Analyse Duy Discours Et Énonciation

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Publié dans Revue Tranel (Travaux neuchâtelois de linguistique) 56, 5-21, 2012,

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D’où, de qui, ou comment vient le sens en


discours

Julien Longhi
Université de Cergy-Pontoise (CRTF-LaSCoD, EA 1392)

We examine different approaches to discourse and enunciation, and try to integrate


them into a single movement of analysis of the production of meaning in discourse.
We investigate in particular, analyses focused on discourse (as a process) or
discourses (as a corpus of texts), and theories focused on the process of enunciation,
or the manifestation of this enunciation. With these different research perspectives,
we can find some complementarity because they offer different aspects of the same
activity, production of meaning in discourse. We illustrate the conception with a short
textual analysis, and finally propose a phenomenological point of view to make the
different levels in coherence.

Introduction

La démarche scientifique nécessite parfois de revenir sur des concepts


familiers dont l’usage peut masquer la complexité. Le propos de ce travail
est de problématiser les notions de discours et d’énonciation, en les
mettant en rapport l’une avec l’autre. Chacune de ces notions peut être
appréhendée d’au moins deux manières distinctes. Concernant le discours,
comme le souligne très justement F. Jacques (1996: 59), "on ne peut placer
dans le même paradigme Harris et Benveniste. L’un était tenant de
l’analyse "de" discours, l’autre de l’analyse "du" discours. Le Français
reprochait à l’Américain d’avoir confondu "langue" et "discours". J.-C.
Coquet aimait à insister sur ce point. Tout à fait d’accord". Le discours peut
donc faire l’objet de deux types d’analyse, ce qui rejoint, du moins
partiellement, les manières d’aborder l’énonciation, selon que l’on
s’intéresse au processus énonciatif, ou à la manifestation de ce processus
par l’énoncé. Cette distinction, qui peut être opérée à partir des travaux
récents sur l’énonciation, se trouve déjà chez Benveniste: l’expression
sujet énonciateur concerne chez Benveniste le champ de la psychologie, et
"désigne l’individu dans un procès de locution. […] Son être-sujet (ego)
transcende les procès dans lesquels il est engagé, et n’est pas, en tout cas,
dépendant de l’activité de parole" (Dessons 2006: 133). Le sujet
d’énonciation désigne le sujet qui se constitue dans et par l’énonciation de
son discours. Dessons indique qu’une confusion entre ces deux notions
6 D’où, de qui, ou comment vient le sens en discours

s’est produite dans les années 1970, témoignant d’une interprétation


psychologisante de la théorie de Benveniste.
Nous chercherons donc à expliciter, dans un cas comme dans l’autre,
quelles sont les caractéristiques du discours et du phénomène énonciatif,
afin d’en dégager des facteurs d’analyse linguistique qui permettraient de
répondre à la question de la "venue" du sens en discours, ou plus
précisément à la question de la construction discursive du sens.

1. Analyse du discours et énonciation

L’expression "analyse du discours" est bien plus utilisée que "analyse de


discours". S’il s’agit de l’analyse de "de + le" discours, il convient donc de
s’interroger sur LE discours, et non pas sur UN ou DES discours. Nous
verrons alors que LE discours est directement "branché"1 sur l’énonciation.

1.1 Analyse du discours


L’appellation "analyse du discours" est celle qui domine dans la littérature
qui aborde le discours. Ainsi, selon Mazière (2005: 3), "le syntagme
"analyse du discours" (désormais AD) désigne un domaine qui s’est
développé en France dans les années 1960-1970, de prime abord au sein
des sciences du langage, même si une interdisciplinarité s’est
immédiatement imposée". Après un passage par les études sur le genre,
par celles de Benveniste, puis des formalistes et folkloristes, l’auteure
indique que "le syntagme "analyse du discours" est ainsi assez vite devenu
"analyse de discours", permettant l’analyse "des" discours, cités le plus
souvent comme types de discours alors qu’il s’agit de "discours sur" tel
objet, tel thème, telle région discursive" (21).
Si nous considérons l’analyse DU discours, pour Pêcheux (1975: 194), "tout
"contenu de pensée" existe dans le langage sous la forme du discursif", et
le préconstruit se définit comme "construction antérieure, extérieure, en
tout cas indépendante" qui préexisterait à l’énonciation et à l’énonciateur.
La notion de préconstruit s’entend chez Pêcheux en relation avec celle de
formation discursive: "Nous appellerons dès lors formation discursive ce
qui, dans une formation idéologique donnée, c’est-à-dire à partir d’une
position donnée dans une conjoncture donnée déterminée par l’état de la
lutte des classes, détermine ce qui peut et doit être dit (articulé sous la
forme d’une harangue, d’un sermon, d’un pamphlet, d’un exposé, d’un
programme, etc.)" (Pêcheux 1975: 144). Si l’analyse de discours par
Pêcheux ne considère pas le sujet en tant que tel, la théorisation de

1 Nous faisons ici référence à un article de G. Kleiber, qui indique que le sens est "branché"
sur la référence. Ceci nous permet d’indiquer que la relation discours/énonciation est une
relation étroite et fonctionnelle.
Julien Longhi 7

