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ISRN INRIA/RR--8100--FR+ENG
RESEARCH
REPORT
ISSN 0249-6399
N° 8100
October 2012
Project-Team Bacchus
Le droit du numérique : une histoire à
préserver
Résumé : Bien que l’histoire de l’informatique soit récente, cette discipline pose des problèmes
de conservation inédits. Ceux-ci sont amplifiés par des questions d’ordre juridique, le droit du
numérique constituant en lui-même un objet d’étude dont l’histoire a également sa place dans un
musée de l’informatique. L’objectif de cet article est de proposer un tour d’horizon de l’évolution
du droit du numérique, tant du point de vue historique que de son impact sur la conservation et
la présentation des pièces.
Mots-clés : droit, numérique, logiciel, droit d’auteur, licence, format, interopérabilité, données
personnelles, Internet
RESEARCH CENTRE
BORDEAUX – SUD-OUEST
1 Introduction
Le logiciel a un rôle à part dans l’histoire humaine : c’est le premier outil mécanisé qui soit
une extension de notre esprit plutôt que de notre corps. Alors que la machine, moteur et objet de
la révolution industrielle, permet à une personne de mettre en jeu une puissance physique plus
grande que celle de son corps, le logiciel, moteur et objet de la révolution numérique, permet à
cette même personne de traiter l’information avec une puissance supérieure à celle de son esprit.
Confronté à l’irruption des technologies numériques, le législateur a été amené à questionner
les fondements du droit autant qu’à organiser les usages nouveaux que permettaient la technique.
Identité numérique, statut des données personnelles (avec la naissance de la CNIL, suscitée par la
capacité de traitement informatisé), statut et neutralité d’Internet, interopérabilité, protection
juridique du logiciel, variété des licences logicielles et des modèles économiques, mutation du
droit d’auteur et du droit de la presse, etc., tels sont les nombreux chantiers, pour la plupart
encore ouverts, auxquels l’internationalisation des échanges numériques ajoute une complexité
supplémentaire.
Nous pensons que la sauvegarde et la présentation au public du patrimoine lié au numérique
doit inclure ces aspects juridiques, afin d’illustrer l’étendue des bouleversements apportés à la
société par l’irruption du numérique, et la manière dont ils ont été appréhendés.
Dans cet article, nous nous attacherons à identifier les principaux domaines du droit qui ont
été impactés par la révolution numérique. Nous évoquerons pour chacun d’entre eux les textes et
dates clés qui permettent de les replacer dans une perspective historique. Ce premier travail n’a
pas pour ambition d’être exhaustif, mais plutôt d’aider les spécialistes de la muséographie à créer
de nouveaux liens entre les différents témoins de l’histoire numérique, en dehors du seul angle
de l’évolution de la technique. Nous nous focaliserons plus spécifiquement sur quelques secteurs,
dont celui d’Internet ainsi que celui du logiciel.
1. L’UNIVAC I de la société Remington Rand, commercialisé à partir de juin 1951, fut le premier ordinateur
produit de façon industrielle et fut vendu à 46 exemplaires.
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Afin de contrer cette action, lancée en janvier 1969, IBM annonça dès juin 1969 une politique
d’« unbundling » (« dégroupage »), c’est-à-dire de fourniture et de facturation séparée des ma-
tériels et des logiciels 2 . Le droit des affaires n’étant souvent que la représentation d’une réalité
comptable par d’autres moyens, cette décision eut pour conséquence l’apparition des premières
Conditions générales de vente.
L’affaire n’en resta pas là, et une cascade de procès secondaires amena à faire condamner IBM
devant la Cour suprême en 1972. Cette décision obligea IBM d’une part a mettre en œuvre de
façon effective la facturation séparée son matériel et de ses logiciels, et d’autre part à devoir fournir
ces derniers sans discrimination, y compris à ses concurrents sur le segment des matériels 3 .
Ces événements marquent ainsi la date de naissance de l’industrie du logiciel. Ils conduisirent
naturellement à s’interroger sur la protection de ce dernier par le droit, ainsi que sur le statut
de ses créateurs.
2. IBM avait évalué forfaitairement à trois pour cent le prix des logiciels, de la formation et de l’assistance
technique, les quatre-vingt-dix-sept pour cent restants revenant encore, noblesse oblige, au matériel.
