteur justifie son choix
pour la forme prose du fait que le vers, soumis aux contraintes du rythme et de la rime, est
moins apte à «dire le vrai». La prose serait donc mieux adaptée à restituer les événements
dans leurs enchaînement et succession, elle serait donc la forme toute désignée pour l'écriture
de l'histoire. Au-delà de la naïveté de l'affirmation - il va de soi que l'on peut mentir en prose
aussi bien qu'en vers, comme on va le voir à propos de certains chroniqueurs, et il est tout
aussi évident qu'on ne fait pas «de la prose sans le savoir», mais que celle-ci a ses règles,
exigeant une maîtrise tout aussi professionnelle du langage - on voit se dessiner une
répartition nouvelle: d'une part un discours fortement «subjectif», dominé par le «je» du
poète, du narrateur intervenant dans son histoire ou du moraliste et, d'autre part, un discours
«objectif, ou qui se donne pour tel.

Et pourtant, les premiers ouvrages historiques - ou se prétendant tels - écrits en langue


vulgaire adoptent la forme du vers. Il s'agit de «chroniques en vers», développées surtout dans
l'espace anglo-normand, telles l'Estoire des Engleis (1137) de Gaimar, le Roman de Rou
(1160 - après 1170) de Wace, ou l'ample Chronique des ducs de Normandie de Benoît de
Sainte-Maure (vers 1174), et censées proposer une «histoire nationale» de la dynastie anglo-
normande, dont le Brut de Wace avait retracé les origines mythiques. C'était peut-être encore
un moyen de se démarquer de l'histoire officielle de la monarchie capétienne, rédigée en latin.
Ce n'est que tard, en 1274, que le moine Primat entreprend de traduire les Chroniques latines
de saint Denis sous le titre de Roman des Rois, marquant ainsi le début de l'historiographie en
langue française. Rédigées désormais directement en français, complétées et réécrites dans un
souci de «réalisme» (la première version reprenait le mythe des origines troyennes), les
Grandes Chroniques de France, supervisées par des rois tels Charles V ou Louis XI,
superbement illustrées, ont largement contribué à la formation du sentiment national.

La tension entre vers et prose est encore visible dans l'Histoire ancienne jusqu'à César
(1208-1213), dont l'auteur probable est Wauchier de Denain. L'oeuvre propose une «histoire
universelle» depuis la Genèse jusqu'à Jules César, construite sur l'entrelacement habile de
l'histoire sainte et de l'histoire profane, sans dédaigner d'intégrer des sources «littéraires»,
telles le Roman de Thèbes. Vers la même époque (1213-1214), les Faits des Romains, en fait
une biographie de Jules César, «compilée» d'après Lucain, Suétone et les ouvrages de Jules
César lui-même, mais faisant appel aussi à des procédés empruntés au roman ou à la chanson
de geste, connaîtra également un succès notable.

Les grands événements que furent les croisades en Terre Sainte ne pouvaient pas passer
inaperçus. Les premières chroniques racontant la prise de Jérusalem et les exploits des croisés
ont été rédigées en prose et en latin. La première oeuvre en français, due à Ambroise, un
jongleur de Richard Coeur de Lion, Estoire de la guerre sainte (1188) est écrite en vers et
offre d'intéressantes informations sur la situation politique et militaire en Terre Sainte, sur la
figure du sultan Saladin, sur les exploits guerriers et diplomatiques du roi Richard. Au début
du XIIIe siècle sera traduite en français l'Historia rerum in partibus transmarinis gestarum,
composée vers la moitié du XIIe siècle par Guillaume, archevêque de Tyr, sous le titre Livre
d'Eracle. Continuée ensuite directement en français, elle retracera l'histoire des croisades
depuis les origines, ainsi que les heurs et malheurs du Royaume Latin de Jérusalem.

a. Les chroniqueurs de la Quatrième Croisade: Robert de Clari et Geoffroy de


Villehardouin

La reconquête de Jérusalem par Saladin, en 1184, fut éprouvée comme un choc pour la
chrétienté. Dans le but de reprendre la Terre Sainte aux païens, Innocent III appelle, en 1199,
à la croisade. Le départ est décidé pour 1202, mais les croisés ne disposent pas de la somme
exigée par les Vénitiens pour se faire transporter. Venise leur demande alors de prendre pour
son compte la cité de Zara (sur la côte dalmate), en échange des frais de transport. C'est la
première déviation de la croisade. Une deuxième, plus grave, allait se produire lorsque le
prince Alexis Ange propose aux croisés de faire rétablir sur le trône de Constantinople son
père, Isaac, renversé par un parent, en échange de quoi les Grecs joindraient leurs forces à
celles des Latins contre les païens: en plus, il s'engage à verser aux croisés une forte somme.
Les Occidentaux sont d'accord et réussissent à s'emparer une première fois de la ville, en
1203. Mais, une fois rétablis sur le trône, Isaac et son fils ne s'empressent pas de tenir leurs
promesses. Les barons occidentaux s'impatientent, alors qu'un soulèvement populaire renverse
à nouveau les empereurs byzantins. Les croisés décident à ce moment de prendre pour eux-
mêmes Constantinople, qu'ils conquièrent au terme d'un siège, se livrant à un affreux pillage.

Ce sont les événements dont rendent compte dans leurs chroniques Robert de Clari et
Geoffroy de Villehardouin. En dépit des différences qui les séparent, les deux ont en commun
de ne pas être des écrivains professionnels: ils sont plutôt des «mémorialistes», racontant des
événements dont ils ont été témoins, sinon acteurs, ou bien pour transmettre la forte
impression qu'ils ont éprouvée au contact des merveilles de l'Orient ou bien pour des raisons
plus «personnelles».

L'Histoire de la Conquête de Constantinople de Robert de Clari se compose de deux


parties d'étendue inégale: la première - et la plus importante - présente en 112 chapitres les
événements passés depuis 1198 jusqu'en 1205, depuis les préparatifs de l'expédition et le
détournement de la croisade jusqu'à la prise de Constantinople; la deuxième partie se borne à
raconter succintement les événements survenus après la bataille d'Andrinopole (1205) jusqu'à
la mort de l'empereur Henri I (1216).

Modeste chevalier picard - détenteur d'un fief de 6 hectares! - Robert de Clari propose
une chronique «quotidienne» de la croisade, traduisant à la fois la perspective limitée de celui
à qui son statut social interdit de participer aux décisions importantes autant que la vision
éblouie des «merveilles» de la capitale chrétienne et impériale. La présence massive du
discours direct, le caractère «anecdotique» dont il revêt les événements les plus importants,
marquent son texte du sceau de l'actualité.

D'ailleurs, dans l'épilogue de sa chronique, Robert déclare avoir voulu, en tant que
témoin digne de foi et participant direct aux événements, «metre en escrit le verité, si comme
[Constantinople] fu conquise». Sans être mû par des intentions apologétiques ou justificatives,
sans viser quelque avantage politique ou matériel, sans ménager la violence et la cupidité des
barons, leur ambition illimitée et leur absence totale de scrupules, il met par écrit simplement
ce qu'il a vu et entendu, sans être point dupe, essayant, au contraire, avec lucidité, de démêler
les causes du détournement de la croisade, de s'en expliquer l'échec, tout en se risquant parfois
à proposer une image de «l'autre». Autant de traits qui font de sa chronique un instrument
précieux pour la connaissance de la Quatrième Croisade.

Toute autre est la démarche de Villehardouin. Sa position sociale tout d'abord, ses
talents de négociateur, son habileté d'orateur lui font jouer un rôle de premier ordre dans le
déroulement de la croisade, activité récompensée par de nombreux honneurs: nommé en 1205
maréchal de Romenie (nom donné à l'Empire latin de Constantinople), il se verra accorder
aussi la principauté de Morée (Achaïe).
Villehardouin raconte dans sa Chronique les événements auxquels il a assisté ou
directement participé, depuis l'appel à la croisade par Innocent III, en 1199, jusqu'à la mort de
son seigneur, ami et «héros», Boniface de Montferrat, en 1207. Issu d'une pensée vigoureuse
et lucide, le texte ne semble pas être contemporain des événements racontés. Il a dû être
rédigé au cours des dernières années de la vie de l'auteur qui, de par sa position officielle, a pu
sans doute disposer, en plus de ses notes personnelles, des copies de documents officiels. Les
événements sont présentés dans leur succession et la rigueur chronologique est confirmée par
la comparaison avec d'autres documents et chroniques du temps.

Le ton laconique, l'objectivité et l'impartialité de la narration ne parviennent pas


toutefois à masquer le caractère «retors» de la chronique de Villehardouin. Bien que l'on ne
puisse pas mettre en doute l'exactitude des informations offertes, par les liens savants et
compliqués qu'il tisse entre les événements, par la reconstitution fidèle des discours officiels
autant que par ses silences et omissions (le discours tenu aux croisés par le doge de Venise au
monastère de Saint-Étienne, où il n'est question que de la «plus grant affaire et le plus perillos
entrpris que onques genz entrepreissent», de ce que «nos volons faire» et de «ce que Nostres
Sire ara porveu», sans jamais dire qu'il s'agit de la mise à sac de Constantinople, est une des
meilleures illustrations de cette rhétorique retorse), l'auteur essaie constamment de justifier le
détournement de l'expédition. Il ne cherche pas à décliner sa part de responsabilité pour la
tournure indésirable qu'ont prise les événements, mais essaie plutôt de prouver qu'il ne s'est
pas engagé à la légère. Chevalier intrépide, il connaissait les devoirs de son état. Il a pris la
croix avec dévotion, dans l'intention de servir l'Église. Il ne voit dans le double détournement
de la croisade, par les Vénitiens d'abord, par les barons occidentaux ensuite, que la
manifestation de la providence. Quant à lui, il n'a rien fait d'autre que de tenir ses
engagements aux hommes et à Dieu. Sa conduite, qu'il tient pour irréprochable, lui donne le
droit de juger les autres, sa chronique revendiquant à cet égard le statut de témoignage moral.

b. Le Chroniqueur de Saint Louis: Jean de Joinville

Composée au tout début du XIVe siècle, la Vie ou Histoire de Saint Louis se veut une
biographie du roi très chrétien rédigée par celui qui fut son compagnon (y compris
d'infortune, pendant la captivité du souverain au cours de la septième croisade de 1248), son
conseiller et son ami. À l'origine de sa chronique se trouve un récit de la croisade à laquelle il
avait participé aux côtés de son roi, écrite en 1276. Lorsque la reine Jeanne de Navarre,
épouse du roi Philippe IV le Bel lui a demandé de composer un «livre des saintes paroles»,
des justes «enseignements et des bons faits» de Louis IX, il a développé son récit, l'amplifiant
par l'ajout d'épisodes édifiants de la vie du roi, censés mettre en lumière sa générosité, son
esprit de charité et de justice. Achevé en 1309, après la mort de la reine Jeanne, l'ouvrage a été
dédié à l'héritier du trône, le futur Louis X, pour lequel son arrière-grand-père, élevé en 1297
à l'honneur des autels, grâce aussi à la déposition de Joinville en 1282 devant les
commissaires papaux, devait constituer un modèle. À travers la personnalité du roi très saint,
auquel le chroniqueur voue une profonde admiration, Joinville propose une image idéale de la
monarchie et, implicitement, de l'aristocratie dont celle-ci est solidaire: le roi, qui réunit en sa
personne les vertus de paix, de sagesse, d'ordre moral et de justice, alliées à la prouesse, est un
«prudhomme» accompli.

On a affirmé que le charme de cette «Vie» de Saint Louis, qui relève à la fois de
l'hagiographie, de la relation de voyage et du récit historique, tient à un mélange unique de
sincérité et de naturel. Le chroniqueur raconte ses souvenirs (en fait il les dicte à des clercs se
trouvant à son service lesquels, heureusement, ont fidèlement respecté le ton familier de la
narration, tenant souvent de la conversation) tels qu'ils se présentent à sa mémoire, sans hâte
et sans affectation aucune. Doué d'une excellente mémoire visuelle, Joinville réussit à
restituer grâce à un simple détail qui a retenu son attention toute une atmosphère. Les pages
consacrées à la septième croisade occupent une large place et les informations au sujet de
l'expédition, les aspects rattachés à la politique extérieure et intérieure menée par le roi de
même que les contacts entre deux mondes et deux cultures font de la chronique un document
historique précieux. Il est vrai que les descriptions des batailles manquent de vigueur et sont
loin de donner une image exacte des opérations militaires. Joinville n'est pas doué pour la
stratégie: le déroulement de la bataille de Mansurah lui échappe, tout comme le sens de
l'affrontement de Waterloo échappera à Fabrice del Dongo.

Fondant l'authenticité de son témoignage sur la relation personnelle, voire intime avec
son héros, Joinville évoque dans une prose beaucoup plus travaillée, plus consciente de ses
moyens, sa propre vie, revivant sa propre aventure aux côtés du saint roi et de l'ami très cher.
La Vie de saint Louis devient ainsi le premier exemple dans la littérature française d'une
narration assumée par un «je» personnellement engagé dans son témoignage, où la frontière
entre biographie et autobiographie reste indécise.

Orientations bibliographiques

1. Prose et cyclisation romanesque

BAUMGARTNER, Emmanuèle, L'arbre et le pain. Essai sur la «Queste del saint Graal»,
Paris, SEDES, 1981; La Harpe et l'épée. Tradition et renouvellement dans le «Tristan en
prose», Paris, SEDES, 1990.

FRAPPIER, Jean, Étude sur la «Mort le roi Artu», 2e édition, Genève, Droz, 1961.

KENNEDY, Elspeth, Lancelot and the Grail: a Study of the Prose «Lancelot», Oxford,
Clarendon
Press, 1986.

LACY, Norris, DOUGLAS, Kelly, BUSBY, Keith (édits.), The Legacy of Chrétien de
Troyes, 2 vol., Amsterdam, Rodopi, 1987-1988.

LOT, Ferdinand, Étude sur le «Lancelot» en prose, Paris, Champion, 1954.


MÉLA, Charles, La Reine et le Graal: la conjointure dans les romans du Graal, Paris, Le
Seuil, 1984.

MICHA, Alexandre, Étude sur le «Merlin» de Robert de Boron, Genève, Droz, 1980; Essais
sur le cycle du «Lancelot-Graal», Genève, Droz, 1987.

PAUPHILET, Albert, Étude sur la «Queste del Saint Graal», Paris, Champion, 1921.

SÉGUY, Mireille, Les Romans du Graal ou le signe imaginé, Paris, Champion, 2001.

SZKILNIK, Michelle, L'Archipel du Graal: Étude de l'«Estoire del saint Graal», Genève,
Droz, 1991.

2. La prose et l'écriture de l'histoire

DEMBOWSKI, Peter, La chronique de Robert de Clari. Étude de la langue et du style,


Toronto, 1963.

DUFOURNET, Jean, Les Écrivains de la quatrième croisade. Villehardouin et Clari, 2 vol.,


Paris, SEDES, 1973.

GUENÉE, Bernard, Histoire et culture historique dans l'Occident médiéval, Paris, Aubier,
1980.

HARTMAN, Roger, La quête et la croisade. Villehardouin, Clari et le «Lancelot en prose»,


New York, 1977.

ZINK, Michel, Joinville ne pleure pas mais il rêve, dans «Poétique», t. 33/1978.

<<Pagina anterioarã | Home | Despre autor | Pagina urmãtoare>>

© Universitatea din Bucuresti 2003.


No part of this text may be reproduced in any form without written permission of the
University of Bucharest,
except for short quotations with the indication of the website address and the web page.
This book was first published on paper at the Editura Universitatii, under ISBN 973-575-728-
1
Comments to: Mihaela VOICU; Web
VII. DU ROMAN À L'HISTOIRE:
L'AVÈNEMENT DE LA PROSE
1. La forme prose

Jusqu'à la fin du XIIe siècle la «prose littéraire» n'existe pas en langue vulgaire. La
prose est employée ou bien pour des textes «utilitaires» (juridiques ou didactiques, le
Lapidaire en prose, par exemple) ou bien en rapport avec la sphère du sacré (le livre des
Psaumes ou bien d'autres fragments de la Bible seront traduits en prose; c'est aussi la forme
des sermons). Cette antériorité du vers sur la prose, d'ailleurs caractéristique pour toute jeune
littérature, devrait contester la pensée commune selon laquelle la prose se confond au langage
ordinaire, alors que le vers est réservé à l'expression, seconde, de la littérature. Il n'est pas
moins vrai que la conception médiévale sur la prose et sur ses différences avec les formes
versifiées, marquée en grande partie par la culture «latine» des clercs qui maniaient les deux
formes, a de beaucoup contribué à cette distinction, qui ne s'impose pourtant que dans la
seconde moitié du XIIIe siècle, alors que la prose s'était déjà affirmée.

Dans ses Étymologies, ouvrage encyclopédique dont l'influence fut immense au Moyen
Âge, l'évêque Isidore de Séville définissait la prose comme «un discours étendu et libéré de la
loi du mètre» lequel, ne se pliant pas aux lois de la scansion, se développe «en ligne droite»
(oratio recta). Isidore ne tombe pas au piège de confondre prose et langage ordinaire. Pour lui,
toutefois, la prose permet une expression plus «directe» de la pensée: c'est ce qui va
encourager l'appropriation de la narration par cette forme du discours. Dans la seconde moitié
du XIIIe siècle toutefois, dans son Livre du Trésor, première encyclopédie en langue vulgaire,
Brunetto Latini donnait une autre signification à la distinction entre vers et prose: «la voie de
prose est large et plénière, si comme est ore la commune parleüre des gens; mais li sentiers de
rime est plus estroiz et plus fors» (c'est moi qui souligne). Pour Brunetto Latini, la prose se
confond au langage commun, quotidien, alors que le vers est réservé à une expression plus
élaborée, le «poète» (terme mentionné pour la première fois sous la plume du même Brunetto
Latini) étant le véritable homme de lettres.

Il convient enfin de rappeler, à la suite de M. Zink (1992) l'impact que la généralisation


de la prose a eu sur les pratiques de lecture et sur l'évolution de l'objet livre. Nous avons vu
que le roman était le premier genre destiné à la lecture. Lecture à haute voix, devant un public
restreint, dont l'Yvain de Chrétien de Troyes nous propose une possible image:

«Un riche home qui se gisoit

Sor un drap de soie, et lisoit

Une pucele devant lui

En un romans, ne sai de cui.

Et por le romans escoter

S'i estoit venue acoter

Une dame, et s'estoit sa mere


Et li sires estoit ses pere.» (v. 5365-5372)

(...un homme richement vêtu, appuyé sur son coude et allongé sur un drap de soie. Devant lui,
une jeune fille lisait un roman dont j'ignore le sujet. Une dame était venue s'accouder près
d'eux pour écouter le roman. C'était la mère de la jeune fille, alors que l'homme était son
père).

Or, libérée des contraintes du rythme et de la rime, la lecture du roman en prose


deviendra de plus en plus individuelle, silencieuse: ce n'est plus l'oreille qui est sollicitée tout
d'abord, mais la «mémoire» réflexive, encouragée aussi par la nouvelle mise en page du livre
manuscrit, plus aérée, divisée en chapitres, imposant d'opérer des pauses dans la lecture, de
revenir en arrière, de réfléchir au sens.

2. Prose et cyclisation romanesque

Expression plus directe de la pensée, la prose «dit vrai». En outre, son «ampleur», sa
capacité à s'étendre indéfiniment lui donnent une certaine propension à l'exhaustivité. Ce n'est
donc pas un hasard si les premiers romans en prose ont été des romans du Graal. Cette «tant
sainte chose» exige la «vérité» de la prose. En outre ces oeuvres accusent encore une tendance
qui deviendra caractéristique du roman chevaleresque à partir du XIIIe siècle: elles ne
s'arrêtent plus à un seul épisode ni à un seul personnage, mais se regroupent et forment des
cycles, qui ambitionnent de reconstituer dans sa totalité l'«histoire» du monde arthurien.

a. Robert de Boron et le roman des origines du Graal

Composé autour de 1200, le Roman de l'Estoire dou Graal de Robert de Boron (3500
octosyllabes) représente une étape décisive dans la christianisation du Graal. Identifiant le
vase merveilleux au calice où Jésus et ses apôtres avaient bu à la dernière Cène et où Joseph
d'Arimathie, devenu le premier «soudoier [soldat] du Christ», a précieusement recueilli le
sang répandu des blessures du Sauveur, Robert de Boron, d'ailleurs écrivain médiocre, a eu
l'idée de génie de rattacher l'aventure arthurienne aux origines de la chrétienté. Témoin et
relique de l'Eucharistie, le Graal appartient aussi au monde terrestre, destiné à unir la Terre
sainte de l'Orient aux «vaus d'Avaron», autrement dit à la Bretagne arthurienne. Le roman
propose ainsi une trajectoire du Graal, depuis ses origines et jusqu'à sa disparition, parcourant
trois étapes fondamentales: une «pré-histoire» (le temps antérieur au roi Arthur), l'époque de
la Table Ronde et l'effondrement du royaume arthurien, parcours étagé sur trois générations,
en écho à la Trinité.

Ce schéma ternaire domine également la trilogie en prose, attribuée elle aussi à Robert de
Boron et comprenant un Joseph d'Arimathie, transposition en prose de l'Estoire dou Graal, un
roman de Merlin (dont on possède également un fragment en vers) et un Perceval. Racontant
la naissance de Merlin le prophète, fils du diable et d'une vierge, sauvé par Dieu en raison des
mérites de sa mère, le Merlin restitue sous la forme d'une chronique l'histoire de la Grande
Bretagne jusqu'au règne d'Arthur, en s'inspirant du Brut de Wace. La trilogie est dominée par
la figure de Merlin, qui y joue un rôle décisif, tant dans le déroulement de l'histoire qu'au
niveau de la narration: il prévoit les événements et les fait advenir, il organise et oriente la
marche de l'histoire, en en assurant la transcription par l'entremise de son scribe Blaise, à qui
il «dicte» le livre du Graal, l'investissant d'autorité sacrée et assumant l'hypostase de l'écrivain
démiurge, rival du Créateur. La dernière partie de la trilogie, Perceval, dont on ne connait
aucun correspondant en vers, combine le motif de la quête du Graal et les aventures du héros
emprunté à Chrétien de Troyes, s'achevant par le récit de la ruine du monde arthurien, inspiré
de l'Historia Regum Britanniae de Geoffroy de Monmouth. Véritable «livre sacré» de la
chevalerie, la trilogie attribuée à Robert de Boron multiplie les symboles, faisant de la Table
Ronde un prolongement de la Table du Saint Graal et de celle de la Cène, jetant en même
temps les fondements des romans du Graal: «des machines textuelles de plus en plus
perfectionnées, qui exhibent leurs procédés de fabrication et qui recréent, à l'imitation du
monde réel, un univers de fiction» saisi dans sa totalité, depuis ses origines jusqu'à son
écroulement (E. Baumgartner, 1999).

b. Le cycle du Lancelot-Graal

La fusion entre l'histoire du Graal et celle du royaume arthurien trouve son expression la
plus accomplie dans le cycle en prose du Lancelot-Graal, superbe et grandiose «somme»
romanesque, fondée sur l'entrelacement des données empruntées à Chrétien de Troyes: le
thème de l'amour de Lancelot et de la reine Guenièvre se combine avec celui de la quête du
Graal. Le noyau central en est représenté par un vaste Lancelot, composé autour de 1220-
1225, et racontant à la manière d'une chronique la vie du héros, en insistant sur son amour
incomparable pour la reine Guenièvre, suivi par La Queste del Saint Graal (vers 1225-1230),
oeuvre mystique d'inspiration cistercienne, et par La Mort le Roi Artu (vers 1230) qui
présente la fin du monde arthurien. Ultérieurement, on y a ajouté une introduction moins
réussie du point de vue artistique, destinée à réécrire le «mythe d'origine» du Graal, inspiré
par la trilogie de Robert de Boron: l'Estoire del saint Graal et l'Estoire de Merlin (avant 1240).

La caractère vaste mais cohérent de cette synthèse narrative pose le problème de l'auteur.
On sait aujourd'hui que l'attribution des deux dernières parties du cycle (La Queste del Saint
Graal et La Mort Artu) à maître Gautier Map est pure fiction puisque Gautier, auteur de
langue latine au service du roi Henri II Plantagenêt, était déjà mort en 1209. D'autre part,
l'unité et la continuité de l'ensemble justifient, sinon l'attribution à un auteur unique, comme le
voulait Ferdinand Lot, la théorie d'un travail d'équipe, sous la direction d'un «architecte»,
hypothèse avancée par J. Frappier et qui ne manque pas de fondement.

Le problème de l'auteur pose aussi celui de l'unité idéologique du cycle. En commençant


par F. Lot, la critique a d'abord insisté sur l'existence d'une double dimension, profane et
courtoise, dans le Lancelot, et religieuse, voire mystique, dans La Queste notamment. Il n'y a
toutefois pas de «rupture» entre les diverses composantes du cycle: dans sa deuxième partie,
le Lancelot propre anticipe déjà la quête du Graal, de même que la Queste présente encore des
aventures merveilleuses propres à l'univers arthurien. En plus de la thématique familiale
(Galaad, le chevalier «célestiel» accompli, est le fils du «terrien» Lancelot), un personnage
(Merlin) et un objet (le Graal) assurent la cohésion du cycle. En effet, le «saint Graal» fait son
entrée en scène au début de la première partie, dans l'Estoire del Saint Graal, et est enlevé au
ciel à la fin de la quatrième partie, La Queste del Saint Graal. Privé du Graal qui est grâce, le
monde arthurien est voué à sa perte, ce qui advient dans la Mort Artu. D'autre part, par ses
prophéties, Merlin tisse un ensemble complexe de rapports et de correspondances entre les
diverses parties du cycle, bien que, à partir de la Queste, cette fonction prospective et
rétrospective soit assumée par les saints ermites, l'ambiguïté du mage Merlin étant
incompatible avec la sainteté du Graal.

Le cycle du Lancelot-Graal retrace l'histoire de l'humanité et en préfigure le destin,


présentant toutefois des différences par rapport au roman arthurien traditionnel. Déjà dans le
Lancelot propre le royaume arthurien est déstabilisé par les attaques venues de l'extérieur,
qu'il s'agisse des envahisseurs Saxons, du géant Galehaut qui renonce à ses menaces par
amitié pour Lancelot ou de la «mauvaise féérie», incarnée par Morgain la fée déloyale, demi-
soeur d'Arthur, que le couple Lancelot-Guenièvre, aidé par la Dame du Lac, la bonne fée,
parviennent à tenir en échec. Espace où l'aventure chevaleresque et amoureuse peut
indéfiniment recommencer, la cour d'Arthur a plus en plus de mal à rester un espace de la
Joie.

La perspective change encore davantage dans La Queste del Saint Graal: la narration se
développe à partir de la tension entre deux logiques, profane et religieuse, d'où la
contradiction insurmontable entre la chevalerie «terrienne» et la chevalerie «célestielle»,
l'échec des héros qui fondent leur action s'appuyant uniquement sur le système des valeurs
chevaleresques traditionnelles (Gauvain, partiellement Lancelot) et le triomphe du pur
Galaad. L'aventure n'est plus expression de la providence que pour les trois élus; pour les
autres, la voie du Graal est fermée parce que, insensibles au divin, ils n'en perçoivent plus
l'appel. Une autre caractéristique de la Queste est l'emploi systématique de l'allégorie.
Emprunté à l'exégèse biblique, à laquelle il était jusque là exclusivement réservé, le procédé
exalte avec habileté la dignité de l'écrivain profane, capable de faire d'un récit de fiction le
support d'un texte à déchiffrer selon les méthodes réservées à l'Écriture. Au niveau de la
narration toutefois, l'omniprésence de l'allégorie altère profondément le sens de l'aventure.
Devenue «mésaventure» ou, pour le moins illusion, elle n'a plus pour but la victoire sur le
mal, mais n'existe que pour être «interprétée» par les sages ermites rencontrés à chaque détour
du chemin dans la Queste ou pour traduire, dans la Mort Artu, le hasard ou la fatalité. Dans
les deux cas, elle signifie un monde ayant perdu son épaisseur ontologique, scindé qu'il est
entre l'univers des semblances, le seul accessibles aux «estranges errants» et celui des
senefiances, réservé aux «privés» (familiers) auxquels Dieu a voulu découvrir ses mystères.

L'aventure disparaît d'ailleurs totalement dans la Mort Artu. Dans l'espace rétréci de la
cour, marqué par l'apathie et la vieillesse, l'action tourne à vide. L'incomparable amour de
Lancelot et de Guenièvre est à son tour marqué par le doute et la jalousie avant de se
transformer en «folle amour», entraînant un mouvement centrifuge qui signera la fin du
monde arthurien.

Changements dont la portée est amplifiée par le renouvellement des procédés narratifs.
L'entrelacement, consistant dans l'interruption provisoire d'un épisode pour en amorcer un
autre, susceptible d'être à son tour interrompu pour faire place à un troisième ou pour clore
l'épisode antérieur, traduit une perspective différente sur le temps (une multitude d'aventures
sont renfermées entre deux repères chronologiques fixes dans l'effort propre à la prose de
combler tout «vide») et une nouvelle conception du personnage (au héros unique des premiers
romans arthuriens, aux deux héros du Conte du Graal de Chrétien se substituent une multitude
de chevaliers errants, dont les aventures, imbriquées, ne tiennent leur unité que du Graal).

Ambitionnant une restitution exhaustive de l'histoire et du temps arthuriens, depuis la


préhistoire du Graal, ancrée aux origines de la chrétienté et rattachée à l'univers arthurien, le
cycle en prose sera diffusé et adapté dans toutes les littératures européennes. Dante fera par
trois fois référence au Lancelot dans la Divine Comédie. Avec le cycle en prose, le roman
arthurien a atteint le plus haut degré de perfection dans son effort totalisant d'intégrer tous les
aspects du monde, tel que le voyait la chevalerie.

Le Perlesvaus ou Haut livre du Graal, écrit au début du XIIIe siècle ou, plus
vraisemblablement, après le Lancelot-Graal se donne comme une continuation du Conte du
Graal. Ce roman étrange, âpre et sauvage, dont l'action se situe dans les premières années de
l'ère chrétienne, est entièrement construit sur l'opposition entre Ancienne et Nouvelle Loi,
entre paganisme barbare et foi chrétienne triomphante. Les quêtes successives de Gauvain, de
Lancelot et de Perlesvaus (déformation du nom de Perceval) permettent à la chevalerie
arthurienne de se racheter en se mettant au service de la vraie foi. La longue navigation finale
de Perlesvaus lui permet de se rendre d'île en île pour évangéliser les barbares et châtier dans
un esprit qui rappelle la croisade ceux qui refusent de se convertir.

Composé sur le modèle du Lancelot en prose, le vaste Tristan en prose (autour de 1235)
marque le retour à un romanesque profane en même temps qu'il met en question le système
des valeurs chevaleresques et amoureuses, mais aussi les procédés de l'écriture romanesque.
L'entrelacement se distend dans ce texte centrifuge, où les personnages secondaires acquièrent
une certaine autonomie, où les multiples compilations décentrent le récit et en exhibent les
discordances.

3. La prose et l'écriture de l'histoire

Au début du XIIIe siècle, dans la Chronique du pseudo-Turpin, racontant l'expédition de


Charlemagne en Espagne, sur le modèle de la Chanson de Roland, l'auteur justifie son choix
pour la forme prose du fait que le vers, soumis aux contraintes du rythme et de la rime, est
moins apte à «dire le vrai». La prose serait donc mieux adaptée à restituer les événements
dans leurs enchaînement et succession, elle serait donc la forme toute désignée pour l'écriture
de l'histoire. Au-delà de la naïveté de l'affirmation - il va de soi que l'on peut mentir en prose
aussi bien qu'en vers, comme on va le voir à propos de certains chroniqueurs, et il est tout
aussi évident qu'on ne fait pas «de la prose sans le savoir», mais que celle-ci a ses règles,
exigeant une maîtrise tout aussi professionnelle du langage - on voit se dessiner une
répartition nouvelle: d'une part un discours fortement «subjectif», dominé par le «je» du
poète, du narrateur intervenant dans son histoire ou du moraliste et, d'autre part, un discours
«objectif, ou qui se donne pour tel.

Et pourtant, les premiers ouvrages historiques - ou se prétendant tels - écrits en langue


vulgaire adoptent la forme du vers. Il s'agit de «chroniques en vers», développées surtout dans
l'espace anglo-normand, telles l'Estoire des Engleis (1137) de Gaimar, le Roman de Rou
(1160 - après 1170) de Wace, ou l'ample Chronique des ducs de Normandie de Benoît de
Sainte-Maure (vers 1174), et censées proposer une «histoire nationale» de la dynastie anglo-
normande, dont le Brut de Wace avait retracé les origines mythiques. C'était peut-être encore
un moyen de se démarquer de l'histoire officielle de la monarchie capétienne, rédigée en latin.
Ce n'est que tard, en 1274, que le moine Primat entreprend de traduire les Chroniques latines
de saint Denis sous le titre de Roman des Rois, marquant ainsi le début de l'historiographie en
langue française. Rédigées désormais directement en français, complétées et réécrites dans un
souci de «réalisme» (la première version reprenait le mythe des origines troyennes), les
Grandes Chroniques de France, supervisées par des rois tels Charles V ou Louis XI,
superbement illustrées, ont largement contribué à la formation du sentiment national.

La tension entre vers et prose est encore visible dans l'Histoire ancienne jusqu'à César
(1208-1213), dont l'auteur probable est Wauchier de Denain. L'oeuvre propose une «histoire
universelle» depuis la Genèse jusqu'à Jules César, construite sur l'entrelacement habile de
l'histoire sainte et de l'histoire profane, sans dédaigner d'intégrer des sources «littéraires»,
telles le Roman de Thèbes. Vers la même époque (1213-1214), les Faits des Romains, en fait
une biographie de Jules César, «compilée» d'après Lucain, Suétone et les ouvrages de Jules
César lui-même, mais faisant appel aussi à des procédés empruntés au roman ou à la chanson
de geste, connaîtra également un succès notable.

Les grands événements que furent les croisades en Terre Sainte ne pouvaient pas passer
inaperçus. Les premières chroniques racontant la prise de Jérusalem et les exploits des croisés
ont été rédigées en prose et en latin. La première oeuvre en français, due à Ambroise, un
jongleur de Richard Coeur de Lion, Estoire de la guerre sainte (1188) est écrite en vers et
offre d'intéressantes informations sur la situation politique et militaire en Terre Sainte, sur la
figure du sultan Saladin, sur les exploits guerriers et diplomatiques du roi Richard. Au début
du XIIIe siècle sera traduite en français l'Historia rerum in partibus transmarinis gestarum,
composée vers la moitié du XIIe siècle par Guillaume, archevêque de Tyr, sous le titre Livre
d'Eracle. Continuée ensuite directement en français, elle retracera l'histoire des croisades
depuis les origines, ainsi que les heurs et malheurs du Royaume Latin de Jérusalem.

a. Les chroniqueurs de la Quatrième Croisade: Robert de Clari et Geoffroy de


Villehardouin

La reconquête de Jérusalem par Saladin, en 1184, fut éprouvée comme un choc pour la
chrétienté. Dans le but de reprendre la Terre Sainte aux païens, Innocent III appelle, en 1199,
à la croisade. Le départ est décidé pour 1202, mais les croisés ne disposent pas de la somme
exigée par les Vénitiens pour se faire transporter. Venise leur demande alors de prendre pour
son compte la cité de Zara (sur la côte dalmate), en échange des frais de transport. C'est la
première déviation de la croisade. Une deuxième, plus grave, allait se produire lorsque le
prince Alexis Ange propose aux croisés de faire rétablir sur le trône de Constantinople son
père, Isaac, renversé par un parent, en échange de quoi les Grecs joindraient leurs forces à
celles des Latins contre les païens: en plus, il s'engage à verser aux croisés une forte somme.
Les Occidentaux sont d'accord et réussissent à s'emparer une première fois de la ville, en
1203. Mais, une fois rétablis sur le trône, Isaac et son fils ne s'empressent pas de tenir leurs
promesses. Les barons occidentaux s'impatientent, alors qu'un soulèvement populaire renverse
à nouveau les empereurs byzantins. Les croisés décident à ce moment de prendre pour eux-
mêmes Constantinople, qu'ils conquièrent au terme d'un siège, se livrant à un affreux pillage.

