Cours Complet Littérature
Cours Complet Littérature
Cours Complet Littérature
Introduction
I. Cultural studies
III. Le postmodernisme
Les travaux sur les liens entre l’anthropologie et la littérature remontent aux années 80, mais ces deux
dernières décennies ont vu une montée en puissance de l’intérêt porté à ces liens. De nombreuses
interrogations se sont précisées:
● Quelles sont les conventions littéraires de l’anthropologie?
● Comment fait-elle pour produire les connaissances et les transcrire en textes analytiques fins
et complets?
● Comment s’organisent les ambitions littéraires et scientifiques de la discipline?
Ces réflexions ont enrichi la connaissances des deux disciplines isolément en plus de définir leurs
rapports. Tous ces travaux constituent un corps analytique important, qui permet de modéliser
plusieurs jalons afin de répondre aux problématiques posées.
Au sein des sociétés à écriture, il y a plusieurs manière d’utiliser l’écrit : certaines transcrivent des
faits réels (scribes etc), des témoignages historique (de pouvoirs politiques, d’affrontements…).
D’autres élaborent des oeuvres de fiction sur des mondes passés et futurs… De la même façon, on
peut rechercher des écrits ethnographiques dans des récits littéraires, méthode qui nécessite une
approche critique mais peut se révéler très riche en informations: tout n’est pas inventé.
Ces évolutions transforment les modes d’analyse de la littérature. On voit donc que les relations entre
les disciplines provoquent des changements, des interrogations dans chacune d’elles. Ce cours
procède de ces évolutions. Commençons par étudier le processus d’autonomisation de la
littérature.
Première partie: autonomies et relations.
En effet, elle paraît aller de soi dans nos sociétés: omniprésente en Occident, elle entoure les
individus, qui ont tous une expérience individuelle de la littérature. Elle fait d’ailleurs partie de l’un
des pans les plus caractéristiques de la “culture” en tant que productions humaines. Elle bénéficie
d’une forte respectabilité qu’elle a acquérit par des mécanismes de consécration (prix, critiques…) qui
lui confèrent une valeur culturelle, marchande et symbolique.
Mais la littérature n’a pas toujours été conçue sous un angle esthétique, comme une catégorie
culturelle. Afin de retracer sa formation, 3 regards seront nécessaires:
Objectifs du chapitre
Passer par l’histoire afin de comprendre comment la littérature a acquis la définition qu’on lui connaît
aujourd’hui: un ensemble d’oeuvres, produit d’un génie créateur, porteur d’une haute valeur
culturelle et donnant à des formes de délectation esthétique.
Pour Paul Bénichou, un critique et spécialiste de l’histoire littéraire, cette période, c’est celle du sacre
de l’écrivain. Ce personnage devient une figure quasi-sacrée, et cette distinction s’étend à la
littérature toute entière. Bénichou analyse alors les circonstances et conséquences de ce sacre. Il
emploie ce terme en développant une théorie d’anthropologie religieuse: la période du sacre de
l’écrivain est marquée par un recul des autorités religieuses: il y a un transfert de sacralité des
oeuvres religieuses vers des oeuvres culturelles.
En effet, la religion traite de quelque chose d’ineffable, très difficile à atteindre, et la littérature
reprend ces caractéristiques: les quelques élus qui produisent des oeuvres de génie vont créer de la
littérature qui transcende, donne le sentiment de sublime jusque là réservé aux objets marqués du
sceau de la religion.
Bourdieu dresse un constat analogue, mais en insistant sur d’autres aspects dont Bénichou ne tient
pas compte:
- la littérature prend ses distances avec le politique et l’économique: on n’écrit plus pour
plaire au prince, on écrit pour soi / écrire pour le succès est perçu comme vulgaire.
- la littérature devient un espace de pratiques, représentations, jugements, qui accède à sa
propre autonomie, devient une chose en soi, un art “pur” soumis à des règles. Au 19ème
siècle, on théorise le concept d’art pour l’art, se valant à lui-même.
Fabre complète l’analyse de Bénichou et Bourdieu en expliquant que cette élaboration historique de la
figure de l’écrivain a des conséquences sur les formes de vie (poète maudit) et les représentations du
corps. On voit apparaître, lors de cette période, ce processus de redéfinition complète de la
littérature.
Le changement de fonction et la valeur culturelle acquise par l’écriture a des conséquences sur la
façon dont sont perçus les mots qui s’y rattachent. Appuyons nous sur l’Encyclopédie des Lumières
de Diderot et d’Alembert (1751-1772) qui définit comme suit:
- Littérateur: terme péjoratif
- Grammairien: personne cultivée qui étudie la poésie et l’éloquence en plus de connaître
parfaitement la langue.
- Gens de Lettres: c’est cette dernière catégorie qui va devenir très reconnue. Un homme de
lettre, c’est un philosophe ayant le goût de l’écriture. Il devra avoir publié dans différents
formats, et être aussi performant en sciences qu’en littérature. Les gens de Lettres
deviennent classe culturelle issue de strates sociales élevées, avec une définition très
excluante.
Les gens de Lettres, élite intellectuelle, savent manier deux disciplines que l’on n’associe plus du tout
aujourd’hui: sciences et littérature. Il y a donc eu un double mouvement au sein de nos catégories de
représentations:
- Dissociation entre sciences et littérature
- Associations de groupes d’écrits: sciences, philosophie, arts...
La littérature est donc devenue incompatible avec les sciences. Au 18ème siècle, on considère que
c’est le même mouvement de la pensée humaine qui produit tous les types d’écrits. Cette
différence est fondamentale, car elle explique la mise en valeur de la philosophie, censée incarner
l’exercice le plus poussé de cette pensée humaine rationnelle et argumentative.