3. Quant aux investigations initiales du Département de la justice, elles suivirent leur cours sous la forme d’une
guerre de tranchées juridique, qui ne se conclut qu’en 1982 ( !) par un classement de l’affaire, le procès étant jugé
sans objet (« without merit ») au vu de l’évolution de la situation.
4. On appelle substituable un bien qui peut remplacer ou être remplacé par un autre bien pour répondre à
un même besoin. La substituabilité d’un bien ou d’un service peut dépendre de facteurs externes. Par exemple,
certains produits peuvent devenir substituables au pétrole en raison de son renchérissement ; le train et l’avion
peuvent être des services substituables si la géographie le permet, etc.
5. Si l’affaire « Pachot » ne vit son terme que le 7 mars 1986, par une décision de la Cour de cassation (Cass.
Ass. Plén., 7 mars 1986, n° 83-10477, Babolat c/ Pachot), celle-ci fut précédée de plusieurs jugements et arrêts
antérieurs : jugement du 18 novembre 1980 du Tribunal de commerce (15è chambre), et arrêt du 2 novembre 1982
de la Cour d’appel de Paris (4è chambre).
C’est à la Cour de cassation que revient le mérite d’avoir formalisé la notion d’« apport intellectuel » pour
qualifier ce qui relève de l’« originalité » de l’apport de l’auteur dans le domaine artistique.
6. Loi n° 85-660 du 3 juillet 1985 relative aux droits d’auteur et aux droits des artistes-interprètes, des pro-
ducteurs de phonogrammes et de vidéogrammes et des entreprises de communication audiovisuelle.
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redistribution — selon le modèle dit du « marketing viral » — mais conditionnent l’usage au paie-
ment d’une redevance, et les licences de type « gratuiciel », ou « freeware », qui autorisent l’usage
gratuit mais interdisent souvent la redistribution — l’obligation de téléchargement auprès du site
de l’éditeur permettant à celui-ci d’accumuler des informations commerciales. Citons également
pour l’anecdote les « carticiels », qui demandent que l’utilisateur envoie une carte postale de
remerciement à l’auteur, ou encore les « cariticiels », qui requièrent l’envoi d’une contribution à
une organisation caritative laissée au libre choix de l’utilisateur.
Cependant, bien avant l’apparition des éditeurs, d’autres modes de production mettaient en
œuvre une mutualisation du coût de développement entre les usagers : il s’agissait des clubs
d’utilisateurs, encouragés et parfois même financés par les constructeurs informatiques. Leurs
membres étaient très enclins à partager les outils logiciels qu’ils développaient, car cela leur
permettait de mutualiser leur charge de travail par rapport à leur objectif : faire fonctionner de
façon optimale leur système informatique.
L’apparition du modèle d’éditeur commercial sembla sonner le glas de ces clubs, perçus comme
des concurrents, voire des parasites, sur ce marché naissant. L’une des illustrations les plus frap-
pantes de cette divergence de pensée est la lettre ouverte écrite par Bill Gates aux « hobbyistes »,
en date du 3 février 1976 15, dans laquelle le jeune entrepreneur se désole du faible taux d’achat
de son interpréteur Basic auprès des possesseurs d’ordinateurs cibles.
Cependant, suivant un phénomène de co-évolution classique, tandis que se développaient les
éditeurs privatifs, un autre système de protection se mit parallèlement en place dans le milieu
des « hobbyistes ». Il prit la forme de licenses spécifiques, dites « libres », s’appuyant sur le
droit du copyright récemment acquis par les logiciels. La construction de ce corpus juridique
et théorique fut elle aussi progressive. Nous en retiendrons quelques dates clés, telles que la
création de la Free Software Foundation en octobre 1985, et la publication de la version 1 de
la General Public License en février 1989. Tout comme les licences privatives, les licences libres
furent favorablement reçues par les juges nationaux 16 .
Les deux écosystèmes coexistent toujours, chacun occupant les environnements au sein des-
quels il est le plus efficace, la frontière entre les deux univers pouvant également évoluer au gré
des législations favorables ou contraires à l’un ou l’autre modèle.
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leurs fichiers de données personnelles au sein du système Safari (pour « Système automatisé pour
les Fichiers Administratifs et le Répertoire des Individus »), de nombreuses voix s’élevèrent contre
cette initiative jugée liberticide. La plus emblématique fut sans doute celle de Jacques Fauvet,
dans sa célèbre chronique du Monde du 21 mars 1974 : « Safari ou la chasse aux français ».
