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Thse pour lobtention dun Doctorat des Universits de Rennes 2 Haute-Bretagne et de Louvain-la-Neuve
Sciences du langage Mthodologie des sciences de lhomme
prsente par
Alban Cornillet
Membres du jury : M. Philippe Blanchet (Professeur, Universit Rennes 2 Haute-Bretagne) M. Michel Francard (Professeur, Universit de Louvain-la-Neuve), rapporteur M. Guy Jucquois (Professeur mrite, Universit de Louvain-la-Neuve) M. Jean-Manuel de Queiroz (Professeur, Universit Rennes 2 Haute-Bretagne) M. Didier de Robillard (Professeur, Universit Franois Rabelais de Tours), rapporteur
2005
Note liminaire
Quoique cela risque de contrarier nos habitudes de lecture, jai choisi, dans un souci de cohrence, de respecter dans mes citations dauteurs (en particulier de lpoque classique), lorthographe, la typographie et la langue de ldition consulte dautant que certains des textes cits ne sont accessibles que dans une dition en facsimil. Corriger lorthographe des auteurs passs et contemporains aurait en effet demand le choix dune norme (et alors laquelle ?) alors appliquer aux auteurs les plus rcents galement pratique normative difficilement conciliable avec mes conceptions sociolinguistiques. En outre, pour les auteurs antrieurs la fin du XVIIe sicle, cest--dire pour ceux ayant crit avant la relative stabilisation de lorthographe, la distinction entre correction typographique et correction orthographique naurait pas toujours t aise, ni non plus facilement consensuelle. Pour les citations en langue anglaise, tant donn leur nombre relativement important, jai prfr, l encore, ne pas ajouter un propos dj bien assez long leurs traductions en franais ce qui naurait dailleurs pas t forcment dune grande utilit pour les lecteurs. Par ailleurs, dans ltude de corpus prsente au deuxime chapitre, jai distingu, par deux typographies diffrentes, les extraits primordiaux du corpus de ceux qui, tout en tant pertinents taient plus redondants. Ceci a permis dindiquer au lecteur lintgralit du corpus sans recourir son report en annexe et tout en facilitant sa lecture. Enfin, jai choisi dalterner les postures nonciatives, recherchant par le nous , intgrer au maximum le lecteur (et parfois au-del) dans mon propos et rservant la premire personne du singulier pour lexpression de positions exclusivement personnelles.
Introduction
son essai sur les bouteilles, Vilm Flusser revient sur le sentiment que beaucoup ont selon lequel les boissons dites nobles les alcools par exemple perdraient de leur noblesse si elles ntaient pas conditionnes en bouteilles de verre.
ANS
Ce sentiment, comme tant de ceux qui naissent dans des rgions non pleinement conscientes de lesprit, on le donne pour rationnel, en prenant par exemple pour argument leffet des divers matriaux sur les huiles aromatiques. Et comme toujours dans pareil cas, par exemple dans les tentatives de rationalisation de convictions religieuses, didologies politiques, etc., ces arguments peuvent tre tout fait fonds, ils peuvent mme se rvler fconds pour la recherche future, et demeurer nanmoins sans aucun rapport avec le sentiment quils cherchent expliquer. 1
Cette constatation me semble galement applicable bien des questions scientifiques (et tout particulirement en sciences humaines). Mais linsatisfaction engendre par le dcalage entre lessai dexplication (V. Flusser parle en loccurrence de tentative de rationalisation) et lobjet interrog, se transforme en embarras face aux difficults que posent, et spcialement au linguiste, les discours de lmotion, cest--dire la faon dont nous parlons de lmotion lmotion que nous avons dabord lhabitude dopposer la raison (comme le fait, par exemple, plus ou moins explicitement V. Flusser). C. Kerbrat-Orecchioni souligne, dans sa synthse sur la place des motions dans la linguistique du XXe sicle, que les motions posent au linguistique de vrais problmes, et lui lancent un vrai dfi, cause surtout de leur caractre minemment slippery [], cest--dire fuyant et insaisissable : elles lui glissent entre les doigts 2. Et elle assimile ce caractre problmatique au fait, en particulier, que nous avons le sentiment que les motions sont la fois dans le langage partout, et nulle part 3.
FLUSSER Vilm, Choses et non-choses, Esquisses phnomnologiques, traduit de lallemand par Jean Mouchard (d.orig. : 1993), d. Jacqueline Chambon, Nmes, 1996, p. 11. 2 KERBRAT-ORECCHIONI Catherine, Quelle place pour les motions dans la linguistique du XXe sicle ? DOURY Mariane et Remarques et aperus , pp. 33-74, in PLANTIN Christian, TRAVERSO Vronique (dirs.), Les motions dans les Interactions, Lyon, Presses Universitaires de Lyon, 2000, p. 57. 3 KERBRAT-ORECCHIONI Catherine, id.
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Dire que lmotion se prte ou se plie difficilement, vis--vis du langage, une entreprise de localisation, cest pointer deux types dobstacles : sa rtivit tant lidentification qu lassignation un lieu.
Si lon se situe dans la perspective du discours, cela signifie que lon doit distinguer motion prouve vs exprime (celle qui constitue le lieu propre de linvestigation linguistique) vs suscite (cest le pathos aristotlicien, qui contrairement lethos, se localise dans le seul auditeur) []. 4
Toutefois ce genre de catgorisation me semble trop rductrice. Elle me paratrait, dune part, sappuyer quoique de faon implicite, et mme suivant un raisonnement que ne reconnatrait certainement pas C. Kerbrat-Orecchioni , sur un schma de la communication simplifi et rducteur lextrme, caricatural mme :
metteur
Message
Rcepteur
motion prouve
motion exprime
motion suscite
Dautre part (et, comme nous le montrerons, ce deuxime point est intimement li au prcdent), tout en recourant de telles diffrenciations, C. Kerbrat-Orecchioni individualise et distingue acteurs et actant engags dans le phnomne observ, bien quelle situe en mme temps lmotion au cur de la relation, de linterpersonnel. C. Kerbrat-Orecchioni qui parle dailleurs, prcisment propos des motions, dune confusion des mots et des choses 5, interprte, elle, cette dernire comme rsultant dun processus de distinction conceptuelle dficient :
Il est en tout cas certain que la rflexion sur les motions souffre dune problmatisation insuffisante des relations existant entre les niveaux psychologique (prouvs), cognitif (reprsentations) et linguistique (dnominations). 6
Je tenterai de montrer, dans ltude prsente ici, en quoi la confusion en question ne rsulte pas dune distinction imparfaite ou incomplte, cest--dire, en somme, quelle nest pas la consquence dun travail de purification inachev, devant tre poursuivi ou amlior. Car en loccurrence, cest plutt lambition dune purification mme qui est contestable. Cest le principe de distinction entre le psychologique , le cognitif et le linguistique (pour reprendre les termes de C. Kerbrat-Orecchioni) qui devra donc tre interrog, autrement dit, la construction historique de la notion dindividu et du fonctionnement reprsentationnel du langage qui doit tre remise sur le mtier : le cognitif ou la reprsentation comme double7 du monde rel (le ddoublement tant le pendant de la mise distance du
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KERBRAT-ORECCHIONI Catherine, ibid., p. 59 (soulign par lauteur, C. K.-O.). KERBRAT-ORECCHIONI Catherine, ibid., p. 58. KERBRAT-ORECCHIONI Catherine, id. Il sagit dun double deux titres : en tant que miroir et que substitut.
INTRODUCTION
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monde par lindividu ou la sparation de ce dernier en tant quentit distincte du monde), et le fonctionnement reprsentationnel du langage en tant quinstrument de cette mise distance ou de ce ddoublement8. En effet, si je propose de nous pencher sur les discours de lmotion, cest dabord parce que cette approche pose, de faon problmatique peut-tre plus aigu que toute autre, la question du fonctionnement rfrentiel du langage et corollairement celle de lagir (socio)linguistique. H. Parret a lui aussi insist sur le lien existant entre les deux aspects du problme :
[] une certaine philosophie analytique, partir du Cercle de Vienne, sest pos la question de ce quil en est de la signification motive en soi. La signification motive, oppose la signification effective (factual), est le type de signification qui chappe au critre de vrification partir de nimporte quelle vidence empirique : cest le groupe htrogne des jugements thiques, des requtes, et des noncs que lon retrouve en littrature, surtout en posie. Il est galement dit que la fonction motive est lexpression et lvocation de sentiments et dattitudes, oppose la fonction symbolique ou rfrentielle qui aboutit des assertions ayant une valeur de vrit. La fonction motive nexprime donc que les sentiments et les attitudes, et aucunement des croyances et des ides. Lopposition cognitif versus motif joue un grand rle. Le cognitif quivaut lintentionnel, le fait davoir un objet, une dnotation. Lmotif, dans cette dichotomie, comporte un lment de sensibilit directe et incarne, en plus, une tendance spontane dagir de manire bien spcifique. 9
Le postulat dune pertinence de lopposition entre cognitif (i.e. lintentionnel, le fait davoir un objet, de rfrer) et motif (cest--dire lune des principales modalits de lagir linguistique de lnonciation) renforce le prsuppos que le langage est fondamentalement intentionnel et rfrentiel. Mais rciproquement, H. Parret confirme aussi, et de cette faon prolonge, le rapport entre le principe linguistique rfrentiel et le couple raison/motion. Comment, ds lors, repenser ce rapport ? Comment faire en sorte quun renouvellement de la comprhension de lun puisse permettre de transformer lautre ? Mon objectif est donc de mieux comprendre notre tre-au-monde, notre treensemble, autrement dit la question de la relation unissant la conscience, le rel et le langage. Pour cela, il convenait dadopter une dmarche qui nous permette de saisir sans lannuler la fragilit quune telle question expose, cest--dire une dmarche qui nous aide dceler loscillation entre un questionnement linguistique et une problmatique traditionnellement dvolue la psychologie ou la philosophie la plus fondamentale, dpasser ce flottement et cette spcialisation disciplinaire desquels naissent nos difficults lapprhender, mais do provient aussi, et surtout, lintrt quil prsentera pour nous. Jinterprte dailleurs les difficults auxquelles nous confronte lmotion et les discours de lmotion, comme le signe dune richesse, autrement dit comme
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PARRET Herman, Les passions. Essai sur la mise en discours de la subjectivit, Bruxelles, Pierre Mardaga diteur, 1986, p. 155.
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lannonce dun potentiel heuristique de ce concept et de ses usages. En effet, si le concept dmotion rentre si mal dans le cadre de nos constructions les plus familires, cest que sans aucun doute nous pourrons en la faisant fonctionner ou jouer (au sens mcanique) lui permettre de nous aider les renouveler. Ces problmes et ces rsistances ne doivent donc pas tre ignors ; nous devons au contraire les intgrer dans notre dispositif. Ils demandent ds lors un renouvellement de lapproche de la question. Avant mme chercher tester ces difficults et les expliciter davantage, nous savons dj que nous devrons viter laffrontement direct car celui-ci est, lavance, vou lchec : le choc frontal est toujours minemment risqu et nfaste ; en effet, il tend trop souvent confirmer et mme radicaliser les positions antrieures, plus quil nest en mesure de les renouveler ou de les dpasser. Nous veillerons donc procder sur le mode du dtour. Aussi une proportion considrable de mon propos pourrait apparatre, dans un raisonnement linaire, comme des excroissances, des digressions et ce, quelque soit lchelle laquelle on lobservera. Cette constatation serait juste, mais dplace, puisque mon expos et notre parcours, qui se veulent donc avoir une construction que nous pourrions qualifier de spiralaire ou dhlicodale, se feront prcisment sur le mode de la digression, de la drive et de la dambulation. Toutefois, prvient D. Lapoujade, [d]ambuler, cela ne veut pas dire que la connaissance est ncessairement soumise lerrance, cela signifie quelle se fait de proche en proche, par raccordements successifs, suivant des expressions qui reviennent constamment [] 10 quoique toujours diffremment. Ce recours au dtour pourrait ne rien avoir de nouveau ; une telle dmarche a en effet t formule depuis longtemps, par exemple par les anthropologues. G. Balandier explique ainsi :
Le dtour, ncessaire la recherche des enseignements reus des cultures de lailleurs et de notre propre pass, apparat alors en tant que mise distance, occasion de rvler ce que laccoutumance et nos crans idologiques ne permettent pas de voir. 11
Cependant, le dtour sera ici dclin non seulement lobjet dtude, mais aussi au parcours, la mthode dinvestigation. Il viendra, en outre, se conjuguer avec un autre souci. Une dmarche trop souvent rcurrente consiste en effet construire un systme qui exclut des faits vidents pour ensuite faire de ce qui a t exclu le signe dun mystre devant lequel la raison doit sincliner :
[] la mtaphysique quil [Whitehead] voulait viter tait celle que lon fait sans le vouloir lorsque lon demande la nature dexpliquer la connaissance ou sans accepter ce quoi cela engage lorsque lon fait
LAPOUJADE David, Du champ transcendantal au nomadisme ouvrier. William James , pp. 265-275, in ALLIEZ Eric (dir.), Gilles Deleuze. Une vie philosophique, Le Plessis-Robinson (92), Institut Synthlabo pour le progrs de la connaissance, 1998, pp. 270-271. 11 BALANDIER Georges, Le pouvoir sur scnes, Paris, Balland, 1992, p. 10.
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INTRODUCTION
11 intervenir lesprit pour renvoyer aux apparences ce qui nentre pas dans la dfinition que lon sest donne de la nature. 12
Je propose donc une conduite inverse, consistant induire une singulire sensation de dpaysement au cur des expriences les plus familires 13, de donner ou de confrer une tranget lobjet pour pouvoir le comprendre de faon renouvele mais dans une plus grande globalit : que son tranget, son air inattendu, saugrenu presque, nous permette de le dtacher de nos vidences sans pour autant lamputer de ce que nous nen tions pas capables de saisir. Enfin, le dtour simpose assurment de par les caractristiques majeures que nous attribuons notre objet, cest--dire en raison de la faon suivant laquelle nous avons lhabitude de le considrer et de llaborer. En effet, quoique cela rsulte dune laboration somme toute assez rcente (nous le verrons au cours du travail prsent ci-dessous), nous disons des motions ou nous considrons souvent, dune faon qui nous semble traditionnelle, quelles nous sont naturelles, spontanes (quoi de plus authentique pour celui qui les prouve ?), universelles donc. Nous les opposons habituellement la raison et au calcul (i.e. la prmditation), du moins est-ce ainsi quelles paraissent simposer notre exprience et ainsi que nous les prenons au srieux. Ds lors, laspiration au dpaysement se change en ncessaire regard accord lautre (socioculturel, gographique ou historique), devenant selon moi indispensable dans notre position o luniversalit semble si importante. Or que nous disent les ethnologues ? Que les motions des autres socits ne nous sont que difficilement accessibles, et que nous ne pourrions pleinement les comprendre que si nous recrions le monde qui les a vus merger, et qui leur donne leur sens :
Il semblerait ainsi que nos motions, qui ont toujours t pour nous dune si intime vidence, ces motions qui nous ont toujours t si internes, si naturelles, si biologiques, si dbordantes, ces motions dont lauthenticit mme nous fascine, se constituent pour dautres tout autrement. Il parat mme que les questions que nous adressons ces motions qui sont les ntres, la manire dont nous nous interrogeons dhabitude pour les dfinir ou les expliquer, ne fait pour les dtenteurs dmes dautres cultures, pas beaucoup de sens. Vous ne pouvez, disent les ethnopsychologues, demander un Ifaluk ou un Chinois de rpondre la question du sentiment en voquant ce qui se passe lintrieur de sa tte, parce que ce nest pas ainsi que les motions sinterrogent pour lui. Vous ne pouvez leur demander, disent encore certains dentre eux, si les motions sont naturelles, ou encore si elles sont authentiques, parce que cette question ne se pose pas en ces termes, voire mme ne se pose pas du tout 14.
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STENGERS Isabelle, Penser avec Whitehead, Une libre et sauvage cration de concepts , Paris, Le Seuil, 2002, p. 130. 13 STENGERS Isabelle, ibid., p. 13. Cf. aussi, p. 79. DESPRET Vinciane, Ces motions qui nous fabriquent. Ethnopsychologie de lauthenticit, Le PlessisRobinson (92), Institut Synthlabo pour le progrs de la connaissance, coll. Les Empcheurs de penser en rond , 1999, p. 14.
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Ainsi notre intrt bienveillant pour laltrit culturelle se transforme-t-il progressivement par une sorte de reflux en une inquitude sur nos propres pratiques : comment ces questions que nous adressons nos motions ou nousmmes et qui font sens pour nous ce sont celles-l que scientifiques (psychologues, sociologues, neurologues, etc.) nous posent, et cest grce elles, en elles, que se constituent nos savoirs scientifiques de lmotion , comment ces conceptions (y compris, et aussi avant tout, scientifiques donc) de lmotion qui la considrent entre autres comme une aventure intrieure, intime et authentique, comment ces questions peuvent-elles sembler surprenantes voire incomprhensibles pour dautres ? Cest--dire aussi et surtout, en dfinitive, comment nos propres conceptions peuvent-elles ds lors ne pas nous tonner ? Voil que ces questions perdent leur tour leur caractre dvidence et commencent, par une sorte deffet boomerang, nous sembler un peu tranges. Comme le souligne V. Despret,
le constat selon lequel nos questions ne font pas beaucoup de sens pour les autres invite beaucoup plus srieusement repenser cette universalit. Le fait quil saccompagne de ltonnement signe leffet russi du contraste : comment, si nos motions sont toutes universelles, si elles appartiennent bien ce vieux fond de nature qui unifie nos expriences et les rend identiques par-del les cultures, se peut-il que nos questions propos de lmotion ne soient pas, elles aussi, susceptibles de toujours produire des rponses semblables aux ntres ? 15.
Ce ne sont donc pas seulement nos conceptions qui sont questionner ou mettre en perspective, mais aussi la manire dont nos pratiques les dfinissent et les interrogent. Ces constats doivent alors guider nos pratiques scientifiques sur la voie du retour sur soi, cest--dire de la rflexivit. Mon premier questionnement sera donc le suivant : dans quels systmes sinscrivent nos discours de lmotion ? Que peuvent nous apprendre nos discours de lmotion (nos pratiques, nos usages, nos thories16) sur lmotion, le langage, notre monde et nous-mmes ? Cest pourquoi aussi, pour interroger le fonctionnement linguistique et tenter de contribuer llaboration dune sociolinguistique de lefficace17, centre sur lagir, cest--dire leffet concret du dire, nous ne procderons pas de manire sociolinguistique, autrement dit dun point de vue sociolinguistique ce qui reviendrait prcisment exclure de notre rflexion cette dmarche sociolinguistique et ses fondements. Plus exactement, je ne chercherai pas dfinir a priori le cadre thorique dans lequel sinscrit ce travail puisque mon objectif est notamment de le reformuler, de le rorienter par ce travail mme.
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Lmotion est en effet, comme nous lavons dj signal, cet objet singulier qui pose la question de la distinction entre langage et choses, thorie et pratique, reprsentant, reprsent et rfrence, etc. 17 Le terme defficace pourrait sembler tout la fois tre tranger et faire cho des formules proches ou quasi-quivalentes comme laction ou lagir linguistique, ou encore les actes de langage. Cest en tout cas leffet recherch. Alors pourquoi ne pas retenir les termes daction ou dagir ? Principalement parce que ce vocabulaire connot risquait dencourager voire de provoquer le maintien de prsupposs que nous essaierons prcisment de cerner et de dpasser.
INTRODUCTION
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Ceci mamnera adopter une attitude au premier abord peut-tre quelque peu droutante. Il est en effet habituel dans beaucoup travaux de recherche, de distinguer, pour les mettre en regard les uns des autres, dune part les ouvrages et textes de rfrence, cest--dire les sources sur lesquelles sappuie le chercheur pour fonder son tude des matriaux qui constitueront, dautre part, son corpus. Il sera donc sans doute attendu que jexplicite les ouvrages et auteurs qui me serviront de rfrences pour interroger les discours de lmotion. Cette attente sera certainement due par lamalgame apparent, lindiffrenciation que gnrent ou entretiennent mon investigation et son traitement, puisque sy ctoient aussi bien des textes anciens que plus rcents, des thories vernaculaires que des savoirs scientifiques et ce, sans en privilgier aucun, ou plutt sans fonder mon analyse des uns sur lautorit des autres. Mais formule de cette faon un peu abrupte, la mthode paratra sans doute cavalire. Disons donc plutt que mon approche ne se base pas sur une hirarchisation a priori des textes ou des ides prsents : cette hirarchisation est en effet lun de mes objets dtude. Lenjeu rsidera donc dans le choix du moment auquel la diffrenciation entre sources et corpus sera propose, et non sur cette diffrenciation elle-mme. Autrement dit, il sagira de ne pas soustraire trop tt certains textes lanalyse sociolinguistique, de refuser daccorder a priori un statut d extraterritorialit certains discours, avant davoir examin la possibilit de leur laisser tre des rvlateurs, avant de leur avoir permis de nous dire ce quils pouvaient nous apprendre sur notre socit et sur nous-mmes. De sorte que la distinction mthodologique, aprs examen, ne se fera donc pas entre les rfrences et le corpus, entre les autorits et les objets dtude, mais plutt entre les textes qui posent des questions similaires aux miennes ou du moins qui maident les formuler, et ceux qui nen posent pas, ou entre les textes qui interrogent ces mmes questions et les autres.
Notre question initiale tait celle du rapport entre un principe rfrentiel du langage et le couple raison/motion. Nous pouvons maintenant la dvelopper et la complexifier. Mon premier souci sera de poser des questions sociolinguistiques, pragmatiques, et non pas ontologiques (i.e. essentielles, mais au sens premier, cest-dire sintressant aux essences). Je considre en effet que les questions essentielles (celles qui portent sur des choses telles quelles sont) sont piges tant il est difficile de refuser la question quest-ce que ? (lmotion, le langage, etc.) au moins la prsupposition implicite et donc intangible, inaccessible de lexistence de lobjet sur lequel elle porte, alors que les problmes les plus intressants et les plus fconds sont pourtant de savoir de non seulement de quelles modalits dexistence il sagirait, mais surtout de quelles modalits daction, dinteraction, de dploiement
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et de mobilisation ou de convocation. Jajoute, mais cela est presque redondant avec ce qui vient dtre dit tant les deux points sont corrls, qu partir de questions essentielles, il est dans la juste propension des choses de ne parvenir qu laborer des objets et des modles statiques et non pas dynamiques, cest--dire de rater les processus pour se focaliser sur les dfinitions. Autrement dit, la question ne sera pas : Est-ce que un X est un Y ? , mais bien plutt Comment parler de X renouvelle ce que nous considrons tre un Y, ou encore mtamorphose ce dont nous parlions en termes de Y ? . Il ne sagira donc pas tant de dcouvrir, que de faire fonctionner. Aussi conviendrons-nous de remplacer la problmatique de la vrit par celle de lefficace : nous ne chercherons pas savoir ce qui est vrai ou pas, mais tre plus ou moins efficaces (et dans ce cadre, le critre sera notamment la pertinence, cest--dire un critre politique et non pas ontologique ou mtaphysique). Do les articulations dune question multiple : comment les motions sont-elles mises en discours ? Mais plus spcialement aussi, comment rendre compte de la faon dont nous parlons de lmotion ? Ou comment les faons selon lesquelles les motions sont mises en discours pourraient-elles transformer ce dont nous parlions en termes dmotion et de langage ? Selon quelles modalits interroger ces discours de sorte quils puissent renouveler la comprhension que nous avons des connaissances et des pratiques qui leur correspondent ? Comment faire que nos discours sur et de lmotion puissent nous apprendre quelque chose sur notre socio-culture ? Comment les personnes peuvent-elles comprendre et comprennentelles leurs propres motions et celles des autres (i.e. la double question des moyens et de la manire) ? Comment nos rponses aux questions prcdentes peuvent-elles redfinir ce que nous comprenons des mondes et des pratiques humains, des interactions, et plus particulirement le fonctionnement linguistique ? Autrement dit, ces discours de lmotion qui vont nous occuper ici rassemblent autant ce que nous disons avec motion, de lmotion, et au moyen de lmotion, que ce que lmotion peut nous dire de nous-mmes. La principale difficult consiste laborer une dmarche et une approche pertinentes pour aborder une question qui, au premier abord, pourrait paratre surdimensionne par rapport aux moyens susceptibles dtre dploys dans le prsent travail. Cest galement pour cette dernire raison que la question politicopsychologico-linguistique de notre tre-au-monde et de notre tre-ensemble ne pourra pas aborde de manire frontale, mais sur le mode du dtour. Cette recherche part dune hypothse intuitive, largement confirme : les discours de lmotion sont un objet trs efficace, un puissant prisme de notre socit, un bon outil de mise jour dimplicites centraux de notre socit, de notre quotidien : l individu est central dans notre socit ; le couple motion/raison est central dans la constitution-construction de l individu et du fait social ; ce couple prsente une asymtrie (comme, sans doute, tout couple conceptuel : polaris) changeante, oscillante ;
INTRODUCTION
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cette oscillation est (comme nous le verrons) synchronique donc diachronique : elle traduit un changement en cours (une nouvelle squence historique a dj commenc alors que la prcdente nest pas acheve), une gense ou une dynamique ; lentre dans ce couple par lmotion parat plus pertinente que celle par la raison, car cest elle qui semble travailler la dyade.
travers la mise jour des implicites voqus plus haut, cest aussi une comprhension de ce changement en cours qui est recherche. Lintrt dune tude des discours de lmotion (et, antrieurement notre poque contemporaine, de ceux de la passion, qui a longtemps servi de terme hyperonymique) rside donc dans le fait quaucune notion ou quaucune pratique ne mont paru davantage souterrainement implique au cur de nos socits, de leur fonctionnement et de leurs transformations. Nous avons vu que lmotion se retrouvait engage dans une problmatique linguistique essentielle, mais les discours de lmotion ou des passions sont, au-del, le lieu de rencontre privilgi des nigmes majeures de la pense et des pratiques occidentales : la question de lhumanit de lhomme ; celle du rapport au monde, de ltre au monde ; celle de ltre-ensemble, du prochain et du lointain ; celle de la dfinition de lindividu, de son histoire, de sa constitution. Nous verrons de plus, infra, que nous croiserons des problmatiques linguistiques, psychologiques et politiques, mais galement conomiques, thiques, anthropologiques, pistmologiques, ou encore thologiques, avec lesquelles les discours de lmotion ont partie lie. De sorte que ces questions ont intress, travers lhistoire, les philosophes bien srs, mais aussi pistmologues, thologiens, politologues, rhtoriciens et orateurs, moralistes, conomistes, sociologues, psychologues, alinistes, mdecins, criminologues, romanciers, peintres, physionomistes, etc. Comme nous le constaterons trs rapidement, les rflexions sur les discours de lmotion ont pour principal enjeu, dans nos socits, larticulation entre le personnel et le collectif, lindividu et ltat, les mutations et les rflexions sur lun accompagnant celles sur lautre, et ce de manire priodique au cours de lHistoire. Ds lors, nous ne cesserons de croiser et dinterroger des problmes comme la nature de lhomme (et celle de son rapport lautre), des principes de catgorisation habituels comme ceux opposant public et priv, ou inn et acquis, les notions dartificialit, de sincrit, ou dauthenticit, les thmes du contrle, de ses rcurrences et de ses transformations historiques, etc. Ceci explique, mme si ce nen est pas lobjectif central, que mon tude des discours de lmotion sinscrive dans une rflexion sur lhistoire du processus dindividuation et de construction de la personne. Car cette constitution de lindividu fonde galement lexercice politique ce dont nous rapproche galement la problmatique de lefficace linguistique. Or motion est jusquau XIXe sicle un quivalent dmeute. Et de fait, lmotion est minemment politique car elle est construite comme lobjet qui la fois spare (et oppose) et unit (par son rattachement lanimalit, dans le phnomne de contagion , etc.). Outre celle de larticulation entre individuel et collectif, nous croiserons donc au long de notre parcours les autres problmatiques mentionnes plus haut, nanmoins
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elles ne seront pas omniprsentes. Dautant que jessaierai de toujours veiller en contrepoint de la mthodologie du dtour explique ci-dessus nous recentrer sur une problmatique ou un objectif sociolinguistique (mme sil ne sagit pas dvacuer les autres lments, qui dailleurs se rvleront utiles, et mme ncessaires, la comprhension de notre objet). Pour cela, nous pourrions tout dabord catgoriser ces discours de lmotion selon trois grandes perspectives, trois approches : des textes exprimant lmotion (mais nous verrons que lmotion na pas de contenu informationnel propre) ; des textes dcrivant, directement et indirectement, lmotion, principalement de manire mtaphorique (il sagit dune perspective rattache la littrature, sans quivalent scientifique) et des textes expliquant ce quest lmotion (selon des perspectives tant savantes que vernaculaires ou ethnoscientifiques) ; des textes mobilisant, exploitant lmotion comme argument.
Ces textes posent les questions suivantes, ou se risquent vouloir y rpondre : Quest-ce que lmotion ? Quelles sont ses proprits ? Comment fonctionne-t-elle ? Que fait-elle et (ou) que doit-elle faire ? Que lui faisons-nous ou que devons-nous lui faire ? vitant de poser personnellement des questions essentielles , je ne tenterai bien sr pas de rpondre ces questions mais de les interroger ou de nous laisser interroger par elles, afin de comprendre, dans un premier temps, pourquoi et pour quoi nous les construisons ainsi. Ceci nous permettra alors de les retourner vers la problmatique du fonctionnement linguistique. Les discours de lmotion ne seront donc pas tant un objet de la recherche prsente ici, quun outil au service de llaboration dune sociolinguistique de lefficace. Je propose donc que nous commencions organiser notre dmarche en examinant les approches linguistiques traditionnelles de lmotion celles qui essaient, ont ou auraient essay, de rpondre aux questions numres linstant. la catgorisation voque des discours de lmotion en trois grandes perspectives correspondent en effet trois approches spcifiques, respectivement centres sur : lexpression de lmotion Il sagit de ltude (socio)linguistique traditionnelle de lmotion, sintressant aux aspects phonologiques, syntaxiques (par exemple, quels sont les comportements des verbes dmotions), stylistiques (hyperboles, rptitions, mtaphores, etc.), la prosodie, aux interjections, ou encore des analyses conversationnelles, les motions tant attendues ou dnonces dans certaines phases dinteractions sociales (rgles doccurrence, etc.). la description ou lexplication de lmotion (selon la scientificit du point de vue)
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Une telle perspective rassemble les tudes ethno(linguistiques) habituelles de lmotion (par exemple, dans un cadre dinspiration ethnomthodologique), se focalisant principalement sur les questions smantiques, lexicales, etc. Il sagit en particulier des analyses de la conceptualisation (mtaphores expliquant ou dcrivant lmotion), lexicographiques (quels mots dsignent les motions ?), smantiques (de lexpression de lmotion). la mobilisation de lmotion dans dautres discours Lmotion est alors considre comme un argument. Ces discours ne visent gnralement pas une dfinition de lmotion, mais lutilisent plutt comme un concept (smantiquement) vident. Ce sont ds lors, bien plus des usages que des essences conceptuelles, qui intressent alors le chercheur. premire vue, et tant donn que le champ a encore t relativement peu tudi en France ou en franais, et mme le peu denqutes dj effectues sur le sujet, nous pourrions tre tents de nous focaliser sur la premire (et ventuellement la deuxime) approche, celles se focalisant sur lexpression de lmotion, voire sur sa description ou son explication. Lintrt de commencer par la troisime approche et de sy attarder, tient au fait que cette tude permet dexpliciter les prsupposs des deux premires approches. Dautant que lexplication de lmotion (cest--dire la deuxime des trois approches prsentes ci-dessus) risque toujours le raisonnement tautologique. En effet, si de nombreux auteurs ont propos des dfinitions de lmotion (au reste, le plus souvent discordantes), dans la pratique, ltude de la gense du concept montre, comme nous le verrons, que la dfinition de lmotion est fondamentalement apophatique, i.e. par la ngative, par rapport un oppos quelle ne serait pas de faon primordiale, la raison. Ds lors, expliquer rationnellement lmotion (cest-dire la non-raison) ne saurait tre satisfaisant. En outre, il sagit mes yeux de lapproche la plus rsolument sociolinguistique, et ce plusieurs titres : tout dabord, elle considre les interactions linguistiques comme avant tout des interactions sociales, et non un problme de code ; ensuite elle proposera une investigation renouvele de llaboration du collectif par le langage, fondamentalement axe sur lefficace de ce dernier ; enfin, elle permettra un questionnement des principes fondamentaux des thories sociolinguistiques, des prsupposs et implicites qui sarticuleront autour de deux axes : lmotion sexprime (i.e. une entit interne sextriorise et non pas, par exemple, doit tre construite dans la relation), ce qui nous mnera vers la problmatique de lindividu, et de larticulation entre singulier et collectif ; le langage exprime (i.e. le langage fonctionne comme un vhicule, il sagit dun processus de transfert, ce qui correspond une approche fondamentalement informationnelle), do une problmatique sociolinguistique.
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Reste maintenant expliciter la dmarche qui a permis de prsenter ces prsupposs de la manire qui ma paru la plus pertinente. Jai en effet fait le choix dune dmarche diffrente des approches traditionnelles, ne cherchant aucunement distinguer les textes qui expriment de ceux qui dcrivent , expliquent ou mobilisent lmotion, mais focalisant notre attention sur les usages discursifs vises pragmatiques.
Un clochard avait lhabitude de ramasser les mgots de cigarettes. Une nuit lui vint un songe trange : il recevait le mme jour en hritage cinq cigarettes. Au matin, il trouva ses cts un carnet de papier cigarette. Il calcula alors quavec trois mgots, il pouvait se reconstituer une cigarette. Et ce jour-l, il ramassa dix mgots Avec neuf des dix mgots ramasss, il se fit trois cigarettes quil fuma. Lui restrent alors de ces trois cigarettes, trois mgots dont il se fabriqua nouveau une cigarette. Layant fume, il lui resta un mgot, plus le dixime ramass dans la journe. Son rve ne stait donc pas ralis. La Providence ne lui avait offert que quatre cigarettes. Du, il alla voir un compagnon dinfortune pour lui conter son histoire. Son compre, charitable, et qui avait sans doute plus de bouteille, lui prta alors un mgot. Ce qui lui permit de faire une nouvelle cigarette. Et, une fois fume, il put rendre le mgot qui lui restait son camarade18. Cest un rapport analogue au savoir dont nous hritons que je voudrais construire : prolonger ce que nous recevons ; linventer et nous inventer dans le geste mme de la prolongation 19. Le chercheur quil me plait de comparer un vagabond dmuni et indigent plutt qu un nanti hrite dun savoir, mais cet hritage est construire (et non pas recevoir), cest--dire problmatiser : le savoir scientifique est un problme concevoir et non une solution et cette construction est dautant plus difficile quon observe toute une constellation de thses et de thories (de fait, exprimentalement prouves mme), de versions en somme, non seulement souvent concurrentielles mais parfois contradictoires. nous, chercheurs, qui sommes donc les fruits de notre histoire socioculturelle scientifique, de nous faire dans un mme geste dappropriation, produits et crateurs de cette histoire.
Dans le paysage fait de multiples versions de savoir et de multiples versions de lmotion, il sagira ds lors de construire la continuit non comme une caractristique mme de lhritage comme si celui-ci avait en lui-mme le pouvoir de se prolonger mais comme une manire de reprer les faons dont nous faisons hritage, les faons dont nous nous
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Trs librement adapt de JOUETTE Andr, Le secret des nombres. Jeux, nigmes et curiosits mathmatiques, Paris, Albin Michel, 1996, pp. 46 et 257. 19 DESPRET Vinciane, Ces motions qui nous fabriquent, op. cit., p. 33.
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19 inventons comme hritiers dun problme dont il sagit chaque fois de crer des significations, et les faons dont nous nous approprions ce problme. 20
Comment construire notre hritage ? Comment reprer notre savoir, comment dire nos pratiques sur un mode dont je crois quil va les faire exister, quil va les transformer, sur un mode qui leur offre un possible susceptible de nous intresser ? 21 Pour rpondre cette question, il faut, me semble-t-il, revenir la notion dhabitude, quelque peu malmene au cours des dernires dcennies. Cest pourquoi J.-C. Kaufmann a insist sur une notion dhabitude-habitus qui ne se rduise pas lhabitus bourdieusien :
Aprs bien des avatars linguistiques [], lhabitude-habitus des philosophes stait en effet inscrite dans une distance critique avec [le sens commun]. Sans ngliger le geste routinier connu de tous, largumentation philosophique dmontrait quil tait tout le contraire dun lment anodin, par le savoir social quil incorpore. Lhabitude se rvlait la grande mdiatrice entre intriorit et extriorit. Tout lart consiste prendre une distance avec le sens commun (en considrant lhabitude comme un phnomne majeur), sans rompre totalement avec lui (car le schma majeur est effectivement incorpor dans le petit geste sans importance). Le paradoxe tant que lhabitude devient justement une grande chose, structurant socialement les individus, parce quelle sait se faire oublier dans le petit geste sans importance : plus elle est banalise dans lordinaire du quotidien, plus elle est puissamment structurante. 22
Car lhabitude a deux versants indissociables et qui font tout lintrt du concept (en particulier tant pour notre problmatique sociolinguistique que pour la question des rapports entre individuel et collectif que soulvent les discours de lmotion) : lun individuel (ladoption-construction par chacun dhabitudes, de manires, dautomatismes gestuels, intellectuels, etc.) et lautre social (la normalit que le groupe la fois impose et propose aux individus pour agir, penser, etc.) :
elle est en mme temps un schme enregistrant la mmoire sociale, inscrit dans des processus infiniment larges, puissants et mobiles, et un schme incorpor, inscrit sous une forme pouvant sexprimer en gestes, concrets, observables par lenquteur. 23
Si je choisis, chemin faisant, de passer par des ailleurs (socioculturels, gographiques ou historiques) et de faire jouer ainsi lextriorit de nos habitudes discursives, cest quil me faudra sans cesse sortir nos pratiques de leurs plis pour esprer pouvoir les
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DESPRET Vinciane, ibid., p. 60. DESPRET Vinciane, ibid., p. 33. KAUFMANN Jean-Claude, Ego. Pour une sociologie de lindividu, Paris, Nathan, 2001, p. 110. KAUFMANN Jean-Claude, ibid., p. 157.
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sonder. Des chemins battus24 qui font la consistance de ces pratiques, il est difficile de se dprendre sans rechercher en dehors deux un point dappui et faire de ce dehors cet appui. Le dtour nous sera en effet loccasion et le moyen dlaborer et de remettre en question notre hritage, tant en matire de discours de lmotion quen ce qui concerne nos prsupposs sociolinguistiques. Cest dans cette optique que, pour tre en mesure de formuler le problme du rapport entre un principe rfrentiel du langage et le couple raison/motion, et de commencer y rpondre, il nous faudra dtailler nos discours de lmotion, et ceci de deux manires complmentaires. Dune part, en nous attardant sur ltude de la gense de la notion dmotion dont nous hritons. Il sagira ainsi de remplir une lacune ma faon, qui nest assurment pas celle dun historien, et qui ne remplacera pas un travail dhistorien, mais dont les rsultats (le premier mais aussi sans doute le plus anecdotique tant de raliser que lusage du concept dmotion que nous connaissons de nos jours na pas seulement deux sicles) nous seront ncessaires pour revenir notre questionnement sur le fonctionnement du langage et pouvoir proposer des lments pour contribuer llaboration dune sociolinguistique de lefficace. Mais pour cela, nous devrons aussi chercher, dautre part, la lumire des premiers rsultats du panorama historique et en complment de ceux-ci, dessiner un ventail des verbalisations de lmotion, en nous attachant tout particulirement en dceler les grands rgimes mtaphoriques. Prcisons ds maintenant que nous navons pas constitu de corpus naturel ni oral, car il aurait fallu dcider, le plus souvent sans les premiers intresss, ce qui relevait ou non de lmotion. Et cette fin, il aurait t ncessaire de disposer de critres ou dun paradigme qui nexistent pas plus a priori quils ne sont aiss laborer. Comme le fait remarquer S. Shields : Yet surprisingly, in natural conversation reference to emotion is often made in rather oblique terms, and not often with specific labels for emotion. 25 Si nous devons reconstituer la gense de la notion dmotion dont nous hritons, nous avons nanmoins le rflexe ou lhabitude de penser lhritage comme un processus ferm, dans lequel les degrs de libert sont trs rduits rduits, de faon caricaturale, la seule alternative de lacceptation ou du refus. Pourtant, nous pourrions galement et cest, je pense, ce qui est trs souvent mis en uvre considrer et pratiquer lhritage comme un processus dinvention. Comment mettre en uvre une injonction se partager un hritage, demande en effet I. Stengers ?
Normalement on le divise en parts, et cest bien ce que semblait commander lnonc. Mais cette norme nest quune manire de rpondre au problme. Ce quil faut est que, rpartition faite, le contenu de lhritage se trouve distribu, mais rien ne dit sur quoi doit porter la rpartition. Le contenu de lhritage est une donne qui fait contrainte, mais le rle de cette contrainte appartient la solution, et la question de
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Comme lhabitude, le sentier fonctionne comme un cadre qui permet la marche dautant plus facilement quil est bien trac, en mme temps que chaque parcours, chaque marcheur qui lemprunte, le renforce, et bien qu chaque instant, un pas de ct soit toujours possible mme sil nest pas toujours ais. 25 SHIELDS Stephanie A., Speaking from the Heart: Gender and the Social Meaning of Emotion, Londres, Cambridge University Press, 2002, p. 177.
INTRODUCTION
21 la rpartition peut donc tre plonge dans un champ de possibles plus vaste. La solution passe ainsi non par la soumission lnonc problmatique mais par linvention du champ o le problme trouve sa solution. 26
Le travail qui va tre rapport ici est donc aussi un projet de prsentation de la construction dun savoir, cest--dire lessai de partage dune exprience, et non la simple exposition dun savoir : un hritage et non une donne. Il convient donc de rechercher en sappuyant sur des objets linguistiques notre manire de nous situer par rapport notre hritage psychologique (et donc aussi philosophique, culturel, sociologique, anthropologique, etc.), cest--dire la manire dont nous le reconstruisons : nous y participons en nous lappropriant (de faon active, constructrice donc), en y donnant sens, en nous dvoilant nous mme le sens que nous lui donnons, en fabriquant les accs qui nous permettent de penser comme non-vident ce qui simpose nous avec une telle vidence jentends par-l que le sens nest jamais donn, mais quil se construit indfiniment. Il sagit donc de se penser conjointement comme le produit et le vecteur dune histoire. Et le savoir comme un processus dappropriation et non de rception dun donn : prsenter, en invitant le lecteur une dambulation nous parlions de mthodologie du dtour plus haut27 , comment nous en sommes arrivs ces conceptions. Retracer, pour pouvoir sen distancier (le but dernier tant de mieux lutiliser scientifiquement), une archologie de notre savoir en donnant un accs notre dmarche. Voil pourquoi, nous avons insist plus haut sur le fait quil nous fallait considrer les choses en train de se faire, cest--dire non pas du point de vue de leur tre (i.e. de leur essence : comme nous le verrons, les objets motion et discours de lmotion sy prteraient dailleurs terriblement mal) mais en termes de procs. Un habitant du pays pourrait rpondre la question du voyageur gar demandant le chemin de la ville, en disant que sil avait, lui, aller la ville, ce ne serait pas dici quil partirait. Aussi suis-je bien conscient que chaque lecteur abordera ce qui va suivre dun point de vue sur la question chaque fois diffrent et avant tout diffrent du mien. Par consquent, peut-tre convient-il de prciser les motivations de certaines dcisions mthodologiques. Nous aurions pu tout dabord proposer damorcer cette rflexion, comme beaucoup dauteurs lont fait et le font encore, en dfinissant lmotion. Nous aurions pu dbuter en dclarant, par exemple : Entendons-nous, et commenons pour cela par dfinir ce quest une motion, afin que nous sachions prcisment de quoi nous allons parler. Convenons ds lors que les motions sont des phnomnes psychiques de peu de dure qui nous semblent corporellement marqus, perus, vcus de faon incarne et qui modifient notablement la tonalit de notre tre-aumonde. Ou quelque chose dquivalent. Je ne lai pas fait pour deux grandes raisons. Tout dabord, parce que, comme nous lavons effleur en commenant (et nous reviendrons largement sur ce point),
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STENGERS Isabelle, Penser avec Whitehead, op. cit., p. 28. Cf. ci-dessus, pages 10 et suivantes.