L’amoindrissement du dogme religieux voit alors apparaître la figure du philosophe comme guide
de l’esprit humain, ayant pour ambition d’attaquer les valeurs en places pour y substituer de
nouvelles. Cette sacralisation de l’écrivain philosophe se retrouve dans les grandes manifestations qui
entourent les évènements de la vie des grands philosophes à cette époque (entrée de Voltaire au
Panthéon). Les philosophes ont eu un rôle important dans la reconstruction du monde
post-révolutionnaire. Certains se sont tournés vers l’exploration des modes de fonctionnement
d’autres systèmes sociaux (sociétés anciennes mais aussi lointaines) pour recréer de la solidarité
après avoir déconstruit les valeurs de l’Ancien Monde.
Glissement de la philosophie à la poésie
Mais ce règne tend à perdre de sa puissance après la Révolution: les avenirs radieux promis ne sont
pas vraiment au rendez-vous. Il y a émergence de critiques d’une forme de prétention de la raison qui
mène à un retour à des valeurs conservatrices. Des mouvements réactionnaires, contre-révolutions,
anti-philosophiques, fleurissent un peu partout. On cherche alors à éviter la doctrine, la froideur de la
raison: on valorise l’émotion comme une valeur supérieure. On trouve alors du réconfort dans la
religion mais aussi dans la recherche du sublime, de l’esthétique, qui semble trouver son incarnation
dans la poésie (auparavant perçue comme subalterne au sein de la Littérature). La poésie est vue
comme requérant des émotions fines et ciselées lors de son écriture et suscitant ces mêmes émotions à
la lecture: la beauté n’évoque plus des idées, elle suscite des émotions. Elle est au centre des
préoccupations dans la période contre-révolutionnaire: le meilleur support de cette beauté, c’est la
poésie.
La religion représente une source d’inspiration pour l’expression poétique, et l’expression des
émotions: elle parle de choses transcendantes, et la poésie est un vecteur de cette transcendance,
puisqu’elle tend vers le sublime. C’est ce qui participe du fait qu’on retient le côté esthétique
inhérent à la Littérature.
En clair, on recherche la transcendance sans passer par Dieu, en conciliant une condition humaine
limitée et la poursuite d’idéaux. L’artistique devient alors l’expression de la capacité humaine à
ressentir des émotions sans passer par la religion.
Bénichou montre que le mouvement romantique qui se constitue en France au 18/19ème siècle est un
“pouvoir spirituel nouveau”. Dans Le sacre de l’écrivain, il écrit que “le romantisme exclut à la fois la
religion traditionnelle et la foi philosophique en l’homme, mais il ne les exclut l’un l’autre que pour
les concilier en lui.” C’est avec ce point d’aboutissement qu’il utilise l’expression “sacre de
l’écrivain”: en effet, l’écrivain acquiert un pouvoir quasi-sacré qui fait du poète quelqu’un qui est
devenu “vérité, religion et lumière” La littérature finit dans le premier tiers du 19ème siècle par être
conçue sous l’angle de sa valeur esthétique, principalement au travers d’écrits d’imagination.
Pierre Bourdieu (1930-2002) est un sociologue français de renommée internationale. Ses objets
d’étude privilégiés recouvrent à la fois l’enseignement supérieur, la culture, l’anthropologie
économique...
Dans cette partie on s’appuie sur son ouvrage Les règles de l’art (1992), plus précisément la première
partie, consacrée aux mécanismes d’autonomisation du champ littéraire.
Pour Bourdieu, il faut partir d’éléments externes afin de reconstruire le champ de la Littérature. Il
part de la structuration générale de l’espace social, pour mettre au jour la structuration de la littérature
dans cet espace, puis la position des acteurs dans la littérature, et enfin les moyens mis à leur
disposition… afin de comprendre les comportements des acteurs.
Il s’agit donc de repositionner les oeuvres dans un espace social conçu comme relationnel, pour
rompre avec le sens commun et l’idée d’un génie créateur isolé. Bourdieu est donc fortement
influencé par le structuralisme, en faisant prévaloir les relations sur les éléments. Il applique
cette analyse relationnelle aux espaces sociaux en premier lieu, avec l’idée que dans les sociétés
européennes on a assisté à une subdivision de ces espaces → c’est la théorie des champs.
Il s’agit d’une théorie à caractère agonistique: les champs sont des sous-espaces sociaux qui
communiquent les uns avec les autres, ce sont des espaces de tension, de luttes, pour la définition des
raisons d’agir dans ces champs. Bourdieu combine trois analyses:
1) Analyse relationnelle →Un champ existe dans son rapport avec les autres, puisque c’est un
sous-espace du social. Il n’est pas réel, mais rend compte du réel: c’est une conception
dynamique et relationnelle. Chaque champ possède ses propres lois, et des enjeux qui lui
sont propres: il acquiert ainsi une autonomie, une légitimité. Plus on agit dans le champ, plus
il devient aboutit, plus il diffuse la croyance en lui-même: par le fait qu’il porte des enjeux,
intérêts, croyances, le champ est toujours un espace de lutte.
2) Analyse positionnelle →L’existence de cette structure de relations soumet les individus à des
tensions, des rapports de forces. Lorsque l’on prend un champ autonome, structuré par des
repères qui ordonnent sa structuration, on observe que les positions dans le champ ne sont pas
identiques, ni homogènes. Comprendre la position d’un acteur permet alors de déterminer
ses raisons d’agir, son comportement.