Le gouvernement, ayant pris conscience du danger potentiel de ce projet, le fit enterrer et
réagit en promulguant deux ans plus tard la loi « Informatique et libertés » du 6 janvier 1978,
l’une des premières législations nationales portant sur les données personnelles a entrer en vigueur
au monde 17 .
Ce texte a pour but d’éviter ou de contrôler la constitution de fichiers directement ou indirec-
tement nominatifs qui soient dangereux pour les personnes concernées du fait des informations
recueillies et conservées, ou qui pourraient le devenir s’ils étaient détournés de leur finalité pre-
mière. Sont naturellement soit interdits, soit soumis à déclaration préalable, la constitution de
fichiers portant sur la vie privée, les opinions politiques, philosophiques ou religieuses, les mœurs
ou encore l’état de santé.
La surveillance de la bonne application de ce texte fut confiée à une Autorité administrative
indépendante, la CNIL, qui fut la première du genre en Europe 18 . Cette autorité s’est vue confier
un pouvoir d’avis simple ou conforme 19 selon le traitement envisagé. La CNIL n’a cependant
jamais utilisé ce pouvoir d’opposition, préférant adjoindre des réserves quant aux traitements de
données envisagés.
La réforme de 2004 est venue modifier sensiblement l’équilibre législatif antérieur, en suppri-
mant le pouvoir d’opposition de la CNIL, qu’elle aurait peut être enfin utilisé pour s’opposer à
certains traitements qui ont été mis en œuvre par la suite. Ce texte avait l’ambition affichée de
« toiletter » la loi pour lui permettre de répondre au défi de l’utilisation massive du réseau et de
l’inévitable internationalisation des échanges. Force est pourtant de reconnaître qu’une réponse
législative nationale n’a qu’une portée très limitée sur un réseau mondial par définition.
17. Le premier État à légiférer sur cette question fut la Suède (1973), après le land de Hesse (Allemagne, 1971).
18. Il en existe aujourd’hui une trentaine. Au sein de l’Union européenne, elles collaborent au sein du groupe de
travail « article 29 » sur la protection des données, institué par l’article 29 (d’où le nom) de la directive 95/46/CE
du Parlement européen et du Conseil du 24 octobre 1995, relative à la protection des personnes physiques à
l’égard du traitement des données à caractère personnel. Cette directive reprit au niveau communautaire nombre
des dispositions prises par les États précurseurs.
19. Un avis est dit conforme si la puissance publique ne peut y déroger.
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Afin que cette loi ne soit pas rendue obsolète par l’évolution de la technique, le législateur se
garda bien de fournir une quelconque définition de la notion de « système de traitement automatisé
de données ». Tout dispositif cabable d’héberger des données est potentiellement protégé, pour
peu que les élements constitutifs de l’infraction soient réunis.
La spécificité de ces délits n’échappa pas au législateur, qui regroupa les articles de la loi
« Godfrain » au sein d’un nouveau chapitre III du Code pénal. Ce chapitre, initialement intitulé
« De certaines infractions informatiques », fut renommé en « Des atteintes aux systèmes de trai-
tement automatisé de données » dans le nouveau Code pénal de 1992. Le droit de l’informatique
s’était dans l’intervalle bien étoffé, et la précision devenait nécessaire.
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logiciels » (art. L.122-6-1 IV°). Cette disposition, très encadrée afin de ne pas être dévoyée, est
une spécificité européenne. Elle permet aux usagers d’un logiciel de pouvoir toujours accéder
légalement à leurs données, même en cas de disparition ou du refus de l’éditeur de ce dernier.
La question qui se pose alors est celle de la pertinence économique des formats de données
fermés, en regard de l’intérêt général. Dès le moment où la rétro-ingénierie à fin d’interopérabilité
d’un format de fichier fermé a été effectuée par l’auteur d’un logiciel libre, les spécifications de
ce format deviennent accessibles à tous ; le format devient, en quelque sorte, un format ouvert 22 .
On pourrait à bon droit considérer que la loi devrait explicitement obliger les auteurs de logiciels
à offrir à leurs usagers la description du format qui contient les données qui leur appartiennent
ou, alternativement, à garantir l’exportation de leurs données sous un tel format documenté.