Ce sont les événements dont rendent compte dans leurs chroniques Robert de Clari et
Geoffroy de Villehardouin. En dépit des différences qui les séparent, les deux ont en commun
de ne pas être des écrivains professionnels: ils sont plutôt des «mémorialistes», racontant des
événements dont ils ont été témoins, sinon acteurs, ou bien pour transmettre la forte
impression qu'ils ont éprouvée au contact des merveilles de l'Orient ou bien pour des raisons
plus «personnelles».

L'Histoire de la Conquête de Constantinople de Robert de Clari se compose de deux


parties d'étendue inégale: la première - et la plus importante - présente en 112 chapitres les
événements passés depuis 1198 jusqu'en 1205, depuis les préparatifs de l'expédition et le
détournement de la croisade jusqu'à la prise de Constantinople; la deuxième partie se borne à
raconter succintement les événements survenus après la bataille d'Andrinopole (1205) jusqu'à
la mort de l'empereur Henri I (1216).

Modeste chevalier picard - détenteur d'un fief de 6 hectares! - Robert de Clari propose
une chronique «quotidienne» de la croisade, traduisant à la fois la perspective limitée de celui
à qui son statut social interdit de participer aux décisions importantes autant que la vision
éblouie des «merveilles» de la capitale chrétienne et impériale. La présence massive du
discours direct, le caractère «anecdotique» dont il revêt les événements les plus importants,
marquent son texte du sceau de l'actualité.

D'ailleurs, dans l'épilogue de sa chronique, Robert déclare avoir voulu, en tant que
témoin digne de foi et participant direct aux événements, «metre en escrit le verité, si comme
[Constantinople] fu conquise». Sans être mû par des intentions apologétiques ou justificatives,
sans viser quelque avantage politique ou matériel, sans ménager la violence et la cupidité des
barons, leur ambition illimitée et leur absence totale de scrupules, il met par écrit simplement
ce qu'il a vu et entendu, sans être point dupe, essayant, au contraire, avec lucidité, de démêler
les causes du détournement de la croisade, de s'en expliquer l'échec, tout en se risquant parfois
à proposer une image de «l'autre». Autant de traits qui font de sa chronique un instrument
précieux pour la connaissance de la Quatrième Croisade.

Toute autre est la démarche de Villehardouin. Sa position sociale tout d'abord, ses
talents de négociateur, son habileté d'orateur lui font jouer un rôle de premier ordre dans le
déroulement de la croisade, activité récompensée par de nombreux honneurs: nommé en 1205
maréchal de Romenie (nom donné à l'Empire latin de Constantinople), il se verra accorder
aussi la principauté de Morée (Achaïe).

Villehardouin raconte dans sa Chronique les événements auxquels il a assisté ou


directement participé, depuis l'appel à la croisade par Innocent III, en 1199, jusqu'à la mort de
son seigneur, ami et «héros», Boniface de Montferrat, en 1207. Issu d'une pensée vigoureuse
et lucide, le texte ne semble pas être contemporain des événements racontés. Il a dû être
rédigé au cours des dernières années de la vie de l'auteur qui, de par sa position officielle, a pu
sans doute disposer, en plus de ses notes personnelles, des copies de documents officiels. Les
événements sont présentés dans leur succession et la rigueur chronologique est confirmée par
la comparaison avec d'autres documents et chroniques du temps.

Le ton laconique, l'objectivité et l'impartialité de la narration ne parviennent pas


toutefois à masquer le caractère «retors» de la chronique de Villehardouin. Bien que l'on ne
puisse pas mettre en doute l'exactitude des informations offertes, par les liens savants et
compliqués qu'il tisse entre les événements, par la reconstitution fidèle des discours officiels
autant que par ses silences et omissions (le discours tenu aux croisés par le doge de Venise au
monastère de Saint-Étienne, où il n'est question que de la «plus grant affaire et le plus perillos
entrpris que onques genz entrepreissent», de ce que «nos volons faire» et de «ce que Nostres
Sire ara porveu», sans jamais dire qu'il s'agit de la mise à sac de Constantinople, est une des
meilleures illustrations de cette rhétorique retorse), l'auteur essaie constamment de justifier le
détournement de l'expédition. Il ne cherche pas à décliner sa part de responsabilité pour la
tournure indésirable qu'ont prise les événements, mais essaie plutôt de prouver qu'il ne s'est
pas engagé à la légère. Chevalier intrépide, il connaissait les devoirs de son état. Il a pris la
croix avec dévotion, dans l'intention de servir l'Église. Il ne voit dans le double détournement
de la croisade, par les Vénitiens d'abord, par les barons occidentaux ensuite, que la
manifestation de la providence. Quant à lui, il n'a rien fait d'autre que de tenir ses
engagements aux hommes et à Dieu. Sa conduite, qu'il tient pour irréprochable, lui donne le
droit de juger les autres, sa chronique revendiquant à cet égard le statut de témoignage moral.

b. Le Chroniqueur de Saint Louis: Jean de Joinville

Composée au tout début du XIVe siècle, la Vie ou Histoire de Saint Louis se veut une
biographie du roi très chrétien rédigée par celui qui fut son compagnon (y compris
d'infortune, pendant la captivité du souverain au cours de la septième croisade de 1248), son
conseiller et son ami. À l'origine de sa chronique se trouve un récit de la croisade à laquelle il
avait participé aux côtés de son roi, écrite en 1276. Lorsque la reine Jeanne de Navarre,
épouse du roi Philippe IV le Bel lui a demandé de composer un «livre des saintes paroles»,
des justes «enseignements et des bons faits» de Louis IX, il a développé son récit, l'amplifiant
par l'ajout d'épisodes édifiants de la vie du roi, censés mettre en lumière sa générosité, son
esprit de charité et de justice. Achevé en 1309, après la mort de la reine Jeanne, l'ouvrage a été
dédié à l'héritier du trône, le futur Louis X, pour lequel son arrière-grand-père, élevé en 1297
à l'honneur des autels, grâce aussi à la déposition de Joinville en 1282 devant les
commissaires papaux, devait constituer un modèle. À travers la personnalité du roi très saint,
auquel le chroniqueur voue une profonde admiration, Joinville propose une image idéale de la
monarchie et, implicitement, de l'aristocratie dont celle-ci est solidaire: le roi, qui réunit en sa
personne les vertus de paix, de sagesse, d'ordre moral et de justice, alliées à la prouesse, est un
«prudhomme» accompli.

On a affirmé que le charme de cette «Vie» de Saint Louis, qui relève à la fois de
l'hagiographie, de la relation de voyage et du récit historique, tient à un mélange unique de
sincérité et de naturel. Le chroniqueur raconte ses souvenirs (en fait il les dicte à des clercs se
trouvant à son service lesquels, heureusement, ont fidèlement respecté le ton familier de la
narration, tenant souvent de la conversation) tels qu'ils se présentent à sa mémoire, sans hâte
et sans affectation aucune. Doué d'une excellente mémoire visuelle, Joinville réussit à
restituer grâce à un simple détail qui a retenu son attention toute une atmosphère. Les pages
consacrées à la septième croisade occupent une large place et les informations au sujet de
l'expédition, les aspects rattachés à la politique extérieure et intérieure menée par le roi de
même que les contacts entre deux mondes et deux cultures font de la chronique un document
historique précieux. Il est vrai que les descriptions des batailles manquent de vigueur et sont
loin de donner une image exacte des opérations militaires. Joinville n'est pas doué pour la
stratégie: le déroulement de la bataille de Mansurah lui échappe, tout comme le sens de
l'affrontement de Waterloo échappera à Fabrice del Dongo.

Fondant l'authenticité de son témoignage sur la relation personnelle, voire intime avec
son héros, Joinville évoque dans une prose beaucoup plus travaillée, plus consciente de ses
moyens, sa propre vie, revivant sa propre aventure aux côtés du saint roi et de l'ami très cher.
La Vie de saint Louis devient ainsi le premier exemple dans la littérature française d'une
narration assumée par un «je» personnellement engagé dans son témoignage, où la frontière
entre biographie et autobiographie reste indécise.

Orientations bibliographiques

1. Prose et cyclisation romanesque

BAUMGARTNER, Emmanuèle, L'arbre et le pain. Essai sur la «Queste del saint Graal»,
Paris, SEDES, 1981; La Harpe et l'épée. Tradition et renouvellement dans le «Tristan en
prose», Paris, SEDES, 1990.

FRAPPIER, Jean, Étude sur la «Mort le roi Artu», 2e édition, Genève, Droz, 1961.

KENNEDY, Elspeth, Lancelot and the Grail: a Study of the Prose «Lancelot», Oxford,
Clarendon
Press, 1986.

LACY, Norris, DOUGLAS, Kelly, BUSBY, Keith (édits.), The Legacy of Chrétien de
Troyes, 2 vol., Amsterdam, Rodopi, 1987-1988.

LOT, Ferdinand, Étude sur le «Lancelot» en prose, Paris, Champion, 1954.

MÉLA, Charles, La Reine et le Graal: la conjointure dans les romans du Graal, Paris, Le
Seuil, 1984.

MICHA, Alexandre, Étude sur le «Merlin» de Robert de Boron, Genève, Droz, 1980; Essais
sur le cycle du «Lancelot-Graal», Genève, Droz, 1987.

PAUPHILET, Albert, Étude sur la «Queste del Saint Graal», Paris, Champion, 1921.

SÉGUY, Mireille, Les Romans du Graal ou le signe imaginé, Paris, Champion, 2001.

SZKILNIK, Michelle, L'Archipel du Graal: Étude de l'«Estoire del saint Graal», Genève,
Droz, 1991.

2. La prose et l'écriture de l'histoire

DEMBOWSKI, Peter, La chronique de Robert de Clari. Étude de la langue et du style,


Toronto, 1963.

DUFOURNET, Jean, Les Écrivains de la quatrième croisade. Villehardouin et Clari, 2 vol.,


Paris, SEDES, 1973.

GUENÉE, Bernard, Histoire et culture historique dans l'Occident médiéval, Paris, Aubier,
1980.

HARTMAN, Roger, La quête et la croisade. Villehardouin, Clari et le «Lancelot en prose»,


New York, 1977.

ZINK, Michel, Joinville ne pleure pas mais il rêve, dans «Poétique», t. 33/1978.

<<Pagina anterioarã | Home | Despre autor | Pagina urmãtoare>>

© Universitatea din Bucuresti 2003.


No part of this text may be reproduced in any form without written permission of the
University of Bucharest,
except for short quotations with the indication of the website address and the web page.
This book was first published on paper at the Editura Universitatii, under ISBN 973-575-728-
1
Comments to: Mihaela VOICU; Web
VIII. DU SACRÉ AU PROFANE: LE JEU DRAMATIQUE

1. Situations

Si par «pièces de théâtre» on entend des oeuvres dialoguées, destinées à être


représentées dans un espace et selon une mise en scène spécifiques, par des acteurs
professionnels, devant un public qui accepte à son tour la convention, cette définition ne
correspond point à la réalité des productions dramatiques médiévales. Tout d'abord l'oralité,
présente dans tous les genres littéraires du XIIe au XIVe siècle, depuis la chanson de geste,
les vies de saints, et jusqu'aux fabliaux, en passant par le roman en vers, lu à haute voix,
assigne à tous ces genres une dimensions «théâtrale» indéniable, faite d'inflexions de voix,
d'interpellations du public, sans doute de jeux de mimique du jongleur. Où et comment classer
un monologue comme le Dit de l'Herberie de Rutebeuf? Rappelons aussi l'alternance du
chant, des récits et des dialogues dans Aucassin et Nicolette, susceptible de faire l'objet d'une
«représentation», présentée par le jongleur récitant, secondé, le cas échéant, par un comparse,
comme pourrait le suggérer le pluriel de l'indication (scénique?) Or dient et content et fablent.

Avant la moitié du XVIe siècle, il n'y a pas de «lieux théâtraux» spécialisés. Autrement
dit, il n'y a pas de «salles de spectacles», mais plutôt des «espaces théâtralisés» (E. Konigson,
L'Espace théâtral médiéval), ou susceptibles de l'être, d'abord l'enceinte des abbayes
bénédictines, ensuite l'espace de l'église et, enfin, la place centrale de la ville.

Une «pièce de théâtre» est pour nous un texte composé d'après des règles spécifiques
(on ne confond plus depuis longtemps le langage du théâtre et le langage «quotidien») et
possédant des qualités littéraires indéniables. En outre, elle est composée pour plusieurs
représentations, dont le nombre atteste en quelque sorte la valeur et confirme la célébrité de
l'oeuvre. Or, la représentation théâtrale médiévale est normalement un événement unique,
occasionné par les grandes fêtes religieuses ou par la fête du saint patron d'une confrérie ou de
la ville même, événement dans lequel s'investit l'ensemble de la communauté urbaine.

2. Origines et lieux scéniques

Les premières manifestations du théâtre médiéval datent du Xe siècle: il s'agit du


«drame liturgique», écrit par et pour des moines, et dont l'origine réside dans le chant
antiphoné et dans les tropes, interpolations écrites en latin et introduites dans le texte
liturgique dès le IXe siècle à l'occasion des grandes fêtes chrétiennes, Pâques et Noël, afin de
dramatiser les passages de l'office de la Passion et de la Nativité. Le plus ancien texte
dramatique, le «quem quaeritis», dont la plus ancienne attestation se retrouve dans le
manuscrit de Saint Martial de Limoges, racontant la visite des saintes femmes au tombeau du
Christ selon l'évangile de saint Matthieu, réunit quatre personnages, un ange et les trois
Maries, joués tous par des moines. L'ange demande aux femmes «Quem quaeritis,
christicolae?» (Que cherchez-vous, disciples du Christ) et elles répondent «Jesus Nazarensis,
coelicolae» (Jésus de Nazareth, créatures célestes). Plus tard seront «mis en scène» le défilé
des prophètes de l'Ancien Testament (Ordo Prophetarum), annonçant la venue du Christ, et
l'adoration des bergers dans la grotte de Bethlehem. L'intention première de ces
«dramatisations» fut sans doute de rendre plus sensibles, plus concrets aux fidèles les
événements fondateurs de la foi chrétienne. Leur «mise en scène» devait déterminer une plus
intense participation au mystère représenté. Avec le passage de l'espace clos de l'abbaye à
l'espace de l'église, plus «ouvert» aux laïcs, la cérémonie religieuse se mue insensiblement en
«spectacle» (aux trois Maries visitant le tombeau s'ajoutent les apôtres Pierre et Jean, selon
l'évangile de Jean, le premier présenté comme âgé et souvent ... boiteux, sa difficulté à se
déplacer suscitant le rire du public), le vers s'insinue, coexiste avec la prose, avant de la
remplacer, permettant du même coup l'emploi de la langue vulgaire. Ainsi, dans le drame
liturgique du Sponsus (fin du XIe siècle), qui met en scène la parabole des vierges sages et
des vierges folles, les strophes latines sont suivies du refrain en langue vulgaire: «Dolentes,
chetives, trop y avons dormi» (Pauvres, malheureuses, nous avons trop dormi). Vers la même
époque, un manuscrit de l'abbaye d'Origny Sainte-Benoîte offre une première esquisse de la
Passion, où les plaintes de Madeleine, apocryphes, sont écrites en français, alors que le
dialogue biblique est rédigé en latin.

Peu à peu, ce drame liturgique, joué d'abord dans l'église, par des gens d'église, avec des
costumes et accessoires fournis exclusivement par l'église, se déplace vers la cité, ce qui
détermine la substitution du latin par le français, permettant l'avènement d'un théâtre profane.
Car, pour rompre ses attaches avec l'église et exister de façon indépendante, le théâtre a
besoin d'une forme d'organisation, d'acteurs et d'un public que seul le milieu urbain peut lui
offrir. Ce n'est donc pas un hasard si l'essentiel de la représentation dramatique du XIIIe
siècle, depuis le Jeu de saint Nicolas de Jean Bodel jusqu'aux «jeux» d'Adam de la Halle (Jeu
de la Feuillée et Jeu de Robin et de Marion), apparaît en milieu arrageois, la ville picarde
disposant d'un célèbre «puy», sorte de société littéraire, lié à la Confrérie des Jongleurs et des
Bourgeois d'Arras, dominé par les riches familles commerçantes de la cité.

Un texte dramatique de la fin du XIIe siècle, la Seinte Resurrecion, nous donne une idée
assez exacte de ce que devait être l'espace scénique médiéval. Le prologue mentionne l'aire du
jeu, la «place», dont la forme a dû varier en fonction des espaces de jeu dont on disposait,
mais qui, depuis le Jeu d'Adam (seconde moitié du XIIe siècle), reproduit le conception
médiévale et chrétienne du monde et de l'espace, fondée sur l'opposition haut/bas, bien/mal,
traduite sur le plan scénique par l'opposition polaire entre le paradis, situé à l'est, et l'enfer, à
l'ouest. Sur la «place», en fait aire du jeu, des «mansions» («maisons») définissent les lieux
successifs où se déroule l'action. La Sainte Résurrection n'en mentionne que six: en plus du
Paradis et de l'Enfer, incontournables, il y a la Croix, le Tombeau, la Geôle, la Maison
d'Emmaüs. Les «acteurs» sont tout le temps en scène, où plutôt se tiennent dans leur
«mansion», en attendant que leur tour vienne, leur déplacement sur l'aire du jeu, en fonction
des nécessités de l'action, permettant le découpage en «scènes» de même que l'écoulement du
temps dramatique. L'espace théâtral apparaît ainsi à la fois comme discontinu et unique,
reflétant encore là l'unité de la création dans sa diversité. Selon les indications fournies par la
même Sainte Résurrection, le décor en était très sommaire, réduit à l'essentiel: un arbre
figurait la forêt, un trône désignait le palais, l'imagination du public faisait le reste.

Une dernière remarque sur le nom dont les représentations des XIIe et XIIIe siècles se
désignent: le terme de jeu insiste, quel que soit le contenu, religieux ou profane, sur la
dimension ludique, sur le caractère «festif», spectaculaire de l'événement théâtral, mais aussi
sur l'importance des éléments extra-textuels - gestes, mouvements des acteurs - dans la
constitution du sens.

3. Le sacré mis en scène: Le Jeu d'Adam


Composé en milieu anglo-normand dans la seconde moitié du XIIe siècle, première
production dramatique connue à être jouée hors de l'église, sur le parvis, (seul le Paradis se
trouve encore à l'intérieur de l'édifice), le Jeu d'Adam tient en quelque sorte du drame
liturgique et se place sous la dépendance du texte biblique. Rattachée au cycle de la Nativité,
la pièce est formée de trois épisodes: l'histoire de la chute et du péché originel, le meurtre
d'Abel par Caïn et le défilé des Prophètes annonçant la venue du Messie et le Jugement
dernier. Elle offre donc une vision totalisante de l'histoire chrétienne, de la Chute à la
Parousie (seconde venue du Christ, «à la fin des temps»), propre au théâtre religieux jusqu'aux
grands mystères de la fin du Moyen Âge (v. ch. XIV). Le Jeu d'Adam est encore la première
pièce de théâtre dont le texte dramatique est composé en français, en vers octosyllabes et
décasyllabes à rimes plates, le latin se limitant au titre - Ordo representacionis Ade -, aux
didascalies (indications scéniques) et aux répons liturgiques. La pièce est ainsi «scandée» par
les «leçons» (dans le sens de lectures tirées du texte biblique) et les répons liturgiques, depuis
le prologue en latin qui reprend le début de la Genèse - «In principio creavit Deus coelum et
terram» - et propose au public en résumé l'action à laquelle il va assister, représentée en
français, les répons «découpant» d'une certaine façon le texte en «scènes» et garantissant à la
fois son orthodoxie.

La scène centrale du Jeu d'Adam est, sans doute, celle de la tentation d'Ève par le diable
dans le Paradis terrestre. L'auteur anonyme témoigne d'un instinct dramatique sûr et d'une
indéniable maîtrise du dialogue dramatique: le diable joue habilement des divers registres du
discours, alternant arguments «métaphysiques», éloges et lieux communs du grand chant
courtois pour persuader Ève à goûter du fruit défendu. La pièce nous fournit également
d'importantes informations au sujet de la mise en scène: c'est ici qu'apparaît pour la première
fois la polarisation de l'espace dramatique autour des deux lieux fondamentaux, paradis, situé
à l'intérieur de l'église sur une estrade surélevée et orné avec un soin particulier, et enfer, situé
hors de l'église, à gauche par rapport au paradis, tour crénélée, dont l'entrée empruntait la
forme d'une gueule de dragon, s'ouvrant et se fermant à volonté. Les didascalies précisent
encore qu'au moment de la tentation, un serpent mécanique devait s'enrouler autour du tronc
de «l'Arbre de la Connaissance» pour vaincre les dernières hésitations d'Ève, prouesse
technique annonçant l'ingéniosité déployée dans les grands mystères du XVe siècle.

On a souvent signalé le caractère «réaliste» du Jeu d'Adam. E. Auerbach observait déjà


(Mimesis) que cette première oeuvre dramatique en langue vulgaire avait eu le mérite de créer
un style, caractéristique par la suite de toute la production théâtrale médiévale, et qui confond
le sermo gravis (style élevé) et le sermo remissus (style humble), distincts aux époques
antérieures. Ce langage «mitigé» donne l'illusion du «parler quotidien» (bien qu'il n'en soit
pas un, loin de là), et facilite la participation-identification du spectateur aux événements
présentés sur scène. Non seulement le langage, mais encore la psychologie, le comportement
des personnages sont ceux de la seconde moitié du XIIe siècle: la relation d'Adam à son Dieu
est celle qui unit le vassal à son seigneur, l'ordre féodal se trouvant non seulement justifié
mais acquérant une dimension universelle, relevant de la volonté divine.

4. L'«écriture» du miracle
Nous avons déjà affirmé que l'essentiel de la production théâtrale du XIIIe siècle se
développe en milieu arrageois. Le 5 décembre 1200 est représenté à Arras le Jeu de saint
Nicolas, premier miracle dramatique en langue vulgaire. L'auteur, le grand trouvère Jean
Bodel, membre de la Confrérie des Jongleurs et des Bourgeois d'Arras, est également l'auteur
d'une chanson de geste (Chanson des Saisnes), de plusieurs fabliaux, et des célèbres Congés.
Bien qu'il s'agisse à première vue d'une pièce religieuse, composée et représentée pour la fête
du saint, il n'y a plus de lien avec la liturgie: plus un mot de latin, tout, depuis le prologue
jusqu'aux quelques didascalies, étant rédigé en français. La pièce reprend un miracle connu de
la légende de saint Nicolas: la restitution d'un trésor volé à son propriétaire. Mais, en
déplaçant l'action en Afrique (le bénéficiaire du miracle n'est plus, comme dans la tradition,
un Juif, mais le «roi d'Afrique»), Jean Bodel unit le thème religieux au thème épique de la
croisade contre les païens et à l'univers des fabliaux, avec l'espace urbain, dominé par la
présence de la taverne, hantée par les voleurs. Les interventions surnaturelles (le saint apparaît
aux trois truands, leur inspirant une «sainte terreur» et les obligeant à restituer le trésor volé),
les scènes épiques alternant avec les interludes comiques (l'idéal de la croisade apparaît
d'abord mis en question par la défaite des chrétiens, les «Sarrasins» sont présentés de façon
caricaturale, les voleurs se vantent de leur exploit dans un parler argotique, avant de
succomber à l'ivresse) de même que le déplacement, au mépris de toute vraisemblance, dans
la réalité arrageoise, à travers les scènes de taverne, assignent au «miracle» une dimension
profane et font de ce texte un inclassable.

Le passage du sacré au profane est encore plus évident dans une autre production
arrageoise, le Courtois d'Arras, «transposition» de la parabole de l'enfant prodigue de
l'évangile de Luc (15, 11-32). Mais, en «dramatisant» le texte biblique, le Courtois le
désacralise, se conformant en cela à une caractéristique du théâtre religieux médiéval:
s'approprier un autre type de texte (biblique, hagiographique, etc) pour le soumettre aux règles
du jeu dramatique. Ce que la pièce a retenu de la parabole évangélique, c'est la vie dissolue
que le fils prodigue mène loin de la maison paternelle. C'est encore une occasion de déplacer
l'action dans la réalité arrageoise et dans le pittoresque décor de la taverne, où le jeune naïf
sera roulé par deux habiles prostituées.

Le Miracle de Théophile composé vers 1263-1264 par le dernier des trouvères, le poète
parisien Rutebeuf, vient interrompre la suprématie arrageoise dans la production dramatique
du XIIIe siècle. La pièce met en scène un des plus connus et sans doute le plus célèbre miracle
de Notre Dame, le premier et le plus développé du recueil narratif des Miracles de Notre
Dame, dû au clerc Gautier de Coincy (début du XIIIe siècle). La légende d'origine grecque
rapporte l'histoire du clerc Théophile. Ayant refusé par humilité l'honneur épiscopal qu'on lui
propose, le vertueux Théophile se voit injustement privé de sa charge par le nouvel évêque.
Déçu et dépité, il accepte de signer un pacte avec le diable (on y reconnaît le thème faustique),
suite auquel il recouvrera tous ses biens. Pris de remords, il invoque la Sainte Vierge, qu'il
avait toujours honorée, dont l'intervention spectaculaire arrache la «charte» imprudemment
concédée par Théophile au diable et lui vaut le salut. En dépit de son caractère dramatique
évident, manifeste surtout dans la première partie qui détaille les hésitations de Théophile,
déchiré entre sa soif de vengeance et la crainte de la damnation, la pièce a semblé parfois un
peu hâtive, schématique, impression confirmée surtout par la deuxième partie, où le
dénouement ne découle pas de la logique des faits mais apparaît comme «plaqué» de
l'extérieur, ce trait de «happy-end» artificiel devenant caractéristique du genre du miracle.
Toutefois, les diverses séquences (pacte de Théophile avec le diable, arrogance de Théophile,
écrasant ses compagnons de son nouveau pouvoir, son repentir et ses supplications à la
Vierge, l'affrontement entre Notre Dame et le diable) sont autant d'occasions pour le poète
Rutebeuf d'exploiter toutes les ressources du langage, depuis le monologue délibératif ou
lyrique, au dialogue d'invective, à la conjuration.

5. Le «Jeu de la Folie»: Adam de la Halle

Atteint de lèpre et obligé de quitter Arras, Jean Bodel avait composé des Congés
pathétiques, dans lesquels il fait ses adieux à sa ville et à ses amis.

Poète et musicien réputé, lui aussi arrageois, Adam de la Halle (né à Arras vers 1230,
mort en Sicile, où il était attaché à la cour de Robert II d'Artois, vers 1285) fait du «congé» le
motif central de la première partie de son Jeu de la Feuillée, pièce qui marque l'avènement du
théâtre profane. Composée en 1276 pour la «Confrérie des Jongleurs et des Bourgeois
d'Arras» et jouée vers la Pentecôte, au moment où sur la place de la ville on disposait, sous
une «feuillée» (loge de feuillage), la châsse de Notre-Dame, la pièce débute par l'entrée en
scène d'Adam, vêtu en clerc et venu prendre congé de ses amis et concitoyens pour aller
continuer ses études à Paris. Dans un rythme endiablé, se succèdent sur scène divers
personnages représentatifs d'Arras, depuis les amis d'Adam, son père, un médecin, un moine
exhibant des reliques censées guérir la folie, et auquel un père amène son fils, fou furieux,
pour faire place, dans la deuxième partie, à la féérie: le repas des fées sous une loge de
feuillage. Le Jeu de la Feuillée a été comparé depuis longtemps déjà à une revue satirique: la
première partie est dominée par la critique des ridicules et des vices de la société arrageoise,
de plus en plus dominée par l'argent et par la «soif» dont la concrétisation est, là encore, la
taverne; la deuxième partie, placée en pleine féérie, accentue encore l'absurde d'un monde
sans dessus dessous dominé par l'arbitraire de la Roue de Fortune. Sous le caractère
apparemment décousu, se cache une conception dramatique très cohérente, dont l'unité
paradoxale est assurée par le motif de la folie, omniprésent dans la pièce («feuillée» en
dialecte picard désigne la loge de feuillage mais aussi la folie).

Un «hasard» (on a oublié de mettre un couvert à la table des fées) aussi bien que la
«méchanceté» de la fée Magloire réduiront à néant les projets d'Adam de continuer ses études
à Paris, ce qui lui permettrait d'échapper à l'univers arrageois mesquin et dérisoire. Le «jeu»
représenterait-il alors le drame existentiel du poète et de l'homme Adam (dont le nom devient
symbolique), condamné à un enfer de médiocrité, de méchanceté et de folie et se voyant
interdit le paradis des études après avoir perdu également le paradis de l'amour, transformé lui
aussi en «enfer» du mariage? C'est ce que semble confirmer la présence finale (et silencieuse)
du protagoniste à la taverne.

Composée à Naples vers 1283, alors qu'Adam était au service du roi Robert, le Jeu de
Robin et de Marion est une transposition dramatique du motif de la pastourelle courtoise. Un
chevalier, en train de chasser, aperçoit la «bergère» Marion et entreprend de la séduire. En
dépit de sa naïveté (un peu feinte?) elle saura repousser ses avances par fidélité à son ami
Robin, malmené par la suite par le seigneur. Le couple, rejoint par d'autres amis bergers, se
livre à la fin à des divertissements et jeux champêtres parfois un peu lourds.

La sincérité et la simplicité des sentiments des deux amoureux, l'ingéniosité de Marion,


la couardise sympathique de Robin, la diversité et la musicalité des pièces lyriques, insérées
avec à propos dans le dialogue et témoignant du talent de musicien d'Adam, ont assuré le
succès de la pièce, premier exemple de comédie pastorale ou d'opérette.

Orientations bibliographiques

AUBAILLY, Jean-Claude, Le Théâtre médiéval profane et comique, Paris, Larousse, 1975.

AUERBACH, Mimesis, ch. 7, Bucureşti, Editura pentru literatura universală, 1967.

AXTON, R., European Drama in the Early Middle Ages, London, Hutchinson, 1974.

CARTIER NORMAND, R., Le Bossu désenchanté. Étude sur le «Jeu de la Feuillée», Genève,

Droz, 1971.

DUFOURNET, Jean, Adam de la Halle à la recherche de lui-même ou le Jeu dramatique de la


Feuillée, Paris, SEDES, 1974; Sur le «Jeu de la Feuillée». Études complémentaires, Paris,
SEDES, 1977.

FOULON, Charles, L'oeuvre de Jean Bodel, Paris, 1958.

FRANK, G., The Medieval French Drama, Oxford, Clarendon, 1954.

KONIGSON, Élie, L'Espace théâtral médiéval, Paris, CNRS, 1975.

SADOVEANU, Ion Marin, Drama şi teatrul religios în Evul Mediu, Bucureşti, Editura
Enciclopedică Română, 1972.

<<Pagina anterioarã | Home | Despre autor | Pagina urmãtoare>>

© Universitatea din Bucuresti 2003.


No part of this text may be reproduced in any form without written permission of the
University of Bucharest,
except for short quotations with the indication of the website address and the web page.
This book was first published on paper at the Editura Universitatii, under ISBN 973-575-728-
1
Comments to: Mihaela VOICU; Web D
IX. FORMES BRÈVES
Âge des grandes synthèses, matérialisées dans les cycles romanesques, les sommes
théologiques et philosophiques, les ouvrages encyclopédiques, le XIIIe siècle a été souvent
considéré l'apogée de la culture médiévale. Pourtant à la même époque essaiment une
multitude de «formes brèves», dont la variété et l'hétérogénéité défient toute tentative de
classification thématique et formelle. La plupart sont composées en couplets de vers
octosyllabes à rimes plates, mais peuvent utiliser aussi la forme strophique (certains Dits de
Rutebeuf, par exemple); la présence de la prose, en exclusivité (La Fille du Comte de
Ponthieu) ou en alternance avec le vers (Le Dit de l'Herberie de Rutebeuf) est plutôt
exceptionnelle. L'élément commun à cette ample production diversifiée est, en plus de la
dimension brève (1000 vers au maximum), la présence au premier plan du je conteur. À la
différence du narrateur des grands textes en prose, historiques ou romanesques, composés à la
même époque, qui tend à «disparaître» en tant que tel, se contentant d'organiser son récit, à
l'instar de «l'architecte» du Lancelot-Graal, ou d'en garantir la véracité, comme les premiers
chroniqueurs, le je conteur affirme nettement sa présence dans la tentative de trouver audience
auprès d'un public de plus en plus étendu et divers.

Pour atteindre ce public, beaucoup plus mélangé que celui des premiers romans
arthuriens ou du grand chant courtois, pour l'amuser, le toucher ou l'édifier, autrement dit pour
l'amener à être plus généreux, le «conteur», dont le statut restera longtemps encore incertain,
sans pouvoir prétendre à voir reconnaître son «état», doit diversifier sa palette. C'est la raison
pour laquelle on retrouve parmi les formes brèves

l des lais bretons, dont le modèle avait été fourni au siècle précédent par Marie de
France et qui en prolongent l'inspiration courtoise ou féérique (Désiré, Guingamor ou
Graelent reprennent le motif de l'amie fée alors que le lai de Tydorel raconte les amours d'une
reine et d'un chevalier faé) mais qui peuvent aussi prendre le contre-pied de l'éthique courtoise
(Le Lecheor, le Lai du cor de Robert Biket, etc);

l des vies de saints et contes pieux dont les sujets s'inspirent - sinon reprennent - des
exempla, c'est-à-dire ces récits brefs que les prédicateurs insèrent dans leurs sermons pour
convaincre l'auditoire en lui proposant un modèle édifiant. La plupart de ces récits insistent
sur la valeur salutaire du repentir (la Vie de Sainte Marie l'Égyptienne de Rutebeuf ou le
Chevalier au barisel). Au-delà des conversions spectaculaires, d'ascèses ou de supplices hors
du commun, les vies de saints (ou de saintes) présentent - sous des traits grossis - des
conduites des hommes et des femmes de ce temps-là, constituant à ce titre d'intéressants
«documents» de moeurs. Parmi les «contes pieux», il convient de situer aussi les Miracles de
Notre-Dame, qu'il s'agisse de nombreux récits anonymes ou du recueil célèbre de Gautier de
Coincy, où Rutebeuf puisera son inspiration pour son Miracle de Théophile. En plus du goût
pour les situations étranges, renversées de façon spectaculaire par l'intervention de la Vierge,
ces miracles insistent sur l'efficacité de la dévotion à Notre Dame, qui écrase toujours de son
pouvoir le diable et en déjoue les «engins». Moins «miraculeuse» mais plus maternelle est la
Vierge qui accepte l'humble hommage de «son» jongleur, devenu moine, et qui, incapable de
la louer comme ses confrères, par la sagesse, l'art de l'enluminure ou la prière, lui offre tous
les tours par lesquels il avait autrefois diverti comme pas un le public des foires (Le Tombeur
de Notre Dame);

l l'abondante production de «dits», terme désignant un texte en vers, non-chanté,


composé à la première personne («je dis») et traitant des sujets d'ordre général (v. ch. XI). Ces
dits peuvent se présenter comme le boniment de charlatans, de colporteurs (Dit du Mercier,
Dit de l'Herberie de Rutebeuf), tenir de l'intention moralisatrice (Dit de l'Unicorne et du
Serpent) ou relever du pamphlet politique (Dit des Cordeliers ou Dit des Béguines de
Rutebeuf);

l les fabliaux et les diverses branches du Roman de Renart qui, en plus d'une éventuelle
intention moralisante ou satirique, marquent «le moment où le rire obtient droit de cité à part
entière dans le champ littéraire» (E. Baumgartner, 1988).