3) Analyse dispositionnelle → En plus de comprendre la position d’un acteur, il faut réaliser une
dernière analyse: celle des moyens qui lui sont mis à disposition. Cela dépend des ressources,
des origines, des trajectoires sociales des individus. Bourdieu appelle cela des capitaux: les
coordonnées de l’acteur lui font bénéficier de certains capitaux. Le champ, de par son
mode de fonctionnement, va interagir avec les capitaux. Cela organise les dispositions de
l’acteur à l’action dans le champ (stratégies, comportements).
Toutes ces dispositions qui mènent à un comportement particulier, Bourdieu les introduit dans son
concept d’habitus. Celui-ci est considéré comme un rapport au monde, une manière de le concevoir
et d’y agir. Une partie de nos habitus nous est transmise par héritage. On acquiert également une
partie de ces dispositions, mais la manière de les acquérir dépend également de la culture, de l’origine
sociale des acteurs.
Bourdieu montre donc que l’on se trompe lorsqu’on imagine l’écrivain en génie solitaire: il écrit en
fonction de sa position et de ses dispositions dans le champ littéraire. Avant l’autonomisation de
celui-ci, les écrivains avaient une position subordonnée aux champs politiques et économiques
principalement:
- Politique: les écrivains dépendaient alors d’un mécène/commanditaire. Sous le second
empire, Napoléon III développe un pouvoir politique hostile à la création littéraire, qu’il
cherche à contrôler. Les écrivains font face à la censure et parfois à des procès pour atteinte
aux bonnes moeurs (Les fleurs du mal de Baudelaire notamment).
- Économique: avec la montée en puissance de la bourgeoisie marchande, il y a un
développement de la consommation culturelle: les auteurs écrivent pour plaire à un public
fortuné.
Ainsi, on voit arriver à Paris une flopée de gens de classe moyenne, avec de l’éducation mais pas
d’emploi, attirés par la fonction d’écrivain. Leurs caractéristiques sociales les mènent à emprunter un
mode de vie alternatif, anti-conformiste et anti-bourgeois: c’est l’apparition de la vie de Bohème. On
entre dans un apport doloriste au monde avec la construction de la figure de l’écrivain-martyr. Cela
participe à l’autonomisation du champ littéraire: on tente de se détacher du champ politique et
économique, notamment en développant la pensée selon laquelle un bon écrivain n’est pas un écrivain
reconnu, et certainement pas reconnu par la bourgeoisie. Le monde de l’art devient un empire dans
l’empire.
L’art pour l’art: il s’agit de rendre compte par cette expression d’une volonté de distanciation avec
l’art bourgeois et l’art réaliste, en essayant de combiner forme et fond par un axe novateur, original,
censé renverser les codes établis.
Bourdieu, pour en revenir à lui, montre que cette nouvelle avant-garde s’est constituée par rapport à
des standards préexistants (la figure du bourgeois, le conformisme, le réalisme…): cela lui permet
de dire que c’est par haine du réalisme que Flaubert a écrit L’éducation sentimentale mais aussi
Madame Bovary. Il souhaite “bien écrire le médiocre”, redonner une valeur esthétique a une
population sans réelle valeur sociale:
- les réalistes décrivent le réel
- Flaubert écrit le réel
Ce n’est pas un texte sacré sorti d’une imagination géniale et isolée, mais bien une prise de position à
l’égard des réalistes, de la bourgeoisie (qu’il dépeint dans Madame Bovary) et de la politique (il se
voit dresser un procès pour ledit roman). Il est ainsi un des acteurs majeurs de la transformation
du champ littéraire.
Daniel Fabre (1947-2016) est un anthropologue français qui s’est intéressé aux populations rurales du
Sud de la France, mais aussi aux contes, à la jeunesse, à l’art, la culture et le patrimoine; et bien
entendu à la littérature. C’est dans Proust en mal de mère: une fiction du créateur (Gradhiva, 2014)
qu’il apporte une perspective complémentaire aux travaux de Bénichou et de Bourdieu. Il montre
que les processus du sacre de l’écrivain et de l’autonomisation du champ littéraire ont des
conséquences sur l’usage de son corps et la perception de soi.
Il tente d’appréhender la façon dont Proust a organisé une Oeuvre-vie, dans l’enchâssement du corps,
de la création et de l’oeuvre littéraire. Il porte son attention sur la manière dont Proust règle sa vie
et sur certaines de ses caractéristiques corporelles (source: Céleste, l’ancienne servante de Proust):
- Un corps délicat
Mécanisme de clôture que l’auteur met en place, Proust se calfeutre totalement: fenêtres
fermées, liège pour diminuer les sons, sélection des invités en fonction de leur odeur… Ce
ressort classique, qu’il pousse à l’extrême, on le retrouve chez de nombreux écrivains: se
soustraire aux agressions extérieures afin de mobiliser l’inspiration. On notera que ce
mécanisme reproduit l’inverse du mode de vie bourgeois du XXème siècle: il refuse
totalement d’altérer sa conscience
- Un espace impersonnel
Son espace intérieur devait lui être le moins familier possible, et l’auteur utilise même le
terme de “non-moi” pour nommer sa pièce de création (son bureau).
Fabre va étayer ce dernier point en expliquant qu’il recherche la figure maternelle, et collecte des
souvenirs qu’il décrit dans A la recherche du temps perdu. Après la disparition de sa mère en 1905,
Proust écrit “On aurait dit qu’une partie de ma poitrine avait été sectionnée par un anatomiste
habile, enlevée et remplacée par une partie égale de souffrance immatérielle, par un équivalent de
nostalgie et d’amour.”
Ce serait donc la création littéraire qui aurait été substituée au vide que cette disparition a
laissé. On parle donc d’une oeuvre qui prend la forme d’un corps perdu.