Foucault met le fait énonciatif au premier plan. Selon lui "le discours est
constitué par un ensemble de séquences de signes, en tant qu’elles sont
des énoncés, c’est-à-dire en tant qu’on peut leur assigner des modalités
d’existence particulières [...] le terme de discours pourra être fixé:
ensemble des énoncés qui relèvent d’un même système de formation; et
c’est ainsi que je pourrai parler du discours clinique, du discours
économique, du discours de l’histoire naturelle" (1969: 141). Foucault
corrèle donc système de formation et énoncé, permettant de toucher ainsi
au processus de formation. L’analyse des énoncés et des formations
discursives ouvre pour Foucault une direction tout à fait opposée à
l’analyse du discours telle qu’elle était pratiquée alors (placée selon lui
sous le signe de la totalité et de la pléthore), elle veut déterminer le
principe selon lequel ont pu apparaître les seuls ensembles signifiants qui
ont été énoncés. Elle cherche à établir une loi de rareté. Analyser une F.D.
c’est donc peser la "valeur" des énoncés:
Le propre de l’analyse énonciative n’est pas de réveiller les textes de leur sommeil
actuel pour retrouver [...] il s’agit au contraire de les suivre au long de leur sommeil, ou
plutôt de lever les thèmes apparentés au sommeil, de l’oubli, de l’origine perdue, et
de rechercher quel mode d’existence peut caractériser les énoncés, indépendamment
de leur énonciation, dans l’épaisseur du temps où ils subsistent, où ils sont conservés
(162).

Dans l’analyse que Foucault propose, les diverses modalités d’énonciation,


au lieu de renvoyer à la synthèse ou à la fonction unifiante d’un sujet,
manifestent sa dispersion. Il faut voir dans le discours un champ de
régularité pour diverses positions de subjectivité, il est un espace
d’extériorité. Ce qui appartient en propre à une formation discursive et ce
qui permet de délimiter le groupe de concepts, pourtant disparates, qui lui
sont spécifiques, c’est la manière dont ces différents éléments sont mis en
rapport les uns avec les autres. Une formation discursive sera
individualisée, si on peut définir le système de formation des différentes
stratégies qui s’y déploient: "Une formation discursive [...] détermine une
régularité propre à des processus temporels; elle pose le principe
d’articulation entre une série d’événements discursifs et d’autres séries
d’événements, de transformations, de mutations et de processus"
(Foucault, 1969: 98-99). A propos de l’énoncé et de l’archive, Foucault pose
que la description de ce niveau énonciatif ne peut se faire ni par une
analyse formelle, ni par une investigation sémantique, ni par une
vérification, mais par l’analyse des rapports entre l’énoncé et les espaces
de différenciation2, où il fait apparaître lui-même les différences.

2
Concrètement, cette analyse des espaces de différenciation peut passer par l’analyse
contrastive de corpus, qui manifestent une certaine hétérogénéité (relative aux objectifs de
l’étude) afin de saisir linguistiquement les différences énonciatives liées aux différents
discours.
8 D’où, de qui, ou comment vient le sens en discours

Au premier regard au moins, il semble que le sujet de l’énoncé soit


précisément celui qui en a produit les différents éléments dans une
intention de signification. Pourtant, "Il ne faut donc pas concevoir le sujet
de l’énoncé comme identique à l’auteur de la formulation. Ni
substantiellement, ni fonctionnellement":
Il n’est pas en effet cause, origine ou point de départ de ce phénomène qu’est
l’articulation écrite ou orale d’une phrase; il n’est point non plus cette visée
significative qui, anticipant silencieusement sur les mots, les ordonne comme le
corps visible de son intuition; il n’est pas le foyer constant, immobile et identique à
soi d’une série d’opérations que les énoncés, à tour de rôle, viendraient manifester à
la surface du discours. Il est une place déterminée et vide qui peut être effectivement
remplie par des individus différents; mais cette place, au lieu d’être définie une fois
pour toutes et de se maintenir telle quelle tout au long d’un texte, d’un livre ou d’une
œuvre, varie – ou plutôt elle est assez variable pour pouvoir soit préserver, identique à
elle-même, à travers plusieurs phrases, soit pour se modifier avec chacune. Elle est
une dimension qui caractérise toute formulation en tant qu’énoncé (Foucault, 1969:
125-126).

Le lien avec l’énonciation est alors direct, puisqu’une séquence d’éléments


linguistiques n’est un énoncé que si elle est immergée dans un champ
énonciatif où elle apparaît comme un élément singulier.

1.2 La pragmatique topique, vers l’énonciation par le discours et


l’énoncé
A partir de Pêcheux, Foucault, et une articulation entre une certaine forme
d’énonciation et le préconstruit ou les formations discursives, il paraît
possible de lier analyse DU discours et énonciation, à la manière de Sarfati
(2008: 98) par exemple, avec le concept de compétence topique (CT):
[Elle] coïncide avec une activité de synthèse perceptive et cognitive intervenant sur
les normes mises en jeu au cours d’une performance sémiotique. Cette activité se
déploie par anticipation et rétroaction, ajustement et stabilisation, questionnement
et réévaluation des possibles normatifs afférents à la latitude expressive des sujets.
Autrement dit, l’institution d’un sens commun (car il y a autant de sens communs qu’il
existe d’institutions de sens et de communautés de discours) consiste moins dans la
reconnaissance d’un savoir partagé ou préétabli que dans la délimitation et le
remaniement d’un savoir propre sans cesse réévalué et "négocié".