Le désir de réformer - ne fût-ce que sa vie -, la veine satirique et surtout la dimension


comique ont qualifié ces textes comme relevant d'une «littérature bourgeoise», en opposition
avec la «littérature courtoise», aristocratique. Les deux formulations sont aujourd'hui
désuètes. N'empêche que cette production littéraire apparaît et se développe en milieu urbain -
et universitaire de surcroît -, s'adressant à un public intéressé à «mettre en littérature» - et
aussi en question - le monde contemporain.

1. Les fabliaux

On réunit sous le nom de fabliaux environ 160 textes, attribués ou anonymes, composés
entre la fin du XIIe et le milieu du XIVe siècle. Leur nom dérive de fable. Non point de la
fable ésopique, avec laquelle toutefois le fabliau partage quelquefois le goût pour une
«morale» insérée dans l'histoire, mais du verbe fabler, c'est-à-dire raconter une histoire fictive
et qui se donne pour telle (sens du latin fabula). Le genre serait apparu d'abord dans la France
du Nord - la Picardie en serait la région d'origine et l'arrageois Jean Bodel serait le plus ancien
auteur connu de fabliaux - mais est également bien attesté dans les régions du centre
(Champagne, Orléanais) ou du Nord-Ouest (Normandie).

La définition proposée par Joseph Bédier, il y a plus de cent ans, - les fabliaux sont «des
contes à rire en vers» - est encore celle qui convient le mieux à la variété des sujets traités et à
la diversité des tons. Car le souci premier des «fabliaux» qui se désignent comme tels
(certains peuvent encore s'appeler «contes», «dits», «exemples»), qu'il s'agisse de contes
moraux, d'histoires plaisantes, de bons tours, de récits grivois, voire obscènes, est de faire rire.

Cette apparente hétérogénéité est toutefois unifiée par la présence de quelques traits
récurrents:

l l'ancrage du récit dans un espace-temps familier, quotidien, appartenant souvent au


milieu urbain. Quels qu'en soient le sujet ou la source, le fabliau présente toujours une
aventure située dans un «passé récent» et dans un espace aisément repérable;

l «contes à rire», les fabliaux accordent primauté à l'action. La narration va donc


l'emporter sur les autres modes du discours;

l le plus souvent anonymes, les personnages sont caractérisés par leur statut social,
auquel correspond un comportement-type: le bourgeois préoccupé de s'enrichir, le
commerçant allant et venant à la chasse d'une bonne affaire, le vilain avare et sot, le prêtre
cupide et luxurieux, la femme bavarde, rusée et légère. Il ne s'agit pas d'un souci «réaliste» et
on ne peut reconnaître au genre la valeur de «document» qu'on lui a parfois prêtée. Si le
fabliau veut «faire vrai», c'est que son premier enjeu est de susciter le rire, et pour ce, il lui
faut «grossir les traits», typifier situations et personnages;

l les sujets traités, à première vue très divers, se ramènent à une situation-type, celle qui
met en scène le «triangle érotique»: mari, femme, amant (P. Nykrog, Les fabliaux, étude
d'histoire littéraire et de stylistique médiévale, 1957). Il est facile de percevoir dans les thèmes
traités par les fabliaux quelques obsessions, quelques préjugés de la mentalité médiévale: le
mépris pour le vilain grossier, la haine (l'envie?) pour les nantis, qu'il s'agisse de riches
marchands, de prêtres cupides et incontinents (Brunain, la vache au prêtre de Jean Bodel, Le
Testament de l'âne de Rutebeuf), des petits chefs locaux (La Vieille qui oint la paume au
chevalier), la peur des femmes insatiables en matière de parures, d'argent mais surtout de ...
sexe;

l il ne faut pas alors s'étonner que la moralité, souvent présente dans l'épilogue des
fabliaux, soit d'une portée différente de celle que propose la fable. Résidant en premier lieu
dans un retournement spectaculaire de la situation, la «morale» du fabliau est élémentaire et
pragmatique et il n'est pas rare qu'elle se situe dans un rapport «contradictoire» avec la
narration.

On a longtemps qualifié de bas, de trivial le style des fabliaux. L'observation est vraie en
partie et tient moins à la «banalité» des sujets traités qu'au «milieu» dans lequel ils se
déroulent. Pourtant, à y regarder de plus près, les auteurs de fabliaux maîtrisent souvent les
règles du discours et de la rhétorique. La structure de certains fabliaux est habilement
construite. Les auteurs savent tirer parti des jeux de langage, calembours, formules
équivoques (Estula joue sur l'homonymie entre le nom d'un chien et la confusion provoquée
lorsque la virtuelle victime d'un vol appelle son chien et reçoit la réponse d'un des malfrats;
La Vieille qui oint la paume au chevalier repose également sur un «malentendu»: exaspérée
de demander vainement au prévôt local de lui restituer ses vaches, une pauvre vieille prend à
la lettre le conseil donné par une voisine de «oindre la paume» du chevalier pour reprendre
son bien). Sont encore parodiés avec intelligence et humour procédés et lieux communs de la
littérature romanesque, épique et lyrique, au point que l'on a parfois l'impression que le
fabliau procède à la déconstruction concertée de la «grande littérature» qui lui préexiste (cf. P.
Nykrog, Op. cit.).

Les thèmes ainsi que les procédés d'écriture traduisent la contestation d'un «état de fait»
ou, plutôt, constatent que le monde a changé: l'argent y tient une place de plus en plus
importante, modifiant les rapports sociaux et humains, imposant une nouvelle échelle des
valeurs, une société plus «ouverte», où les biens - comme les femmes - circuleraient plus
librement.
2. Le Roman de Renart

La présence du Roman de Renart parmi les «formes brèves» a de quoi surprendre à


première vue. En effet, les amples dimensions de cette célèbre oeuvre médiévale - 26
branches composées entre 1175 et 1250 - devraient la ranger, comme son nom semble le
suggérer, parmi les grands romans du XIIIe siècle. Le terme même de «branche», dont il est
quasi-impossible de proposer un équivalent, est très suggestif pour la forme d'écriture de cette
oeuvre très spéciale: ni «parties» ni «chapitres», les branches sont des épisodes organisés
selon le principe de la série, c'est-à-dire sur la reprise de la même structure narrative, et venus
se greffer sur un «tronc commun», celui de la «guile», du bon tour joué par le rusé goupil aux
autres bêtes et tout d'abord à son ennemi juré, le loup Ysengrin. N'oublions pas non plus que
les divers auteurs des branches, connus ou anonymes, diffèrent aussi par leurs personnalité,
ton, intention. Le résultat en est un recueil «fort divers, voire contradictoire, sans liaison
organique ni unité de ton» (J. Dufournet, Préface au Roman de Renart). Ce caractère
composite de l'oeuvre justifie, il me semble, son inclusion parmi les formes brèves.

L'origine du Roman de Renart a fait elle aussi l'objet de nombreuses discussions. Elle
pourrait tenir d'une autre forme brève, la fable ésopique, dont Marie de France avait proposé
une adaptation en français, la plus ancienne que l'on connaisse (Isopet, vers 1180). Mais
l'origine du Roman de Renart est loin de se réduire aux Isopets. Certaines histoires
appartiennent au fonds folklorique de plusieurs peuples de même que certains épisodes
remontent sans doute à des antécédents latins. Une des sources latines possibles serait
l'Ecbasis captivis, épopée animale datant de la fin du Xe ou de la première moitié du XIe
siècles et racontant les aventures des «moines» d'un couvent. Un autre ancêtre possible serait
le poème du XIe siècle Gallus et Vulpes. Un antécédent sûr est l'Ysengrimus, oeuvre de 6500
vers environ, composée autour de 1150 par le moine Nivard et opposant le goupil Reinardus
au loup Ysengrimus.

Les branches les plus anciennes (II et Va), dues au clerc Pierre de Saint-Cloud, racontent
les divers tours - la plupart réussis - que Renart le goupil, mû par une faim insatiable, de
nourriture et de jouissances de tous genres, joue aux autres bêtes, le loup, l'ours, le coq, la
mésange. Parmi tous ces «exploits» de Renart, se dégage le «viol» de la louve Hersent, méfait
qui se trouve à l'origine de la guerre sans merci que le loup fera au goupil. Déjà dans ces deux
branches les plus anciennes s'affirment deux constantes caractérielles du protagoniste: Renart
est un «trickster», un trompeur, un décepteur, type présent dans d'autres cultures également.
Son besoin insatiable de nourriture le pousse à toujours inventer de nouveaux stratagèmes, au
point de lui donner une apparence protéiforme. Dans les branches ultérieures, Renart
n'hésitera d'ailleurs pas à recourir au déguisement, changeant de masque ou de personnalité,
au gré des circonstances et en fonction de l'interlocuteur (voir les épisodes de Renart jongleur,
Renart moine, Renart faisant le mort, etc), ce qui finira par l'identifier au Malin, au Démon
dans les branches plus tardives. Renart l'emporte toujours en face d'ennemis plus forts que lui,
tels l'ours, le loup, voire le «roi lion» ou même les vilains. Il n'arrive toutefois pas à tromper -
il ne s'y essaie d'ailleurs presque pas - des bêtes dont la ruse pourrait rivaliser avec la sienne,
son «cousin» Grimbert, le blaireau, ou Tibert, le chat. Son ingéniosité ne lui est d'aucun
secours devant les bêtes plus faibles que lui: il n'arrivera pas à tromper (manger) sa
«commère» la mésange, il s'emparera à force de flagornerie du fromage de Tiécelin, le
corbeau, mais échouera à attraper le prétendu chanteur, il dévorera dame Copée, la geline
(poule), mais n'aura pas son frère Chantecler et, d'ailleurs, la plainte de celui-ci devant le
tribunal du roi Noble, le lion, sera décisive dans la condamnation de Renart. La «morale» en
serait peut-être que la ruse est autorisée quand on affronte plus fort que soi - surtout s'il ne
dispose que de la force brute, physique - mais qu'elle pas payante face au plus faible.

Les branches I et Ia donnent la suite «logique» de tous ces méfaits du goupil: traduit en
justice devant la cour du roi Noble et condamné à la pendaison, il parviendra une fois de plus,
grâce à la ruse, à échapper à son sort, en promettant de «prendre la croix» (partir pour la
croisade) afin de s'amender. Le manquement à ce nouveau serment déterminera la guerre
contre notre héros et le siège de son repaire, Maupertuis. Les épisodes vont s'accumuler, que
les copistes auront tendance à organiser, suivant le modèle épique ou romanesque, par ordre
chronologique, depuis la «création» du goupil par Adam, mais en dehors du Paradis (branche
XXIV, tardive), à sa (fausse) mort racontée par la branche XVII.

Comme on a déjà pu s'en rendre compte, le Roman de Renart repose sur


l'anthropomorphisme. Les bêtes - qui portent parfois des noms suggestifs de leur nature: le
limaçon s'appelle Tardif, le mouton Bélin, la lionne Fière - forment une société organisée en
tout point selon les règles de la société féodale des XIIe-XIIIe siècles: le roi y tient sa cour,
entouré de ses «barons» (l'ours, le loup, le chat), il s'efforce de maintenir la paix dans son
royaume, il représente l'instance suprême d'appel en justice. La réussite artistique des
premières branches - les mieux réalisées - tient aussi au parfait équilibre que les auteurs ont su
ménager entre le côté «humain» et la nature propre de l'animal. L'effet comique naît de ce
parallèle équilibré entre deux mondes: le loup est aussi affamé que le goupil, c'est pourquoi il
se laissera tenter par la pêche à la queue dans un étang gelé et... y laissera sa queue! Mais à
mesure que les branches s'accumulent sur le tronc commun, l'humain tend à prendre le pas sur
l'animal; la dimension «satirique», accompagnée parfois de violence et de cruauté gratuites,
l'emporte sur le comique «ingénu» des premières branches. Satire qui touche tous les états et
les catégories sociales, depuis le roi et ses barons, jusqu'aux vilains et aux prêtres de
campagne. Le caractère de Renart change également: le trompeur des premières branches tend
à devenir une incarcation du mal, le prototype du méchant. Cette évolution achève de doter le
personnage du goupil d'une personnalité multiple: plaisantin et obsédé de plaisirs, «simple
d'esprit» et redresseur de torts, contestataire adoptant des comportements contradictoires,
héros positif et négatif, Renart ne cesse de déconcerter, de susciter simultanément l'antipathie
et la sympathie, cette dernière l'emportant finalement, car on se réjouit toujours de voir
triompher l'intelligence sur la force.

Les «continuateurs» du Roman de Renart - preuve de sa popularité déjà acquise à


l'époque - vont poursuivre dans cette direction de la satire, qui acquiert une dimension
politique: Renart le Bestourné de Rutebeuf (avant 1270) fait du goupil une incarnation de
l'hypocrisie, dont le prototype est représenté par les ordres mendiants, franciscains
notamment. Renart le Nouvel de Jacquemart Gielée (1289) en fait une personnification du
démon. Renart le Contrefait, rédigé en deux étapes (1327 et 1342) par un clerc ayant quitté
son état, allégorise excessivement le texte, opposant dans un combat symbolique Renart et
Raison. Enfin le Roman de Fauvel de Gervais du Bus (vers 1310-1315), dont le protagoniste
n'est plus Renart mais un cheval, dont la couleur fauve rappelle celle du goupil, propose lui
aussi une figure emblématique de la fausseté et en décrit les ravages.

La ruse de Renart, qui l'aide à se tirer de tous les mauvais pas, son désir insatiable de
biens et de jouissance, son esprit frondeur qui fait fi de toutes les hiérarchies et de l'ordre
établi ont fait identifier l'imprenable goupil à un représentant de la bourgeoisie montante.
Cette perspective est aujourd'hui périmée, tout comme n'est plus de mise le terme de
«littérature des villes», à laquelle serait censé appartenir le Roman de Renart. Pourtant, sans
s'adresser à un public roturier, le roman reflète, comme le fabliau, l'esprit urbain. Renart est
un contestataire et le roman dans son ensemble se fait expression de cette dimension.
Contestation de l'ordre féodal, avec sa stricte hiérarchie et sa structure pyramidale, à laquelle
les incartades et les frondes du goupil substituent le partage du pouvoir. Contestation de la
justice féodale, avec ses procédures lourdes et sclérosées. Contestation de l'esprit de croisade,
de l'hypocrisie des moines, de la grossiéreté et de l'inconduite des prêtres de campagne, d'une
religiosité formelle, qui respecte tout au plus les apparences sans toucher le coeur.
Contestation de l'éthique courtoise, enfin, fondée sur l'idéalisation de la Dame. Or le Roman
de Renart n'est pas du tout tendre pour la gent féminine. Hersent, la louve, est sensuelle et
trompeuse, telle un personnage de fabliau. D'ailleurs, on l'a vu, c'est son «viol» qui se trouve à
l'origine de la guerre que son époux livrera au goupil. Et Hersent, prêtant serment devant la
cour du roi Noble qu'elle n'est pas coupable d'adultère, rappelle, en le parodiant, l'escondit
d'Iseut. Fière, la lionne, joue les Guenièvre et, sous les apparences de la reine inaccessible,
accueille d'une oreille favorable les belles paroles que Renart compose selon les exigences de
la rhétorique courtoise, ne demandant pas mieux que de se laisser séduire. Il n'y a de
personnage féminin sympathique que Hermeline, la renarde. Vertueuse, fidèle à son mari, le
soutenant envers et contre tous, veillant à ses intérêts lorsqu'il est absent, assumant toutes les
tâches domestiques, Hermeline est peut-être le vrai personnage «bourgeois» du roman.

«Texte de la dérision», pour reprendre la formule de J. Scheidegger (Le Texte de la


dérision. Contribution à l'étude du «Roman de Renart», 1989), le Roman de Renart étend sa
contestation aux modèles d'écriture en vogue à l'époque. Tout comme Renart, maître de la
ruse, manie avec aisance le langage et ses artifices afin de manipuler les autres, le roman se
présente souvent - dans sa thématique et ses procédés littéraires - comme une parodie de la
chanson de geste (les lamentations de dame Pinte, la geline, sur e cadavre de sa soeur Copée,
victime de Renart, rappellent la plainte de Charlemagne sur les preux tombés à Roncevaux),
du roman arthurien (les adieux de Renart à la reine Fière, avant de partir pour la «croisade»
singent maint dialogue entre Lancelot et Guenièvre), des chansons des troubadours et des
trouvères. Le plus révélateur à cet égard est l'épisode où, déguisé en jongleur, Renart énumère
son répertoire poétique, où figurent en bonne place, mais ridiculisés par la mauvaise
prononciation du «breton» Renart, chansons de geste, lais, pièces lyriques, romans bretons:

«- Ya, ge fot molt bon jogler.

Mes je fot ier rober, batuz

Et mon vïel fot moi toluz.

Se moi fot aver un vïel,

Fot moi diser bon rotruel,

Et un bel lai et un bel son


Por toi qui fu semblés prodom. [...]

Ge fot savoir bon lai breton

Et de Merlin et de Noton,

Del roi Artu et de Tristran,

Del chevrefoil, de saint Brandan.»

(v. 2384-2390.2402-2405)

(Ya, ya, moi être foutre[1] très bon jongleur.

Mais moi hier foutre avoir été volé, battu,

et mon vielle foutre avoir été pris à moi.

Si moi foutre avoir un vielle,

moi foutre dire bon rotruenge[2]

et un beau lai et un beau chant

pour toi qui sembler une homme de bien [...].

Moi foutre savoir bon lai breton

de Merlin et de Noton[3],

du roi Arthur et de Tristan,

du chèvrefeuille, de saint Brendan[4]).

Le but de ces contestations, c'est d'amuser, certes. Il n'en reste pas moins que, derrière
l'intention plaisante se cache une mise en question de l'ordre politique et moral qui régit la
société du XIIIe siècle, de même qu'une sympathique tentative de démolition des modèles
littéraires, auxquels on veut substituer un nouveau goût.

Quant au goupil, devenu désormais pour nous «renard» (n'oublions pas qu'au XIIe
siècle le nom de la bête était goupil; le succès du Roman de Renart fut tel que le nom propre a
remplacé le nom commun), par sa capacité de sortir indemne de toutes les situations, par le
plaisir à ridiculiser toute loi et autorité, par son art de la persuasion langagière, qui montre
déjà qu'il n'y a plus de correspondance parfaite entre «les mots et les choses», il annonce déjà
une longue lignée de successeurs, aussi célèbres que lui, depuis Pathelin, Panurge, Scapin et
jusqu'à Figaro.
3. La nouvelle courtoise

L'ancien français ne possède pas de mot pour désigner le genre littéraire de la nouvelle.
Le terme, beaucoup plus tardif (XIVe siècle), entre dans la langue par le biais de la
Renaissance italienne. On désigne par «nouvelles courtoises» des récits que leurs brèves
dimensions rattachent à la nouvelle et dont la thématique rappelle le roman courtois. Brèves
dimensions et cadre courtois étaient aussi les caractéristiques des Lais de Marie de France (v.
ch. VI, 2). Ces récits relèvent sans doute du lai, se désignant même parfois comme tels.
Toutefois ils s'en séparent par un effort visible de renouvellement de l'écriture et par une mise
en question du système de valeurs courtoises dont le lai se revendique.

Le Lai de l'Ombre de Jean Renart (962 vers) est composé vers 1221-1222. En se
désignant comme lai, il semble vouloir se placer dans la tradition du lai breton. Son sujet est
l'amour. Mais, à la différence des lais de Marie de France, le cadre est l'Empire d'Allemagne
et les personnages appartiennent à la «réalité» du XIIIe siècle: un jeune chevalier, beau et
vaillant, tombe amoureux d'une dame mariée sans l'avoir vue. Nous reconnaissons le thème de
l'amour lointain cultivé par Jaufré Rudel. Il lui rend visite dans son château et lui déclare sa
flamme, en se servant de tout l'arsenal que le code et la rhétorique courtoise avaient mis à sa
disposition. La dame, troublée, refuse pourtant de se laisser prendre au piège des mots. Seul le
geste fou du chevalier amoureux (il jette dans l'eau du puits où se reflète l'image de sa belle
l'anneau qu'elle n'avait pas voulu garder, pour qu'il épouse au moins «l'ombre» de l'aimée)
parvient à vaincre ses hésitations:

«L'aigue s'est un petit troublee

Au cheoir que li aniaus fist,

Et, quant li onbres se desfit:

"Veez, fet il, dame, or l'a pris".»

(v. 898-901)

(L'eau s'est un peu troublée

à la chute que fit l'anneau.

Et, quand l'ombre se défit,

il dit: «Voyez, dame, elle l'a pris!»).


La fin'amors semble triompher, mais c'est au prix de quelques remaniements. Tout
d'abord un savant usage des «effets de réel», depuis le choix du cadre et des personnages
«modernes», jusqu'à la priorité absolue accordée au dialogue, le narrateur s'effaçant au
maximum. Cette priorité de la parole renferme peut-être une signification plus profonde:
l'ancienne rhétorique peut encore servir à condition que l'amant-poète sache en «déplacer les
lignes» et recompose autrement l'histoire d'amour (cf. E. Baumgartner, Le Récit médiéval,
1995).

On ne peut pourtant pas s'empêcher de se demander quelle «réalité» assigner à


«l'ombre», au reflet dans l'eau. On peut y voir une métaphore de la fiction, de l'acte même
d'écriture. Mais on peut y voir aussi l'illusion dans laquelle s'enferme celui qui voudrait vivre
la «réalité» de cette ombre.

Les héros de La Châtelaine de Vergy, récit anonyme de 968 vers, composé vers le
milieu du XIIIe siècle, en font l'expérience avec des conséquences tragiques. On a vu à juste
titre dans La Châtelaine de Vergy un écho du lai de Lanval: dans les deux textes le drame se
noue autour de l'exigence de garder le secret d'amour, la loi du «bien celar» du code érotique
des troubadours. Ici encore, comme dans le cas du Lai de l'ombre, le cadre est celui du XIIIe
siècle: la cour de «Bourgogne», où s'épanouit l'amour entre un chevalier, vassal du duc, et la
nièce de celui-ci, la châtelaine de Vergy. Le sujet de la nouvelle aurait pu faire l'objet d'une
tenson dans une cour d'amour: comment concilier les exigences de l'amour et celles du code
féodal? Vouloir, comme la châtelaine, une vie pour soi dans le couple, préservée par le secret,
c'est mettre en question l'ordre féodal et ses lois. Penser pouvoir concilier la fidélité
amoureuse à la dame et la fidélité féodale au suzerain, c'est perdre l'amour et se perdre. Car
une suite de malentendus tragiques va entraîner la «mort par amour» de la châtelaine qui se
croit trahie par son amant («Et quant de s'amor me sovient/ Por lui morir ne m'est pas paine»),
le suicide désespéré du chevalier, infidèle malgré lui au secret exigé.

Le chevalier avait vainement pris pour garant de l'authenticité de son amour le


Châtelain de Coucy, dont il «cite» une strophe pour y chercher une solution à son impossible
dilemme. La châtelaine n'est pas la fée de Lanval, capable d'enlever son amant dans l'autre
monde où leur amour serait préservé. Rien ne peut protéger le couple de l'échec et de la mort.

Le dénouement tragique de la nouvelle semble renfermer un pessimisme - ou un


désenchantement - radical: la fin'amors ne peut pas se vivre, être ancrée dans un temps
durable; elle ne peut qu'être chantée, sa durée se limitant à l'instant de grâce de l'exécution du
poème.

Orientations bibliographiques

1. Fabliaux
BÉDIER, Joseph, Les Fabliaux, Paris, Champion, 1893.

BOUTET, Dominique, Les Fabliaux, Paris, PUF, 1985.

MÉNARD, Philippe, Les Fabliaux, contes à rire au Moyen Âge, Paris, PUF, 1983.

NYKROG, Per, Les fabliaux, étude d'histoire littéraire et de stylistique médiévale,


Copenhague, 1957.

RYCHNER, Jean, Contribution à l'étude des fabliaux, 2 vol., Genève, Droz, 1960.

2. Le Roman de Renart

BATANY, Jean, Scène et coulisses du «Roman de Renart», Paris, SEDES, 1989.

BOSSUAT, Robert, Le Roman de Renart, Paris, Hatier, 1957.

FLINN, John, Le «Roman de Renart» dans la littérature française du Moyen Âge et dans les
littératures étrangères, University of Toronto Press, 1963.

REICHLER, C., La Diabolie. La Séduction, la Renardie, l'Écriture, Paris, Minuit, 1979.

SCHEIDEGGER, Jean, Le Texte de la dérision. Contribution à l'étude du «Roman de


Renart», Genève, Droz, 1989.

3. La nouvelle courtoise

LAKITS, Pal, La Châtelaine de Vergy et l'évolution de la nouvelle courtoise, Debrecen, 1966.

LECOY, Variations sur le texte du «Lai de l'ombre», dans Romania, t. 103/1982.

PAYEN, Jean-Charles, Structure et sens de la «Châtelaine de Vergi», dans Le Moyen Âge,


t. 79/1973.

ZUMTHOR, Paul, De la chanson au récit: La «Chastelaine de Vergi», dans Vox Romanica,


t. 27/1968.
[1] Alléguant son ignorance du français, Renart crée un jeu de mots entre vous et fous, votre
et foutre et le répète à l'envi.

[2] Chanson à refrain.

[3] Personnage diabolique dans les romans arthuriens.

[4] Héros du Voyage de Saint Brendan, oeuvre très populaire au Moyen Âge, racontant le
voyage du saint abbé irlandais et ses visions du paradis et de l'enfer, dont une version
française existe dès le début du XIIe siècle.

<<Pagina anterioarã | Home | Despre autor | Pagina urmãtoare>>

© Universitatea din Bucuresti 2003.


No part of this text may be reproduced in any form without written permission of the
University of Bucharest,
except for short quotations with the indication of the website address and the web page.
This book was first published on paper at the Editura Universitatii, under ISBN 973-575-728-
1
Comments to: Mihaela VOICU; Web Design & Text ed
X. ALLÉGORIE ET SENS DU MONDE

1. Définitions

«Discours qui, sous un récit historique, déploie un sens vrai et différent de la


signification extérieure», selon la définition de Thierry de Saint-Victor, l'allégorie représente
un élément essentiel de la littérature et, surtout, de la pensée médiévale.

Depuis la formulation célèbre de Goethe, affirmant qu'«un poète qui cherche le


particulier pour illustrer le général est très différent d'un poète qui conçoit le général dans le
particulier», identifiant la première attitude à l'allégorie, nous avons tendance à opposer
symbole et allégorie au détriment de cette dernière. Dans son Essai de Poétique médiévale, P.
Zumthor reprend la distinction entre les deux, privilégiant le symbole dans sa relation avec
l'allégorie: l'allégorie passe d'une métaphore à une réalité, elle opère un transfert du particulier
au général, alors que le symbole renvoie du particulier au particulier, étant en tant que tel
inépuisable; l'allégorie se fonde sur une particularité du langage, alors que le symbole
implique une propriété des êtres. Autant de caractéristiques à même de souligner le caractère
rationnel de l'allégorie. Pour citer encore P. Zumthor, «elle extrait d'un fragment de réel un
sens indiscutable, elle proclame et engendre un ordre clair [...]. Elle procède d'une sorte
d'optimisme fondamental: rien n'est dénué de sens, et celui-ci peut être possédé» (Op. cit., p.
127). Le symbole et l'allégorie ont néanmoins en commun d'établir une relation entre un terme
considéré «réel» et un autre, désigné comme «signe».

Cette sévérité vis-à-vis de l'allégorie - surtout dans l'usage théologique que le Moyen
Âge en fait -, accusée de se figer dans le dogme au lieu de se maintenir dans l'épiphanie du
mystère, est peut-être imméritée. Il est vrai que, cherchant non à signifier autre chose, mais la
même chose autrement, reproduisant donc le signifiant dans le signifié, l'allégorie propose une
connaissance symbolique sur le mode mineur. Elle n'est toutefois pas méprisable, car elle
cherche au fond à rendre le monde plus accessible, y compris le monde divin. Sa fonction,
comme celle du symbole, c'est de rendre visible l'invisible.

C'est ainsi, d'ailleurs, qu'on la voyait au Moyen Âge, qui ne la distinguait du symbole
que par ce que le premier était réservé au seul domaine de la théologie, alors que la seconde
pénètre, par l'entremise de la rhétorique, dans le champ littéraire.

Depuis l'Antiquité, l'allégorie se définit de deux manières, reprises à l'époque


médiévale:

l d'une part, une définition rhétorique, proposée par Aristote ou Quintilien, identifie
l'allégorie à une métaphore prolongée;

l une deuxième définition, plus large, faisant de l'allégorie un trope par lequel on
signifie autre chose que ce que l'on dit, définition utilisée par saint Augustin ou par Isidore de
Séville, sera retenue de préférence au Moyen Âge, sensible surtout à la valeur herméneutique
du procédé. C'est en raison de cette dimension herméneutique que l'allégorie deviendra à
l'époque médiévale une méthode essentielle de l'exégèse.

Prenant pour point de départ l'affirmation de saint Paul: «la lettre tue, l'esprit vivifie» (2
Cor 3, 6), on commence très tôt à chercher dans l'Écriture un sens second. Dès l'époque
patristique, cette recherche du sens second sera formalisée, aboutissant à la théorie des
«quatre sens de l'Écriture», systématisée par Dante. On considère que tout texte de l'Écriture
comporte quatre niveaux de sens: littéral ou historique, spirituel ou allégorique, moral ou
tropologique et anagogique, le «sovrasenso» signifiant les choses de la suprême gloire. S'il est
vrai qu'en pratique on se contente des trois premiers, le sens anagogique étant souvent
confondu avec le sens allégorique, il n'est pas moins vrai que l'exégèse médiévale témoigne
d'une vive méfiance pour le sens littéral, limité souvent à l'histoire de l'ancien Israël, situé
donc dans le passé.

On cherche partout le sens second: en affirmant la conviction que l'univers est un


«symbole» où tout reflète la gloire de Dieu, saint Augustin avait posé les fondements de la
réflexion théologique et de l'inspiration artistique, jusqu'au XIIIe siècle. L'homme est créé à
l'image de Dieu, le macrocosme (l'univers) se reflète dans le microcosme (l'homme).
L'interpétation allégorique s'étend non seulement aux textes (allegoria in verbis), mais aussi
aux faits (allegoria in factis).

Une précision toutefois s'impose. L'interprétation allégorique relève d'une conception


théologique de l'homme et de l'univers. La théorie des «quatre sens» est strictement réservée
aux textes de l'Écriture et est inapplicable à la littérature profane: le même Dante opposera
l'allégorie des poètes à celle des théologiens. N'empêche que cette omniprésence du sens
second obligera les auteurs profanes à se rapporter à ce type de construction, ne serait-ce que
sur le mode concurrentiel.

2. Un savoir symbolique: Bestiaires et «Images du monde»

Le caractère rationnel de l'allégorie, son aptitude à dégager le sens des choses et à le


rendre visible, en fera un moyen privilégié d'expression, y compris de la littérature
«scientifique». Car, époque d'essor de la civilisation urbaine, le XIIIe siècle voit se multiplier
les oeuvres de «vulgarisation», autrement dit des ouvrages qui ambitionnent de mettre à la
portée d'un public laïque, non spécialiste mais désireux de s'instruire, des éléments empruntés
à diverses branches du savoir.

Les lapidaires (ouvrages décrivant les propriétés des pierres) ou les bestiaires (traités
sur les propriétés des animaux) se veulent des ouvrages de «sciences naturelles». En fait, ces
ouvrages n'ont de «scientifique» que le nom. Inspirés du Physiologus, composé en grec au IIe
siècle après J. Ch., les bestiaires médiévaux, latins d'abord (De animalibus d'Albert le Grand,
Speculum naturale de Vincent de Beauvais, De Bestiis et aliis rebus, attribué à Hugues de
Saint-Victor), ensuite en langue vulgaire (le plus ancien, dû à Philippe de Thaon, écrit en vers,
a été composé entre 1121 et 1135), décrivent la «nature» des animaux réels ou imaginaires
(phénix, licorne) en fonction des interprétations morales et religieuses. Le Bestiaire divin
(1210), le plus long des bestiaires français en vers, dû à Guillaume le Clerc, atteste par son
nom même l'insistance sur le symbolisme religieux. Même quand ils se déplacent vers une
interprétation plus «profane» (le Bestiaire d'Amour de Richard de Fournival, écrit en prose,
dans la première moitié du XIIIe siècle, tire des propriétés des animaux des considérations sur
la stratégie amoureuse), les bestiaires portent la marque d'une vision du monde selon laquelle
la nature, «livre de Dieu», peut se lire aussi sur le mode symbolique.

Plus ambitieuses, les «encyclopédies» sont fondées elles aussi sur un système de
«concordances» entre le monde des «semblances» et celui des «senefiances». Composé en
latin, De mundi universitate de Bernard Silvestris (vers 1150) rend compte de la création du
monde et de l'homme en s'inspirant de la cosmologie platonicienne du Timée. La nouveauté,
c'est le recours à la personnification: Nature se plaint à Noys de la confusion dont est affectée
la prima materia et Noys y mettra de l'ordre, en créant d'abord le «grand univers», ensuite le
«petit», à savoir l'homme. Les encyclopédies en langue vulgaire sont elles aussi tributaires
d'un savoir «traditionnel» et influencées par la conception théologique de l'univers. La plus
connue d'entre elles, l'Image du monde de Gossuin de Metz (1248), qui place la terre au centre
du monde, ordonné autour de Jérusalem, connut un succès considérable, attesté par les
réécritures successives. Relevant d'un esprit plus pragmatique, le Livre du Trésor, du
Florentin Brunetto Latini, rédigé en prose avant 1267, vise un public laïque, ces bourgeois
«éclairés», désireux de s'instruire. La structure de l'ouvrage prend en compte ce nouveau type
de destinataire, car, en plus du savoir théorique traditionnel (éléments de philosophie,
d'histoire universelle, description du monde), l'auteur ajoute un traité de morale et un
enseignement politico-économique, annexant aussi la rhétorique, comme art de bien parler
afin de convaincre, vue comme composante essentielle de la vie sociale.
L'allégorie pénètre aussi dans des ouvrages à finalité plus pratique, tel le Livre des
Quatre Âges de l'homme de Philippe de Novarre (vers 1260), où à chaque âge correspond une
vertu morale: Enfance correspond à Souffrance (dans le sens de patience), Jeunesse à Service,
Âge mûr à Valeur et Vieillesse à Honneur.

3. Allégorie et méditation morale

Le public du XIIIe siècle n'est pas seulement curieux de connaître le monde et de se


connaître. Il est aussi/surtout soucieux de faire son salut. D'où l'abondance dans l'époque d'une
littérature édifiante. De par sa capacité de découvrir sous le sens manifeste, littéral, un sens
caché, d'aller au-delà des apparences, vers l'essence des choses, l'allégorie trouvera sa place
toute désignée dans cette riche production moralisatrice. Les très nombreux recueils de
sermons en français - qu'il s'agisse de manuels à l'usage des prédicateurs comme la collection
de l'évêque de Paris Maurice de Sully (1168-1175) ou destinés à diverses communautés
religieuses - relèvent indirectement de l'allégorie, envisagée plutôt comme attitude mentale,
par le recours à l'exemplum, «récit bref... destiné à être inséré dans un discours (en général un
sermon) pour convaincre l'auditoire par une leçon salutaire» (J. Le Goff, Typologie des
sources du Moyen Âge occidental).