D’après Céleste, Proust aurait ressenti dans son corps comme une grossesse de femme qui lui aurait
donné des envies similaires: “Je voyais bien que ses envies lui prenaient comme des coups.”. Il le
décrit lui-même de la manière suivante, en associant création et procréation: “Le travail nous rend un
peu mère. Parfois me sentant près de ma fin je me disais, sentant l’enfant qui se formait dans
mes flancs, et ne sachant pas si je réunirais les forces qu’il faut pour enfanter, je lui disais avec un
triste et doux sourire : “ Te verrai-je jamais ?”.
Cet enfant particulier va survivre à Proust et accéder, par l’autonomisation du champ littéraire et le
sacre de l’écrivain, à une forme d’éternité en prenant place parmi les grands textes de la littérature
française.
Conclusion
A faire.
Section 2: le partage des savoirs. Littérature, sciences, anthropologie:
liaisons et différenciations.
Introduction
Cette section se basera sur un ouvrage de Debaene, Les deux livres de l’ethnographe, paru en 2010. Il
y analyse les tentations littéraires des ethnographes (Tristes Tropiques notamment, ou encore
L’Afrique fantôme de Leiris).
Il tente de comprendre les mécanismes qui lient et séparent les deux genres (sciences et littérature)
dans l’anthropologie: comment écrit-on de l’anthropologie scientifique/littéraire?
Dans le mouvement d’autonomisation du champ littéraire, on retrouve l’idée selon laquelle la science
permet de comprendre le réel, sur laquelle la littérature prend appui: elle postule aussi que son
objectif est de comprendre le réel, la société. Mais elle va plus loin en se targuant de comprendre
aussi l’âme humaine. Or, le XIXème siècle a vu se produire une nette séparation entre les genres
narratifs: on sépare le scientifique du littéraire, l’un produisant de la réalité, l’autre produisant de la
fiction. Cela limite donc les prétentions de la Littérature: on lui retire la capacité à écrire le réel et à
comprendre les hommes.
Quelles transformations a apportées la science au sein d’un champ littéraire déjà constitué?
Les hommes de lettres, au travers de l’avènement du roman au XIXème siècle, ont la propriété de
rendre compte des relations sociales, des tendances actuelles… Dès la révolution romantique, la
Littérature est un moyen de sonder non seulement l’âme humaine, mais aussi la société.
Le XIXème siècle est donc caractérisé par un développement et une spécialisation des savoirs,
doublés d’un processus de disciplinarisation. La littérature se nourrit toujours de la science, mais
celle-ci commence à prendre beaucoup d’ampleur:
- développement de la médecine, de la biologie, de la chimie….
- Professionnalisation accentuée du champ scientifique: en 1896-98 il y a des lois de
réorganisation des facultés
- Marginalisation des amateurs
On se questionne alors sur la capacité des sciences à orienter le fonctionnement des sociétés. Tout
comme Zola s’est inspiré de la médecine pour développer le naturalisme, Conte, père de la sociologie
française, développe l’idée d’une augmentation de la rationalité dans les sociétés, à travers la ligne
directrice du positivisme. Ce positivisme, que Conte intègre à sa sociologie, opère un processus de
mise à distance de l’imagination, qui devient un obstacle à l’exercice de l’esprit scientifique.
Et en anthropologie?
Cela se manifeste aussi dans l’anthropologie, qui acquiert progressivement son statut disciplinaire.
S’instaure une ligne de partage entre les écrits relevant de l’imagination, de la fiction, et des écrits
scientifiques. Les sciences créent le langage dans lequel elles peuvent être réfutées: le seul moyen
de congédier les sciences c’est d’utiliser le langage des sciences.
1. Préhistoire
En France, on peut dater la préhistoire de l’anthropologie à la fin du XVIIIème siècle, avec la création
en 1799 d’une éphémère Société des observateurs de l’Homme. Ce qui est important, c’est qu’elle
relève du possible: on commence à penser l’Homme en tant qu’espèce naturelle, et non en tant que
création divine. C’est en effet l’histoire adamique de l’Humanité qui prédomine jusqu’en 1850.
En 1800, le premier guide d’enquête de terrain paraît, écrit par Gérando: Considérations sur les
diverses méthodes à suivre dans l’observation des peuples sauvages.
Il s’agit en fait d’un support à l’expédition Baudin, la première à avoir embarqué un ethnographe (qui
au final a plus été cartographe et espion). L’observation de l’homme est donc directement corrélée au
mouvement exploratoire, qui est-lui même associé à la collection de curiosités.
Finalement, on retrouve dans ce manuel la même conception des sociétés adoptée plus tard par les
évolutionnistes: “ces îles inconnues auxquelles il [l’explorateur] atteint, sont pour lui le berceau de la
société humaine.”.
La création d’espaces d’échanges réunissant des intellectuels qui réfléchissent aux question inhérentes
à l’étude de l’homme attendra 1839, avec la Société d’ethnologie de Paris. S’en suivra la publication,
en 1941, de Des caractères physiologiques des races humaines considérés dans leurs rapports avec
l’Histoire.
L’idée, ici, c’est que la constitution physique des hommes va influer sur leurs us, leurs coutumes,
leur développement: “ce qui nous intéresse, c’est de savoir si les groupes qui forment le genre humain
ont des caractères physiques reconnaissables”. L’histoire va expliquer la physiologie, qui va
elle-même expliquer la culture: les races sont la clé de compréhension des modes de constitution
physique, donc sociale, des individus.