Il est bien question d’une strate discursive qui rejoint le préconstruit ou la


notion de formation discursive, mais exprimés ici comme "savoirs
partagés" ils sont reconnus, remaniés, réévalués, négociés, etc. La
dynamique énonciative, et les opérations de sémiotisation, entrent en jeu.
On trouve l’articulation entre sujet et normes discursives, et le processus
sémiotique pose un dynamisme entre les deux. Rappelons que dans le
cadre de la théorie de l’argumentation dans la langue, Anscombre et Ducrot
(1983 par exemple) proposent de décrire le sens des énoncés
indépendamment de leur valeur référentielle, en les considérant comme
Julien Longhi 9

des instruments pour la construction du discours. Les mots du lexique


peuvent alors être décrits par les modes de continuation discursive qu’ils
rendent possibles. Ces principes argumentatifs sont nommés topoï et sont
définis comme des lieux communs argumentatifs, qui sous-tendent les
enchaînements en discours. Ils commandent la façon dont on peut
enchaîner à partir d’un énoncé contenant tel ou tel mot (par exemple "J’ai
travaillé mais je ne suis pas fatigué" se fonde sur le topos "Le travail
fatigue"). Les auteurs distinguent les topoï intrinsèques (comme dans
"Pierre est riche, il peut s’offrir tout ce qu’il veut", car l’enchaînement se
fonderait une une propriété sémantique intrinsèque au signifié lexical de
"riche") des topoï extrinsèques (comme avec "Pierre est riche, il est donc
généreux", qui s’appuie sur une construction de discours). Aussi, en tant
que révélateurs de construction de discours ou de propriété lexicale, les
topoï peuvent permettre de relever les formes de préconstruit en discours.
C’est par l’activité langagière, et en particulier le processus de
l’énonciation, que ces normes langagières se "convertissent" en
réalisations discursives. Il ne s’agit pas d’une distinction équivalente à
celle de la langue et du discours, mais plutôt d’une manière de distinguer
les normes sociodiscursives selon un certain ancrage cognitif, et les
réalisations en discours. Cette conversion n’est pas une simple projection,
puisqu’elle opère une discursivation du plan sociocognitif.

1.3 L’énonciation par l’énoncé: énonciateur, voix, point de vue


Selon Benveniste, l’énonciation est l’événement historique constitué par le
fait qu’un énoncé a été produit, c’est-à-dire qu’une phrase a été réalisée
(ce qui montre en particulier la spécificité de Benveniste, qui a une
définition très "pragmatique" de la phrase, comme défini dans Longhi &
Sarfati 2012). L’énonciation, qui est l’acte même de produire un énoncé,
accomplit ce que Benveniste qualifie de "conversion du langage en
discours" (1966: 254). Cet acte individuel d’appropriation de la langue
constitue la première marque formelle de toute énonciation. Il est pris en
charge par un énonciateur, dans un cadre spatio-temporel donné, et il est
destiné à un co-énonciateur. Benveniste définit la subjectivité comme la
capacité du locuteur à se poser comme "sujet". Elle se définit non par le
sentiment que chacun éprouve d’être lui-même mais comme "l’unité
psychique qui transcende la totalité des expériences vécues qu’elle
assemble, et qui assure la permanence de la conscience". Pour lui, cette
subjectivité "n’est que l’émergence dans l’être d’une propriété
fondamentale du langage. Est "ego" qui dit "ego"" (1966: 259).
Le locuteur est l’être physique qui appartient à une situation de
communication et qui interagit avec un interlocuteur. Il est doté de
propriétés psychologiques et sociales. Plus précisément, c’est l’entité à
10 D’où, de qui, ou comment vient le sens en discours

laquelle on doit imputer la responsabilité de l’énoncé (même en cas


d’effacement énonciatif). Il peut être distinct du producteur de l’énoncé.
Une fois que le locuteur a été distingué du sujet parlant, il faut distinguer le
locuteur en tant que tel et le locuteur en tant qu’être du monde.
L’énonciateur est un être linguistique porteur d’un point de vue construit
dans l’énoncé par la mise en scène énonciative. L’énonciateur est au
locuteur ce que le personnage est à l’auteur: le locuteur, responsable de
l’énoncé, donne existence, au moyen de celui-ci, à des énonciateurs dont il
organise les points de vue et les attitudes (il dispose ainsi des "rôles", cette
activité n’étant pas forcément stratégique, mais bien définitoire de ce
qu’est l’énonciation selon cette conception).
Dans cette perspective, le point de vue est le positionnement des
énonciateurs dans un énoncé. Selon Rabatel (2005: 59), un point de vue
(PDV) correspond à "un contenu propositionnel renvoyant à un énonciateur
auquel le locuteur "s’assimile" ou au contraire dont il se distancie". Perrin
(2009: 62) qui défend la notion de voix (voir ci-dessous) indique que le point
de vue n’est en fait qu’une projection plus abstraite de la subjectivité
énonciative, qui s’ajoute et se combine à celle de la voix, une projection
fondée sur ce qui est dit, plutôt que directement sur les mots et les
phrases. Ainsi, selon Ducrot, le locuteur responsable de l’expression, de
l’énonciation des termes, que nous associons à la voix, ne doit pas se
confondre avec les énonciateurs, "ces êtres qui sont censés s’exprimer à
travers l’énonciation, sans que pour autant on leur attribue des mots
précis; s’ils parlent, c’est seulement en ce sens que l’énonciation est vue
comme exprimant leur point de vue, leur position, leur attitude, mais non
pas, au sens matériel du terme, leurs paroles" (Ducrot 1984: 204). Le point
de vue, qui relève davantage du contenu de l’énoncé, est à distinguer de la
voix.
La polyphonie est une notion introduite par Bakhtine pour décrire la mise
en scène de la parole dans le roman. A sa suite, en contestant l’unité du
sujet parlant, Ducrot définit l’activité énonciative comme résultant de
plusieurs "points de vue" qui s’expriment dans le discours. Il distingue
alors le sujet parlant (individu empirique), le locuteur (responsable de ses
énoncés) et l’énonciateur (instance de parole représentée, "mise en scène"
par le locuteur). Les cas de discours rapporté ou d’implicite sont des cas
emblématiques de la polyphonie. Dans "Mise au point sur la polyphonie",
Carel et Ducrot (2009) identifient deux conceptions opposées auxquelles se
rattachent le plus souvent les partisans actuels de la polyphonie:
- celle qu’ils nomment "attitudinale" consiste à soutenir que le locuteur,
dans la plupart des énoncés, présente plusieurs contenus et prend vis-à-
vis d’eux des attitudes diverses;
- une autre conception, appelée "musicale", consiste à comprendre la
polyphonie comme la co-existence de plusieurs paroles à l’intérieur d’un
Julien Longhi 11