Le même souci de faire passer une vérité abstraite dans une forme «concrétisée» et
donc plus accessible est visible dans des ouvrages censés présenter à des finalités édifiantes
les «états» du monde, occasion pour les auteurs de passer en revue et de critiquer - afin
d'amender - les diverses couches de la société. Dans cette catégorie on pourrait grouper le
Livre des Manières d'Étienne de Fougères (vers 1174-1178), qui oppose les dirigeants et les
dirigés, avec leurs devoirs réciproques et les «manquements» à leur «état», proposant une
image très hiérarchisée de la société, la Bible (dans le sens de «livre total») de Guiot de
Provins (vers 1206), satire de la société, surtout du monde clérical, l'Armure du Chevalier du
même Guiot, suite de considérations morales sur les vertus requises à la classe chevaleresque
ou le Besant de Dieu de Guillaume le Clerc (1226-1227), qui allie la satire des états du monde
au thème du contemptus mundi (mépris du monde), en transposant sur le mode allégorique la
parabole évangélique des talents (besants).

Le texte le plus célèbre illustrant cette littérature édifiante est le magnifique poème du
moine cistercien Hélinand de Froidmont, les Vers de la Mort, composé entre 1194 et 1197.
S'appuyant sur des procédés stylistiques éprouvés (répétitions, parallélismes, antithèses),
Hélinand combine dans une écriture symphonique d'une puissante éloquence visionnaire,
héritière de la grande tradition prophétique, trois motifs: celui de la toute-puissance de la
mort, du contemptus mundi et de la satire.

«Morz a toz oniement sert,

Morz toz secrez met en apert,


Morz fait franc homme de cuivert,

Morz acuivertist roi et pape,

Morz rent a chascun ce qu'il desert,

Morz rent al povre ce qu'il pert,

Morz tout al riche quanqu'il hape.»

(Mort fait service à tous également,

Mort révèle tous les secrets,

Mort fait d'un serf un homme libre,

Mort réduit en servage roi et pape,

Mort rend à chacun ce qu'il mérite,

Mort rend au pauvre ce qu'il a perdu,

Mort ôte au riche tout ce qu'il a pris).

En plus d'avoir imposé une formule métrique qui fera fortune par la suite (des strophes
de douze vers octosyllabiques dont le schéma des rimes aab aab bba bba permet des effets de
rupture et de reprise), Hélinand joue de façon systématique sur la personnification, procédé de
prédilection de l'allégorie. Celle-ci traduit la pensée en une équivalence imagée et
décomposable en éléments. Le conflit des passions devient une vraie bataille, l'affinité des
concepts se traduit en termes de «mariage», l'apprentissage se traduit par le voyage, avec ses
étapes et ses errements. L'allégorie offre ainsi une représentation «concrète» de l'idée, créant
un jeu de miroirs entre l'«image» linguistique et l'image/idée à percevoir.

Le procédé avait déjà été utilisé dans l'Antiquité. Parmi les textes les plus importants,
ayant fait fonction d'«ancêtres» de la littérature allégorique en langue vulgaire, il faut citer la
Psychomachie du poète latin chrétien Prudence (début du Ve siècle), qui présente le combat
entre vices et vertus, les Noces de Mercure et de Philologie (Ve siècle) du poète latin païen
Martianus Capella, oeuvre qui personnifie les arts du trivium et du quadrivium et qui
connaîtra un vif succès au Moyen Âge, ou la Consolation de Philosophie de Boèce (début du
VIe siècle), que Jean de Meun, le deuxième auteur du Roman de la Rose, traduira en français.

La personnification remporte aussi la faveur des auteurs médiévaux de langue latine.


L'Anticlaudianus d'Alain de Lille (vers 1160-1180) se situe à mi-chemin entre l'encyclopédie
et le traité moral: Nature convoque les Vertus pour façonner l'homme nouveau, qu'elle ne peut
créer d'elle même. Prudence, Raison et Théologie entrent en scène à tour de rôle proposant
une hiérarchie des vertus. De planctu Naturae du même auteur tient davantage de la littérature
morale: il s'agit d'une critique des vices de l'homme, en particulier de la sodomie. Répondant à
la plainte de Nature, Vénus aidée de Cupido mais surtout Hymen interviennent et redressent la
situation.

Fidèle à la tonalité religieuse et moralisatrice, le Songe d'Enfer, poème de 682


octosyllabes de Raoul de Houdenc (vers 1210) est le premier ouvrage en français à présenter
l'argument allégorique sous la forme d'un songe fait par le narrateur. Ayant envie de voyager,
l'auteur se dirige en rêve vers la «cité d'Enfer». Au cours de son itinéraire, il rencontre des
vices personnifiés auxquels il donne des nouvelles sur les progrès qu'ils ont enregistrés auprès
des hommes. Arrivé enfin devant le roi d'Enfer, Raoul lui raconte son voyage. Au moment où
les démons se préparent à livrer l'ultime assaut au monde, le narrateur s'éveille. Le sujet des
«deux voies», celle de Paradis et celle d'Enfer, connaîtra par la suite une grande vogue.
Guillaume de Digulleville composera au XIVe siècle trois longs poèmes sur ce thème de
l'«homo viator»: le Pèlerinage de la vie humaine, le Pèlerinage de l'âme et le Pèlerinage de
Jésus-Christ.

Raoul est encore l'auteur d'un Roman des Ailes, poème allégorique de 660
octosyllabes, où sont énumérés les qualités et les devoirs du parfait chevalier. La Prouesse
comporte deux ailes, Largesse et Courtoisie, chacune douée de sept plumes, correspondant à
une vertu.

Contemporain du premier Roman de la Rose de Guillaume de Lorris, Huon de Méry est


l'auteur du Tournoiement Antéchrist (entre 1230 et 1240), psychomachie entre l'armée de
Dieu et celle de l'Antéchrist, dont la principale originalité consiste à insérer dans le texte des
éléments de la biographie même de l'auteur. Après une entrée en matière arthurienne
comportant un éloge explicite adressé à Chrétien de Troyes, Huon raconte sa visite à la
fontaine périlleuse de Barenton; après avoir bu l'eau de la fontaine et déclenché l'inévitable
tempête, il assiste au combat des Vices et des Vertus (où s'affrontent des personnages
allégoriques empruntés à la mythologie, à la tradition biblique ou littéraire) et est blessé à
l'oeil par une flèche que Vénus destinait à Chasteté. L'image traditionnelle de la flèche
blessant l'oeil et atteignant le coeur, présente aussi, on va le voir, chez Guillaume de Lorris,
signifie ici un détour narratif: elle est censée expliquer l'entrée en religion de l'auteur.

Tous ces poèmes allégoriques en français ont en commun une personnalisation du dit
allégorique et une mise en scène du moi, qui vont trouver leur plus parfaite expression dans le
Roman de la Rose. Par ailleurs, la psychomachie transformée en expérience individuelle sera
une tendance dominante de la poésie allégorique jusqu'à la fin du Moyen Âge.

4. Allégorie et art d'aimer: Le Roman de la Rose

Vaste roman de plus de 22000 vers octosyllabes, le Roman de la Rose est une oeuvre
unique de la littérature française. Il est écrit par deux auteurs qui se relayent à 40 ans
d'intervalle, le second prétendant continuer l'oeuvre de son prédécesseur. Toutefois, il n'y a
rien de plus différent comme intention, perspective et écriture que le premier Roman de la
Rose, dû à Guillaume de Lorris, et sa continuation par Jean de Meun.
a. «Li Romanz de la Rose ou l'art d'Amors est tote enclose»

Tout d'abord, le nom de Guillaume de Lorris, le premier auteur du Roman de la Rose,


ne nous est connu que par l'intermédiaire d'un fragment de la deuxième partie du roman.
L'auteur de cette dernière, Jean de Meun, justifie sa démarche de continuateur en invoquant
une prophétie du dieu d'Amour qui mentionne les deux narrateurs successifs. À partir de cette
unique référence, la critique a tenté de préciser l'identité de l'auteur de la première partie du
roman, démarche motivée par l'importance que la notion d'auteur acquiert pour la mentalité
moderne, différente à cet égard de la conception médiévale, sans qu'aucune des hypothèses
avancées fournisse un supplément de sens dans l'interprétation de l'oeuvre. Guillaume de
Lorris ne reste pour nous qu'une figure du texte de Jean de Meun et rien ne nous autorise ni à
lui attribuer la jeunesse revendiquée par le narrateur (il aurait été âgé de vingt-cinq ans au
moment où il a composé son texte), ni à situer la date de sa naissance autour de 1210, vu que
le seul «indice» sur le moment de la composition de la première partie du roman (autour de
1225-1230) nous est donné par l'affirmation du même Jean de Meun, précisant qu'il s'est
décidé de mener à terme l'oeuvre commencée par son prédécesseur quarante ans plus tôt.

La première partie du Roman de la Rose comprend 4050 vers environ et s'inscrit dans la
tradition de la littérature allégorique en langue vulgaire qui connaît, comme on l'a vu, un
particulier essor au début du XIIIe siècle. Le cadre de la narration est le songe - comme dans
le Songe d'Enfer de Raoul de Houdenc - dont l'auteur-narrateur est également protagoniste,
comme dans le Tournoiement Antéchrist de Huon de Méry. Le contenu et l'enjeu du songe
«avéré» sont d'ordre sentimental: l'auteur nous présente une initiation érotique, dont il a fait
l'objet à l'âge de vingt ans, «ou point qu'amors prent le peage des joenes genz» (au moment où
Amour fait payer le péage aux jeunes gens - v. 22), et l'objet du désir est un bouton de rose
que le personnage-narrateur a aperçu dans un verger, espace de prédilection de la rencontre
amoureuse dans la tradition courtoise. Autour de ces deux pôles gravitent des acteurs qui sont
surtout des personnifications, concrétisations des valeurs ou des défauts susceptibles de
favoriser ou d'empêcher la «fin'amors». Apercevant, reflété dans la Fontaine de Narcisse, un
bouton de rose, le rêveur-narrateur est blessé par les flèches d'Amour à qui il fait serment de
fidélité. Aidé par Bel Accueil, Franchise, Pitié, il parvient à vaincre l'opposition de Danger, de
Honte, de Male Bouche et de Jalousie et réussit même à recevoir comme gage d'amour un
baiser et une ... feuille. Son audace sera toutefois sévèrement punie, puisque Jalousie enferme
dans une haute tour la Rose et Bel-Acceuil, au désespoir de l'amoureux. La partie rédigée par
Guillaume de Lorris s'achève sur cet échec apparent. Le sens «caché» est évident. L'intérêt de
l'oeuvre est ailleurs.

Tout d'abord, le texte de Guillaume se situe au carrefour de trois directions littéraires:


l'idéologie de la fin'amors lui fournit des motifs et des valeurs, le genre relativement nouveau
du roman lui propose un modèle d'écriture et la vogue des procédés allégoriques lui permet
d'investir de valeur exemplaire le désir et la quête érotique. L'originalité de Guillaume
consiste dans la transposition des procédés allégoriques dans le registre romanesque et dans
l'insertion des motifs-clés de la lyrique courtoise dans le flux narratif. Tout en illustrant l'idéal
d'une société courtoise très exclusive, le texte de Guillaume dépasse de beaucoup le projet
didactique énoncé dans le prologue: «ce est li Romanz de la Rose/ ou l'art d'Amors est tote
enclose» (C'est le Roman de la Rose, qui contient tout l'art d'aimer - v. 37-38). L'«art
d'Amors» réside plutôt dans l'inachèvement de la quête-conquête: l'accomplissement du désir
est différé ou le rêve se prolonge dans la réalité, ce qui donnerait au «roman» de Guillaume le
statut d'un salut d'amour, censé obtenir au poète-amant la bienveillance de sa Dame. Loin
d'être donc «inachevé», le texte possèderait sa propre cohérence.

Mais l'art d'aimer est aussi art d'écrire, selon l'identité entre amour et chant, propre au
grand chant courtois. Rédigé à la première personne, le poème met en scène un sujet
dédoublé, le je narrateur, situé dans le présent de l'écriture, et le je personnage, protagoniste
du rêve dont il est également «l'auteur», à chercher dans le passé de l'aventure. Sujet
exemplaire et abstrait, investi de dimension universelle, devenant le prototype du jeune
homme à l'âge où l'Amour exige son tribut, mais aussi sujet éclaté, reflété dans les diverses
figures allégoriques signifiant un sentiment ou un vécu intérieur.

L'image qui surprend peut-être le mieux la senefiance du texte de Guillaume est la


Fontaine de Narcisse,

«... li mireors perrilleus

Ou Narcisus li orgueilleus

Mira sa face et ses yaux vers,

Dont il jut puis morz toz envers.»

(v. 1568-1571)

(... le miroir périlleux

dans lequel Narcisse l'orgueilleux

mira son visage et ses yeux brillants:

pour l'avoir fait, il tomba à la renverse et resta étendu, mort).

Mais cette fois-ci le miroir ne renvoie plus au sujet qui contemple l'image de son propre
je mais

«Ou mireor entre mil choses

Quenui rosiers chargez de roses»

(v. 1612-1613)
(Dans le miroir, entre mille autres choses,

j'aperçus des rosiers chargés de roses),

entre lesquels le narrateur-rêveur distingue «un si tres bel» (v. 1653), qui l'empêche d'accorder
quelque prix aux autres. Le miroir capte donc le reflet du bouton de rose qui deviendra objet
de l'amour. À partir de ce moment, le sens va s'organiser, l'errance se transformera en quête.

Miroir de l'écriture onirique où le sujet se dédouble en contemplant son ombre, miroir


de l'écriture allégorique par laquelle le poète essaie de surprendre le monde et le sens, la
Fontaine de Narcisse signifie peut-être le passage de l'amour de soi, stérile, à la quête de
l'autre, de l'écriture circulaire, propre à la poésie lyrique, au dynamisme vectoriel de la
narration ou, encore, l'espace mystérieux où naît le désir et germe le grain caché de l'écriture.

b. Le «Miroër aus Amoreus»

Tout sépare Guillaume de Lorris et sa vision raffinée de l'amour de son continuateur, le


très savant Jean de Meun, dit aussi Jean Clopinel. L'auteur du second Roman de la Rose a fait
des études universitaires et a suivi, paraît-il, à Rutebeuf comme polémiste officiel des
«maîtres séculiers» de l'Université de Paris dans la querelle qui les oppose aux ordres
mendiants. Les traductions qu'il fait du latin, l'Epitoma rei militari (l'Abrégé de l'art militaire)
de Végèce, la Consolation de Philosophie de Boèce, la correspondance d'Abélard et d'Héloïse,
auxquelles il convient d'ajouter deux textes perdus, les versions françaises de la Topographia
hibernica (Les Merveilles d'Irlande) de Giraud de Barri et de De amicitia spirituali de Aelred
de Rielvaux, attestent la solidité de ses connaissances.

«Continuer», en s'y opposant, l'oeuvre, considérée inachevée, de Guillaume de Lorris a


pu sembler une gageure pour cet universitaire rompu aux méthodes de la disputatio. Le projet
même de Guillaume - renfermer dans un «roman» tout l'art d'amour - a pu le séduire
également. Dans sa suite du Roman de la Rose, rédigée entre 1274 et 1282, Jean de Meun va
garder le cadre allégorique et le schéma général proposé par Guillaume de Lorris, conduisant
l'action vers une fin prévisible mais non pas nécessaire: aidés par de nouvelles
personnifications, tout d'abord Nature et son «chapelain» Genius, personnages empruntés à la
tradition de l'école de Chartres et à Alain de Lille, et grâce à l'intervention décisive de Vénus,
Amour et ses soldats parviennent à prendre d'assaut la forteresse érigée par Jalousie et
l'Amant pourra enfin cueillir la Rose bien-aimée au cours d'un épisode parsemé d'allusions à
double sens.

Pourtant, les 18000 vers écrits par Jean de Meun peuvent difficilement être considérés
comme la «continuation» du texte écrit par Guillaume de Lorris. La perspective, le but et la
tonalité des deux auteurs sont radicalement différents. Poète courtois, Guillaume avait
souhaité proposer un art d'aimer conforme à l'éthique de la fin'amors. Or le texte de Jean de
Meun est moins un «roman» qu'un poème philosophico-scientifique où l'amour constitue le
point de départ et le principe directeur de la réflexion, une oeuvre comportant une forte
dimension satirique (la satire antiféministe tout d'abord, conforme à la tradition cléricale) et
polémique (les attaques contre les ordres mendiants) et, enfin, une somme didactique des
connaissances livresques et des phénomènes de la nature. Livre nourri d'un savoir issu de
l'Antiquité qui a assimilé l'influence de Boèce ou d'Alain de Lille, le second Roman de la
Rose est, de l'aveu de l'auteur, un «miroir aux amoureux», mais dans le sens de speculum, titre
donné souvent aux encyclopédies médiévales.

Rédigeant son texte toujours à la première personne, Jean de Meun veut donner
l'impression d'une continuité de l'instance narrative. Mais il ne peut plus être question de
correspondance entre le je protagoniste du rêve, identifié à Guillaume, et le je narrateur, et
cette dissociation des deux instances engendre une perspective différente de la narration. Il
n'est d'ailleurs pas difficile d'observer que, chez Jean de Meun, le récit proprement dit est
relegué au second plan. Utilisant au maximum le procédé de l'amplificatio, l'auteur greffe sur
la narration d'amples discours, dont je devient le destinataire. Raison donne le ton: son
discours de 3000 vers nous met en garde contre l'insouciance de la jeunesse, opposée à la
sagesse de l'âge mûr, passe en revue les diverses formes de l'amitié et de l'affection de même
que les caprices de Fortune qui mène le monde, le tout abondamment illustré d'exemples
empruntés à l'histoire et à la mythologie. Ami prend la relève qui, dans les 3000 vers suivants,
tente de consoler l'amoureux désespéré en lui faisant part de sa propre expérience et en lui
dévoilant la perversité des femmes par l'entremise du mari jaloux auquel il délègue la parole:

«Toutes estes, serez ou fustes

De fait ou de voulenté, pustes!»

(v. 9159-9160)

(Vous êtes toutes, vous serez ou vous fûtes,

en acte ou en intention des putes!).

En outre

«Tel avantage ont toutes fames,

Qu'el sont de leur volenté dames»

(v. 9162-9162)

(L'avantage qu'ont toutes les femmes,

c'est d'être maîtresses de leur volonté).

Contre leur ruse, le seul remède est une plus grande ruse. Idées confirmées par le discours de
Faux-Semblant, qui contient des accents polémiques, en référence à la réalité.

Les conseils adressés par la Vieille à Bel Accueil dans les 1800 vers qui composent son
discours doublent ceux qu'Ami propose à l'Amant. Seule la perspective change, car il est
question de «l'autre sexe». Y est dénoncée l'oppression des femmes par les hommes et
revendiqué le droit à la liberté sexuelle:

«D'autre part, els sont franches nees: ...

Car nature n'est pas si sote

Qu'ele fasse naistre Marote

Tout seulement pour Robichon...

Ainz nous a faiz, biau filz, n'en doutez,

Toutes pour touz et touz pour toutes»

(v. 13879- 13890).

(D'autre part, les femmes sont nées libres: ...

car la nature n'est pas si sotte

qu'elle fasse naître Marotte

uniquement pour Robichon...

Au contraire, elle nous a faits, n'en doutez pas, cher fils,

toutes pour tous et tous pour toutes).

Les affirmations de la Vieille ne sont pourtant «révolutionnaires» qu'en apparence:


l'unique but ordonné par Nature est la perpétuation de l'espèce. Idée reprise dans le discours
de Nature (2700 vers), le plus détaché de l'intrigue romanesque, et farci d'amples digressions
concernant les phénomènes de nature, les questions scientifiques (propriétés des miroirs, par
exemple), le libre arbitre, la providence, la vraie noblesse ou les divers vices, notamment les
manières scandaleuses de concevoir la relation amoureuse, depuis le refus de la sexualité
motivé par la consécration religieuse jusqu'à «l'anomalie» représentée par l'homosexualité, les
rapports de l'art et de la nature, les fondements de la société. À côté de l'intervention de son
«chapelain» Genius, qui insiste à son tour sur le devoir fondamental de perpétuation de
l'espèce en promettant à ceux qui s'y conforment l'accès au Parc illimité de l'Agneau, le
discours de Nature dévoile le mystère de la création, à travers une cosmogonie et une
cosmologie proposant une vision dynamique du monde qu'anime et perpétue l'élan vital du
désir.

Cette prolifération des discours soustrait en bonne partie le texte de Jean de Meun à la
construction allégorique. Daniel Poirion a souligné à juste titre la dimension ironique d'un
enseignement fondé sur le jeu dialectique des «contraires choses» et inacceptable comme tel.
Plus qu'une continuation, Jean de Meun propose une relecture du poème de Guillaume, qui le
vide de son sens et en souligne la caducité du message. Si le deuxième Roman de la Rose a pu
être considéré comme une «anthologie de la misogynie» (A. Strubel, Introduction au Roman
de la Rose), c'est qu'à travers l'ironie, il entend démystifier le monde anachronique et ritualisé
proposé dans la première partie du roman. Au Jardin clos de Deduit, à la Fontaine
«périlleuse» de Narcisse, s'opposent, dans le texte de Jean de Meun, le parc de l'Agneau, situé
dans le pré du Bon Pasteur et arrosé par la Fontaine de Vie: le cercle remplace le carré,
l'olivier le pin, l'escarboucle le clair cristal. À Narcisse, amoureux de sa propre image, est
substitué Pygmalion, l'artiste capable, à force de désir et aidé par Vénus, d'animer la matière
inerte et de retrouver «l'âge d'or» de la plénitude, dont le mythe traverse d'un bout à l'autre le
texte de Jean de Meun, redonnant sens à l'histoire et à l'évolution de l'humanité.

Art d'aimer et encyclopédie du savoir du XIIIe siècle, le Roman de la Rose a été l'une
des oeuvres les plus diffusées du Moyen Âge (plus de 300 manuscrits nous ont été conservés).
La richesse et la variété de l'iconographie, le grand nombre d'adaptations en prose (dont celle
du poète Jean Molinet, autour de 1300) et de traductions, dont la plus célèbre est due à
Geoffroy Chaucer, attestent le succès et l'influence de l'oeuvre. Au XIVe siècle, le Roman de
la Rose devient un texte de référence, ainsi que l'a montré P. Y. Badel. L'antiféminisme de
Jean de Meun a par ailleurs suscité au début du XVe siècle la non moins fameuse «Querelle
du Roman de la Rose», qui oppose les adversaires du misogyne Clopinel, entre lesquels se
détache l'écrivain Christine de Pizan, appuyée par Jean Gerson, chancelier de l'Université de
Paris, aux admirateurs du style et des idées du maître, dont il faut mentionner Jean de
Montreuil et les frères Pierre et Gontier Col. Imprimé dès 1480, le roman a fait l'objet de
plusieurs éditions au XVIe siècle, dont la plus connue est due à Clément Marot (1526 ou
1527).

Orientations bibliographiques

BADEL, Pierre-Yves, Le «Roman de la Rose» au XIVe siècle. Étude de la réception d'une


oeuvre, Genève, Droz, 1980.

BATANY, Jean, Approches du Roman de la Rose, Paris, Bordas, 1973.

BROWNLEE, K. - HUOT, S. (éds.), Rethinking the «Romance of the Rose»: Text, Image,
Reception, Philadelphia, 1992.

DUFOURNET, Jean (éd.) Études sur le «Roman de la Rose» de Guillaume de Lorris, Paris,
Champion, 1984.

GUNN, A.F., The Mirror of Love. A Reinterpretation of the «Roman de la Rose», Lubbock,
Texas, 1952.

JUNG, Marc-René, Études sur le poème allégorique en France au Moyen Âge, Berne,
Francke, 1971.

LUBAC, Henri de, Exégèse médiévale. Les quatre sens de l'Écriture, Paris, Aubier, 1959-
1964.

PAYEN, Jean-Charles, La Rose et l'Utopie, Paris, Éditions sociales, 1976.

POIRION, Daniel, Le Roman de la Rose, Paris, Hatier, 1973.

STRUBEL, Armand, Le Roman de la Rose, Paris, PUF, 1984; La Rose, le Renard et le Graal.
La littérature allégorique en France au XIIIe siècle, Paris, Champion, 1989.

ZINK, Michel, La prédication en langue romane avant 1300, Paris, Champion, 1976.

<<Pagina anterioarã | Home | Despre autor | Pagina urmãtoare>>

© Universitatea din Bucuresti 2003.


No part of this text may be reproduced in any form without written permission of the
University of Bucharest,
except for short quotations with the indication of the website address and the web page.
This book was first published on paper at the Editura Universitatii, under ISBN 973-575-728-
1
Comments to: Mihaela VOICU;
XI. UNE NOUVELLE PAROLE POÉTIQUE: LE DIT

La poésie lyrique survit et continue même d'être brillamment représentée au XIIIe siècle
dans sa forme courtoise traditionnelle ou se coulant dans le moule, plus spiritualisé, de la
poésie mariale. Pourtant, la fin du XIIe siècle voit se produire une mutation majeure, qui
influencera de façon décisive les voies du lyrisme: l'apparition d'une «poésie personnelle,
non-narrative et non-chantée» (P. Zumthor, 1972), référée soit à l'énonciateur, ce qui
engendre l'effet de «style personnel», soit à une action impersonnelle, intégrant souvent une
réflexion morale et didactique. Cette poésie récitée, le dit - n'oublions pas que la poésie des
troubadours et des trouvères était obligatoirement chantée, l'art du poète résidant dans
«l'invention» des «motz e'l so» -, constitue, par la thématique plus «personnelle», par le
recours aux détails «réalistes», par l'omniprésence d'un je protéiforme, la «préhistoire de la
notion moderne de poésie» (M. Zink, 1992).

Le point de départ en est le sermon en vers sur les «états du monde», qui tend déjà, à la
fin du XIIe siècle, à s'enraciner dans l'expérience particulière du poète. Les Vers de la Mort
d'Hélinand de Froidmont seraient le plus ancien exemple de dit. Comme on l'a vu (ch. X, 3),
le je charge la Mort de saluer ses amis les plus chers et de les effrayer, les déterminant à se
détacher du monde et à accomplir leurs voeux de croisade.

La même forme strophique et le même cadre de l'Adieu sous-tendent, de manière


beaucoup plus dramatique, les Congés de Jean Bodel (1202) et, soixante-dix ans plus tard,
ceux d'un autre poète arrageois, Baude Fastoul, tous les deux atteints de la terrible maladie de
la lèpre. Chaque strophe des Congés de Bodel est un adieu particularisé à ses amis, à ses
binfaiteurs, à ses compagnons ménestrels. Les noms de ses concitadins ou des lieux arrageois
donnent parfois à l'oeuvre l'allure de poésie personnelle ou de circonstance, effets accentués
par l'évocation réaliste que Baude Fastoul donne des terribles transformations dues à la
maladie, qui rendent l'être méconnaissable. Les Congés d'Adam de la Halle - qui constituent
aussi un des thèmes centraux du Jeu de la Feuillée (v. ch. VIII, 5) -, écrits sur le mode
parodique - ce n'est plus la maladie mais le dégoût inspiré par ses concitoyens qui le pousse à
partir -, mènent à ses conséquences extrêmes cette exhibition d'un moi «personnel».

Mais le dit ne revêt pas toujours la forme de la confidence, loin de là. Il serait d'ailleurs
très malaisé de trouver une unité à cette ample production, au contenu très disparate (cf. M.
Léonard, Le «dit» et sa technique littéraire des origines à 1340, 1996). Le dit se prête, en
effet, à toutes les formes du discours: il peut raconter de manière plaisante des aventures
extraordinaires que le poète prétend avoir vécues (Dit d'Aventures); il peut quémander avec
habileté la générosité du public (Dit de la maille), imiter le boniment des vendeurs ambulants
(Dit de l'Herberie de Rutebeuf, Dit du mercier), ou surtout proposer la description satirique,
moralisatrice mais le plus souvent plaisante de divers «états», objets ou lieux (Dit de la bonté
des femmes, Dit des vilains, Dit des peintres, Dit du Prunier, Dit du bon vin, Dit des rues de
Paris). La seule unité dans cette diversité serait à chercher dans la présence plus appuyée d'un
je dont le texte procède, je d'un clerc-écrivain dont le but est d'enseigner, de s'engager face à
son public dans les problèmes les plus ardus de son temps, avec la volonté de susciter, à
travers une attitude souvent polémique, un mouvement d'opinion ou de réflexion.

Rutebeuf et la naissance d'une «poésie personnelle»

«Poète de profession», dont l'activité littéraire s'étend à peu près entre 1250 et 1280,
Rutebeuf incarne cette mutation que subit la parole poétique dans la seconde moitié du XIIIe
siècle. De sa vie on ne connaît que ce que l'on peut déduire de son oeuvre. Sa langue trahit
son origine champenoise, mais il a fait sa carrière littéraire à Paris. À l'exception du Miracle
de Théophile (v. ch. VIII, 4), son oeuvre se compose entièrement de dits et reflète toute la
diversité que peut revêtir cette forme, depuis les pièces plus «objectives», telles les prières à la
Vierge, les vies de saints (Vie de sainte Marie l'Égyptienne, Vie de sainte Elysabel de
Hongrie), aux textes comiques, à accents burlesques (Dit de l'Herberie), aux poèmes engagés,
qui prennent la défense des maîtres séculiers dans la querelle qui les oppose aux ordres
mendiants (Discorde des Jacobins et de l'Université, Dit de Guillaume de Saint-Amour et
Complainte de Guillaume de Saint-Amour) en se faisant un plaisir de fustiger les vices de ces
derniers (Sur l'hypocrisie, Dit du mensonge, Dit des Jacobins) ou s'attaquant au roi Louis IX
qui les soutient (Renart le Bestourné). Rattaché au gré des circonstances à des causes ou à des
protecteurs divers, Rutebeuf donne voix dans ses dits à un je protéiforme, tantôt pamphlétaire,
tantôt sermonnaire, tantôt pauvre jongleur. D'autant plus étonnante apparaît l'unité de ton de
cette oeuvre diverse, due d'une part à la force de conviction déployée et, d'autre part, aux
accents «autobiographiques», proposant une «poésie personnelle».

Car les poèmes les plus connus de Rutebeuf, qui ont fait de lui un précurseur de François
Villon, désignés traditionnellement par la critique comme «Poèmes de l'infortune», proposent
une image du pauvre jongleur démuni, que sa passion pour le jeu de dés autant que sa
«faiblesse», l'incapacité de travailler de ses mains ou une cascade de malheurs qui s'abattent
sur lui condamnent à la misère et réduisent à quémander sa subsistance auprès de quelque
mécène généreux. À première vue, ces pièces qui tirent leur matière d'une expérience vécue
de la pauvreté, accumulant les détails réalistes d'une réalité triviale (les ennuis provoqués par
la maladie, les soucis quotidiens du ménage, avec la femme qui a accouché, la nourrice que
l'on doit payer, le propriétaire qui réclame son loyer - La Complainte Rutebeuf) semblent
proposer l'image authentique du moi, qui se raconte sans complaisance. Le poète n'hésite pas
à avouer sa passion pour le jeu qui l'a ruiné (Griesche d'hiver et Griesche d'été):

«Li dé que li detier ont fait

M'ont de ma robe tout desfait;

Li dé m'ocient;

Li dé m'aguetent et espient,

Li dé m'assaillent et desfient,

Ce poise moi;

Je n'en puis mais se m'esmai.»

(Les dés que les fabricants ont faits

m'ont dépouillé de mes vêtements;

les dés me perdent;

les dés me guettent et m'épient,

les dés m'assaillent et me défient,

j'en suis accablé.

Je n'y puis mais si je m'inquiète.)

Mais, à y regarder de plus près, cette expérience personnelle souvent évoquée sous le
mode de la dérision

«Povre sens et povre memoire

M'a Diex doné, li rois de gloire,

Et povre rente,

Et froit au cul quant bise vente...»

(Pauvre esprit et pauvre mémoire

m'a donné Dieu, le roi de gloire,

et peu de rente,

et froid au cul quand la bise souffle)

(Griesche d'hiver)

propose une image caricaturale du moi.

Nancy Regalado voyait la source de cette impression de confidence sans fard que
semble proposer la poésie de Rutebeuf dans l'alliage nouveau entre un ton soutenu et la chute
brutale dans l'univers quotidien (Poetic Patterns in Rutebeuf), disparité suggérée aussi par la
formule métrique du «tercet coué» (deux octosyllabes suivis d'un quadrisyllabe qui rime avec
l'octosyllabe suivant) censé accentuer l'impression de déséquilibre et de désinvolture.

Pourtant, à y analyser de plus près le texte qui apparaît comme le plus «authentique», la
Complainte Rutebeuf, on constate aisément que le pauvre je, affolé et pris au piège, développe
savamment un jeu analogue à celui du théâtre, un monologue conçu en fonction de l'effet qu'il
souhaite produire sur le public, dont le point de départ est livresque. Affirmer au début de son
poème que «Dieus [l']a fet compaignon a Job», c'est placer toute la confidence, avec la série
de malheurs qui s'enchaînent, sous le signe d'un topos, celui du comble de la souffrance qui
s'acharne sur le juste. Par la suite, l'appel poignant aux amis est moins la confession d'un
homme assoiffé d'affection que le déplacement ingénieux d'un autre topos: la traditionnelle
requête d'amour des troubadours et des trouvères y devient requête de subsistance.

«Que sont mi ami devenu

Que j'avoie si près tenu


Et tant amé?

Je cuit qu'il sont trop cler semé;

Il ne furent pas bien semé,

Si sont failli....

N'en vi un seul en mon osté:

Je cuit li vens les a osté,

L'amors est morte:

Ce sont ami que vens emporte,

Et il ventoit devant ma porte;»

(Que sont devenus mes amis

que j'avais tenus si près de moi

et tant aimés?

Je crois qu'ils sont très claisemés:

ils ne furent pas bien semés

et ils n'ont pu lever...

Je n'en vis un seul en ma maison:

je crois que le vent les a enlevés,

l'amour est mort,

ce sont amis qu'emporte le vent,

et il ventait devant ma porte.)

La virtuosité technique où les jeux divers des vers visent à la dramatisation concrète
d'un moi, devenu «mime d'une parole» (Jacqueline Cerquiligni, Le clerc et l'écriture: le «Voir
Dit» de Guillaume de Machaut et la définition du dit, 1980), donne corps aussi à un nouveau
visage du poète. Cet «incompétent», incapable de faire autre chose que de «rimer» et de
«chanter» «sor les uns por aus autres plaire» (Repentance Rutebeuf) exprime à travers le
masque l'orgueil du poète conscient de son talent et de la reconnaissance (y compris
financière) que celui-ci devrait lui valoir, revendiquant pour la première fois le droit à
l'existence du «métier» d'écrivain.

Orientations bibliographiques

CERQUILIGNI, Jacqueline, Le clerc et l'écriture: le «Voir Dit» de Guillaume de Machaut et


la définition du dit, dans Literatur in des Geselischaft des Spätmittelalters, Heidelberg, 1980.

LÉONARD, M., Le «dit» et sa technique littéraire des origines à 1340, Paris, Champion,
1996.

REGALADO, Nancy, Poetic Patterns in Rutebeuf: A Study in non Courtly Poetic Modes of
the Thirteenth Century, Yale, University Press, 1970.

SERPER, A., Rutebeuf, poète satirique, Paris, 1969.

<<Pagina anterioarã | Home | Despre autor | Pagina urmãtoare>>

© Universitatea din Bucuresti 2003.


No part of this text may be reproduced in any form without written permission of the
University of Bucharest,
except for short quotations with the indication of the website address and the web page.
This book was first published on paper at the Editura Universitatii, under ISBN 973-575-728-
1
Comments to: Mihaela VOICU; Web Design & Tex
XII. LE ROMAN ET LA NOUVELLE
À LA FIN DU MOYEN ÂGE

1. Survivances

Le Don Quichotte de Cervantès a jeté sur le roman de la fin du Moyen Âge un discrédit
dont celui-ci n'a jamais pu se relever. La prolifération d'aventures invraisemblables, la
délicatesse mièvre des sentiments, la structure «décentrée» qui remplace la technique plus
élaborée de l'entrelacement justifient à première vue ce jugement sévère.