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les discours de lmotion interrogent le principe rfrentiel du langage cest mme lun des principaux arguments qui a gouvern le choix dune telle entre. Or procder partir dune dfinition aurait t quivalent commencer par valider la pertinence de ce principe rfrentiel. Ensuite, parce que jai souhait que le travail qui est prsent ci-dessous puisse prtendre sinscrire dans une dmarche exprimentale. Dans le cadre de lambition poursuivie ici, sil sagit (entre autres) de comprendre quelque chose lmotion, il convient que cette comprhension soit un rsultat de cette recherche et non un postulat. Aussi est-il ncessaire de mettre entre parenthses les dfinitions, de laisser advenir ce que nous cherchons observer, daider sa (re)construction satisfaisante : la dfinition, si elle peut prtendre tre lun des rsultats de la recherche, ne saurait en constituer un point de dpart. Pour cela, jai prfr viter denfermer notre dmarche dans les limites dhypothses initiales. De mme, nous aurions pu choisir daborder le problme du fonctionnement rfrentiel du langage par la question de la mtaphore. Et en effet, tout au long de ce travail, nous suivrons galement en filigrane la problmatique du fonctionnement mtaphorique. Mais en filigrane seulement, parce que cette problmatique nest pas lobjet de mon propos (mais une consquence), bien que la question soit capitale et troitement lie. Car contrairement ce que laisserait penser lhabitude dune rhtorique opposant littral et mtaphorique, la mtaphore nest pas confine la littrature ou la posie. Elle est mme au cur du fonctionnement linguistique des usages les plus ordinaires autant que les plus scientifiques, ainsi que la fait remarquer E. Fox Keller :
Comme latteste lomniprsence des mtaphores, la distinction classique entre sens littral et sens mtaphorique nest gure plus soutenable dans le langage scientifique que dans le langage ordinaire. Une bonne partie de la force des noncs descriptifs provient en fait du rle jou par les mtaphores dans la constitution des ressemblances et des diffrences, dans la dfinition des ressemblances de famille sur lesquelles sappuie notre catgorisation des phnomnes naturels [] et dans lincitation raliser telle exprimentation spcifique ou construire tel ou tel dispositif technique. 28
Comme nous le verrons, la dichotomie raison/motion est, elle aussi, radicalement mtaphorique, suivant la dclinaison de limage assimilant le pathos ce qui assige et ce que subit lindividu-citadelle. Or certaines mtaphores sont plus productives que dautres sur le plan politique, scientifique, cognitif ou technologique. Elles nont pas toutes non plus les mmes effets. E. Fox Keller en donne dailleurs, entre autres, un exemple qui me semble loquent29. Dans les annes 1970, la fcondation tait gnralement dcrite et explique par les scientifiques dans des termes voquant le conte de la Belle au Bois Dormant (pntration, conqute et rveil de luf par le
28 FOX KELLER Evelyn, Le Rle des mtaphores dans les progrs de la biologie, traduit de lamricain par Gilles Charpy et Marc Saint-Upery, Le Plessis-Robinson (92), Institut Synthlabo pour le progrs de la connaissance, coll. Les Empcheurs de penser en rond , 1999, p. 11. 29 Cf. FOX KELLER Evelyn, ibid., pp. 12-13.
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spermatozode, etc.), alors quaujourdhui, cest un langage plus galitaire ou symtrique quant la rpartition des rles entre les sexes (processus de rencontre et fusion des gamtes) qui est employ. Or les mutations entre les deux systmes mtaphoriques ont t accompagnes de grandes diffrences en termes dinvestigation et de recherche. Les premires se concentraient sur les mcanismes molculaires de lactivit spermatique (cest--dire la recherche dexplications chimiques et mcaniques de la mobilit des spermatozodes, de leur adhsion la membrane cellulaire de lovule, de leur capacit faire fusionner deux membranes, etc.), les secondes sur lactivit de luf (par exemple, la production de molcules facilitant ou inhibant ladhsion et la pntration). Cest pourquoi, quoique nous serons confronts toutes les difficults dvaluer les effets des mtaphores employes et les modalits de cette corrlation, il ma sembl essentiel de chercher dtailler lventail des mtaphorisations de lmotion, et considrer les critres et les dynamiques qui lui sont attribus (contrle, intensit, profondeur, passivit, etc.), mais aussi les consquences (linguistiques et discursives) de labsence de ces conditions (par exemple, les mtaphores de bestialit, de folie ou cataclysme naturel, la problmatique de la simulation, etc.). Enfin, si cette question de la mtaphore na pas t retenue comme accs la problmatique du fonctionnement linguistique rfrentiel qui nous occupe ici, cest parce quelle y touche trop directement, de manire trop frontale. Pour rsumer, il va donc sagir, travers ltude sociolinguistique des discours de lmotion, de donner laccs des implicites de notre socit et de la (socio)linguistique et den proposer un renouvellement, de mieux les comprendre en rendant opaque ce qui nous est transparent pour le moment. Beaucoup de spcificits de notre socit nous sont en effet imperceptibles, inaccessibles, et ce, dautant plus quelles y occupent une place centrale et trs fonctionnelle : ce qui fonctionne doit dautant plus seffacer pour les acteurs, devenir invisible, transitif, quil est important (cest lun des principes fondamentaux du fonctionnement de lhabitude, insignifiante, banale, inexistante et omniprsente30). Un panorama historique nous permettra de tracer les grandes lignes et les moments dcisifs de llaboration du concept dmotion. Il sera complt par une
Comme lhabitude, le banal nacquiert sa force structurante (et sa grandeur conceptuelle) quen masquant cette force et cette grandeur au sens commun. La vie quotidienne prend sa ralit particulire non parce quelle est circonscrite dans un domaine mais parce quelle est travaille par la banalisation. Le banal nest pas simplement l, il rsulte dun processus prcis et extrmement puissant bien que discret. [] Le banal est ce qui, tout en restant structurant, disparat des consciences. Il est ce qui devient encore plus structurant parce quil disparat des consciences. Et ainsi peut se prsenter comme tant simplement l. (KAUFMANN Jean-Claude, Ego, op. cit., pp. 125-126.)
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tude de la verbalisation mtaphorique de lmotion. Nous pourrons ainsi conclure en proposant les lments essentiels pour une contribution llaboration dune sociolinguistique de lefficace, non-rfrentielle.
Chapitre
Dans notre tradition et en particulier dans notre tradition scientifique , ce qui se donne (a posteriori) sous le signe de lvidence et de la simple transmission, doit se lire, si nous voulons pouvoir en faire une tude historique, comme des moments dinvention. Ce sont sur ces stratgies dinvention en ce qui concerne lmotion que je souhaiterais que nous nous penchions pour commencer notre parcours, en essayant den dgager les enjeux et les procds mis en uvre pour les faire aboutir.
Linvention platonicienne
Passions prsocratiques
Le vocable motion ne se gnralise dans les usages courants qu partir du XVIIe ou XVIIIe sicles1 lusage scientifique, qui rnovera le terme, tant plus tardif encore. Auparavant, on parle principalement de passions . Le terme, driv du latin passiones, sinscrit dans la postrit du pqoj (pthos) grec qui tait premirement ce qui nous arrive brusquement, en particulier souffrance et douleur 2. E. R. Dodds est plus prcis :
Le Grec a toujours vu dans lexprience dune passion une chose mystrieuse et effrayante, lexprience dune force qui est en lui, qui le possde au lieu dtre possde par lui. Le mot lui-mme pathos en tmoigne : comme son quivalent latin passio, il signifie quelque chose qui arrive un homme, quelque chose dont il est la victime passive. Aristote compare lhomme dans un moment de passion des personnes endormies, dmentes ou ivres : sa raison, comme la leur, est suspendue 3.
Le terme philosophique qui en est driv cest lui et sa postrit qui nous intresse davantage ici a volu : il dsigne dabord ltat de qui subit une influence extrieure 4. On se situe donc dj dans la passivit de la rception, sur le mode de la subjection. Prcisons cependant que daprs le serveur de textes anciens Perseus5, le mot pqoj nest pas utilis avant le Ve sicle avant J.-C. dans les crits
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HENGELBROCK Jrgen et LANZ Jakob, Examen historique du concept de passion , pp. 77-91, Nouvelle Revue de psychanalyse, n21, Paris, Gallimard, 1980, p. 77. A. Bailly indique que pqoj signifie de faon gnrale ce quon prouve, p. opp. ce quon fait , et seulement en second et plus tardivement tat de lme agite par des circonstances extrieures, disposition morale (BAILLY Anatole, Dictionnaire Grec Franais, Paris, Hachette, 2000, p. 1437). P. Chantraine propose, lui, la dfinition suivante : ce qui arrive quelquun ou quelque chose, exprience subie, malheur, motion de lme, accident au sens philosophie du terme (CHANTRAINE Pierre, Dictionnaire tymologique de la langue grecque. Histoire des mots, Paris, Klincksieck, 1999, p. 862). 3 DODDS E. R., Les Grecs et lirrationnel, traduit de lamricain par Michael Gibson (d. orig. : 1959), Paris, Flammarion, 1977, p. 185. 4 HENGELBROCK Jrgen et LANZ Jakob, Examen historique du concept de passion , op. cit., p. 77. CRANE Gregory (diteur en chef), Perseus Digital Library, Tufts University, 3 juillet 2003, <http://www.perseus.tufts.edu/>.
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dont nous disposons, napparaissant donc notamment ni chez Homre, ni chez Hsiode6. cette notion prgnante de passivit, sajoutent deux aspects, dterminants de par leur postrit. Le premier est un jugement gnral ngatif, de mfiance, que lon retrouve explicitement, selon J. Hengelbrock et J. Lanz, chez un grand nombre de Prsocratiques : Que lon se garde dveiller les passions 7. La tradition attribue galement Dmocrite (ca460-ca370 av. J.-C.) lopinion selon laquelle lart mdical gurit les maladies du corps, la sagesse (sofh) libre lme des passions 8. Or limplicite qui se dgage de lemploi de lide de libration et le parallle tabli avec les maladies traduisent bien, me semble-t-il, cet a priori ngativisant : Dcrire un phnomne comme une maladie nest pas le fait dun partisan : lemploi mme de cette notion implique une distanciation rprobatrice. Ce qui est dsign de la sorte est ce qui ne convient pas 9. Ds les origines donc (si je peux instituer ces moments anciens comme des points de dpart), la notion de passion est valorise, analyse, pense selon un systme de valeurs (axiologiques) et en loccurrence, dvalorise , cest--dire que les phnomnes tudis, dsigns comme des perturbations ou des troubles, sont demble abords avec un regard pjoratif. Une dfinition contemporaine comme celle propose par P. Fraisse10 trahit en somme une attitude et des positions qui ne sont donc ni nouvelles, ni fortuites. Le second point est lapparition des diffrentes thories des lments dont les premires formalisations dont on ait gard la trace remontent (de lOccident lExtrme-Orient) au VIe sicle avant notre re. Ces thories articulent gnralement quatre lments et quatre qualits :
6 Le verbe pscw, pskh est bien prsent dans les textes de ces auteurs, mais pas la forme pqoj, pthos qui en est drive, et encore moins sous une forme substantive. 7 mte pqoj gerhtai, mte pthos gertai. Cf. HENGELBROCK Jrgen et LANZ Jakob, Examen historique du concept de passion , op. cit., p. 77. 8 HENGELBROCK Jrgen et LANZ Jakob, id. 9 SCHLANGER Judith, Les mtaphores de lorganisme, Paris, LHarmattan, coll. Histoire des Sciences Humaines, 1995, p. 175. 10 Cf. : On peut dfinir lmotion comme un trouble de ladaptation des conduites (FRAISSE Paul, motion , pp. 227-230, in Encyclopdia Universalis, vol. 8, dition lectronique, 1998). Cest cette dfinition de lmotion comme une perturbation dun ordre prexistant conception que lon retrouvera dans la thorie humorale, ou dans le concept de milieu intrieur partir du XIXe sicle (cf. infra), et jusqu aujourdhui comme chez P. Fraisse et bien dautres, ainsi que dune manire beaucoup plus ambigu chez Platon que dplore galement M. Pags : Un modle revient souvent, sous des dguisements et dans des contextes thoriques divers, celui de lmotion comme rat, sousproduit, trop-plein, surplus : dgradation qualitative de la conduite (Janet, Fraisse) et/ou rsultat dune excitation trop forte, dissipation dune nergie en trop-plein qui se rpand dans le corps, lide est prsente chez Darwin, chez Freud dans le schma de la nvrose actuelle, et mme jusqu Wallon (PAGS Max, Trace ou sens. Le Systme motionnel, Paris, Hommes et Groupes, 1986, p. 151).
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Par exemple, selon Hraclite12 (ca576-ca480 av. J.-C.), ltat motionnel est caractris par un mlange de paramtres corporels comme la temprature (chaud/froid) et la quantit de sueur (humide/sec). Ltat normal serait alors sec et froid. Nous trouvons sans doute ici lun des soubassements de la thorie des humeurs dveloppe un demi-sicle plus tard par Hippocrate, le clbre mdecin de Cos, et tablie sur une conception ttralmentaire du macrocosme et du microcosme13.
daprs LEIBNIZ Gottfried Wilhelm (1646-1716), Dissertatio de arte combinatoria, in qua, ex arithmeticae fundamentis complicationum ac transpositionum doctrina novis praeceptis exstruitur (1666), Francfort, 1690 URL : d.), source : Bibliothque nationale de France, document en ligne, (2e <http://classes.bnf.fr/dossitsm/gc188-30.htm>. 12 Cette rapide revue historique des attitudes prsocratiques vis--vis de la passion trouve certaines de ses sources dans FELLOUS Jean-Marc, A Historical Perspective On Emotion , document en ligne : <http://emotion.bme.duke.edu/Emotion/History/Hgeneral.html>, n. d. 13 Pour une prsentation un peu plus dtaille de la thorie humorale, cf. ci-dessous, pages 249 et suivante.
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les dsirs, ce quil dfinira14 comme les passions de lme concupiscible), pour parler de ce que nous comprenons aujourdhui comme les passions (et que nous traduisons ainsi). Cest donc de faon indirecte, et au dpart dtourne, que pqoj a jou un rle important dans lhistoire des passions. Nous pouvons voir dans les dialogues de Platon un moment capital dans la constitution des savoirs psychologiques. Il est en effet le premier qui ait vritablement constitu un discours savant sur les motions aussi dvelopp. De plus, ses conceptions et les approches dans lesquelles elles sont inscrites auront une considrable influence dans la fixation de certains aspects essentiels du smantisme et des usages de la passion. Platon labore une modlisation tripartite de lme : trois fonctions sont rparties dans trois lieux du corps. Une partie rationnelle, situe dans la tte, doit diriger. Situs dans labdomen ( distance de la tte), les dsirs forment la part concupiscible de lme. Entre les deux, pour protger la raison du dsordre, des dsirs et des passions concupiscentes, pour leur faire barrage et les dompter, Platon place une partie irascible de lme, le qumj, thums15 dans le cur. Prcisons immdiatement que cette trichotomie sera reprise et utilise par Aristote et plus tard et de faon ininterrompue dans les thories anthropothologiques et morales chrtiennes depuis saint Augustin jusquaux Temps Modernes : cest R. Descartes16, au milieu du XVIIe sicle, qui runifiera lme (en radicalisant lopposition au corps).
Il est sans doute clairant de considrer les explications linguistiques que Platon propose au sujet de ces termes, dautant que ce savoir tymologique sert de fondation la connaissance puisquavec Platon, le langage dit le monde (cf. PLATON, Cratyle, 387c-d, traduction du grec ancien, introduction et notes par Catherine Dalimier, Paris, Flammarion, coll. GF-Flammarion, 1998, pp. 76-77), et quil est un instrument de connaissance, permettant, en dmlant la ralit, de nous en instruire (cf. PLATON, ibid., 388a-c, pp. 78-79). Dans cette perspective, Socrate dclare : Epithuma (dsir) non plus nest pas difficile. Il est clair quon a donn ce nom la force qui va vers le thums (ep tn thumn). Le thums pourrait tenir son nom de thsis (ferveur), cest--dire de lbullition de lme. (PLATON, ibid., 419d-e, p. 145.) Et plus gnralement, propos du vocabulaire motionnel, cf. PLATON, ibid., 419b-420b, pp. 144-146. 15 qumj, thums signifie littralement souffle, do me, entendu 1 comme principe de vie et 2 comme principe de la volont, de lintelligence, des sentiments et des passions, do dune part, volont, dsir, et dautre part, cur considr comme le sige de lintelligence, des sentiments et des passions (Cf. BAILLY Anatole, Dictionnaire Grec Franais, op. cit., p. 948). 16 propos du rle de R. Descartes et de ses conceptions de lme et des passions, cf. ci-dessous, pages 88-100.
LINVENTION PLATONICIENNE
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attribue : pour se faire une conception juste de la nature de lme, il faut considrer ses tats pqh, pth17 , et ses actes ou activits rga, rga18. Plus gnralement, dfinir la nature dune chose, cest dterminer sa manire dagir et de subir (i.e. de ptir). M. Dixsaut explique ainsi la dmarche de Platon :
Chaque tre est dtermin par sa puissance dagir mais aussi de ptir : nimporte quel tre ne peut pas subir nimporte quoi, ni subir laction de nimporte quoi. Ne peut lui arriver comme accident (pthos) que ce qui convient sa nature, ce qui est rendu possible par elle. La puissance (dnamis) a une fonction slective et manifeste la diffrence propre la nature (phsis) dont elle est la puissance. 19
Linterrogation platonicienne20 sappuie donc quoique de faon implicite sur un postulat, celui dune possibilit dopposer action et passion21 (pqoj, pthos), cest-dire de poser de faon pertinente les questions : quest-ce qui agit ? et questce qui subit ? . Autrement dit, cette perspective prsuppose la faisabilit et leffectivit dune stricte rpartition de la puissance ou du pouvoir (et donc de la volont et de la responsabilit), et corollairement non pas un principe physique gnral daction-raction (sappliquant des entits qui seraient toujours la fois agent et agi) mais une opposition entre deux forces dont lune lemporte sur lautre, cest--dire dont lune agit sur lautre qui la subit22.
17 18
Nous devons donc, en premier lieu, nous faire une conception juste de la nature de lme, aussi bien divine quhumaine, en considrant ses tats [pqh, pth] et ses actes [rga, rga] ; voici le point de dpart de cette dmonstration. (PLATON, Phdre, 245c, traduction du grec ancien, introduction et notes par Luc Brisson, Paris, Flammarion, coll. GF-Flammarion, 1989, p. 116). Le mme raisonnement sera repris en 270c-d (ibid., pp. 167-168). 19 Monique Dixsaut in PLATON, Phdon, traduit du grec ancien par Monique Dixsaut, Paris, Flammarion, coll. GF-Flammarion, 1991, p. 351, note 156. 20 Platon na videmment pas lexclusivit dune telle dmarche. plus de vingt sicles de distance, R. Descartes pourra crire : Et ie puis dire, auec verit, que la quetion que votre Altee propoe, me semble etre celle quon me peut demander auec le plus de raion, en uite des ecrits que iay publiez. Car, y ayant deux choes en lame humaine, dequelles depend toute la connoiance que nous pouuons auoir de a nature, lvne dequelles et quelle pene, lautre, quetant vnie au cors, elle peut agir & patir auec luy ; ie nay quai rien dit de cette derniere, & me uis eulement etudi faire bien entendre la premiere, caue que mon principal deein etoit de prouuer la ditinction qui et entre lame & le corps ; quoy celle-cy eulement a p ervir, & lautre y auroit et nuiible. ( Lettre CCCII lisabeth du 21 mai 1643, pp. 663-668, in DESCARTES Ren, Correspondance Juillet 1643-Avril 1647, in uvres, t. IV, Paris, Vrin, 1996, p. 664, cest moi, A.C., qui souligne). La remarque de R. Descartes suggre une piste quil serait peut-tre intressant dexplorer davantage du moins est-ce lintuition que jen ai : la distinction entre action et passion nest-elle pas consubstantielle, ds ses premiers pas, la dmarche mtaphysique et corollairement une volont de matrise ? On pourrait en effet mettre en regard de ces conceptions et pratiques de lefficacit des solutions alternatives, comme celles, par exemple, sappuyant sur la notion de propension suggres par JULLIEN Franois, Trait de lefficacit, Paris, Grasset & Fasquelle, 1996. 21 Passion est donc considrer ici dans son acception premire, celle de passivit.
22 Cette approche, qui nest pas particulire Platon, mais se retrouve encore aujourdhui dans nos conceptions vernaculaires du fonctionnement dune force quelconque, a fait lobjet dune tude approfondie de L. Talmy : TALMY Leonard, Force Dynamics in Language and Cognition , pp. 49-100, in Cognitive Science, vol. 12, n1, janvier-mars 1988, repris et augment, pp. 409-470, in Toward a Cognitive Semantics: Concept Structuring Systems, t. 1, Cambridge (MASS.) et Londres, MIT Press, 2000. Nous aurons loccasion dy revenir dans un autre chapitre (cf. infra, pages 261-262).
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Je souhaite en outre insister sur le fait que la volont de matrise apparat chez Platon dans des dialogues bien antrieurs aux grandes thorisations psychologiques (dveloppes en particulier dans le Phdon, le Phdre, la Rpublique et le Time) ; elle est dj manifeste dans le Gorgias, par exemple :
CALLICLS : Comment conois-tu cette matrise de soi-mme ? SOCRATE : Dune faon trs simple et comme tout le monde : elle consiste tre sage et se dominer [sfrona nta ka gkrat atn auto, sphrona nta ka egkrat autn heauto], commander en soi aux plaisirs et aux passions [tn donn ka piqumin, tn hedonn ka epithumin]. 23
Nous pouvons sans doute considrer soit que ce principe lui-mme fonde ou traverse linterrogation philosophique de Platon, soit quil est le rsultat dune posture premire dcline dans les diffrentes rponses fournies aux questions poses. En tout tat de cause, Platon postule que dans lhomme, lautorit doit pouvoir tre exerce par lme quand elle est sense24 et que larme la plus efficace pour combattre les dsirs est la matrise de soi, la continence ou gkrteia, egkrteia25. Ce sont ces principes mettant en jeu une mtaphore du pouvoir, de lautorit et de la matrise je parlerai dsormais de mtaphore tyrannique , qui se trouvent au cur de ses thorisations psychologiques et qui les structurent.
Les passions apparaissent donc demble comme objets dune surveillance et dune vigilance ncessaires, et corrlativement, comme objets de dploration (de malheur) si elles viennent lemporter sur la partie naturellement faite pour commander dans lme. De sorte quelles se dfinissent ds labord selon la perspective de constitution dune morale philosophique. 26
Nous pourrons tablir un peu plus bas27 un lien entre cette mtaphore tyrannique et la condamnation des passions et du corps (comme le fait donc M. Korichi) ; mais nous verrons de plus que ce lien peut se comprendre comme tant articul par un principe de mise distance28.
23
PLATON, Gorgias, 491d-e, traduit du grec ancien par Albert Croiset, Paris, Gallimard, coll. Tel, 1984, p. 121. Jaurais galement pu renvoyer PLATON, Protagoras, 352e-353c, ibid., p. 54. 24 Cf. PLATON, Phdon, 94b, op. cit., p. 268.
25
Cf. PLATON, La Rpublique, livre IV, 430e, traduction du grec ancien, introduction et notes par Robert Baccou, Paris, Garnier, coll. GF-Flammarion, 1966, p. 182. 26 KORICHI Mriam, Les passions, Paris, Flammarion, 2000, p. 13.
27 28
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tyranniques 29 et il faut tyranniser ce qui tyrannise. Il en dcoule une thorie psychologique qui est, dans tous les textes de lAcadmicien que jai pu consulter (principalement La Rpublique, le Phdon et le Time, mais pas uniquement30), avant tout au service, ou au moins dans un troit rapport de dpendance avec un projet politique autoritaire31. Selon les termes de Platon, lme donne son modle la cit idale ; jai commenc montrer en quoi cest plutt la cit idale qui donne sa forme lme. En effet, ce qui structure la conceptualisation de lme cest dune part la mtaphore tyrannique (en tant, notamment, quelle drive de linterrogation platonicienne mme) et dautre part lanalogie que Platon tablit (ou reprend) entre lme et la cit. Gnralement, chez Platon, cest donc le caractre tyrannique des passions qui est affirm : les piqumai (epithumai, cest--dire les passions de lme concupiscible) sont un matre rageur et sauvage 32 ou encore des matres innombrables et furieux 33 ; plus loin est fait mention du tyran ros 34, etc. Toutefois lun des passages de Platon prsentant lme humaine o le projet politique est le moins apparent est sans doute celui o est donn une dfinition de lhomme comme un compos dune bte multiforme, dun lion et dun homme35 et o donc les passions sont dcrites comme une crature monstrueuse, une espce de bte multiforme et polycphale, ayant, disposes en cercle, des ttes danimaux dociles et danimaux froces, et capable de changer et de tirer delle-mme tout cela 36. Cependant cette monstruosit confre aux passions semble surtout justifie, en tant que recours rhtorique, par la volont plus ou moins explicite de dnoncer le caractre tyrannique qui leur est attribu, de mme que Platon nvoque pas la bte
29 30 31
Cf. PLATON, Phdre, 238a-c, op. cit., p. 103. Cf. par exemple Gorgias, 504d et sqq.
Ce qui explique sans doute aussi que cette psychologie autoritaire soit si normative : telle partie de lme doit avoir telle fonction, etc. 32 PLATON, La Rpublique, op. cit., livre I, 329c, p. 77.
33 34 35
PLATON, id., 329d, p. 77. PLATON, ibid., livre IV, 573e, 574a sqq., pp. 335, 336 sqq.
PLATON, ibid., livre IX, 588b-590a, pp. 352-353. Cette dfinition rflexive est hautement problmatique. Il faudrait en effet, pour plus de clart, la gloser ainsi : lhomme1 est un compos dune bte multiforme, dun lion et dun homme2 . Le danger politique dun tel raisonnement auto-rflexif rside notamment dans le fait quil permet (pour ne pas dire quil implique) des conclusions inacceptables en jouant sur lassimilation des deux termes soi-disant identiques. Ainsi, la personne qui se verra contester son humanit2 cest--dire ici sa rationalit se verra automatiquement contester son humanit1 cest--dire son appartenance la communaut humaine (nous verrons dans un autre chapitre comment ce raisonnement, qui naura plus rien dabstrait ou de supputatif, sera repris et mis en uvre jusqu notre poque contemporaine, cf. infra, pages 179-190 mais aussi 358-367). Autrement dit, il sagit dune machine fabriquer de lexclusion, de lapartheid, car ce raisonnement se fonde sur une pense totalitaire totalitaire, dans le sens o elle prsuppose 1 que lhomme a une nature, une essence, une dfinition (ce qui soulve la question des modalits de ngociation, daccord sur cette dfinition), et 2 (ce second point tant troitement li au premier) que lhomme est (ou doit tre) rationnel, toujours et uniquement rationnel. En tout tat de cause, la motivation de la formule de Platon est quand mme foncirement politique puisquelle aboutit une dfinition de la justice sobtenant en donnant lhomme intrieur la plus grande autorit possible sur lhomme tout entier (PLATON, ibid., 589b-c, p. 353). 36 PLATON, ibid., livre IX, 588c, p. 352.
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sauvage 37 laquelle est assimile lme concupiscible (piqumhtikn, epithumtikn) sans rappeler quelle est enchane et place sous la domination de la raison.
Ainsi la partie de lme qui participe au courage et lardeur, celle qui cherche la victoire, ils [les dieux jeunes chargs de faonner un corps pour lme] ltablirent plus prs de la tte, entre le diaphragme et le cou, pour quelle prtt loreille la raison, et pt se joindre elle pour contenir par la force la meute des dsirs, toutes les fois que ces derniers refuseraient tout net de se soumettre aux prescriptions transmises par la raison du haut de la citadelle. Quant au cur, le nud des veines et la source du sang qui circule imptueusement travers tous les membres, ils ltablirent au poste de garde, pour que, quand la partie agressive bouillirait de colre, parce que la raison aurait signal quune action injuste se prpare du ct des membres lextrieur ou encore quune action injuste trouve son origine dans les apptits lintrieur, aussitt, travers lensemble du rseau de passages troits, tout ce qui dans le corps est capable de sensation, tout ce qui est susceptible de percevoir avertissements et menaces devienne docile et suive en tout la partie la meilleure, lui permettant ainsi de dominer sur tous les membres 38.
Dans le livre IV de La Rpublique, la comparaison entre lme et la cit fait cette fois lobjet dun long dveloppement :
Eh bien ! repris-je, lorsque deux choses, lune plus grande, lautre plus petite, sont appeles du mme nom, sont-elles dissemblables, en tant quappeles du mme nom, ou semblables ? Semblables. Donc lhomme juste, en tant que juste, ne diffrera point de la cit juste, mais il lui sera semblable. Oui. Mais la cit nous a paru juste quand chacune de ses trois parties soccupait de sa propre tche ; temprante dautre part, courageuse et sage par les dispositions et les qualits de ces mmes parties.
37
PLATON, Time, 70e, traduit du grec ancien par Luc Brisson, Paris, Flammarion, coll. GF-Flammarion, 1996, p. 184. 38 PLATON, ibid., 70a-c, pp. 183-184 (cest moi, A.C., qui souligne).
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35 Cest vrai, dit-il. Par suite, mon ami, nous estimerons pareillement que lindividu, si son me renferme ces mmes parties, mrite, en vertu des mmes dispositions, les mmes noms que la cit. Cest de toute ncessit. 39
Ou encore :
Ny a-t-il pas grande ncessit de convenir quen chacun de nous se trouvent les mmes formes et les mmes caractres que dans la cit ? 40
Enfin :
Ainsi, Glaucon, nous dirons, je pense, que la justice a chez lindividu le mme caractre que dans la cit. Cela aussi est de toute ncessit. Or nous navons certainement pas oubli que la cit tait juste du fait que chacune de ses trois classes soccupait de sa propre tche. Il ne me semble pas que nous layons oubli. Souvenons-nous donc que chacun de nous galement, en qui chaque lment remplira sa propre tche, sera juste et remplira lui-mme sa propre tche.
39 40 41
PLATON, La Rpublique, livre IV, 435a-c, op. cit., p. 187. PLATON, ibid., livre IV, 435e, p. 188. PLATON, ibid., livre IV, 440d-441a et 441c, pp. 193-194.
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36 Oui, certes, il faut sen souvenir. Ds lors, nappartient-il pas la raison de commander, puisquelle est sage et a charge de prvoyance pour lme tout entire, et la colre dobir et de seconder la raison ? Si, certainement 42.
Ds lors, nappartient-il pas la raison [logistik, logistik] de commander, puisquelle est sage et a charge de prvoyance pour lme tout entire, et la colre [qumoeide, thumoeide44] dobir et de seconder la raison ? Si, certainement. 45
Ce que nous pouvons remarquer ici, cest que llment rationnel ou raisonnable de lme doit commander lme tout entire . Or ce principe tyrannique de la raison est galement repris un peu plus loin, en conclusion de la dmonstration :
Or , donc, examine maintenant ceci : lme na-t-elle pas une fonction que rien dautre quelle ne pourrait remplir, comme de surveiller, commander, dlibrer et le reste ? Peut-on attribuer ces fonctions autre chose qu lme, et navons-nous pas le droit de dire quelles lui sont propres ? On ne peut les attribuer aucune autre chose. 46
Ceci doit nous inciter considrer que largument est primordial et central pour Platon. Et de fait, comme je lai dj signal plus haut47, nous le retrouverons dans plusieurs autres dialogues. Mais afin de nous assurer que, bien plus qutre primordial, cet axiome la version de la mtaphore tyrannique focalise sur lme rationnelle commande et justifie la dmonstration, il faut que nous entrions davantage dans lanalyse du raisonnement propos par Platon.
42 43 44
PLATON, ibid., pp. 194-195. PLATON, ibid., livre IV, 436a-b, p. 188.
qumoeide, thumoeide signifie irascible, littralement ce qui est dun caractre rsolu ou courageux (cf. BAILLY Anatole, Dictionnaire Grec Franais, op. cit., p. 948). 45 PLATON, La Rpublique, livre IV, 441e, op. cit., pp. 194-195.
46 47
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B. Williams sest intress la construction de la correspondance entre la micropolis psychique et la macropolis politique dploye dans le livre IV de la Rpublique. Platon y revendique une homologie de structure entre lme et la cit (telles quil les conoit) en sappuyant dabord sur un argument de transfert de qualit du composant au compos :
Ny a-t-il pas grande ncessit de convenir quen chacun de nous se trouvent les mmes formes et les mmes caractres que dans la cit ? Aussi bien nest-ce point dailleurs quils viennent cette dernire. Il serait, en effet, ridicule de penser que le caractre irascible de certaines cits na pas son origine dans les particuliers qui ont la rputation de le possder, comme les Thraces, les Scythes et presque tous les peuples du Nord ou quil nen est pas de mme pour lamour du savoir, que lon pourrait principalement attribuer aux habitants de notre pays, ou pour lamour des richesses, quon prterait surtout aux Phniciens et aux gyptiens. 48
Notons au passage et nous aurons loccasion dy revenir49 que, selon R. Baccou50, Platon reprend Hippocrate largument de linfluence des climats sur le caractre des hommes et leurs institutions politiques (cette ide sera promise une longue histoire : aprs Jean Bodin la fin du XVIe sicle, Montesquieu reprendra, lui aussi, ce raisonnement). B. Williams synthtise le raisonnement labor par Platon de la faon suivante : (A) : une cit est juste si et seulement si les individus qui la composent le sont.
Il note que cette rgle tout-partie fonctionne ici (cest--dire plutt que la proposition ne choque pas), sans toutefois pouvoir sappuyer sur une universalit ou une automaticit (parfois cette logique ne fonctionne pas, par exemple si nous remplaons juste par grande). Ensuite, Platon dcline la proposition (A) en une proposition (B) : (B) : la composition/harmonie de la cit doit se retrouver dans chaque individu et vice versa.
Toutefois pour la rciproque (le vice versa), seuls les meilleurs individus sont considrs, et ces meilleurs sont pour Platon les intellectuels. En outre, lorsquil sagit dexaminer la justice de la cit idale, son harmonie51, Platon applique ici deux rgles distinctes aux diffrentes catgories sociales : en ce qui concerne les gardiens, il est fait rfrence aux effets bnfiques de leur fronhsij, phronsis (temprance, modration) ; mais pour les autres, ce qui rend la cit juste, ce nest pas une
48 49
Cf. infra, pages 131-137 et 161-164 ( propos de la passion considre comme moteur de laction) et page 134 (au sujet de Montesquieu). 50 Cf. Robert Bacou in PLATON, La Rpublique, op. cit., pp. 413-414, note 251.
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caractristique des individus, mais simplement un fait, celui que chacun soccupe de ses affaires et devoirs52, cest--dire que chacun se conforme lordre tabli. Autrement dit, la cit est juste lorsque dune part, ceux qui doivent se dominer et dominer dominent et se dominent, et dautre part, ceux qui doivent obir obissent. Le raisonnement ne suit donc pas la logique syllogistique attendue ; et aprs cette analyse, la dmarche rhtorique de Platon apparat plus clairement : The use of the analogy, it begins to seem, is to help Plato to have it both ways. 53 Lenjeu est notamment pour Platon de pouvoir justifier que les dsirs et passions de la foule et du vulgaire soient matriss par les dsirs et la sagesse de lindividu suprieur54 :
The use of the analogy is supposed in the upshot to justify the supreme rule of a logistic element in the city, where this element is identified as a class of persons; and it justifies it by reference to the evident superiority of a soul in which the logistic element controls the wayward and chaotic desires. But this will work only if the persons being ruled bear a sufficient resemblance to wayward and chaotic desiresfor instance, by being persons themselves controlled by wayward and chaotic desires. And if they are enough like that, the outcome of Platos arrangements will be less appealing than first appears. 55
La psychologie platonicienne, et notamment la composition de lme (do dcoule la notion de passion), est donc indissociable de la pratique et de la promotion dun fonctionnement politique dont nous venons de voir que ses principes taient la fois autoritaires et ractionnaires. Or entre lme et la cit telles que Platon les rapproche, les rtroactions sont complexes, au point de souvent brouiller la distinction permettant de savoir laquelle dtermine lautre. Car cest de ce rapprochement micro- et macropolitique que rsultent non seulement la tripartition de lune et de lautre, mais galement, dans la cit comme dans lme, la classification en mtiers (cest--dire en fonctions) et en motivation (autrement dit en causes), laquelle correspond donc la typologie en classes sociales et en caractres psychologiques :
At no point, we must remember, does the structure present a simple contrast of the psychological and the political, for on both sides of that divide we have two sorts of thing: elements, and a whole which is affected by those elements. On the political side we have classes, and a state which is affected by which class is predominant among them (hence the predominant section rule we have already looked at); the theory is supposed to yield both an analysis and a typology of states. On the psychological side, we have parts of the soul, and persons in which one part or another is dominant; this yields, first, a classification of motives within the individual, and, second, a typology of character. The difficulties we have just been considering, about the epithymetic class,
Cf. WILLIAMS Bernard, The Analogy of City and Soul in Platos Republic , pp. 255-264, in FINE Gail (d.), Plato 2. Ethics, Politics, Religion, and the Soul, Oxford, Oxford University Press, 1999, p. 258. 53 WILLIAMS Bernard, id.
54 55 52
Cf. PLATON, La Rpublique, 431b-d, op. cit., p. 183. WILLIAMS Bernard, The Analogy of City and Soul in Platos Republic , op. cit., pp. 258259.
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39 are generated across the political-psychological boundary, in the relations that Plato finds between, on the one hand, the working class and a state dominated by that class, and on the other hand, epithymetic motivation and a character dominated by such motivation. In the case of the qumoeidj, the most interesting difficulty (it seems to me) breaks out earlier, in the relations between the type of motivation that is represented by this part of the soul and the type of character that is produced by its predominance. Once the type of character is established, the political consequences follow, granted Platos general outlook, fairly easily. Indeed, it is just the appropriateness of those consequences that seems to dictate the connection of ideas on the psychological side; whatever may be the case elsewhere in the Republic, here the political end of the analogy is dictating certain features of the psychological end. 56
Le discours de matrise
Si lambition ou du moins les enjeux politiques de la thorie psychologique de Platon sont tablis, il sagit maintenant den explorer les dveloppements et les connexions (internes et externes). Mais avant dtudier comment Platon parle du corps et des passions, attardons nous sur les principes et les enjeux de ce discours. Nous lavons vu, Platon use largement de la mtaphorisation. Or comme lexplique J. Schlanger57, le recours des mtaphores sarticule autour de deux foyers de dicibilit qui dfinissent mutuellement leurs modalits. Le premier, conceptuel, touche aux structures qui peuvent tre dgages de lobjet comparant (ou y tre consensuellement attribues). Le second, argumentatif ou rhtorique, concerne lorganisation du discours, savoir les objectifs de largumentation : On recourt des mtaphores pour tayer une cause, pour tablir un point. On dveloppe les appuis et les assises qui faciliteront ladhsion 58. Bien videmment les arguments, cest--dire les structures et les valeurs attribues lobjet en loccurrence, la psych , sont conus et choisis en fonction de la thse qui lont cherche tablir. Le corps ou la psych mobiliss mtaphoriquement par un discours (dont lidentification est toujours dbattre ici des thories scientifiques ou politiques ?) sont dtermins par la focalisation adopte par ce discours, cest--dire ce quil met en lumire et porte lattention des interlocuteurs en mme temps quil plonge dans les tnbres et loubli ce quil ne dit pas, et non pas par une structure du corps-en-soi ou de la psych-en-soi (exempts de proprits ou de schmas normatifs et existant avant toute mobilisation dans un au-del mta-physique auquel seul le philosophe aurait accs tout en pouvant en rendre compte aux communs des mortels). Autrement dit, comme lcrit J. Schlanger59, il est impropre de croire que lon puisse tirer partir des schmas rationalisateurs du corps ou de lorganisme quelque infrence que ce soit sur ses hypothtiques proprits. Au contraire, son
56 57 58 59
WILLIAMS Bernard, ibid., pp. 262263. Cf. SCHLANGER Judith, Les mtaphores de lorganisme, op. cit., pp. 31-33. SCHLANGER Judith, ibid., p. 33. Cf. SCHLANGER Judith, ibid., p. 259.
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relief conceptuel dpend troitement de son usage rhtorique, car ce sont les arguments que lon souhaite puiser dans cette notion qui pour une bonne part la dessinent 60. Car, en somme, lanalogie du corps (ou, de faon plus gnrale, celle du microcosme) se prte des argumentations divergentes selon quon met laccent sur linterdpendance dans une vie commune, sur la coordination spontane des fonctions diffrencies ; ou au contraire quon lit la diffrenciation comme une hirarchie naturelle, une fatalit sociale, une subordination politique. Quon lui donne une valeur autoritaire ou solidariste, aristocratique ou dmocratique, cette analogie, au niveau des faons de parler courantes, fournit une sorte de canevas prouv comme traditionnel 61. Les versions du corps sont pourtant multiples, potentiellement innombrables mme. La mtaphore peut servir cautionner la hirarchie, le commandement ou le pouvoir de certaines instances sur dautres, htronomes. Ou bien montrer, non plus un rapport de domination/obissance, mais combien, dans un tout, rien nest mprisable, les parties les plus humbles tant aussi ncessaires au fonctionnement du tout. De lunit ou de lensemble, on retient alors moins la hirarchie des lments que leur cohsion ou la solidarit qui les relie. Le corps peut encore tre convoqu en concevant la corporalit comme la pure figure typique de la complexit diffrencie : les organes sont tous diffrencis et ont chacun leur fonction propre (image qui peut mme tre mtaphoriquement ou implicitement tendue : si chacun ne respecte pas sa fonction, le tout est menac comme si ces fonctions et cet irrespect avaient un sens en soi). On le voit bien ici (et lnumration est loin dtre exhaustive), lutilisation de la mtaphore pour dfendre une thse provoque une re-cration idologique du corps et de sa soidisant naturalit avant mme sa mobilisation politique dans limage62. Dautre part, le projet intellectuel politique va de pair chez Platon, comme nous venons de lesquisser, avec une trs forte hirarchisation fonctionnelle et axiologique des diffrentes parties de lme, cest--dire un rinvestissement de la priori ngatif lgard des passions : lorsquune me et un corps sont ensemble, la nature prescrit lun dtre asservi et command, lautre de commander et de diriger 63. Autrement dit, comme lexprime M. Labrune, lme commande, le corps obit 64. Une opinion similaire se retrouvera dailleurs chez Aristote : Les rapports qui existent sont, peu prs, ceux de louvrier son outil, de lme au corps, du matre et de lesclave 65.