seul énoncé, ce qui "correspond à une interprétation presque littérale du


mot voix".
La théorisation qu’ils veulent fidèle à l’intuition originelle de Le dire et le dit
décrit les éléments de la signification, ses molécules, comme des triplets.
Dans chacun de ces triplets, on trouve les trois éléments suivants: une
attitude du locuteur de l’énoncé, un contenu et enfin un "énonciateur".
Alors que la conception attitudinale renvoie à la notion de PDV évoquée
plus haut, la conception musicale renvoie à la notion de "voix": elle
prolonge et précise des notions issues du dialogisme et de la polyphonie, et
se définit en contraste avec celle de point de vue. Perrin (2009: 62) indique
que "la voix tient à l’acte locutoire consistant à énoncer les mots et les
phrases, tandis que le point de vue tient au fait d’assumer ce qui est dit, les
contenus qui s’y rapportent". Selon lui, la voix ne peut être qu’une fonction
purement rhétorique associée à l’usage des signes. La voix, la force
locutoire qui s’y rapporte, fonctionne pour une part comme un symptôme
non conventionnel, du moins étranger au sens codé linguistique, comme un
indice que l’on pourrait dire "naturel" de ce que le locuteur fait en parlant.
On trouve alors ici une approche locutoire de l’énoncé, qui renvoie aux
aspects pragmatiques de l’énoncé.

Si nous faisons le bilan des aspects vus dans ce point 1, nous pouvons
tracer une ligne de continuité entre analyse du discours et énonciation, en
considérant que les topoï investis en discours, corrélés à des PDV et pris en
charge par des phénomènes de voix, manifestent la conversion du langage3
en discours, et attestent, par les indications sur la compétence topique
qu’ils fournissent, des manifestations des formations discursives et du
préconstruit. Cette forme d’analyse, qui s’appuie sur les conditions
d’énonciations, ou les conditions de production du discours, est en partie
critiquée par un autre type d’analyse, celle de l’analyse DE discours, qui
s’appuie sur une conception de l’énonciation reportée sur l’énoncé et sa
dynamique interne.

2. Analyse de discours et énoncé

Avec l’analyse de discours, on se situe du côté de l’énoncé, puisque son


objet d’étude devient des textes, moyens d’accès à DES discours et non
plus à du discours.

3
Puisque selon Benveniste l’énonciation "convertit le langage en discours", il s’établit un
contraste avec l’opposition plus traditionnelle entre langue et discours. Il faut
probablement voir chez Benveniste une conception moins figée que celle qui considèrerait
que le discours actualise les éléments du système de la langue, puisque selon lui cette
conversion est immédiatement liée à la question du sujet et de la subjectivité.
12 D’où, de qui, ou comment vient le sens en discours

2.1 L’analyse de discours


L’analyse de discours est en particulier illustrée par Mayaffre (2005: en
ligne), dans sa théorisation des corpus, qui met bien en valeur les différents
enjeux d’un tel objet:
Si tout le monde conçoit désormais que le corpus est un observable nécessaire en
linguistique, au moins deux approches se font face pour peut-être se compléter. Pour
les uns, le corpus est un observatoire d’une théorie a priori, pour les autres, le corpus
est un observé dynamique qui permet de décrire puis d’élaborer des modèles a
posteriori. Théorie et empirie, déduction et induction, linguistique de la langue et
linguistique de la parole…, en ce moment, l’épistémologie fondamentale de la
discipline se joue et se rejoue, parfois avec naïveté, parfois avec force, dans la
réflexion sur les corpus.