On commence également à réfuter les théories adamiques qui voudraient que la Terre ait été formée il
y a 4000 ans: Cartailhac développe dans les années 60 la notion de préhistoire, qui donnera lieu une
décennie plus tard aux théories de la Haute Antiquité de l’homme.
Pendant ce temps, l’anthropologie ne se détache pas vraiment de son cadre racialiste: de Quartefages
écit dans son Rapport sur les progrès de l’anthropologie qu’il faut s’intéresser au teint, à la forme du
crâne, la forme des cheveux… en ignorant les parures, objets, vêtements. Cela est caractéristique du
fait que les milieux anthropologiques ne bénéficient pas de formation ni de méthodologie: ce sont
de grands rassemblements de médecins, de coloniaux, de géographes, de linguistes…. Les médecins,
surtout, y occupent une place prépondérante, ce qui explique la prévalence des caractéristiques
physiques.
Jusqu’au milieu-fin du XIXème siècle: clés de lecture raciales, emploi très flou du terme
“anthropologie”, pas de méthode, pas de formation pour être ethnologue.
L’Ecole d’anthropologie de Paris, fondée en 1870, n’arrange pas les choses: malgré l’organisation
de congrès internationaux et de la publication d’une revue à partir de 1872, il n’y a toujours pas de
précisions sur la méthode anthropologique. Se développent des conceptions plus que raciales,
carrément racistes et eugénistes, par des auteurs comme Letourneau, de Gobineau, Vacher de
Lapouge, dans les dernières décennies du XIXème siècle.
3. Luttes politiques
Ce qui amène enfin à une transformation de ces conceptions, c’est la globalisation des débats et
l’internationalisation des idées. En effet, l’anthropologie est marquée par des traditions nationales
ancrées (France, Etats-Unis et Angleterre surtout). Ces différentes conceptions s’affrontent dans des
débats internationaux, surtout à propos du totémisme.
Cela va mener un certain nombre d’intellectuels français à mobiliser d’autres manières de penser
l’anthropologie, et à lutter contre la raciologie en s’opposant à la Société d’anthropologie de Paris.
C’est le cas de Durkheim et de Mauss, qui construisent à travers l’Année sociologique (1898) un
réseau internationalisé de publications ethnographiques qui permet de prendre mesure de la diversité
des courants existants.
De 1894 à 1906, l’affaire Dreyfus fait rage: les anthropologues doivent se positionner dans ce
contexte particulier, très politique. La montée de l’antisémitisme en France est cautionnée par la
Société d’anthropologie de Paris, qui sert à la caractérisation scientifique d’un ensemble
d’idéologies ancrées dans la société. Il y a donc une lutte sociale, politique, idéologique entre cette
anthropologie et celle de Durkheim et Mauss (Race et Histoire, réfutation de Gobineau).
Dans ce cadre là, l’école de sociologie française prend une place assez importante: Mauss occupe une
chaire à partir de 1902. Il va jouer un rôle central dans le développement de l’anthropologie en
France: il porte l’héritage de l’école française de sociologie. La première Guerre Mondiale va en
effet être une hécatombe pour l’école de socio française: Durkheim et son fils, Hertz et d’autres
meurent au front.
- il aide Rivet dans son projet de modernisation du musée du Trocadéro. En effet, Rivet
arrive à sa tête en 1928, et veut en faire une grande institution, à la fois scientifique et
culturelle: cela deviendra le Musée de l’Homme en 1938, un musée-laboratoire où l’on
conserve des traces et où l’on prépare des expéditions, comme celle de Dakar-Djibouti menée
par Griaule en 1931.
Cela mènera notamment à la création du Comité de vigilance des intellectuels antifascistes.
Mais le réseau du musée de l’Homme et son comité est rapidement démantelé alors qu’approche la
seconde Guerre Mondiale: Rivet fuit hors de l’hexagone, Lévi-Strauss rejoint les Etats-Unis in
extremis, Mauss, juif, perd le droit d’enseignement...
L’anthropologie française doit être une nouvelle fois reconstruite après guerre.
Conclusion
L’histoire de l’anthropologie française est chaotique et construite sur de puissantes luttes qui ont fait
rage durant toute la première moitié du XXème siècle. Il est impossible de concevoir cette histoire
autrement que sous l’angle de ces luttes idéologiques, politiques, scientifiques. Au final, ce qui va
s’institutionnaliser, ce sera une science empirique de compréhension des modes de vie en société,
et pas, comme le laissait présager son commencement, une science des races.
Littérature Science
Imagination Réel, référentialité, observation, établissement
des faits, logique empirique/expérimentale
Dimension généraliste Spécialisation
« Monde de l’art » et artiste singulier Métier : compétences, formation et travail
collectif
Narration Démonstration
Style, éloquence Exactitude, réduction du souci de la forme
soumise au fond, capacité à exposer clairement
ses idées
Jugement de valeur sur la qualité des œuvres ; Jugement d’adéquation au réel, valeur
dimension rétrospective (les grandes œuvres st explicative
identifiées comme telles avec le passage du
temps)
Immortalité, intemporalité des oeuvres Périssabilité, réfutabilité, dépassement
- le déplacement géographique
- l’altérité
- le caractère descriptif des travaux produits
Son objectif est de décrire les sociétés dans leurs particularités tout en tentant d’en dégager des
propriétés plus englobantes. Cela la rapproche d’ailleurs plus de la littérature. Ce qui différencie
l’anthropologie du monde des lettres, ce sont les écrits produits par l’expérience ethnographique.
L’ethnologue doit donc faire en sorte que leurs écrits correspondent aux normes des sciences
humaines et sociales, structure son propos de façon scientifique, même si l’expérience de terrain ne
rentre pas dans le champ de la science.