60 61 62
Cf. aussi et pour dautres exemples, FOX KELLER Evelyn, Le Rle des mtaphores dans les progrs de la biologie, op. cit., passim. 63 PLATON, Phdon, 79e-80a, op. cit., p. 243. LABRUNE Monique, tats dme. Le corps dans la philosophie de Platon , pp. 27-47, in GODDARD Jean-Christophe et LABRUNE Monique (dirs), Le corps, Paris, Vrin, 1992, p. 43. 65 ARISTOTE, thique de Nicomaque, livre VIII, chapitre XI, 6, traduction, prface et notes de Jean Voilquin, Paris, Garnier, GF-Flammarion, 1965, p. 225. Cf. aussi ARISTOTE, Politique, livre I, 1254b6, texte tabli et traduit par Jean Aubonnet, Paris, Les Belles Lettres, 1960, p. 19 : Il est donc possible, disons-nous, dobserver dabord dans tout vivant lautorit dun matre desclaves et celle dun homme dtat, car
64
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Cette hirarchisation peut du reste prendre dautres formes. Tout dabord grce une rpartition ou une opposition des qualits associes lme (i.e. sa partie raisonnable) et au corps (auquel est assimile lme concupiscible, cest--dire les passions) :
ce qui est divin, immortel, objet pour lintelligence, qui possde une forme unique, qui est indissoluble et toujours semblablement mme que soi-mme, voil ce avec quoi lme offre le plus de ressemblance. En revanche, ce qui est humain, mortel, inaccessible lintelligence, multiforme, sujet dissolution, et qui jamais nest mme que soi, cest au contraire avec cela que le corps offre le plus de ressemblance 66.
Ailleurs, il sagit de se dlier du corps comme on se dlie de ses chanes 69, ou encore :
[] elle tait, cette me, tout bonnement enchane lintrieur dun corps, agrippe lui, contrainte aussi dexaminer tous les tres travers lui comme travers les barreaux dune prison au lieu de le faire ellemme et par elle seule 70.
Ces associations du corps, et corollairement des passions, des entits connotes trs ngativement sinscrivent en conformit avec le prjug ngatif qui tait dj prsent chez les Prsocratiques et qui, sans doute, reste trs prgnant dans lunivers socioculturel de Platon. La philosophie platonicienne conserve donc, prolonge et
lme commande au corps avec lautorit dun matre et lintellect commande au corps avec lautorit dun homme dtat ou dun roi. Ici il est vident que la soumission lme est aussi naturelle et avantageuse pour le corps que la soumission lintellect et la partie raisonnable lest pour la partie affective, tandis que leur galit ou linversion de leurs rapports leur est tous nuisible. 66 PLATON, Phdon, 80b, op. cit., p. 243. Ce terme, qui dsigne dans une tradition postrieure le corps en gnral, ne sapplique chez Homre qu la dpouille mortelle, et devrait en toute rigueur tre traduit par cadavre (LOAYZA Daniel, Corps ou me : dHomre Pythagore , pp. 9-26, in GODDARD Jean-Christophe et LABRUNE Monique (dirs), Le corps, op. cit., p. 11, note). 68 PLATON, Gorgias, 493a, op. cit., p. 122.
69 70 67
PLATON, ibid., 82e, p. 248. La mme image se retrouve encore dans le Phdre, 250c, et dans le Cratyle, 400c-d.
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peut-tre mme radicalise une position de mfiance et un regard ngativisant vis-vis des passions71. Dans le mme ordre dides, mais suivant une perspective inverse par rapport au corps-prison, lme concupiscible devient ce qui, dans lme, lui est extrieur. Ce caractre paradoxal trouve aisment une explication de par le recours lautorfrence (rappelons que lme, de mme que lhomme, sont dfinis de faon rflexive ou autorfrentielle72). En effet, le recours lautorfrence aboutit trs facilement des propositions aportiques lorsque les mots sont considrs selon une perspective ensembliste traditionnelle (assimilant lments et classes), lexemple le plus lmentaire tant sans doute le paradoxe dpimnide le Crtois selon qui les Crtois sont des menteurs73. Mais si les passions sont paradoxales chez Platon, cest aussi prcisment parce quelles viennent brouiller la distinction entre le dedans et le dehors, entre lintriorit et le monde extrieur. Autrement dit, lme concupiscible, ouverte ou offerte lextrieur, est caractrise par sa passivit, son htronomie contrairement la raison, autonome et rflexive, qui sait repousser lextrieur :
En effet, cette espce dme [lme concupiscible] reste toujours passive et, du fait quelle a t renferme en elle-mme et sur elle-mme, avec la seule facult de repousser le mouvement qui vient de lextrieur et de nuser que du sien propre, la nature sa naissance ne lui a pas accord de connatre quelque chose delle-mme et de raisonner. Voil pourquoi, bien que cette espce vive et ne soit pas autre chose quun vivant, immobile et enracin, elle demeure fixe, incapable de se mouvoir par ellemme. 74
De faon analogue, Platon soutient dans le Phdre75 que les hommes peuvent tre mis hors deux-mmes par le plaisir. Dans tous les cas, les passions sont donc ce qui
Javais signal plus haut un autre point propos des positions antrieures Platon, qui concernait les liens entre les passions et les quatre lments. Si Platon adopte une cosmologie fonde sur des thories ttralmentaires rpandues son poque (cf. par exemple PLATON, Time, 31b-32c, op. cit., pp. 120-121), il ne semble toutefois pas reprendre les rapports que certains penseurs prsocratiques avaient tablis entre thories psychologiques et thories ttralmentaires. Cette relation, que nous retrouverons plus tard, en particulier par le biais de la thorie mdicale des humeurs, nous revient donc, en contournant lhritage platonicien, via Aristote et surtout par les Stociens (nous verrons que les passions sont considres comme des maladies dans leurs thories). 72 Cf. par exemple PLATON, Phdon, 93d-95a, op. cit., pp. 267-269 o le raisonnement porte alternativement sur lme considre comme un tout ou comme une partie de lme, et la dfinition de lhomme dj mentionne ci-dessus (cf. note 35, page 33) : lhomme est un compos dune bte multiforme, dun lion et dun homme (PLATON, La Rpublique, livre IX, 588b-590a, op. cit., pp. 352-353). 73 Ce point sera peut-tre plus explicite encore si nous procdons partir dun exemple plus labor que le paradoxe dpimnide le Crtois, une illustration que je drive de celui propos par le mathmaticien Bertrand Russell (puisque ces questions ont fait lobjet dun traitement mathmatique au tournant du XXe sicle). Si nous considrons quun catalogue de livres est lui-mme un livre et quil cite des livres (le catalogue symbolisant donc ici un ensemble, et la relation dappartenance cet ensemble tant signale par le fait pour un livre dtre cit par le catalogue), nous pouvons nous poser la question (Q) : le catalogue des catalogues qui ne se citent pas se cite-t-il ? . Dans cet exemple, les catalogues en tant qulment ne sont pas distingus des catalogues en tant que classe, ce qui provoque lindcidabilit de la proposition rpondant la question (Q). 74 PLATON, Time, 77b, op. cit., p. 95.
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menace ou abolit la sparation, soit en faisant du dehors un dedans, soit en faisant du dedans un dehors. La condamnation des passions tient donc aussi, pour reprendre la notion tudie en dtail par J. Derrida, leur fonctionnement pharmakologique76 :
Apprhend comme mlange et impuret, le pharmakon agit aussi comme leffraction et lagression, il menace une puret et une scurit intrieures. Cette dfinition est absolument gnrale et se vrifie mme dans le cas o un tel pouvoir est valoris. 77
Pour Platon, le monde tel quil est peru, le monde sensible, est chaos78, i.e. un univers dopinions fluctuantes et contradictoires, peu fiables et dangereuses. La dmarche philosophique platonicienne fondamentale consiste ds lors abstraire un monde (non sensible) de la sphre politique (cest--dire le domaine de ce qui est discutable), contester toute existence vritable et toute lgitimit cette dernire afin dimposer le monde abstrait auquel seul le philosophe a accs comme champ pratique et politique79. Le monde sensible tant stigmatis comme contradictoire et fluctuant (nous avons vu que les passions substituts du macrocosme au sein du microcosme sont instaures comme un dsordre psychologique, lui-mme tant prsent comme une rvolte, une sdition, un conflit intrieur80), Platon sefforce de lui substituer un monde idel stable, unique et univoque. Il sagit donc dune pense de la ncessit, donc dune pense politique (disant comment les choses, le monde, doivent tre), prenant pour tendard la rationalit une rationalit qui existerait a priori, sans avoir besoin dtre labore, et qui est entendue suivant un principe de non-contradiction impliquant une position qui impose des rponses excluant toute alternative, et un principe didentit, posant quune chose est bien elle-mme (cest--dire stable), et forcment elle-mme (autrement dit, elle ne peut pas ne pas tre ce quelle est). Pour revenir au sujet qui nous occupe, la passion, notons ici un point, dont seule la cohrence avec ce qui prcde nous intresse pour linstant, et sur lequel nous aurons loccasion de revenir en dtail plus loin. La puissance du pharmakon,
76 Foncirement instable, le pharmakon est la drogue, cest--dire tout la fois le remde et le poison, ou plus gnralement lentit ambigu et dangereuse dont tout lart est celui du dosage et de lusage, contrairement ce qui serait bon ou mauvais en soi. Le texte de J. Derrida indiqu la note 77 reste une rfrence majeure au sujet du pharmakon, mais pour une prsentation succincte du concept ainsi quune illustration de sa dclinaison et des problmes des hantises quil illustre dans nos socits trs influences par les habitudes de pense platoniciennes, cf. par exemple STENGERS Isabelle, Cosmopolitiques, 7 tomes, Paris et Le Plessis-Robinson (92), La Dcouverte / Les Empcheurs de penser en rond, 1996-1997, tome 1, La guerre des sciences , pp. 52-55. 77 DERRIDA Jacques, La pharmacie de Platon , pp. 74-197, in DERRIDA Jacques, La Dissmination, Paris, Le Seuil, 1972, p. 159. 78 Cf. ci-dessous, page 49 et particulirement la note 96.
Cf. ce que B. Latour a appel, reprenant le nom de lallgorie propose par Platon, le mythe de la Caverne et lanalyse quil en propose in LATOUR Bruno, Politiques de la nature. Comment faire entrer les sciences en dmocratie, Paris, La Dcouverte, 1999, pp. 23-24 et passim. Nous reviendrons sur ce point plus loin, pages 66 et suivante, et dans le dernier chapitre, pages 441-448 (cf. en particulier partir de la page 446). 80 Cf. PLATON, La Rpublique, livre IV, 444b, op. cit., p. 197. La mtaphore est aujourdhui encore largement utilise.
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son efficace, sa dynamis, sont ambigus. Or cette ambigut, Platon [] veut la matriser, en dominer la dfinition dans lopposition simple et tranche : du bien et du mal, du dedans et du dehors, du vrai et du faux, de lessence et de lapparence. 81 Dans lnumration des contrastes que propose ici J. Derrida, le dernier assure une fonction spcifique, distincte de celle des autres. Lopposition entre apparences (auxquelles Platon assimile lopinion) et vrit ( laquelle il identifie le savoir82) permet en effet de rpartir lambigut et de trancher, justement, autrement dit dexercer le contrle l o, dans le cas du pharmakon, ce nest pas possible. Ainsi dans une logique platonicienne le pharmakon est-il bon, pur, vrai, etc. en apparence, mais en vrit mauvais, impur, faux, etc. Cette opposition entre apparences et vrit, propos du pharmakon caractris par son absence de qualit intrinsque (et nous avons mentionn ci-dessus le caractre pharmakologique des passions), annonce ce que jappellerai la mtaphore smiotique, cest--dire le deuxime grand principe qui, de faon symtrique et coordonne avec la mtaphore tyrannique, articule nos conceptions et nos pratiques de la passion (et plus tard celles de lmotion). Pour linstant, la recherche platonicienne de la non-contradiction et de la stabilit se traduit ainsi dans le champ de la psychologie par une thorie psychologique politique ou une psychologie de lordre, des tats, des types et des caractres. Mais en contrepartie, comme le note M. Meyer :
Concept rationnel pour dnommer ce qui ne lest pas, la passion est la fois lirrflchi absolu de lexistence humaine et sa rationalisation abusive. 83
Pour gurir du pharmakon et chasser le parasite, selon J. Derrida, il faut donc remettre le dehors sa place. Tenir le dehors dehors. Ce qui est le geste inaugural de la logique elle-mme, du bon sens tel quil saccorde avec lidentit soi de ce qui est : ltant est ce quil est, le dehors est dehors et le dedans dedans. 84
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Il sagit l de lun des piliers de la philosophie de Platon, rpt lenvie (il constitue ainsi le cur du Gorgias). Nous pouvons, par exemple, considrer cet extrait du Time : Or, il y a lieu, mon sens, de commencer par faire cette distinction : quest-ce qui est toujours, sans jamais devenir, et quest-ce qui devient toujours, sans tre jamais ? De toute vidence, pour tre apprhend par lintellect et faire lobjet dune explication rationnelle, ce qui toujours reste identique. En revanche, peut devenir objet dopinion au terme dune perception sensible rebelle toute explication rationnelle, ce qui nat et se corrompt, ce qui nest rellement jamais. (PLATON, Time, 27e-28a, op. cit., pp. 115-116.) 83 MEYER Michel, Le Philosophe et les passions. Esquisse dune histoire de la nature humaine, Paris, Librairie Gnrale Franaise, 1991, pp. 48-49. 84 DERRIDA Jacques, La pharmacie de Platon , op. cit., pp. 159-160.
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Pour suivre le dploiement de cette pense, revenons un instant et attardons nous sur lun des extraits cits plus haut (cf. page 5) qui associait le corps une prison :
Au moment o la philosophie a pris possession de leur me, elle tait, cette me, tout bonnement enchane lintrieur dun corps, agrippe lui, contrainte aussi dexaminer tous les tres travers lui comme travers les barreaux dune prison au lieu de le faire elle-mme et par elle seule, vautre enfin dans lignorance la plus totale. Or, la philosophie le discerne bien, ce quil y a de plus terrible dans cet emprisonnement, cest quil est luvre de lapptit [piqumaj (epithumas), i.e. les dsirs ou passions], de sorte que cest lenchan lui-mme qui coopre de la manire la plus efficace parfaire son tat denchan. 86
Presque la suite, Platon ajoute que la philosophie persuade lme de prendre ses distances, dans la mesure o il nest pas absolument indispensable de recourir aux sens. Elle linvite se rassembler et se ramasser elle-mme en elle-mme, ne se fier rien dautre qu ellemme, quel que soit, en lui-mme et par lui-mme, celui des tres dont lme, en elle-mme et par elle-mme, cherche avoir lintelligence. 87 Chez Platon, la sparation de lme est mme une purification conue comme une activit, une absolutisation de lindividuation, de la sparation de lme et du monde ; et par purification , il faut entendre, selon les termes mmes de Platon, saccoutumer sparer le plus possible lme du corps, lhabituer se rassembler elle-mme en elle-mme partir de tous les points du corps, se ramasser et vivre,
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PLATON, Time, 79c, op. cit., p. 242. PLATON, Phdon, 82e-83a, op. cit., p. 248. PLATON, ibid., 83a-b, pp. 248-249.
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dans le moment prsent comme dans celui venir, isole en elle-mme autant quelle le peut, travaillant se dlier du corps comme on se dlie de ses chanes 88. La constitution-invention dune me disjointe du monde constitue rciproquement les deux objets ainsi spars (lme et le monde) et pose demble (i.e. comme vident, et donc non questionn) le problme de leurs rapports. Et lvidence de la pertinence de la question de leurs rapports permet de masquer celle de la sparation. Instituer lindividualit comme une sphre assige et menace par un chaos extrieur, cest donc la penser mais aussi la postuler (et un tel acte devient minemment politique) comme une contingence la fois prcieuse et toujours prcaire en lhomme dont dcoule immdiatement un besoin non seulement de protger cette contingence mais galement de chercher dominer ce qui la menace ou pourrait la menacer (cest--dire lensemble du monde environnant, ce chaos extrieur). Il est tentant, au passage, de dresser un parallle entre le rapport postul entre lme et le monde, et celui entre Gaia (la Desse, Mre universelle) et Chaos que souligne J.-P. Vernant :
Do Gaia tire-t-elle ce pouvoir de soutien, de stabilit ? Pourquoi estelle le support sur lequel les hommes peuvent marcher sans inquitude, mme si parfois, sous leurs pieds, le sol tremble ? Les rponses que le mythe apporte cette question, sans jamais la poser explicitement, sont multiples. Nous ne saurions les examiner ici, puisquelles mettent en jeu toute la conception mythique de lorganisation progressive du monde. Rappelons seulement quelques points. Gaia est la stabilit comme elle est la Mre universelle do est ne toute chose, depuis le Ciel, le Flot et les montagnes, jusquaux dieux et aux hommes. Quand Gaia apparat, gneto (Hsiode, Thogonie, 114), faisant suite immdiatement Chaos, une sorte de base, de fondation stablit dj dans le monde inorganis ; lespace trouve un dbut dorientation. Mais Gaia nest pas premire ; Chaos la prcde, comme une ralit qui lui est trangre, la seule puissance avec laquelle Gaia ne sunira daucune faon. Cest dire que mme au terme de cette suite de gnrations et de luttes divines qui aboutiront ltablissement de lordre, Chaos ne cessera pas de reprsenter une menace subsistant larrire-plan et qui risquerait de submerger tout ce que le cosmos comporte de stable et dorganis si le rgne de Zeus, par la vertu dun cratos suprieur, navait dfinitivement fix, pour chaque puissance, sa place, ses privilges et ses pouvoirs. 89
Nous parvenons ainsi une me considre comme me en danger, un esprit comme esprit en danger, toujours menac de cesser dtre lui-mme par lintrusion des passions ces dernires devenant en mme temps, comme le note M. Meyer, un excs corporel :
Il sagit l dune tradition qui, passant par Galien ou Descartes, marquera toute la pense occidentale. Il y a une physiologie du passionnel, lie aux humeurs, aux mouvements du corps, internes ou
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VERNANT Jean-Pierre, Mythe et Pense chez les Grecs. tudes de Psychologie Historique, Paris, ditions La Dcouverte, 1990, p. 222.
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47 subis de lextrieur, qui se perptuera jusqu nos jours. La mdicalisation des passions conduira plus tard voir dans les excs passionnels la source organique de ce quil est convenu dappeler prcisment les maladies de lme. L o le corps trahit lesprit, se manifeste le dbordement de la passion : si lAutre de la raison, quelle ne peut dire tout en sefforant de le faire, est, daprs Foucault, la folie, cest plus gnralement, et plus fondamentalement peut-tre, parce que la folie est issue de la passion, lesprit y cessant dtre lui-mme, comme par excs organique qui peut se soigner linstar de drglements venus du corps, du moins en va-t-il ainsi en principe. 90
limage de lemprisonnement cest--dire de la clture dans le corps rpond donc, en parfaite symtrie, le principe de lisolement, de la sparation, de la mise distance. Platon pense la personne sur le mode de la scission ou de la scession avec le monde environnant. lexpulsion du pharmakologique, rpond donc un processus de sparation, dindividuation, qui instaure la personne en tant quindividu (spar du monde) en mme tant que la distinction entre la raison et les passions. Ajoutons, comme le fait V. Despret, que dans le mme mouvement, la constitution de lindividu rationnel est fonde par cette mise distance, et les passions deviennent lchec de cette sparation :
Pour bien connatre le monde, pour connatre un monde qui vaut pour tous et qui soit indpendant de chacun, il faut se sparer de ce monde. Et lorsque la sparation prescrite par Platon ne peut avoir lieu, tout ce qui lempche, tout ce qui vient agir ou contaminer cet espace intermdiaire quil fallait vider, donnera son contenu la passion. Tout ce qui fait que le monde mapparat comme tel parce que je me suis laiss affecter par lui, et parce que je lai affect de ma prsence, prendra le nom de passions, et se dfinira ds lors par contraste avec le motif de la sparation : la connaissance objective (lobjet tel quen lui-mme, spar du sujet), dsintresse, dpassionne, en un mot, la raison. 91
V. Despret focalise notre attention sur le processus de connaissance, mais les dfinitions autorfrentielles que donne Platon de lhomme et de lme assimilent connaissance et individuation. Cette assimilation doit nous inciter considrer ici sujet-connaissant comme un quivalent de sujet-susceptible-de-connaissance-et-depassion et donc de sujet en gnral92. La construction dune ncessit de sparer le sujet connaissant cest--dire la raison du monde connatre, correspond donc aux fondements de llaboration de la subjectivit, telle que nous la comprenons aujourdhui encore :
Pour bien connatre, paradoxalement, il faut rompre le contact. Pour bien connatre, il faut se sparer. Pour bien connatre, en somme, il faut
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MEYER Michel, Le Philosophe et les passions, op. cit., p. 36. DESPRET Vinciane, Ces motions qui nous fabriquent, op. cit., p. 145.
Lassimilation de lindividu et du sujet connaissant doit tre mise en corrlation avec ltablissement par Platon dune linguistique informationnelle, dune conceptualisation du langage comme disant le monde conceptualisation disjonctive elle aussi, donc. Nous reviendrons sur ce point spcifiquement linguistique dans un prochain chapitre (cf. infra, pages 414 et suivantes).
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48 apprendre sparer lme du corps et du monde. Dans ce mouvement de sparation, Platon procde en fait la cration de ce qui sera pour nous, Occidentaux, le fait davoir une me. 93
Il nous parat gnralement vident que le fait davoir une me, un esprit, est ce qui fonde notre subjectivit, cest--dire notre singularit, autrement dit ce qui nous diffrencie du monde et des autres subjectivits. Paralllement notre corps, notre existence corporelle biologique, dirions-nous dans un langage contemporain est couramment considre comme la base matrielle que nous partageons avec lensemble des vivants et le reste de lunivers, cest--dire lintgrateur). Or cette vidence se fonde surtout sur une longue habitude, sur la cohrence que nous avons ainsi labore avec la quasi intgralit de nos connaissances et de nos pratiques, et la structure quelle leur assure. Car aussi incomprhensible que cela puisse nous paratre au premier abord, son symtrique est, comme E. Viveiros de Castro la montr, galement possible puisque cest cette configuration inverse par rapport la ntre (considrant donc le corps comme diffrenciateur et lesprit comme intgrateur), qui fonde de trs nombreuses cosmologies amrindiennes :
Le statut de lhumain dans la pense occidentale est, comme la soulign Ingold, essentiellement ambigu [] : dune part, lhumanit (humankind) est une espce animale parmi dautres et lanimalit est un domaine qui inclut les humains ; de lautre, lhumanit (humanity) est une condition morale qui exclut les animaux. Ces deux statuts cohabitent dans le concept problmatique et disjonctif de nature humaine. En dautres termes, notre cosmologie postule une continuit physique et une discontinuit mtaphysique ( savoir, surnaturelle, passant du grec au latin) entre les humains et les animaux. La premire faisant de lhomme lobjet des sciences de la nature, la seconde, lobjet des sciences de la culture. Lesprit est le grand diffrenciateur occidental : cest ce qui nous rend suprieurs aux animaux et la matire en gnral, ce qui nous singularise aux yeux de nos semblables, ce qui distingue les cultures. Le corps, en revanche, est le grand intgrateur : il nous connecte au reste des vivants, tous unis par un substrat universel (lADN, la chimie du carbone etc.) qui, son tour, renvoie la nature ultime de tous les corps matriels.94 En contrepartie, les amrindiens postulent une continuit mtaphysique et une discontinuit physique entre les tres du cosmos, la premire dcoulant de lanimisme, la deuxime, du perspectivisme : lesprit (qui nest pas ici substance immatrielle mais forme rflexive) est ce qui intgre ; le corps (qui nest pas substance matrielle mais affection active), ce qui diffrencie. 95
93 94
La preuve a contrario de la singularit de lesprit dans notre cosmologie rside dans le fait que, pour luniversaliser, il ny a dautre recours la surnature tant aujourdhui hors-jeu que de lidentifier la structure et au fonctionnement du cerveau. Lesprit ne peut tre universel (naturel) que sil est corps. [note 1 de lauteur, E. V. d. C.] 95 VIVEIROS DE CASTRO Eduardo, Les pronoms cosmologiques et le perspectivisme amrindien , pp. 429-462, in ALLIEZ Eric (dir.), Gilles Deleuze. Une vie philosophique, Le Plessis-Robinson (92), Institut Synthlabo pour le progrs de la connaissance, 1998, pp. 448-449.
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Il me semble ds lors important de noter que la distribution entre le corps et lesprit des principes intgrateur et diffrenciateur telle que nous lavons labore dans nos socits, aussi fondamentale soit-elle, sappuie sur notre conception du processus par lequel se constitue lme et du rle quy tiennent les passions. Lorsque V. Despret rappelle que Platon procde la cration de ce qui sera pour nous, Occidentaux, le fait davoir une me, il nous faut donc comprendre que la spcificit et la clef de vote de cette cration platonicienne tient prcisment au fait que la sparation de lme distincte du corps est aussi celle de lme distincte du monde. Dans cette perspective galement, ce qui fait le lien entre ces deux sparations qui, nous venons de la voir, nen sont donc quune , ce sont justement, dune part, la fonction confre aux passions en tant quinfluence du corps dans lme ou comme articulation du corps et de lme, et dautre part en tant quinfluence de lextrieur, de lAutre, sur lme, cest--dire sur soi. De cette faon, nous aboutissons en outre une conception de la gense psychologique individuelle qui donne une priorit chronologique au chaos, en nous faisant oublier, comme le fait observer V. Despret96, que ce chaos nest que le rsultat de la dissociation constitutive de lme sans prexister cette dissociation :
Considrons la manire dont nous lisons notre ontogense : elle apparat dans notre culture comme une conqute progressive de lindividuation, comme une conqute de lme sur le chaos. Un tre relativement indiffrenci, en fusion symbiotique avec lenvironnement doit peu peu conqurir son autonomie, le sens dun soi bien cltur, et ne peut le faire quen acceptant-produisant la sparation 97
Dans le processus dindividuation, la sparation est donc conue depuis Platon comme fondatrice. Mais nous ne devons pas ngliger lintrication de cette sparation (cest--dire de cette mise distance) et du contrle qui laccompagne et la co-dtermine et pas uniquement parce que la matrise est constitutionnellement extrieure son objet.
Or, cette impression que lme se constitue contre un chaos prexistant, dtermin de toute ternit, ne tmoigne finalement que dune chose : nous privilgions, dans nos versions de lme, une version qui la donne comme le rsultat dune conqute progressive, dune mancipation de ce qui nest pas elle, dune diffrenciation constituante contre le chaos. Cette version tmoigne si bien dune conqute que le chaos nous apparat prsent dans les termes mmes qui traduisent la conqute : nous lisons le chaos comme si ses dterminations navaient pas t inventes au moment mme de la constitution de lme, comme si lme avait d sinventer contre lui sans linventer dans le mme mouvement. Voil ce que cette version nous fait oublier : ce nest pas du chaos que lme se spare, cest de la sparation que le chaos se dfinit. Ce nest pas de ce qui nest pas elle que lme se dissocie, cest parce quelle se spare quelle dfinit ce qui nest pas elle. (DESPRET Vinciane, Ces motions qui nous fabriquent, op. cit., pp. 154-155.) 97 DESPRET Vinciane, ibid., p. 169.
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50 Il y a dans lme humaine deux parties : lune suprieure en qualit et lautre infrieure ; quand la suprieure par nature commande linfrieure, on dit que lhomme est matre de lui-mme cest un loge assurment ; mais quand, par le fait dune mauvaise ducation ou de quelque mauvaise frquentation la partie suprieure, qui est plus petite, se trouve domine par la masse des lments qui composent linfrieure, on blme cette domination comme honteuse, et lon dit de lhomme dans un pareil tat quil est esclave de lui-mme et drgl. 98
Une clef pour la comprhension de la tournure et du fonctionnement paradoxaux de cette invention-construction de lme humaine tels que les formule Platon, rside peut-tre dans le paradoxe lui-mme voil de nouveau le pharmakon. Notre embarras vient sans doute du fait que ce paradoxe, tel que lnonce Platon avec ironie ( Or lexpression matre de soi-mme nest-elle pas ridicule ? Celui qui est matre de lui-mme est aussi, je suppose, esclave de lui-mme, et celui qui est esclave, matre ; car en tous ces cas cest la mme personne qui est dsigne 99), nous incite regarder le monde, ou lme humaine, dcidment bien tranges autrement dit, interroger les choses et non les mots alors que ce mme mouvement pose et propose les mots et les choses comme distingus100 , cest--dire partout sauf l o, selon moi, une solution peut se trouver : je pense en effet que cest en plongeant au cur du paradoxe lui-mme, de son nonciation, que nous parviendrons le retourner et lui donner un sens. Cest dans une mme formule que Platon instaure, dune part, la disjonction entre raison et passions (ou entre intellect et motion), cest--dire un principe disjonctif101, et dautre part mais dans le mme mouvement la matrise, la domination ou le contrle que lun des ples doit exercer sur lautre. Cest prcisment grce la formulation paradoxale que Platon peut raliser une telle construction paradoxale mais cachant son propre paradoxe (comment disjonction et contrle vont de pair) grce une pirouette rhtorique (lindividu en contient deux102). Car si Platon ironise sur la formule, ce nest pas pour lcarter, mais bien au contraire pour pouvoir linstitutionnaliser. Parce que cette expression paradoxale
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PLATON, La Rpublique, livre IV, 431a, op. cit., p. 183. PLATON, ibid., 430e, pp. 182-183.
puisque cest le mme mouvement qui disjoint raison et passion dune part, et raison (ou langage) et monde (ou les objets de la contemplation) dautre part. 101 Nous retombons ici sur ce que Bruno Latour a appel le Grand Partage (entre nature et socit, et entre eux qui lignorent et nous qui faisons cette distinction) : cf. LATOUR Bruno, Nous navons jamais t modernes. Essai danthropologie symtrique, Paris, La Dcouverte, coll. LArmillaire, 1991 (nous y reviendrons, cf. ci-dessous, pages 441-448). Et pour un rapport encore plus immdiat avec la disjonction entre raison et passions qui nous occupe ici, les implications politiques que nous avons dj croises et celles quinterroge B. Latour, cf. LATOUR Bruno, Pandoras Hope. Essays on the Reality of Science Studies, Cambridge (MASS.) et Londres, Harvard University Press, 1999, chapitres 7 et 8, pp. 216-265. 102 Nous entrevoyons ds maintenant que cette disjonction-contrle est celle qui distingue un corps et un esprit. Ces deux que lindividu contient de par la matrise de soi-mme formule paradoxale qui nest en dfinitive quune autre forme de la dfinition autorfrentielle de lhomme que nous avions analyse plus haut ( lhomme est un compos dune bte multiforme, dun lion et dun homme , cf. notes 35, page 33 et 72, page 42) sont bien sr lme rationnelle et les passions intgres par le truchement de lme concupiscible, cest--dire un objet appartenant ce monde ici-bas et un lment dun au-del , une entit mta-physique.
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paradoxe qui ne nous a pas empchs de conserver et dutiliser limage jusqu nos jours , il la confirme nanmoins en tentant de lexpliquer, et la prolonge donc. Bien plus, il la dcline, par exemple, la maeutique socratique, cest--dire la dmarche philosophique mme. Comme je lai soulign plus haut, V. Despret rappelle (loc. cit., p. 160) que dans La Rpublique (livre VII, 518c), la ncessit de la clture est raffirme propos de lacte de connaissance. Comment stonner ds lors que la maeutique socratique qui doit bien sappuyer sur un acte de connaissance elle aussi soit aussi paradoxale que la matrise de soi-mme ? En effet, la mthode socratique confirme cette conception fantasmatique de lme egoque indpendante et autonome, et est donc, pouvons-nous considrer, presque contrainte lauto-rflexivit : puisquil nest pas question dintroduire quoi que ce soit dans lme du disciple ou de lauditeur, si mme fcondation il y a, Socrate rappelle que fconder une me, ce nest pas la remplir 103 ; ds lors le philosophe ne pourra quesprer aider lme de llve accoucher delle-mme.
Si la mtaphore tyrannique est manifeste dans les dialogues platoniciens, nous verrons dans les prochains chapitres que le processus quelle traduit est plus complexe quil ny parat au premier abord. Nous avons dj mis en vidence que ce principe de matrise tait articul un processus de mise distance.
Le politique, considr comme gestion du collectif et des passions du collectif, ne devient-il pas, dans le systme platonicien, ce qui donne la passion sa forme particulire ? En dautres termes, en identifiant, dans le projet politique tel quil lambitionne, la passion au peuple, sous couvert didentifier le peuple ses passions, Platon opre ce processus de diffrenciation qui dfinit la passion comme ce contre quoi doit lutter la raison, identifie comme techn de gestion du collectif 104.
Mais nous navons fait queffleurer ici ou l lampleur de ce systme mtaphorique dont le pouvoir, la matrise ou le contrle, ne sont que lun des aspects, bien que toutes ses dimensions soient indissociables. Chez Platon, lme rationnelle se dfinit donc comme autonome (cest--dire, de faon presque contradictoire, la fois autiste et autoritaire), ne subissant pas le monde mais le dominant, ne se laissant pas impressionner ou influencer (contrairement aux passions). Cette dfinition permet alors une identit stable et un monde stable (lenjeu est de pouvoir imposer une vrit universelle, non pharmakologique). La connaissance telle quelle est conue ncessite donc un monde distance, i.e. confin lextrieur, si lon peut dire. La psychologie platonicienne rpond ainsi avant tout un projet socio-politique (le parallle entre les deux champs et leur intrication sont mes yeux trop frquents et forcs pour pouvoir tre interprts comme une simple image105 vocation explicative) : la
103 104 105
DESPRET Vinciane, Ces motions qui nous fabriquent, op. cit., p. 160. DESPRET Vinciane, ibid., pp. 196-197.
Comme on le sait, cette mtaphore du corps social a fait fortune et est aujourdhui encore (sous une forme ou sous une autre) trs vivante et toujours drivable : nous sommes membres dassociations, ou mme de corporations, groupes que dirige la personne qui est sa tte, aide de son bras droit ; nous sommes encore incorpors dans larme ; la police recherche toujours les cerveaux des organisations
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modlisation de la cit idale et une pense autoritaire des rapports interpersonnels. Or la tripartition platonicienne de lme et de la cit (cest--dire la figure de la correspondance entre lme et la socit qui est construite et retenue par Platon) nest pas sans voquer, comme le suggre A.-M. Drouin-Hans106, la tripartition indo-europenne des fonctions sociales de G. Dumzil. Ceci doit pouvoir nous permettre de considrer que ce qui est avanc ici propos de la thorie de Platon irrigue nos socits dans une beaucoup plus large mesure. Autrement dit, les lments qui viennent dtre tablis doivent nous inciter ne pas ngliger, ne pas considrer comme accessoires, dans la thorie psychologique de Platon (et donc dans ses reprises ultrieures), ces aspects politiques. Sil y avait besoin de donner (mythologiquement) une origine nos pratiques, nous pourrions proposer de considrer que Platon inaugure, fonde une psychologie et une anthropologie du contrle, de lobsession de domination et de matrise qui ont t prolonges jusqu nous. Cette psychologie (et anthropologie) et la thorie politique que nous avons esquisses ci-dessus fondes lune et lautre sur un principe de domination du rationnel , doivent se conjuguer avec et fonctionner grce une linguistique et une thorie de la connaissance connexes et cohrentes. En effet, lidologie de la matrise de soi correspond une logique de confiscation du pouvoir par le sage ou le philosophe, au nom du savoir-se-matriser. Car pour Platon, gouverner, cest--dire dominer (soi-mme et les autres) est affaire dexpertise, autant quinversement tre expert (sage ou philosophe) lgitime le pouvoir ou y appelle :
Dautre part, nous lappelons sage en considration de cette petite partie de lui-mme qui commande et met ces prceptes, partie qui possde aussi la science de ce qui profite chacun des trois lments de lme et leur ensemble. 107
Ds lors, matrise de soi (cest--dire thorie et pratiques psychologico-politiques) et domination de lexpert sont intimement lies. En dautres termes, psychologie, politique et pistmologie109 partagent des enjeux et des configurations quil nous
criminelles, nfastes pour le corps social ; nos socits peuvent tre malades, etc. Limage a galement une version plus biologique : lorganisme. 106 Cf. DROUIN-HANS Anne-Marie, La communication non verbale avant la lettre, Paris, LHarmattan, coll. Histoire des Sciences Humaines , 1995, p. 131. 107 PLATON, La Rpublique, livre IV, 442c, op. cit., p. 195.
108 109
Sans faire appel Platon, J.-L. Le Moigne redfinit la rflexion pistmologique en campant les trois grandes questions quelle recouvre : la question de la connaissance (linterrogation gnosologique), celle de sa constitution ou de son engendrement (linterrogation mthodologique), et celle de lapprciation de sa valeur ou de sa validit (linterrogation thique) cf. LE MOIGNE Jean-Louis, Les
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reste bien sr comprendre et esquisser, ce que nous tcherons de faire, mais pour cela les lments nous manquent ce stade de notre parcours. Avant de quitter provisoirement Platon, une petite prcision : jaimerais quon ne se trompe pas ; mon dessein nest bien videmment pas de contester le propos de Platon, ni de lui faire un mauvais procs : sa thorisation, et celles de ceux qui lont suivi et jusque nos scientifiques contemporains ont permis (le mme mouvement sobserve en dfinitive dans tous les domaines de la connaissance) un dveloppement formidable de nos potentialits daction. Ce qui a peut-tre chapp ses successeurs, ou au contraire ce qui tacitement les a intresss, ce sont justement ces implicites.
Lambigut fondamentale tient ce que ces schmes sont la fois invitables, positifs et fconds pour linvention et linstauration de lespace intellectuel, et extrmement dangereux pour la connaissance ellemme. Ils en sont la condition et ils en sont le pige, le lieu de la fcondit et le lieu de limpuret. Sur le plan de la conceptualisation, lusage des schmes organiques joue un rle fcond lorsquil sagit de formuler, de gagner au discours des champs intellectuels neufs. Alors les catgories transposes permettent une extension, un gain, non pas directement de la connaissance, mais de lhorizon des possibles intellectuels. En ce sens il y aurait un usage rgulateur des schmes mtaphoriques au niveau de linvention exploratrice et organisatrice. Mais ils nauraient pas pour autant dusage cognitif direct, en ce sens quils ne livrent aucun savoir. Ils permettent douvrir de nouveaux problmes ou de nouvelles laborations de problmes, mais ils ne nous en donnent pas les rponses 110.
La cristallisation augustinienne
Les crits de saint Augustin (354-430), en particulier sur les passions, constituent un autre jalon important dans le panorama qui est labor ici et dans lmergence historique de la notion dmotion. Mais pour en saisir la teneur, il convient dexaminer auparavant les contributions des Stociens par rapport auxquels il marque ses distances, ainsi que linflexion quAristote imprime la thorie platonicienne, dune part parce que les Stociens sy rfrent pour sen distinguer, mais aussi, dautre part, en raison de lautorit quauront sa dmarche et sa conception des passions sur les penseurs mdivaux, tant arabo-musulmans que chrtiens.
pistmologies constructivistes, Paris, Presses Universitaires de France, Que-Sais-Je ? n2969, 1995, p. 4. Les rapports troits avec les conceptions psychologiques et politiques sont galement certains dans cette perspective (externe et non plus interne comme notre cheminement suivi travers les textes de Platon). 110 SCHLANGER Judith, Les mtaphores de lorganisme, op. cit., p. 258.
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Cependant, il est notable que le discours de matrise est moins radical et violent que celui de lAcadmicien, plaidant davantage pour la modration que pour la matrise. En outre, Aristote adopte lui aussi un schma de la division tripartite de lme, en conservant, dans une forme affaiblie, lanalogie entre la psych et la polis. Toutefois, ce nest pas tout fait la mme rpartition que celle que proposait Platon : lme non-rationnelle se divise en une me vgtative (qui prside aux fonctions vitales de lorganisme et correspond ainsi aux principes de nutrition et de dveloppement) et une me concupiscible112.
111
ARISTOTE, thique Eudme, livre II, chapitre 8, 1224a34-36, introduction, traduction, notes et indices par Vianney Dcarie, Paris, Vrin et Montral, Presses de lUniversit de Montral, 1978, pp. 104-105. 112 Cf. ARISTOTE, thique de Nicomaque, livre I, chapitre XIII, op. cit., pp. 39-42.
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Toutefois, comme le remarque R. Bodei113, lme concupiscible, chez Aristote, participe, dans certaines limites, de lme rationnelle, dans la mesure o elle lui est docile et soumise. Les choses se passent comme lorsque nous tenons compte des suggestions dun pre ou dun ami, sans quil y ait ici aucune analogie avec lacquiescement donn aux dmonstrations mathmatiques 114 (au sens o, en mathmatiques, les dmonstrations simposent ncessairement lentendement). En effet, si Aristote reprend certaines conceptions platoniciennes, il les transforme aussi de manire significative, comme le prcise H. Parret :
Platon [] distingue une partie suprieure et une partie infrieure de notre tre. Le dsir (piquma) et la colre (qumj), le concupiscible et lirascible, occupent la partie infrieure qui ne devient effective quavec labandon volontaire de nous-mmes quand la raison et la volont abdiquent. Aristote reprend cette dichotomisation par le principe raisonnable et le principe sensitif, mais aussitt une trange complication qui renverse la base classmatique pathique versus logique, est introduite. Il y a une facult unique, lapptit (rexij rektikon) qui pousse les tres vers le vrai, le beau et le bien. Et ct des apptits concupiscible et irascible, qui deviennent des formes de lapptit sensitif, Aristote postule un apptit rationnel qui nest autre que la volont mme (bolhsij), la volont rflchie et claire. La base classmatique ne fonctionne donc plus, puisque le rationnel et le sensitif sont runis dans la facult unique de lapptit. Il y a de lapptit non seulement dans le sensitif, mais aussi dans le rationnel mme. Comme on ne peut dissocier apptit et passion, on ne pourra plus opposer la passion la raison. La passion en tant quapptit, ne soppose dailleurs rien puisquelle est gnrique par rapport au sensible et au raisonnable. 115
De par la place accorde la volont, distincte la fois de la raison et de la passion, il en rsulte une nuance dimportance (dautant quelle sera reprise par les thories chrtiennes) par rapport la thorie platonicienne :
Mais du mme coup, on se rend bien compte que la passion nest plus conue [chez Aristote] comme ncessairement oppose la raison, puisque les deux domaines nont plus rien voir. Faire un syllogisme correct nest pas prendre position contre ses dsirs. 116
Limportance aristotlicienne tient enfin llaboration quil donne au concept de pqoj (pthos) en en faisant lune des catgories fondamentales de la rflexion philosophique, savoir lune des dix classes de prdicats117 applicables tout objet.
Cf. BODEI Remo, Gomtrie des passions. Peur, espoir, bonheur : de la philosophie lusage politique, traduit de litalien par Marilne Raiola, Paris, Presses Universitaires de France, 1997, pp. 147-148. 114 ARISTOTE, thique de Nicomaque, livre I, chapitre XIII, 1102b, op. cit., p. 41.
115 116 117 113
PARRET Herman, Les passions, op. cit., pp. 12-13. MEYER Michel, Le Philosophe et les passions, op. cit., p. 54.