Pour Mayaffre, derrière ces types de corpus se profile la question


polémique de l’objet pertinent de la linguistique. L’auteur reprend un
certain nombre de postulats: la linguistique de corpus considère d’abord
les corpus textuels; elle repose sur l’affirmation que l’objet du linguiste est
le texte: celui-ci doit donc être considéré comme l’unité fondamentale
d’une linguistique aboutie. C’est dans le cadre de cette linguistique des
grandes unités ou d’une linguistique, science des textes, que Mayaffre fait
appel aux réflexions de Rastier, qui a théorisé, par devant le texte, les
corpus (textuels) en linguistique, en indiquant que tout texte placé dans un
corpus en reçoit des déterminations sémantiques, et modifie
potentiellement le sens de chacun des textes qui le composent. Selon cette
approche, le corpus peut être défini comme le lieu linguistique où se
construit et s’appréhende le sens des textes. La question posée par
l’auteur est donc celle de savoir si le corpus est considéré comme un
observatoire de quelque chose de transcendant ou bien comme un observé
dynamique, digne d’intérêt, en lui-même, dans son immanence. Savoir, au
fond, si le corpus est "une chambre froide d’une théorie a priori, ou un
observé brûlant, autonome, réflexif".
Posée ainsi, la réponse à la question est bien sûr que le corpus est un
observé "brûlant, autonome, réflexif". L’argument principal de Mayaffre est
que les traitements rigoureux des corpus par les approches discursives qui
travaillent les extérieurs du corpus "semblent anéantis au moment du bond
interprétatif qui nous projette dans la lave d’un intertexte indéterminé,
appréhendé intuitivement". (Mayaffre 2002). La réflexivité4 du corpus
s’entend donc comme suit:
Nous entendons par réflexivité du corpus le fait que ses constituants (articles de
presse, discours politiques, pièces de théâtre; de manière plus générale, sous-
parties) renvoient les uns aux autres pour former un réseau sémantique performant
dans un tout (le corpus) cohérent et auto-suffisant. (Mayaffre 2002: 35)

4
Ce travail sur la réflexivité s’inscrit dans un ensemble de recherches d’historiens du
discours, comme Ghuilhaumou par exemple.
Julien Longhi 13

Cette réflexivité a donc un impact sur l’analyse:


Il ne sera plus nécessaire de sortir du corpus pour comprendre et interpréter ses
composants. Et l’analyse contextualisée ou co-textualisée de chacun des textes se
fera grâce à une navigation interne au corpus et non sur la base de ressources
extérieures arbitrairement et subitement convoquées. (Mayaffre 2002: 40)

Ainsi, nous voyons une conception différente de celle défendue par


Foucault, chez qui l’énonciation comme processus de détermination des
énoncés était centrale. Ici, c’est l’énoncé qui est le lieu de l’analyse, dans
un sens constructiviste. Cette approche rejoint les théorisations
énonciatives de Culioli par exemple, comme cela est identifié par Franckel
(1998: 11), où "le contexte ou la situation n’est pas extérieur à l’énoncé,
mais […] est engendré par l’énoncé lui-même", et "le sens de l’énoncé ne se
puise pas d’un référent extra-linguistique, il correspond à la construction
de valeurs référentielles"5.

2.2 L’énonciation par les opérations énonciatives


Alors que pour certains (cf. Ducrot) l’énoncé est la réalisation particulière
d’une phrase par un sujet parlant déterminé, à un endroit et un moment
donnés, les travaux menés dans la perspective d’A. Culioli ont amené une
contestation de cette définition situationnelle de l’énoncé: dans leur cadre,
l’énoncé n’est pas un équivalent de la phrase rapportée à la situation
d’énonciation. Selon Paillard par exemple, la place centrale accordée au
sujet "tend à relativiser fortement le rapport de l’énoncé à l’état de choses
qu’il exprime: pour Ducrot, dire le monde n’est pas un enjeu pour le
linguiste. La notion de vérité, lorsqu’elle est introduite, reste souvent
intuitive" (Paillard 2009: 109). Dans ce cadre, l’énoncé n’est pas un
équivalent de la phrase rapportée à la situation d’énonciation, mais est
considéré "en tant qu’agencement de formes qui met en scène les rapports
qui se jouent entre des sujets assimilés à des positions, un contenu et le
monde. Ces rapports sont éminemment variables et doivent être calculés"
(Ibid.: 110): la notion clef est celle de scène énonciative, et le sens de
l’énoncé est construit par les éléments qui le composent, et ne convoque
pas l’énonciateur qui est à l’origine. Cette approche est dite
constructiviste, car le contexte est construit à partir des éléments présents
dans l’énoncé. On pourrait ainsi "calculer" à partir de l’énoncé les éléments
qui composent la scène énonciative, sans avoir recours aux éléments
présents en amont de l’énonciation (vus au point 1).

5
Nous le verrons dans la mise en perspective des théories, mais cette approche très interne
et calculatoire du contexte nous semble excessive, puisqu’un énoncé peut changer de sens
selon le contexte, et qu’une interprétation peut surgir dans un contexte en l’absence de
mots, comme avec des gestes, mimiques, etc.
14 D’où, de qui, ou comment vient le sens en discours

Il n’est pas question d’utiliser des éléments extérieurs à l’énoncé, puisque


"dans la perspective constructiviste où le sens provient du seul matériau
verbal, on ne peut sans contradiction mobiliser un tel référent externe pour
en appréhender le sens":
Le contexte ou la situation n’est pas extérieur à l’énoncé, mais qu’il est engendré par
l’énoncé lui-même. On peut convenir que le référent relève d’un domaine extra-
linguistique, par opposition aux valeurs référentielles qui sont produites par les
énoncés de la langue et n’existent que par eux (Franckel, 1998: 11).