Finalement on se retrouve face à une sorte de polygraphie, dont l’écriture prend plusieurs directions et
supports éditoriaux.
Ces ouvrages atténuent la répartition stricte entre écrits littéraires et scientifiques: il existe des
publications à portée vulgarisatrice, comme des ouvrages intermédiaires.
Limites de l’analyse
On peut reprocher à Debaene de se focaliser sur une période précise (années 30) sans tenir compte
de travaux antérieurs: sa thèse est-elle validée quand on analyse des travaux antérieurs portant sur
des terrains plus éloignés?
Cela permet de voir si oui ou non la dichotomie entre écrits scientifiques littéraires a toujours existé,
et analyser les rapports antérieurs entre scientificité et narration.
Dans Les écritures du pittoresque. Tentation de l’exotisme et partition des modes de description dans
les pyrénées, Chandivert montre l’éclatement des registres discursifs.
En effet, si l’on revient en 1802, la littérature et le point de vue scientifique cohabitent: on a une
description narrative, pittoresque, d’un paysage par un intellectuel. Dans les années 70 le même
paysage fait l’objet d’une lecture positiviste, naturaliste, digne de la société d’anthropologie de Paris.
Dans les années 1930, on rejette toutes les tentations d’exotisme, les supprimer au profit d’un mode de
description neutre, scientifique et appuyée. C’est tout un processus de neutralisation du discours
littéraire et de mise en avant du discours scientifique qui se met en place.
L’important ici c’est que le mécanisme historique est bien plus profond que celui sur lequel Debaene
porte son attention. Les tensions qu’il étudie sont en fait les conséquences d’une histoire, d’un
processus antérieur. En cela, on peut remettre en question la portée absolue de son hypothèse de
différenciation entre sciences et littérature: celle-ci est davantage contextuelle, donc relative, que ce
qu’il laisse penser.
- L’histoire: les déplacements dans le temps qu’elle requiert nous confronte à des mondes que
l’on ne comprend pas nécessairement. L’histoire comporte une évidente dimension
narrative, qui requiert la mise en place de systèmes différents de l’anthropologie: on met
totalement à distance les productions fictionnelles (frontière renforcée par l’effervescence
des romans historiques).
Au regard du cadre général de la première partie de ce cours, on comprend comment se sont combinés
et différenciés les champs des écrits littéraires et scientifiques. Cela permet de ne pas lire
l’opposition entre vérité et fiction comme quelque chose d’évident: il existe des vérités
fictionnelles comme des fictions vérifiées.
Section 3: Les pouvoirs de l’écriture
Introduction
Dans cette section nous envisagerons conjointement les courants qui se développent, en anthropologie
mais aussi dans des champs connexes, à partir des années 50. Ceux-ci se concentrent sur la
dimension du pouvoir dans l’écriture scientifique. Ils posent également la question du pouvoir, plus
précisément des rapports de pouvoir, au sein de la production littéraire.
I. Cultural studies
Le mouvement des cultural studies naît en Angleterre dans les années 60 sous l’impulsion de
Hoggart et de Hall, respectivement sociologue et critique littéraire. C’est plus précisément à
Birmingham que se cristallise ce courant: Hoggart et Hall y fondent le Center for Contemporary
Cultural Studies (ferme en 2002). Ce centre bénéficie d’un certain succès et les cultural studies
finissent par trouver une place dans les cursus de nombre d’universités anglaises: cette diffusion se
fait jusque dans les années 80, jusqu’aux Etats-Unis.
Ce courant d’étude se caractérise par un renouvellement de la pensée critique, avec une approche
marxiste. Cela passe par une attention portée à la pluralité des formes d’expressions culturelles: il y a
une volonté d’égalité dans l’intérêt analytique porté à tout type d’expression culturelle. Les cultural
studies vont alors s’intéresser à autre chose que les productions culturelles “légitimes”, reconnues: les
auteurs mobilisent une approche anthropologique de la notion de culture, en ne la rattachant pas
uniquement au domaine des biens consacrés.
Ils vont donc tenter de comprendre ces formes moins légitimes en analysant la valeur attribuées à ces
productions au sein des populations qui en sont consommatrices. Il faut alors étudier les attitudes des
consommateurs de biens culturels. Sur cette base là, les auteurs portent un intérêt plus général à la
liaison entre expression culturelle et appartenance à des groupes. Initialement ils se focalisent sur
les classes populaires au titre de leur consommation culturelle, mais ils vont ensuite porter leur
attention à d’autres sous-groupes: pour cela ils développent le concept de subculture, sous-culture
(punk, bikers, hippies).
Cela conduit à réintroduire la question des rapports de pouvoir dans l’analyse des rapports sociaux à
l’égard de la culture. Il s’agit alors de penser les hiérarchies culturelles en mobilisant une approche
de type anthropologique: rapports de race, de sexe…. bref les mécanismes de catégorisation des
individus s’élargit énormément, quand on voit que c’est parti d’une étude des classes, puis des
sous-classes etc.
The uses of literacy, par Richard Hoggart (1957), dresse un portrait sensible du fonctionnement des
classes populaires britanniques dans la première partie du 20ème siècle en se basant sur sa propre
expérience. Cela permet, dans la première partie de l’ouvrage, d’avoir une vue de l’intérieur du
fonctionnement culturel des classes populaires en évitant les écueils du populisme ou du
misérabilisme.