Il sagit de la substance (homme, chat, etc.), de la quantit (long de deux mtres, etc.), de la qualit (mortel, philosophe, etc.), de la relation (plus grand que, moins grand que, moiti de, etc.), du lieu ( Athnes, au Lyce, etc.), du temps (hier, lanne passe, etc.), de la posture (assis, debout, etc.), de la possession (arm, habill, etc.), de laction (dchirer, vendre, etc.), et de la passion (tre dchir, tre vendu, etc.). Il faut ajouter
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Cette conception dAristote opposant action et passion provient de lanalyse quil fait des catgories grammaticales (en particulier lopposition entre les voix active et passive du verbe). Cest notamment par Thomas dAquin, qui rintroduira la notion aristotlicienne de passivit dans le concept de passion, que nous avons hrit de cette connotation dans le concept contemporain dmotion118. Comme le dtaille E. Auerbach, cette conceptualisation ouvre, ce faisant, la voie deux grandes orientations de la passion (en tant que son concept sera driv de pqoj, pthos). La notion rassemble ainsi plusieurs strates smantiques, dune part renvoyant la passivit (comme la passion soppose laction), et dautre part quoique de faon troitement corrle comme mouvement (en vertu du fait que ce qui est passif est m) :
lorigine, comme nous lavons dj dit, pqoj signifiait dans lusage courant maladie, douleur, souffrance et, dans la terminologie psychologique forge par Aristote, tout ce qui est enregistr, reu, subi passivement : impression sensorielle et perception, sensation et exprience, sentiment faible ou fort. Outre la passivit, il porte chez Aristote un caractre de neutralit morale ; nul ne peut tre lou ou blm pour ses pqh. Cet usage du mot qui peut renvoyer la souffrance en gnral, mais aussi la sensation de chaleur ou de froid, la douleur et , la joie, lamour et la haine, etc. sest trs longtemps maintenu, malgr nombre dinterfrences, dans son quivalent bas-latin passio ; il a gard le sens de maladie jusqu la Renaissance, celui de souffrance jusquaujourdhui (dans la Passion du Christ), et celui de sentiment ou de sensation dans la tradition psychologique aristotlicienne, dont la terminologie sest conserve avec une tonnante continuit. Passio, en tant que sentiment purement passif et souvent moralement neutre, nest pas seulement employ par la scolastique, mais encore bien plus tard, jusquau XVIIIe sicle []. Ce qui caractrise cette premire strate smantique dcelable, cest donc la passivit et la neutralit morale. En elle-mme, la dialectique de laristotlisme ouvrait dj au concept de pqoj une certaine possibilit dactivation. Car, face llment actif qui laffecte, llment passif se trouve ltat de puissance, de dnamij (dunamis) ; il est dispos en subir leffet ; sous leffet de ce qui laffecte, il est m ou transform ; il se met donc en mouvement, et ce mouvement est lui aussi qualifi de pqoj. Un pqoj de lme devient donc facilement knhsij tj yucj (kinsis ts psuchs), en latin motus animi. 119
Nous retrouverons dans le concept dmotion, ces notions de passivit et de qualit eu- ou dysphorique (reprises, donc, de la passion comme souffrance) et son
que cette taxinomie varie selon les uvres du Stagirite ; le livre D de la Mtaphysique par exemple en propose une autre. Cf. ARISTOTE, Catgories, texte tabli et traduit par Richard Bods, Paris, Les Belles Lettres, 2001. 118 Cf. THOMAS dAquin, Somme thologique, 1a 2ae, question 22, article 2, Paris, d. du Cerf, 1984, tome 2, p. 174. Nous reviendrons Th. dAquin un peu plus loin (cf. ci-dessous, pages 68-71). 119 AUERBACH Erich, Le culte des passions. Essais sur le XVIIe franais, introduction et traduction de lallemand de Diane Meur, Paris, Macula, 1998, pp. 54-55.
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Lpisode stocien
Le rle des philosophies stociennes est lui aussi essentiel. Il importe tout dabord de garder en mmoire que jusqu un certain renouveau noplatonicien ( partir du IIIe sicle de notre re) et le dveloppement dune philosophie chrtienne, la philosophie prdominante dans lAntiquit, depuis le IIIe sicle av. J.-C. et jusqu une poque tardive, est le stocisme qui place au centre de sa rflexion et de ses conceptions les passions (et plus exactement la lutte contre les passions), en particulier partir du concept dpqeia, aptheia ( impassibilit ). Le rle des penseurs stociens est dautant plus dterminant, pour ce qui nous intresse ici, quils adoptent largement lemploi de pqoj (pthos), en considrant en outre, encore plus clairement que chez Aristote, que la passion correspond une raction de la personne au monde. Dans la mme perspective, lassimilation de la passion une maladie est sans aucun doute beaucoup ancienne que les thorisations des philosophes du Portique, mais, comme lexplique M. Daraki, ceux-ci vont tcher de la renforcer et prendront souvent quasiment la lettre ce qui ntait pour tous sans doute alors quune image :
Dans les visions primitivistes, la Nature accorde ses biens avec parcimonie et elle garantit de cette faon tout la fois sant physique et morale. Les hommes excellents de ltat de nature ignorent les maladies (nousoi), leur corps ne produit pas des humeurs impures []. La maladie en tant que signe dintemprance a t en Grce un lieu commun de la mdecine et de la philosophie, malgr leurs autres diffrends. Mais dans aucune autre expression de la pense antique lassimilation de la passion la maladie nest aussi troite que dans le stocisme. La passion est une maladie de lme tout fait semblable aux tats fbriles du corps (SVF, III, 465). Elle est semblable la goutte, au rhumatisme, au catarrhe, la diarrhe (SVF, III, 422). 120
Selon Th. Dixon, une autre des innovations des stociens notamment par rapport aux thories de Platon et dAristote a consist considrer la passion comme un jugement, soit rsultant dopinions errones (Znon), soit tant ces opinions errones mme (Chrysippe)121 :
Stoic philosophers including Chrysippus and Seneca, had seen passions (path) as judgments - principally mistaken value judgments about what goals were desirable. The passions on this view were both cognitive and
120 DARAKI Maria, Une religiosit sans Dieu. Essai sur les stociens dAthnes et saint Augustin, Paris, La Dcouverte, 1989, p. 78. SVF = VON ARNIM Hans, Stoicirum Veterum Fragmenta, Stuttgart, Lipsiae, 1902-1925, rdit en 1964 (suivi du numro du fragment). 121 Cf. KORICHI Mriam, Les passions, op. cit., p. 13.
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58 voluntary they were the result of voluntarily assenting to certain propositions. 122
Cest ainsi que nous pouvons comprendre que certains stociens nhsitent pas affirmer que la passion nest pas diffrente de la raison : oukh htron einai to logou to pathos (SVF, III, 459. 27-28) 123. M. Daraki explique :
La passion (pathos) et la raison (logos) ne sopposent pas entre elles ni ne saffrontent, elles sont les deux aspects dune mme me (SVF, III, 459. 28-29). Aussi il ny a pas de diffrence de nature entre la partie irrationnelle et passionnelle de lme, et sa partie rationnelle (SVF, III, 459. 17-18) ; intimement tisses lune dans lautre, elles constituent une mme partie de lme, lhgmonikon (SVF, III, 459. 19, 27). 124
Dans cette perspective, nous pouvons donc distinguer deux grandes formes dattitude face aux passions : dune part, la recherche de la metriopqeia (metrioptheia) cest--dire la matrise des passions, dorigine platonicienne ou aristotlicienne125 reprise par Augustin et la tradition chrtienne et qui inclut par exemple la mtaphore tyrannique. Et par ailleurs, la recherche de lpqeia (aptheia) cest--dire lamortissement progressif de lagitation passionnelle, avec donc pour objectif non pas son contrle mais son radication ou son vacuation. Autrement dit, comme le souligne R. Bodei, les stociens prfreront la qute de la constance et de la cohrence de lme, plutt que celle de la matrise de soi (comme lavaient fait les platoniciens) :
Il en rsulte, dune part, que la constance et la cohrence constituent selon les stociens des valeurs dautant plus ncessaires que la raison doit se dfendre contre elle-mme, et dautre part que le furor, dans son orientation vers le mal et le crime, se voit attribuer une logique et une cohrence spcifique. 126
Par ailleurs, lassimilation de la raison et de la passion comme tant deux aspects dune mme me participe de lapparition historique de lopposition binaire passion/raison, qui peu peu supplantera le couple aristotlicien action/passion. Cest ce que E. Auerbach dtaille :
Pour les stociens, les passiones deviennent une inquitude, un tat anarchique dmotion et de trouble qui perturbe la quitude du sage. Le
122
DIXON Thomas, From Passions to Emotions. The Creation of a Secular Psychological Category, Cambridge, Cambridge University Press, 2003, p. 50. 123 DARAKI Maria, Une religiosit sans Dieu, op. cit., p. 67.
124 125
Nous lavons vu plus haut, la mtaphore tyrannique des passions est effectivement prsente chez les deux auteurs, toutefois le terme de metriopqeia (metrioptheia) ne se trouve ni chez Platon, ni chez Aristote. Il apparat en revanche par exemple chez Plutarque (env. 46-env. 120), mais galement chez des auteurs nettement plus anciens, comme le philosophe et mathmaticien Archytas de Tarente, contemporain de Platon. 126 BODEI Remo, Gomtrie des passions, op. cit., p. 186.
LA CRISTALLISATION AUGUSTINIENNE
59 mot passio acquiert une signification nettement pjorative ; il faut viter autant que possible dtre intrieurement atteint et mu par lagitation du monde ; ne pas se confronter, du moins intrieurement, avec le monde, ne pas sen laisser inquiter, tre impassibilis, tel est le devoir du sage. Cest ainsi que passe larrire-plan lopposition initiale entre passio et actio, et que passio devient loppos de ratio ; aux passiones mouvementes soppose la quitude de la raison ; mais le mouvement implique une sorte dactivit. Ici, pour la premire fois, le mot peut tre rendu par notre passion moderne, en partie cause du mouvement, en partie cause de lemportement quil suppose toujours pour les stociens ; ici se constitue limage des orages et des remous passionnels, et passio est souvent remplac par le terme clairement pjoratif de perturbatio. Telle est la seconde strate de lvolution smantique de pqojpassio ; elle se caractrise par lemportement, un dbut dactivit, et une valorisation pjorative. En pratique, elle a eu encore plus deffet que la premire strate aristotlicienne, puisquelle se perptue aujourdhui encore dans les reprsentations morales populaires des groupes humains les plus divers ; elle a marqu dune manire ou dune autre la quasi-totalit des systmes thiques ultrieurs ; on trouve souvent aussi des emplois de passio dans lesquels sentremlent de diverses manires les deux conceptions aristotlicienne et stocienne, notamment dans la scolastique tardive et la Renaissance. 127
Notons enfin, comme le fait remarquer E. Auerbach128, que cette signification stocienne de passio a eu dautant plus deffet quelle a eu ds le dpart de linfluence sur les auteurs chrtiens de lAntiquit tardive, et en particulier saint Ambroise et saint Augustin.
AUERBACH Erich, Le culte des passions, op. cit., p. 56. Cf. AUERBACH Erich, id. Cf. ci-dessous, page 62. Cf. BODEI Remo, Gomtrie des passions, op. cit., p. 164 note 1.
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60 Grecs appellent pqh, et jaurais pu dire maladies [morbos], ce qui serait la traduction littrale, mais ne rpondrait pas notre usage. En effet, piti, envie, exaltation, joie, cest dune faon gnrale tous les mouvements de lme en rvolte contre la raison [motus animi rationi non obtemperantis] que les Grecs qualifient de maladies ; pour nous, je pense, ces mouvements tant aussi caractriss par le trouble de lme, il serait logique de les appeler passions [perturbationes], tandis que maladies ne serait pas conforme lusage. Que ten semble ? Cest aussi mon avis. 131
La traduction propose par Cicron permet de conjuguer deux aspects de la passion, lun de tradition platonico-pripatticienne la passion comme accident, subie et lautre issue dune ascendance plus stocienne, son caractre maladif, pathologique nettement perceptible, par exemple, dans les Tusculanes. Dans ces confrences, la philosophie est prsente comme une mdecine de lme 132, et la raison doit se dgager des ruines des perturbationes animi. Lassimilation de la passion une perturbatio, un trouble , traduit en mme temps une valorisation de linvariabilit, de limmobilit et de la persistance. De fait, la sant nest pas compatible avec le trouble, lagitation ou le mouvement : comme le rappelle lui-mme Cicron, nos anctres considraient que la sant de lme consiste dans un tat de tranquillit et de stabilit. 133 La traduction queffectue Cicron, effectue donc galement une translation de la passivit au mouvement (puisque la passion reste aussi une opinion ou un jugement) :
Quant aux troubles de lme, qui rendent misrable et amre lexistence des insenss (ces troubles, que les Grecs appellent pqh, je pourrais, moi, en traduisant exactement le mot grec, les appeler maladies ; mais le terme ne conviendrait pas toujours : qui voit-on en effet appeler maladie la compassion ou mme la colre, auxquelles pourtant eux appliquent le nom de pqoj ? Disons donc trouble [perturbatio], terme qui suffit indiquer, ce me semble, que la chose est vicieuse), <donc> ces troubles ne sont suscits par aucune force venant de la nature et tous ces troubles se divisent en quatre genres avec de nombreuses subdivisions : la tristesse, la crainte, le dsir, et le trouble que les Stociens, dun terme galement applicable au corps et lme, appellent don <plaisir>, mais que jaime mieux, moi appeler joie, comme qui dirait les transports voluptueux dune me en tat dexaltation. Or les troubles ne sont suscits par aucune force de la nature et tout cela nest quopinions et jugements tenant notre faiblesse. Aussi le sage en sera-t-il toujours exempt. 134
CICRON, Tusculanes, livre III, IV, 7-8, texte tabli par Georges Fohlen et traduit du latin par Jules Humbert, Paris, Les Belles Lettres, 1931, p. 6. 132 Assurment, il existe une mdecine de lme, la philosophie [Est profecto animi medicina, philosophia] (CICRON, ibid., livre III, III, 6, p. 5). 133 CICRON, ibid., livre III, IV, 9, p. 7. CICRON, Des termes extrmes des biens et des maux (45 av. J.-C.), livres III-V, X, 35, texte tabli et traduit du latin par Jules Martha, Paris, Les Belles Lettres, 1999, pp. 26-27.
134
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61
La dnonciation non seulement comme jugement erron mais aussi comme trouble inscrit les propos de Cicron dans une ligne dinfluence plus ou moins platonicienne, adoptant vis--vis des passions une attitude que nous pouvons en tout tat de cause rapporter la metriopqeia, metrioptheia et au contrle de soimme (et non pas une simple pqeia, aptheia) :
Aussi est-ce une expression parfaite, celle qui est usuelle en latin : ils ne sont plus matres deux-mmes [exisse ex potestate], disons-nous de ceux dont aucun frein ne retient le dsir ou la colre je dis colre ; bien que justement la colre soit une forme de dsir, puisquon la dfinit par le dsir de se venger ; or, lorsquon dit de quelquun quil nest plus matre de soi, on entend prcisment dire quil nest plus sous le contrle de lesprit [non sint in potestate mentis], qui la nature a donn la souverainet de lme toute entire. 135
Cicron permet donc, notamment par le biais de la traduction, dlaborer une synthse des deux grandes orientations philosophiques historiques vis--vis des passions.
Une version chrtienne des passions, des passions structurant la pense chrtienne
En raison de lautorit qui sera attribue ses crits, saint Augustin peut sans doute tre considr comme lun des acteurs primordiaux, ou du moins comme emblmatique, du tournant chrtien que permettent, aux IVe et Ve sicles, les Pres de lglise en tablissent les fondements doctrinaux du christianisme. Il est important de commencer par dire quAugustin adopte une dmarche visiblement syncrtique (sappuyant sur une position analogue de Cicron), et poursuivant le discours de matrise :
Il y a chez les philosophes deux thories touchant ces mouvements de lme que les Grecs appellent pqh, ce que certains des ntres, Cicron par exemple, traduisent par perturbations, dautres par affections ou inclinations, ou encore, comme Apule, prcisment, par passions, ce qui rend mieux le grec. Ces perturbations, ces affections ou passions, certains philosophes soutiennent quelles atteignent aussi le sage, mais attnues, et sous le contrle et lautorit de la raison, qui les encadre de lois et les rduit au minimum. Cest la position des platoniciens ou des aristotliciens, puisquil se trouve quAristote, fondateur de lcole pripatticienne, a t llve de Platon. Selon dautres, en revanche, et cest lavis des stociens, le sage chappe tout fait lemprise des passions de ce genre. Or, dans Des fins des biens et des maux, Cicron voit platoniciens, pripatticiens et stociens en dsaccord sur les mots plus que sur le fond. [] Et moi jestime que les stociens ne pensent pas autre
135
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62 chose que les platoniciens et les aristotliciens, du moins sen tenir ce qui est, et non point au bruit des mots. 136
Pour rendre ce motus animae contra rationem ( mouvement de lme contraire la raison 137), Augustin retient donc le terme de passio138, puisquil rend mieux le grec , et confirme dans le mme temps lopposition de lme et du corps, ainsi que la condamnation de ce dernier :
Cependant, ils [les platoniciens] pensent que ces organes terrestres et ces membres, destins la mort ont une telle influence sur les mes quils leur donnent les maladies des dsirs et des craintes, de la joie et de la tristesse. Ces quatre perturbations, comme Cicron les appelle, ou passions, selon le mot gnralement utilis daprs le grec, contiennent toutes les corruptions des murs humaines. 139
Augustin affirme dailleurs, selon E. Auerbach140, quen latin, et en particulier dans lusage religieux, le mot passio ne semploie que pour blmer, suivant une conception trs stocienne donc, comme synonymes des concupiscentiae carnis, voire souvent des pchs eux-mmes. Dautre part, quoique privilgiant le mot passio celui de perturbatio (qui avait la prfrence de Cicron), Augustin conserve la mtaphore cinmatique. Toutefois, cette approche syncrtique dAugustin saccompagne aussi bien sr dinnovations significatives. Tout dabord, Augustin effectue une rduction matricielle des 14 passions aristotliciennes ou des 4 troubles cicroniens141 seulement 3 passiones : puissance, jouissance et luxure, toutes les trois rattaches au pch originel, et dont dcoulent toutes les autres passions. Il met ainsi plus aisment le dsir, libido142, au centre des passions, faisant du premier la marque des secondes et de lamour charnel larchtype de toutes les autres passions. Cette inflexion doit sans doute tre mise en correspondance avec le fait que dans les textes grecs du Nouveau Testament, cest le
AUGUSTIN, La Cit de Dieu (426), traduit du latin par Sophie Astic, Jean-Yves Boriaud, Jean-Louis Dumas, Catherine Salles et Henri-Pierre Tardif de Lagneau, Paris, Gallimard, 2000, livre IX, chapitre IV, pp. 341-342. 137 Car cest trouble que signifie le grec pqoj, et de l vient quApule a choisi de les dire passifs quant lme, parce que le mot passion [passio] qui vient de pqoj, veut dire : un mouvement de lme contraire la raison. (AUGUSTIN, ibid., livre VIII, chapitre XVII, p. 319.) 138 Cest le terme de passio qui restera prdominant dans la psychologie chrtienne (cf. DIXON Thomas, From Passions to Emotions, op. cit., p. 39). 139 AUGUSTIN, La Cit de Dieu, livre XIV, chapitre V, op. cit., p. 564. E. Auerbach (AUERBACH Erich, Le culte des passions, op. cit., p. 57) cite AUGUSTIN, De nuptiis et concupisc., II, 33. 141 Il sagit du chagrin (aegritudo), de la crainte (metus), de la joie (laetitia) et du dsir (libido) : Quant aux espces de la passion, ils [les stociens] veulent quelles drivent de lopinion quon a affaire deux biens et de lopinion quon a affaire deux maux ; par suite il y en a quatre : pour les biens le dsir et la joie, la joie se rapportant aux biens actuels, le dsir aux biens venir ; pour les maux la crainte et le chagrin, crainte sils sont venir, chagrin sils sont actuels (CICRON, Tusculanes, livre IV, chapitre VI, op. cit., p. 59). Notons que Cicron sappuie sur lautorit des penseurs stociens. 142 Pour une dfinition de la libido telle quil lentend, cf. AUGUSTIN, La Cit de Dieu, livre XIV, chapitre XVI, op. cit., p. 578.
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terme piqumai, epithumai qui est gnralement utilis ( plus dune trentaine de reprises143) ; il y acquiert en outre, daprs Th. Dixon144, une connotation nouvelle de pch, et ici le rle de saint Paul a souvent t relev. La rduction matricielle et cette insistance sur le dsir sont donc accompagnes par une reprise de la condamnation stocienne des passions. Cependant, la condamnation stocienne des passions frappait galement la compassion. Or cette dernire, entre autres, est valorise par les critures et constitue lun des fondements de la charit chrtienne :
Dailleurs, il faut lavouer, nos affections [affectiones], mme si elles sont droites et selon Dieu, relvent de cette vie, et non de celle que nous esprons pour le futur, et souvent, malgr nous, nous leur cdons. Cependant, parfois, nous sommes agits non par un dsir coupable, mais par une charit louable qui nous fait pleurer malgr nous. Nous devons donc ces affections la faiblesse de notre condition humaine. [] Mais, tant que nous portons la faiblesse de notre vie, nous ne vivons pas justement si nous ne ressentons jamais aucune de ces affections. 145
Cest ainsi, notamment, que sexplique le dmarquage quAugustin adopte vis--vis des Grecs (il faut entendre par-l les philosophes stociens) :
Cest pourquoi ce que les Grecs nomment pqeia (quon traduirait en latin par impassibilitas, si ctait possible), une pqeia quil faut interprter comme vivre (dans lme videmment, et non dans le corps) sans ces affections qui se produisent en contradiction avec la raison et perturbent lesprit, cette pqeia est entirement bonne et parfaitement souhaitable, mais elle nest pas de cette vie. [] En outre, sil faut parler dpqeia propos de la complte insensibilit de lme, qui ne considrerait cet engourdissement comme le pire de tous les vices ? On peut donc dire sans absurdit que la batitude parfaite ne connatra ni laiguillon de la crainte ni aucune tristesse ; mais qui, au risque de se sparer dfinitivement de la vrit, pourrait dire quil ny aura ni amour
Marc 4, 19, Luc 22, 15, Jean 8, 44, ptre aux Romains 1, 24 ; 6, 12 ; 7, 7-8 ; 13, 14, ptre aux Galates 5, 16 ; 5, 24, ptre aux phsiens 2, 3 ; 4, 20, ptre aux Philippiens 1, 22, ptre aux Colossiens 3, 5, Premire ptre aux Thessaloniciens 2, 17 ; 4, 3, Premire ptre Timothe 6, 9, Deuxime ptre Timothe 2, 21 ; 3, 6 ; 4, 3, ptre Tite 2, 11 ; 3, 2, ptre de saint Jacques 1, 14-15, Premire ptre de saint Pierre 1, 14 ; 2, 11 ; 4, 2-3, Deuxime ptre de saint Pierre 1, 2 ; 2, 4 ; 2, 18 ; 3, 1, ptre de saint Jude 1, 18, LApocalypse 18, 14. 144 Cf. DIXON Thomas, From Passions to Emotions, op. cit., p. 39. AUGUSTIN, La Cit de Dieu, livre XIV, chapitre IX, op. cit., p. 564. Je me bornerai ici seulement voquer une direction que je ne dvelopperai toutefois pas davantage, car elle compliquerait beaucoup notre parcours, nous cartant de notre propos sans pour autant apporter dlments trs significatifs pour la suite. Comme nous venons de le voir, Augustin relve que lusage gnral privilgie la traduction de pqoj (pthos) par passiones ; il conteste en mme temps la traduction propose par Cicron (perturbationes), et cela pour les raisons que nous allons examiner dans un instant, savoir une valorisation de certaines passions (le dsir du bien, la haine du mal, lamour de Dieu, la charit, etc.) sur laquelle le christianisme sappuie ; en raison de ce qui prcde, il reproche en outre au concept de perturbatio dtre trop pjoratif, et propose donc dutiliser passio mais aussi affectus. Ce dernier terme aura une importance dterminante pour le domaine germanophone moderne notamment, et connatra aussi un usage intensif dans la philosophie scolastique (et par exemple en linguistique, nous y reviendrons), mais son rle dans llaboration du concept dmotion restera secondaire. Cest pourquoi je prends le parti de ne pas prsenter plus de donnes en ce qui le concerne dans le panorama qui suit.
145 143
DISCOURS DE LMOTION
64 ni joie dans cette batitude ? Si lpqeia exclut toute crainte terrifiante et toute douleur angoissante, il faut sen dtourner dans la vie dici-bas, si nous voulons vivre justement, cest--dire selon Dieu ; mais, pour cette vie bienheureuse et ternelle selon la promesse, il faut lesprer tout prix. 146
Augustin reprend la version cicronienne cinmatique des perturbationes, mais outre la prise de distance vis--vis de leur condamnation absolue stocienne, il fait du couple raison-passions une triade en introduisant dans cette opposition un rle pour la volont147 (humaine et divine), comme le relve J.R. Averill :
Like the Stoics, Augustine [] considered the passions proper to be contrary to nature; but unlike the Stoics, he believed that they (and other affections) arise from the will, not reason. 148
Par ailleurs, Augustin interprte la Chute comme la punition dune dsobissance (la poursuite de la connaissance mondaine au dtriment de lobissance aux injonctions divines149) par linstauration de la dsobissance au sein mme de nos mes, do la lutte continuelle de lintrieur pour contrler lextrieur. Dans le mme temps, avec le christianisme, les passions deviennent le signe du mal radical, le pch originel. Ceci saccompagne dune distinction radicale entre le monde sensible et le monde transcendant. Rappelons que lpoque dAugustin (351-430) est bouleverse notamment par les invasions et les pillages germaniques qui font vaciller lempire (le sac de Rome en 410 par les Visigoths dAlaric chrtiens, mais ariens na sans doute pas choqu que lvque dHippone). Dans pareil contexte, il est difficile desprer encore beaucoup de ce monde-ci, o lexistence individuelle autant que la vie publique connaissent une prcarisation gnralise, et tentant de poser un au-del bienheureux. Cette coupure, sappuyant sur des considrations conjoncturelles, est inscrite dans une modification de la structuration du monde vcu la fois essentielle et beaucoup plus profonde, un processus de dsacralisation de la nature. La dsacralisation de (ce que nous appelons) la nature, son assimilation la matire, est le rsultat dans le monde chrtien de violentes et difficiles polmiques contre sa divinisation paenne. Cette victoire chrtienne occidentale (dont lathisme matrialiste moderne a nettement hrit) constitue une rupture fondamentale avec lAntiquit. En effet, comme lexplique M. Daraki :
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Cette notion de volont demande ici tre utilise avec la plus grande prudence. En effet, nous, contemporains, en avons gnralement une conception trs tyrannique (i.e. comme une force de simposer soi-mme quelque chose de souvent pnible), et non, comme cela se rencontre couramment chez les auteurs anciens, comme un amour, un apptit ou une attirance vers les choses connues par lintelligence (cf. ci-dessous, page 69). 148 AVERILL James R., Inner feelings, works of the flesh, the beast within, diseases of the mind, driving force, and putting on a show: Six metaphors of emotion and their theoretical extensions , pp. 104-132, in LEARY David E. (d.), Metaphors in the History of Psychology, Cambridge, Cambridge University Press, 1990, p. 111. 149 Cf. Gense 3, 1-7.
LA CRISTALLISATION AUGUSTINIENNE
65 Le stocisme appelle vivre conformment la nature et il enseigne en mme temps la discipline intrieure la plus dure de toute lhistoire de la philosophie. Pour lhomme moderne, vivre selon la nature serait plutt donner libre cours ses impulsions. On rejoint la nature par des voies diffrentes selon quelle est sacre ou dsacralise. 150
Nous avons dj voqu plus haut151 le fait que nous considrions, suivant un schma dj prsent dans ses grandes lignes chez Platon (mme sil nest pas pertinent dtablir ici une filiation directe), que ltat dhumanit (cest--dire aussi de culture) et le processus ontogntique de constitution-invention dune me disjointe du monde sont corrls au contrle. Dans cette perspective, ltat de nature devient un retour en arrire et le contraire du contrle devient le libre cours et non, par exemple, le lcher-prise152. Or dans cette entreprise de dsacralisation de la nature, certains aspects du platonisme en rupture radicale avec les traditions ancestrales et ce qui marque le cur mme de lhellnisme153 prsentaient pour Augustin de srieux avantages sur le stocisme (qui avait donc restaur cet ensemble pour cinq sicles, avant quil ne soit clips par le christianisme sinstitutionnalisant) :
Avec Platon, le divin dserte la Nature, lme du monde nest plus dans le corps du monde. Ainsi le veut loption dualiste et idaliste qui dfinit lessence du platonisme. 154
En effet, le stocisme se caractrisait notamment par une forme dimmanentisme, un matrialisme posant la prsence du divin dans la moindre parcelle de lunivers. Or, comme le souligne M. Daraki155, cette ide tait incompatible avec celle dun dieu personnalis. Bien quayant indirectement influenc certains Pres de lglise comme Tertullien, le stocisme ne pouvait donc pas sintgrer pleinement une pense chrtienne. Face ce genre dincompatibilit, il nest pas tonnant outre mesure que le christianisme tentant de simposer, en mme temps que slaborait son dogme, ait cherch ce sujet des fondations philosophiques ailleurs. En cela lavantage du platonisme pour le christianisme est quil dsacralise la nature, tout en offrant des ressources normes pour lexpression du sentiment religieux. On pourra dsormais tre un homme pieux en tenant la nature pour de la matire. 156
150 151
Cf. ci-dessus, note 96 page 49, et plus gnralement ce qui a t dvelopp propos des rapports entre contrle et mise distance chez Platon (supra, pages 49-53). Cf. aussi, au sujet du lien entre humanit et contrle, note 35 page 33. 152 Pour illustrer la distinction qui peut tre faite entre le libre cours et le lcher-prise, nous pouvons tenter un parallle avec la distinction entre limage de lanarchie chaotique et celle de lmancipation (ou de la non-intervention) ; la premire tablirait un rapport entre premption, libert et dsordre, quand lautre assimilerait serait participation, propension et harmonie. 153 M. Daraki affirme mme que lopposition platonicienne entre le sensible et le divin fait de Platon, lintrieur de la pense grecque elle-mme, un grand dviant (DARAKI Maria, ibid., p. 183). 154 DARAKI Maria, ibid., p. 148.
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Prcisons, comme le fait M. Daraki, que la culture grecque de saint Augustin est un digest comprenant peut-tre Platon et Apule mais aussi Platon daprs Apule, Plotin et Porphyre mais aussi Plotin daprs Porphyre et lensemble gnralement revu et corrig par Ambroise 157. M. Daraki ajoute : Augustin nest pas un hellnisant et il fut platonicien comme on pouvait ltre prs de sept sicles et demi aprs Platon avec, derrire lui, tout ce fatras de pourrissements, de floraisons tardives et dhsitantes bauches, assolements entre une culture et la prochaine. 158 Cest ainsi que nous pouvons considrer, avec M. Daraki, que [d]e sa formation platonicienne, Augustin a retenu lopposition entre le sensible et le divin, en se reliant ainsi la culture grecque par lintermdiaire dune dviance. 159 Cette opposition platonicienne entre le sensible et le divin est en effet une exception dans le monde grec. Cependant, si cette reprise de Platon rend possible une banalisation de la nature (dsacralise, considre comme pure matire), lAcadmicien maintenait plus que jamais le grand principe grec de la responsabilit : Augustin lui opposera le principe de la prdestination et son corollaire, lentire passivit du sujet augustinien pour lequel la rencontre avec Dieu dpend de linitiative divine, sa grce. Dautre part, le christianisme opre, notamment partir des crits dAugustin, un autre rapprochement avec la thorie platonicienne par la mobilisation aristocratique des passions. Le christianisme patristique adopte en effet une asymtrie entre le prtre et les fidles dont le paralllisme avec celle que dfend Platon (par exemple dans lallgorie de la Caverne160) entre le philosophe et lhomme ordinaire, a t remarqu par M. Meyer :
Pourtant, on est en droit de se demander comment un homme quelconque, ft-il devenu prtre, a pu se mettre au-del des autres hommes, au-dessus de sa propre condition en quelque sorte, et accder ainsi leur vrit, quils ne pouvaient percevoir. Cest ce saut impossible, surhumain, ou plutt inhumain, qua dcel le protestantisme dans sa critique de lglise. Mais, tel le philosophe platonicien, le prtre, une fois quil sait, est forcment au-dessus des autres hommes, qui demeurent eux, plongs dans laveuglement. Il y a donc ceux qui, on ne sait trop comment, ont reu la rvlation et les autres qui en sont toujours empchs ; la foi, comme la philosophie chez Platon, ne sacquiert pas rationnellement, mais par rminiscence ou ici, par rvlation. Il y a un saut inexplicable qui fait passer certains hommes dune passionnalit aveuglante une lucidit soudaine. On peut comprendre quil faille une aide extrieure, et que la raison ne suffise plus, ce que Platon, linverse du penseur chrtien, navait peut-tre pas pleinement saisi. Si la passion maveugle sur la vrit relle, elle me bloque et marrte aux apparences, et je nai donc mme pas lide quil pourrait y avoir un au-del des apparences, ne pouvant percevoir que ce sont des apparences. Il faut comme un clair, une inspiration soudaine pour que certains saisissent la
157 MANDOUZE Andr, Saint Augustin. Laventure de la raison et de la grce, Paris, 1968, pp. 478-479, cit par DARAKI Maria, Une religiosit sans Dieu, op. cit., p. 182. 158 DARAKI Maria, ibid., p. 182. 159 160
DARAKI Maria, ibid., p. 179. Cf. PLATON, La Rpublique, livre VII, 514a sqq., op. cit., pp. 273 et suivantes.
LA CRISTALLISATION AUGUSTINIENNE
67 passionnalit qui les dtermine et quils dcident donc dy renoncer, comme lon abandonne une pratique dont on aurait vu soudain quelle causait du mal malgr son innocence apparente. Tout cela pour dire que la rvlation se prsente tel un coup de grce accord certains, refus la plupart. La tche des uns est de convertir les autres, puisque naturellement, ils ne peuvent voir seuls o se trouve la lumire. Et comme lon sait par lHistoire, le penseur chrtien ne fut gure plus tendre lgard de ce quil appela les infidles que le penseur platonicien ne le fut lgard de la masse des hommes qui sont indiffrents la philosophie. 161
De cette faon, lhomme est naturellement victime de ses passions : il est ainsi naturellement pcheur comme il signore prisonnier de la Caverne. Cette asymtrie entre lhomme ordinaire et lhomme dlite labore un aristocratisme dans lequel les passions jouent un rle central :
On remarque encore une fois le caractre profondment aristocratique de la ngation des passions. La raison, ou avec Augustin, la foi, sont des privilges en droit accessibles tous, mais en fait rservs une lite dhommes capables de se dtacher du sensible. Si la passion est une illusion que lon peut vaincre par la raison dans le stocisme, cela tient ce que la nature humaine nest pleinement elle-mme quen se fondant dans la nature dont elle nest quun lment. Si la passion, dans le christianisme, se prsente comme irrmdiable, cest que la nature humaine se dtache de tout le reste de la cration comme spcifique, pour le pire, sans espoir possible de se rgnrer ici-bas. Le paradoxe resurgit en ce que, simultanment, lhomme est par nature condamn pour ses passions et quil peut se racheter, les gommer par lexercice chrtien de la foi. Mais ce qui simpose comme nouveau dans tout cela est que lhomme est dsormais un tre part dans le cosmos, ce qui fait de la vision dAugustin une vritable rvolution intellectuelle dans la conception de lhomme. 162
M. Meyer peut donc synthtiser ainsi la faon suivant laquelle nous pouvons comprendre comment le christianisme prolonge le platonisme :
Si les hommes sont engags dans le sensible, et que cest cela la passion, ils sont forcment condamns faire le mal sans sen rendre compte, parce quils nont mme pas ide de la confusion qui est la leur. Cet tat naturel est la fois innocence et pch. La conversion repose sur un matre qui communique la vrit. Tout le christianisme est issu de cette conception, et lon comprend limportance que prend le platonisme dans lmergence de la vision chrtienne de lhomme. 163
161 162
MEYER Michel, ibid., pp. 103-104. Notons ici, comme lanthropologie symtrique des sciences la mis en vidence (cf. ci-dessus, note 101 page 50), que lpistmologie traditionnelle (par exemple chez G. Bachelard) a repris cet aristocratisme platonicien qui distingue le scientifique et son savoir, du vulgaire et de ses croyances. 163 MEYER Michel, ibid., p. 41.
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68
Mais propos du rapport entre passions et volont, Th. Dixon apporte des prcisions significatives, nous permettant notamment de dpasser les strotypes modernes
Cest son autorit qui est encore revendique au XVIIe sicle par ceux qui ont t appels les jansnistes . 165 Cf. HENGELBROCK Jrgen et LANZ Jakob, Examen historique du concept de passion , op. cit., p. 83.
166
164
vis--vis de lmotion et de la thorie chrtienne classique de lme167. Au premier chef, il faut prendre en considration que chez Thomas dAquin, la volont prise au sens propre est considre comme synonyme d apptit intellectuel 168. Ensuite passions et volont (en tant que conjonction des apptits sensible et intellectuel) participent davantage les unes de lautre quelles ne sopposent :
It is important to have an understanding of the importance of the will to Christian morality and Christian psychology in order to appreciate the significance of its gradual disappearance in eighteenth- and nineteenthcentury works. The destiny of each person was determined by freely taken voluntary decisions decisions of the individual will. The will was divided by Aquinas into two appetites: the higher intellectual appetite (the will proper), whose movements were the affections; and the lower, non-rational sense appetite, whose movements were the appetites and passions. It is particularly important, then, to realise that contrary to popular opinion classical Christian views about reason and the passions were equivalent neither to the view that reason and the emotions are inevitably at war, nor to the idea that emotions overpower us against our will. Appetites, passions and affections, on the classical Christian view, were all movements of different parts of the will, and the affections, at least, were potentially informed by reason. 169
Par ailleurs, la thorie des passions de Thomas dAquin se dploie principalement suivant trois dimensions : sa reprise de la notion aristotlicienne de passivit, son dveloppement de la distinction dorigine platonicienne entre apptits irascible et concupiscible, et son usage rcurrent du modle discursif du mouvement physique170. En effet, la passion est gnralement considre (nous lavons signal plus haut) comme lune des catgories (kategoriai) aristotliciennes (catgories de choses qui peuvent tre prdique dun objet, classes de ltre ou de ltant) :
Passion (passio) was a well-established philosophical category, and an important one in Aristotelian thought in particular. In fact it was the tenth of Aristotles kategoriai, or categories, of types of thing that may be predicated of an object. So Aquinas passions (passiones animae) were conceived, at one level, simply as special cases of the fundamental state of being acted upon (passio). This is significant since this category of passion was essentially a negative one. As we have seen above, it was a quality from which the divine was absolutely excluded, and which was characteristic of incompletion and imperfection. Passion, for Aquinas, implied imperfection. 171
167
Cf. la rduction de cette thorie effectue notamment par SOLOMON Robert C., The passions, Notre Dame (Indiana), University of Notre Dame Press, 1983, passim. 168 THOMAS dAquin, Somme thologique, 1a 2ae, question 22, article 3, op. cit., tome 2, p. 175.
169 170 171
DIXON Thomas, From Passions to Emotions, op. cit., p. 22. Cf. DIXON Thomas, ibid., p. 41. DIXON Thomas, ibid., pp. 41-42.
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Quoique partant de prmisses diffrentes, puisquil sappuie sur des notions marques par la pense aristotlicienne, Thomas dAquin en vient donc dvelopper une thorie psychologique qui, comme chez Augustin, fait des passions des signes dcris dimperfection par rapport lme rationnelle. Renouant ensuite avec la thorie aristotlicienne et rompant avec la tradition dinfluence stocienne de nombreux Pres de lglise, Thomas dAquin distingue lapptit intellectuel et lapptit sensitif, et considre que les passions sont fondamentalement des mouvements de ce dernier172, rparties en passions du concupiscible et passions de lirascible173. La colre se voit ainsi attribuer une position singulire, seule passion ne pas avoir de contraire selon les dimensions qui caractrisent les autres passions (cest--dire tant dun point de vue du bien et du mal, que de celui du mouvement dapproche ou dloignement). Enfin, saint Thomas accorde, toujours la suite dAristote, un privilge ontologique limmobilit (et donc ltat, lordre) sur le mouvement :
In the discussion of motion and rest, Aristotelian metaphysics played a constitutive role for Aquinas. It was Aristotles description of God as an unmoved mover, the active first cause of all motion but unsusceptible to motion Himself, that determined for Aquinas the ontological priority of rest over motion. In his discussion of the faculties of the soul, Aquinas used this priority to bolster the superiority of cognition over will, the higher appetite: For the activity of a cognitive power is fulfilled when the things apprehended are in the knower, whereas the activity of an appetitive power is fulfilled when the lover is drawn by what is loved. And so cognitive activity resembles rest, whereas the activity of an appetitive power resembles movement. 174
Thomas dAquin rejoint ainsi, comme lavance J. Lanz, les proccupations dordre politique qui structurent la mtaphore tyrannique (i.e. le discours gnral de matrise des passions) :
Quand leur vie propre, les passions ne sont pas immdiatement ni compltement sous le contrle de la volont ; celle-ci na sur elles quune influence rgulatrice (principatus politicus, comme dit saint Thomas la suite dAristote). Par ailleurs les passions stimulent frquemment, par la spontanit qui leur est propre, la bont ou la malice des actes. 175
Chez Thomas en effet, comme chez Augustin, les passions sont souvent dcrites comme des forces rebelles subversives. Ds lors, un besoin dordre et de contrle par la raison, la volont (intellectuelle) et la vertu est valoris.
Augustines statement that all forms of passion were ultimately expressions of love was rephrased by Aquinas as the statement that all
172 173 174 175
Cf. THOMAS dAquin, Somme thologique, 1a 2ae, question 22, article 3, op. cit., tome 2, p. 176. Cf. THOMAS dAquin, ibid., question 23, article 1, tome 2, pp. 177-178. DIXON Thomas, From Passions to Emotions, op. cit., pp. 35-36.
HENGELBROCK Jrgen et LANZ Jakob, Examen historique du concept de passion , op. cit., p. 82. Cf. THOMAS dAquin, Somme thologique, question 81, article 3, solution 2, op. cit., tome 1, p. 714.
Le rapport entre ces emplois de motus par Augustin et Thomas dAquin, quoique quayant un lien tymologique vident avec lmotion contemporaine, nest pas direct dun point de vue conceptuel mais peut tre tabli par lintermdiaire du verbe mouvoir. En dfinitive, si la synthse de Thomas dAquin est fondamentale, ses innovations restent nanmoins limites et ses apports la thorie des passions doivent donc tre modrs ou nuancs.
La dmarche de Thomas dAquin rpond au souci de classer les passions dune faon plus systmatique que ne lavait fait Aristote, et plus dtaille que saint Augustin qui avait enracin son analyse dans le seul pch originel. Thomas, qui suit ici Aristote, estime que les passions ne sont en elles-mmes ni bonnes ni mauvaises, puisquelles reprsentent les modifications que lme subit du fait quelle est unie au corps. Peuttre quen cela galement, Thomas prfigure lpoque moderne, qui saura dissocier, ds Machiavel, les passions de la morale. Pourtant, Thomas demeure lhritier dune tradition qui rattache les passions au bien et au mal, mme si on a souvent le sentiment que ce sont des manires de parler de ce que lme dsire ou rejette. 177
DIXON Thomas, From Passions to Emotions, op. cit., p. 45. MEYER Michel, Le Philosophe et les passions, op. cit., pp. 114-115. AUERBACH Erich, Le culte des passions, op. cit., p. 70.
DISCOURS DE LMOTION
72
Comme le rappelle E. Auerbach179, on retrouve les mmes motifs dans la posie amoureuse profane, qui reprend abondamment mme si elle est souvent dorigine plus ancienne encore180 la langue mtaphorique de la mystique, les images de lamour qui brle, blesse, transperce, celles de livresse, de la captivit, du martyre, etc. Et cette langue mtaphorique prpare la possibilit dune volution de la notion de passion :
Or et le lecteur laura dj dduit de mes dveloppements pralables je crois que la mystique de la Passion, en rapprochant la Passio de lextase, a galement influenc lvolution de passio-passion ; quelle a rendu le mot passio rceptif au contenu moderne passion et lui a, sous ce rapport, donn lavantage sur le terme concurrent daffectus. Ce que passio-passion, daprs moi, a hrit de la mystique de la Passion, cest lapprofondissement du contenu souffrance en un sens contradictoire o elle peut galement signifier dlice et ravissement mystique []. 181
E. Auerbach signale galement que la plupart des thoriciens du bas Moyen ge emploient passio la manire aristotlicienne, comme loppos dactio ou ventuellement, avec une connotation stocienne, de ratio. Le terme dsigne alors la souffrance (sans dimension dialectique), le sentiment, lexprience, et parfois la passion dans lacception purement pjorative du stocisme ; la composante mystique en est, dans la majorit des cas, absente.