Le travail du législateur a, en la matière, un goût d’inachevé. Si la notion de standard ouvert
a été définie par la Loi du 21 juin 2004, qui dispose en son Article 4 que : « On entend par
standard ouvert tout protocole de communication, d’interconnexion ou d’échange et tout format
de données interopérable et dont les spécifications techniques sont publiques et sans restriction
d’accès ni de mise en œuvre », l’interopérabilité ne l’a pas été, laissant la porte ouverte aux
divergences d’interprétation. La promotion de l’un et/ou de l’autre par l’action publique n’a pas
non plus fait l’objet d’une législation, comme c’est pourtant le cas dans d’autres pays.
22. Ceci n’est pas tout à fait exact, en ce qui concerne la question centrale de la gouvernance vis-à-vis de
l’évolution des caractéristiques de ce format.
23. France Télécom : un opérateur de réseau devient un acteur de la communication, Jean-Marie Charon,
Réseaux n° 37, CNET et TIS, vol 2(1), 1989.
Cf. : http ://revues.mshparisnord.org/lodel/disparues/docannexe/file/103/tis_vol2_n1_2_29_50.pdf .
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« Yahoo US », en 2000, dans laquelle il fut enjoint aux principaux FAI français de filtrer le site
permettant d’acheter des objets promouvant l’idéologie nazie, sur la base du trouble manifeste à
l’ordre public.
Toutes les interventions publiques n’ont cependant pas visé à restreindre les libertés des
usagers. Le Programme d’action du gouvernement pour la société de l’information (PAGSI) de
1997, adopté en 1998 par le Comité interministériel pour la société de l’information créé pour
sa mise en œuvre, affiche des objectifs ambitieux pour l’époque. Il introduit la notion d’accès
universel à Internet (tous les Français devaient pouvoir y avoir accès à des conditions tarifaires
équivalentes quel que soit leur lieu de résidence), et stimule la création de points d’accès publics
pour les personnes ne disposant pas d’un ordinateur chez elles. Il encourage également la mise
en ligne des données publiques 28 .
En matière d’Internet, les questions juridiques sont légions. On peut citer, par exemple, celles
de la neutralité des réseaux, du droit à l’oubli, etc. Cependant, on sort ici quelque peu du
périmètre historique pour rentrer dans l’actualité brûlante. Une évocation de ces questions peut
néanmoins sembler pertinente dans une démarche explicative vis-à-vis du grand public.
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nécessite cependant de pouvoir prouver que le logiciel a bien été acquis de façon licite, c’est-à-
dire que l’on puisse reconstituer la chaîne des cessions qui l’auront amené entre les mains du
conservateur, ce qui peut constituer en pratique un obstacle souvent insurmontable.
En revanche, cette décision ne s’applique pas aux logiciels dont la licence est limitée dans le
temps (location), et pour laquelle il sera nécessaire d’obtenir une nouvelle autorisation du titulaire
des droits 30 . Les conservateurs du patrimoine logiciel seront confrontés de façon croissante à ce
problème, ce mode de diffusion étant de plus en plus utilisé par les éditeurs. Le maintien d’un
serveur de licences fonctionnel sera qui plus est nécessaire à la mise en œuvre des logiciels qui y
ont recours.
Un amendement à la loi « Création et Internet » (dite « Hadopi ») de 2009 a précisé les condi-
tions dans lesquelles les musées et bibliothèques peuvent effectuer leurs actions de conservation et
de présentation des œuvres au public 31 . Cet amendement, qui autorise « la représentation [...] sur
des terminaux dédiés », peut être interprété comme autorisant la présentation en fonctionnement
de logiciels sur des ordinateurs spécialement disposés à cette fin.
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Conclusion
La muséographie de l’informatique est confrontée à un double défi en ce qui concerne le droit
du numérique. Le premier est la présentation de ce secteur, nécessaire à la compréhension du
statut unique du logiciel dans l’histoire humaine et de l’impact de la révolution numérique sur
l’ensemble de la société. Le deuxième découle des contraintes que ce droit fait lui-même peser
sur la préservation et la présentation des œuvres, et en particulier des œuvres logicielles. Autant
la possession d’un exemplaire de machine ou d’ouvrage vaut droit d’usage et de présentation 33 ,
autant l’acquisition du support d’un exemplaire de logiciel ne garantit par elle-même aucun droit
sur ce dernier. Un travail de « restauration juridique » doit donc être entrepris afin de garantir
que chaque pièce puisse être présentée au public sans risque pour l’exposant.
33. Mais non de « représentation » au sens où l’entend le droit d’auteur dans le cas d’une œuvre telle qu’une
pièce de théâtre. Ces restrictions interdisent également la diffusion publique d’un vidéogramme.
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