La deuxième partie portera sur les pratiques culturelles des classes populaires (développement des
médias de masse, très mal vus - école de Francfort). Hoggart essaie alors de montrer que les masses
ne sont pas passives à l’égard de ces médias, ne sont pas constamment dominées par eux. Il tente de
caractériser les modes de consommation des classes populaires: nonchalante, attention biaisée…
II. Postcolonial studies
Le mouvement des postcolonial studies se développe dans le cadre anglo-saxon et américain des
années 70 (Saïd, Spivak, Bhabha...)
Plus précisément, il se développe à la faveur d’un ouvrage, Orientalism, publié en 1978 par le critique
littéraire Saïd. Il explique que nous portons avec nous une représentation de l’Orient modelée par la
conviction de la supériorité de l’Occident sur l’Orient. La littérature, autant que l’anthropologie,
contribuent à cette image: les deux ont des pouvoirs particuliers d’écriture.
Le préfixe post n’a pas le sens d’un après, mais renvoie plutôt à l’idée d’un “au-delà”. Il s’agit plutôt
d’identifier la présence active, dans les sociétés contemporaines, de formes sociales, politiques et
culturelles de domination corrélées à la colonisation. Cela crée donc un certain nombres de
représentations et de pratiques influencées par une matrice coloniale: on associe dimension politique
et analytique. En effet, il y a une volonté de contester et de contrer cette matrice coloniale.
Il s’agit de déconstruire une épistémologie occidentale qui aurait réifié des cultures non-occidentales
en les définissant de manière intemporelle et permanente. Les sociétés européennes se seraient
arrogées le monopole de la lecture scientifique du monde. Ce faisant elles imposent leurs clés de
lectures partout, éclipsant d’autres vision du monde. Ce qu’essaient de pointer les postcolonial
studies, c’est que cette épistémologie à prétention universelle vient des sociétés dominantes, qui
assoient par la même leur domination: elle ne peut être neutre.
Dès lors, l’objectif est de renouveler le discours critique “par ses marges et pour ses marges”
(Chakraborty, ,2000), et de signaler en quoi les clés de lectures sont celles des dominants: c’est une
remise en cause totale de l’anthropologie qui s’établit. Cette remise en cause générale de
l’anthropocentrisme, on la retrouve aussi aujourd’hui dans un certain nombre de travaux visant à
casser de fausses dichotomies.
La création fantasmée de l’Orient est donc un acte politique rendu possible par des rapports de
pouvoir de type hégémoniques.
Les chercheurs des postcolonial studies essaient donc d’identifier la présence directe ou non de
catégories issues des représentations colonialistes du monde.
III. Postmodernisme
Le linguistic turn: Geertz
Le postmodernisme naît à partir du linguistic turn, ou tournant interprétatif: une volonté de prendre
ses distances avec une conception objectiviste de la réalité, et refuser de croire que les sciences
sociales ont accès à la réalité objective. Ces deux ruptures mènent à donner plus de place à la notion
d’interprétation des faits dans l’analyse, et considérer l’anthropologue comme un auteur, en prenant en
compte la dimension littéraire: c’est ce que fait Geertz, représentant du tournant interprétatif.
Geertz est un anthropologue américain (1926-2006) connu pour ses travaux en Indonésie et au
Maghreb. Il travaille ensuite sur l’Islam et l’économie de bazar (Maroc, Java).
Il publie, en 1973, The interpretation of culture, dans lequel il développe:
Cette logique herméneutique (volonté de traiter la culture comme un texte, considérer la culture
comme ayant un caractère public) se démarque de deux courants: le structuralisme et le
culturalisme, qui considèrent la culture comme cachée dans la tête des individus.
Geertz s’en éloigne, car il postule que la culture est un système de codes publics qui organisent les
relations interpersonnelles. Elle n’est pas cachée et elle existe bien: si elle est une réalité publique, elle
a la même nature qu’un texte. Les opérations nécessaires en anthropologie sont donc des opérations
herméneutiques: il s’agit d’interpréter la culture comme texte.
Or, si la culture est un texte, le texte est déjà interprété par ceux qui vivent dans la culture, puisqu’ils
ont intégré des codes et des manières de les interpréter. L’anthropologue interprète donc les
comportements d’individus qui interprètent la culture. Geertz dira qu’il faut “lire la culture par
dessus leur épaule”.
Les analyses de Geertz permettent la création du postmodernisme. Princeton également mobilise une
approche interprétative en s’appuyant sur les travaux de Weber.
Le postmodernisme: Clifford et Marcus
Au sein du linguistic turn, on voit apparaître une nouvelle perspective analytique et idéologique: le
postmodernisme.
Il est porté par un refus des grands récits de la modernité, des grands cadres explicatifs de l’évolution
des sociétés, comme l’idée de progrès ou de la valeur objective des savoirs. Dès lors, le
postmodernisme développe un regard critique sur les savoirs dans la forme académique.
James Clifford a écrit en 1985 De l’ethnographie comme fiction: Conrad et Malinowski. Bien que non
nécessaire pour le sujet 2 cela montre comment Clifford traite l’ethnographie. Il met en parallèle les
deux auteurs mentionnés dans le titre, en essayant de porter l’attention sur les jeux de subjectivité liés
à leurs différents textes. Bien qu’émargeant chacun à deux registres différents (romancier
/ethnographe), il y a de nombreuses similitudes entre Conrad et Malinowski. Dans Au coeur des
ténèbres, Conrad déploie des ambitions de scientificité et sera repris par Malinowski qui dira “je
serais le Conrad de l’anthropologie”. Clifford utilise ces connexions pour étudier la corrélation entre
écrits ethnographiques et fictionnels.