Passio tait alors un terme technique qui sentait lcole, et cest bien pourquoi la posie amoureuse nen fait aucun usage. Mme Jacopone emploie toujours croce, et jamais passione. [] Ptrarque, dont le Canzoniere sollicite de trs nombreuses images dorigine mystique, nemploie jamais passio. 182
AUERBACH Erich, ibid., p. 71. Un rapide examen de lAnthologie de la posie lyrique franaise des XIIe et sicles, dition bilingue de Jean Dufournet, Paris, Gallimard, 1989 et de lAnthologie des troubadours, textes choisis, prsents et traduits par Pierre Bec, Paris, Union Gnrale dditions, ditions 10/18, 1979 suffit dailleurs pour confirmer les propos dE. Auerbach. 180 J. Dufournet indique notamment (dans sa Prface lAnthologie de la posie lyrique franaise des XIIe et XIIIe sicles, op. cit., p. 12) que ces jeux intellectuels se nourrissent entre autres de psychologie ovidienne Ovide (43 av. J.-C. 17 ap. J.-C.) tant particulirement en vogue aux XIIe et XIIIe sicles au cours desquels il est abondamment lu et recopi, comment, interprt et dform : Lamour est une maladie, une enfert, une blessure, daprs la rhtorique mtaphorique reprise dOvide. Lamant navr dune plaisante blessure, dune agrable souffrance, nattend la gurison que de sa dame, son mire, son mdecin, qui le blesse et le gurit, et qui le prive de son cur. [] Lamour est une folie, autre lieu commun emprunt Ovide. Ja nameroit nus sagement, dit Gace Brul. Aucune raison, ft-elle la plus ferme, ne rsiste lamour qui fait perdre lesprit, transforme le trouvre en homme escilliez, gar, qui parle folement. Impossible de maintenir son sens, car la passion, dit encore Gace Brul, me fait penser Tant que je sui hors de mon escient (bon sens). Mme avec la sagesse de Salomon, ajoute le Chtelain de Coucy, si me feroit Amors por fol tenir. (ibid., p. 23.) 181 AUERBACH Erich, Le culte des passions, op. cit., p. 71-72.
XIIIe 182
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AUERBACH Erich, ibid., p. 73. E. Auerbach indique que si Dante, dont la conception du style lev intgrait la philosophie de lcole, a employ passio de faon massive, il na cependant pas exerc sur ce plan dinfluence durable, et quaussitt aprs lui, un courant prhumaniste et anti-scolastique a pris le dessus.
Laccent port sur la souffrance (passio) se dtache de la morale stocienne qui visait lpqeia (aptheia) et acquiert alors une dimension proprement chrtienne :
Ce nest pas le point zro dune ataraxie extrieure au monde qui est le but de lascse chrtienne, mais la souffrance volontaire, la souffrance passionne dans le monde et donc aussi contre le monde ; la chair, aux mauvaises passiones de ce monde, ils [les mystiques] nopposent ni lapathie stoque, ni les bonnes passions [bonae passiones] afin datteindre par un quilibre raisonnable le juste milieu aristotlicien mais une chose totalement nouvelle et jusque-l indite : la gloriosa passio inspire par lamour fervent de Dieu. 183
Lvolution du concept de passio suit alors celle de lintrt pour la figure humaine du Christ, cest--dire lattention porte ses souffrances et en particulier son agonie, autrement dit limportance accorde la problmatique de la rdemption.
Dans la seconde moiti du premier millnaire, le thme de la Passion est souvent abord, mais il lest beaucoup plus frquemment partir de la renaissance chrtienne du XIIe sicle, lorsque le Christ-homme recommence clipser le rex gloriae. 184
En outre, nous avons vu plus haut185 que ds les premiers moments, notre comprhension des passions et celle de lindividu taient troitement lies. Un autre aspect de lattention pour la figure humaine du Christ nous intresse donc aussi dans le cadre de notre tude historique du concept dmotion et de ses usages : la notion de personne. Diffus loccasion des controverses trinitaires et christologiques, mais tabli auparavant par des penseurs no-platoniciens (fin du IIe sicle), le concept de personne avait t dvelopp par les Pres cappadociens de lglise (au IIIe sicle), alors que les penseurs grecs et romains antrieurs ne connaissaient que ceux dhomme libre et desclave. Il sest agi dune premire tape qui, toutefois, na sans doute pas eu de traduction psycho-socitale majeure. La notion de personne ne bnficie pas encore au Moyen ge dune expression concrte :
Tout au long du Moyen Age, les dfinitions qui en [la personne] ont t donnes sont restes fort abstraites. La personne est une substance rationnelle indivisible (ou encore une substance individuelle de nature rationnelle, persona est rationalis naturae individua substantia) : telle est dfinition donne par Boce et qui satisfera les exigences des thologiens pendant de nombreux sicles, bien que certains penseurs isols aient tent de la rcuser, voire dy substituer la leur. 186
AUERBACH Erich, ibid., p. 58. AUERBACH Erich, ibid., pp. 59-60. Cf. ci-dessus, pages 45-49.
GOUREVITCH Aron J., La naissance de lindividu dans lEurope mdivale, traduit du russe par JeanJacques Marie, prface de Jacques Le Goff, Paris, Le Seuil, 1997, p. 122.
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Toutefois, selon A. Gourevitch, lapport des penseurs mdivaux187 consistera notamment rapprocher la notion de personne et celle de rationalit (et donc corollairement la coordonner la problmatique de la passion) :
Mais cest, bien entendu, sur le rationnel que les scolastiques concentraient leur attention. Selon la dfinition de Thomas dAquin, la personne signifie la perfection suprme dans toute la nature, cest--dire ce qui consiste en une nature rationnelle (Persona significat id quod est perfectissimum in tota natura, scilicet subsistens in rationali natura). 188
Mais ce sont les philosophes modernes qui renouvelleront le discours ontologique de la personne par un discours de la libert (et donc symtriquement de matrise), et la dgageront aussi de ses usages thologiques sans pour autant pour len affranchir totalement.
187 188
Cf. par exemple THOMAS dAquin, Somme thologique, question 29, op. cit., tome 1, pp. 370-372. GOUREVITCH Aron J., ibid., p. 122.
encontre189 alors quelle croise des aspects touchant aussi bien la qualit et le rle du clerg, lautorit de la hirarchie ecclsiastique, des principes dogmatiques (concernant entre autres le salut et le rle des uvres), que des questions plus laques comme la fiscalit et les privilges financiers des clercs (les indulgences font lobjet de trafics qui scandalisent lpoque). Ces tensions dbouchent sur la crise luthrienne, dynamise par la diffusion large et rapide de ses crits que permet limprimerie, mais dont le succs sexplique sans doute aussi par la relative modration des thses soutenues (du moins les premires) et leur adquation avec les attentes de beaucoup de chrtiens. La lenteur de la raction catholique au mouvement des Protestants, la radicalisation des partis et limpasse cumnique laquelle on aboutit peu peu ne vont pas seulement faire clater la Chrtient ; elles vont profondment reconfigurer la socit, les valeurs et les mentalits. la fin du XVIe sicle, si elle est manifeste, la dislocation de la Chrtient nest en effet pas la consquence majeure de la Rforme. Le bas Moyen ge semblait avoir tent de construire une identit parfaite entre lglise et ltat, comme lexprime, par exemple, au XIIe sicle, lvque Othon de Freising : puisque les peuples et les princes sont, de rares exceptions prs, devenus tous catholiques, il me semble quil ne sagit plus dsormais que de lhistoire dun seul tat (civitas), que je nomme glise. 190 Mais pareille dclaration semble a posteriori plutt relever de la dngation. Car les sicles qui ont prcd la Renaissance nont pas t une priode dunit chrtienne : que lon songe aux diffrentes croisades europennes (que ce soit celle contre les Cathares au dbut du XIIIe sicle ou celles, encore plus nombreuses 6 , menes vainement contre les Hussites en Bohme durant le premier tiers du XVe sicle), ou au Grand Schisme dOccident191 de 1378 qui discrdite gravement lautorit du sige apostolique, etc. Lorsquen 1519 il est lu empereur, Charles Quint (1500-1558) a donc certainement d caresser lambition de raliser enfin la monarchie chrtienne universelle192, tant cela a pu paratre alors porte de main. Cependant, un demisicle plus tard, cest lexact inverse qui sest accompli : suite la dsintgration de lunit religieuse (et non plus politique donc), dans la pratique comme dans la thorie, cest maintenant lautonomie du politique par rapport au religieux qui est affirme, et avec elle une poque nouvelle sinstalle.
189 Les indulgences sont dj, la fin du XIVe sicle, au cur des doctrines du rformateur John Wyclif (condamn comme hrtique en 1382) qui critiquait le rle temporel de lglise, rclamait une rforme des murs du clerg et des lacs, ainsi que la traduction de la Bible en langues vernaculaires. Dans la continuit des thses de J. Wyclif, les indulgences seront centrales dans la prdication de Jan Hus (1371-1415) en Bohme. 190 VON FREISING Otto, Chronica sive Historia de duabus civitatibus ou Weltchronik, Leipzig, 1912, p. 228, cit par BRENGER Jean, Tolrance ou paix de religion en Europe centrale (1415-1792), Paris, Honor Champion, 2000, p. 4. 191 Le Grand Schisme dOccident dsigne les lections concurrentes de deux puis trois papes, divisant durant prs de quarante ans toute la Chrtient en deux partis, assorties dexcommunications rciproques. 192 ses possessions personnelles (lEspagne et ses colonies du Nouveau Monde, lensemble des PaysBas, le duch de Bourgogne et la Franche-Comt, le landgraviat dAlsace, le Milanais, le Royaume de Naples, Sicile et Sardaigne, les duchs alpins, lAutriche, la Bohme et la Hongrie), vient donc alors sajouter la couronne impriale, cest--dire lensemble des tats allemands.
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Lautonomisation du politique
Les structures politiques ont connu depuis le bas Moyen ge un dveloppement et une affirmation progressifs, sous la forme des tats, transformations motives notamment par les cots croissants des guerres et portes par la mise en place de fiscalits lchelle de vastes territoires et des premires institutions bureaucratiques. Ces volutions ont rapidement fait lobjet de thorisations, dexpositions argumentes et de controverses. La rflexion thorique sur le politique et son autonomie, en particulier vis--vis du religieux, ne commence donc pas avec Le Prince (1513) de N. Machiavel. Ainsi le gibelin Marsile de Padoue (env. 1275env. 1342), penseur des relations entre pouvoir spirituel et pouvoir temporel, sinterrogeait-il dj, loccasion et dans le cadre des rivalits entre lempereur et le pape, sur les fondements du pouvoir politique et affirmait son autonomie vis--vis du spirituel. Le dveloppement de lappareil tatique au cours des XIVe et XVe sicles, les entreprises dunification des territoires nationaux sont pour les puissances royales autant doccasion daffirmer leur indpendance face Rome.
O. Christin194 indique quon assiste alors au glissement du concept de paix (traditionnellement associ la notion de Christianitas) vers celui de pax civilis de ltat (la Res Publica), glissement accompagn dune exaltation concomitante de la justice : cest que ltat se donne comme solution juridique et seul recours la division religieuse. Car cest par le droit que la paix sera obtenue : ce sont dsormais les juristes qui ont la parole, et non plus les thologiens qui ne parviennent plus laborer de consensus et qui ne peuvent plus, face la militarisation des oppositions, le faire imposer par la force.
Tous les historiens le soulignent, les paix de religion en Suisse, en France, aux Pays-Bas ou en Allemagne sont uvre de juristes et de politiques, non de thologiens. Ltat central, ses serviteurs, ses agents, ses polygraphes, historiographes et thoriciens se chargent eux-mmes de la tche indite, complexe et prilleuse, de faire cesser les conflits inter-confessionnels arms en laborant un modus vivendi acceptable temporairement par les deux partis. Pour mener bien ce projet et viter de retomber dans la spirale de la controverse, les auteurs des pacifications de Cappel (1531), dAugsbourg (1555), dAmboise (1563) ou de Gand (1576) se gardent de toute intervention en matire de dogme ou de liturgie. 195
Toujours selon O. Christin196, les paix de religion reposent donc concrtement sur la distinction des deux royaumes : dun ct les enjeux collectifs, terrestres, pour lesquels le champ politique et juridique est institu comme le seul espace de confrontation et de ngociation possible ; de lautre les enjeux religieux pour lesquels chaque glise doit sorganiser de faon autonome sur le plan collectif, et pour lesquels chacun doit se dterminer en conscience sur le plan individuel. une priode prcisment fragilise par la faiblesse de lautorit royale et les interventions (politiques et militaires) de ltranger dans les questions internes, on assiste ainsi un processus dautonomisation de la raison politique cest--dire
lmergence dun espace (partiellement autonome) dans lequel les enjeux politiques sont penss comme devant tre distingus, isols, prservs des problmes confessionnels. Le champ politico-juridique sest ainsi peu peu dfini, prcisment autour de la priode tudie ici, comme le lieu o reconstruire ( lchelle dun village, dune ville ou dun royaume) lintrt gnral, le bien commun, que la religion ne pouvait plus incarner. 197
CHRISTIN Olivier, La paix de religion. Lautonomisation de la raison politique au XVIe sicle, Paris, Le Seuil, 1997, p. 36. 194 CHRISTIN Olivier, ibid., p. 34.
195 196 197
193
CHRISTIN Olivier, id. CHRISTIN Olivier, ibid., p. 108. CHRISTIN Olivier, ibid., p. 205.
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Lavantage de sparer la sphre politique et la thologie mme si cette sparation est avant tout un moyen, voire un rsultat, et non un objectif rsidait dans la plus grande facilit quil y a rsoudre des problmes politiques, pratiques, concrets de coexistence, plutt que des divergences thologiques : les consensus, les compromis y sont beaucoup plus aisment accessibles. Ainsi la dichotomie thologie-politique est donc une solution (historiquement dtermine) un problme rtrospectivement politique.
En interdisant toute ingrence dans les affaires internes des glises, en renonant aux colloques religieux, en condamnant les violences religieuses et les formes extrmes de la controverse, ltat dsigne les formes nouvelles que doivent dsormais revtir les relations interconfessionnelles et les instruments quelles peuvent emprunter. 198
Autrement dit, linvention dune autonomie entre sphres politique et religieuse est dabord une invention concrte, pragmatique. Elle rsulte directement des tentatives de rglement des guerres civiles, mais, comme nous lavons rapidement esquiss cidessus199, elle fait aussi lobjet de thorisation.
Dun point de vue thorique, ces annes connaissent galement une multiplication des rflexions philosophiques, qui viennent fonder les exprimentations pratiques dautonomisation du politique (on se souvient du Paris vaut bien une messe proclam par Henri de Navarre, futur Henri IV). Le juriste Giovanni Botero, secrtaire du cardinal Borrome, propose ainsi dans son Della ragione di Stato (1589), traduit en franais ds 1599, une contribution la thorisation de la notion de raison dtat . Cest peu prs la mme poque que le platonicien Jean Bodin cherche justifier un pouvoir royal renforc par son individualisation (i.e. sa concentration dans la personne royale) et son autonomie ; il dfinit le premier, dans Les Six Livres de la Rpublique (1576), la notion de souverainet politique201. Cette autonomisation des sphres politique et religieuse est importante pour la conceptualisation et la pratique des passions, car, nous lavons dit, elle constitue une tape ncessaire dans llaboration dune politique conomique dans laquelle la notion de passion jouera un rle dterminant. Mais elle a en outre deux consquences dimportance. Primo, cette autonomisation accompagne et renforce un processus dindividualisation, dintriorisation des consciences et, secundo, elle ncessite et provoque la modification des rfrences communes, de ce qui fonde le vivre-ensemble. En effet, cest le premier point, lchec des colloques interconfessionnels et la radicalisation des conflits provoquent, selon O. Christin202, lintriorisation et le durcissement des choix religieux personnels autour des annes 1560-1568, dautant plus que les paix de religion sappuient sur et promeuvent cette intriorisation justement. Notons si elle participe dun processus dindividualisation, lintriorisation du sujet favorise galement sa dissociation :
Dun ct, ltat renonce forcer les consciences par la violence et reconnat chacun une sphre prive, un for intrieur libre ; de lautre, il affirme, dans le mme mouvement thorique, sa pleine autorit sur les engagements publics et les actions extrieures. La reconnaissance, mme limite, de la libert de conscience nest donc pas oppose la
MERLIN-KAJMAN Hlne, Labsolutisme dans les lettres et la thorie des deux corps. Passions et politique, Paris, Honor Champion, 2000, p. 27, citations de SENELLART Michel, Les arts de gouverner. Du regimen mdival au concept de gouvernement, Paris, Seuil, 1995, p. 21. 201 Nous avons avec le dveloppement de cette notion et la mutation comme la montr M. Senellart (cf. ci-dessus, note 200) des conceptions du gouvernement passant de la direction la domination, des lments tangibles dun retour au discours de matrise platonicien que nous avions analys plus haut (cf. supra, pages 39-41), retour qui sera clatant au sicle suivant, ainsi que nous aurons loccasion de le dtailler ci-dessous (cf. pages 100-145). Nous pouvons ds maintenant noter que ce retour du discours de matrise accompagne une dmarche particulirement intensive de disjonction. 202 CHRISTIN Olivier, La paix de religion, op. cit., p. 23.
200
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80 construction absolutiste : elle en est lautre face historique et la condition ncessaire. 203
Cette institution stimule donc linstauration dun clivage en chacun entre une moiti prive et une autre publique. Ceci correspond en mme temps linvention dune opposition entre priv et public, et par laccent port sur lopposition faite entre les actes, qui sont soumis la loi de ltat, et la conviction intrieure, qui est pose comme libre linvention dun sujet cliv204 en actions (extrieures, mondaines , publiques) et conscience (intrieure, prive, personnelle, individuelle, spare). La distinction entre les actes publics et la conscience intrieure constitue sans conteste une tape dcisive dans la valorisation et lmancipation (mme tacites) de lindividu, mais elle fournit galement les prmices de la problmatique du paratre sur laquelle nous nous pencherons plus loin205. Par ailleurs, laccent port sur les individus et leur attribution dune libert de conscience il ne sagit pas pour autant ici dune valorisation de lindividu va de pair avec une affirmation de lautorit du Roi, pose comme nouvelle rfrence commune (quil sagisse dune norme, dun arbitre, ou dune puissance) :
Tout se passe comme si le principe de la libert de conscience venait contrebalancer laffirmation absolue de lautorit royale et tenir lieu du savant quilibre institutionnel qui assure dans lEmpire et en Suisse la neutralisation rciproque dentits politiques. 206
Toute la lgislation royale des premires annes de paix na ainsi de cesse de souligner le sens de la volont royale (reprenant linitiative de paix aprs les checs et de la guerre et des colloques religieux) : dits, dclarations et ordonnances au sujet de la paix insistent avec rgularit et fermet sur labsolue ncessit que reprsente le rtablissement de lautorit royale, partout et sur tous, tout en affirmant ne pas intervenir en matire doctrinale et ne pas forcer les consciences. 207 Toutefois, le principe de libert religieuse et de conscience208, en venant contrebalancer laffirmation absolue de lautorit royale, permet (en opposant les deux sphres) de construire linstitution politique et rciproquement, do ce rapport paradoxal. La deuxime consquence majeure de la distinction des deux royaumes correspond un changement fondamental de paradigme. En effet, en soulevant, en
203 204
Nous retrouvons ce clivage entre les deux sens attribus au sujet par les sciences de lhomme : sujetconscience observant son objet distance ou, linverse, sujet-agi dtermin par des facteurs extrieurs (cf. infra, page 453). 205 Cf. notamment ci-dessous, ltude des passions et de lmotion autour de lge classique, pages 100-145. 206 CHRISTIN Olivier, ibid., p. 44.
207 208
Notons toutefois quil sagit au dpart, et dans la continuit des pratiques mdivales, davantage de respect de minorits religieuses plutt que libert de conscience (cette dernire napparatra progressivement quau cours du XVIIe, et mme plutt du XVIIIe sicle). Le processus dintriorisation et dindividualisation est cependant, lui, manifeste ds la fin du XVIe sicle.
mettant jour ou en statuant sur les problmes de distinctions entre public et priv (i.e. ce qui concerne lorganisation interne des glises, ce qui est de la comptence de la collectivit politique, et ce qui est du ressort des individus), les problmes des modalits de serments (des juges et officiers leur entre en charge tmoignant de leur adhsion et fidlits personnelles au souverain et linstitution qui les accueille), etc., les parties adverses en viennent ncessairement, comme O. Christin le confirme209, sinterroger, non seulement sur les attributs lgitimes de lautorit civile et ses moyens, mais galement sur ce qui dfinit au juste une collectivit, une communaut dexistence, et le bien commun sur lequel elle peut sdifier et lautorit quelle peut invoquer puisque ceux-ci ne peuvent plus tre ni le partage dune religion ni une religion partage210. Il sest donc bien agi de fonder ou refonder un ordre public qui ne peut plus tirer sa force et sa lgitimit dun ordre religieux. Prenant acte du partage confessionnel, il a fallu essayer dinventer ou de rinventer ce qui ne pouvait plus se constituer au nom de Dieu et qui tentera dsormais de le faire au nom du Roy ou au nom de la loi , autrement dit une sphre publique ou politique, et en mme temps des notions dindividu, de libert, etc., ainsi que leur compatibilit, lgitimit ou autorit. Cela implique, on le comprend bien, une modification radicale des rfrences communes.
209 210
B. Latour voque aussi, quoique dans un tout autre contexte et dans une optique compltement diffrente, ce rle de rfrence commune qua pu jouer pendant quelques sicles la religion catholique quand il propose comme synonymes contemporains de Dieu , cadre banal et quotidien ou constante universelle (cf. LATOUR Bruno, Jubiler ou les tourments de la parole religieuse, Paris, Les Empcheurs de penser en rond / Le Seuil, 2002, p. 60).
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Dans La Docte Ignorance (1437), il met en doute la division radicale entre les domaines supralunaire et sublunaire (au fondement de la physique aristotlicienne et scolastique), en appliquant au monde et la machine cleste limage de la sphre infinie dont le centre est partout, la circonfrence nulle part, affirmant quun observateur, en quelque lieu quil ft situ, se croirait immobile au centre de lunivers. Et contrairement ce que lon pourrait peut-tre penser a priori, cette attitude rvolutionnaire a concern des personnes dorigines et de conditions dune diversit considrable, des plus grands penseurs aux plus humbles. C. Ginzburg a en effet montr211 de faon convaincante que ce genre de dmarche intellectuelle ne se limitait pas au cercle rduit des savants rudits. Daprs A. Crosby, cest au XVe sicle que lOccident a eu accs aux sources originales de la pense platonicienne et non plus seulement ses commentateurs grce des traductions latines des dialogues de Platon ralises par des savants du centre et du nord de lItalie212. Mais ce nest pas pour cela que lOccident devint platonicien. Il serait mme certainement plus juste de considrer quinversement lOccident a retrouv ces uvres et quelles ont eu du succs et de linfluence en particulier propos des principes politiques et pistmologiques parce qu cette poque, elles font alors davantage sens quAristote qui a rgn le sicle prcdent. De mme, durant la seconde moiti du XVIe sicle, lEurope redcouvre le stocisme, certes parce que les principaux auteurs antiques sont traduits et imprims cette poque, mais aussi parce quon se retourne alors vers ces auteurs en ces temps troubls o lexaltation de la constance dans ladversit rencontre de faon attendue un large cho. Dune faon gnrale, le retour aux Anciens correspond galement une contestation, ou pour le moins une mise en doute, de la tradition scolastique qui proposait ses propres modes de transmission, dinterprtation et de commentaire de ces Anciens. Elle prtend aussi par-l mme une validit dune posture individuelle vis--vis des auctoritates. Quand la Renaissance enthousiasmante succde langoissante instabilit de lge baroque, le platonisme est de plus en plus concurrenc par la redcouverte du stocisme, qui prne la constance dans la prosprit comme dans ladversit, et qui connat une poque de dchanement des passions un grand succs parmi les lettrs. Et de fait, le no-stocisme a exerc dans le cadre du mouvement rsum ci-dessus qui le dpassait une influence sensible dans la formation des notions dindividu et dtat moderne, en particulier en ce qui concerne les rapports entre lindividu et ltat :
La thorie dorigine stocienne du contrat social sefforce de faire assumer lindividu une nouvelle identit, politiquement garantie. [] Lindividu, centr sur lui-mme et li, dans le mme temps, plus troitement lorganisation sociale, est appel traduire les contraintes extrieures en auto-contraintes, structurant ainsi dune faon diffrente ses propres sentiments et passions et apprenant en contrler et en
Cf. GINZBURG Carlo, Le fromage et les vers, Lunivers dun meunier du XVIe sicle, traduit de litalien par Monique Aymard (d. orig. : 1976), Paris, Flammarion, 1980. 212 Cf. CROSBY Alfred W., La mesure de la ralit. La quantification dans la socit occidentale (1250-1600), traduit de langlais par Jean-Marc Mandosio (d. orig. : 1997), Paris, d. Allia, 2003, p. 181.
211
Ainsi le dveloppement de la pense politique (et dune pense du politique comme rapport de forces), associ un essor des relations conomiques (pour lesquelles la relation contractuelle est primordiale), renforce-t-il lide que le jus gentium puisse tre rgul par des normes universelles prcises de rciprocit. En mme temps, lexercice de la souverainet de ltat (et de la raison dtat ) accentue lassimilation de cette rationalit et de la domination :
Sur le plan politique et individuel, la rsultante de ces vecteurs produit une compntration entre rationalit et discipline, contrle social et autocontrle des passions individuelles. Lexaltation de la souverainet trouve son pendant dans la fonction dominante attribue la cohrence et la volont individuelle. 214
Or ceci a des consquences sur les conceptions et pratiques des passions. R. Bodei explique quavec le no-stocisme, laccent est mis sur laspect politique de la matrise de ces dernires :
Comme le stocisme antique, le stocisme moderne qui se dveloppe entre la fin du XVIe sicle et les premires dcennies du sicle suivant se consacre lanalyse et la discipline des passions (et des conflits quelles engendrent). Toutefois, laccent porte dsormais davantage sur la compatibilit entre le comportement des individus et la stabilit densemble de lorganisation politique. 215
Comme le laisse entendre linterprtation propose par R. Bodei, laccent port sur les aspects socio-politiques des passions nest pas ce qui rapproche le no-stocisme au stocisme antique. En effet, comme nous lavons vu, ce dernier visait lpqeia, aptheia (cest--dire limpassibilit) ; or le no-stocisme chrtien ne peut saffranchir des passions puisque, comme la formul Augustin, lpqeia, si elle est souhaitable, nest pas de cette vie216. Si lapproche no-stocienne vise bien la recherche dun modus vivendi individuel et collectif les guerres de religion ont fait de cette recherche une proccupation majeure et universelle ce sera par la voie dune
BODEI Remo, Gomtrie des passions, op. cit., p. 188. BODEI Remo, ibid., pp. 190-191. BODEI Remo, ibid., p. 187. Cf. ci-dessus, page 63.
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metriopqeia (metrioptheia), dune matrise des passions (qui dune faon gnrale fait dailleurs consensus, non pas tacite mais incontest). Lidal stocien enjoignait de fuir les passions. Il sera donc adopt mais adapt en matrise par les penseurs chrtiens (qui valorisent certaines passions quelque soit leur confession) et laristocratie (qui se dfinit comme passionne). Les passions (le courage, la gnrosit217, la galanterie, mais aussi la colre) trouveront de cette faon encore de justes occasions pour sexprimer si elles restent sous le contrle de la raison en temps normal . Si nous considrons maintenant lvolution particulire du mot passion, il apparat que linertie des dynamiques luvre durant le bas Moyen ge se fait toujours sentir.
Au XVIe sicle, alors que la puissance des coles aristotliciennes thomistes samoindrit et que des courants stociens, ainsi que de nouveaux courants mystiques, deviennent littrairement agissants, passio recommence se consolider au sens moderne de passion, et elle le fait, comme nous lavons dj esquiss, par le biais de la souffrance et de la passion amoureuses. Mais il faudra encore longtemps avant que cette acception simpose de manire univoque et exclusive. Alimente par des sources mystiques et stociennes, la passio-passion avait combattre sur deux fronts : contre sa propre valeur aristotlicienne (celle dexprience, de sentiment, ou de souffrance totalement dpassionne), et contre la concurrence daffectus, daffectio. Les diverses nuances aristotliciennes restent par exemple dcelables chez Montaigne, Th. de Bze, Garnier, Lecoq ; de plus, elles auront encore des rpercussions sur les doctrines psychologiques du XVIIe et du XVIIIe sicle. 218
Les mutations survenues au XVIe sicle et que nous avons retraces ci-dessus nont pas encore produit lensemble de leurs effets, et nous verrons un peu plus loin comment R. Descartes tentera une synthse de ces bouleversements.
217
propos de la notion de gnrosit, dont lacception aux XVIe et XVIIe sicles se distingue beaucoup des usages contemporains, cf. ci-dessous, note 271 page 99. Pour la priode qui nous occupe ici, J. Rohou prcise en quoi lvolution de la notion de gnrosit est significative de lattitude adopte vis--vis des passions. Soudain promue comme valeur dominante par la noblesse partir de 1560, elle perd donc ce rang de 1580 1605 environ, au bnfice dune autre forme de la vertu gnrale de force : la constance, qui nest pas une nergie naturelle, psychophysiologique et offensive, mais une force morale, volontaire et rflchie, de rsistance ladversit et de matrise des passions. (ROHOU Jean, Le XVIIe sicle, une rvolution de la condition humaine, Paris, Le Seuil, 2002, p. 148.) 218 AUERBACH Erich, Le culte des passions, op. cit., p. 74. Robert Garnier (1544-1590) est un dramaturge, peut-tre le meilleur du XVIe sicle (mais il a compos ses tragdies durant la priode sans doute la plus pauvre de lhistoire du thtre franais).
politique toujours plus dcisif219. Les changements de paradigme que nous avons voqus plus haut concernent ici le rapport aux objets et au monde, qui prend de plus en plus la forme dune relation de possession :
La nouvelle conomie tend faire voluer le rapport de possession, cest--dire le statut de lhomme dans son rapport au monde, presque jusqu linverser. Dans lagriculture et llevage comme dans le systme fodal ou dans le statut des rois, de la noblesse, du clerg, des savants rudits, on reoit ses biens de la nature, de son suzerain, de ses anctres, de Dieu ; on nest que le gestionnaire de cet hritage par lequel on est institu pour ne pas dire possd. Au contraire, le manufacturier et mme le marchand produisent en quelque sorte leurs biens. Ils ont donc sur eux une plus forte domination, qui se rapproche dautant plus de la proprit moderne, avec son droit daliner, que leur intention est toujours de les vendre pour en tirer profit. 220
J. Rohou insiste dailleurs sur lintrt accru, la mme poque, pour les biens et les questions de ce monde manifest par les hommes de lpoque :
Le dveloppement conomique et technique modifie lorientation de lexistence, le statut et les motivations des personnes. On sintresse davantage la vie temporelle : la tendance nest plus de renoncer au monde, selon la culture chrtienne mdivale, mais de le conqurir pour jouir de cette matrise et des plaisirs de la vie. 221
Les motivations humaines changent galement, du moins les principes socialement valoriss censs les expliquer. la fois outil et rsultat de lautonomisation du politique, la thorie politique va chercher comprendre la socit et ses principes de fonctionnement, mais surtout, au dpart, ses modes de gouvernement. Dans cette perspective, et dautant plus que nous lavons dit lconomie, le commerce international et la finance prennent une importance grandissante, la cupidit, la recherche du profit, le luxe, ou encore la vanit, changent de statut. Abstraction faite de leur condamnation morale, ils acquirent pour le penseur politique des valeurs heuristiques : sans pour autant encore se mtamorphoser en vertus positives, ils se transforment peu peu en objet dtude.
Ds la Renaissance, on pressent ce qui au XVIIIe sicle sera devenu une ferme conviction, savoir que pour contenir les passions destructrices de lhomme, on ne saurait plus sen remettre aux prceptes moralisateurs des philosophes ou aux commandements de la religion. De nouveaux moyens sont donc requis, quil sagit de dcouvrir. Le premier pas va
La puissance financire des banquiers Fugger dAugsbourg est reprsentative ce titre. Lor de Jacob le Riche, dterminant pour acheter les voix des sept lecteurs, dcide de la couronne impriale de Charles Quint en 1519. La maison Fugger se trouve la tte du rseau commercial le plus dense dEurope ; dans le mme temps, elle est devenue lagent de la papaut pour la leve des indulgences dans tout lempire, dtient la ferme des ateliers montaires de Rome, et lexclusivit de lexploitation des mines de cuivre et dargent en Europe centrale et dans les nouvelles colonies espagnoles. 220 ROHOU Jean, Le XVIIe sicle, une rvolution de la condition humaine, op. cit., p. 83.
221
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86 consister, en toute logique, dissquer minutieusement et sans fard cette fameuse nature humaine. Parmi ces manieurs de scalpel, il sen trouve qui, tel La Rochefoucauld, vont au plus profond et prennent un si vif plaisir taler leurs sanglantes trouvailles que tout se passe comme sils faisaient de ce dpeage une fin en soi. Mais en rgle gnrale les recherches entreprises auront pour objet de dcouvrir des moyens plus efficaces dorienter les comportements de lhomme que lexhortation morale ou la menace des peines de lenfer. 222
Les activits humaines, dans une telle approche, sont alors de plus en plus expliques par une nouvelle conception, lintrt :
Lvolution du mot intrt tmoigne de limportante transformation de la condition humaine entre la fin du XVIe et le milieu du XVIIe sicle. Lexpression latine quod interest signifie littralement ce qui importe. Introduit en franais comme substantif dans la seconde moiti du XIIIe sicle, interest dsigne gnralement ce qui importe ngativement le dommage, le prjudice223 et plus rarement ce qui importe positivement : le ddommagement, et en particulier le surplus vers en compensation dun prt. Ce dernier sens, rare avant le milieu du XVe sicle, connatra ensuite une grande fortune. Les autres disparatront de lusage au XVIIe sicle, sauf dans lexpression dommages et intrts. Entre-temps sest impos le sens davantage public et surtout celui davantage particulier. Il a t diffus par le dveloppement des affaires et par la pense politique italienne. Mais plus fondamentalement, ce changement de sens rsulte dune inversion positive du rapport de lhomme sa condition terrestre, quil commence mieux matriser son avantage. Et dun recentrage du sujet sur lui-mme, alors que, pour la tradition grco-latine et chrtienne, sa vocation tait de se conformer un bien transcendant et de sidentifier la place que lordre lui dfinissait. 224
Le changement de paradigme dont nous avons parl plus haut ne consiste pas seulement reconnatre limportance prise par lconomie : cette dernire est progressivement considre et utilise comme une mtaphore de la socit. Lexemple paradigmatique du comportement humain va devenir lvolution stale nanmoins sur deux sicles celui du marchand. Autrement dit, lintrt ne commande pas seulement au marchand, mais tout chacun, commencer par le prince. Le Duc Henri de Rohan le fait quil soit protestant nest sans doute pas anodin introduit ainsi son De lintrt des princes et tats de la chrtient (1638) par cette phrase : Les princes commandent aux peuples, et lintrt commande aux princes. 225 Le monde mdival est bien rvolu : il est entendu que ce nest plus Dieu qui commande aux princes. De fait, depuis les dbuts de lpoque Moderne,
222
HIRSCHMAN Albert O., Les passions et les intrts. Justifications politiques du capitalisme avant son apoge, traduit de langlais par Pierre Andler (d. orig. : 1977), Paris, Presses Universitaires de France, 1997, pp. 18-19. 223 Rabelais parle de braguettes qui ne sont pleines que de vent, au grand intrt du sexe fminin (Gargantua, chap. 8). [N.de lA.] 224 ROHOU Jean, Le XVIIe sicle, une rvolution de la condition humaine, op. cit., pp. 327-328.
225
Cit par HIRSCHMAN Albert O., Les passions et les intrts, op. cit., p. 35.
les passions qui, comme les astres, participent des diffrents principes qui incarnent le mieux le mouvement et la variation226, deviennent progressivement le nouveau dterminant essentiel du monde humain. Cest dans cette perspective, et comme lexplique J. Rohou, que lintrt, en tant quil incarnera de plus en plus la passion gnrique, simpose comme principe de motivation de laction individuelle :
En cette priode daffrontement, les motivations intresses sont vigoureuses. Cest pourquoi le terme dintrt, dont le sens moderne est encore rcent [], devient frquent. Il apparat trente fois dans La Chrysolite de Mareschal (1634), qui dplore, trente ans avant Tartuffe, que lon se serve de la religion pour en couvrir nos intrts particuliers et [...] avancer nos affaires []. Et 17 fois dans Palombe de Camus (1625). Chacun pense son intrt propre, crit-il []. Voyez combien lintrt remue de ressorts. Ailleurs, il distingue trois sortes dintresss, lun de plaisir, lautre dhonneurs, le troisime de profit. Parler moins damour de soi et davantage dintrt, cest passer dune vision religieuse de nos motivations intimes une vision politique, voire conomique, de nos stratgies comportementales. Voil qui rappelle Machiavel, et qui annonce La Rochefoucauld. 227
Lassimilation de lintrt un principe de motivation de laction individuelle ira mme en saccentuant dans les dcennies suivantes, comme le met en vidence J. Nagle par exemple dans le trait sur La Fausset des vertus humaines (1677-78) de labb et acadmicien Jacques Esprit, crit lapoge de lpoque classique (dont lanti-humaniste caractristique est ici flagrant) :
Si lon considre de prs un bienfaiteur et un homme reconnaissant, on trouvera, rvle Jacques Esprit, quil ny a en eux ni gnrosit ni reconnaissance, et que lun et lautre vont droit leurs intrts. Les premiers sentiments qui naissent dans le cur dun homme reconnaissant sont si tendres pour son bienfaiteur que lhomme mconnaissant sy trompe souvent lui-mme et croit avoir pour son bienfaiteur une amiti non seulement sincre, mais cordiale. Cependant, tout ce quil sent vient de son amour-propre ; il sait bon gr de tous les biens quil reoit ceux qui en sont auteurs, par la seule considration de son intrt ; bientt aprs, il voit que ce ne sont pas des dons, mais des prts vritables quon lui a faits ; il commence regarder son bienfaiteur comme un crancier qui le presse, et toutes les obligations quil lui a comme autant de chanes dont il se trouve charg. Cest lesprance de quelque bienfait plus considrable qui lui donne des sentiments de reconnaissance, qui loblige publier la gnrosit de son bienfaiteur. Sil trouve un autre protecteur, et que celui-ci se brouille avec le premier bienfaiteur, cest alors que son intrt se dclare, et que son ingratitude sort du fond de son cur. 228
Cf. ci-dessous, pages 227-230 et 296-306. ROHOU Jean, Le XVIIe sicle, une rvolution de la condition humaine, op. cit., p. 248.
NAGLE Jean, La civilisation du cur. Histoire du sentiment politique en France, du XIIe au XIXe sicle, Paris, Fayard, 1998, p. 304, citant ESPRIT Jacques (1611-1678), La Fausset des vertus humaines (1677-78), pp. 313-316.
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Mais le Duc de Rohan prcise, de plus, dans lintroduction la deuxime partie de son ouvrage qu en matire dtat on ne doit se laisser conduire aux dsirs drgls, qui nous emportent souvent entreprendre des choses au-del de nos forces, ni aux passions violentes qui nous agitent diversement selon quelles nous possdent, [] mais notre propre intrt ; guid par la seule raison, qui doit tre la rgle de nos actions 229. Cest dans louvrage de Rohan quapparat pour la premire fois selon A. Hirschman230, et prs dun sicle avant sa gnralisation, lide dune opposition entre intrt et passions. Nous reviendrons plus loin231 sur le parcours complexe au terme duquel cette diffusion aura lieu ; pour le XVIIe sicle, intrt ctoie amour-propre, et les deux termes servent de notion paradigmatique aux passions. Ds lors, les passions deviennent, elles aussi, progressivement un principe de motivation ou causal de laction individuelle232. Nous avons dbord largement sur le XVIIe sicle dans notre survol de lvolution du contexte gnral dans laquelle sinscrit lhistoire de la passion au dbut des Temps Modernes. Il nous faut maintenant revenir un peu en arrire pour examiner et comprendre le tournant que lui impriment les travaux de R. Descartes.
La rvolution cartsienne
Avant de nous arrter sur le trait des Passions de lme et plus gnralement sur quelques positions thoriques de R. Descartes, et dexaminer limportance quelles ont pour notre propos, attardons-nous sur les traits de physiognomonie traits qui peuvent, plusieurs gards, tre regards comme des prcurseurs des traits des passions. La physiognomonie en tant que science visant la connaissance du caractre des personnes grce ltude de leur physionomie faciale est totalement ignore en Occident jusquau XIIe sicle o apparaissent les premires traductions dauteurs antiques et arabes233. Aprs une premire clipse, cet art connat un renouveau au XVIe sicle234. Reprenant, ractualisant et approfondissant les savoirs labors dans les ouvrages antiques et mdivaux, les traits de physiognomonie se multiplient et
229 230 231 232
Cit par HIRSCHMAN Albert O., Les passions et les intrts, op. cit., pp. 35-36. Cf. HIRSCHMAN Albert O., ibid., p. 42. Cf. ci-dessous, pages 145-161.
Cest ce que ltude de deux romans de la fin du XVIIe sicle nous montrera galement (cf. infra, pages 131-137). 233 Cf. COURTINE Jean-Jacques et HAROCHE Claudine, Histoire du visage. Exprimer et taire ses motions (du XVIe sicle au dbut du XIXe sicle), Paris, Payot & Rivages, 1994, p. 50. 234 Ce regain dintrt est sensible notamment partir du Chyromantie ac Physionomie Anastasis cum approbatione Magistri Alexandri de Achillinis (1504) de Bartolomeo della Rocca, dit Cocls, dont le succs doit sans doute beaucoup ses illustrations. Son dition latine est rapidement rdite (elle le sera tout au long du sicle) et louvrage est abondamment traduit dans les principales langues europennes, dont le franais en 1550 (Compendion et brief enseignement de la physiognomonie). Rsum et simplifi, il se diffuse largement et atteint une clientle plus vaste que celle des seuls rudits. Un public se constitue ainsi au dbut du XVIe sicle, dont le got pour la science du visage ne se dmentira pas jusqu la fin du XVIIe sicle : les traductions franaises du livre de Cocls sont rdites jusquen 1698. (COURTINE Jean-Jacques et HAROCHE Claudine, ibid., p. 37.)
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ravivent alors des conceptions plus anciennes notamment platoniciennes des rapports entre lme et le corps. J.-J. Courtine et C. Haroche prsentent ainsi les grands principes qui y sont constamment raffirms :
Lhomme se divise en deux : il est tout la fois invisible et visible, homme intrieur et homme extrieur. Mais il existe un lien entre lintriorit cache de lhomme et son extriorit manifeste. Les mouvements des passions qui habitent lhomme intrieur se marquent la surface du corps. La physiognomonie antique fait ainsi du rapport entre lme et le corps une relation entre le dedans et le dehors, le profond et le superficiel, locculte et le manifeste, le moral et le physique, le contenu et le contenant, la passion et la chair, la cause et leffet. Lhomme possde deux faces, dont lune chappe au regard : la physiognomonie veut y suppler en tissant un rseau serr dquivalences entre le dtail des surfaces et les profondeurs occultes du corps. La science des passions est une science de linvisible. 235
Nous pouvons donc synthtiser ceci sous la forme gnrale dun principe mtaphysique, cest--dire la fois, et dans un mme mouvement, disjonctif (clivant) et smiotique (hermneutique) : le microcosme est compos dun ici-bas extrieur et visible, et dun au-del intrieur et invisible, mais ces deux domaines sont en correspondance (comme nous le verrons dans un instant, cette correspondance connat la fin du XVIe sicle une mutation, passant dun rapport analogique une relation causale : lun des domaines sera dsormais la cause et le sens de lautre qui en sera leffet et lexpression). Autrement dit, cette disjonction est signifiante et significative, et les passions sont places au cur de ce principe mta-physique236. Lintrt pour la physiognomonie peut tre associ une interrogation de plus en plus rpandue et dveloppe sur lidentit. Lindividu, son corps et sa singularit, mais aussi ses rapports avec les autres individus et des collectifs en forte mutation237, deviennent en effet au cours de cette poque (comme, plus tard, au tournant du XIXe sicle) lobjet dune attention et dune observation accrue :
Cest ainsi qu lpoque moderne, les deux moments historiques o elle va susciter le plus dintrt (depuis le dbut du XVIe sicle aux deux premiers tiers du XVIIe sicle dune part ; des annes 1780 la fin de la premire moiti du XIXe sicle dautre part) sont des priodes de reconfiguration politique et sociale : mise en place de ltat absolutiste et constitution progressive dune socit civile conue sur le modle de la cour ; naissance dun tat dmocratique et dune socit de masse.