Ce serait toutefois ignorer l'immense vogue dont le genre romanesque jouit à la fin du
Moyen Âge. Bien que passé de mode, le roman en vers subsiste. Le Méliador de Froissart,
composé vers 1383-1388 et inachevé en dépit de ses 30500 octosyllabes, recourt au cadre
arthurien pour recréer le mythe de la chevalerie errante. Selon la tradition, le roi Arthur
propose aux meilleurs chevaliers du monde une quête. À la différence toutefois que cette
quête, qui doit durer cinq ans, est structurée autour de cinq tournois, ce qui la fait ressembler
plutôt à une compétition sportive. Au terme d'épreuves consistant en tournois et joutes variés,
Méliador, «le chevalier au soleil d'or», obtiendra la main d'Hermondine et, du même coup, le
royaume d'Écosse, dont la belle est héritière. Loin d'être un engagement collectif, la quête
sanctionne ici un bonheur individuel (et même de multiples bonheurs personnels, concrétisés
par la série de mariages qui clôt le roman). Très présent dans son récit, dont il prend soin de
souligner la belle ordenance de même que ses prouesses d'écrivain, Froissart combine
habilement l'intrigue romanesque fondée sur la dimension héroïque avec l'expression lyrique
du désir. Le Roman de la Dame à la Licorne et du Beau Chevalier au Lion, composé en
octosyllabes vers la moitié du XIVe siècle, combine la tradition arthurienne héritée de
Chrétien de Troyes à la tradition allégorique.

Pourtant la forme dominante du roman est la prose, qui tente de s'annexer tous les
domaines, depuis la chanson de geste et la littérature morale et didactique, jusqu'à la
production lyrique. La pratique généralisée du dérimage à la fin du Moyen Âge se propose de
«rendre lisibles» des textes que la forme du vers fait paraître inaccessibles ou surannés, mais
par cela même abolit les distinctions entre les genres: les Conquêtes et Chroniques de
Charlemagne de David Aubert mettent en prose les Grandes Chroniques de France pour en
combler les lacunes. Composé à la cour de Bourgogne avant 1458, le Roman de Guillaume
d'Orange fait appel pour son «dérimage» à treize chansons du cycle en plus d'autres traditions
légendaires. Un autre bourguignon, Jean Wauquelin, traduira en français l'Historia Regum
Britanniae et donnera aussi dans son Livre des conquestes et faits d'Alexandre le Grand une
version en prose des romans français d'Alexandre.

Le goût manifeste pour les récits romanesques contant les origines mi-historiques mi-
fabuleuses des familles illustres est visible aussi dans le Livre de Baudouin de Flandres du
clerc Gilet, dans l'Histoire d'Olivier de Castille et d'Arthur d'Algrabe mais surtout dans le plus
connu Roman de Mélusine de Jean d'Arras.
Connu aussi comme Histoire des Lusignan, le texte retrace sous la forme romancée d'un récit
de croisade l'origine mythique de la famille des Lusignan, issus des amours de Raymondin et
de la fée Mélusine, qui allaient devenir princes de Chypre et
rois d'Arménie.

L'immense roman de Perceforest (vers 1340) est lui aussi, d'une certaine manière, un
«roman des origines» combinant en une synthèse audacieuse la matière arthurienne et la
figure légendaire d'Alexandre le Grand. Le Conquérant y est le découvreur et le
«colonisateur» de l'Angleterre. Un de ses compagnons, Perceforest, deviendra roi
d'Angleterre, il y introduira la religion chrétienne, y instituera des coutumes et traditions sur
lesquelles va se fonder le monde arthurien. Le roman ferait remonter ainsi le modèle de
civilisation idéale qu'il propose, modèle aussi des ordres de chevalerie, créés à partir du XIVe
siècle, à une origine légendaire où s'unissent la gloire d'Alexandre et la renommée d'Arthur.

Dès la fin du XIIe siècle le lyrisme investit, on l'a vu (v. ch. VI, 3), le roman. Déjà dans
Guillaume de Dôle de Jean Renart, et surtout dans le Roman de la dame de Fayel et du sire de
Coucy, le narrateur compare ses expériences amoureuses à celles vécues par des héros
littéraires célèbres ou illustre de pièces lyriques appropriées une situation sentimentale. Le
cadre du songe, la quête de la femme aimée, l'allégorisme permettant d'extérioriser les
mouvements de l'âme se retrouvent dans le Livre du coeur d'amour épris du roi René d'Anjou
(1457). Comme dans le Roman de la Rose, l'auteur nous fait accompagner le parcours
allégorique du chevalier Coeur, escorté de son écuyer Désir, à la recherche de sa Dame.
Comme chez Guillaume de Lorris, la quête échoue. Mais on aura visité, aux côtés du
chevalier Coeur, le cimetière des Amants fidèles, où reposent les grands poètes de l'amour:
Ovide, Jean de Meun, Pétrarque, Guillaume de Machaut.

En vers ou en prose, relevant de la matière arthurienne ou prétendant donner une assise


aux origines légendaires, le roman «chevaleresque» se tourne vers un passé dont il entend
perpétuer la gloire. Il ne se propose pas tant de cultiver le souvenir d'une époque brillante et
révolue que de créer une «illusion de souvenir». Ce type de roman ne tente donc pas de faire
revivre à travers fêtes et aventures un idéal mythique de la chevalerie, mais de fonder par
l'imaginaire cet idéal.

2. La nouvelle... nouvelle

Par opposition au roman qui se tourne vers le passé comme vers un miroir flatteur où il
souhaite trouver une caution du sens, la nouvelle se situe dans le présent pour dénoncer la
précarité des valeurs tenues pour intangibles.

Les Quinze Joies du mariage (premier quart du XVe siècle), dont le titre parodie les
Quinze Joies de Notre Dame, reprend en une longue litanie des thèmes rebattus de la
littérature misogyne. On y retrouve des échos des fabliaux, des Lamentations de Matheolus,
poème latin composé à la fin du XIIIe siècle et traduit en français vers 1370, et surtout des
vitupérations lancées contre la gent féminine par Jean de Meun dans le Roman de la Rose.
C'est toujours à Jean de Meun que l'auteur anonyme emprunte l'image de la «nasse», qui
revient à la fin de chaque «joie». Car, on l'aura bien compris, les «joies» du mariage ne sont
que tourments. Nombreux sont les soucis du mari, confronté à une femme coquette, plus
intéressée par les vaines parures que par l'acquisition des biens de première nécessité.
Indifférente aux «temps difficiles» de la guerre, la femme est légère, vaniteuse, se plaisant aux
«galantes compagnies». Dans un style alerte, fondé sur un rythme ternaire (exposé de la
situation, confrontation du couple alléguant des arguments contraires, fin symétrique au
début, permettant de relancer tel un tremplin l'action du conte suivant), les Quinze Joies
tracent un tableau désabusé de la vie «quotidienne» à l'époque de la bataille d'Azincourt.

Considéré comme dernier roman du Moyen Âge, Le Roman de Jehan de Paris (1494 ou
1495) raconte sur un ton spirituel et enjoué les aventures de «Jehan», roi de France, et sa
victoire sur le roi d'Angleterre, «vieux et cassé», dans leur compétition pour la main de la fille
du roi d'Espagne. L'auteur anonyme a certainement connu le roman Jehan et Blonde de
Philippe de Beaumanoir (1230-1240), auquel il emprunte des données de son sujet. Mais on y
trouve aussi un écho de l'actualité, car le procédé par lequel Jehan épouse sa fiancée rappelle
les circonstances du mariage du roi Charles VIII avec Anne de Bretagne. Jeune et brillant,
Jehan le roi de France a été le premier fiancé de la fille du roi d'Espagne, aidé autrefois par le
père de notre héros. Mais le roi d'Espagne oublie sa promesse et décide de donner sa fille au
vieux roi d'Angleterre. Jehan décide de se rendre incognito en Espagne sous le nom de Jehan
de Paris. Chemin faisant, il rencontre son rival, venu en France se munir d'objets précieux en
vue de son mariage. Jehan propose trois «énigmes», que le roi et son entourage ne parviennent
pas à déchiffrer, se contentant de se moquer de ce qu'ils prennent pour naïveté. Ils ne riront
plus lorsque «Jehan de Paris» fera sa somptueuse entrée à Burgos (scène elle aussi inspirée
par l'entrée triomphale de Charles VIII à Florence). Le procédé de la savante gradation dans la
description rappelle le cortège de la reine du Tristan de Thomas ou celui de la fée de Lanval
de Marie de France.

Tout dans le roman respire la joie. La Guerre de Cent Ans semble un cauchemar oublié et
d'ailleurs le Français Jehan prend une brillante et intelligente revanche sur son rival anglais.
La France est «ung triumphant royaulme».

Écrites vers 1462-1466, à la Cour de Bourgogne, les Cent Nouvelles nouvelles, recueil
anonyme perpétuant l'esprit des fabliaux, font entendre un autre rire. Empruntant au
Décaméron de Boccace leur mode de structuration - le duc de Bourgogne narre la première
nouvelle, relayé par d'autres «devisants» de son entourage - ces récits brefs reprennent des
thèmes anciens mais remis au goût du jour, adaptés aux moeurs libres de ce temps, obsédé par
la jouissance immédiate. Cette ouverture au présent, faite de réflexion lucide sur l'amour, sur
les relations humaines, donne au recueil une dimension d'actualité. C'est ce que souligne aussi
le titre: la «nouvelle nouvelle» est une parole racontée de nouveau et autrement. Fondée sur
une «structure de la surprise», la technique narrative du recueil nous offre un matériau ancien
bâti sur une charpente nouvelle. La nouveauté de la forme prime pourtant sur la prévisibilité
du contenu.

3. L'idéal désenchanté: Le Petit Jehan de Saintré

Premier roman original en prose, Le Petit Jehan de Saintré d'Antoine de La Sale (1456)
pose sur l'idéal chevaleresque et courtois un regard pessimiste, qui en dénonce le caractère
factice et dérisoire. Né en 1385 ou 1386, son auteur fut d'abord au service des ducs d'Anjou,
comme précepteur de Jean de Calabre, fils du roi René, puis exerça les mêmes fonctions à la
cour de Louis de Luxembourg, comte de Saint Pol, milieu influencé par l'esprit de la cour de
Bourgogne. Pour ses élèves il a composé deux ouvrages pédagogiques, La Salade (1442-
1444) où se trouve inséré le Paradis de la reine Sibylle, récit qui reprend la tradition des
voyages dans l'autre monde, et La Salle (1451). C'est toujours à ses élèves qu'il dédie son
traité Des anciens tournois et faits d'armes (1459). La nouvelle tragique de Floridan et Elvide,
qui fait suite dans trois manuscrits au Petit Jehan de Saintré, est la dernière oeuvre de l'auteur,
qui a dû mourir en 1460 ou 1461.

À première vue, Le Petit Jehan de Saintré est un roman d'apprentissage situé dans un
passé récent, au temps du roi Jean le Bon. Une veuve riche et belle, la dame des Belles
Cousines, entreprend de faire l'éducation du jeune page Jehan, qu'elle initie à l'amour et à la
chevalerie. La réussite de son élève, devenu le meilleur chevalier du royaume, comble toutes
ses attentes. La dame se trouve donc à l'origine du progrès humain et chevaleresque de son
amant. Mais c'est ici que se creuse l'abîme entre le schéma traditionnel du roman
chevaleresque et l'écriture de Jehan de Saintré. Loin d'être inaccessible, la dame des Belles
Cousines fait des avances au jeune page. L'amour courtois doit être toujours gratuit: il porte
en lui-même sa récompense. Or la dame des Belles Cousines se fait payer les services rendus.
Pour lâcher le mot, elle entretient son amant qui, grâce à sa générosité n'est plus «le Petit»
Jehan. C'est sa prouesse autant que sa prodigalité qui lui attirent les faveurs du roi également.
Avec d'autres compagnons, Jehan pourra courir les tournois en Aragon, en France et partira en
Prusse faire la guerre aux Turcs, moment qui constitue l'apogée de sa carrière chevaleresque.
Inutile de mentionner que la «croisade» de Prusse n'a jamais existé. L'essentiel est ailleurs:
dans le roman chevaleresque, la quête du protagoniste est toujours motivée par une nécessité
intérieure, par le «devoir» de sauvegarder un ordre idéal. Or les combats où Jehan triomphe ne
sont que les manifestations d'une prouesse vaine et vide de sens, occasions de se couvrir de
gloire mondaine et de... s'enrichir davantage. Dans le roman courtois, l'amour, étape
essentielle de toute initiation chevaleresque, fait être, mais à condition d'être tension
permanente vers un idéal. Tout concentré à sa réussite égoïste, Saintré ne se soucie pas de ce
que sa dame pourrait attendre de lui. Chacun considère l'autre comme un trophée. C'est
pourquoi on ne pourrait pas affirmer que la décision de Jehan de diriger lui-même sa vie en
allant combattre «pour son compte», sans la permission de sa dame et de son roi, signe sa
perte, car son obéissance n'était pas non plus réelle.

La deuxième partie du roman est une leçon de «réalisme» qui annule les idéals du début.
Revenu victorieux de ses tournois, Jehan se voit trahi par sa maîtresse, qui lui préfère un abbé
vigoureux et grossier. Notre héros essuie une série de déconvenues: humilié publiquement par
sa maîtresse, il doit subir les railleries de l'abbé contre la chevalerie (d'ailleurs non dépourvues
de fondement) avant d'être vaincu dans un grotesque combat corps à corps que la dame lui
impose de livrer contre l'abbé.

Le lendemain il aura sa revanche, lorsqu'il combattra «à l'épée», selon les règles. Il


percera la langue de l'abbé pour le punir d'avoir calomnié la chevalerie. Sa vengeance contre
sa dame sera encore plus cruelle: nous sommes loin du fin'amant prêt à accepter tout de sa
dame, même la mort. Il soumettra au jugement de la cour son histoire, supposée s'être passée
en Allemagne. Lorsque la reine et tous les courtisans seront d'accord que l'amante infidèle
mérite une punition exemplaire, Jehan révèlera le nom de «la faulse Dame». Sa gloire
retrouvée, le chevalier semble avoir le dernier mot. Mais peut-on parler en fait de «gloire»? Il
est évident que la dernière partie du roman est une mise en question de tout ce qui avait
représenté le plus noble idéal du Moyen Âge: le chevalier avec toutes ses vertus n'est qu'un
beau mannequin dont son amante égoïste tente de tirer les ficelles, incapable de se défendre -
et encore moins de vaincre - quand il doit combattre en dehors des règles formelles des
tournois, privé de son armure compliquée. Le raffinement extérieur, l'élégance des moeurs et
du langage ne parviennent pas à cacher les petitesses, la bassesse des conduites, la
mesquinerie des sentiments.

En somme, le roman relève de deux esthétiques: celle du roman chevaleresque


traditionnel, avec son idéal d'amour et de prouesse, et celle, plus «réaliste», de la nouvelle,
offrant une impitoyable étude des moeurs. Cette structure dédoublée, qui fait l'originalité du
roman, signale par son caractère contradictoire que ce monde dominé par l'apparence, monde
où le Chevalier, la Dame et le Clerc ne trouvent plus leur place, est voué à disparaître.
Orientations bibliographiques

CIUCHINDEL, Luminiţa, Aspects de l'évolution du genre narratif dans la littérature


française. Moyen Âge - Renaissance, Universitatea din Bucureşti, I.C.P.P.D., 1979.

DESONAY, Fernand, Antoine de La Sale, aventureux et pédagogue, Liège-Paris, Droz, 1940.

DOUTREPONT, G., Les mises en prose des épopées et des romans chevaleresques, 1939,
Genève, Slatkine Reprints 1969.

DUBUIS, Roger, Les «Cent nouvelles nouvelles» et la tradition de la nouvelle en France au


Moyen Âge, Presses Universitaires de Grenoble, 1973.

KRISTEVA, Julia, Le texte du roman, approche sémiologique d'une structure discursive


transformationnelle, The Hague- Paris, Mouton, 1970.

PICKFORD, Cedric Edward, L'Évolution du roman arthurien en prose vers la fin du Moyen
Âge, Paris, Nizet, 1960.

STANESCO, Michel, Jeux d'errances du chevalier médiéval. Aspects ludiques de la fonction


guerrière dans la littérature du Moyen Âge flamboyant, Leiden, Brill, 1988.

<<Pagina anterioarã | Home | Despre autor | Pagina urmãtoare>>

© Universitatea din Bucuresti 2003.


No part of this text may be reproduced in any form without written permission of the
University of Bucharest,
except for short quotations with the indication of the website address and the web page.
This book was first published on paper at the Editura Universitatii, under ISBN 973-575-728-
1
Comments to: Mihaela VOICU; Web
XIII. LA MÉMOIRE DES TEMPS.
CHRONIQUE ET POLITIQUE

1. Écrire l'histoire

Au XIVe siècle, écrire l'histoire est encore pour la plupart des chroniqueurs retracer de
manière détaillée (historier) et selon la succession chronologique les événements marquants
d'un passé plus ou moins récent qu'il convient de garder en mémoire. On s'intéresse aux faits
et moins à leurs causes, ou plutôt on n'envisage pas d'autres causes que providentielles, Dieu
étant maître du temps et de l'histoire. D'où la perpétuation d'un intérêt pour l'histoire
«universelle», depuis un événement fondateur (virtuellement depuis la création du monde) et
jusqu'à un passé récent. Le Myreur des Histors de Jean d'Outremeuse (1338-1400) se propose
de raconter l'histoire du monde depuis le Déluge et jusqu'à la moitié du XIVe siècle. Cette
vaste chronique en prose ambitionnant de retracer l'histoire universelle n'en privilégie pas
moins un espace - la ville de Liège dont Jean d'Outremuse était originaire - et un temps, la
période carolingienne, où à côté de l'empereur, qui aurait vécu plus de 150 ans, Ogier le
Danois, personnage de plusieurs chansons de geste, acquiert le rôle principal. En dépit des
multiples références légendaires, le Myreur de Jean d'Outremuse n'en a constitué pas moins
pour l'historiographie liégeoise une source de premier ordre. Cette tendance à l'«universalité»
se prolonge aussi au XVe siècle. Le Livre de Mutacion de Fortune de Christine de Pizan
(1403), est à la fois une histoire universelle dans laquelle s'insère aussi l'histoire personnelle
de Christine, mais également une ébauche de philosophie de l'histoire, placée sous le signe de
l'imprévisible divinité qu'est la Fortune. Sur les plus de 23000 vers, seuls les derniers 300 sont
consacrés à l'histoire contemporaine.

Toutefois, la Guerre de Cent Ans et la série de malheurs qui s'y rattachent vont orienter
de plus en plus le discours historique vers l'actualité. Les rivalités entre la France et
l'Angleterre et le souci d'affirmer la légitimité de la royauté française vont contribuer au
développement du sentiment national, visible dans l'orientation que prennent les Grandes
Chroniques de France de 1350 à 1380, sous l'impulsion de Pierre d'Orgemont, chancelier de
Charles V. D'autre part, l'importance qu'acquièrent certaines provinces ou cours princières
dans le conflit contribue au développement des chroniques locales. La guerre civile entre
Armagnacs et Bourguignons se reflète elle aussi dans de nombreux écrits polémiques. Les
temps troubles et difficiles font développer la réflexion sur le rôle de l'État et sur la relation
entre États mais fait prendre la plume à de simples particuliers, conscients de vivre une
période exceptionnelle, pour noter leurs impressions sur les événements les plus notables dans
des «journaux».

Enfin, l'éclat qu'acquiert en cette fin de Moyen Âge la cour de Bourgogne va conduire,
d'une part, à l'élaboration d'une historiographie «officielle» et, d'autre part, à l'exaltation de
personnalités flamboyantes dans des biographies héroïques.

2. La mémoire des temps

a. Chroniques de la Guerre de Cent Ans

Comme son (long) titre l'indique, l'Histoire vraye et notable des nouvelles guerres et
choses avenues depuis l'an mil CCC XXVI jusques à l'an LXI en France, en Escosse, en
Bretaigne et ailleurs et principalement des haults faitz du roy Edowart d'Angleterre et des II
roys Philippe et Jehan de France, la chronique de Jean Le Bel, rédigée entre 1351 et 1362
relate les débuts de la Guerre de Cent Ans, insistant sur le règne d'Édouard III, mais s'arrêtant
aussi sur d'autres épisodes importants, tels les troubles de Flandre et du Hainaut au
commencement des hostilités, la situation de la France pendant la captivité du roi Jean le Bon
ou la guerre pour la succession de Bretagne. Bien qu'attaché au service de la reine Isabelle et
puis de son fils, le jeune Édouard III, Jean Le Bel est un historien objectif: son récit est exact,
précis, informé. Comme Froissart, qui d'ailleurs s'inspirera de son Histoire, l'auteur est
sensible aux faits d'armes et aux cérémonies chevaleresques. Mais son impartialité lui fait
dévoiler sans complaisance la conduite souvent basse et motivée par la cupidité des
chevaliers. En outre, il compte parmi les rares historiens du temps à être sensibles aux
difficultés éprouvées par le menu peuple dans ces temps troubles de guerre.

Le regard lucide et objectif - égalé par les qualités littéraires - fait de la Chronique de
Jean Le Bel une des sources les plus importantes pour l'étude des débuts de la Guerre de Cent
Ans.

Jean Froissart et la célébration de Prouesse

Jean Froissart est né à Valenciennes en 1337. Son talent poétique précoce lui a valu la
protection des comtes de Hainaut. Après 1361, il se trouve en Angleterre, au service de sa
compatriote, Philippa de Hainaut, épouse du roi Édouard III. Il y restera jusqu'à la mort de sa
protectrice, en 1386, s'acquittant de diverses missions diplomatiques en Écosse, en France ou
en Italie, occasion de connaître à fond la vie de cour. Il reviendra dans sa région natale comme
protégé du duc Wenceslas de Brabant, frère de l'empereur Charles IV. En 1373 il rédige le
premier livre des Chroniques, dédié à Robert de Namur, beau-frère de la défunte Philippa, son
nouveau protecteur. Titulaire de plusieurs bénéfices ecclésiastiques, il jouit d'une certaine
indépendance économique qui lui permet de voyager beaucoup (en France, aux Pays-Bas, en
Angleterre) afin de se documenter pour ses Chroniques. À la demande d'un autre protecteur,
Gui de Châtillon, comte de Blois, il remanie le premier livre des Chroniques et entreprend la
rédaction du deuxième. Le troisième livre est composé à la suite d'un voyage au Béarn (1389).
Revenu en Hainaut, il rédige son quatrième livre des Chroniques et réécrit entièrement le
premier. Il meurt après 1404.

Ce bref aperçu de la carrière littéraire de Froissart auprès de plusieurs cours seigneuriales


et royales rend fidèlement compte du statut de l'écrivain à la fin du Moyen Âge. L'appui moral
et matériel accordé par ses protecteurs puissants, associé aux avantages procurés par les
bénéfices ecclésiastiques, assurent à l'écrivain, admiré et estimé, une nécessaire indépendance
lui permettant de créer mais, à la fois, le conditionnent. Si Froissart ne sera jamais réduit au
statut de «fonctionnaire», à l'instar de ses confrères de la cour de Bourgogne, l'obligation
«morale» de contenter ses protecteurs, d'écrire sur commande rend raison de la diversité de
son oeuvre.

L'immense ensemble des Chroniques a mis dans l'ombre les autres aspects de son
activité littéraire (il est l'auteur du dernier roman arthurien en vers, Méliador, et d'une vaste
oeuvre poétique). Les quatre livres qui les composent, couvrant une période longue et très
troublée (depuis l'avènement du roi d'Angleterre Édouard III, en 1327, jusqu'à la mort de
Richard II, en 1400) et portant le lecteur dans tous les pays impliqués dans la Guerre de Cent
Ans ont connu plusieurs rédactions successives. Le premier livre suit les événements jusqu'en
1369, 1372 ou 1377, en fonction de la date de l'élaboration. Rédigé en 1387 en deux versions,
le deuxième livre enregistre les faits survenus jusqu'en 1385, insistant surtout sur les troubles
de Flandre, sur la mort du roi Charles V et de son connétable, le preux Bertrand Du Guesclin.
Achevé entre 1390 et 1392, le troisième livre est consacré essentiellement au voyage entrepris
par Froissart au Béarn, à la cour du comte de Foix, Gaston Phébus, afin de constater sur place
les effets de la guerre. Enfin, le quatrième livre, dont la rédaction finale est à situer entre 1398
et 1400, présente le début du règne de Charles VI, tout en élargissant la perspective vers les
événements les plus importants qui se déroulent en Europe, en Espagne, mais aussi à l'Est, en
Hongrie ou en Bulgarie, s'interrogeant sur les causes de la défaite des croisés par les Turcs à
Nicopolis (1396).

Dans le prologue à la dernière édition de son premier livre, Froissart expose les principes
qui ont guidé son travail d'historien: ses Chroniques se proposent de surprendre et de célébrer
les faits de Prouesse, la valeur centrale de son univers. Écrit pour garder en mémoire les
«grans mervelles et biau fait d'armes, liquel sont avenu par les gerres de France et
d'Angleterre et des roiaulmes voisins», le texte est destiné «a la fin que tout baceler qui
ainment les armes s'i puissent exempliier». Affirmation qui donne l'exacte mesure de la
démarche de l'auteur - et en signale à la fois les limites: ses Chroniques sont presque
exclusivement consacrées à la classe chevaleresque, à ses faits d'armes et activités ludiques
spécifiques (fêtes, tournois), de même qu'à ses intrigues sentimentales. Monde désuète et
factice, qui n'a gardé qu'un pâle reflet de son éclat d'antan, depuis longtemps dépourvu de
justification historique. Accusé d'avoir adhéré totalement aux valeurs de ce monde, dont il ne
semble pas percevoir l'inconsistance et l'anachronisme, le chroniqueur Froissart a souvent fait
l'objet d'un jugement sévère. On lui a reproché la superficialité et l'absence de sens politique,
le goût exagéré pour le détail qui l'empêche de comprendre le sens et la marche de l'histoire,
une certaine inadéquation à la réalité, en tout point opposée à la lucidité impitoyable d'un
Commynes. Ce sont là des défauts graves pour un historien, mais pas entièrement justifiés.
Parce que, s'il est vrai que Froissart ne remet jamais totalement en question la chevalerie et
son sytème de valeurs, il n'est pas dupe en ce qui concerne ses limites, ses défaillances et
même ses crimes. La reconstitution de la lente mise à mort du jeune Gaston de Foix par son
père, l'évocation des premiers accès de folie de Charles VI ou les considérations ironiques sur
le comportement romanesque et orgueilleux des chevaliers français, en bonne partie
responsable de la défaite de Nicopolis, témoignent d'une distanciation désenchantée par
rapport à un idéal par ailleurs exalté.

D'autre part, les reproches dont le chroniqueur fait l'objet dévoilent aussi une certaine
opacité de la critique à ce que dut être sa première intention: détacher de la multitude des
gestes et des visages le sens. Or, pour l'exprimer, il se sert des méthodes et des moyens mis en
oeuvre par le genre qui, par définition, propose un sens, à savoir le roman. Comme M. Zink l'a
montré (1992), dans les Chroniques de Froissart, c'est le romanesque qui est porteur de sens.
N'oublions pas non plus qu'à une époque où la veine arthurienne s'était épuisée, Froissart écrit
son ample Méliador où, sous le voile de la fiction, sont affirmées les mêmes valeurs
chevaleresques fondamentales, dont la pérennité est affirmée par les Chroniques: la courtoisie
et la prouesse sont inaltérables, même si l'aventure a perdu sa dimension communautaire,
visant le seul bonheur individuel.

Le texte des Chroniques se veut toutefois véridique et il faut remarquer l'effort de


l'auteur d'obtenir l'information exacte. Il déploie un immense travail de documentation, à
travers de nombreux voyages, recueillant ses informations directement auprès de ceux qui ont
été protagonistes ou témoins directs des événements. Il convient de remarquer surtout son
ardu travail de rédaction, chaque remaniement proposant un changement de perspective et
permettant de surprendre l'évolution de la pensée de l'auteur, de sa façon de comprendre
l'histoire, de même que son souci de démêler et d'expliquer la complexité des événements et
d'en approfondir le sens.

D'autre part, chacun des quatre livres possède sa physionomie propre: le premier,
conservé dans un grand nombre de manuscrits, se veut tout d'abord une suite de la chronique
de Jean Le Bel. Réécrit et remanié jusqu'à la fin de la vie de l'auteur, il se délivre
progressivement des diverses tutelles, en s'appuyant de plus en plus sur des témoignages
directs, souvent oraux. Le troisième Livre, le plus brillant, offre à plus d'un titre un caractère
autobiographique. Le quatrième Livre, enfin, dépasse le cadre du conflit entre la France et
l'Angleterre, cherchant à démêler les fils embrouillés de la géopolitique du temps, substituant
à la simple perspective diachronique une vision globale des événements, envisagés dans leur
interaction. Si l'on adopte ce point de vue, la signification des Chroniques n'est ni simple ni
facile à déceler. Comme l'observe G. Diller, un des éditeurs de Froissart, «le chroniqueur
décèle maintenant la dissimulation, la ruse et l'intérêt personnel derrière le geste héroïque,
autrefois admirable et exemplaire» (Attitudes chevaleresques et réalités politiques chez
Froissart, 1984).

Pour le lecteur qui ne se laisse pas éblouir par le tableau brillant et plus d'une fois cruel
d'un monde révolu, les Chroniques de Froissart ne représentent pas seulement une source
capitale pour l'histoire de la Guerre de Cent Ans et de l'Europe occidentale au XIVe siècle,
mais révèlent aussi le mûrissement d'une pensée et des techniques d'écriture, permettant de
surprendre un décalage de plus en plus évident entre l'idéal de prouesse et une réalité qui s'en
écarte définitivement.

Les «Journaux»

L'aggravation du conflit, la guerre civile, le désastre d'Azincourt (1415) les troubles


parisiens causés par l'occupation anglaise ont eu un fort impact sur les consciences,
déterminant de simples particuliers à noter leurs impressions dans des «journaux», dépourvus
a priori d'ambitions littéraires. Tel est le Journal de Jean Le Fèvre, évêque de Chartres,
couvrant la période qui va de 1381 à 1388, où on trouve des échos autant de son activité
publique (l'auteur fut chancelier du duc Louis d'Anjou) que de sa vie privée.

L'oeuvre la plus connue relevant de ce genre est le Journal d'un Bourgeois de Paris,
couvrant la période de 1405 à 1449, dont l'auteur, vraisemblablement un clerc, offre dans un
style alerte des informations précieuses sur la vie quotidienne à la fin de la Guerre de Cent
Ans de même que d'intéressantes opinions politiques. Y figurent côte à côte des
renseignements sur les variations climatiques, sur le prix des denrées, sur la qualité du vin, sur
les «spectacles» de la capitale, depuis les entrées royales jusqu'aux exécutions capitales. Le
Journal est aussi un document précieux sur l'évolution de la mentalité politique commune,
favorable d'abord à l'occupant anglais, de plus en plus critique vis-à-vis du parti bourguignon,
allié des Anglais, sans aller jusqu'à se ranger résolument du côté du roi, mais déplorant plutôt
le sort du petit peuple, des plus démunis.

b. Chroniqueurs de la Cour de Bourgogne

La place exceptionnelle que se taille la cour de Bourgogne à la fin du Moyen Âge trouve
son expression dans un univers artistique dominé par l'esthétique flamboyante de la grandeur,
de la force, de l'opulence. Cette magnifique vision du monde se manifeste dans les fêtes
somptueuses, riches tournois, tel le «banquet des voeux du faisan» (1454) dont plusieurs
textes font mention. Le goût de la grandeur, de l'outrance se manifeste, en poésie, par la
virtuosité vertigineuse des grands rhétoriqueurs. Dans le genre épique, les productions qui
naissent dans l'espace bourguignon entendent ressusciter les grandes figures mythiques
romanesques (le Roi Arthur et les chevaliers de la Table Ronde) ou antiques (Jason,
«inspirateur» de l'ordre bourguignon de la Toison d'Or).

Les Chroniques composées dans l'espace de la cour de Bourgogne relèvent elles aussi de
cet univers de la grandiloquence. D'autre part, l'immense succès des Chroniques de Froissart,
originaire du Hainaut et suspecté de sympathies anglaises, son exaltation de Prouesse, lui
valurent d'être imité par de nombreux émules rangés dans le parti bourguignon. Enguerrand
de Monstrelet (mort en 1453), un proche du comte de
Saint-Pol, déclare explicitement dans sa Chronique en deux livres, couvrant la période qui va
de 1440 à 1444, être son continuateur: «Et commencera cette présente chronique au jour de
Pâques communiaux l'an de grace 1400, auquel an finit le dernier volume de ce que fit et
composa en son temps ce prudent et tres renommé historien, maître Jean Froissart...».
Poursuivie par Mathieu d'Escouchy, la Chronique de Monstrelet est utilisée aussi par Jean
Lefèvre de Saint-Rémy, héraut d'armes des ducs de Bourgogne, qui fait une large place aux
descriptions de fêtes et de tournois de l'ordre de la Toison d'Or. Le chroniqueur le plus
intéressant de ce groupe est Georges Chastellain (1415-1475). Historiographe officiel de la
maison de Bourgogne, du duc Philippe le Bon notamment, il est l'auteur d'une Chronique en
sept livres, dont ne nous sont parvenus que quelques fragments. Chastellain raconte la période
mouvementée qui va de l'assassinat de Jean sans Peur (1419) au début du règne de Louis XI
(1475). Favorable à la cour de Bourgogne dont il célèbre le faste et l'éclat, il n'est pas dupe de
sa vanité et se montre critique à l'égard de Charles le Téméraire. Son disciple, Jean Molinet,
un des grands rhétoriqueurs, lui succède comme chroniqueur officiel de la cour de Bourgogne
pour l'intervalle qui va de 1474 à 1506.

Soldat, homme de cour et diplomate, Olivier de la Marche (vers 1425-1502), ayant fait
une brillante carrière à la cour de Charles le Téméraire, est qualifié de «mémorialiste». Riche
en prises de positions personnelles, sa Chronique, écrite pour son élève, Philippe le Beau,
couvre dans ses deux livres la période comprise entre 1435 et 1488. Les «souvenirs» de
l'auteur évoquent, dans un style plus simple que celui qu'adoptent la plupart des chroniqueurs
bourguignons, les manifestations de la vie chevaleresque et les fêtes de la cour de Bourgogne.
c. Biographies héroïques

Le désir d'exalter un idéal de prouesse chevaleresque, auquel la réalité donne un démenti,


se trouve à l'origine du genre de la biographie héroïque, destinée à perpétuer le souvenir des
grandes figures de la Guerre de Cent Ans. Clerc proche de la cour, Jehan Cuvelier choisit la
laisse épique pour exalter dans la Chanson de Bertrand Du Guesclin (1380-1385), chronique
qui emprunte la forme de la chanson de geste, la figure quasi-mythique du connétable, vassal
fidèle du roi Charles V. Vers la même époque, Jean Chandos, un héraut au service du roi
d'Angleterre compose la biographie du grand adversaire de Du Guesclin, le Prince Noir, fils
aîné du roi Édouard III.

Dans la sphère de la cour de Bourgogne, d'autres auteurs s'évertuent à fixer le souvenir de


personnalités qui ont fait de leur vie une illustration vivante de l'idéal chevaleresque. Le Livre
des faits de Jean le Meingre, dit mareschal de Bouciquaut (1409) retrace la noble figure du
vaillant chevalier, maréchal de France et gouverneur de Gênes, mais surtout intrépide
champion des dames, pour la défense desquelles il fonda l'ordre de l'Écu vert à la Dame
blanche. Dans le même esprit, le Livre des Faictz de messire Jacques de Lalaing raconte
l'éducation exemplaire, les multiples «pas d'armes» (joutes soigneusement organisées) de ce
parfait chevalier, représentant d'un idéal révolu, tué par un ... boulet de canon lors du siège de
Poucques, en Flandres.