Ainsi, il parle du Journal d’ethnographe publié par la veuve de Malinowski après sa mort en 1967:
journal personnel (peur de la maladie, des autres, en proie à l’abstinence sexuelle). On y lit
l’expérience très confuse de Malinowski, expérience de vie un peu floue, alors que l’ouvrage qu’il
produit à la suite possède d’une mise en forme très stricte d’un univers qu’il n’a pas appréhendé si
facilement que cela. Clifford parle d’une fragmentation de la personne face à l’expérience
ethnographique, compensée par l’unification du travail d’écriture: cela aboutit à une forme de “mentir
vrai”.
Il remet donc en cause notre opposition traditionnelle entre fiction et écriture scientifique.
Cela se manifeste notamment au travers d’un célèbre ouvrage collectif, Writing Culture: the poetics
and politics of ethnography, paru en 1986 et dirigé par Clifford et Marcus. Il fait office de détonateur
dans l’histoire de la discipline, en utilisant les outils de la critique littéraire afin d’analyser les écrits
anthropologiques, et en portant attention à sa dimension politique, qui jusque là n’était pas prise en
compte.
Ils reprennent donc les positions de Geertz en portant attention aux modalités d’écriture des textes
anthropologiques, et en refusant l’évidence et la justesse du geste d’écriture. On ne veut plus traiter
l’écriture anthropologie comme une simple application d’une méthode neutre, transparente,
scientifique, écrite avec un non style style. Dans Writing culture, Clifford et Marcus tentent de montrer
que non seulement la culture est un code public, mais elle est également contestée. Cela donne à
l’écriture une dimension proprement politique: si la culture est contestée, écrire sur la culture ne peut
être un acte neutre.
L’apparition de ces théories se fait dans un contexte historique particulier:
Lors de la parution de l’ouvrage de Clifford et Marcus, au milieu des années 80, la culture est dans
l’espace publique, elle est débattue, contestée, en un mot: elle est politique. A partir de là, à quel
point est-il légitime, à quel point est-il neutre d’écrire la culture des autres?
Clifford et Marcus vont alors traiter les écrits anthropologiques comme des textes, à l’instar de Geertz,
et mobiliser les outils de la critique littéraire. Ils adoptent une posture relativiste: Clifford dira que
tout écrit des sciences humaines contient des “réalités partielles et partiales”, des dimensions
fictionnelles imperceptibles car le style de l’anthropologie est neutre. Quand bien même, il est
possible de mettre au jour des rhétoriques et dimensions littéraires, agissantes à tous niveaux
des sciences de la culture.
Bien sûr l’anthropologie peut aussi donner des outils afin de sortir de ces rapports de domination,
mais quoi qu’il en soit il est impossible de penser la discipline comme neutre. L’ethnographe de
plus n’a pas le monopole de représentation des cultures, il ne détient pas de droits incontestés pour
décrire les autres.
Pense-bête
- Geertz: le texte est contestable mais cela créée du débat qui permet d’avancer, dans la
contestation un accord sur la vérité se fait.
- Clifford: le texte est toujours une vérité partielle, la vérité existe mais elle nécessite que
soient pris en compte les agencements des textes, la géopolitique….
Finalement, la question qui émerge: comment penser la fiction? Comporte-t-elle une dimension de
connaissance? Peut-elle être un objet d’études pour l’anthropologie?
Section 4: Régimes narratifs, fiction et connaissances
On retrouve deux idées, liées par une tension: rien n’est vrai dans la fiction / la vérité elle-même n’est
pas vraie. Mais ce discours a aussi ses limites: il est tout à fait possible de conserver le principe
d’une méthode réaliste tout en sachant que la fiction comporte une dimension de connaissance.
Dans Le modèle et le récit, Grignon traite du rapport entre les processus de modélisation et le récit.
En effet, dans toute science sociale on retrouve des procédés littéraires mais aussi des procédés de
modélisation (créer de l’abstrait). Alors, que faut-il privilégier?
Pour Grignon il faut être dans un rapport de moyen terme: les sciences sociales doivent utiliser les
procédés narratifs de façon mesurée, tout en ne versant pas dans de la pure modélisation. D’ailleurs, la
modélisation poussée à l’extrême finit par couper la discipline de la réalité empirique. Or, les sciences
sociales travaillent sur un monde exprimé en langage naturel, quotidien. Il est évident que l’on doit
l’utiliser pour son caractère suggestif, et le coupler à des processus de modélisation qui permettent
une analyse.
Grignon relève l’un des critiques fréquemment adressée à l’anthropologie: appauvrir le réel. On
retrouve l’idée que les procédés analytiques des sciences sociales assèchent le monde, et qu’à
l’inverse le langage naturel posséderait une capacité de souplesse, de fluidité, qui lui permettrait
d’épouser la réalité de manière plus fidèle. Or, il explique que les méthodes analytiques n’ont pas pour
objectif d’épouser le réel mais d’en mettre à jour des propriétés saillantes.
Les sciences sociales n’aboutissent donc pas à de la pure fiction: si la dimension politique et
interprétative est présente, les procédés de narration se font à l’aune d’une épistémologie
particulière: on n’invente pas le monde, on en rend compte. Grignon utilise cette démonstration pour
questionner la frontière très tranchée entre science et littérature.
La dimension cognitive de la fiction
La fiction comporte une dimension cognitive: c’est le postulat de Schaeffer dans Pourquoi la fiction?
Il tente de montrer que la fiction est un cadre social: elle diffère de la mimesis (l’imitation du réel) en
cela qu’elle est fondée sur la feintise ludique. C’est une convention sociale, un mode de rapport au
monde dans lequel on accepte de prétendre que ce qui est faux est vrai. Pour Schaeffer la fiction est un
type particulier de connaissance: ce n’est ni du mensonge ni du vrai, c’est un code partagé.