235 236
Cette conception mta-physique est bien sr galement travaille par la faon selon laquelle nous envisageons le fonctionnement langagier et linguistique. Cest ce que nous pouvons dduire de ce quexpliquent J.-J. Courtine et C. Haroche : Le rapport entre corps et me, cest un second trait de cette tradition, se donne comme un langage. Le corps exprime lme, parle son langage, et cest l lobjet mme de la physiognomonie. La science des passions est une science du langage de lme. (COURTINE Jean-Jacques et HAROCHE Claudine, ibid., p. 39.) 237 Cf. ce qui a t dit plus haut entre autres sur les guerres de religion, pages 74-76.
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90 Moments o se pose de faon cruciale la question de lidentit individuelle dans des structures sociales en pleine transformation. 238
Lexemple paradigmatique de ses traits de physiognomonie est sans doute le De Humana Physiognomia (1586) de G.-B. della Porta qui domine la production du XVIe et de la premire moiti du XVIIe sicle par son ampleur, sa systmaticit, son exhaustivit, ltendue de son influence 239. Lauteur y homognise, organise et synthtise les textes que lui lgue la tradition :
Porta est amen distinguer entre les signes, les classer, penser leurs rapports. Une smiologie de la surface corporelle sorganise peu peu : elle dit les signes communs et drivs, elle apprend les localiser, les hirarchiser, les mettre en relation les uns avec les autres au terme dun calcul. Corps et visage sont recouverts peu peu du rseau dun discours qui tablit le lien entre lapparence et lintriorit. 240
Lintrt que G.-B. della Porta attribue sa science reflte lintriorisation du regard social qui est luvre lpoque : Cette sorte de science pourra aussi non seulement par linspection dautrui mais aussi par celle de nous-mmes nous servir beaucoup, de sorte que nous-mmes nous pouvons devenir les physionomes de nous-mmes. 241 Ce regard port sur soi contribue donc aussi llaboration dun espace intrieur en mme temps quil construit le moi considr comme un autre distance duquel chacun peut se placer et qui peut ainsi tre observ. Ce regard participe galement, comme semblent lvoquer J.-J. Courtine et C. Haroche, dun mouvement plus gnral de formalisation et de mise en discours mouvement qui concerne aussi les passions :
La physiognomonie naturelle semble vouloir convertir ce regard en discours, et plonger plus profondment le corps dans le champ du langage. 242
COURTINE Jean-Jacques et HAROCHE Claudine, ibid., pp. 45-46. COURTINE Jean-Jacques et HAROCHE Claudine, ibid., p. 52. COURTINE Jean-Jacques et HAROCHE Claudine, ibid., p. 67.
241 DELLA
PORTA Giovanni Battista, La Physionomie humaine (1586), Rouen, 1655, p. 1, cit par COURTINE Jean-Jacques et HAROCHE Claudine, Histoire du visage, op. cit., pp. 73-74. 242 COURTINE Jean-Jacques et HAROCHE Claudine, ibid., p. 67.
243 Les principaux traits des passions du XVIIe sicle sont concentrs sur la premire moiti du sicle : CAMUS Jean-Pierre, Diversitez, 1614 ; COFFETEAU Nicolas, Tableau des passions humaines, 1620 ; CUREAU DE LA CHAMBRE Marin, Les Caractres des passions, 5 tomes, 1640-1662 ; LE MOYNE Pierre, Les Peintures morales. Premire partie. De la Doctrine des Passions. O il est trait de leur Nature, & de leur Modration ; & les plus belles matires de la Morale Chrtienne sont expliques, 1640 ; Les Peintures morales. Seconde partie. De
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deux genres semblent remplir des fonctions analogues, quoique leurs objets respectifs correspondent distinctement deux tapes dun mouvement dintriorisation de lhomme ou de pntration du regard scientifique : il ne sagit plus seulement de comprendre un intrieur ou un invisible (le caractre) en fonction dun extrieur (le visage), mais de pntrer cet intrieur et den comprendre le fonctionnement directement. De fait, on constate, de faon tangible partir des dernires dcennies du XVIe sicle et notamment dans le cadre de la Contre-Rforme, un mouvement gnral non pas de rationalisation et encore moins de monte gnrale de la rationalit comme le formulent J.-J. Courtine et C. Haroche cits ci-dessous , mais de transformation des rgimes explicatifs, cest--dire des processus permettant de faire sens : les causes sont de plus en plus recherches dans des principes physiques et les correspondances dorigine mta-physique ou surnaturelle de moins en moins sollicites, ce qui revient un abandon progressif de lexplication analogique.
La fin du XVIe sicle voit le dveloppement dexigences rationnelles dans les reprsentations du corps. Vont apparatre dans les annes 1580 plusieurs tentatives de physionomie naturelle qui se dtournent de lastrologie et de la divination dans lexamen de la physionomie. La sparation de la physiognomonie et de lastrologie sesquisse ainsi au cours des vingt dernires annes du sicle. Il faut y voir sans doute leffet dune monte gnrale de la rationalit, dune lente transformation des perceptions du monde physique que la rvolution scientifique du XVIIe sicle entrinera bientt. Mais elle obit galement des lments spcifiques, dont lun revt une grande importance quant au destin de la physiognomonie : leffet de la Contre-Rforme catholique sur les sciences occultes, condamnes par une bulle de Sixte V en 1586. 244
Les rsultats de la Contre-Rforme sont par exemple dj sensibles dans la Physionomie de G.-B. della Porta (publie Naples) : lauteur a expurg de son ouvrage la section attendue consacre la chiromancie ainsi que toutes les autres allusions lastrologie divinatoire (qui taient frquentes dans ses sources). Les analogies animales sont en revanche trs dveloppes. Labandon de lexploration des concordances et des sympathies entre tous les constituants de lunivers et de toute chose, est total dans le trait sur les Passions de lme de R. Descartes. Mais lintrt de ce trait pour nous ne rside pas uniquement dans cette transformation des rgimes explicatifs. R. Descartes y met
la Doctrine des Passions. O il est trait de lAMOUR NATUREL, de lAMOUR DIVIN, & les plus belles matires de la Morale Chrtienne sont expliques, 1643 ; SENAULT Jean-Franois, De lusage des passions, 1641 ; et DESCARTES Ren, Les Passions de lme, 1649. Il semble quau cours de la seconde partie du XVIIe sicle, la rflexion sur les passions se diversifie, en prenant dautres formes mais aussi en connaissant dautres enjeux, en particulier en rapport avec la problmatique de la reprsentation (nous y reviendrons plus loin, cf. pages 145 et suivantes). 244 COURTINE Jean-Jacques et HAROCHE Claudine, Histoire du visage, op. cit., p. 63. Les auteurs signalent en outre que [l]a bulle de Sixte V est raffirme en 1631 par Urbain VIII. Les arts occultes sont assimils des hrsies et pourchasss surtout en Italie et en Espagne. Les traits de physiognomonie astrologique sont mis lIndex Expurgatorius, les auteurs sont poursuivis par lInquisition, encore que de tels travaux soient considrs comme des formes mineures dhrsie. (ibid., p. 79, note 48.)
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aussi en place les disjonctions et les oppositions qui constituent et structurent les bases de la comprhension que nous avons aujourdhui encore de lmotion. Entre le XVIe et le XVIIIe sicle, lanalogie entre le corps et lme, admise depuis des sicles, est en effet progressivement conteste245, renouvelant ainsi le savoir sur lhomme :
Se constitue peu peu un imaginaire classique du corps, dont la reprsentation va se dgager de la vision astrobiologique du monde qui caractrisait les conceptions mdivales et les philosophies de la nature la Renaissance ; au dtachement des discours dun fond ancien de savoirs correspond ainsi un dsenchantement du corps : lmergence progressive de la vision dun corps rfr lui-mme, ordonn par la raison, habit par un sujet, individualis par lexpression. 246
La dcouverte de la circulation sanguine par W. Harvey247 en 1628 sinscrit dans cette transformation des rgimes explicatifs en mme temps quelle renforce cette dernire. La thorie circulatoire fournit une explication interne, homogne dun fonctionnement corporel. Il ne sagit plus ds lors dun corps-image ou dun corps analogique, et cette mtamorphose accentue la disjonction entre le corps et lme (puisque le fonctionnement du premier est compris indpendamment de celui de la seconde) :
Le modle hydraulique du corps humain conu par Harvey, qui explique les mouvements des fluides par des lois purement physiques, cre une image du corps autonome par rapport lme. Le corps devient une simple mcanique comparable une horloge ou un automate. Descartes exploite les rsultats de cette dcouverte rvolutionnaire et tablit une conception radicalement mcaniste du corps. Tous les phnomnes de la vie sexpliquent ainsi par les fonctions mcaniques du corps, sauf la pense qui est la spcificit de lme et qui ressortit la mtaphysique. 248
R. Descartes conclut ainsi son trait de LHomme par les propositions suivantes, militant pour une approche mcaniste de lhomme approche que lon serait tent de qualifier de profane (et non plus mta-physique, donc) :
Ie deire que nous conideriez, aprs cela, que toutes les fonctions que iay attribues cette Machine, comme la digetion des viandes, le battement du cur & des arteres, la nourriture & la croiance des membres, la repiration, la veille & le ommeil ; la reception de la lumiere, des ons, des odeurs, des gouts, de la chaleur, & de telles autres qualitez, dans les organes des ens exterieurs ; limpreion de leurs ides dans
Cf. COURTINE Jean-Jacques et HAROCHE Claudine, ibid., p. 48. Ce mouvement aboutira, au XIXe sicle, un abandon total de lme comme concept scientifique. 246 COURTINE Jean-Jacques et HAROCHE Claudine, ibid., pp. 48-49. Au sujet de la thorie circulatoire de W. Harvey et de ses consquences pour la conception du cur et les verbalisations de lmotion qui sy rapportent, cf. ci-dessous, pages 284 et suivante. 248 IDA Hisashi, Gense dune morale matrialiste. Les passions et le contrle de soi chez Diderot, Paris, Honor Champion, 2001, p. 117.
247 245
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93 lorgane du ens commun & de limagination, la retention ou lemprainte de ces ides dans la Memoire ; les mouuemens interieurs des Appetits & des Paions ; & enfin les mouuements exterieurs de tous les membres, qui uiuent i propos, tant des actions des objets qui e preentent aux ens, que des paions, & des impreions qui e rencontrent dans la Memoire, quils imitent le plus parfaitement quil et poible ceux dvn vray homme : Ie deire, dis-ie, que vous conideriez que ces fonctions uiuent toutes naturellement, en cette Machine, de la eule dipoition de es organes, ne plus ne moins que font les mouuemens dvne horloge, ou autre automate, de celle de es contrepoids & de es roes ; en orte quil ne faut point leur occaion conceuoir en elle aucune autre Ame vegetative, ny enitiue, ny aucun autre principe de mouuement & de vie, que on ang & es eprits, agitez par la chaleur du feu qui brle continuellement dans on cur, & qui net point dautre nature que tous les feux qui ont dans les corps inanimez. 249
Aprs la diffusion des travaux de W. Harvey, le corps se dspiritualise donc encore davantage ; il devient de plus en plus pure mcanique, un automate, et le rle de R. Descartes est dterminant dans cette volution (par ses travaux et par leur influence sur les penseurs ultrieurs) :
Il a appartenu Descartes de tirer toutes les consquences philosophiques et morales de la nouvelle physiologie : le corps est abandonn la mcanique, les droits de lme sont sauvegards dans la mtaphysique, et les effets de lme sur le corps sont penss dans lordre des passions. Cest sur ce schma cartsien que Le Brun fonde ses confrences. Elles sont bien plus une application ou, littralement, une illustration du trait des Passions de lme quun prolongement de la tradition physiognomonique antrieure, quelles semblent connatre mais laquelle elles ne font gure de rfrence quoccasionnelle et allusive. 250
De fait, avec R. Descartes, cest lopposition radicale entre le corps et lme qui structure la comprhension des passions, et les consquences en sont immenses : lme est rduite sa partie raisonnable, i.e. la raison, et ce qui soppose la raison relve du corps.
Car il ny a en nous quune eule ame, & cette ame na en oy aucune diverit de parties : la meme qui et enitive, et raionnable, & tous es appetits ont des volontez. Lerreur quon a commie en luy faiant jour divers peronages, qui ont ordinairement contraires les uns aux autres, ne vient que de ce quon na pas bien ditingu es fonctions davec celles du corps, auquel eul on doit attribur tout ce qui peut etre remarqu en nous qui repugne notre raion. 251
249 250
DESCARTES Ren, LHomme (1664), pp. 119-215, in uvres, t. XI, Paris, Vrin, 1996, pp. 201-202.
COURTINE Jean-Jacques et HAROCHE Claudine, Histoire du visage, op. cit., pp. 85-86. Les planches de Ch. Le Brun auront une grande influence au cours des deux sicles suivants, jusqu par exemple G. B. Duchenne de Boulogne (cf. infra, page 171) ou Ch. Darwin (cf. ci-dessous, pages 180-182). 251 Erreur! Signet non dfini., op. cit., pp. 364-365.
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R. Descartes rejette ainsi explicitement252 la distinction platonicienne entre me concupiscible et me irascible et qui avait perdur chez Aristote, Thomas dAquin253 et jusquau XVIIe sicle (comme encore, mme aprs R. Descartes, chez M. Cureau de la Chambre et Ch. Le Brun notamment). Nous y retrouvons en effet une conjonction de la passion comme dsir ou amour (la passion de lme concupiscible platonicoaristotlo-augustinienne) et de la passion comme colre (la passion de lme irascible platonico-aristotlo-augustinienne). Or dans les thories psychologiques mdivales (et dans la continuit des conceptualisations antiques), la colre est en effet la fois lauxiliaire et lexpression de la volont, et ny a donc pas la position centrale quelle occupe aujourdhui dans la sphre motionnelle. En somme, la thorie des passions de R. Descartes sinscrit, certes, dans un mouvement gnral de mutation pistmologique, mais elle peut galement tre comprise par le souci de lauteur dassurer sa cohrence avec le postulat dautonomie du cogito254 (cogito qui fonde les philosophies individualistes occidentales modernes du sujet). Or les consquences en sont considrables : comme le souligne M. Meyer, la conception de la passivit, les rapports entre le corps et lme, et donc la nature des passions sen trouvent bouleverss.
Le problme de Descartes est clair : ou bien, il admet une forme de conscience nourrie de lextrieur, et le Cogito, qui affirme limmanence de la conscience elle-mme se retrouve battu en brche ; ou bien, il refuse cette forme de conscience, et il tombe dans lincohrence de linnisme radical. Descartes est donc bien oblig dadmettre quil y a des perceptions qui viennent du dehors par lentremise du corps. Tout le problme est de savoir quel est le statut quil convient de leur reconnatre. Lme qui subit le corps ne peut quavoir des reprsentations involontaires, qui nont rien voir avec les connaissances qui, elles, sont volontaires et librement produites par lesprit partir de ses contenus propres, inns. 255
En quoy je ay bien que je mloigne de lopinion de tous ceux qui en ont cy devant ecrit. Mais ce net pas ans grande raion. (DESCARTES Ren, Les Passions de lme, art. LXVIII ( Pourquoy ce denombrement des Paions et different de celuy qui et communement receu. ), op. cit., p. 379.) 253 Cf. ce qui a t dit ci-dessus, page 70. T. Reiss juge lui aussi, comme il le fait remarquer, que R. Descartes a appliqu sa thorie du cogito son trait des Passions de lme (cf. REISS Timothy J., Revising Descartes: on subject and community , pp. 16-38, in COLEMAN Patrick, LEWIS Jayne et KOWALIK Jill (ds), Representations of the Self from the Renaissance to Romanticism, Cambridge, Cambridge University Press, 2000, p. 16). 255 MEYER Michel, Le Philosophe et les passions, op. cit., pp. 198-199.
254
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des passions laide du couple conceptuel passivit versus activit. 256 La thorie cartsienne lui imprime cependant une inflexion dcisive puisque, avec R. Descartes, ce sont les passions qui deviennent passives, attendu quelles cessent dtre des mouvements de lme (agissant sur le corps) pour devenir des tats de lme causs par les perceptions du corps. Pour lui, nos penses ne sont plus que de deux genres :
avoir, les unes ont les actions de lame, les autres ont les paions. Celles que je nomme es actions, ont toutes nos volontez, caue que nous experimentons quelles vienent directement de notre ame, & emblent ne dependre que delle. Comme, au contraire, on peut generalement nommer es paions, toutes les ortes de perceptions ou connoiances qui e trouvent en nous, caue que ouvent ce net pas notre ame qui les fait telles quelles ont, & que tousjours elle les reoit des choes qui ont repreentes par elles. 257
Ce point nest en rien ngligeable : R. Descartes rappelle dans une lettre la princesse lisabeth258 du 21 mai 1643 que si dans ses publications, il a nglig jusquici la lacune quil comblera en crivant son trait sur les passions, cest parce que son principal deein etoit de prouuer la ditinction qui et entre lame & le corps ; il y apparat galement que cette distinction est corrle lopposition entre action et passion. Th. Dixon peut donc rsumer les innovations de R. Descartes par rapport la thorie chrtienne classique des passions de la faon suivante :
Descartes theory of the passions departed from the classical Christian theory in two crucially important ways. First, the model of perception displaced that of movement, and secondly, the distinction between soul and body took on a more thoroughly literal rather than metaphorical meaning; the difference between the soul-body distinction and the spiritflesh distinction was dropped. 259
Thomas dAquin distinguait260 un apptit des sens infrieurs (appetitus sensitivus) et un apptit rationnel suprieur, ou volont (appetitus rationalis), distinction qui appuyait celle entre passions (les mouvements de lapptit sensitif) et les affections (les actions de la volont rationnelle ou pas). Chez R. Descartes, par contre, il ny a plus dapptits de lme : la volont na plus le pouvoir dexciter directement les passions261, car cette volont est exclusivement celle de la raison, et la volont de la
PARRET Herman, Les passions, op. cit., p. 12. Le polygraphe Juan Luis Vivs (1492-1540) fut un grand rudit et un philosophe dont le nom peut tre associ aux deux autres clbres humanistes de la Renaissance, rasme et G. Bud. Moins connu, Pierre Charron (1541-1603), thologien et moraliste ami de Montaigne, est lauteur de La Sagesse (1601-1604) qui fut (selon ROHOU Jean, Le XVIIe sicle, une rvolution de la condition humaine, op. cit., p. 155) lune des uvres majeures du dbut du XVIIe sicle. 257 DESCARTES Ren, Les Passions de lme, art. XVII ( Quelles ont les fonctions de lame. ), op. cit., p. 342. DESCARTES Ren, Lettre CCCII lisabeth du 21 mai 1643, pp. 663-668, in DESCARTES Ren, Correspondance Juillet 1643-Avril 1647, op. cit., p. 664. Cf. ci-dessus, note 20 page 31. 259 DIXON Thomas, From Passions to Emotions, op. cit., pp. 76-77.
260 261 258 256
Cf. DESCARTES Ren, Les Passions de lme, art. XLV ( Quel et le pouvoir de lame au regard de es passions ), op. cit., pp. 362-363.
DISCOURS DE LMOTION
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raison sopposent les passions, cest--dire des mouvements de lme qui proviennent du corps et non delle-mme ( savoir les perceptions involontaires qui nous affectent). R. Descartes effectue donc un renversement de lactivit et de la passivit du corps et de lme en inventant les passions de lme , en mme temps que lme est rduite lme rationnelle. Aprs les avoir distingues des penses de la volont, cest--dire rationnelles, il peut donc proposer des passions la dfinition suivante :
Des perceptions, ou des entimens, ou des motions de lame, quon raporte particulierement elle, & qui ont caues, entretenus & fortifies par quelque mouvement des eprits. 262
Dtaillant la formulation prcdente, il suggre dutiliser motions pour passions, en justifiant cet usage par la dimension cinmatique attribue la passion et en mettant donc laccent sur elle :
Mais on peut encore mieux les nommer des motions de lame, non eulement caue que ce nom peut etre attribu tous les changemens qui arrivent en elle, cet dire toutes les diveres penes qui luy vienent, mais particulierement pource que, de toutes les ortes de penes quelle peut avoir, il ny en a point dautres qui lagitent & lebranlent i fort que font ces paions. 263
Chez R. Descartes, motion se veut donc un synonyme de passion, mais un quivalent qui renforce primo la mtaphore cinmatique et secundo la cohrence de sa thorie des esprits animaux, dont le mouvement, prcisment, est pos comme causant, entretenant et fortifiant ces motions de lame . Le recours un nouveau terme, ou la tentative den forger une nouvelle acception, peuvent assurment se comprendre dans le cadre des modifications radicales apportes aux couples raison/passion et corps/me, mais ils pourraient par ailleurs tre rapprochs des oprations de traduction effectues par Cicron et (dans une moindre mesure) Augustin telles que nous les avons signales plus haut264. Nous verrons que les transferts et les changes linguistiques se poursuivront
262 263 264
DESCARTES Ren, ibid., art. XXII ( La Definition des Paions de lame. ), p. 349. DESCARTES Ren, ibid., art. XXVIII ( Explication de la premiere partie de cette definition. ), p. 350.
Cf. supra, pages 59-61. Pour donner du sens et de la pertinence ce rapprochement entre les procds adopts par Cicron et Augustin, et la proposition de R. Descartes, nous pouvons prendre en considration les pratiques de code-switching auxquelles il nhsite pas recourir, prtextant comme dans lexemple qui suit la recherche dune meilleure expression pour passer du franais au latin : Pour ce qui et de la ditinction entre leence & lexitence, ie ne me ouuiens pas du lieu ou ien ay parl ; mais ie ditingue inter Modos propri dictos, & Attributa ine quibus res quarum unt attributa ee non pount ; iue inter modos rerum iparum, & modos cogitandi (pardonnez-moy i ie change icy de langue, pour tacher de mexprimer mieux). Ita figura & motus unt modi propri dicti ubtanti corpore []. (DESCARTES Ren, Lettre CDXVIII *** de 1645 ou 1646, pp. 348-350, in DESCARTES Ren, Correspondance Juillet 1643-Avril 1647, op. cit., pp. 348-349.) Une telle pratique nest pas rare dans la correspondance de R. Descartes, or sil nest pas le premier crire en franais sur les passions, il pense nanmoins son trait comme un acte fondateur, en rupture avec ses prdcesseurs, dune part, et dautre part il crit une poque o la langue savante (et de rfrence) reste encore le latin et o le franais fait lobjet dun travail de normalisation, de grammatisation et denrichissement lexical toujours important (lAcadmie franaise na t fonde quune quinzaine dannes auparavant).
LA RVOLUTION CARTSIENNE
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au cours des deux sicles suivants, que David Hume reprendra R. Descartes son terme dmotion, quil sera adopt et dvelopp par les psychologues anglo-saxons au XVIIIe et XIXe sicles avant de repasser en franais avec son acception contemporaine la fin du XIXe sicle. La proposition de changement de vocabulaire reprend donc une mtaphore cinmatique dj ancienne (nous lavions rencontre chez Cicron), toutefois R. Descartes tente par-l de faire du mouvement un critre dterminant de la passion-emotion, au sens o le critre de mouvement, cest--dire de lagitation corporelle, permet de recatgoriser des entits comme des passions :
Au rete, il et ay connoitre que lOrgueil & la Baee ne ont pas eulement des vices, mais aui des Paions, caue que leur emotion paroit fort lexterieur, en ceux qui ont ubitement enflez ou abattus par quelque nouvelle occaion. 265
DESCARTES Ren, Les Passions de lme, art. CLX ( Quel et le mouvement des eprits en ces Paions. ), op. cit., p. 451.
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parties : Des Passions en gnral : Et par occaion, de toute la nature de lhomme , Du nombre & de lordre des Paions, & lexplication des ix primitives , et Des Paions particulieres . titre de comparaison, le trait de J.-F. Senault266, De lusage des passions (1641), tait lui compos de deux parties, Des Passions en gnral et Des Passions en particulier , la premire se subdivisant en cinq traits dont la simple lecture des titres rend manifestes les proccupations morales : De la Nature des Passions , Du Dsordre des Passions , De la conduite des Passions , Du commerce des Passions avec les vertus et les vices , et Du pouvoir des Passions sur la volont des hommes . Autrement dit, le savoir sur les passions qulabore et que propose R. Descartes est dabord et pour une grande part abstrait, indpendant de motivations sociales ou morales (mme si encore une fois telle ou telle passion particulire nest pas dgage de ses implications sociales ou morales). Et cette abstraction est intimement corrle avec la disjonction quil propose entre lme (unifie) et le corps. Par contre, et en conformit avec ce que lon trouve gnralement dans les traits des passions au XVIIe sicle, R. Descartes valorise la matrise de soi. Mais cette dernire apparat mme comme la cheville ouvrire de tout un ensemble, beaucoup plus vaste, de conceptions. Le discours de matrise apparat en effet chez lui bien ailleurs que dans son seul trait des passions.
Ie ne remarque en nous quune eule choe, qui nous puie donner jute raion de nous etimer, avoir luage de notre libre arbitre, & lempire que nous avons ur nos volontez. Car il ny a que les eules actions qui dependent de ce libre arbitre, pour lequelles nous puiions avec raion etre louz ou blamez ; & il nous rend en quelque faon emblables Dieu, en nous faiant maitres de nous memes, pourv que nous ne perdions point par lachet les droits quil nous donne. 267
Selon R. Descartes, seul lusage du libre arbitre, ici entendu comme matrise de soi et laquelle il est rsum, peut nous mriter lestime des autres. Autrement dit, la matrise de soi ou des passions est associe aux plus grandes qualits sociales. De sorte que la passion en vient tre assimile et le glissement me semble faire cho de faon loquente laristocratisme platonicien dj voqu268 aux mes basses et vulgaires , aux vulgaires puis au commun :
Mais il me emble que la difference qui et entre les plus grandes ames & celles qui sont baes et vulgaires, conite, principalement, en ce que les ames vulgaires e laient aller leurs paions, et ne ont heureues ou malheureues, que elon que les choes qui leur uruiennent ont agrables ou dplaiantes ; au lieu que les autres ont des raionnemens si forts & si puians que, bien quelles ayent aui des paions, & meme ouuent de plus violentes que celles du commun, leur raion demeure neantmoins
266
Selon ROHOU Jean, Le XVIIe sicle, une rvolution de la condition humaine, op. cit., p. 293, le trait du R. P. Senault connatra 16 ditions en 18 ans. 267 DESCARTES Ren, Les Passions de lme, art. CLII ( Pour quelle caue on peut setimer. ), op. cit., p. 445.
268
Cf. supra, au sujet de laristocratisme platonicien ou patristique, page 66, et propos de ses consquences discriminatoires, la note 35 page 33.
LA RVOLUTION CARTSIENNE
99 touiours la maitree, & fait que les afflictions memes leur eruent, et contribuent la parfaite felicit dont elles iouent ds cette vie. 269
Le discours psychologique participe ainsi sur la base du principe de matrise de la dfinition, de linvention, de la rengociation de la classe du vulgaire270 : les individus gnreux271 ont toujours parfaitement courtois, affables & officieux envers un chacun. Et avec cela ils ont entierement maitres de leurs Paions : particulierement des Deirs, de la Ialousie, & de lEnvie [] 272. Et inversement, cela fait que les orgueilleux tachent dabaier tous les autres hommes, & quetant eclaves de leurs Deirs, ils ont lame inceamment agite de Haine, dEnvie, de Ialousie, ou de Colre. 273 Mais, cette matrise des passions par la raison et le sujet sinscrit dans une position gnrale humaniste et optimiste de R. Descartes, conformment aux dcennies qui viennent de scouler274 (la seconde moiti du XVIIe sicle sera nettement plus pessimiste et anti-humaniste) :
Car puiquon peut, avec un peu dindutrie, changer les mouvemens du cerveau dans les animaux depourveus de raion, il et evident quon le peut encore mieux dans les hommes ; & que ceux memes qui ont les plus foibles ames, pourroient acquerir un empire tres-abolu ur toutes leurs
269 DESCARTES Ren, Lettre CCCLXXV lisabeth du 18 mai 1645, pp. 200-204, in DESCARTES Ren, Correspondance Juillet 1643-Avril 1647, op. cit., p. 202. 270 Lacception moderne courante pjorative de vulgaire comme bas ou grossier daterait de 1573 (daprs le Trsor de la Langue Franaise informatis). E. Baumgartner et Ph. Mnard se contentent dindiquer que le sens pjoratif se dveloppe partir du XVIe sicle (BAUMGARTNER Emmanule et MNARD Philippe, Dictionnaire tymologique et historique de la langue franaise, Paris, Librairie Gnrale Franaise, 1996, p. 843). 271 La gnrosit, tymologiquement la bonne naissance, dsigne encore ici la grandeur et la noblesse dme. On prsente souvent le gnreux comme lhritier du magnanime de la tradition grco-latine et scolastique : celui qui a lme haute. Anim par un juste sentiment de sa valeur, et particulirement soucieux de son honneur, il porte leur perfection les vertus. [] La notion de gnrosit, qui concurrence celle de magnanimit en France partir de 1560, puis la supplante largement de 1610 1650, est certes analogue celle de magnanimit. Mais elle a une origine et une raison dtre diffrentes : cest le principe de la supriorit gntique hrditaire du gentilhomme. Tout gentilhomme engendre des enfants pleins de gnrosit. Nous ne sommes plus du tout sur le mme plan. (ROHOU Jean, Le XVIIe sicle, une rvolution de la condition humaine, op. cit., pp. 141-142. Citation de PASQUIER Nicolas, Le Gentilhomme, 1611, pp. 2-3.) Daprs J. Rohou (ibid., p. 146), la signification actuelle de charit, largesse ou prodigalit, qui slabore au cours de la premire moiti du XVIIe sicle, la emport ds 1650 (cf. aussi ce qui a t dit plus haut propos de lamour propre et de lintrt, pages 84-88). 272 DESCARTES Ren, Les Passions de lme, art. CLVI ( Quelles ont les proprietez de la Generoit ; & comment elle ert de remede contre tous les dereglemens des Paions. ), op. cit., p. 448. 273 DESCARTES Ren, ibid., art. CLVIII ( Que es effets ont contraires ceux de la Generoit. ), p. 449.
Lattitude face aux passions est rvlatrice du dynamisme optimiste de cette poque. Pour le nostocisme et le mysticisme qui dominaient le dbut du sicle, il fallait se dfaire de ces entranements mensongers et alinants, aux consquences funestes. Pour les augustiniens de la seconde moiti du sicle, ce seront des expressions funestes de notre concupiscence, avide des faux biens de ce monde : cest ce que dit dj Saint-Cyran ; mais cest pour le moment une vision fort minoritaire. (ROHOU Jean, Le XVIIe sicle, une rvolution de la condition humaine, op. cit., p. 218. Cf. aussi ibid., p. 272.)
274
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100 paions, i on employoit aez dindutrie les dreer, & les conduire. 275
Ainsi les passions sont-elles toutes bonnes de leur nature et en dernire analyse, si cest delles que dpend tout le mal, delles aussi dpend tout le bien, toute la douceur & la felicit de cette vie 276 :
Car nous voyons quelles ont toutes bonnes de leur nature, & que nous navons rien eviter que leurs mauvais uages ou leurs exces ; contre lequels les remedes que jay expliquez pourroient uffire, i chacun avoit aez de oin de les pratiquer. 277
La position de loratorien J.-F. Senault est trs proche : Il ny a donc que leur excez de blmable, et la raison assiste de la grace, doit employer toute son industrie pour les moderer. 278 Et les autres exemples seraient nombreux. Avant de laisser R. Descartes, signalons, comme le fait Th. Dixon, que le trait des Passions de lme aura une influence considrable en Europe jusqu la fin du sicle suivant et que sa conception des passions sera dterminante non seulement pour lvolution des thories des passions qui suivront mais galement pour ltablissement du concept dmotion.
In the eighteenth century, however, there was a new sense to the word passions, not found in classical Christian teachings, which derived from the influence of Ren Descartes views on the body and the soul and on the passions of the soul in particular. His Trait des Passions de lAme was his last work and was published in 1649; it informed thinking about the passions in Europe for at least the next hundred and fifty years. 279
prcdent, la Princesse de Clves. Leur premier intrt pour nous rsidera notamment dans la simplicit du discours des passions qui y est tenu. Je les aborderai comme des textes littraires au discours rducteur donc simplifiant, extrayant les grandes articulations, les principes structurants de la complexit des discours et de la pratique des passions en cours leur poque (quil serait difficile voire prilleux de vouloir embrasser dans sa globalit). Les Aventures de Tlmaque sont un trait pdagogique280 ; leur caractre rptitif sera pour nous un atout prcieux, nous permettant dexaminer sous plusieurs facettes un objet simplifi :
Ainsi sexplique aussi limportance des rptitions dans le Tlmaque. Il nest pas question den nier la monotonie : combien de fois Mentor ne met-il pas Tlmaque en garde contre les flatteurs, avec des arguments bien proches les uns des autres ? Le phnomne est plus marqu encore si lon est sensible aux ritrations lexicales qui, dans le dtail dun fragment comme dans le livre pris dans sa totalit, placent le Tlmaque sous le signe de la redondance ou, au mieux, de la mtabole. Mais ces rptitions ont leur lgitimit quil faut comprendre : on ninsistera pas sur leur vidente ncessit pdagogique aucun lve na jamais retenu une notion quon lui avait nonce une seule fois , pour mettre laccent sur la faon dont elles transforment le rcit en discours, non seulement cause des nombreux morceaux dloquence qui maillent le livre et tirent inlassablement la leon des vnements, mais par ltablissement dun raisonnement logique explicite qui met en relation les vnements, les situations ou les personnages. 281
La Princesse de Clves sinscrit, elle, dans le moment tragique de lpoque classique se caractrisant par une criture impliquant esthtiquement une sobrit de lexpression et une conomie du vocabulaire remarques depuis dj longtemps282. cela sajoute, la mme poque, une rflexion littraire sur lexpression romanesque et thtrale des passions posant notamment la problmatique de la vraisemblance qui viendra enrichir notre questionnement. Ainsi tenterons-nous tout dabord de saisir, dans les Aventures de Tlmaque, limportance de lopposition entre raison et passions qui est y dessine et la faon dont elle structure des enjeux de pouvoir autour des passions (condenss et synthtiss en une mtaphore tyrannique). Nous verrons ensuite que cette mtaphore tyrannique sarticule avec un autre champ smantique centr sur les problmatiques du sens, de linterprtation et de lexpression (que je rsume par mtaphore smiotique). Nous examinerons ensuite le caractre prototypique accord la passion amoureuse dans le discours des passions dvelopp dans le Tlmaque, et finirons
280
Nous pouvons, ce titre, le proposer comme un cho la Somme thologique qui a servi de soubassement ltude des thories thomistes synthtise plus haut (cf. pages 68-71), et que Thomas dAquin a crite comme un instrument de clarification la vocation didactique vidente. 281 CUCHE Franois-Xavier, Tlmaque entre pre et mer, Paris, Honor Champion, 1994, pp. 33-34. Je renvoie ici la controverse entre MM. de Charnes et de Valincour (1678-1679) mentionne et commente par C. Esmein (cf. ESMEIN Camille, Peinture de la passion et rhtorique des passions dans la potique romanesque aprs 1660 , pp. 21-29, in DUFLO Colas et RUIZ Luc (ds), De Rabelais Sade. Lanalyse des passions dans le roman de lge classique, Saint-tienne, Publications de lUniversit de Sainttienne, 2003, pp. 25-26), ainsi qu ce qui en est dit ci-dessous (cf. page 120).
282
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par un largissement de notre regard en tchant dvaluer, dans ce roman, le poids et la prgnance du discours de matrise et la place quy tiennent les passions. La Princesse de Clves nous permettra alors, dans un mouvement de retour sur les rsultats tablis partir des Aventures de Tlmaque, dapprhender le rle et la porte de la mtaphore smiotique (qui nest quesquisse dans le premier roman) et de pntrer la faon dont elle travaille la mtaphore tyrannique en lui donnant tout son sens. Enfin, et avant de pouvoir conclure et synthtiser lensemble des rsultats obtenus, nous nous attarderons sur lassimilation de la passion un principe moteur ou causal de laction humaine, et son valuation morale.
Ajoutons que le Tlmaque de Fnelon est devenu, selon J. Le Brun284, le livre le plus souvent rdit et traduit de la littrature franaise285. Cest lextraordinaire audience que le roman a rencontre qui motive son choix pour une tude des discours de lmotion et de la passion qui y sont tenus dautant que ces discours sont particulirement dvelopps. En raison de ce succs, il peut en effet lui tre accorde une certaine reprsentativit de son sicle (et mme au-del). Mais si jai choisi de travailler partir dun miroir des princes286 cest aussi parce que ce genre douvrage condense des formalisations sur deux pratiques qui
283
LE BRUN Jacques, Du priv au public : lducation du prince selon Fnelon , pp. 235-260, in HALVI Ran (dir.), Le savoir du prince. Du Moyen ge aux Lumires, Paris, Fayard, 2002, pp. 244-245. 284 Cf. LE BRUN Jacques, ibid., p. 252. J. Rohou signale que louvrage a connu 30 ditions en 15 ans (cf. ROHOU Jean, Le XVIIe sicle, une rvolution de la condition humaine, op. cit., p. 550). Au sujet de la carrire europenne triomphale (p. 45) que le Tlmaque a connue pendant deux sicles, cf. aussi CUCHE Franois-Xavier, Tlmaque entre pre et mer, op. cit., pp. 263-264. De faon plus anecdotique, mais pouvant nanmoins nous servir dindice pour apprcier laccueil qua reu le roman de Fnelon, le succs du Tlmaque a eu pour consquence une substantivation de Mentor , utilis depuis aussi comme nom commun. 286 H. Mansfield dfinit les miroirs des princes (specula principum) comme un genre [] visant dresser devant le prince un miroir o il puisse se lire dans un rapport de contraste ou dmulation avec limage du meilleur prince (MANSFIELD Harvey C. Jr., Lducation du prince de Machiavel , pp. 69-79, in HALVI Ran (dir.), Le savoir du prince, op. cit., p. 69).
285
mintressent principalement et que nous avons dj rencontres chez Platon287 : la matrise de soi et lexercice du pouvoir politique, articuls, comme chez Platon, par la notion de passion. On parle de miroirs des princes propos de ces traits spcialiss dducation au pouvoir destins aux futurs souverains apparus, selon J. Cornette, ds le IXe sicle288 mais qui sont dj au XIe sicle dirigs non plus vers le souverain mais vers la socit 289, et qui se multiplient au XVIIe sicle, bnficiant avec le dveloppement de limprimerie dune diffusion beaucoup importante. Larticulation par la passion entre matrise de soi et exercice du pouvoir politique est donc valable pour tout un chacun, toutefois elle est ici inscrite dans la destination mme de louvrage et dans lintention qui gouverne lentreprise dnonciation. Cest donc aussi lesprance heureuse, nous le verrons dune plus grande explicitation des mcanismes qui gouvernent cette condensation, et donc dune plus grande facilit de comprhension, qui motive le choix du Tlmaque290.
motion, mouvoir et mu
On ne relve que 3 occurrences du mot motion dans les Aventures de Tlmaque. Il sagit chaque fois dune motion attribue une personne et assimile un trouble :
la mer mugissante ressemblait une personne qui, ayant t longtemps irrite, na plus quun reste de trouble et dmotion, tant lasse de se mettre en fureur Tlmaque tait plong dans la tristesse et dans le chagrin. Il lui rpondit enfin avec un peu dmotion. Linconnu qui vous a donn une si vive motion est le grand Ulysse.
Ces occurrences semblent correspondre relativement bien aux acceptions proposes par des dictionnaires de la langue de la fin du XVIIe sicle291, savoir celles dagitation, de mouvement qui agite le corps ou lesprit, de fbrilit ou de malaise. Le Dictionnaire universel (1690) de A. Furetire, par exemple, indique :
287 288
Ces ouvrages ont leur origine dans lAntiquit, et ils apparaissent au cours de la renaissance carolingienne sous forme dexhortations se bien diriger (le De institutione regia de Jonas dOrlans, la Via Regia de Smaragde, le Liber de rectoribus christianis de Sedulius Scotus). (CORNETTE Jol, Le savoir des enfants du roi sous la monarchie absolue , pp. 111-145, in HALVI Ran (dir.), Le savoir du prince, op. cit., p. 113, note 3). 289 LE BRUN Jacques, Du priv au public : lducation du prince selon Fnelon , op. cit., p. 235, note 2. Je prcise que jai travaill partir dune dition lectronique des Aventures de Tlmaque : FNELON, Franois de Salignac de La Mothe, Les aventures de Tlmaque (1699), document lectronique fourni par Bibliopolis, Gallica, 1999, document en ligne, URL : <http://visualiseur.bnf.fr/Visualiseur?Destination= Gallica&O=NUMM-101439>. De mme, jai utilis, pour la Princesse de Clves, ldition lectronique : Madame de LA FAYETTE, Marie-Madeleine Pioche de La Vergne (1634-1693), La princesse de Clves (1678), Association de Bibliophiles Universels, base de textes de lABU, 1997, document en ligne, URL : <http://www.ac-rouen.fr/pedagogie/equipes/lettres/tendre/text_abu.htm>. 291 Cf. le Dictionnaire franois de Richelet (1681), dit en version lectronique par Champion lectronique en 1998 ; cf. aussi DUBOIS Jean et LAGANE Ren, Dictionnaire de la langue classique, Paris, Eugne Belin, 1965.