Le Jouvencel (1461-1468) de Jean de Bueil, l'un des plus célèbres capitaines de Charles
VII, tient à la fois du traité didactique et du roman autobiographique. Écrit à la première
personne, le texte décrit en une savante tripartition l'éducation, les grands exploits militaires et
enfin l'avènement aux plus hautes fonctions politiques (notre héros est nommé régent du
royaume) d'un pauvre jouvencel que ses mérites transforment en grand dirigeant. Fidèle à la
morale chevaleresque traditionnelle, le Jouvencel est aussi une chronique pittoresque et non
dépourvue de réalisme des dernières années de la Guerre de Cent Ans.

d. Commynes et la fin de l'idéal chevaleresque

Né en 1447 d'une famille de hauts fonctionnaires bourguignons, le mémorialiste

et l'homme politique Philippe de Commynes entre de bonne heure au service du comte de


Charolais (1464), le futur Charles le Téméraire, duc de Bourgogne, qu'il accompagne comme
écuyer dans la bataille de Monthléry (1465), avant de devenir son homme de confiance. La
rencontre de Péronne (1468) entre le duc de Bourgogne et son grand adversaire, le roi Louis
XI, marque un tournant décisif dans le cours de son existence. Flatté par l'attention que lui
accorde l'habile diplomate que fut le roi de France, Commynes se laissera acheter, tout en
continuant à remplir auprès de son ancien maître des missions de confiance. Jusqu'en 1472,
quand, à la suite d'une fuite rocambolesque, il passera définitivement dans le camp français.
Comblé de faveurs, il y jouera un rôle politique de premier ordre jusqu'en 1477, lorsque, jugé
suspect, il connaît une demi-disgrâce, recevant toutefois diverses missions diplomatiques en
Bourgogne, à Florence ou au Piémont. Sa situation devient plus précaire à la suite de la mort
de Louis XI. Mêlé à divers complots, il sera arrêté (1487), dépossédé de ses fiefs les plus
importants et, en mars 1489, condamné à l'exil et à la confiscation d'une partie de sa fortune.
Au cours de l'expédition de Charles VIII en Italie, il est chargé de diverses missions
diplomatiques auprès des cités italiennes, mais son échec scelle définitivement son sort.
Contraint de vivre jusqu'à la fin de sa vie loin de la cour et des affaires publiques, il mourra en
1511.

Les huit livres des Mémoires, rédigés à la demande de l'archevêque de Vienne, la


Napolitain Angelo Cato, qui souhaitait écrire en latin une chronique du règne de Louis XI,
sont composés entre 1489 et 1490 et complétés entre 1493-1498. Conçue à l'origine comme le
témoignage objectif d'un participant direct aux événements dont il s'attachait à déceler la
motivation profonde, la démarche du mémorialiste deviendra bientôt un plaidoyer pro domo,
tentant de justifier l'acte de sa propre trahison. Commynes crée ainsi le genre littéraire des
mémoires, dont les caractéristiques (prose débarrassée d'ornements rhétoriques, volontiers
digressive, information précise d'un témoin oculaire, point de vue personnel, souci de restituer
la complexité des faits et surtout les mobiles de leurs artisans) serviront de modèles aux
mémorialistes des XVIe et XVIIe siècles. La prétention d'objectivité revendiquée par l'auteur
ne peut être contestée par les faits, en général réels, mais par la manière de présentation. Son
point de vue est celui d'un je observateur et acteur, se racontant et précisant le rôle qu'il a joué,
alors qu'il se trouve désormais à l'écart de la vie politique. En effet, si Philippe de Commynes
opère un choix dans la multitude des faits, passant certains événements sous silence,
amplifiant d'autres ou leur attribuant des causes différentes, s'il distingue soigneusement
l'essentiel de l'accessoire, c'est parce que son oeuvre comporte aussi une dimension
didactique. Il n'écrit pas ses Mémoires à l'intention d'un lecteur quelconque, mais il les
destines aux puissants, aux princes, ce qui transforme son oeuvre en «miroir du prince».

Contrairement aux chroniqueurs bourguignons, dont il est quasiment contemporain, ou à


Jean Froissart, Commynes ne se laisse pas fasciner par l'éclat extérieur. Il démasque les
apparences, brise les illusions, explore les mobiles cachés et les ressorts psychologiques, pour
dévoiler la duplicité universelle qui, dans son opinion, gouverne le monde. C'est pourquoi, à
ses yeux, Louis XI, roi pacifique, négociateur habile, voire rusé, entouré de conseillers sages
et avertis, concrétise, en dépit de défauts jugés mineurs (l'avarice, la dévotion exagérée, une
immodération du langage), le modèle du prince idéal: «Et entre tous ceulx que j'ay jamais
congneu, le plus saige pour soy tirer d'un maulvais pas en temps d'adversité, c'estoit le roy
Loys unziesme, nostre maistre, et le plus humble en parolles et en habitz, qui plus travailloit a
gaigner ung homme qui le pouvait servir ou qui luy pouvait nuyre. Et ne se ennuyoit [dépitait]
point a estre refusé une fois d'ung homme qu'il praticquoit a gaigner, mais y continuoit, en luy
promectant largement et donnant par effect aregent et estatz qu'i congnoissoit qui luy
plaisoient. Et ceulx qu'il avoit chasséz et deboutéz [repoussés] en temps de paix et de
prosperité, il les rachappoit [rachetait] bien cher quant il en avoit affaire, et s'en servoit et ne
les avoit en nulle hayne pour les choses passees». Tout autre est son ennemi Charles,
représentant de l'ancien monde féodal, dominé par les passions et accumulant dans sa
personne tous les vices (orgueil, obstination, cruauté). L'efficacité, l'intrigue, l'argent
l'emportent donc sur la «beauté gratuite» des hauts faits chevaleresques quand il s'agit
d'arriver à ses fins, surtout s'ils se confondent avec le «bien public», la paix et la prospérité du
royaume. Position proche de celle que Machiavel développera dans son Prince (publié en
1513), à une seule différence près: la perspective de Commynes relève de la conception
médiévale de la providence; ce monde méchant et perfide se trouve toutefois entre les mains
de Dieu, qui châtie la violence et l'orgueil.

Par la date de leur composition et par leur contenu (les deux derniers livres se rapportent
aux expéditions de Charles VIII en Italie, les Mémoires de Commynes dépassent le cadre du
Moyen Âge «historique». Au-delà des considérations générales au sujet de diverses formes de
gouvernement, de la formation des États ou des moeurs des peuples européens, théories
politiques et idées vouées à un développement ultérieur (nécessité d'un équilibre européen,
libre consentement pour le payement des impôts, théorie des «climats»), Philippe de
Commynes est en premier lieu le fossoyeur des idéaux et des illusions du monde
chevaleresque, ses Mémoires se constituant en action systématique de destruction des mythes
(cf. J. Dufournet, La destruction des mythes dans les «Mémoires» de Commynes, 1966).

3. La réflexion politique

Les vicissitudes des temps, les querelles dynastiques, déterminées par la Guerre de Cent
Ans, le scandale du Grand Schisme d'Occident, autant que le nouveau statut des écrivains,
rattachés à la personne d'un prince, amènent un intérêt nouveau pour les affaires publiques et,
tout simplement, une réflexion sur le monde, dont les enjeux sont la légitimité du pouvoir
royal ou les compétences respectives du pouvoir temporel et de l'autorité spirituelle.

L'intérêt pour le politique est particulièrement sensible à la cour de Charles V, amené


par tempérament mais surtout par les circonstances politiques à s'intéresser à la réflexion
politique. Il fut, paraît-il, à l'origine de l'anonyme Songe du Verger (1375), qui accueille dans
le cadre conventionnel du songe allégorique un long débat en prose sur les rapports de l'Église
et de l'État, plus particulièrement sur les pouvoirs du pape et du roi, défendus respectivement
par un clerc et un chevalier. Composé aussitôt après la trêve de Bruges (1375), qui
sanctionnait les reconquêtes par le roi de France des territoires tombés entre les mains des
Anglais, l'ouvrage touche à de nombreux sujets d'actualité: la question anglaise, le statut du
duché de Bretagne, le problème de la succession des femmes, le retour du pape à Rome. Mais
le Songe traite aussi des questions plus générales telles les conditions d'un bon gouvernement,
l'éducation du prince, les guerres, les impôts, etc.

Un autre conseiller de Charles V, le très pieux Philippe de Mézières, est l'auteur du


Songe du Vieil Pèlerin, ouvrage à la fois religieux et politique, destiné au jeune roi Charles
VI. Se servant du même cadre allégorique, le texte se propose de préparer l'âme à obtenir la
perfection qui lui vaudra la conquête du Royaume de Dieu. Pour ce faire, la reine Vérité,
accompagnée de Justice, Paix et Miséricorde, parcourt l'Orient et l'Occident, occasion de
juger moeurs et institutions. Arrivée en France, elle passe en revue les divers états, donne au
roi des conseils de gouvernement par le biais du jeu d'échecs, la dernière partie de l'ouvrage se
constituant en «miroir du prince».

Le songe allégorique est également utilisé dans le Quadriloge invectif d'Alain Chartier
(1422), secrétaire du Dauphin qui deviendra le futur Charles VII, pamphlet politique composé
après le catastrophique traité de Troyes (1421) qui reconnaissait Henri V d'Angleterre comme
héritier de la couronne de France. Construit sur quatre discours pathétiques, de la France en
habits de deuil, du Peuple, du Chevalier et du Clergé, le Quadriloge appelle à l'union des trois
états autour du roi.

Les poètes ne restent pas insensibles eux non plus aux malheurs des temps. Dans son
Jugement du Roi de Navarre, Guillaume de Machaut décrit en vers saisissants «les orribles
merveilles/ seur toutes autres despareilles», les incomparables calamités de toutes sortes qui
s'abattent sur la France pendant le terrible hiver 1348-1349, depuis les famines, la peste, les
souffrances de la guerre. Eustache Deschamps ouvre décidément la poésie à l'actualité: il ne
se lamente pas seulement sur les malheurs engendrés par la guerre mais évoque aussi, au
lendemain de la mort du héros, (Ballade 306, Lai 312) la figure incomparable de Bertrand Du
Guesclin. Machaut dans la Fontaine amoureuse, Froissart dans le Dit dou bleu chevalier mais
surtout le grand captif que fut Charles d'Orléans font de la prison et de l'exil un thème majeur
de la poésie à la fin du Moyen Âge (v. ch. XV).

Mais la prise de position personnelle et le désir d'aller au-delà de la lamentation, dans le


souci d'intervenir directement sur les événements, devient plus que manifeste chez Christine
de Pizan. En 1404, elle écrit, à la demande du duc de Bourgogne, un Livre des fais et bonnes
moeurs du sage roy Charles V. Bien que Christine ait bien connu le roi (son père, Tommaso
da Pizzano avait été médecin et astrologue du roi), la biographie qu'elle nous propose, plus
proche du panégyrique, se ressent de l'inspiration d'où elle est issue (le duc de Bourgogne était
le plus jeune des «beaux oncles» du roi Charles VI). Le texte insiste davantage sur les bonnes
moeurs que sur les fais: les guerres victorieuses menées par le roi et le connétable Du
Guesclin contre les Anglais sont presque absentes; sont en échanges célébrés la sagesse, les
vertus du roi et, non pas en dernier lieu, son goût pour les arts et les sciences et son rôle de
mécène. Une année plus tard, en octobre 1405, dans un moment très tensionné menaçant
d'aboutir à la guerre civile, Christine adresse une Epistre à la reine Isabeau, en la suppliant de
rétablir la paix, telle une mère qui empêcherait ses enfants de s'entredéchirer. En 1410, au plus
fort de la guerre entre Armagnacs et Bourguignons, elle adresse aux princes une Lamentation
sur les maux de la France. Composée en 1418, l'Epistre de la prison de la vie humaine se veut
une consolation adressée aux dames ayant perdu un être cher lors du désastre d'Azincourt.
Enfin, le Ditié de Jehanne d'Arc, dernière oeuvre connue de Christine (1429), célèbre le
miracle de la jeune bergère choisie par Dieu en même temps qu'elle accable de menaces les
Anglais et les Français félons qui ont trahi leur pays.

Orientations bibliographiques

AINSWORTH, Peter F., Froissart and the Fabric of History, Oxford, Clarendon Press, 1991.

ALLMAND, C.T., War, Literature and Politics in the Late Middle Ages, Liverpool University

Press, 1976.

BELL, Dora, L'Idéal éthique de la royauté en France au Moyen Âge d'après quelques
moralistes du temps, Genève, Droz, 1962.

DILLER, George T., Attitudes chevaleresques et réalités politiques chez Froissart.


Microlectures du premier livre des «Chroniques», Genève, Droz, 1984.

DOUTREPONT, Georges, La littérature à la cour des ducs de Bourgogne, Paris, 1909;


Slatkine Reprints, 1970.

DUFOURNET, Jean, La destruction des mythes dans les «Mémoires» de Philippe de


Commynes, Genève, Droz, 1966.

WILLARD, Charity, Christine de Pizan. Her Life and Works, New York, Persea Books,
1984.

<<Pagina anterioarã | Home | Despre autor | Pagina urmãtoare>>

© Universitatea din Bucuresti 2003.


No part of this text may be reproduced in any form without written permission of the
University of Bucharest,
except for short quotations with the indication of the website address and the web page.
This book was first published on paper at the Editura Universitatii, under ISBN 973-575-728-
1
Comments to: Mihaela VOICU; Web Design & Text editor
XIV. LE THÉÂTRE À LA FIN DU MOYEN ÂGE
(XIVe-XVe SIÈCLES)

La fin du Moyen Âge marque le moment d'apogée du genre dramatique, qu'il s'agisse du
théâtre religieux ou du théâtre comique. Par la force des choses, une histoire de la littérature
s'intéresse aux textes. Cela implique toujours une marge d'arbitraire, d'autant plus pour le
texte de théâtre, inséparable de son spectacle mais solidaire également d'autres manifestations
«théâtralisées», abondantes à la fin du Moyen Âge, surtout en milieu urbain (processions,
entrées royales, etc).

Pour ce qui est du «discours dramatique» proprement dit, il faut remarquer, au-delà de la
dimension «théâtrale» assignée aux textes du fait de l'incontournable transition par la voix, le
glissement progressif du narratif vers le dramatique. Des textes comme le «fabliau» des Deux
Bordeors Ribauz (dialogue de deux jongleurs qui vantent de manière parodique leur
répertoire) ou même la «farce» de Maître Trubert et Antroignart d'Eustache Deschamps, sans
être manifestement destinés à être joués sur scène, peuvent faire l'objet d'une représentation.
Ils préparent la voie au monologue et au dialogue dramatique (v. infra 4). Le même
mouvement est visible dans le cas du théâtre religieux: d'une passion narrative comme la
Passion des jongleurs (début XIIIe siècle), on passe aux Passions dramatisées du XIVe siècle
et, enfin, aux grands Mystères du XVe siècle.

1. Le «quotidien» du miracle

Le genre le plus en vogue au XIVe siècle est le miracle, dont dérivera à la fin du siècle
le drame profane. On a conservé 38 Miracles ou Vies de saints et 41 Miracles de Notre-Dame
par personnages. Composés entre 1339 et 1382, ces derniers ont formé le répertoire de la
Confrérie des Orfèvres de Paris. Le thème ordinaire des Vies et Miracles des saints, c'est le
martyre du héros, avec une insistance particulière sur la cruauté du supplice. Les Miracles de
la Vierge sont les plus représentatifs pour le genre. Écrits en octosyllabes à rimes plates,
chaque vers du dernier couplet rimant avec le premier vers du couplet suivant, les miracles
ont une longueur qui varie entre 700 et 3500 vers et un nombre de personnage qui va de 10 à
50. En dépit de leurs sources narratives multiples et de la variété des situations retenues, le
scénario des miracles repose sur une structure à trois temps: faute, repentir, intervention
spectaculaire de la Vierge qui, en réconciliant le pécheur, rétablit l'ordre moral. Cette
intention édifiante trop manifeste explique l'impression dominante de monotonie: les pires
crimes sont excusés par le repentir (Le Miracle d'une femme que Notre-Dame garda d'être
arse), ce qui traduit une évolution du système pénitentiel, avec accent sur la disposition
intérieure du pécheur et non sur la satisfaction extérieure, mais la «conversion» est trop aisée
et trop prévue. L'intérêt des miracles réside davantage dans les tableaux de moeurs qu'ils
offrent: critique du clergé, des nobles et, surtout, le témoignage sur la condition de la femme,
jugée implicitement et explicitement inférieure à l'homme, souvent injustement accusée
(L'Impératrice de Rome, Berthe, La Fille du Roy de Hongrie).

Par sa thématique, l'Estoire de Griselidis en rimes et pas personnages (1395),


transposant pour la scène en 2609 vers octosyllabes la dernière nouvelle du Décaméron de
Boccace, traduite en prose par Philippe de Mézières avant 1385, peut être rapprochée du
miracle. Le «miracle» - qui fait intervenir un grand nombre de personnages - réside ici dans
l'admirable patience avec laquelle l'exemplaire épouse Griselidis supporte les mauvais
traitements infligés par son mari, avant de voir reconnaître son innocence.

2. Mystère et salut

Le mot mystère n'apparaît pas avant le XVe siècle. Il est mentionné pour la première
fois dans la lettre de Charles VI qui accorde aux Confrères de la Passion le privilège de jouer
des mystères (1402). Le terme, écrit en ancien français mistere, dérivé probablement du latin
ministerium (métier), est propre à l'espace français et définit des pièces représentant dans sa
totalité la vie d'un saint ou mettant en scène la vie du Christ. Il faut rappeler que le mot n'a
jamais eu le sens de mystère dogmatique. Jusqu'en 1400, aucune oeuvre dramatique ne
s'appelle mystère, mais bien jeu, représentation, miracle. Dans son acception dramatique, le
terme s'applique d'abord aux mystères muets, sorte de tableaux vivants. À partir de 1450, le
mot sera employé pour désigner des pièces sérieuses, dont le principal sujet est la Passion du
Christ. Dès le début du XVe siècle, les textes des mystères sont organisés en vertu d'un
schéma fixe, s'articulant autour des moments principaux de la foi, dont les drames liturgiques
(v. ch. VIII) avaient déjà illustré l'essentiel.

De dimensions modestes, proche encore de la Passion des Jongleurs (fin XIIe - début
XIIIe siècle), la Passion de Palatinus (1996 vers, fin XIIIe - début XIVe siècle) est le mystère
le plus ancien. Les répliques des personnages sont interrompues par des vers narratifs (les
futures indications scéniques), le dernier vers des couplets ne rime pas avec le premier vers du
couplet suivant, ce qui était une loi pour la représentation dramatique depuis les miracles, les
dialogues sont construits de telle sorte que le personnage se nomme lui-même ou est nommé
par son partenaire. Tous ces écarts par rapport aux règles du genre mènent à croire que cette
Passion ne fut pas jouée mais récitée par des jongleurs. Comme la Passion de Palatinus, la
Passion de Sainte Geneviève (4477 octosyllabes, dernier quart du XIVe siècle) ne dramatise
que les événements de la Semaine Sainte, du dimanche des Rameaux à la Résurrection.
Inspirées des évangiles canoniques, mais aussi des apocriphes, ces deux Passions développent
la légende de Véronique, le rôle de Joseph d'Arimathie mais introduisent surtout des thèmes
qui deviendront des lieux communs dans les grands mystères du XVe siècle: la flagellation du
Christ, le tirage au sort de ses vêtements, le boniment de l'«espicier» vantant ses parfums et
onguents aux saintes femmes, autant de scènes cruelles ou grotesques dont la conséquence est
d'annuler la représentation comme expérience mystique, de la transformer en pur spectacle.

Les trois auteurs les plus connus des Passions du XVe siècle sont Eustache Marcadé,
auteur de La Vie, la Passion et la Vengeance de Notre-Seigneur Jésus-Christ, connue aussi
sous le nom de Passion d'Arras (premier tiers du XVe siècle), Arnoul Gréban, dont la Passion,
datant de 1452, comportant 35000 vers, 393 rôles joués par 224 acteurs, est reconnue comme
le chef d'oeuvre du théâtre religieux français, et Jehan Michel, auteur d'une Passion
représentée en 1486 à Amiens, renfermant à peu près 40000 vers répartis en 8 «journées»
(équivalents approximatifs de l'acte, contenant la quantité de vers qu'on pouvait débiter en un
jour de représentation), 87 tableaux et 140 personnages. Les auteurs, issus d'habitude des
milieux cléricaux et lettrés, comme les frères Arnoul et Simon Gréban, travaillent en
collaboration avec des docteurs en théologie, censés garantir l'orthodoxie des textes.

S'étendant sur plusieurs journées, l'action des grands mystères du XVe siècle, véritables
«sommes» théâtrales, théologiques et morales (cf. E. Baumgartner, 1999), dépasse largement
le cadre de la Semaine Sainte. La Passion de Marcadé s'ouvre sur le «procès du Paradis»,
opposant Justice et Miséricorde et dont l'enjeu est le salut de l'humanité par l'Incarnation et la
Passion du Christ. La tendance «cyclique», déjà présente dans la production épique ou
romanesque, s'affirme au théâtre également dans la volonté de «saturer» le temps chrétien, en
racontant l'histoire de la Vierge, en s'étendant volontiers sur les aspects «mondains» de la vie
de Madeleine ou de Lazare ou en insistant sur la «malédiction» de Judas, nouvel Oedipe,
meurtrier de son père et époux de sa mère.

Répondant sans doute au goût du temps, les auteurs détaillent les scènes de torture (la
flagellation du Christ était, paraît-il, d'une violence insoutenable) mais se plaisent aussi à
développer les bouffonades grotesques des diables.

Chef d'oeuvre du genre, la Passion d'Arnoul Gréban crée autour de la Nativité une
atmosphère pastorale réussie et accentue surtout le rôle lyrique de la Vierge, s'interrogeant
longuement sur le sens du sacrifice de son Fils, avant d'en admettre la douloureuse nécessité:

«Il m'est avis que bon serait

Que sans votre mort et souffrance

Se fît l'humaine délivrance;

Ou que, s'il vous convient mourir,

Que ce soit sans peine souffrir;

Ou, si la peine doit vous nuire,

Consentez que première je meure;

Ou, s'il faut que mourir vous voie,

Comme pierre insensible sois. [...]

Puisqu'il est de nécessité,

Votre bon vouloir en soit fait».

Au début du XVIe siècle, les mystères, monstrueux par leurs proportions (déjà le
Mystère des Actes des Apôtres des frères Arnoul et Simon Gréban, représenté en 1470,
comptait 61908 vers), atteignent leur apogée. Les cinq Passions conservées du XVIe siècle
(Amiens 1500, Mons 1501, Valenciennes 1547 et 1549, Saint-Jean de Maurienne 1572) ne
font que développer les textes, les recharger de citations et d'allusions mythologiques. Les
auteurs ne sont plus que des fatistes: ils découpent dans les mystères antérieurs des morceaux
qu'ils juxtaposent et soudent les uns aux autres. Des pièces à sujet profane reçoivent
également le titre de «mystère», tels le Mystère du Siège d'Orléans et le Mystère de la
Destruction de Troie de Jacques Millet. L'arrêt du Parlement de Paris de 1548, renouvelé en
1598 et stipulant l'interdiction de représenter des mystères ne fait que confirmer la mort
esthétique du genre.

3. Le Grand Jeu

Plutôt que «littérature», ce théâtre, d'une importance sociale exceptionnelle, est «une
fête dans laquelle la société s'affirme et s'interroge sur elle-même» (H. Rey-Flaud, Pour une
dramaturgie du Moyen Âge, 1980). Son intérêt ne réside donc pas dans les textes, dont
l'argument était connu d'avance, sinon détaillé par le prologue, mais dans le spectacle qui pose
le ou les signes que le spectateur doit lire, car le théâtre médiéval est avant tout spectacle
collectif: les uns jouent, les autres regardent et tous participent à l'action (drama). L'émetteur
du message dramatique est une collectivité (auteur, metteur en scène, musiciens), le récepteur
est toujours une collectivité qui reçoit le message par la médiation des acteurs intégrés dans le
jeu. L'acteur, image théâtralisée du spectateur, prend par sa parole celui-ci à témoin,
l'implique, le pousse à s'identifier à l'événement scénique, de sorte que le public, loin d'être
passif, est, à la limite, acteur du drame. Jusqu'au XIIIe siècle, les acteurs sont recrutés
exclusivement parmi les ecclésiastiques. Les représentations dramatiques du XIVe siècle
vivent surtout grâce aux puys, associations mi-laïques, mi-religieuses. Pour les grands
mystères du XVe siècle, les rôles seront confiés essentiellement aux acteurs laïques. La
représentation théâtrale deviendra l'affaire de la ville et impliquera un luxe, un faste, une
ingéniosité hors du commun. Approprié par la culture urbaine comme mode d'expression
spécifique, ce théâtre, à son tour, anime la ville, mobilise les énergies, sollicite les talents.
Après avoir choisi un auteur à qui l'on commande un texte, on confie la responsabilité de la
représentation à un superintendant (leur nombre peut s'élever à plus de dix pour les grands
mystères), à qui il incombe de choisir les acteurs. Les rôles sont distribués selon le physique,
le parler, le statut social des interprètes. Les acteurs étaient censés respecter les conditions de
discipline du jeu stipulées dans une sorte de contrat. Les costumes revenaient à leur charge.
Les rôles féminins sont, au début au moins, tenus par des hommes travestis; la première
actrice de mystère joua à Metz, en 1468. Le style de ces acteurs, qui ne sont pas des
professionnels, est un style de canon qui ne connaît que deux types de gestes: stables
(mentionnés dans les Écritures et reproduits tels quels) et labiles (n'ayant pas d'équivalent
dans les textes sacrés). Toutes ces associations d'acteurs, meneurs de jeu (sorte de metteurs en
scène) se constituent en vue d'une seule représentation, après quoi elles se dissolvent puisque,
en principe, le théâtre du Moyen Âge est conçu en vue d'une seule «représentation». La seule
exception connue en est la Confrérie de la Passion, qui fonctionnait à Paris, mentionnée pour
la première fois en 1396, mais existant probablement avant cette date, car les lettres de
Charles VI de 1402 lui octroient le privilège de représenter le mystère de la Passion, à Paris,
en exclusivité. Son siège fut d'abord la Salle de l'Hôpital de la Trinité, ensuite l'Hôtel de
Flandre (1538) et l'Hôtel de Bourgogne (1548).

La «publicité» de la représentation se réalisait par le cry, annonce faite dans la ville où


le spectacle devait avoir lieu et dans les villes voisines. La veille de la représentation se
déroulait la monstre, défilé des acteurs revêtus de leurs costumes pour donner au public un
avant-goût du jeu. La représentation durait quelques jours, délai où toute activité matérielle,
productive était suspendue dans la ville, afin de permettre aux gens de tous les âges, de toutes
les conditions, de se réunir autour de «l'estrade magique».

En ce qui concerne la mise en scène proprement-dite, la disposition des décors, des


acteurs et des spectateurs, on a cru longtemps qu'il s'agissait d'une scène rectiligne, de
dimensions démesurées, au long de laquelle les acteurs se déplaçaient selon les nécessités de
l'action, suivis du public. En fait, ce théâtre, né de la Cité, formé avec elle, manifeste son
espace à travers celui de la cité dont il est l'image. Et comme, dans la mentalité médiévale, la
Cité est, à son tour, une image du Cosmos, l'espace du théâtre, surtout celui des mystères, est
une quintessence de la Cité, du Cosmos. Espace clos et fonctionnel, il est dynamique parce
qu'il vise à la simplicité et à l'efficacité. Deux modèles théoriques président à son organisation
spatiale: l'espace orthogonal, parti selon les axes cardinaux, et l'espace circulaire, les deux
valorisant le centre. Les premiers mystères ont été représentés sur la Grande Place de la cité
(Aix-en-Provence, 1444), le public étant disposé sur les deux grands côtés du rectangle. À
chaque moment du drame, le spectateur a devant lui la totalité du monde, cerné par Enfer et
Paradis, ce qui fonde le principe de simultanéité, mais aussi par la ville réelle dont l'acteur est
le représentant au théâtre. La prétendue indifférence concernant l'emplacement des décors et
des acteurs signifie plutôt le refus de séparer l'espace de jeu de celui du public qui devait
participer à ce spectacle-cérémonie. Vu le grand nombre de spectateurs des mystères (environ
5000), la forme idéale de ce théâtre a dû être la forme en rond, dont les miniatures de Jean
Bouchet et de Jean Fouquet sont les principaux documents. Les lieux scéniques et le public se
partagent le périmètre du cercle, assurant de ce fait la participation des spectateurs, situés
directement dans l'aire du jeu. L'unité organique du lieu théâtral annule la distance
psychologique qui imposerait aux spectateurs la scène comme autonome. Cette dernière,
nommée échafaud, est une estrade surélevée sur laquelle jouaient les comédiens et qui, par
des trapes, permettait des entrées et des sorties spectaculaires. L'aire de jeu s'appelait place ou
parc, mais le terme pouvait également désigner les pentes à degrés où s'asseyaient les
spectateurs. Toutes les provinces de la France ont connu cette forme de théâtre en rond:
Poitiers - 1534, Bourges - 1536. Il paraît qu'à Paris la Confrérie de la Passion utilisait la même
forme circulaire dans la cour de l'Hôpital de la Trinité ou dans celle de l'Hôtel de Flandre.
Avec le plateau de jeu en position centrale (Romans - 1509), mais surtout avec la construction
des scènes frontales, à même la place (Rouen - 1474), ou surélevées (Mons - 1501, Paris -
1540, Valenciennes - 1547), le spectateur n'est plus intégré à l'aire du jeu: il la regarde. L'axe
séparant la scène du public réparti sur des bancs, des gradins ou dans des loges sépare les
deux mondes, tout comme le prix des places sépare les conditions sociales. Le Centre de la
scène ne coïncide plus avec celui de la Place, mais avec celui du décor. L'estrade surélevée
marque l'autonomie de la scène et la primauté du spectacle, elle introduit le spectateur aux
magies de l'illusion théâtrale.

Conçue comme «image du monde», la scène des mystères, place, plateau ou cercle, est
investie d'une qualité spatiale absolue: elle figure le monde par l'entremise de signes
autonomes, posés côte à côte comme des «blasons de l'univers». «Énumérer les décors d'un
mystère, c'est suivre l'homme médiéval dans sa classification des composants fondamentaux
de l'univers» (É. Konigson, L'espace théâtral médiéval, 1976). L'espace de jeu s'organise en
vertu de la triple opposition Haut/Centre/Bas, à quoi correspondent le Paradis/la Terre/l'Enfer.
Le premier principe de la scène médiévale est la simultanéité, exprimée par la présence, en
même temps, de tous les lieux dramatiques sur la scène, organisés selon une tradition
symbolique et selon une ordonnance hiérarchique. La polarité Bien-Mal se reflète, dès le Jeu
d'Adam, dans l'opposition entre Paradis et Enfer (v. ch. VIII, 3). Entre ces deux pôles,
plusieurs lieux (Palais, Temple, diverses demeures) peuvent être tour à tour investis de valeurs
positives ou négatives car ils figurent la terre, enjeu de la dispute entre le Bien et le Mal. Les
mansions, lieux principaux de l'action qui possédaient une identité propre, étaient
reconnaissables par leur caractère emblématique (Paradis, Enfer), par le fait qu'elles étaient
explicitement nommées ou par un écriteau. Par contre, les lieux (ou estals) sont de simples
refuges destinés aux personnages qui attendent leur tour ou dont le rôle est terminé, équivalent
des coulisses modernes. L'espace théâtral médiéval ne connaît en fait que deux éléments: la
place et les mansions. La place est vide, dépourvue de sémantisme. Mais si un personnage
descend de sa mansion sur la place, cette dernière est «contaminée» par la mansion;
prothéiforme, la place peut revêtir successivement la signification de tous les espaces. On peut
donc dégager une loi fondamentale de la dramaturgie médiévale: l'invention de l'espace par
l'acteur. En effet, c'est la parole qui crée les lieux de l'action puisque, excepté les deux pôles
fondamentaux de sa croyance, le public re-connaît des signes dépourvus de résonance par la
présence des personnages. Le «décor», dans le sens d'espace de jeu investi d'une identité,
complète ainsi le discours. Celui-ci nomme mais ne montre pas, celui-là illustre ce que le
discours démontre, développant parallèlement au texte un deuxième discours, visuel (cf. P.
Zumthor, 1972).

Le théâtre sérieux du Moyen Âge, a connu son apogée avec «le grand jeu» du XVe
siècle trouvant sa plus parfaite expression dans l'estrade magique, lieu privilégié, image du
Cosmos où se répète et se perpétue la création du monde et de l'humanité. L'espace scénique,
Templum où s'accomplit une réalité qui transcende acteurs et spectateurs, est l'endroit où la
société se définissait comme une communauté, où les gens se sentaient solidaires, lieu où se
jouaient les espérances, les angoisses, en un mot les drames de la vie collective. Dans une
époque hantée par la peur de la mort et de la destruction, ce théâtre représente la tentative
désespérée d'une civilisation d'«arrêter le temps», d'échapper au contingent, de fixer un
monde qu'elle souhaitait éternel. Donner la vie, l'espoir, la certitude, telle était la fonction du
théâtre au Moyen Âge. Incapable de projeter devant lui l'image de son avenir, ce monde
finissant s'offre dans un spectacle l'image d'une société idéale qu'il dispute au temps, inventant
à cette fin «le cercle magique, anneau formé par une civilisation qui finissait, anneau brisé
avec la fin d'une civilisation» (H. Rey-Flaud, Le Cercle magique, 1973).

4. Franc rire et rire grinçant ou le monde en contestation / représentation

Une représentation théâtrale ordinaire au XVe siècle comportait un mystère, une


moralité et une farce. Le sacré côtoie ainsi le profane, et c'est à la moralité que revient le rôle
de liant entre les deux extrêmes. Pièce à caractère didactique, inspirée par une pensée
édifiante, la moralité fait un grand usage de l'allégorie, par l'intermédiaire de laquelle elle veut
faire passer des préceptes moraux. Le sujet est toujours le même: l'homme disputé entre le
Bien et le Mal (Bien Avisé et Mal Avisé, joué à Rennes en 1439), le bien étant toujours
récompensé et le mal puni. Le chef d'oeuvre du genre est La Condamnation de Banquet
(1507) de Nicolas de La Chesnaye, plaidoyer pour la tempérance. La moralité représente un
genre de transition entre le mystère, auquel elle s'apparente par l'intention, la gravité du ton et
les procédés dramatiques, et le théâtre comique proprement dit, auquel elle tient surtout par la
dimension satirique. Au XVIe siècle s'accumulent les éléments pathétiques et touchants, en
sorte que des pièces telles La Moralité d'une pauvre fille villageoise laquelle ayma mieux
avoir la teste coupée par son père que d'estre violée par son signeur annoncent déjà la
mélodrame bourgeois du XVIIIe siècle. Les moralités étaient jouées par les Basochiens, ou
clercs de la Basoche, rattachés par leur métier au Palais de Justice, où ils donnaient leurs
spectacles.