Une corrélation très étroite se fait jour, à travers la notion même de valeurs
référentielles, entre signification et contextualisation ou mise en situation.
Pour Franckel, un énoncé est une séquence (une suite cohérente de mots)
rendue interprétable par la stabilisation de tel ou tel de ses contextes
possibles, ces contextes étant donc engendrables à partir de la séquence
elle-même. Dès lors qu’une séquence fait l’objet d’une interprétation
donnée, elle est constituée comme un énoncé, ce qui implique que
devienne effectif un de ses contextes potentiels. Pour Franckel et Paillard
(2007), la question centrale (concernant les prépositions, mais ceci peut
s’étendre au lexique en général) "est de dégager la part respective d’une
unité et de son co-texte dans la valeur obtenue" (12). Cette approche
conduit à un modèle de l’identité des prépositions en termes de "formes
schématiques" (FS): cette notion "marque que l’unité s’inscrit dans un
double processus interactif de schématisation – ou de configuration – du
co-texte d’une part, d’instanciation de ce schéma par les éléments de ce
co-texte d’autre part".
Nous avons donc, dans ce point 2, des approches du discours et de
l’énonciation radicalement différentes de celles vues au point 1. En effet,
alors que dans le premier cas le discursif et l’énonciation sont à considérer
selon des positionnements énonciatifs, des ancrages sociodiscursifs, ou
des points de vue ou attitudes du locuteur, dans le second cas ce sont les
scènes énonciatives, telles qu’elles sont calculables dans les énoncés ou
les textes, qui sont envisagées. Malgré ces oppositions, nous souhaitons
nous pencher sur les possibilités offertes par de tels modèles sur une
saisie globale du sens en discours. Pour cela, nous proposons d’examiner
des exemples concrets d’interactions théoriques entre ces composants
afin d’en synthétiser la portée pour l’analyse linguistique.

3. La dynamique énonciative du discours: saisir du discours à


partir de discours

Notre objectif est de repérer les facteurs énonciatifs qui contribuent à


l’assignation du sens en discours, et de mesurer les dimensions
énonciatives qui coexistent, en les rapportant à leur "nature".
Julien Longhi 15

3.1 Coexistence des concepts dans la textualité


Pour illustrer l’interaction des théorisations évoquées, nous proposons une
courte analyse d’un texte. L’article dont nous tirons ce texte a été publié
dans Le Monde le 19 juin 2008. Il trace le portrait de Yassine Belattar, un
animateur de radio.
Good morning banlieue 19 juin 2008 Le Monde

Yassine Belattar

A 26 ans, l’animateur de la matinale de Générations 88.2 est l’une


des voix les plus écoutées de la banlieue. Armé d’un humour
corrosif, il manie la langue comme un ancien de Sciences Po. Dans
les rues de Paris, comme à Villiers-le-Bel ou à Clichy-sous-Bois,
on vient le saluer, l’encourager, le serrer dans les bras. "Hé,
Yassine. Attends."

À partir des approches vues aux points précédents, nous pouvons


retranscrire certains éléments de cet extrait selon les terminologies
utilisées:
Constructivisme: good morning banlieue crée une dynamique
syntagmatique par l’interaction des éléments good morning et banlieue.
Good morning + un lieu crée un effet d’attente Good morning Vietnam, et la
substitution avec banlieue lui donne une valeur référentielle spécifique. Cet
aspect purement relatif aux éléments linguistiques de l’énoncé se "calcule"
comme invoqué dans la théorie constructiviste. Cependant, selon nous, ce
"calcul" ne peut se faire sans une certaine compétence topique, qui permet
au lecteur d’assigner à Vietnam un sens non strictement géographique,
mais également stéréotypique.
Voix: l’emploi de voix et de langue renvoie au procès de locution mis en
œuvre. De même, les usages de saluer et encourager comme délocutifs
(leur sens est construit à partir de certaines énonciations de l’expression
initiale) indiquent les attitudes prises par les locuteurs vis-à-vis de leurs
contenus.
Point de vue: le discours représenté (expression de Rabatel pour parler
entre autre du discours direct rapporté) permet de véhiculer le point de vue
de la "banlieue", annoncé par une des voix les plus écoutées de la banlieue.

La suite de l’article articule de nouveaux aspects:


C’est un grand Black, costume de jeune-de-banlieue-qui-n’a-peur-
de-personne, qui l’interpelle. "C’est bien ce que tu fais.
T’arrête pas. Te laisse pas faire." Une accolade, une tape dans le
dos: "On a besoin de toi." Yassine Belattar, gueule d’ange de 26
ans, est un des rares porte-voix des territoires d’outre-
périphérique. Humoriste et animateur sur Générations 88.2, la
radio la plus influente dans les quartiers d’Ile-de-France, il
murmure à l’oreille des cités comme personne.
16 D’où, de qui, ou comment vient le sens en discours

On peut déceler ici des diverses formes également:


Formation discursive: Avec costume jeune-de-banlieue-qui-n’a-peur-de-
personne, on se trouve en présence d’un préconstruit propre à une certaine
formation discursive, attesté aussi dans outre-périphérique et murmure à
l’oreille des cités, expressions qui indiquent un ancrage sociodiscursif
autour de la banlieue, vue comme lieu en marge et lié à certaines origines.
En effet, avec outre-périphérique, on a le sens de banlieue en tant que lieu
éloigné (et séparé) du centre, mais aussi comme lieu où se trouvent des
"communautés", ici celle de l’outre-mer semble suggérée. Avec murmure à
l’oreille des cités, l’intertextualité confère au jeune homme un rôle éducatif
(dans le film évoqué, L’homme qui murmurait à l’oreille des chevaux, le
héros est un spécialiste du dressage par la douceur, qui doit aider une
jeune fille à lutter contre une infirmité apparue à la suite d’une chute de
cheval). Les trois emplois relevés ici renvoient à une certaine image de la
banlieue, qui prend une forme positive avec le portrait tracé.
Voix: interpelle, porte-voix, murmure, indiquent la force locutoire des
discours de ceux que l’animateur croise dans la rue, et aussi le capital
symbolique porté par cet homme (porte-voix).
Point de vue: encore avec le discours représenté, l’article met en scène les
rencontres, pour donner l’image de proximité et de sympathie véhiculée (ce
discours rapporté direct contraste en effet avec un discours indirect qui
aurait perdu cette dimension, imaginons il lui dit que ce qu’il fait est bien,
de ne pas se laisser faire, etc.).
Polyphonie: T’arrête pas. Te laisse pas faire, suggèrent qu’il pourrait
s’arrêter, se laisser faire, et induisent donc une voix opposée aux actions de
l’homme en question, un point de vue induisant "arrêtez ce que vous
faites", et un autre "écoutez les, arrêtez", à partir duquel se positionnent
les voix introduites6.

Nous voyons donc, dans ce court extrait, que les concepts d’analyse
présentés au fil de cet article peuvent contribuer à analyser l’émergence du
sens en discours. S’ils sont présentés successivement pour la clarté de
l’analyse, nous souhaitons cependant défendre l’idée qu’ils sont les
modalités d’un même fonctionnement, celui de la dynamique sémantique
en discours, conçue comme "une dynamique de construction et d’accès à
un posé, motivé et profilé linguistiquement, mais toujours plus pauvre ou

6
Nos analyses rejoignent en partie celles qui pourraient être formulées par la Scapoline. En
effet, pour Nølke (2009: 81), la ScaPoLine, ne parle pas d’énonciateurs: les "voix", ou plutôt
les points de vue, sont associées directement aux êtres discursifs (ê-d en abrégé), terme
central de cette théorie. Les ê-d sont conçus comme des images des "personnes" qui
peuplent le discours, créées par le locuteur. Faute de place, nous ne pouvons pas discuter
les différences fines entre cette théorisation et les autres conceptions de la polyphonie.
Pour plus de détails néanmoins, voir l’article de Lescano dans ce volume.
Julien Longhi 17

plus riche que ces accès partiels" (Cadiot et Visetti 2001: 138, à propos des
thématiques, mais que nous étendons au fonctionnement général du
discours). Ces concepts sont ainsi à voir comme des outils pour
appréhender le fonctionnement énonciatif sous de divers aspects, sans
que l’un soit subordonné à l’autre.

3.2 Pour une théorie des objets discursifs: l’énonciation par le


discours
Nous avons identifié les différents phénomènes intervenant dans la
construction discursive du sens, qui s’adossent à des dynamiques
discursives (s’opposant à une conception fixiste de la signification, au
profit d’une saisie des processus discursifs dans la construction du sens).
Nous avons présenté leur contribution, et suggéré que ces niveaux peuvent
s’intégrer dans le même mouvement d’analyse, et permettre une analyse
énonciative du discours qui tienne compte des processus à l’œuvre dans
les énoncés et les discours. Pour cela, nous sommes amenés à concevoir
l’énonciation comme un processus impliquant le sujet, qui s’incarne,
socialement et cognitivement, dans et par le discours. Une voie d’accès à
ces préoccupations est de considérer le langage comme une pensée
particulière, la parole comme une expression, et la langue comme une
pratique (Lebas et Cadiot 2003). Cet ancrage phénoménologique pourrait
donc contribuer à la théorie énonciative du discours, si toutefois il
maintient une attention à des phénomènes empiriques (ce que nous faisons
grâce à un travail sur corpus). Si le monde naturel, et cognitif et social
également, laissent des traces dans le langage, "quel peut être l’apport
d’une phénoménologie du langage dans l’analyse du discours?" (question
posée dans Coquet 2007). Sa réponse est la suivante: l’expérience
singulière se traduit dans une forme. Une trace linguistique est là pour en
noter l’existence et elle attend la traduction. D’abord il y a la prise du
monde, puis la reprise. Le corollaire est qu’il n’y a pas de versant
référentiel, de domaine extra linguistique: il y a seulement un espace de
projection.
Finalement, un point de vue phénoménologique permettrait de pouvoir
intégrer analyse de discours et analyse du discours. Coquet (2007) rappelle
que pour Merleau-Ponty "il y aurait donc un mouvement par lequel
l’existence idéale descend dans la localité et la temporalité, et un
mouvement inverse par lequel l’acte de parole ici et maintenant fonde
l’idéalité du vrai" (Coquet 2007: 44), et il s’agit de poser la question des
marques formelles du processus subjectivant. Nous insistons sur la
pluralité de ces marques, qui sont, selon nous, de différentes natures, mais
qui relèvent toutes du même processus de signifiance du discours. Aussi,
nous souhaitons préciser ce que nous avons progressivement développé au
18 D’où, de qui, ou comment vient le sens en discours

fil de cet article: les concepts évoqués peuvent être vus comme différentes
formes de projection de l’instance énonçante, que l’on peut reconstruire, et
les concepts d’analyse évoqués sont alors à considérer comme des formes
spécifiques d’une projection dans et par le discours.
Pour essayer d’unifier les strates d’analyse dans une même saisie du sens,
nous utilisons une autre terminologie, qui retranscrit les notions en trois
phases de dynamique du sens7:

Motif: PDV, préconstruit, voix


Profilage: constructivisme, polyphonie Enonciation
Topoï: CT, FD
Schéma n°1: Réorganisation tripartite des concepts d’analyse

En effet, si le travail épistémologique et méthodique élaboré aux points 1 et


2 a une conséquence sur l’analyse linguistique (comme vu dans les
extraits), c’est celle de donner accès à différentes saisies du phénomène
énonciatif, que celui-ci soit conçu comme plus ou moins "interne", plus ou
moins "calculé", ou plus ou moins "individué". Une théorisation non fixiste,
et centrée sur les processus sémantiques, et leurs dynamiques, pourrait
permettre une redistribution des notions dans un cadre cohérent. Les
motifs permettent de prendre en compte l’apport des unités, comme
"ouvroirs à motifs". Ils permettent d’amorcer certains aspects de la
signifiance, et enregistrent les réseaux de sens associés. Ils permettent
donc de considérer une certaine forme d’antériorité signifiante (que nous
associons au préconstruit), et leur richesse conduit aussi les sujets à
adopter différentes points de vues face à eux8, et de dégager un certain
engagement ou une certaine attitude de locuteur, proche de ce que
recouvre la notion de voix.
Avec l’opération de profilage, la dynamique syntagmatique est prise en
compte, et intègre alors les mécanismes de co-construction linguistique,
qui contribuent à la mise en place de scènes énonciatives, et ouvrent
également sur l’articulation polyphonique de l’énoncé, en proposant un
plan de présupposé sur lequel s’organise le posé.
Enfin, les topoï, comme aboutissements du processus sémantique, rendent
compte de la compétence topique investie par les sujets, et permettent de
circonscrire, sur le plan linguistique, les formations discursives telles
qu’elles s’attestent sémantiquement (même si cette caractérisation ne

7
Pour le détail de la tripartition motif-profil-thème, voir Cadiot & Visetti (2001), et Longhi
(2008) pour le travail de ces notions dans le cadre discursif, avec le changement
terminologique motif-profil-topos.
8
Voir le travail sur 'intermittent' dans Longhi 2008, et le lien entre point de vue sur le motif et
dynamique du sens.
Julien Longhi 19

permet pas de rendre compte de toute la productivité de cette notion, qui


s’étaye également avec les notions d’interdiscours, que nous
réinvestissons sous une autre forme, avec d’autres concepts).
Schématiquement encore une fois, ces notions pourraient être
représentées comme cela:

Délocutivité

Phénoménologie profilage Objet discursif


Scène énonciative

Préconstruit/ Topoï
Sens commun
Motifs/motivation

Langage Discours

voix polyphonie/
PDV

Enonciation

Locutivité

Schéma n°2: organisation des concepts selon les plans de locutivité/délocutivité et


langage/discours

Selon cette schématisation, nous pouvons concevoir les concepts


théoriques convoqués comme des éléments participant à l’activité
énonciative, qui peuvent relever davantage du langage ou du discours, et
avoir un rapport plus ou moins direct avec la parole effectuée, tous
contribuant à l’aboutissement d’objets discursifs.

Conclusion

Si les théorisations examinées dans cet article ont vocation à constituer


des méthodes d’analyse autonomes, nous avons essayé de montrer qu’il y a
une valeur ajoutée à les confronter, et à mesurer leurs spécificités, dans le
but de développer une théorisation globale du sens en discours.
Finalement, après avoir mesuré les prérequis et les domaines de prise en
charge spécifiques de la construction du sens de ces concepts théoriques,
nous en avons comparé les aspects selon différents points de vue, et avons
montré qu’ils peuvent être intégrés à un mouvement d’analyse énonciative
globale, qui considère un niveau plus interne et local du sens (sur lequel
20 D’où, de qui, ou comment vient le sens en discours

l’énonciation organise points de vue, préconstruit et voix), pour s’insérer


dans des opérations de profilage qui contribuent à la construction
syntagmatique et aux mises en scènes polyphoniques, pour aboutir à des
topoï qui attestent en discours des mécanismes énonciatifs, recouvrant la
compétence topique des sujets, et leur ancrage dans des formations
discursives. La réponse à la question "d’où, de qui, ou comment vient le
sens en discours?" connaît donc une réponse complexe: le "où" serait le
discours, le "de qui" serait l’énonciateur (qui intègre point de vue, voix,
compétence topique et préconstruit), et le "comment"9 serait par des
opérations langagières qui mettent à profit une certaine motivation
linguistique, une dynamique syntagmatique et textuelle, et un déploiement
sociodiscursif dans les configurations énonciatives opérées par le discours.

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9
Le niveau socio-cognitif ne peut être développé davantage que par l’esquisse
phénoménologique, mais il s’articule au paradigme de l’enaction tel qu’il est travaillé par
des collègues tels que J.-P. Durafour, D. Bottineau.
Julien Longhi 21

Jacques, F. (1996): Sur le dispositif énonciatif. In: Sémiotiques, 10, 59-71


Paillard, D. (2009): Prise en charge, commitment ou scène énonciative. In: Langue française, 162,
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