290
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104 ESMOTION. . f. Mouvement extraordinaire qui agite le corps ou leprit, & qui en trouble le temperament ou laiette. La fievre commence & finit par une petite emotion du poux. Quand on a fait quelque exercice violent, on ent de lemotion dans le corps. Un amant ent de lemotion la veu de a maitree ; un brave la veu de on ennemi. ESMOTION, e dit aui dun commencement de dition. Il fait dangereux de e trouver au milieu dune emotion populaire. 292
Ici les occurrences dmotion se distinguent en tout cas, et pour au moins deux dentre elles de faon significative, des usages contemporains ; en particulier, le mot ne parat pas avoir de sens hyperonymique (cest passion qui remplit ce rle). En effet, motion semble ici employe pour trouble (i.e. une sensation perturbant le contrle) : soit comme quivalent trs proche, soit comme substitut distinct, redondant tout en vitant la rptition. ct du nombre restreint demplois de motion, le roman contient par contre 24 occurrences du verbe mouvoir (mais jamais conjugu) : 5 linfinitif et 19 de la forme participiale mu. Linfinitif est utilis 1 fois dans une construction transitive ( [] il tche dmouvoir la compassion de Tlmaque ) et toutes les autres fois sous forme pronominale dans lexpression quasi fige sans smouvoir . Dans tous les cas, il sagit donc de la production de lmotion, recherche ou empche, et donc de son contrle ou de sa matrise nous allons y revenir longuement plus bas propos de la passion. En ce qui concerne la forme adjectivale, lmotion est, dans plus dun quart des cas, celle dun groupe, ou dun collectif : le peuple , nos soldats , plusieurs nobles , toute lassemble mus. cela, il faut ajouter, 2 reprises, lattribution de lmotion, sur le mode analogique et par une mme tournure, des lments naturels : les arbres / la mer mme[s] paraissai[en]t mu[e][s] . Lanthropomorphisme croise ici le caractre collectif attribu lmotion ; cest en effet en ce que lmotion est gnrale quelle dborde non seulement les individus pour prendre le groupe entier, mais mme pour stendre des lments nonhumains. Dans plus dun quart des cas, lmotion est sentie ( il se sentait mu , etc.) ou encore, cest le cur qui est senti mu ( Diomde [] sentait son cur tout mu , etc.). Mais pour un cinquime des occurrences, lmotion parat ( ils paraissaient mus et embarrasss , etc.). Lmotion oscille donc entre le phnomne corporel (touchant la voix, le cur, provoquant la sueur, agissant sur le visage), vcue sur le plan de la sensation, et le statut smiotique (de signe, de visibilit ou dapparence), les deux plans tant lis puisque prcisment cest le corps, lieu dexercice du pouvoir motionnel, qui sert dinstance signifiante lmotion. Ce statut smiotique est galement partag avec la passion, comme nous le verrons en dtail ci-dessous. Enfin, pour un autre quart des occurrences, cest une tournure passive qui est utilise ( son cur fut mu de joie et de tendresse ). Les autres occurrences
292
FURETIRE Antoine, Dictionaire universel, Contenant generalement tous les mots franois, tant vieux que modernes, & les termes de toutes les sciences et des arts, La Haye et Rotterdam, Arnout et Reinier Leers, 1690 ; cf. galement FURETIRE Antoine, Les motions (1690), articles du Dictionnaire universel choisis et prsents par Philippe Brenot, Cadeilhan (Gers), Zulma, 1998, p. 21
correspondent des tournures attributives ( il tait mu et tonn ). Nous retrouvons ici le caractre passif confr lmotion et lune des qualits partages avec la passion (dont cest mme lun des smes fondamentaux lpoque293), la seconde caractristique commune tant lalination, la mise-hors-de-soi, provoques par lmotion ( je me sentais mu et comme hors de moi-mme ). Ici encore passivit et alination sont les deux facettes dun mme processus : quand lindividu est considr comme fondamentalement actif, la passivit corrlative lmotion correspond une dpossession de cette puissance et donc une dsintgration de la personne en lui.
Passion et passions
Le concept dmotion tel que nous lemployons aujourdhui nest pas encore pleinement constitu lpoque de Fnelon ; il faudra attendre le XVIIIe, et surtout le XIXe sicle pour quil fasse lobjet dune laboration scientifique et littraire beaucoup plus dveloppe. la fin du XVIIe sicle, cest encore le concept de passion qui prdomine et qui est utilis l o, souvent, nous utiliserions aujourdhui celui dmotion. Il convient donc, en particulier pour tenter de comprendre cette volution, dexaminer maintenant les usages dans lesquels sinscrivent les 79 occurrences de passion. Il faut prciser que de ces 79 occurrences, 47 sont au pluriel (cest--dire pratiquement 60% des occurrences) ce qui peut tre rapproch de limportance quantitative du propos prescriptif294 et donc gnrique du discours.
Lentre PASSION, subst. fm. du Dictionnaire universel (1690) de A. Furetire commence ainsi : PASSION, . f. Terme de Phyique, relatif & oppo action, qui e dit lors que quelque corps naturel reoit ou ouffre laction de quelque agent. (FURETIRE Antoine, Dictionaire universel, op. cit. ; cf. aussi FURETIRE Antoine, Les motions, op. cit., p. 29). 294 Rappelons que les Aventures de Tlmaque ont t crites comme un manuel dducation. La raison et la conscience auto-rflexive ont acquis en quelques dcennies une position centrale dans la conception de la personne humaine (cf. ROHOU Jean, Le XVIIe sicle, une rvolution de la condition humaine, op. cit., pp. 493-503). 296 Il est dj explicitement prsent, selon J. Cornette (CORNETTE Jol, Le savoir des enfants du roi sous la monarchie absolue , op. cit., p. 115), dans le Rozier des guerres, le testament politique rdig sous la forme dun miroir des princes, conut et dict par Louis XI pour son fils.
295
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Disons pour commencer que la passion, en particulier quand elle est assimile la jeunesse297, est inscrite dans une srie de rapports hirarchiss et doppositions avec plusieurs notions, dailleurs corrles les unes aux autres : la raison , la sagesse et la prudence . Ce rapport est explicitement tabli dans 7% des occurrences de passion :
pas assez prudent pour les couter. Je ncoutai que ma passion. Le sage Mentor [] la sagesse claira mon esprit : je sentais une douce force pour modrer toutes mes passions et pour arrter limptuosit de ma jeunesse mais ce qui perfectionnait le plus leur raison, ctait le calme de leur esprit dlivr des folles passions et des caprices de la jeunesse. La sagesse toute seule agissait en eux, et le fruit de leur longue vertu tait davoir si bien dompt leurs humeurs, quils gotaient sans peine le doux et noble plaisir dcouter la raison. homme si sage, qui il devait tant : mais une passion naissante, et quil ne connaissait pas luimme, faisait quil ntait plus le mme homme Je suis bien aise, fils dUlysse, de voir en vous une si belle passion pour la gloire ; mais souvenezvous que votre pre nen a acquis une si grande parmi les Grecs, au sige de Troie, quen se montrant le plus sage et le plus modr dentre eux. il est juste de croire vos sages conseils plutt que ma passion un homme qui me paraissait ainsi au-dessus de toute passion et de tout intrt la raison tait en lui au-dessus du sentiment, et ce ntait plus ce mme Tlmaque quune passion tyrannique avait autrefois captiv dans lle de Calypso
Mais la passion est galement oppose la vertu , une vie sobre, modre, [] rgle et laborieuse et la justice (8% des occurrences) :
la vertu vous dfend de vous abandonner une folle passion Une vie sobre, modre, simple, exempte dinquitudes et de passions, rgle et laborieuse, retient dans les membres dun homme sage la vive jeunesse, qui, sans ces prcautions, est toujours prte senvoler sur les ailes du Temps. gloire, quil la dsire avec une passion injuste condamner vos passions et vos sentiments injustes modre ses passions et sapplique gouverner son peuple avec justice rsister aux prtentions et aux passions injustes
Enfin, il est tentant de rapprocher de cette opposition la passion, la responsabilit de faire chuter (physiquement et surtout moralement) attribue la passion pour 4% des occurrences. Les passions engendrent en effet des difficults, quant ce ne sont pas des malheurs :
Il tombe chaque jour dans quelque mcompte, tantt par ses passions et tantt par celles de ses ministres Ses malheurs et les miens vinrent dune passion qui cause tous les dsastres les plus affreux, cest lamour.
Toutefois la chute est aussi morale ds lors que les passions peuvent tre honteuses :
ne pouvait vaincre cette passion honteuse
Le rapport dopposition entre raison et passions est donc fortement polaris par une valorisation de la premire et une condamnation corrle des secondes. Nous
297
Nous verrons, dans un prochain chapitre, que lmotion est, elle aussi, associe la minorit, et comment cette association est corrle la notion dindividuation, de constitution de la personne (cf. infra, pages 182-187 et 358-367).
pouvons dailleurs tenter de mettre en correspondance cette condamnation et le caractre cinmatique qui est attribu la passion. Celle-ci est en effet, dans 6,3% de ses occurrences, associe aux notions de transport et dagitation :
Ces paroles lui chapprent dans le transport de sa passion Toutes les passions diffrentes qui avaient agit Hercule transport continuel o il tait jet par la violence de ses passions Je tchais de mtourdir moi-mme par lbranlement de mes passions car il ne saurait trouver aucune paix dans ses passions et dans sa vanit
Et de lagitation attribue la passion dcoule son assimilation, dans plus dune occurrence sur 5, une alination de la personne, cest--dire au fait que la passion, bouleversant lidentit, transforme lindividu passionn en un autre :
homme si sage, qui il devait tant : mais une passion naissante, et quil ne connaissait pas luimme, faisait quil ntait plus le mme homme
Nous retrouvons en fait ici lexpression de la conjonction voque plus haut entre, dune part, lopposition de la raison la passion et ses rsultats, et dautre part lassimilation entre la raison et la personne : lorsque la passion surpasse la raison, ltre passionn nest plus le mme homme . Cette alination est par ailleurs dcline suivant toute une srie de concepts axiologiquement ngatifs (appelant alors implicitement la lutte et plus prcisment la modration, la matrise voire la destruction), quil sagisse de maladie, folie, sauvagerie, frocit, ou encore de faon prototypique et caractrisante de violence (9% des occurrences) :
Mentor, voyant que Tlmaque ne pouvait rsister la violence de sa passion, conut un dessein plein dadresse pour le dlivrer dun si grand danger Celui qui na point senti sa faiblesse et la violence de ses passions nest point encore sage transport continuel o il tait jet par la violence de ses passions expos la violence des passions toutes ces passions, suspendues comme un torrent arrt par une forte digue, reprirent leur cours vous qui retenez mes passions imptueuses arme-toi de courage contre toi-mme, contre tes passions, et contre les flatteurs
De faon rcurrente (4% des occurrences), les passions sont qualifies de furieuses ou de froces :
lune est une joie divresse et de trouble, qui est entrecoupe de passions furieuses et de cuisants remords votre passion est si furieuse il fait tout ce que veulent ses passions froces
Lalination peut galement prendre une forme pathologisante dont larchtype, sur un plan psychologique ou mental, est la folie (pour 5% des occurrences de passion), mais elle peut aussi, plus gnralement, tre traite comme une maladie quelconque :
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que mon cur, enivr dune folle passion mais ce qui perfectionnait le plus leur raison, ctait le calme de leur esprit dlivr des folles passions et des caprices de la jeunesse la vertu vous dfend de vous abandonner une folle passion il ne pouvait encore se rsoudre vaincre sa folle passion passion aveugle comme celle dont vous mavez guri
Lalination qui vient dtre prsente, ce devenir-autre, cest--dire la contestation de lidentit298, met en question non seulement les rapports entre apparences et vrit, ce que je dvelopperai dans une prochaine section, mais plus fondamentalement encore, lintrt mme de ces notions299.
La notion sappuie gnralement, et au XVIIe sicle assurment, sur celle dune possible essence quelque entit que ce soit. Nous aurons loccasion dy revenir en dtails (cf. plus bas, pages 414 et suivantes), mais je peux dj avancer ici que la passion comme plus tard lmotion interroge les soubassements de ce concept dessence et ses rapports avec le langage, et ds lors les principes de fonctionnement du langage ordinairement reconnus et mis en uvre dans les thories (socio)linguistiques. 299 Ce point, avant de pouvoir tre approfondi, demande une tude minutieuse des discours de lmotion, ce qui sera prsent plus loin (cf. chapitre 2, passim). Nous pourrons alors revenir ce dfaut de pertinence et envisager, la lumire des rsultats obtenus et des pistes dgages par ltude de la verbalisation de lmotion, des hypothses pour y remdier (cf. chapitre 3).
298
Le vocabulaire ngatif de la flatterie nest pas fortuit. Lopposition aux passions sappuie sur une rprobation fondamentale qui passe mme par leur condamnation explicite :
Avez-vous pris soin de faire parler les hommes [] les plus capables de condamner vos passions et vos sentiments injustes ?
Le second point touche, lui, au pouvoir contest aux ou par les passions et la raison, lenjeu, lurgence ou le but de laction tant, de faon attendue, la subordination des premires la seconde :
il savait quil ne faut attaquer les passions des hommes, pour les rduire la raison, que quand elles commencent saffaiblir
Il sagit alors soit de modrer les passions ou, dune manire plus gnrale et elliptique, d tre modr (8%), soit plus radicalement de les vaincre (5% des occurrences). cela sajoutent des formulations plus diversifies, mais sinscrivant dans cette mme perspective : calment toutes les passions , quand on leur a donn trop de licence et quon a laiss leurs passions stendre sans bornes , attaquer les passions (soit au total 16,5% des occurrences) :
tu ne seras grand quautant que tu seras modr et courageux pour vaincre tes passions la sagesse claira mon esprit : je sentais une douce force pour modrer toutes mes passions et pour arrter limptuosit de ma jeunesse mais ce qui perfectionnait le plus leur raison, ctait le calme de leur esprit dlivr des folles passions et des caprices de la jeunesse. La sagesse toute seule agissait en eux, et le fruit de leur longue vertu tait davoir si bien dompt leurs humeurs, quils gotaient sans peine le doux et noble plaisir dcouter la raison. il ne pouvait encore se rsoudre vaincre sa folle passion Une vie sobre, modre, simple, exempte dinquitudes et de passions, rgle Je suis bien aise, fils dUlysse, de voir en vous une si belle passion pour la gloire ; mais souvenezvous que votre pre nen a acquis une si grande parmi les Grecs, au sige de Troie, quen se montrant le plus sage et le plus modr dentre eux. Quand la sagesse et la vertu parlent, elles calment toutes les passions. quand on leur a donn trop de licence et quon a laiss leurs passions stendre sans bornes ne pouvait vaincre cette passion honteuse il savait quil ne faut attaquer les passions des hommes, pour les rduire la raison, que quand elles commencent saffaiblir il faut vaincre ses passions pour savoir modrer celles de tout un peuple modre ses passions et sapplique gouverner son peuple avec justice
Le dcompte de ces occurrences, dont la frquence est dj leve, doit tre augment par quantit de formules smantiquement priphriques et corollaires qui viennent renforcer le discours principal, et complter ainsi ce que jai appel la mtaphore tyrannique300. Dans les Aventures de Tlmaque, il sagit en effet principalement de matriser, retenir, freiner les passions, ou symtriquement dchapper ou de se dlivrer de leur emprise :
300
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Il a de lhumeur, des passions, des habitudes, dont il nest pas tout fait le matre vous qui retenez mes passions imptueuses ils ne mettent plus de frein leurs passions Ces paroles lui chapprent dans le transport de sa passion Mentor, voyant que Tlmaque ne pouvait rsister la violence de sa passion, conut un dessein plein dadresse pour le dlivrer dun si grand danger le calme de leur esprit dlivr des folles passions
Dans cette perspective, les passions exercent un pouvoir tyrannique ou qui tyrannise (explicitement pour 2,5% des occurrences de passion) auquel il ne faut pas sabandonner mais, loppos, contre lequel il faut rsister (explicitement pour 2,5% des occurrences) :
Il est tyrannis par ses passions ; il ne connat point ses devoirs ce ntait plus ce mme Tlmaque quune passion tyrannique avait autrefois captiv dans lle de Calypso la vertu vous dfend de vous abandonner une folle passion voyant que Tlmaque ne pouvait rsister la violence de sa passion rsister aux prtentions et aux passions injustes
Les passions sont donc places au cur dune lutte pour le pouvoir, en coalition mais aussi luttant parfois entre elles :
Le mpris, la haine, la crainte, le ressentiment, la dfiance, en un mot toutes les passions se runissent contre une autorit si odieuse son cur fut combattu par deux passions contraires
Les passions portent le combat au cur301 de lindividu ; mais il est, de surcrot, essentiel de relever que les passions sont prcisment mobilises comme linstance qui permet dintrioriser lennemi en lassimilant soi-mme :
arme-toi de courage contre toi-mme, contre tes passions, et contre les flatteurs
Cet extrait est particulirement rvlateur. En effet, nous avons vu linstant que lopposition aux passions ainsi que leur rprobation mettaient en jeu les consquences de contenter ou flatter les passions. Nous pouvons donc assister, rebours, dans cet exemple, au processus dintriorisation et didentification par assimilations successives des flatteurs (extrieurs, autres) aux passions et de tes passions toi-mme . Autrement dit, nous avons l un droul rtrograde, une explicitation du mouvement consistant inclure et incorporer (stricto sensu) lopposition, cest--dire la mtaphore tyrannique, dans la personne. Si lutte pour le pouvoir il y a, cest quelle est motive par le principe moteur attribu aux passions. Elles sont en effet considres comme poussant laction, ou comme ce qui fait agir302, do leur enjeu politique. De cette faon, elles entranent , engagent , etc. (dans 5% des occurrences de passion), et mme veulent et dominent :
Au sens figur mais galement, nous le verrons un peu plus loin, au sens propre (cf. infra, pages 114-116 ainsi que pages 143 et suivantes). 302 Ltude de la Princesse de Clves nous permettra de revenir en dtail sur ce principe moteur et causaliste de la passion, et de comprendre ainsi son ampleur, ses articulations et ses corrlations (cf. cidessous, pages 131-137).
301
cette manire de flatter mes passions mentranait toujours La passion de rabaisser lorgueil et linsolence des Tyriens lengagea prendre leur ville engagez-les par leurs passions mmes vous tre fidles ; car vous ne les tiendrez que par l il fait tout ce que veulent ses passions froces ; il est toujours entran par son avarice, par sa crainte, par ses soupons princes que leurs passions dominent
Le principe moteur des passions est galement mobilis de faon plus dtourne ( il espra de le prendre par cette passion ) ou comme moteur psychologique, repre axiologique ou critre dvaluation de ce qui est lourd de consquences :
je ne crains plus que mes passions
Enfin, pour conclure ce point, je souhaiterais attirer lattention sur un rapprochement explicite et rpt dans les Aventures de Tlmaque, le rapport entre la matrise des passions personnelles dune part, et dautre part le pouvoir politique sur les autres :
il faut vaincre ses passions pour savoir modrer celles de tout un peuple Idomne modre ses passions et sapplique gouverner son peuple avec justice
Toutefois, notons que Fnelon ninvente pas ce rapport ; sil leur donne une prsence et une importance accentues dans son roman303, il reprend ici des principes dj exposs antrieurement. H. Drvillon indique par exemple :
Dans le Pourtraict de la sant, Joseph Du Chesne dcrivait la colre comme un pouvoir sur nostre corps, qui compromet lempire de la raison ou de la morale. Sous lemprise de la colre et des passions, le prince, ntant plus matre de soi, ne saurait prtendre tre matre des autres. La soumission du jeune roi une discipline qui loignait ou apprivoisait les passions apparaissait ainsi comme la garantie de son autorit future. 304
Le Pourtraict de la sant de J. Du Chesne a t publi en 1606, cest--dire prs dun sicle avant les Aventures de Tlmaque, cependant largument est beaucoup plus ancien puisque cest sur celui-l mme que se fonde le plaidoyer de Platon pour lattribution du pouvoir au philosophe305, celui qui sait se matriser.
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effet bien prsents et relativement dvelopps dans le Tlmaque. Toutefois, les articulations entre ces rapports et la mtaphore tyrannique ne nous seront pleinement accessibles quaprs avoir tudi en dtail le discours des passions dans un autre roman, La Princesse de Clves306. Cest par hypallage307 que Fnelon peut parler de passions aveugles , mais la collocation est presque trop frquente pour quon puisse considrer quil sagit dune seule figure de style :
mais laveugle passion de revoir sa misrable patrie lui fit rejeter tous ces avantages Voil leffet dune aveugle passion. ce nest point une passion aveugle comme celle dont vous mavez guri dans lle de Calypso cet attachement est diffrent de la passion dont vous mavez vu aveugl pour Eucharis
Si l aveuglement de la passion (dans tous les sens du gnitif) est autant rpt par lauteur, cest sans doute aussi que la passion trompe , voire dconstruit ou annule la connaissance que la personne peut avoir :
on se laisse aller aux appas trompeurs dune passion homme si sage, qui il devait tant : mais une passion naissante, et quil ne connaissait pas luimme, faisait quil ntait plus le mme homme Il est tyrannis par ses passions ; il ne connat point ses devoirs rsister aux prtentions et aux passions injustes
Ceci est dautant plus dcisif que, par ailleurs, cette tromperie peut ds maintenant tre mise en regard avec le fait que la passion est coute , quelle se reoit , autrement dit quelle est engage dans un processus de communication :
pas assez prudent pour les couter. Je ncoutai que ma passion. recevoir toutes leurs passions
Lalination, un premier niveau, est donc celle qui ne permet plus une personne de distinguer apparences et vrit, cest--dire celle qui est provoque par laveuglement de la raison. Cest donc ce complexe308 que je mobiliserai lorsque, dornavant, je parlerai de mtaphore smiotique de la passion ou de lmotion. Pour linstant, aussi bien ses contours que sa structure restent nbuleux. Ltude, suivre, de la Princesse de Clves nous permettra, prcisment, de dissiper ce brouillard.
La passion amoureuse
ct des mtaphores tyrannique et smiotique, le discours de la passion prend des formes annexes dans le Tlmaque, nanmoins le champ dapplication de la passion y est particulirement troit. En effet, malgr limportance considrable du dveloppement de son discours dans ce roman, et en particulier de ses liens avec le domaine politique, les passions y sont couramment rduites la passion
306 307
Autrement dit la figure qui consiste attribuer certains mots ce qui se rapporte dautres mots de la mme phrase. 308 Ce complexe sera plus amplement dvelopp ci-dessous, pages 122 et suivantes.
amoureuse309 et en particulier souvent celle dun homme pour une femme (faisant ainsi glisser la passion de la sphre publique la sphre prive, ou, formul diffremment, redfinissant en mme temps que la passion et par la passion, la distinction entre sphres publique et prive) :
qui laimait avec tant de passion Trop heureux, sil et t constant dans cette passion pour une femme qui fut son pouse quoiquil et tant de passion pour elle
cela, nous ne pouvons opposer que trois exceptions pour lesquelles lobjet de la passion (mais il nest pas toujours prcis, loin sen faut, notamment dans le discours gnralisant, mobilisant les passions) nest pas lobjet dun amour entre deux personnes : un personnage fminin passionne pour la gloire , une passion dacqurir du bien et une passion pour la chasse Cest aussi dans cette perspective que sinscrivent les usages des formes participiales et adverbiales du verbe passionner310. Le prototype semble en tre lamour passionn, soit celui dun homme pour une femme :
il tait passionn pour une autre passionn pour son Eucharis favori passionn il aime passionnment
Dune manire gnrale, il apparat que la passion comme amour est, de faon strotype, plutt attribue la femme. Mais lassociation de la femme et de la passion ne se rsume pas seulement lobjet de cette dernire. La passion est galement prsente comme une caractristique fminine plus gnrale311 : on ne trouve en elle ni passion, ni enttement, ni lgret, ni humeur, comme dans les autres femmes . Sil est loin dtre une exception, le discours de Fnelon, souvent trs ngatif sur les femmes, nest peut-tre pas universel sur ce point.
Nous pouvons considrer ici que Fnelon se conforme la thorie augustinienne des passions. Saint Augustin insiste en effet sur la primaut archtypale de lamour-dsir (libido) et son rle moteur dans toutes les passions (cf. par exemple AUGUSTIN, Cit de Dieu, livre XIV, chapitre V, et ci-dessus, note Erreur! Signet non dfini. page Erreur! Signet non dfini.). 310 Les deux seules occurrences de linfinitif passionner ne semblent pas pertinentes pour notre sujet : elles correspondent des acceptions aujourdhui peu usites (une forme transitive pour laquelle lobjet peut tre un inanim, cest--dire un usage quivalent au contraire de dpassionner). 311 Nous verrons plus loin que lmotion sera, elle aussi, associe la femme aux sicles suivants, et ce de faon beaucoup plus dveloppe, en particulier en rapport avec la mtaphore tyrannique (cf. cidessous, pages 182-187).
309
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Par ailleurs, cest essentiellement dans ce cadre dune rduction de la passion lamour que nous pouvons interprter lassimilation de la passion au feu312 :
allumer de grandes passions on se laisse aller aux appas trompeurs dune passion quon naperoit que quand il nest presque plus temps de lteindre sa passion tait comme un feu mal teint, qui sort de temps en temps de dessous la cendre et qui repousse de vives tincelles enflammer davantage sa passion
Il est toutefois remarquable quici la mtaphore se concentre sur deux seuls aspects de la passion : dune part, son commencement ou sa cration ( allumer ou enflammer ) et dautre part sa fin ou sa destruction ( teindre ).
De fait, un trs grand nombre doccurrences de cur dans le Tlmaque se rattachent cette sphre de laffectivit, et certaines mme la passion en particulier :
que mon cur, enivr dune folle passion son cur fut combattu par deux passions contraires
Toutefois, conformment ce que signale F.-X. Cuche, un nombre tout aussi important demplois de cur se rapportent la volont ou, en tout cas, un
Lemploi de flamme pour amour est gnralement considr comme un clich caractristique du sicle (cf. DURAND Gilbert, Introduction la mythodologie. Mythes et socits, prface de Michel Cazenave, Paris, Albin Michel, 1996, p. 196, qui le prsente comme un tic dpoque , dpourvu dintention smantique) quand bien mme nous avons conserv la mtaphore jusqu nos jours. Fnelon, lui, nemploie le mot quune seule fois dans cette acception (malgr 31 occurrences), et Mme de La Fayette nutilise pas le terme. 313 Cf. chapitre 2.
XVIIIe 314 312
domaine qui dborde largement le champ du passionnel (idation, instance du jugement, conscience, rationalit, mmoire, etc.) :
Est-ce donc l, Tlmaque, les penses qui doivent occuper le cur du fils dUlysse ? Je comparais ce roi invisible avec Ssostris, [] si attentif couter tout le monde et tirer du cur des hommes la vrit quon cache aux rois. nimporte, pourvu que je dise toujours la vrit et que mon cur naime que la justice. Ainsi, mes yeux commenaient sobscurcir, mon cur tombait en dfaillance ; je ne pouvais plus rappeler ni ma raison, ni le souvenir des vertus de mon pre. Quoique je ne comprisse point encore parfaitement la profonde sagesse de ces discours, je ne laissais pas dy goter je ne sais quoi de pur et de sublime ; mon cur en tait chauff et la vrit me semblait reluire dans toutes ces paroles. cherchez un homme qui ait vos lois crites dans le fond de son cur et dont toute la vie soit la pratique de ces lois je ne songe qu retourner dans une vie paisible et retire, o la sagesse nourrisse mon cur Toutes ces penses contraires agitaient tour tour son cur, et aucune ny tait constante : son cur tait comme la mer, qui est le jouet de tous les vents contraires. pendant que le cur sexerce et se fortifie dans la vertu Tout ce quil avait dit demeurait comme grav dans tous les curs. Les flatteurs qui auront le plus dempressement pour vous empcher de vous exposer au pril dans les occasions ncessaires seront les premiers dire en secret que vous manquez de cur, sils vous trouvent facile arrter dans ces occasions. il suit librement la vritable pente de son cur Je fus ravi de trouver cette droiture et cette quit dans le cur de Protsilas il demeurait immobile, et les prires ni les raisons ne trouvaient aucune ouverture pour entrer dans son cur Si, de bonne heure, on remplit les enfants de ces grandes maximes et quon les fasse entrer dans leur cur par la douceur du chant, il y en aura peu qui ne senflamment de lamour de la gloire et de la vertu. avec un cur noble et port au bien Pendant quArcsius parlait de la sorte, ces paroles entraient jusquau fond du cur de Tlmaque leurs curs sont rassasis de la vrit et de la vertu Lorsque Tlmaque acheva ce discours, il sentit que la douce persuasion avait coul de ses lvres et avait pass jusquau fond des curs. Minerve, qui a tant de fois inspir votre pre, a mis dans votre cur le conseil sage et gnreux que vous avez donn Mais dautres penses occuprent aussitt son cur. il sentait la vrit de ces paroles et elles se gravaient dans son cur, comme un savant sculpteur imprime les traits quil veut sur le marbre mais mon cur me ferait de continuels reproches il est question de les voir en particulier, de tirer du fond de leurs curs toutes les ressources secrtes qui y sont, de les tter de tous cts, de les sonder pour dcouvrir leurs maximes. son cur est comme un puits profond : on ne saurait y puiser son secret. ses lvres sefforaient en vain dexprimer les penses qui sortaient avec imptuosit du fond de son cur
Ds lors, et sans que la distinction entre les diffrentes acceptions du mot soit aise ni mme peut-tre possible, il est fort probable que le cur soit, dans ce roman, inscrit dans des rseaux smantiques qui ne sappliquent pas la passion (y compris considre au sens large). Il risquerait donc den rsulter un brouillage des usages mtaphoriques plus quun claircissement. Cette difficult de principe est aggrave par la complication suscite par la profusion des verbes utiliss avec cur, dont les nuances ne permettent pas de dgager aisment de grandes orientations. Nous ne pouvons donc que remarquer la complexit des rseaux mtaphoriques concernant le cur, qui annonce ceux qui se dvelopperont autour de lmotion au XVIIIe, et surtout aux XIXe et XXe sicles315. Nous verrons nanmoins, grce lclairage incident que nous permettra lappoint des donnes obtenues partir de la Princesse
315
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de Clves, que ltude des adjectifs auxquels cur est associ nous apportera des informations apprciables316.
En outre, il apparat que la mtaphore va de pair avec la diversit attribue la passion. Nous aurons loccasion dy revenir, mais ce caractre changeant contraste dj avec tout principe ontologique.
Le terme sert galement dcliner la problmatique de lapparence, de la sincrit, de la dissimulation (ce qui concerne un quart des occurrences de sentiment), autrement dit ce que jai appel plus haut la mtaphore smiotique :
elle savait cacher ses sentiments elle cachait ses vrais sentiments impatience de connatre mes sentiments On voulut savoir mon sentiment Idomne est dans les sentiments o je suis sr que vous voudriez quil ft Je vous loue de navoir point voulu lui dcouvrir vos sentiments Une humeur noire lui donnait, contre ses vritables sentiments, un esprit de contradiction
Nanmoins, la notion de sentiment, bien que proche et parfois assimile celle de passion, nest pas mobilise que pour des emplois totalement ngatifs. Le concept fait mme lobjet dune valorisation dans plus dune de ses occurrences sur 3, soit parce
316
que le sentiment en question prend la forme dun critre dhumanit, soit plus simplement quil dessine une version positive de la sensibilit317 :
souvenez-vous que vous devez la vie nos sentiments dhumanit Quiconque prfre sa propre gloire aux sentiments de lhumanit est un monstre dorgueil, et non pas un homme ils virent quIdomne prenait des sentiments dhumanit et quil voulait tre leur pre parce quaucun sentiment de bont ni aucun principe de vertu ne les retient sil te reste encore quelque sentiment, nes-tu pas indign ? il rappelait dabord dans son cur tous les sentiments de vertu on tait encore plus touch des sentiments tendres de Tlmaque sil vous reste quelque sentiment de probit il sgare et sloigne de tout sentiment de vertu la noblesse de ses sentiments elle lui inspira des sentiments de justice et de compassion ctait plutt une tristesse et un sentiment tendre
De faon certes plus secondaire (pour le sujet qui nous proccupe ici), il faut cependant noter que sentiment est aussi largement utilis comme quivalent de ide, impression, valuation, etc. :
On voulut savoir mon sentiment Idomne est dans les sentiments o je suis sr que vous voudriez quil ft ils ne sont pas assez raisonnables pour entrer dans vos sentiments dcider contre son sentiment une mort qui puisse teindre tout sentiment et toute connaissance en eux aucun sentiment pour tout ce quils voient de dlicieux au dehors une si violente impression : ctait un sentiment vif et dlicieux Tous les chefs [] applaudissaient ce sentiment faute de savoir dcider contre le sentiment de ceux auxquels ils ont affaire Une humeur noire lui donnait, contre ses vritables sentiments, un esprit de contradiction
Nous retrouvons l le mme genre dambigut que celle qui a mentionne plus haut propos du cur ( la fois lieu que la passion occupe et objet sur lequel sexerce son pouvoir et son action) et appartenant donc ce titre la sphre affective, mais aussi celle de la volont. Cette fois, le sentiment est donc partag entre la mme sphre de laffectivit et celle de la raison (les deux sphres de la volont et de la raison ayant manifestement connu une volution, travailles lune et lautre dans le sens dun rapprochement mutuel par la mtaphore tyrannique notamment, jusqu quasiment concider aujourdhui). Plus secondairement car les volutions les plus sensibles sont l antrieures au roman tudi , il est notable que la notion dintrt318, qui depuis plusieurs dcennies est troitement associ au concept de passion (mais qui y sera progressivement oppos au cours du sicle suivant) est largement utilise (44 fois) dans les Aventures de Tlmaque :
au-dessus de toute passion et de tout intrt industrieux pour flatter mes passions, ardent pour mes intrts
tant parfois directement associ passion, par juxtaposition (ce qui compromet quasiment la possibilit de distinction entre synonymes et antonymes), il est de
317 Nous verrons que lmotion prsentera des versions alternatives, secondaires, similairement valorises (cf. infra, pages 357-398, et plus particulirement pages 368-380). 318 Cf. ci-dessus, pages 84-88.
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faon gnrale difficile dtablir si le glissement smantique manifeste la fin du XVIIIe sicle est dj sensible ou pas dans ce roman, quoique quon puisse attribuer au terme ses acceptions contemporaines pour lintgralit de ses occurrences.
agrables aux princes que leurs passions dominent la mauvaise honte et la timidit dominent votre cur vous avez un roi que la mauvaise honte domine
La figure de la domination se dcline galement sous la forme de la matrise. Quatre occurrences de matre (15%) concernent ainsi explicitement la matrise des passions ou de soi-mme :
Il parat matre de tous les autres hommes : mais il nest pas matre de lui-mme, car il a autant de matres et de bourreaux quil a de dsirs violents. Un roi, quelque bon et sage quil soit, est encore homme. Son esprit a des bornes, et sa vertu en a aussi. Il a de lhumeur, des passions, des habitudes, dont il nest pas tout fait le matre. vous demeurez le dpositaire des secrets, larbitre des traits, le matre des curs ; votre rputation vole dans tous les pays les plus loigns Il faut tre patient pour tre matre de soi et des autres hommes
Plus prcisment, la matrise ou la domination prend la forme dune possession de soi-mme , qui peut en tre considre comme lenjeu :
Il vous faut des plaisirs qui vous dlassent et que vous gotiez en vous possdant, mais non pas des plaisirs qui vous entranent. celui qui ne se possde point dans les dangers est plutt fougueux que brave
Au passage, si la constitution de lindividu passe par cette possession de soimme , le processus dindividuation travaill par les discours de la passion correspond donc un ddoublement paradoxal de la personne objet delle-mme (cest--dire, en somme, une autre forme de non-individuation) quil est la fois tentant et intrigant de mettre en miroir de lalination319 dont menace la passion. En outre, cet enjeu de la domination est fondamentalement politique ; rappelons que les Aventures de Tlmaque ont t crites ad usum Delphini, cest--dire comme un livre dducation sadressant un jeune prince, combinant donc dans un mme projet le double objectif daider un enfant devenir adulte et souverain.
319
Si nous entrons maintenant davantage dans le dtail, il apparat que la domination sobtient fondamentalement lissue dun combat (forme prototypique de lopposition), considr comme intrieur, contre les passions et/ou contre soimme :
le combat que javais souffert au-dedans de moi son cur fut combattu par deux passions contraires ils ont eu besoin de combattre contre eux-mmes
Ce combat se dcline comme une opposition un adversaire soumettre et surtout comme un adversaire surmonter (dont 6 occurrences sur 11, cest--dire 55%, ont un sens moral) :
un roi nest digne de commander et nest heureux dans sa puissance quautant quil la soumet la raison lhomme vritablement libre est celui qui, dgag de toute crainte et de tout dsir, nest soumis quaux dieux et sa raison Si la sagesse en vous surmonte lamour ni les traits enflamms de lAmour nont pu surmonter les artifices de Minerve. il a besoin dtre hors de lui pour se mettre au-dessus de la crainte, parce quil ne peut la surmonter par la situation naturelle de son cur Mais enfin la vertu, quand elle est douce, simple, ingnue et modeste, surmonte tout. Enfin, sa vertu surmontant sa douleur il tait honteux de sa crainte, et navait pas le courage de la surmonter
Mais dans les Aventures de Tlmaque de Fnelon, une forme essentielle participant au discours de contrle est la retenue ; elle est toutefois souvent une rtention spcifique, celle des larmes :
esprant quun enfant, qui pourrait avoir vu ou entendu quelque chose dimportant, ne saurait pas se retenir on se moquait de mon innocence ; ma retenue et ma pudeur servaient de jouet ces peuples effronts nous ne pmes, en le remerciant, retenir nos larmes et elle ne put se retenir Tous ceux qui lcoutrent ne purent retenir leurs larmes Nestor ne put, ces paroles, retenir ses larmes, et il fut touch dune secrte joie Philoctte, plus sensible quun autre par lexprience de ses malheurs, ne put retenir ses larmes. Tlmaque [] ne pouvait tre retenu que par le seul Mentor il ne put retenir ses larmes cest vous qui me donnez la sagesse de profiter de mes fautes pour me dfier de moi-mme ; cest vous qui retenez mes passions imptueuses empcher tous les maux que dautres feraient, sils ntaient retenus chacun avait de la peine retenir ses sentiments Tlmaque [] ne put retenir ses larmes son imagination, quoique vive, est retenue Tlmaque, attendri et troubl, ne pouvait retenir un torrent de larmes lun et lautre manquent de fermet pour se retenir parce quaucun sentiment de bont ni aucun principe de vertu ne les retient mais il se retient il faut quil joigne une sagesse qui le retienne
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Notons enfin que lobjet de la matrise dborde videmment les passions et ses manifestations puisque le contrle lui-mme peut par exemple sappuyer sur le sentiment de bont , comme dans lextrait dj cit ci-dessus : aucun sentiment de bont ni aucun principe de vertu ne les retient .
Plus prcisment, si le Tlmaque est le lieu dune laboration sophistique de la mtaphore tyrannique, nous avons vu que cette dernire tait troitement articule la mtaphore smiotique. De mme, la Princesse de Clves nous donnera loccasion de
320
ESMEIN Camille, Peinture de la passion et rhtorique des passions dans la potique romanesque aprs 1660 , op. cit., p. 26. Il est regrettable que C. Esmein nait pas interrog larticulation entre vrit (ou vraisemblance) et expression (complexe de la reprsentation) ainsi que le rle narratif dembrayeur des passions/motions.
nous attarder sur larticulation de la mtaphore smiotique la mtaphore tyrannique. Et cest essentiellement en cela que ltude du discours de la passion dans le roman de Mme de La Fayette sera clairante. Elle nous apportera en effet des complments significatifs dans la comprhension du Tlmaque que nous avons entame, et plus gnralement dans celle des usages de la passion la fin du XVIIe sicle, car la Princesse de Clves prsente vis--vis des passions et du discours tenu sur elles un dispositif exactement antisymtrique de celui adopt par Fnelon. Les raisons qui ont motiv lattention spcifique accorde au roman de Mme de La Fayette tiennent de fait la complmentarit inverse dans son approche par rapport celle dploye dans le Tlmaque entre le social et le psychologique : le miroir des princes de larchevque de Cambrai aborde la passion suivant une dmarche pdagogique en focalisant lattention sur les enjeux et consquences sociaux dun phnomne principalement psychologique ; linverse, la Princesse de Clves est gnralement qualifie de roman psychologique, sintressant donc aux enjeux et consquences psychologiques des relations et interactions sociales qui se dveloppent la Cour. La superposition des deux ouvrages nous permettra donc de suivre la passion comme un outil dinvestigation des rapports entre ces deux ples du social et du psychologique, et corrlativement entre les mtaphores tyrannique et smiotique321. Les Aventures de Tlmaque contiennent plus de deux fois plus de mots que la Princesse de Clves, ce qui complique la comparaison lexicale entre les deux textes. Toutefois, le second dveloppe une hypertrophie du champ lexical psychologique, ce qui contrebalance trs nettement le dsquilibre. Si nous retrouvons donc un nombre doccurrences de passion dun mme ordre de grandeur dans les deux romans, contrairement aux Aventures de Tlmaque, la Princesse de Clves prsente plutt rarement un discours gnrique sur les passions. Je ne compte, ainsi, malgr une frquence impressionnante du mot, que 9 occurrences de passion au pluriel (cest--dire 8% des 113 occurrences, mettre en regard avec, dans les Aventures de Tlmaque, les 60% correspondant). De fait, la Princesse de Clves ne prsente pas le didactisme pesant 322 qui a parfois t reproch aux Aventures de Tlmaque. De surcrot, les passions sont ici, plus encore que dans le roman de Fnelon, la passion, cest--dire lamour entre hommes et femmes323. Cela se retrouve galement, par exemple, dans la totalit des usages, quasi strotyps, de ladverbe passionnment :
Le prince de Clves devint passionnment amoureux de mademoiselle de Chartres cest quil est certain que monsieur de Nemours est passionnment amoureux je dshonore une personne qui ma passionnment aim
321 Pour donner davantage de sens encore ce paralllisme entre, dune part, larticulation entre social et psychologique, et celle entre les mtaphores tyrannique et smiotique, dautre part, nous pourrions prendre en considration le fait que nous ayons lhabitude dopposer lesprit, aussi bien le corps que la lettre. 322 CUCHE Franois-Xavier, Tlmaque entre pre et mer, op. cit., p. 265. 323
Dans ce roman, je nai trouv cela quune seule exception : il feignit une passion grande pour la chasse .
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Les Aventures de Tlmaque nous avaient permis de montrer que lopposition et la hirarchie entre raison et passions sinscrivaient dans le cadre dune relation de pouvoir et dexercice du pouvoir, et que le risque que prsente ce pouvoir des passions tait leur domination de la raison, se traduisant par lalination de la personne. Nous avons galement vu que le discours des passions dans le roman de Fnelon se dveloppait, ct de la mtaphore tyrannique, suivant une autre mtaphore que jai qualifie de smiotique. Enfin, nous avons montr que nous pouvions commencer articuler ces deux mtaphores partir de la notion dalination, rsultante du brouillage entre vrit et apparences provoqu par le pouvoir de la passion. Comme nous allons le voir, lintrt que prsentera pour nous ltude du discours des passions dans la Princesse de Clves rside prcisment dans laccent qui y est mis sur la mtaphore smiotique, son paralllisme et son articulation avec la mtaphore tyrannique tels que nous pouvons les expliciter ou les reconstituer.