Étymologiquement le mot farce dérive du verbe «farcir», qui veut dire remplir,
mélanger. Les farces ont d'abord été intercallées entre les journées des mystères comme des
interludes joyeux, destinés à détendre le public. Du répertoire vaste de farces, seules 150 se
sont conservées, toutes composées entre 1450-1560. De dimensions réduites, elles offrent une
action simple, un comique peu relevé, un nombre réduit de personnages, empruntés à une
humanité moyenne et réduits à l'état de type. Ses thèmes de prédilection, la critique des états
et des métiers (le soldat fanfaron: Colin, fils de Thénot le Maire, les serviteurs avides et
malhonnêtes: Robert Badin et la Femme veuve), la critique des moeurs (Farce des deux
Savetiers, Farce du Pâté et de la Tarte) et surtout la critique des femmes et du mariage,
l'apparentent aux fabliaux. Pour ce qui est de ce dernier thème, on pourrait dire que les farces
l'emportent en misogynie sur les autres genres de la littérature médiévale. De même qu'en
raillant le soldat fanfaron l'esprit bourgeois bafouille l'héroïsme chevaleresque, la présentation
de la femme et de l'amour s'oppose point par point à l'éthique courtoise. La femme y est
toujours rusée, bavarde, médisante, malhonnête, méchante, prête à écouter les doux propos
des galants et prompte à tromper son mari. Le mariage n'est que source de soucis (Le
Pèlerinage du mariage), car la femme a toujours le dernier mot (L'Obstination des femmes) et,
si l'homme triomphe parfois de sa ruse et de sa méchanceté, c'est par hasard (La Farce du
Cuvier) ou par des coups (Le Pont aux Ânes). La femme infidèle mais coquette s'avère parfois
un mal profitable, car elle contribue à accroître la fortune de son mari (Farce de Colin qui loue
et dépite Dieu en un moment à cause de sa femme). Le mieux que peut faire le mari trompé,
c'est de tromper sa femme à son tour et de prendre en même temps revanche sur le galant
(Naudet, La Farce du Poulailler).

Si le sujet des farces tourne toujours autour de préoccupations matérielles: trouver/voler


de l'argent, manger, boire ou faire l'amour, le ressort essentiel de cette «machine à rire» (H.
Rey-Flaud, La Farce ou la machine à rire. Théorie d'un genre dramatique, 1984) est de
«farcer» l'autre, de le tromper, de le réduire à sa volonté par des coups de bâton ou par une
habile utilisation du langage. C'est de ce second moyen qu'use avec un art consommé La
Farce de Maître Pathelin, chef d'oeuvre du genre, composée entre 1456 et 1469, dont les
vingt-cinq éditions successives jusqu'à la fin du XVIe siècle attestent le succès. Ses
dimensions (1600 vers) sont de beaucoup supérieures à ce que les poétiques du genre
assignaient à la farce (500 vers en moyenne). À une lecture attentive, on s'aperçoit que des
points de rupture sont posés tous les 500 vers. Le texte comporte, en fait, trois actions selon la
logique narrative: la ruse de Pathelin se procurant du drap, le «délire» qui lui épargne de payer
sa dette et, enfin, le procès et l'acquittement du berger Agnelet qui trompe à son tour Pathelin,
chacune des trois actions pouvant constituer une farce dans la forme et dans la matière.
L'auteur du Pathelin possède l'art de faire progresser l'intrigue, progression explicitée par le
nombre de personnages présents sur la scène: deux dans la première séquence (Pathelin -
Guillemette, Pathelin - le Drapier), trois dans la deuxième (Pathelin, Guillemette, le Drapier),
quatre dans la séquence finale (Pathelin, Drapier, Agnelet, Juge), après quoi leur nombre
décroît progressivement, jusqu'à la fuite d'Agnelet, qui laisse la scène vide. Il convient de
remarquer encore que dans les deux séquences du début Pathelin n'est pas soumis à la
contrainte d'association: il peut apparaître seul, mais les autres ne peuvent apparaître sans lui.
Dans la dernière séquence, il perd ce privilège en faveur d'Agnelet: la pièce change donc de
protagoniste et c'est au plus astucieux que ce rôle échoit. D'ailleurs, la seule morale de la farce
est «à trompeur trompeur et demi» et Pathelin est contraint de s'avouer vaincu:

«Par Saint Jehan, tu as raison:

les oisons mainnent les oes paistre!

Or cuidoye estre sur tous maistre,

des trompeurs d'icy et d'ailleurs,


des fort coureux et des bailleurs

de parolles en payement,

a rendre au jour du jugement,

et ung bergier des champs me passe!»

(Par saint Jean, tu as raison:

les oisons mènent paître les oies.

Je croyais être maître

de tous les trompeurs d'ici et d'ailleurs,

des aigrefins et des bailleurs

de paroles à tenir le jour du jugement,

et un berger des champs me surpasse!).

Tout est remis en question dans ce monde de l'universelle tromperie, jusqu'au langage
de la feinte, employé d'abord par Pathelin, à son délire «insensé» où le flot de paroles
maquille le mensonge en vérité, aboutissant à sa déconstruction systématique: le «dernier
mot» de la farce est l'onomatopée «Bée».

La sottie est anticipée par le monologue et le dialogue dramatiques. Le premier, dérivé


probablement du sermon burlesque, n'était pas à proprement parler une représentation
dramatique. Lorsque l'intention parodique s'accentuera, offrant une image caricaturale du
sermon véritable, et, surtout, lorsque l'identification acteur - personnage deviendra totale, on
pourra parler de monologue dramatique, sorte de sottie à une voix. Le héros des monologues
est habituellement un vantard, présenté dans trois hypostases: charlatan (Monologue de
Maistre Hambrelin, serviteur de Maistre Aliboro, cousin germain de Pacolet), soldat fanfaron
(Le Franc-Archer de Baignolet), amoureux (Monologue de la botte de foing). Le comique se
définit par l'opposition entre être et paraître, ce qui aboutit à la création du «type comique du
pantin, du fantoche inconsistant qui se définit par un caractère asocial et inconscient (J. Cl.
Aubailly, Le Monologue, le Dialogue et la Sottie, 1976).

L'apparition d'un deuxième personnage engendre le dialogue dramatique en même


temps qu'elle assigne au genre le statut de véritable représentation théâtrale. Remplissant
d'abord un rôle «technique», de présentation, égalant ensuite en importance le premier, ce
deuxième personnage est un interrupteur (Le Sermon de bien boire à deux personnages), un
questionneur (La Sotie de Maistre Pierre Doribus et du Sot) ou un contradicteur (Le
gentilhomme et son page). Le plus haut degré de perfection du dialogue dramatique est le
«staccato-style», qui fractionne au maximum le vers, expression d'une pensée discordante.
L'exemple le plus achevé en est Le Dialogue de Messieurs de Mallepaye et de Baillevent, où
le staccato-style se concrétise en une suite d'alternances entre fanfaronnade et réalité,
diminution constante de l'importance des désirs, amplitude croissante de l'évasion dans
l'imaginaire, retour brutal à la réalité:

«Mallepaye: Gens

Baillevent: a dire "dont venez-vous?"

Mallepaye: Francs

Baillevent: Fins

Mallepaye: Froictz

Baillevent: Fors

Mallepaye: Grans

Baillevent: Gros

Mallepaye: Escreux

Baillevent: Et si n'avons nulz bien acreux».

(M.: Gens/ B.: à demander: "d'où venez-vous?"/ M.: Nobles/ B.: Accomplis/ M.: Parés/
B.: Puissants/ M.: Grands/ B.: Gros/ M.: Enrichis/ B.: Et ainsi n'avons accru nul bien).

La sottie se donne pour but la dénonciation satirique de la réalité sociale et politique en


opposant à la fausse sagesse du Monde, dont le seul but est l'argent et qui a renié ses
anciennes valeurs morales, la «folie» du sot, vraie sagesse. Elle possède un triple niveau de
signification: par la mise en scène et les personnages elle vise au comique immédiat, par son
action elle transmet un message et par sa structure signifiante elle porte un jugement
contestataire. L'élément censé exprimer le mieux cette contestation est le sot, personnage
spécifique de la sottie. Les mystères du XVe siècle avaient vu naître un personnage nouveau,
le fou, qui dispute au diable les passages comiques et dont le rôle est uniquement celui de
provoquer le rire. Vers la fin du XVe siècle, ce fou-bouffon est remplacé par le fou-sage et le
changement du nom en sot marque précisément la prédominance de la sagesse. On a affirmé
que l'origine du personnage remonte à la Fête des Fous, qui procèderait elle-même des
Saturnales, fêtes permettant le franc-parler des esclaves dans une société momentanément
privée de hiérarchie. En fait, ce que la sot prend à la Fête des Fous, c'est peut-être le nom
(Estourdi, Teste-Creuse) qui confirme l'apparence de la déraison et réclame le droit à la libre
expression exempte de censure, selon le principe d'immunité octroyé depuis toujours à la
folie. Sous le masque du discours déréglé, le sot contredit le verbe totalitaire, il participe d'une
libération de la parole. Le personnage symbolise essentiellement un état d'esprit, une pensée.
Vêtus toujours d'un costume spécifique, mi-parti jaune et vert, portant la marotte, sceptre orné
d'une tête de fou, et le chapeau à oreilles d'âne, les sots sont dirigés sur scène par un meneur
de jeu, la Mère Sotte ou le Prince des Sots. Les acteurs de sotties se constituent en plusieurs
associations, dont la plus célèbre, les Enfants sans souci, a fonctionné à Paris, à l'Hôtel de la
Trinité, donnant des spectacles en alternance avec les Confrères de la Passion. Elle a fait jouer
en 1511 le Jeu du Prince des Sots de Pierre Gringore. Des associations similaires existaient à
Rouen (les Cornards), à Dijon (les Suppôts de la Mère Folle). À côté des sots, les personnages
allégoriques sont eux aussi caractéristiques de la sottie. Allégories d'une classe sociale
(Mestier, Marchandise, Sot Dissolu = Église, Sot-Glorieux = Noblesse, Sot-Corrompu =
Justice) ou désignant la société dans sa totalité (le Monde), ces personnages sont pourvus de
costumes signifiants en eux-mêmes, ce qui donne à la sottie le caractère d'«emblème en
mouvement» (J. Cl. Aubailly, Op. cit.).

Par toutes ses techniques, pronostication de choses impossibles à côté desquelles on fait
mention de choses possibles mais que le contexte rend irréalisables, l'accélération, le
fractionnement maximal au niveau du vers, la recherche du délire verbal (les accumulations
traduisant l'incohérence systématique propre à la folie), la sottie veut convaincre de sa mission
sociale: elle est la voix de l'opinion publique. C'est justement ce rôle de moyen de propagande
que joue la sottie commandée à Gringore, où le Prince des Sots veut entraîner Sotte-
Commune aux côtés du roi. Mais l'élément essentiel de la sottie, genre intellectuel par
excellence, est le plaisir du verbe, le jeu de mots en apparence gratuit, le langage délirant se
proposant comme finalité, qui singe la folie mais signifie en fait la sagesse, car il met en
question un monde en déclin, monde où tout est objet de rire. Reposant sur une prise de
conscience, engagé, ambigü, ce rire grinçant, provoqué par le rythme, l'accumulation, l'ivresse
verbale, devient une saisie de l'absurde.

En ce point, le théâtre comique rejoint le théâtre religieux. Malgré les efforts du mystère
de «suspendre le temps», tout un édifice social, moral s'écroule. Le théâtre comique, la sottie
surtout, donne un portrait grimaçant de cette société en agonie. Le recours à la folie, au jeu
gratuit, à l'exploitation maximale du langage, l'intérêt exclusif pour la forme au mépris de la
signification semble être la seule solution pour ce monde finissant, incapable désormais de
vivre ses mythes.

Orientations bibliographiques

ACCARIE, Maurice, Le Théâtre sacré à la fin du Moyen Âge: le «Mystère de la Passion» de


Jean Michel, Genève, Droz, 1980.

AUBAILLY, Jean-Claude, Le Monologue, le Dialogue et la Sottie. Essai sur quelques genres


dramatiques à la fin du Moyen Âge et au début du XVIe siècle, Paris, Champion, 1976.

KONIGSON, Élie, L'Espace théâtral médiéval, Paris, CNRS, 1976.

REY-FLAUD, Henri, Le Cercle magique. Essai sur le théâtre en rond à la fin du Moyen Âge,
Paris, Gallimard, 1973; La Farce ou la machine à rire. Théorie d'un genre dramatique,
Genève, Droz, 1984.

<<Pagina anterioarã | Home | Despre autor | Pagina urmãtoare>>

© Universitatea din Bucuresti 2003.


No part of this text may be reproduced in any form without written permission of the
University of Bucharest,
except for short quotations with the indication of the website address and the web page.
This book was first published on paper at the Editura Universitatii, under ISBN 973-575-728-
1
Comments to: Mihaela VOICU; Web Des
XV. LA POÉSIE À LA FIN DU MOYEN ÂGE
(XIVe - XVe SIÈCLES)

1. Les nouvelles règles du jeu lyrique

À la fin du Moyen Âge la poésie devient le genre le plus prestigieux. Face à la prose, de
plus en plus omniprésente, la poésie recouvre tout ce qui s'écrit en vers. Parce que plus orné,
plus «difficile», le vers arrive à être chargé d'un plus fort coefficient de littérarité, d'où le
prestige dont se revêt cette forme d'expression et qui retombe également sur celui qui la
pratique. Le véritable homme de lettres, c'est le poète, terme qui apparaît pour la première fois
sous la plume de Brunetto Latini, dans son Livre du trésor (1267), réservé toutefois aux
grands auteurs de l'Antiquité.

Le vers est d'ailleurs de plus en plus associé à l'expression de l'affectivité et à la


peinture du moi. Si le grand chant courtois des XIIe - XIIIe siècles, totalement dominé par le
«je» dont il procède et se refusant à toute référentialité et narrativité, a un caractère lyrique
«absolu», la poésie du XIVe siècle combine adroitement l'esthétique du dit et une esthétique
proprement lyrique. Le dit offre un caractère à demi-narratif et conventionnellement
autobiographique. Dans ce cadre s'insèrent des pièces lyriques, cherchant à entretenir l'illusion
d'une continuité, d'une narration. La pratique d'insérer des fragments lyriques, voire des
poèmes tout entiers dans des récits en vers ou en prose n'est pas nouvelle: le roman du XIIIe
siècle, depuis Jean Renart, en a fait un large emploi (v. ch. VI, 3). C'est sur ce modèle que
Guillaume de Machaut compose le Voir-Dit, son chef d'oeuvre, où dans le récit sont insérées
des pièces lyriques, traçant l'histoire d'amour entre le poète et sa jeune admiratrice et la
commentant à la fois. Telles sont encore les Cent ballades d'amant et de dame de Christine de
Pizan, où chaque poème est une étape d'une histoire que le commentaire lyrique permet de
reconstituer. Le nombre cent, noté en chiffres romains par un C, signifie à la fois la perfection
circulaire mais manifeste, ainsi que l'a montré Jacqueline Cerquiglini, la tension entre
l'esthétique du discontinu, de la «pièce», et l'esthétique de la continuité, de la ligne.

Cette «narrativisation» de la poésie traduit également une nouvelle sensibilité au temps.


Car le temps sous tous ses aspects, date, durée, rite, devient un des sujets de prédilection du
lyrisme à la fin du Moyen Âge. Parmi les thèmes se rattachant au temps, citons la présence de
plus en plus fréquente de l'horloge, peut-être aussi à la suite de l'invention de l'horloge
mécanique, longuement décrite par Philippe de Mézières dans le Songe du Vieil Pèlerin,
devenue symbole de l'amour chez Froissart (L'Orloge amoureuse) ou emblème de la vertu de
Tempérance chez Christine de Pizan (Épistre d'Othéa). Ce temps plus exactement mesuré
entre comme tel en poésie, et Eustache Deschamps se plaît à nous en fournir la notation
précise:

«Le jeudi jour .XX & VII. de novembre,

L'an M.CCC.IIII et puis deux».

C'est un temps qui s'en va sans retour et qui use. D'où le thème de la vieillesse, cultivé
par le même Deschamps, ou, dans sa forme plus classique du refrain Ubi sunt, rendu immortel
par François Villon dans sa Ballade des Dames du temps jadis.

«Je deviens courbé et bossu,

J'oy tresdur [entends très mal], ma vie décline,...

Ce sont les signes de la mort»

(Eustache Deschamps, Ballade 1226)

La vieillesse n'est d'ailleurs que l'antichambre de la mort, thème obssessif à la fin du


Moyen Âge. Mort angoissante (il n'y a pas de mort paisible et on se plaît à insister sur
l'horreur de la décomposition des corps), car elle met un terme définitif à toutes les
jouissances.

«La mort le faict fremir, pallir,

Le nez courber, les veines tendre,

Le col enfler, la chair mollir,

Joinctes [tendons] et nerfs croistre et estendre»

(François Villon, Le Testament, v. 321-324).

C'est la Roue de Fortune, topos emprunté à l'Antiquité, qui traduit le mieux cette
universelle instabilité de la vie humaine:

«... car elle est non seüre


Sans foy, sans loy, sans droit et sans mesure,....

Sa contenance en vertu pas ne dure,

Car tout est vens.»

(Guillaume de Machaut, Motet VIII)

Roues de l'horloge, roue de Fortune, ronde de la Mort, le cercle devient la meilleure


expression de l'ambiguïté du temps à la fin du Moyen Âge, «mouvement et immobilité tout à
la fois» (J. Cerquiglini, Précis de littérature française du Moyen Âge, 1983), que traduit
également la forme «circulaire» du rondeau, s'enroulant sur soi-même.

La dimension «narrative» du lyrisme, le poids du temps engendrent une autre définition


du sujet-énonciateur de la poèsie. Au «je» énonçant du grand chant courtois, je universel et
intransitif, selon l'expression de Paul Zumthor, succède un je dialogique, s'adressant à un
interlocuteur qu'il représente, voire suscite. La voix unique se multiplie, ou au moins elle se
dédouble, appelant au dialogue. C'est ce qui se passe avec les Cent Ballades d'amant et de
dame, où le recueil entier est construit sur le dialogue-échange entre les deux partenaires.
Mais c'est dans La Belle Dame sans mercy, d'Alain Chartier (1424), dialogue poursuivi sur
cent strophes, que la dame courtoise, objet de vénération inaccessible, se transforme pour la
première fois en interlocutrice. Reprenant un topos rebattu de la lyrique courtoise - la sincérité
du langage amoureux - la dame n'aura pas de difficulté à démontrer à son soupirant qu'il ne
peut ni prouver sa sincérité ni l'obliger, elle, à l'aimer, autrement dit à jouer le jeu de l'amour
courtois.

«Contre vous ne desdaing n'attaine

N'euz je onques, ne n'y vueil avoir,

Ne trop grand amour, ne trop haine,

Ne vostre priveté savoir.»

(Je n'ai jamais eu contre vous

Ni dédain ni antipathie, et je n'en veux pas avoir,

Non plus que trop grand amour, ou trop grande haine

Et je ne veux pas connaître vos sentiments profonds).

Il n'était sans doute pas dans l'intention de l'auteur, autrement attaché aux valeurs
traditionnelles, de dénoncer la courtoisie et les valeurs qui s'y rattachent, mais plutôt de mettre
en garde contre une certaine dissolution des pratiques amoureuses et, surtout, de faire réfléchir
sur les pouvoirs du langage. Impregné de mentalité juridique - parler d'amour c'est tenir un
plaidoyer, comme au tribunal, avatar combien dégradé des Cours d'amour - le refus de la
dame de consentir à l'amour de son amant tout comme le dénouement tragique (la mort de ce
dernier) mettent en cause la capacité persuasive du langage et dénoncent surtout l'utopie
fondatrice de la fin'amors: l'acquiescement de la dame à la requête d'amour (lire de désir) que
lui adresse son amant. La querelle que va susciter ce poème, comparable par son envergure à
celle du Roman de la Rose, permet de mesurer l'inquiétude et en même temps la fascination
qu'exerce cette nouvelle image de la féminité, plus cruelle peut-être, en tout cas plus
indépendante (n'oublions pas que si la «belle dame sans merci» propose la fiction de la femme
indépendante en amour, Jeanne d'Arc ou Christine de Pizan sont des femmes bien réelles,
indépendantes par le maniement des armes ou de la parole).

Force nous est donc de constater le nouveau rapport que le poète entretient face à lui-
même et face à la réalité. Le je n'est plus place vide, mais devient lieu de la poésie. Le passage
du je au moi, amorcé déjà chez Rutebeuf, par le moyen d'une certaine «théâtralisation» est
enfin consommé. Il ne s'agit plus d'un rôle, d'un masque, mais d'un je concret, qui voit le
monde, en tentant de se l'approprier, qu'il s'agisse de «Brusselle ... ou les bains sont jolys», de
«belles chambres, vins de Rin et molz liz» (Eustache Deschamps, Rondeau 132). De le
regarder aussi sans complaisance, ce qui aboutit à la création d'un lyrisme de satire, dont
Deschamps est peut-être le meilleur représentant, mais que ne renierait pas non plus François
Villon.

Toutefois la transformation la plus importante qui affecte la poésie de la fin du Moyen


Âge, c'est la séparation - définitive - du vers et de la musique. Dernier poète musicien,
Guillaume de Machaut prend pourtant soin de distinguer dans ses recueils les pièces notées
(donc accompagnées de musique) des pièces non-lyriques, de loin plus nombreuses. Son
«neveu» et disciple, Eustache Deschamps, tout en louant l'habileté du maître, véritable
«poète», avouera, quant à lui, ne plus posséder «l'art de faire chansons». Ni lui ni Christine de
Pizan ne vont plus noter leurs ballades. D'ailleurs le titre même de son «Art de Dictier et de
faire chansons» (1392) sanctionne la dissociation de la musique et de la poésie. C'est sans
doute pour compenser cette «perte» que la poésie du XIVe siècle exploite au maximum les
ressources musicales du langage (jeux de rythmes, de rimes, allitérations, etc), la «musique
naturelle» des vers remplaçant la «musique artificielle» des instruments. Dans son Remède de
Fortune (1340), texte narratif en vers octosyllabes, Guillaume de Machaut propose des
échantillons pour chacun des poèmes lyriques à forme fixe, en en fixant les règles et aussi une
hiérarchie, qui va du lai, à l'écriture la plus complexe, à la forme la plus brève, celle du
rondeau.

Genre mouvant, le lai est une suite de douze strophes, à leur tour divisées en demi-
strophes, dont chacune possède sa propre structure métrique, sauf la première et la dernière,
de structure identique.

Issus de la danse, la ballade, le rondeau, le virelai sont des pièces à refrain. À l'origine,
la ballade comportait trois strophes de structure identique, chacune suivie d'un refrain. Dérivé
de la canso des troubadours, le chant royal se compose de cinq strophes, suivies d'un envoi,
plus court, dont la forme reproduit la seconde moitié de la strophe et débutant le plus souvent
par le vocatif «Prince». Si chez Machaut les deux formes sont distinctes, elles finiront par se
contaminer réciproquement, la ballade abandonnant au chant royal son refrain et lui
empruntant l'envoi, si bien qu'au début du XVe siècle, seul le nombre de strophes distingue
les deux genres. Les deux seront d'ailleurs les formes cultivées de prédilection à la fin du
Moyen Âge.

Appelé aussi balette, le virelai se compose de strophes de deux parties, la seconde


reproduisant les rimes du refrain prélude selon le schéma: ABAB cdcd abab ABAB, où les
majuscules désignent les vers-refrain.

Forme circulaire, le rondeau s'enroule sur lui-même, commençant et finissant de la


même façon. Sa structure la plus simple suit le schéma AB aB ab AB. Au XVe siècle,
notamment avec Charles d'Orléans, sa forme se complique, adoptant le refrain de quatre vers
de type ABBA, ce qui brise l'équilibre entre les deux «voix», celle de la tradition et celle du
poète, au profit de la dernière, à qui est ménagé plus d'espace d'intervention. Fondées sur la
répétition, accordant une large part au refrain, ces formes jouent donc sur le dialogue entre
«une parole unique, engagée dans le devenir du temps, et l'éternel retour du refrain, thème
fondateur de l'invention poétique» (E. Baumgartner, 1988).

D'habitude pièces de commande, les ballades des poètes du XIVe siècle comme celles
de Charles d'Orléans d'avant l'exil sont consacrées à l'amour, se coulant dans la tradition de la
poésie courtoise. Pourtant, chez Machaut la ballade n'est pas seulement espace conventionnel
de la joie, mais aussi lieu d'une réflexion plus intellectuelle sur l'amour tout d'abord, sans pour
autant dédaigner les sujets politiques. Avec Eustache Deschamps, la ballade n'accueille pas
seulement des échos des principaux événements, mais se fait également moyen d'expression
des sujets les plus divers. Le même Deschamps y propose des considérations morales, y porte
un regard désabusé sur la société, mais exprime aussi un vécu personnel.

Parce que si musique et vers se sont séparés, le lyrisme ne peut plus trouver sa vérité
dans la communication du chant-charme, mais dans la vérité personnelle. La poésie se fonde
donc sur le moi, devenu son principal garant. Ce qui pose le problème de l'authenticité:
comment composer sur commande une poésie qui se veut tout d'abord expression du
sentiment? Consciente de la contradiction, Christine de Pizan écrit:

«De triste cuer chanter joyeusement

Et rire en dueil c'est chose fort a faire.»

(Rondeau XI)

Elle y répondra de façon ingénieuse, affirmant qu'accepter de bonne grâce la commande des
grands, garantit l'authenticité. On voit combien ce lyrisme à la fin du Moyen Âge (Villon y
compris) est encore loin de la sensibilité romantique de l'effusion du coeur.

Cette poésie en quête de garants finit par en trouver le suprême dans l'acte même
d'écrire, voire dans les règles de grammaire, ce qui ouvre la voie aux grands rhétoriqueurs. La
promotion de l'écriture s'accompagne aussi d'une magnification de l'écrit. Le livre devient
«beau livre», objet de luxe, richement illustré, annobli par l'image, ou plutôt complété par
elle. Noblesse du livre qui va de pair avec la glorification - nouvelle - du métier d'écrivain. Le
terme de poète, jusque là réservé aux auctores, est appliqué pour la première fois à un écrivain
de langue vernaculaire, jugé digne d'une telle gloire: Eustache Deschamps l'utilise pour
désigner et honorer son «oncle» et maître, Guillaume de Machaut. Le poète se perçoit et est
perçu de plus en plus comme un homme de métier, reconnu et respecté pour son savoir et sa
technique, sans pour autant sortir de la place qui est la sienne.

À la fin du Moyen Âge le lyrisme a donc changé de modèle. Il ne se revendique plus de


Narcisse, figure de la parole intransitive, ni d'Orphée et du chant-prière, mais de Pygmalion. Il
ne se donne plus pour but de fasciner l'autre, mais de le toucher, de le convaincre, de le faire
évoluer, de le «créer», en somme. Le poème n'est plus cri, chant, prière mais s'oriente vers le
récit, vers l'efficacité, vers la dialectique. Il ne se fonde plus sur la joie, mais sur la tristesse,
trempant sa plume à «l'encre de la mélancolie»:

«D'elle trempe mon ancre d'estudie,

Quant j'en escrips, mais pour mon cueur irer [fâcher]

Fortune vient mon pappier dessirer [déchirer],

Et tout gecte par sa grant felonnie

Au puis parfont de ma merencolie.»

(Charles d'Orléams, Rondeau 325)

De la métaphore à la métamorphose, du charme de la voix à la magie de l'objet, du


plaisir immédiat de la musique au plaisir différé de l'écriture (cf. J. Cerquiglini, Précis...), tel
est le trajet que parcourt la poésie lyrique du XIIe au XVe siècle.

Les médaillons consacrés à cinq des poètes les plus importants de la fin du Moyen Âge
vont confirmer ces nouvelles règles du jeu lyrique en les surprenant «à l'oeuvre», tout en
faisant entendre à chaque fois un accent personnel.

2. La musique des formes fixes

a. Guillaume de Machaut (1300-1377)

La carrière «mobile» de Guillaume de Machaut, avec les changements fréquents de


protecteur (il passe, tour à tour, du service du roi de Bohême, Jean de Luxembourg, à celui de
Bonne, fille du précédent et épouse du roi de France Jean II le Bon, à celui du duc Jean de
Berry, en cultivant également l'amitié du duc de Normandie, le futur Charles V), prouve,
comme dans le cas de Froissart, l'importance acquise à la fin du Moyen Âge par l'institution
du mécénat. En attirant à leurs cours les créateurs les plus importants du siècle, les princes
imposent une «professionnalisation» de l'écrivain, obligé à diversifier sa production. C'est
aussi le cas de Machaut, qui domine la création poétique de son siècle. Sans avoir à nous
occuper ici de son importante oeuvre musicale (23 motets et la première Messe polyphonique,
longtemps considérée avoir été composée pour le couronnement de Charles V, en 1364), dont
la contribution au développement de la polyphonie a été décisive, il convient toutefois de
rappeler que le premier auteur en langue vulgaire à se voir attribuer le titre de «poète» est
aussi le dernier poète-musicien du Moyen Âge.

Son oeuvre poétique, importante du point de vue quantitatif, réunit des pièces lyriques
(400 environ, réunies dans un recueil) et plusieurs «dits», dont le plus important est le Voir-
Dit, ou Dit véritable, (1364). L'influence de Machaut sera décisive pour l'orientation nouvelle
que prendra le dit au XIVe siècle. Déjà au XIIIe siècle, avec Rutebeuf, le genre ménageait une
place essentielle au je observateur, autour duquel le texte s'organise. Avec Machaut, le je de
l'écrivain - clerc, amant ou confident -, discourant sur l'amour ou attentif aux problèmes de
l'actualité souvent transformés en «effets de réel» (voir les échos de la Grande Peste ou des
«misères du temps») acquiert de plus en plus de consistance grâce à l'élément
autobiographique, devenu dominant.

Vers la fin de sa vie, Machaut compose un Prologue placé en tête de l'ensemble de son
oeuvre et constituant un véritable art poétique. Nature a voué Guillaume à être le chantre de
l'Amour et, afin de l'aider à accomplir son destin, elle lui fait don de trois de ses enfants:
Scens (Raison) qui gouverne les pensées et les sentiments, Rhétorique, qui les ordonne en
poésie, et Musique. Amour, de son côté, lui fournit la matière poétique en lui donnant comme
auxiliaires ses trois «enfants», Doux Penser, Plaisance et Espérance, l'aidant en sorte à
répondre à l'exhortation de Nature. Enfin, Joie, issue de Musique et de Poésie, lui permet de
créer. L'oeuvre entière se trouve ainsi placée sous le signe des dons nécessaires à l'écrivain et
du désir amoureux, élan vital de la création poétique. Conception qui se rattache apparemment
à la perspective médiévale traditionnelle de la poésie: l'amour authentique et la joie qu'il
suscite sont condition de la création poétique. Pourtant le prologue exprime surtout une
nouvelle conscience artistique: le poète devient un «professionnel», qui grâce à la virtuosité
de son métier, triomphe tour à tour des diverses difficultés techniques. Avec Machaut, la
poésie devient un art savant, qui exige pour s'exprimer le moyen de la forme fixe, tendance
qui se développera, pour culminer dans la seconde moitié du XVe siècle avec l'art des Grands
Rhétoriqueurs.

Machaut n'a pas inventé des formes nouvelles, mais a définitivement fixé celles qui
existaient déjà: rondeaux, virelais, ballades, chants royaux. Relevant presque totalement de la
thématique courtoise (n'a-t-il d'ailleurs pas groupé 50 ballades et rondeaux environ sous le
titre de La Louange des dames?), la création proprement lyrique de Guillaume de Machaut
(235 ballades, 76 rondeaux, 39 virelais, 24 lais, 10 lamentations, 7 chants royaux) traduit le
souci de la perfection formelle. Compositeur virtuose, pour la plupart de ses poèmes Machaut
n'a pas écrit de musique. D'ailleurs, de son propre aveu, fait dans le Voir-Dit, il écrivait
toujours les vers d'abord, et les mettait ensuite en musique, preuve que la poésie est estimée
pour elle même. Le rythme de la musique peut s'ajouter à la musique du rythme: il peut y
fournir un surcroît de beauté, mais n'est plus indispensable, comme dans le grand chant
courtois.

Si dans le prologue au Voir-Dit Guillaume s'intéresse à la vocation du poète et aux


valeurs esthétiques que celui-ci est appelé à promouvoir, il n'est point indifférent aux valeurs
morales. D'ailleurs, avec lui le dit aura tendance à se spécialiser dans la thématique
amoureuse. Ses dits sont des plaidoyers en faveur des valeurs chevaleresques traditionnelles,
amour et courtoisie, dont son maître, le «bon roi de Bohême» est la parfaite incarnation. Le
Jugement dou Roy de Behaingne (Bohême - vers 1340) de même que le Jugement dou Roy de
Navarre (1349) soumettent au lecteur un problème de casuistique amoureuse: lequel est plus à
plaindre, la dame à qui la mort a enlevé l'ami ou le chevalier trahi par sa dame? Témoin
(Confort d'ami, La Fonteinne amoureuse) ou protagoniste (Remède de Fortune), le poète se
fait défenseur des mêmes valeurs de l'amour courtois. C'est à lui, selon le désir du prince, de
recueillir les plaintes de l'amant, de conforter la dame et d'exprimer leurs sentiments en de
savantes pièces lyriques (La Fonteinne amoureuse). C'est surtout à lui que Vénus réserve le
savoir sur l'amour, qui devient aussi savoir sur le monde. Le Dit dou Lyon (1342) ou le Dit de
l'Alérion (Aigle - avant 1349) adoptent une perspective autobiographique, où les éléments
allégoriques empruntés à la tradition du Roman de la Rose ou le recours à la féérie, familière
au roman chevaleresque, se combinent au détail réaliste et au souvenir personnel.

Synthèse des formes et des valeurs cultivées par le poète le long de toute son activité,
l'ample Voir-Dit (1364), dont le caractère de «fiction autobigraphique» a certainement été
perçu comme nouveauté à l'époque, est certainement le chef d'oeuvre poétique de Machaut.
«Parole véridique», le poème élimine le cadre allégorique et prétend ne dire que la vérité,
celle du dernier amour du poète vieillissant:

«Dit Véridique je veux qu'on appelle

Ce traité que je fais pour elle,

Car je n'y mentirai en rien.»

La jeune Péronne d'Armentières s'éprend de lui sans l'avoir jamais vu et, fascinée par sa gloire
poétique, se décide à lui écrire pour lui avouer son amour. Conquis, Guillaume partage son
sentiment. Les deux vont échanger des poèmes d'amour et des lettres, insérés dans le Voir-
Dit, qui réunit de la sorte 63 pièces lyriques et 46 lettres, dont la moitié attribuées à Péronne.
Les allusions autobiographiques ont déterminé les efforts de la critique, désireuse de percer
l'énigme de l'identité «réelle» de celle qui se cache sous l'anagramme de Péronne
d'Armentières. Mais, à la différence des destinataires masculins des autres poèmes, dont
l'existence historique ne peut être mise en doute, Péronne semble plutôt un être de fiction,
source du poème, car l'amour et son expression poétique sont indissociables. Montage
proposant à la fois le texte et l'image du poète, le Voir-Dit restitue l'«aventure» de l'amour et
les péripéties du désir:

«Car cilz qui ainme par amours

Ha des joies et des clamours [souffrances]

Et des diverses aventures

Et des joieuses et des dures,

Des granz desirs et des pensees

Diversement entremellees.»

Le véritable sujet en est toutefois la mise en récit - sous le signe de l'amour - de


l'élaboration de l'oeuvre. Exercice subtil et réflexion sur l'amour et la fortune inconstante, sur
le poète et sa mission, le Voir-Dit se constitue en interrogation sur le pouvoir du mot écrit et
de la littérature, la «vérité» du poème étant fondée par le je dont celui-ci procède.

Attentif au temps qui s'écoule impitoyable, transformant le poète autrefois jeune en un


vieillard à la vue faible et aux membres ankylosés, mais attentif aussi aux «signes des temps»
(preuve les allusions à la Peste Noire et au massacre des Juifs dans le Jugement dou roy de
Navarre, les paroles de réconfort adressées au même roi de Navarre, prisonnier dans les
geôles de France, ou au duc de Berry, contraint de se rendre en Angleterre comme otage),
Guillaume de Machaut propose par l'ensemble de son oeuvre une nouvelle manière de
percevoir la réalité.

Revendiqué comme précurseur par tous les poètes de l'époque, depuis Eustache
Deschamps, à Christine de Pizan, Geoffroy Chaucer ou Alain Chartier, le dernier poète-
musicien du Moyen Âge, tout en sachant que la poésie se conduit d'après ses propres lois,
imprescriptibles, accepte de l'ouvrir au dialogue avec le monde.

b. Eustache Deschamps (1346-1406-1407)

À la différence de Machaut ou de Froissart, Eustache Deschamps ne s'est pas soucié de


réunir en volume son oeuvre diverse et considérable (82000 vers). Le seul manuscrit à
restituer la création intégrale du poète, dû au copiste parisien Raoul Tainguy, se compose
surtout de poèmes à forme fixe: 1032 ballades, 142 chants royaux, 170 rondeaux, 84 virelais,
34 pièces à rime plate mais aussi des poèmes allégoriques, dont le plus important, Miroir de
Mariage, inachevé, compte 11000 vers.

Tout comme son «oncle» et maître Guillaume de Machaut, Deschamps contribue à fixer
les règles des genres poétiques (ballade, rondeau, virelai), la perfection formelle et les
difficultés techniques que celle-ci implique remplaçant le rôle joué par la musique dans la
poésie des troubadours. D'ailleurs, auteur du premier traité d'art poétique en français, Art de
dictier et de faire chansons (1392), Deschamps avait explicitement dissocié vers et musique,
opposant la musique «naturelle» des vers à la musique «artificielle» des instruments. Le verbe
devient de la sorte primordial, faisant succéder à «l'âge d'or du chant poétique et de la voix ...
l'âge mélancolique de l'écriture, de l'inscription qui exalte le formalisme» (Dictionnaire des
lettres françaises. Le Moyen Âge).

Paradoxalement toutefois, chez Deschamps la perfection formelle de la poésie coexiste


avec l'inspiration quotidienne, s'ouvrant aux échos du monde. Le poète intègre dans son
oeuvre des fragments du réel: il décrit les moeurs de la cour, conseille le roi, célèbre des
événements politiques (la mort de Du Guesclin) ou mondains (un banquet, le mariage de sa
fille), exprimant l'actualité sur un ton noble, éloquent, savant, ironique, satirique. Cette réalité
est saisie par un je dont le regard et les réactions permettent de restituer l'itinéraire intérieur,
depuis la gaîté et la verve de la jeunesse à la tentation du discours moralisateur de l'âge adulte
et à la hantise du temps qui passe, conduisant inéluctablement à la vieillesse et à la mort.
Deschamps se situe constamment au centre de son oeuvre: il demande au roi une faveur pour
son fils, commente un procès où il est partie, donne des conseils alimentaires et d'hygiène,
présente avec ironie son visage de singe, qui justifierait son titre de «roi de Laideur»:

«Si un homme doit être roi de Laideur,

Pour avoir plus de laideur qu'on n'en pourrait trouver,

Je dois l'être à bon droit et à juste titre,

Car j'ai le groin comme une hure de sanglier,

Et je ressemble assez aux singes;

J'ai de grands dents et un nez camus,

Les cheveux noirs, j'ai de la barbe

Sur les joues et mes yeux regardent de travers.»

Il décrit enfin avec amertume les infirmités rattachés à l'âge et la solitude à laquelle le
condamne l'ingratitude de son maître, le prince Louis d'Orléans, qu'il a si longtemps servi:

«Je suis moqué, ainsi sont vielles gens,

Pardonnez moy, car je m'en vais en blobes.»

Par cette dimension personnelle de son oeuvre, Deschamps préfigure Charles d'Orléans ou
François Villon.

La création poétique d'Eustache Deschamps se situe donc sous le signe du formalisme


poétique et de l'intention moralisatrice, exprimée par la dérision ou le désenchantement. Bien
qu'il n'ait pas joui dans l'époque ni aussitôt après de la notoriété d'un Jean de Meun ou d'un
Guillaume de Machaut, sa présence constante, par quelques textes au moins, dans les
anthologies du XVe siècle, atteste l'influence qu'il a exercée sur les poètes de la génération
suivante.

3. Une femme dans la Cité: Christine de Pizan (1365 - vers 1430)

Fille de l'illustre médecin et astronome-astrologue bolognais Tommaso da Pizzano,


Christine, née à Venise en 1365, arrive en France en 1368, accompagnant son père qui avait
accepté la fonction d'astrologue du roi Charles V, après avoir enseigné à l'Université de
Bologne et servi la République de Venise. Sous la conduite de son père, la jeune fille acquiert
une solide éducation. En 1380 elle épouse Étienne Castel, gentilhomme picard et secrétaire du
roi. Mais bientôt la fortune tourne: après la disparition de son royal protecteur, en 1380, la
situation de Tommaso devient précaire. Il mourra d'ailleurs à une date incertaine, entre 1385
et 1390, bientôt suivi par son gendre (probablement en 1389). Veuve à 25 ans, ayant trois
enfants à charge, en butte à de nombreuses difficultés matérielles et familiales, Christine se
consacre à l'écriture, désormais sa vie s'identifiant à son oeuvre. Elle vivra de sa plume jusqu'à
la fin de ses jours (elle aura sa propre «affaire», dirigeant un petit scriptorium privé) et sera le
premier écrivain «professionnel» de la littérature française, puisque les bénéfices
ecclésiastiques dont peuvent jouir ses confrères masculins lui sont par principe interdits. À
l'instar de ses grands contemporains (Froissart, Deschamps) - et peut-être davantage - elle
bénéficiera de l'estime des princes et des rois: les ducs Jean de Berry et Philippe de
Bourgogne «le Hardi», la reine Isabeau de Bavière, le prince Louis d'Orléans. Sa renommée
dépasse bientôt les frontières de la France: elle sera appréciée et désirée en Italie, à Milan, de
même qu'en Angleterre, où elle est invitée par le roi Henri IV, invitations qu'elle déclinera.
Bien que femme, veuve et étrangère, autant de handicaps pour la mentalité de ce Moyen Âge
finissant, elle parvient à conquérir son statut d'écrivain et l'estime de ses confrères masculins
(Eustache Deschamps ou, surtout, Jean Gerson), qui reconnaissent en elle un égal. Elle meurt
autour de 1430, peu de temps après avoir composé le Ditié de Jehanne d'Arc, dédié à une
autre illustre contemporaine.

Son oeuvre abondante et variée évolue de la poésie lyrique à la littérature didactique en


vers, pour s'orienter finalement vers la prose, évolution qui est loin d'être rectiligne. Christine
de Pizan ne renoncera jamais définitivement à l'écriture lyrique même si, vers la fin de sa vie,
elle se détachera de cette dimension «frivole» pour se consacrer à des ouvrages plus
ambitieux, à caractère moral, historique ou religieux.

Sa création lyrique proprement-dite, groupée en trois recueils, située à peu près entre
1394 et 1410, comprend de nombreuses ballades, rondeaux, virelais et «jeux à vendre», petits
poèmes fondés sur les jeux de société. Dans sa première oeuvre lyrique, Cent ballades sur
divers sujets, les pièces où elle pleure la douleur causée par la perte de son mari coexistent
avec celles où les dames et leurs amis se laissent prendre au jeu de l'amour courtois. Les
accents autobiographiques dominent toutefois, marquant l'orientation nouvelle et décisive du
lyrisme: le texte ne se fonde plus sur le chant, comme dans la tradition troubadouresque, mais
sur le je poétique, sur le sentiment:

«Seulete suy et seulete vueil estre,

Seulete m'a mon doulz ami laissiee,

Seulete suy, sanz compaignon ne maistre,

Seulete suy, dolente et courrouciee,

Seulete suy en langueur mesaisiee [malheureuse],

Seulete suy plus que nulle esgaree,

Seulete suy sans ami demouree.»

Dans Cent ballades d'amant et de dame, la disposition des pièces suggère, au-delà d'un
début d'organisation narrative, la réalité impitoyable qui se cache sous le masque du jeu de la
fin'amors, jeu dont les femmes sont les victimes certaines. Car «féministe» avant la lettre, par
l'ensemble de son oeuvre Christine va défendre la cause de ses semblables. L'Épître au dieu
d'Amours (1399) est un plaidoyer pour les femmes et une attaque contre l'Art d'aimer d'Ovide.
Le Dit de la Rose (1402) dénonce l'injuste misogynie de Jean de Meun et, à côté d'une riche
correspondance sur ce thème, représente l'essentiel de sa contribution dans la Querelle du
Roman de la Rose. Enfin, sa dernière oeuvre, le Ditié de Jehanne d'Arc (1429), célèbre le
miracle de la jeune héroïne choisie par Dieu pour délivrer la France.

Le souci de la dignité des femmes est présent dans des oeuvres d'inspiration diverse,
sentimentale (Débat des deux amants, Livre des trois jugements, Livre du duc des vrais
amants), morale (Enseignements moraux), religieuse (Les Quinze Joies de Notre Dame),
bucolique (Le Dit de la pastoure). Mais l'éloge de la femme trouve son expression la plus
pregnante dans le Livre de la Cité des Dames, oeuvre en prose, composée de décembre 1404 à
avril 1405, après le Débat sur le Roman de la Rose. Inspirée de l'oeuvre de Boccace De claris
mulieribus, la Cité des Dames est une oeuvre de compilation dans le sens médiéval du terme,
supposant, par la transformation de la source amalgamée dans le nouveau texte, une activité
de création. Raison, Droiture et Justice apparaissent à Christine, lui ordonnant d'édifier une
cité inexpugnable, destinée aux femmes illustres du passé mythologique, historique ou
chrétien, mais qui pourra également accueillir des personnalités contemporaines à l'auteur ou
qui se feront remarquer à l'avenir. En 1405, Christine compose Le Livre des trois vertus ou
Trésor de la Cité des Dames, dédié à la princesse Marguerite de Bourgogne et représentant
une suite de la Cité des Dames. L'oeuvre propose des conseils destinés à aider les
contemporaines de l'auteur et leurs descendantes à se voir reconnaître une place dans la cité
précédemment bâtie.

Composée en 1405 également, l'Avision Christine relève de la tradition allégorique.


Utilisant le topos du songe, Christine refait l'itinéraire historique et moral de la France, depuis
ses orgines mythiques «troyennes» jusqu'à la période contemporaine. Mais c'est aussi une
occasion pour l'écrivain de raconter sa vie, depuis qu'elle a été formée par Nature jusqu'à la
rencontre avec Philosophie, qui la console de ses peines, lui faisant reconnaître qu'elle s'est vu
réserver le meilleur destin: une vie dédiée à l'étude et à la sagesse.

Les deux oeuvres majeures de Christine de Pizan sont le Livre du chemin de long
estude et le Livre de la mutacion de Fortune. La première, réunissant en un texte narratif plus
de 6000 vers, composée entre octobre 1402 et mars 1403, raconte, en se servant du même
cadre du songe, le long chemin vers la sagesse. Guidée par la Sibylle de Cumes, Christine
arrive à la fontaine de Sapience, parcourt les routes de l'Orient, après quoi la trajectoire des
deux voyageuses devient verticale: elles montent au ciel, où trônent les quatre reines du
monde, Richesse, Sagesse, Chevalerie et Noblesse, gouvernées par Raison. Se servant
toujours de procédés allégoriques, le Livre de la mutacion de Fortune (plus de 23000
octosyllabes), composé entre août 1400 et novembre 1403, est un ouvrage beaucoup plus
ambitieux. Autobiographique dans sa première partie (Christine y raconte comment Fortune
l'a changée en «homme», chef de famille et écrivain), l'oeuvre se veut une sorte d'histoire
universelle: l'auteur nous décrit, dans le château de Fortune, tour à tour la salle où se trouvent
les portraits de Philosophie et des autres sciences, celle où sont présentées les «mutations de
Fortune», les hauts faits accomplis depuis le commencement du monde, avec quelques brèves
allusions à l'histoire contemporaine. Cet itinéraire permet à notre femme-auteur d'insérer sa
propre histoire dans celle des hommes illustres, la dimension autobiographique se fondant
dans l'écriture allégorique.

Les oeuvres en prose de Christine attestent surtout son intérêt pour la problématique
politique et morale (Livre des faits et bonnes moeurs du roi Charles V - 1404, Lamentation
sur les maux de la guerre civile - 1410, Livre de la paix - 1412) de même qu'une certaine
vocation pédagogique (Livre du corps de Policie - 1404-1407, Livre des fais d'armes et de
chevalerie - 1410), bien que la distinction entre oeuvres en vers et en prose semble assez
artificielle, les deux s'inscrivant dans la même thématique (le rêve, la confidence
autobiographique, l'intervention de Nature).

Appréciée de son vivant et après sa mort, Christine s'inscrit dans la tradition poétique
de son siècle, qu'elle exploite mais qu'elle dépasse en même temps, transformant l'objet de la
poésie en objet de l'écriture.

L'intérêt de son oeuvre est à chercher aussi dans la ténacité avec laquelle elle édifie de
livre en livre une image nouvelle de la femme, capable non seulement d'étudier mais de
transformer son effort studieux en écriture. Dans presque toute son oeuvre, Christine se donne
pour but de célébrer la dignité sinon la gloire des femmes, dont elle assume les justes
combats, s'ingéniant à faire reconnaître leurs mérites moraux, politiques ou intellectuels, qui
les rendent dignes d'habiter la «Cité des Dames».

4. L'âge de Mélancolie: Charles d'Orléans (1394-1465)

À sa naissance, Charles d'Orléans semble promis à une brillante destinée. Par sa mère,
Valentine Visconti, fille du duc de Milan, femme intelligente et cultivée, il aurait pu être
introduit à l'effervescence de la Renaissance italienne. Il ne se rendra en Italie que sur le tard,
en 1448, pour revendiquer l'héritage maternel d'Asti. Trop tard pour être touché par le dolce
stil nuovo et l'introduire en France: il restera pleinement poète de son temps et il faudra
attendre Marot pour voir apparaître en France le sonnet. Par son père, le brillant et séduisant
Louis d'Orléans, frère du roi Charles VI et chef du parti nationaliste, il paraît voué à jouer un
rôle politique de premier ordre, d'autant plus que, depuis 1392, le roi son oncle est fou et donc
incapable de gouverner. Malheureusement Louis d'Orléans sera assassiné en 1407, sur l'ordre
du duc de Bourgogne Jean sans Peur. Une année plus tard, son épouse le suit dans la tombe. À
quatorze ans, le jeune Charles, marié à sa cousine, veuve du roi Richard II d'Angleterre, se
retrouve seul, obligé à prendre la relève de son père dont il doit d'abord venger la mort. Veuf
lui-même quelques mois après son mariage, il épousera en 1410 Bonne d'Armagnac, la fille
de son allié le plus important, et aura juste le temps de vaincre les troupes de Jean sans Peur,
l'ennemi juré, en 1414. Une année plus tard, c'est le désastre d'Azincourt (1415). Charles sera
fait prisonnier et passera vingt-cinq ans en captivité en Angleterre, le temps de ramasser
l'immense rançon exigée pour sa libération. Certes, il ne sera pas toujours mal traité, surtout
lorsqu'il sera l'hôte du duc de Suffolk, devenu son ami en 1432. Mais il est loin de son pays,
séparé du destin politique qu'il croyait être appelé à jouer, obligé de céder à son beau-père, le
comte d'Armagnac, la direction de la faction nationaliste, réduit à attendre vainement «un
plaisant vent venant de France» qui lui amènerait «la nef de Bonne Nouvelle», finissant par
s'allier avec le fils de son ancien ennemi, le duc de Bourgogne Philippe le Bon, qui se
dépensera d'ailleurs beaucoup pour le faire libérer, en 1440. Entre temps, sa femme était
morte, en 1437, et le prince épousera la très jeune Marie de Clèves. Il croit, enfin, que le
temps de l'action est venu, mais sa longue captivité, ses sympathies anglaises, son absence de
réalisme politique rendent sa loyauté suspecte à son neveu, Charles VII. L'échec de sa
«campagne» d'Italie (1448) met un terme définitif à ses velléités politiques et le duc, plus que
jamais poète et non pas prince, se retirera à Blois, se contentant de présider une cour
désoeuvrée, dont le prestige littéraire autant que la générosité du prince-poète attirera les
rimeurs de partout: Villon y fut aussi du nombre, remportant le grand prix du concours de
ballades sur le vers inaugural donné «Je meurs de soif en couste [auprès de] la fontaine...».
Peu à peu, l'ennui, le désoeuvrement, la résignation gagneront ce rêveur inadapté, en butte au
mépris de son «politique» neveu Louis XI. De plus en plus absent au monde qui l'entoure, il
mourra le 4 janvier 1465, non sans avoir fait ses adieux:

«Bien sanglé fus d'une estrete courroye,

Que par âge convient que la délie:

Saluez moy toute la compaignie!»

(Rondeau 344)

Cette brève évocation peut donner l'impression d'un destin manqué, d'une vie mêlée de
force à l'histoire, d'où l'héroïsme est absent. Il est vrai que Charles d'Orléans est très peu
prince et avant tout un artiste. Ou plutôt, en lui «le poète s'est enfin identifié avec le Prince:
l'auteur de la ballade, avec celui à qui s'adresse l'envoi» (P. Zumthor, 1972). Au-dessus de la
mêlée, il joue le jeu de la poésie, qui pour lui est le jeu de sa propre vie. On le voit au soin
qu'il met à copier de sa main le recueil de ses oeuvres, vers 1450-1455, à côté des pièces des
poètes dont il s'entoure ou qui lui rendent visite occasionnellement. On le voit surtout dans la
prétendue transparence de son oeuvre, qui épouse parfaitement le cours même de son
existence. Car le poète ne parle dans ses vers que de lui-même. Composés selon l'humeur et
les circonstances, les poèmes ont pu s'organiser dans les manuscrits de façon à suggérer une
évolution chronologique: d'une poésie d'amour assez conventionnelle, placée entièrement sous
le signe de l'inspiration courtoise, au désénchantement de la vieillesse désabusée. La création
poétique de Charles d'Orléans s'organise ainsi selon deux volets majeurs: un «Livre d'amour
et de jeunesse» et un «Livre de fortune et de vieillesse», mais reste toujours confinée à
l'exploration de l'espace intérieur.

Deux grands thèmes président à la poésie de Charles d'Orléans: la réflexion sur le


Temps et la réflexion sur le Moi. La vie en captivité rend le poète particulièrement sensible
aux dates: le Nouvel An, le premier mai, fête de la reverdie, la Saint-Valentin, fête des
amoureux. Dates qui scandent les petits plaisirs d'une partie d'échecs, d'un bal ou d'une chasse
(il dédiera un rondeau à son chien Briquet, «aux pendantes oreilles») mais surtout un
quotidien, semblable à lui-même, où le captif doit s'accomoder au «presque rien» qui est sa
vie. Poésie qui capte l'instant, mais pour le placer dans la perspective du vieillissement. Car le
temps, le redoutable passage des heures, rapproche immanquablement de la fin:

«Le Temps passe comme le vent:


Il n'est si beau jeu qui ne cesse.»

(Ballade 122)

Le Moi est lui aussi modelé par le temps. Entièrement fidèle à la tradition, le poète
puise son inspiration à la fin'amors, traçant l'itinéraire d'un «coeur d'amour épris», selon une
mise en scène héritée du Roman de la Rose. Si l'allégorie est omniprésente, il n'est pas moins
vrai que son extrême discrétion dans l'usage des procédés de rhétorique, lui permet de
dépasser l'artifice gratuit. Le jeu formel discipline l'émotion et la poésie amoureuse devient
peu à peu journal de l'exil, sorte d'autobiographie sentimentale: tristesse de la captivité et
espoir de la délivrance, douleur pour la mort de la bien-aimée. «Pour ce que Plaisance est
morte», le poète devient «celui au cueur vestu de noir», «Escollier de Merencolie», errant «en
la forest de Longue Actente», pour choisir enfin de s'enfermer au manoir de Nonchaloir.

«Qui a toutes ses hontes beues,

Il ne lui chault que l'en lui die,

Il laisse passer mocquerie

Devant ses yeulx, comme les nues.»

(Rondeau 201)

Détachement qui n'est que le résultat d'une sagesse:

«Devenons saiges desormais,

Mon cueur, vous et moy, pour le mieulx; [...]

Passer fault nostre temps en paix,

Veu que sommes du renc [rang] des vieulx»

(Rondeau 293).

Devenu sage, le poète trouve son seul plaisir à la pensée, à l'évocation des souvenirs ou
à la rêverie intime:

«Il n'est nul si beau passe-temps

Que se jouer à sa pensée»

(Rondeau 406)

et le coeur trouvera enfin ce Nonchaloir fait de détachement, de refus de participer au


jeu amoureux ou politique, à l'événement: «Je n'ai plus soif, tarie est la fontaine».

De plus en plus accablé par Merencolie, le poète se retrouve séparé de son être, en proie
à l'ennui, expression de ce creux intérieur, du mal de vivre qui annonce le spleen baudelairien:

«Je ne voy rien qui ne m'anuye

Et ne sçay chose qui me plaise»

(Rondeau 239).

Ennui qui le sépare de lui-même mais qui l'oppose surtout au monde, l'obligeant à
s'observer soi-même comme un autre, à faire de lui-même l'objet de son livre:

«Le monde est ennuyé de moy

Et moy pareillement de lui;

Je ne cognois rien au jour d'ui

Dont il me chaille que bien poy [peu]»

(Rondeau 187).

Le moi et le monde sont donc à égalité, deux partenaires ou plutôt deux adversaires,
alors que la séparation je/monde était impensable pour le grand chant courtois. Le Je n'est plus
intégré au monde: devenu pleinement individu, il s'y oppose, occupant le devant de la scène,
tout en feignant de se retirer dans les coulisses.

La poésie revient à son lieu d'origine. D'où la prédilection de Charles d'Orléans pour les
formes à refrain, ballade et surtout rondeau, qu'il porte à leur perfection, lesquelles, insistant
sur le motif initial, imposent une image symbolique, souvent sentence ou proverbe, expression
d'une sagesse, d'une émotion contenue, expression surtout d'un moi.

Un monde finit avec Charles d'Orléans: sa poésie n'est plus tendue vers la joie, cette
joie du coeur et joie de la cour, mais traduit la tristesse intérieure d'un je atteint d'un ennui
incurable, les tours et détours d'une conscience que hante le temps qui passe, emportant
définitivement la «bonne foi», la fidélité, l'héroïsme, les valeurs d'un monde définitvement
révolu.

5. À l'aube de l'âge moderne: François Villon (1431-1463?)

En 1457, François Villon participait à Blois au concours de ballades organisé par


Charles d'Orléans sur le thème «Je meurs de soif en couste [auprès de] la fontaine». Il allait
remporter le premier prix. La poésie réunissait le prince et le truand, deux destinées en tout
point opposées, mais qui allaient pourtant marquer de leur sceau toute la création poétique du
XVe siècle.

Nous avons si peu de données historiquement vérifiables sur la vie de celui que l'on
tient pour «dernier poète du Moyen Âge et premier poète des temps modernes» que nous
sommes naturellement portés à faire confiance aux «aveux» du poète même, en oubliant que
l'«autobiographie» était un genre quasi-inexistant à l'époque médiévale et, surtout, que la
«vérité» que l'oeuvre propose de son auteur est celle qu'il veut nous faire voir, ni vraie ni
fausse ou plutôt vraie et fausse à la fois.

Les seules informations que nous possédons de la vie de Villon relèvent des inscrits
universitaires ou des archives judiciaires et elles dessinent une biographie qui tient en
quelques dates. De son vrai nom François de Montcorbier ou des Loges (voilà déjà une
première incertitude!) est né à Paris entre le 1er avril 1431 et le 19 avril de l'année suivante, si
l'on en croit le Testament. Orphelin de bonne heure, il est confié par sa mère au riche
ecclésiastique Guillaume de Villon, qui fut pour lui «plus qu'un père» et dont il empruntera le
nom. C'est à la générosité de son tuteur qu'il doit de faire des études à la Faculté des Arts de
Paris. Bachelier en 1449, il obtiendra sa licence et sera reçu maître ès arts en 1452. Titre qui
ne lui vaudra pas toutefois richesse et renommée et n'empêchera pas «maître» François Villon
d'être entraîné sur une mauvaise pente. En juin 1455, à la suite d'une querelle, il blesse
mortellement un prêtre. Le voilà obligé à quitter la ville. Les lettres de rémission de Charles
VII de janvier 1456 lui permettent de revenir à Paris. À la fin de la même année,
probablement autour de Noël, il participe en compagnie de quelques complices, dont certains
appartenaient à la fameuse bande des Coquillards, au vol du Collège de Navarre, dérobant
cinq cents écus d'or. Il quitte à nouveau, par prudence, la capitale. C'est alors qu'il compose le
Lais ou Petit Testament, alléguant de quitter Paris à la suite d'une déception amoureuse.
Pendant quatre ou cinq ans, de 1456 à 1461, il va fréquenter la cour de Blois et celle du duc
Jean de Bourbon, à Moulins. Au cours de l'été 1461, on le retrouve à Meung-sur-Loire, jeté en
prison pour une raison inconnue, sur l'ordre de l'évêque Thibault d'Aussigny. Bénéficiant
d'une grâce collective octroyée par Louis XI, il peut revenir à Paris, mais ce sera pour y être
bientôt incarcéré, au Châtelet, à la suite d'un autre vol au Collège de Navarre. De nouveau
libéré, il est mêlé à une bagarre, au cours de laquelle un notaire pontifical trouve la mort.
Compte tenu de ses antécédents, il sera condamné à être «pendu et étranglé». Dans ces
circonstances il écrit sa célèbre «Ballade des pendus» (Épitaphe Villon). Il fait appel au
Parlement de Paris qui commue sa peine en bannissement pour une période de dix ans. Villon
quitte alors Paris et, à partir de 1463, on perd toute trace de lui.

En plus de son oeuvre majeure, le Testament (1461), de Villon nous sont parvenus le
Lais (1456), quelques ballades composées dans le jargon des Coquillards, d'interprétation
difficile, et des Poésies diverses, parmi lesquelles certaines de ses pièces les plus célèbres
(Débat du Coeur et du Corps de Villon, l'Épitaphe Villon, plus connue sous le nom de Ballade
des pendus). Comme Charles d'Orléans, Villon est entièrement poète de son temps. Les
formes qu'il utilise (le huitain d'octosyllabes - ababbcbc -, la ballade, le rondeau) sont en
vogue à la fin du Moyen Âge. Il en est de même pour les thèmes de sa poésie. Reprenant la
tradition des Congés du XIIIe siècle de même que celle, plus récente, des testaments réels et
parodiques, le Lais, appelé aussi parfois Petit Testament (320 vers groupés en huitains
octosyllabes) invoque une déception amoureuse suite à laquelle le poète se serait exilé à
Angers. Composé de l'aveu même de celui qui se nomme «Je, François Villon, escollier», (v.
2) «Sur le Noël, morte saison» (v. 10), de l'an «Mil quatre cent cinquante et six» (v. 1), le Lais
se présente comme un adieu à l'amour. En fait, le texte est contemporain du vol perpétré au
Collège de Navarre. Scandant ses legs parodiques - il lègue des biens qu'il ne possède pas à
des destinataires présentés de façon ironique - de la formule Item, normalement utilisée dans
un testament réel, il finit par s'endormir au son de la cloche de la Sorbonne annonçant
l'Angélus. À son réveil,

«... le bon renommé Villon,

Qui ne mange figue ne date;

Sec et noir comme escouvillon [balai de four]»

(v. 314-316)

trouvant son «encre gelé» et son «cierge soufflé» se déclare incapable de finir son
poème. L'état de quasi-inconscience qui le «délivre» de sa responsabilité poétique l'exonère
aussi de la responsabilité du vol.

Le ton change avec le Testament. Les circonstances ont changé, les dispositions du
poète aussi. S'il ne s'est pas départi de son humour, il fait place à la méditation sérieuse, plus
personnelle. La structure aussi est plus complexe (186 huitains dans lesquels sont insérés 15
ballades, une double ballade et trois rondeaux, soit en tout 2023 vers). Le Testament reprend
le motif de la disposition testamentaire, du présent crucial confronté à l'imminence de la mort,
pour revenir sur le passé. Car le poète veut surtout se disculper, se justifier, en rejetant la
responsabilité de ses erreurs sur le destin, sur la pauvreté, sur sa malchance en amour, sur
l'ingratitude des amis, sur la cruauté des persécuteurs, de l'évêque Thibault d'Aussigny en
premier lieu, noirci à plaisir.

Si l'organisation du texte au gré des legs plaisants (il lègue à son «plus que père»,
Guillaume Villon, la bibliothèque qu'il ne possède pas), cruels ou touchants (il fait don à sa
mère de la Ballade pour prier Notre Dame qu'il prend toutefois le soin de signer en acrostiche)
empêche de parler dans le cas du Testament de plan rigoureusement établi, on peut toutefois
dégager quelques grands mouvements du texte. Il y a d'abord le regret du temps, de la
jeunesse perdue:

«Je plaings le temps de ma jeunesse,

Ouquel j'ay plus qu'autre gallé[1],

Jusque à l'entrée de vieillesse,

Qui son partement m'a celé[2].

Allé s'en est, et je demeure,

Pauvre de sens et de sçavoir,


Triste, failly, plus noir que mûre,

Qui n'ay ne cens, rente, n'avoir;»

(v. 169-172.176-179),

l'angoisse devant la mort inévitable:

«La mort le fait fremir, pallir,

Le nez courber, les veines tendre,

Le col enfler, la chair mollir,

Joinctes [tendons] et nerfs croistre et estendre».

(v. 321-324),

la fuite du temps et la fragilité de l'homme, le désenchantement devant les déceptions


amoureuses, le retour sur soi-même du pécheur repenti:

«Pauvre je suys de ma jeunesse,

De pauvre et de petite extrace [extraction].

Si [Ainsi] ne suys, bien le considère,

Filz d'ange, portant dyadème

D'étoile ne d'autre sydère [astres].»

(v. 272-273.297-299);

enfin, les legs satiriques ou burlesques, constituant les trois cinquièmes du texte.

Les ballades insérées entre les huitains, rattachées parfois par un lien assez mince au
contexte, reprennent, en les élargissant, les thèmes obsessifs du poète: la fuite inexorable du
Temps qui emporte vers le néant la beauté («Mais où sont les neiges d'antan?» - Ballade des
Dames du temps jadis) autant que la prouesse («Mais où est le preux Charlemagne?» -
Ballade des Seigneurs du temps jadis); le désir de vengeance contre la trahison de son amie:

«Faulse beaulté, qui tant me couste cher,

Rude en effet, hypocrite doulceur;...

Charme felon, la mort d'ung povre cueur;


Orgueil mussé [caché], qui gens met au mourir;»

(Ballade à s'amie);

la nostalgie de la bonne vie aisée qu'il n'a pas pu avoir («Il n'est tresor que ne vivre à son
aise» - Les Contredits de Franc Gontier).

Si les formes poétiques et la thématique du testament sont, en somme, traditionnels, il


faut chercher ailleurs les arguments qui font de Villon «le premier poète des temps
modernes». Tout d'abord dans l'omniprésence du je, occupant dès les premiers vers le devant
de la scène:

«En l'an trentiesme de mon eage,

Que toutes mes hontes j'eus beues,

Ne du tout fol, ne du tout sage»

(v. 1-3).

Villon annonce donc d'entrée de jeu qu'il parlera de lui-même et rien que de lui: «De
moi, povre, je vueil parler» (v. 657). Un moi adoptant diverses postures, mais toujours «en
situation», laissant transparaître ses hantises et ses obsessions, donnant libre cours à ses
rancoeurs et à ses récriminations, avouant ses contradictions. Moi exacerbé au point de se
dédoubler dans le Débat du Coeur et du Corps, déchiré par le combat entre le penchant à la
vie facile et l'idéal de la vie morale. Combat perdu par la malveillance de Saturne qui préside
à sa destinée:

«D'ond vient ce mal? - Il vient de mon malheur.

Quand Saturne me feit mon fardelet,

Ces maulx y mist, je le croy. - C'est foleur:

Son seigneur es, et te tiens son valet.»

La sagesse du coeur, impuissante à convaincre, se voit forcée d'abdiquer devant la


détermination du corps à suivre la pente de ses appétits:

«Plus ne t'en dy. - Et je m'en passeray.»

Dédoublement de l'acte et de la conscience, censé susciter la compassion du lecteur pour


le «povre Villon».

Paradoxalement, ce retour sur soi s'ouvre au dialogue avec un ou des interlocuteurs (voir
les Regrets de la belle Heaulmière, suivis de la Ballade de la belle Heaulmière aux filles de
joie) avant d'aboutir à une poésie de méditation, qui dépasse les limites de l'individu pour
aboutir au général. L'appel aux «frères humains» de la plus connue de ses poésies, l'Épitaphe
Villon, efface les frontières entre les bons et les mauvais, réconciliés dans la miséricorde du
«Prince Jhésus». Le nous est ici autant expression d'une solidarité humaine qui semble avoir
cruellement fait défaut au poète que d'un moi «multiplié» dans ses camarades d'infortune,
dont il décrit/imagine le sort, le leur autant que le sien:

«La pluye nous a debuez [lessivée] et lavez,

Et le soleil dessechez et noirciz;

Pies, corbeaulx nous ont les yeux cavez [creusé],

Et arrachez la barbe et les sourcilz.

Jamais, nul temps, nous ne sommes rassis;

Puis ça, puis là, comme le vent varie,

À son plaisir sans cesser nous charie,

Plus becquetez d'oyseaulx que dez à couldre».

Les grandes figures allégoriques héritées de la tradition médiévale, Pauvreté, Fortune,


Temps, Vieillesse, Mort, dessinent elles aussi l'image d'un moi auquel la constance dans la
représentation tient lieu de sincérité. Car le «povre escollier», dépourvu de sens et de
ressources, d'une maigreur proverbiale («moy, plus maigre que chimère» - v. 828), l'amant
martyr n'est peut-être pas le «portrait du poète d'après nature», mais le personnage qu'il veut
être, qu'il fabrique à travers l'expression directe de l'ironie, de la facétie, de la nostalgie, de la
confession, de l'angoisse.

Ce «je» présent sous toutes ses facettes réussit, en se servant de thèmes traditionnels et
banalisés, à se débarasser des vains ornements de la rhétorique et à proposer une vérité
personnelle et une vision individuelle du monde. C'est, peut-être, ce qui fait de Villon notre
contemporain.

Orientations bibliographiques

CERQUIGLINI, Jacqueline, «Un engin si soutil». Guillaume de Machaut et l'écriture au


XIVe siècle, Paris, Champion, 1985; La Couleur de la mélancolie. La fréquentation des livres
au XIVe siècle, 1300-1415, Paris, Hatier, 1993.

DUFOURNET, Jean, Recherches sur le «Testament» de François Villon, 2 vol., Paris,


SEDES,
1971-1973.

FAVIER, Jean, François Villon, Paris, Fayard, 1982.


IMBS, Paul, Le «Voir Dit» de Guillaume de Machaut. Étude littéraire, Paris, Klincksieck,
1991.

KUHN, David, La Poétique de François Villon, Paris, Armand Colin, 1967.

PLANCHE, Alice, Charles d'Orléans à la recherche d'un langage, Paris, Champion, 1975.

POIRION, Daniel, Le Poète et le Prince. L'évolution du lyrisme courtois de Guillaume de


Machaut à Charles d'Orléans, Paris, PUF, 1965.

SASAKI, Sighemi, Sur le thème du nonchaloir dans la poésie de Charles d'Orléans, Paris,
Nizet, 1974.

WILLARD, Charity, Christine de Pizan. Her Life and Works, New York, Persea Books,
1984.

[1] Pendant lequel plus qu'un autre je me suis amusé.

[2] Le temps de jeunesse, qui m'a caché son départ jusqu'à l'entrée dans la vieillesse.

<<Pagina anterioarã | Home | Despre autor | Pagina urmãtoare>>

© Universitatea din Bucuresti 2003.


No part of this text may be reproduced in any form without written permission of the
University of Bucharest,
except for short quotations with the indication of the website address and the web page.
This book was first published on paper at the Editura Universitatii, under ISBN 973-575-728-
1
Comments to: Mihaela VOICU; W

Vous aimerez peut-être aussi