Dune manire peut-tre moins verbale mais tout aussi smiotique, la passion y est ce dont on tmoigne (4,4% des occurrences), dont on donne des marques (5,3%), ou encore ce que lon fait voir (3,5%), soit un total de 13,3% des occurrences de passion :
quoique sa passion [] et commenc il y avait plus de vingt ans, [] et il nen donnait pas des tmoignages moins clatants plusieurs qui il navait point tmoign de passion navaient pas laiss den avoir pour lui la passion quil lui avait tmoigne en la prfrant tous les autres partis son silence seul vous avait tmoign sa passion la passion quil lui tmoignait
Inversement mais il sagit lvidence du mme principe , on cache la passion (pour 6,2% des occurrences) :
elle a mme cach avec tant de soin la passion quelle avait pour ce prince, quelle a mrit que lon conserve sa rputation ils avaient cach leur passion tout le monde ce prince, qui touchait dj son cur, cachait sa passion tout le monde Je croyais que vous aviez pour moi une passion violente ; je ne vous cachais plus celle que javais pour vous, et dans le temps que je vous la laissais voir tout entire, jappris que vous me trompiez une femme de la cour, qui vous cache sa passion avec soin et qui la avoue son mari la passion quelle lui cachait Il crut quil ny avait plus rien qui lobliget cacher sa passion au vidame de Chartres
De plus, le jeu des passions entre vrit et apparences ne se limite pas un procd de dissimulation ; il met galement en branle des stratgies de simulation, de feinte, qui interrogent, ds lors, la vrit de la passion (5,3% des occurrences de passion) :
il feignit une passion grande pour la chasse Les passions et les engagements du monde lui parurent tels quils paraissent aux personnes qui ont des vues plus grandes et plus loignes. il le souhaitait plutt par intrt que par une vritable passion Je paye une passion feinte quelle a eue pour moi le mme tribut de douleur que je croyais devoir une passion vritable. Il sassit vis--vis delle, avec cette crainte et cette timidit que donnent les vritables passions. Croyez-vous [] quune personne, qui aurait une vritable passion, pt la dcouvrir son mari ? Madame, vous regretterez quelque jour un homme qui vous aimait dune passion vritable et lgitime. vous ignoriez ma passion, et que vous ne la connaissiez pour la plus vritable et la plus violente qui sera jamais
Et corrlativement, si la passion fait lobjet de tmoignages et si lon en donne des marques, si on la dissimule ou la simule, elle ncessite toujours, partir de conjectures, un travail subtil et incertain de dchiffrage, dhermneutique, dinterprtation :
Les femmes jugent dordinaire de la passion quon a pour elles [] par le soin quon prend de leur plaire
Aussi la vrit de la passion, pour pouvoir tre assure ou restaure, demande-t-elle un recours la persuasion, avec lappui de preuves , dfaut desquelles elle risque de faire lobjet de soupons :
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Ce nest pas, ajouta-t-elle, que lon ne lait souponn davoir une grande passion pour la reine dauphine Ce quil lui avait dit [] lavait entirement persuade de sa passion. elle lui avait fait paratre des sentiments de jalousie qui taient des preuves certaines de passion
Cest dans cette perspective quelle rclame dtre claire , dcouverte , aperue ou vue , avant dtre connue ou sue :
mclairer sur la passion que vous aviez pour monsieur de Nemours Croyez-vous [] quune personne, qui aurait une vritable passion, pt la dcouvrir son mari ? il stait aperu de la passion de monsieur de Clves, comme monsieur de Clves stait aperu de la sienne Ces sortes de passions nchappent point la vue de celles qui les causent Sancerre crut voir quelque refroidissement dans la passion quelle avait pour lui Il lui dit quil connaissait depuis longtemps quil avait quelque passion violente je ne saurais croire, Madame, que vous ignoriez ma passion, et que vous ne la connaissiez pour la plus vritable et la plus violente qui sera jamais qui savait la passion quil avait pour elle je lui dis que je savais sa passion pour madame de Tournon, sans lui dire comment je lavais dcouverte il massura quil la ferait consentir que je susse la passion quil avait pour elle
Nous retrouvons ainsi un discours de matrise trs similaire celui que nous avons dtaill plus haut propos du roman de Fnelon :
la peur quelle a eue de ntre pas toujours matresse de sa passion Eh ! jai pu croire, scria-t-il, que vous surmonteriez la passion que vous avez pour lui. dlivrer des extravagances o memporterait infailliblement une passion dont je ne suis plus le matre elle surmonta les restes de cette passion qui tait affaiblie
Mais si la mtaphore tyrannique est clairement dveloppe dans la Princesse de Clves, elle prend aussi nanmoins dautres formes que celles rencontres dans les Aventures de Tlmaque et cest ici que demeure justement lutilit de ce roman pour ltude qui nous occupe. En particulier, larticulation entre mtaphores tyrannique et smiotique est beaucoup plus sensible, comme par exemple dans :
Pourquoi lui faites-vous connatre que vous vous servez du pouvoir que sa passion vous donne sur lui ?
Ceci sera dtaill et complt un peu plus loin324 mais auparavant nous avons besoin de nous pencher sur la place de la violence dans la Princesse de Clves.
La violence
Tout dabord, la violence, que nous avions voque comme tant caractristique de la passion dans les Aventures de Tlmaque325, est ici aussi prsente mais elle acquiert une position clatante et centrale. Car dans la Princesse de Clves, la passion est dabord et surtout violente ; cest, de loin, le qualificatif directement associ passion le plus courant dans ce roman (17% des occurrences de passion) :
quoique sa passion [] et commenc il y avait plus de vingt ans, elle nen tait pas moins violente Il conservait pour elle une passion violente et inquite qui troublait sa joie La passion de monsieur de Nemours pour madame de Clves fut dabord si violente, quelle lui ta le got et mme le souvenir de toutes les personnes quil avait aimes Les grandes afflictions et les passions violentes [] font de grands changements dans lesprit la personne du monde pour qui jaurais la plus violente et la plus respectueuse passion Je croyais que vous aviez pour moi une passion violente une personne de son humeur, qui avait une passion violente Elle a pour vous une passion violente il ne put simaginer quil et donn une passion qui devait tre bien violente pour avoir recours un remde si extraordinaire il connaissait depuis longtemps quil avait quelque passion violente Jamais mari navait eu une passion si violente pour sa femme un homme dont vous faites tout le bonheur, et qui a pour vous une passion plus tendre et plus violente que celui que votre cur lui prfre Il lassura que monsieur de Nemours tait celui qui avait inspir cette violente passion une personne qui a une folle et violente passion il nignorait pas quelle tait cette femme qui avait une passion violente deux jeunes personnes, qui avaient des passions violentes dans le cur La passion na jamais t si tendre et si violente quelle ltait alors en ce prince. Quelle passion endormie se ralluma dans son cur, et avec quelle violence ! je ne saurais croire, Madame, que vous ignoriez ma passion, et que vous ne la connaissiez pour la plus vritable et la plus violente qui sera jamais une personne quil aimait dune passion la plus violente
Il faudrait ajouter cela les abondantes occurrences, au nombre respectivement de 37 et 15, de violent ou violence (sans compter les autres lments de ce mme rseau smantique) ne se rapportant quindirectement aux mots motion ou passion , comme :
324 325
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je nai que des sentiments violents et incertains dont je ne suis pas le matre rsolu de ne lui point tmoigner le violent chagrin quil avait contre elle
Mais le plus rvlateur vient du constat qu une seule exception prs326, toutes les occurrences de violent ou violence sont associes la sphre morale ou affective. Nous avons assurment l lun des symptmes dun processus dintriorisation ou de conscientisation de la violence quil me parat pertinent dinterprter comme lune des expressions de la mtaphore tyrannique. En effet, le discours de matrise implique une vacuation de la violence hors de la sphre publique en mme temps quil associe cette violence aux passions327 (cest--dire quil construit les passions comme violentes). Un espace intrieur 328 devient alors le lieu de la violence/passions, prparant dj ainsi lme tourmente quexalteront les romantiques un sicle plus tard. Lassociation rpte de violente et tendre pour qualifier la passion sinscrit sans doute dans ce mouvement, valorisant la violence tout en ladoucissant.
Lalination
Le deuxime point capital sur lequel le roman de Mme de La Fayette nous permet de revenir est lalination provoque par la passion329. Il apparat en effet quune mme rhtorique peint la lutte de la passion pour surmonter la raison et celle de la raison pour vaincre la passion. Autrement dit, un mme discours dcrit ou explique la passion et son action, et prescrit en miroir laction vis--vis delle. Cette rhtorique pose que raison et passion sont loppose lune de lautre, tout en les faisant en pratique fonctionner dune faon qui ne peut manquer de nous troubler de manires quasiment interchangeables. Car, outre le rapport rciproque de matrise, la passion te la raison de mme que la raison dissimule, cest--dire te la passion ; un mme principe de retrait est luvre sur les plans tyrannique et smiotique. Ds lors, le processus dalination qui articule les deux mtaphores tyrannique et smiotique, sert galement de centre une symtrie mettant en regard ce principe de retrait et celui doccupation ou de remplissage de la passion :
Monsieur de Nemours, par la crainte de blesser le roi, recula brusquement, et porta son cheval contre un pilier du mange, avec tant de violence, que la secousse le fit chanceler. 327 titre illustratif, gardons en mmoire que lpoque nest pas encore totalement parvenue faire disparatre les pratiques du duel mme si, cet gard, une nette volution est dj trs bien engage. De sorte que le duel, forme extrme de laffirmation de soi (ROHOU Jean, Le XVIIe sicle, une rvolution de la condition humaine, op. cit., p. 305), laisse progressivement la place un processus de construction et daffirmation de soi plus complexe, combinant la fois une conscience de soi accrue et une sociabilit cest--dire une soumission aux autres plus exigente. 328 Les acceptions dintrieur connaissent cette poque une volution notable : Cest seulement depuis le milieu du sicle que cet adjectif sapplique usuellement la vie psychique. (ROHOU Jean, Le XVIIe sicle, une rvolution de la condition humaine, op. cit., p. 380.) 329 Cf. ci-dessus, page 107.
326
Le remplissage de la passion renvoie aussi un cho la rtention ou la retenue, que jai signale plus haut comme tant lune des figures majeures de la mtaphore tyrannique330. Notons de surcrot, et plus pour lanecdote quautre chose, que ce remplissage ou cette plnitude sont galement, dune faon qui apparat symtrique, mobiliss pour qualifier la passion331 :
laimant depuis longtemps avec une passion pleine de respect jusqu sa douleur tous les sentiments que peut donner une passion pleine de crainte et desprance
Mais la clef essentielle de la comprhension de lalination comme articulation des deux mtaphores nous est donne par lextrait suivant, dans lequel la passion est ce qui, tout la fois, occupe et ce qui dtourne :
cest cette mme passion dont il est occup, qui le dtourne dun si grand dessein
En effet, loccupation par la passion concide ici avec ce qui sinscrit dans un rgime de causalit, cest--dire ce qui exerce un pouvoir. De sorte que loccupation peut sentendre comme un quivalent dun processus de devenir-autre, autrement dit dun mcanisme de possession (spirite) en dautres termes, dalination. Et nous croisons donc de nouveau la problmatique de la possession de soi-mme et de lidentit voque plus haut332. Si le pouvoir (i.e. ce qui relve de la mtaphore tyrannique) de la passion rside dans son occupation et lalination quelle provoque (i.e. ce qui relve fondamentalement de la mtaphore smiotique), nous constatons maintenant que les mtaphores tyrannique et smiotique sont beaucoup plus troitement articules lune lautre quil napparaissait au premier abord, et en particulier dans ltude exclusive du Tlmaque.
330 331
Limage du remplissage pour exprimer ou qualifier lidentit est sans doute plus spcifique de la dfinition de la personne que de celle de la passion, mais est videmment mobilise pour quantit dautres notions et dans nombre dautres contextes. Jai souhait (outre le fait que jai ambitionn de rendre compte de lintgralit des usages de passion tels que javais pu les recenser dans les deux romans qui sont examins ici) attirer lattention sur cette image car elle ma semble troitement connecte aux notions dessence ou didentit et la faon dont les mettons habituellement en uvre dans nos discours. Je nai toutefois pas les moyens dapprofondir davantage ce point. 332 Cf. plus haut, pages 108 et 118.
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dissimulation et de matrise au-del du seul domaine des passions, afin de constater leur ampleur et leur dploiement. La mtaphore smiotique, et en particulier le lexique de la dissimulation (o se combinent donc le plus les mtaphores smiotique et tyrannique), est omniprsente dans la Princesse de Clves, bien au-del, mme si ce domaine en constitue le cur, de la sphre des passions. titre indicatif, je prcise donc quon y trouve ainsi 18 occurrences de montrer, 14 de exposer, 11 occurrences de dcouvrir, une de divulguer, mais aussi et surtout 68 occurrences de cacher, 3 de dissimulation et 2 de dissimuler, 5 de dguiser, dont une seule occurrence est employe au sens premier (cest--dire sappliquant un vtement), les quatre autres se rapportant la vrit ou une motion, 26 occurrences de tromper, 20 de se tromper et 3 de tromperie, 191 (!) de croire, auxquelles sajoutent 3 de supposer, 13 de souponner et 23 de soupon, 29 de douter et 4 de doute, 31 de persuader et une de persuasion, et enfin 5 occurrences de convaincre. Symtriquement, le discours de matrise est la fois trs prsent, et trs majoritairement articul aux phnomnes motionnels (au sens large) et leur monstration ou dissimulation. Dans un roman dont lintrigue, dune part, rside prcisment dans le droulement daventures amoureuses ou sentimentales, et dautre part, est situe dans le lieu de pouvoir quest une cour royale o voluent les monarques, des aristocrates suivis de leurs domestiques et personnels, il nest pas ngligeable de constater que prs dun tiers des 67 occurrences de matre, -esse se rapporte la mtaphore tyrannique (et alors la quasi totalit explicitement la sphre motionnelle). Nous voyons ici, de fait, stablir la principale articulation entre mtaphores tyrannique et smiotique :
elle le gouvernait avec un empire si absolu, que lon peut dire quelle tait matresse de sa personne et de ltat. mais il y fut si peu matre de sa tristesse, quil tait ais de la remarquer mais elle le vit toujours surpasser de si loin tous les autres, et se rendre tellement matre de la conversation Depuis douze ans que ce prince rgne, elle est matresse absolue de toutes choses. cest aussi une chose agrable pour lamant, que sa matresse le voie le matre dun lieu o est toute la cour elle tait si peu matresse de ses sentiments Linclination quelle avait pour ce prince lui donnait un trouble dont elle ntait pas matresse. elle trouva quelle ntait plus matresse de ses paroles et de son visage Mais comme elle ntait pas matresse de sloigner Ce lui tait une grande douleur, de voir quelle ntait plus matresse de cacher ses sentiments, et de les avoir laiss paratre au chevalier de Guise. soit que le cardinal de Lorraine se ft dj rendu matre de son esprit Songez seulement que la prudence ne veut pas quune femme de mon ge, et matresse de sa conduite, demeure expose au milieu de la cour. la peur quelle a eue de ntre pas toujours matresse de sa passion a fait quelle la avoue son mari il lui fut impossible dtre matre de son visage Cependant monsieur de Nemours [] se rendit matre tout dun coup de son esprit et de son visage. Je nai donc point encore de matre, rpondit-elle, et personne ne peut mobliger rendre ce que sa confiance ma mis entre les mains. Le cardinal de Lorraine stait rendu matre absolu de lesprit de la reine mre. je nai que des sentiments violents et incertains dont je ne suis pas le matre. il la vit dune si admirable beaut, qu peine fut-il matre du transport que lui donna cette vue pour vous dlivrer des extravagances o memporterait infailliblement une passion dont je ne suis plus le matre
En outre, il convient de comptabiliser dans le discours de matrise lemploi dautres lments issus du mme champ lexical, comme par exemple :
je tenais madame de Thmines par une inclination naturelle que je ne pouvais vaincre Je suis vaincue et surmonte par une inclination qui mentrane malgr moi. Eh ! jai pu croire, scria-t-il, que vous surmonteriez la passion que vous avez pour lui. et je nespre pas aussi de surmonter linclination que jai pour vous Il se passa un assez grand combat en elle-mme. Enfin, elle surmonta les restes de cette passion qui tait affaiblie par les sentiments que sa maladie lui avait donns.
Mais la mtaphore tyrannique est aussi un discours dabsence ou de dfaut de contrle parfois plus amplement dclin encore. Nous trouvons ainsi dans le roman de Mme de La Fayette de trs nombreuses occurrences (reprsentant mme une crasante majorit de ces tournures) de la construction laisser+infinitif mettant spcialement en scne loscillation entre le visible et linvisible, le croire et le savoir (autrement dit la mtaphore smiotique) propos des passions et des motions :
il ntait pas fch de laisser imaginer ce que lon avait cru de ses sentiments pour cette reine Madame de Chartres navait pas voulu laisser voir sa fille quelle connaissait ses sentiments monsieur de Nemours [] a eu, je crois, intention de me laisser entendre quil ne me hassait pas elle navait pu laisser paratre tout dun coup un si grand changement il a t contraint de sortir pour ne se pas laisser voir ce qui est difficile, cest de ne sabandonner pas au plaisir de les suivre ; cest de les viter, par la peur de laisser paratre au public, et quasi elles-mmes, les sentiments que lon a pour elles. il ne laissait chapper aucune occasion de voir madame de Clves, sans laisser paratre nanmoins quil les chercht. et il craignait de laisser trop voir le plaisir quil avait la regarder. ayez la bont, Madame, de me laisser croire que vous lignorez le plus grand des malheurs, qui tait de laisser voir monsieur de Nemours linclination quelle avait pour lui Ce lui tait une grande douleur, de voir quelle ntait plus matresse de cacher ses sentiments, et de les avoir laiss paratre au chevalier de Guise. Je vous ai trop aim pour vous laisser croire que le changement qui vous parat en moi soit un effet de ma lgret. Je croyais que vous aviez pour moi une passion violente ; je ne vous cachais plus celle que javais pour vous, et dans le temps que je vous la laissais voir tout entire, jappris que vous me trompiez je me faisais une si grande violence pour vous dire et pour vous crire que je vous aimais, que vous vtes plus tt que je navais eu dessein de vous laisser voir, que mes sentiments taient changs. Elle trouvait quelle aurait mieux fait de [] dcouvrir [linclination quelle avait] un mari dont elle connaissait la bont, et qui aurait eu intrt la cacher, que de la laisser voir un homme qui en tait indigne elle trouva que tous les maux qui lui pouvaient arriver [] taient moindres que davoir laiss voir monsieur de Nemours quelle laimait pour vous imaginer quil ny ait personne avec qui je me puisse brouiller en laissant croire que je reois de pareilles lettres en ne me laissant voir que la seule intention de me faire plaisir il me rend toutes sortes de mauvais offices, sans lui laisser voir quil a dessein de me les rendre Je nai jamais donn nulle marque de faiblesse, et je ne craindrais pas den laisser paratre, si vous me laissiez la libert de me retirer de la cour je nai pas avou que ctait lui que jaimais, il la souponn, et il a laiss voir ses soupons Pourquoi lui laissez-vous voir que vous la craignez ? il sabandonna aux transports de son amour, et son cur en fut tellement press quil fut contraint de laisser couler quelques larmes Laissez-moi voir que vous maimez, belle princesse, scria-t-il, laissez-moi voir vos sentiments Je sais mon bonheur ; laissez-men jouir, et cessez de me rendre malheureux. jai souhait ardemment que vous neussiez pas avou monsieur de Clves ce que vous me cachiez, et que vous lui eussiez cach ce que vous meussiez laiss voir. Je crois devoir votre attachement la faible rcompense de ne vous cacher aucun de mes sentiments, et de vous les laisser voir tels quils sont. Ce sera apparemment la seule fois de ma vie que je me donnerai la libert de vous les faire paratre.
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De cette faon, les deux mtaphores apparaissent maintenant nettement plus imposantes quon ne pouvait le souponner premire vue. Leur combinaison se manifeste peut-tre aussi de faon plus tangible. La mtaphore tyrannique dans le Tlmaque, nous lavons vu plus haut, se dploie selon deux grandes dclinaisons : il sagit soit de vaincre soit de modrer les passions. Cette modration apparat maintenant beaucoup plus clairement comme le point darticulation entre les mtaphores tyrannique et smiotique : la modration correspond de manire troite la dissimulation. De mme, et symtriquement, ne pas couter ou ne pas recevoir fonctionnent comme le point darticulation entre les versions contraires des mmes mtaphores : la non-coute correspond intimement au contrle. En somme, si nous pouvons assimiler le contrle et la non-monstration (i.e. la dissimulation), nous pouvons, de mme, faire correspondre, le contrle et la non-coute. De sorte que ceci nous permet de suggrer un schma gnral synthtisant la faon dont nous sommes invits pratiquer la passion, travers la prsentation certes rductrice mais nanmoins rvlatrice des verbes ayant comme complment la passion dans les deux romans. Sans aucun doute, ce mode dexposition a ceci de totalement artificiel quil traite les deux textes comme un seul et mme corpus ; lambition qui est poursuivie nest bien sr pas de simplement additionner les deux corpus et les deux discours. Il sagit ici de restituer la mthode de confrontation que nous avons suivie jusqu prsent et qui nous a permis de complter notre comprhension de chacun des textes laide de lautre. La Figure 2 a pour but de rendre compte de manire synthtique des rsultats qua donns cette dmarche.
parler de laisser voir faire connatre donner des montrer tmoigner s'abandonner m arques de faire voir laisser retenir avouer s'tendre mettre un cacher frein rsister feindre m odrer attaquer calmer altrer diminuer tre le matre de surmonter rduire vaincre teindre la raison interrompre gurir de
connatre ignorer savoir apprendre craindre s'apercevoir de juger de condamner remarquer dcouvrir voir persuader de croire trouver
allumer enflammer exciter contenter irriter donner inspirer faire natre venir de
flatter
recevoir couter suivre concevoir sentir satisfaire tre constant dans conserver
avoir
Figure 2 Les verbes employs avec passions pour complment dans les Aventures de Tlmaque et la Princesse de Clves.
Une lecture analytique de ces rsultats sera propose plus loin333, mais nous pouvons ds maintenant distinguer 4 ples de structuration autour de (i) donner des marques de/cacher/modrer/vaincre, (ii) savoir, (iii) flatter/contenter/donner et (iv) avoir.
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sciences humaines et sociales. La symtrie autour de lalination entre raison et passion dune part, et entre retrait et remplissage dautre part334, nous a permis deffleurer linstant lattribution dun principe causaliste la passion, autrement dit le fait quelle soit tenue pour tre un moteur de laction. Et il est sans doute pertinent de rapprocher ce principe causaliste du rle central que joue lalination dans larticulation entre mtaphores tyrannique et smiotique. Si la passion a un rle actif335, elle agit dabord sur le plan eu- ou dysphorique, en ce quelle fait sentir :
Il sentait tout ce que la passion peut faire sentir de plus agrable
Mais cette sensation peut galement correspondre au trouble (nous rejoignons ici le dsordre et donc lalination) et plus gnralement au caractre cinmatique attribu la passion336 :
Il conservait pour elle une passion violente et inquite qui troublait sa joie
Si, dune faon plus image, la passion peut inspirer , donner , ou encore conduire , la causalit peut tre prsente comme un pouvoir de faon nettement plus explicite en obligeant , ayant de leffet , faisant de grands changements ou plus simplement en faisant agir :
Il lassura que monsieur de Nemours tait celui qui avait inspir cette violente passion Il sassit vis--vis delle, avec cette crainte et cette timidit que donnent les vritables passions. vous vous servez du pouvoir que sa passion vous donne sur lui une attention et une rverie que la passion seule peut donner. monsieur de Nemours, qui tait si plein [] de tous les sentiments que peut donner une passion pleine de crainte et desprance Javoue, rpondit-elle, que les passions peuvent me conduire ; mais elles ne sauraient maveugler. la passion de madame de Tournon [] ne serait pas assez forte pour lobliger lpouser mais que ce mariage, qui tait un effet de passion, aurait paru un effet de devoir et dobissance cest cette mme passion dont il est occup, qui le dtourne dun si grand dessein les passions violentes, repartit monsieur de Nemours, font de grands changements dans lesprit ntait peut-tre que leffet de la passion quil avait pour cette autre personne Il parla des effets bizarres de cette passion sa passion lui avait fait trouver ces moyens de voir madame de Clves des extravagances que la passion ma fait entreprendre
Nous assistons en effet ici une volution significative qui se parachvera mesure que lon savancera dans le XVIIIe sicle, celle qui est devenue manifeste avec
334 335
En inventant les passions de lme et en les attribuant aux consquences de la perception (et non plus lactivit, aux mouvements des apptits des mes irascibles et concupiscibles sur lme rationnelle et la volont), R. Descartes effectue et cest lune des innovations majeures de son trait sur Les passions de lme un renversement de la distribution de lactivit et de la passivit entre le corps et lme (qui aura galement pour consquence terme, la disparition de la notion de volont). Car dans la thorie psychologique traditionnelle avant R. Descartes, si les passions sont passives, ce nest pas parce que lme en tait le rceptacle passif mais parce que le corps tait passivement agit par les mes infrieures. Cf. ce sujet DIXON Thomas, From Passions to Emotions, op. cit., pp. 76-77 et 183, et ci-dessous, pages 94-100. 336 Ce point a t prsent plus haut (cf. page 106).
llaboration de la notion damour propre, puis dintrt telle que nous lentendons de nos jours337, qui sont venus modifier les usages de passion et redfinir ses contours smantiques. Celle-ci ne correspond plus tant une perturbation ou une maladie de lme, qu son moteur, ce qui lanime. Et si lpoque de Mme de La Fayette ou mme au moment o Fnelon crit son Tlmaque cette volution, engage depuis plusieurs dcennies, nest peut-tre pas encore compltement aboutie, en ce qui concerne les conceptions du XVIIIe sicle, R. Mauzi peut se permettre dtre beaucoup plus affirmatif :
Il est difficile de trouver un quilibre entre ces deux conceptions opposes. La passion est-elle le mystrieux rsultat dun dynamisme dpassant lhomme, ou le moi port son point suprme ? Les opinions se divisent sur ce point, mais tout le monde convient que la passion nest pas une maladie de lme, ni un dchanement coup sr dangereux, mais le principe de grandes choses et la source de bien des jouissances. 338
J. Rohou signale de son ct que si les uvres littraires des annes 1660-1680, y compris chez des auteurs comme Molire ou La Fontaine, attribuaient les difficults principalement ou exclusivement aux passions, ces dernires font lobjet, partir des premires dcennies du XVIIIe sicle, dune vritable rhabilitation : on leur attribue alors le rle de moteur ou de motivation de laction humaine.
Maintenant, on les rhabilite : Ce sont les passions qui font et dfont tout. Si la raison dominait sur la terre, il ne sy passerait rien. Toutes les passions sont bonnes. Elles sont trop prcieuses pour en rien laisser perdre. Il faut les mettre profit. Quant aux difficults, on commence les imputer aux structures sociales, idologiques et culturelles, qui briment des aspirations quon invite les lecteurs partager, mme quand elles sont moralement contestables : le roman volue de La Princesse de Clves vers Manon Lescaut. 339
De fait, pour expliquer les diffrents rgimes politiques quil tudie, Montesquieu considrera ainsi, au milieu du XVIIIe sicle, comme une vidence que les passions sont un principe politique moteur, cest--dire ce qui fait agir, ce qui fait mouvoir :
Il y a cette diffrence entre la nature du gouvernement et son principe, que sa nature est ce qui le fait tre tel, et son principe ce qui le fait agir.
337
Cf. propos de lvolution des notions damour propre et dintrt, ce qui a t dit plus haut, pages 84-88, et au sujet de lemploi dintrt dans les Aventures de Tlmaque, ci-dessus, page 117. 338 MAUZI Robert, Lide du bonheur dans la littrature et la pense franaises au XVIIIe sicle, Paris, Albin Michel, 1994, p. 439. 339 ROHOU Jean, Le XVIIe sicle, une rvolution de la condition humaine, op. cit., p. 553 (citations de Fontenelle, Dialogues des morts, 1684, II et de Rmond de Saint-Mard, Nouveaux dialogues des dieux, ou Rflexions sur les passions, 1711). Cf. galement ce que dit H. Ida : La passion, qui dsignait dans le vocabulaire de lge classique influenc par la philosophie cartsienne un tat affectif surtout violent ou pathologique, se voit investie dune valeur positive au XVIIIe sicle en tant que principe moteur de la vie psychique. (IDA Hisashi, Gense dune morale matrialiste, op. cit., p. 10.)
DISCOURS DE LMOTION
134 Lune est sa structure particulire, et lautre les passions humaines qui le font mouvoir. 340
Ce qui, au XVIIIe sicle, est une vidence pour Montesquieu, est sans doute galement une banalit pour ses contemporains. Au point que C. Duflo peut, par exemple, insister sur labsence presque invraisemblable dans lunivers romanesque du XVIIIe sicle de caractre passionnel des motivations de lhrone de La Religieuse de D. Diderot :
Suzanne, la narratrice de La Religieuse de Diderot, prsente un caractre assez rare dans lensemble des personnages principaux des romans du dix-huitime sicle : les motifs qui prsident laction essentielle quelle essaie de raliser durant tout le roman ne sont pas dordre passionnel. 341
Et de fait, nous pourrions, sans forcer grand chose, tendre ce XVIIIe sicle jusquaux romans tudis ici, mme si cela est moins explicite pour le Tlmaque que pour la Princesse de Clves. En tout tat de cause, avant la fin du XVIIe sicle, et notamment dans le prolongement de la dmarche de R. Descartes, la raison (supplantant la volont) devient ce qui conduit la personne, dans le but de nous rendre comme maitres & poeeurs de la Nature 342 ; corrlativement, il nest pas surprenant de voir que ce qui concurrence la raison devient aussi ce qui rgle ou motive la conduite. Le XVIIIe sicle connatra une valorisation des passions (entame ds la premire moiti du XVIIe sicle343) qui leur donnera une quasi-exclusivit, aux dpens de la raison, des motivations de la conduite (redfinissant ainsi le rapport entre les deux notions et prparant de ce fait lmergence de celle dmotion telle que nous lentendons aujourdhui).
MONTESQUIEU, de Secondat Charles-Louis, baron de, De lesprit des lois (1748), livre III, chapitre I, Paris, Garnier-Flammarion, 2 tomes, 1979, tome 1, p. 143. 341 DUFLO Colas, La nature pervertie : lanalyse des passions dans La religieuse de Diderot , pp. 83-92, in DUFLO Colas et RUIZ Luc (ds), De Rabelais Sade, op. cit., p. 83. 342 DESCARTES Ren, Discours de la Mthode, pour bien conduire sa raison et chercher la vrit dans les sciences (1637), pp. 1-78, in uvres, t. VI, Paris, Vrin, 1996, p. 62. 343 Le R. P. J.-F. Senault, par exemple, la fin de lge baroque, adopte une position hostilement antistocienne, commenant notamment son trait (qui connatra un succs considrable, cf. supra, note 266, page 98) par une Apologie pour les Passions contre les Stoques (cf. SENAULT Jean-Franois, De lusage des passions, op. cit., pp. 43-47). Les passions y sont, au mme titre que les perceptions des sens, ncessaires (p. 46) ; J.-F. Senault considre en effet, de faon trs canonique, quil ny a pas de prudence sans crainte, pas de force sans esprance, ou encore que la colre soutient la justice, etc. : Enfin, il ny a point de passions qui ne soient utiles la Vertu, quand elles sont mnages par la raison, et ceux qui les ont tant dcries, nous ont fait voir quils nen ont jamais connu lusage ny le merite. (ibid., p. 47). Cependant, lapproche dveloppe en particulier dans la Premire partie, troisiesme trait De la conduite des Passions (pp. 95-114) et dans la Premire partie, quatriesme trait Du commerce des Passions avec les Vertus et les Vices (pp. 117-136) relve, de faon prototypique, de la mtaphore tyrannique. Toutefois, pour J.-F. Senault, la passion na pas la ngativit que lon retrouve chez la plupart des auteurs de la seconde moiti du sicle (son poque est aussi globalement plus humaniste et donc plus optimiste), et cette posture annonce donc lattitude conomiste tablie au XVIIIe sicle tablant sur la concurrence bnfique et la compensation rciproque des passions (cf. plus bas, pages 145-161).
340
Afin de mieux comprendre comment la passion a peu peu t considre comme un moteur de laction, il faut considrer outre linflchissement cartsien associant les passions la perception et non plus aux mouvements de lme lvolution imprime par les traits des passions (et leur interaction avec la littrature, romanesque et thtrale) et labandon progressif de la taxinomie hrite de la casuistique scolastique au profit dun intrt pour des dynamiques.
Les grandes philosophies de lge classique ont fait de la rflexion sur les passions, de leur description, de leur analyse et de la comprhension de leur sens, un thme central pour la pense. Les traits des passions du dix-septime sicle sont prolongs au dix-huitime sicle par tout un travail danalyse anthropologique qui, dans les champs de la rflexion morale et politique, pdagogique ou esthtique, met lanalyse du phnomne passionnel au cur de linterprtation de lesprit humain comme des conduites des hommes et des rapports quils entretiennent. 344
partir de la seconde moiti du XVIIe sicle, le discours critique sur les romans est rgulirement travaill par la rflexion sur la nature des passions345. En effet, cette rflexion psychologico-littraire, que les traits des passions346 alimentent, avant de leur cder le pas, petit petit, pose notamment deux questions centrales : (i) comment exprimer les passions (nous retrouvons ici la mtaphore smiotique), et (ii) comment les susciter, cest--dire comment faire exercer leur pouvoir (ce qui renvoie la mtaphore tyrannique). Ces controverses radicalisent en effet, si elles ne linstituent pas, la distinction entre expression, description, explication et mobilisation des passions, cest--dire renforcent leur fonctionnement smiotique, tablissant ce que lon pourrait appeler, en rfrence D. Diderot347, un paradoxe sur le lecteur, instaurant, dans et par le jeu des passions, une distinction et une articulation entre vrit et fiction. Nous assistons ainsi la mme poque un essor du roman (qui du XVIIe au XIXe sicle devient le rcit prototypique), un essor du discours des passions et leur valorisation concomitante. Car si les passions, et lintrt quelles suscitent, ont largement uvr pour le succs du roman ou celui de la tragdie, la littrature nest pas non plus trangre la valorisation des passions quoique de manire parfois paradoxale ou ambigu. Au XVIIe sicle, tout en multipliant les avertissements autojustificateurs o se rptent les dclarations dintention davoir voulu crire pour ldification morale des lecteurs ou spectateurs et non pour leur corruption, les romanciers ou les dramaturges exaltent nanmoins les passions (puisquelles constituent le cur et largument de leur rcit). De plus, malgr leurs prventions,
344 345 346
DUFLO Colas et RUIZ Luc (ds), De Rabelais Sade, op. cit., p. 7. Cf. DUFLO Colas et RUIZ Luc (ds), ibid., p. 8.
Le trait des passions est un genre qui connat une vogue europenne dans les annes 1610-1650 (FUMAROLI Marc, Lge de lloquence. Rhtorique et res literaria de la Renaissance au seuil de lpoque classique, Paris, Genve, Droz, 2002, p. 381, note 395). 347 Cf. DIDEROT Denis, Paradoxe sur le comdien (1769), introduction et notes de Stphane Lojkine, prface de Georges Benrekassa, Paris, Armand Collin, 1992. Cf. galement ce propos CARROY Jacqueline, Les personnalits doubles et multiples. Entre science et fiction, Paris, Presses Universitaires de France, 1993, pp. 149-156.
DISCOURS DE LMOTION
136
les auteurs peuvent difficilement aller contre les effets didentification aux personnages et dadhsion du lecteur qui font prcisment lintrt de leur criture. En outre, lhomologie structurale entre le rcit et la passion facilite, voire encourage, leur co-construction. De plus, le fait que comme le rcit, nous la concevions inscrite dans une dynamique temporelle, avec un commencement (sa naissance ), sa conservation, sa diminution et son interruption, est cohrent avec son assimilation avec un pouvoir, une force causale (elle aussi ncessairement inscrite dans un temps irrversible) :
quoique sa passion pour Diane de Poitiers [] et commenc il y avait plus de vingt ans il conut pour elle ds ce moment une passion et une estime extraordinaires il prit le commencement de cette malheureuse passion qui lui ta la raison, et qui lui cota enfin la vie Il conservait pour elle une passion violente et inquite qui troublait sa joie les mmes soins que dans les commencements de sa passion madame de Valentinois, qui a fait natre la passion du roi, ni qui la conserve je vous apprendrais le commencement de la passion du roi Le voyage dItalie et la prison de ce prince interrompirent cette passion. il y a plus de vingt ans que cette passion dure, sans quelle ait t altre ni par le temps, ni par les obstacles. ce charme quelle trouvait dans sa vue tait le commencement des passions Je lui rpondis que quand la passion de madame de Tournon diminuerait aprs avoir dur deux ans, il ne faudrait pas sen tonner Enfin, aprs une passion de neuf annes, Henry lpousa Vous mavez donn de la passion ds le premier moment que je vous ai vue, vos rigueurs et votre possession nont pu lteindre : elle dure encore laimant depuis longtemps avec une passion pleine de respect jusqu sa douleur Mais les hommes conservent-ils de la passion dans ces engagements ternels ? voir certainement finir cette passion dont je ferais toute ma flicit peut-tre aussi que sa passion navait subsist que parce quil nen aurait pas trouv en moi Enfin, des annes entires stant passes, le temps et labsence ralentirent sa douleur et teignirent sa passion. sa passion ntait point diminue Je lui rpondis que quand la passion de madame de Tournon diminuerait aprs avoir dur deux ans, il ne faudrait pas sen tonner ; que quand mme sans tre diminue, elle ne serait pas assez forte pour lobliger lpouser, quil ne devrait pas sen plaindre Je voulus blesser votre orgueil, en vous faisant voir que ma passion saffaiblissait delle-mme.
ce propos, javais dailleurs signal la mtaphorisation de la passion par la chaleur dans le Tlmaque348. Elle est galement prsente dans la Princesse de Clves, et de la mme faon exclusivement pour en suivre la dynamique historique, cest--dire son inscription dans un rcit :
Cette douleur nteignit pas sa passion Sancerre crut voir quelque refroidissement dans la passion quelle avait pour lui Quelle passion endormie se ralluma dans son cur, et avec quelle violence ! Vous mavez donn de la passion ds le premier moment que je vous ai vue, vos rigueurs et votre possession nont pu lteindre : elle dure encore Enfin, des annes entires stant passes, le temps et labsence ralentirent sa douleur et teignirent sa passion.
un autre niveau, narratologique, la passion peut ds lors fonctionner comme embrayeur logique ou chronologique349 ; comme par exemple, dans la Princesse de Clves :
348 349
M. Drescher suggre dans son analyse de conversations contemporaines que les motions sousjacentes aux interjections employes lintrieur des tours de paroles rvlent lenchanement des
Monsieur dAnville tait perdument amoureux de la reine dauphine, et, quelque peu desprance quil et dans cette passion, il ne pouvait se rsoudre prendre un engagement qui partagerait ses soins. La passion de monsieur de Nemours pour madame de Clves fut dabord si violente, quelle lui ta le got et mme le souvenir de toutes les personnes quil avait aimes
Cette dynamique de la passion participe du fait que la passion, en tant que croissante et dcroissante, ou comme ce qui fondamentalement varie, est de plus en plus comprise comme un facteur dterminant de laction humaine surtout dans une perspective dterministe dans laquelle laction humaine, individuelle ou collective, est fortement scularise.
De fait, nous avions vu que dans les Aventures de Tlmaque, la passion tait oppose la justice, la vertu et la sagesse et quelle faisait corrlativement lobjet dune condamnation, dune opposition, dune dsapprobation de ce qui se flatte et se contente, ou tout au moins dune valuation axiologique ngative350. Le mme dispositif se retrouve galement dans la Princesse de Clves :
il est certain quil vit cette passion avec une colre et un chagrin dont il donnait tous les jours des marques. Elle trouva quil tait presque impossible quelle pt tre contente de sa passion.
squences qui composent ces derniers, et par exemple les transitions du discours direct au discours indirect, ou inversement (cf. DRESCHER Martina, French interjections and their use in discourse. Ah dis donc les vieux souvenirs , pp. 233-246, in NIEMEIER Susanne et DIRVEN Ren (ds), The Language of Emotions. Conceptualization, expression, and theoretical foundation, Amsterdam et Philadelphie, John Benjamins, 1997, pp. 240-241). Si pour des raisons stylistiques videntes, lcriture nest pas, dans les romans tudis ici, ponctue et structure par des interjections, il me semble pertinent de considrer nanmoins que lenchanement des squences de la passion ou dpisodes passionnels servent pareillement de canevas la narration. Cest une position analogue que soutient M. Bamberg lorsquil explique que lmotion est utilise narrativement comme articulation entre pisodes, donnant un sens lensemble dun rcit : les motions structurent les pripties dune narration en ce sens quelles qualifient, modlent et permettent didentifier les vnements en mme temps quelles les accompagnent ; en indiquant au lecteur comment interprter ou construire les units narratives quelles connectent, elles fournissent une architecture densemble, un cadre que nous pourrions rapprocher du concept narratologique de focalisation (cf. BAMBERG Michael, Emotional talk(s): The role of perspective in the construction of emotions , pp. 209-225, in NIEMEIER Susanne et DIRVEN Ren (ds), The Language of Emotions, op. cit., en particulier pp. 213-214). Cf. aussi, ci-dessous, page 350. 350 Cf. supra, pages 105-108.
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Mais cest travers les assimilations ngatives de la passion la maladie que nous pouvons mieux comprendre la jonction entre cette valuation axiologique et les mtaphores smiotique et tyrannique. En effet, la mtaphore de la maladie, nous lavons prcis plus haut351, est lune des figures de lalination, et donc de la mtaphore smiotique. Nous avions galement indiqu que la connotation ngative associe la connectait la mtaphore tyrannique en raison de lopposition la maladie quelle appelait. Mais limage de la maladie nous permet maintenant de formaliser ces deux mtaphores en deux plans : le premier, le plan de la variation, ou de la valence352, est celui sur lequel se place la mtaphore smiotique ; le second, le plan de la diffrence, est celui dlimit par la mtaphore tyrannique. La maladie, rattache primordialement la communication, la contagion ou la contamination, est galement associe la notion de proximit dans la Princesse de Clves :
elle se croyait gurie et loigne de la passion quelle avait eue pour lui
En effet, gurie correspond la contamination, cest--dire lalination le principe smiotique. Il sagit du plan de la valence, quon pourrait galement rsumer dun mot : alias (la passion est ici possession spirite, mta-physique). Paralllement, loigne renvoie la mise distance, cest--dire au contrle le principe tyrannique. Il sagit du plan de la diffrence, quon pourrait aussi bien rsumer dun mot : alter (la passion est ici possession laque, pouvoir). Prcisons, en loccurrence, que dans le roman de Mme de La Fayette, la passion seffectue, sactualise essentiellement comme un contact la personne, ou ce qui sy substitue, est touche :
vous ntes pas plus touche de ma passion que vous le seriez dun attachement voir une femme quil adorait, touche de passion pour un autre la plus vive et la plus tendre passion dont un cur ait jamais t touch il avait senti le plaisir de la voir, et de la voir touche de sa passion
Or ce contact est manifestement le revers de la distanciation-matrise quimplique la mtaphore tyrannique. Enfin, lextrait suivant peut nous aider claircir une distinction supplmentaire apparaissant dans la Figure 2 de la page 5 :
Javoue, rpondit-elle, que les passions peuvent me conduire ; mais elles ne sauraient maveugler.
Ici sont disjoints, dune part le principe assimilant la passion un moteur de laction (cest--dire la mtaphore tyrannique), et dautre part la figure de laveuglement,
351 352
Je prends ici valence au sens de puissance attractive ou rpulsive, mais aussi et prioritairement driv de faon quelque peu abusive du sens lectrochimique ou quantique de combinaison, configuration, tat ou valeur prise.
quil me semble pertinent de considrer comme quivalente (ngative353) de savoir (qui relve de faon prototypique de la mtaphore smiotique). Ds lors, et par contraste, limage de laveuglement fournit une explication du double fonctionnement, tyrannique et smiotique, du cluster cacher/montrer/tmoigner/dire de la Figure 2.
En guise de synthse
Pour synthtiser lensemble des diffrents aspects abords, nous pouvons donc proposer que la passion en tant quelle est oppose la raison, inscrite dans des discours de matrise et de (dis)simulation, comprise comme principe causaliste et objet dune valuation morale se prsente la fois comme valence et comme diffrence, et ce plus dun titre. Se fondant sur un processus hermneutique, la mtaphore smiotique (cest--dire le principe dissociatif symbolique) fait de la passion une variation ou une modalit (qui se montre dans le rcit qui en pouse la dynamique, ou qui, un autre niveau, sexprime et se dchiffre notamment sur le visage autrement dit qui, dans tous les cas, fait sens). Se fondant sur un processus de pouvoir, la mtaphore tyrannique (en tant que principe disjonctif de mise distance) fait de la passion une pluralit, un ddoublement. Mais les deux mtaphores sont manifestement deux aspects dun mme processus. La mtaphore smiotique (lalination de la personne ou la possession spirite) conteste la mtaphore tyrannique lessence, lidentit, lipsit354 de la passion et de la personne qui sont le fruit du contrle : la mtaphore tyrannique (le rapport lautre y compris soi en tant quautre) se dploie dans la lutte contre lalination ou la possession qui peuvent tre considres comme le fruit de la signification, cest-dire le principe smiotique. De sorte que la passion se trouve au cur de nos comprhensions et pratiques des articulations entre le singulier et le collectif dune part, et entre lun et le divers dautre part. Nous pouvons donc maintenant tenter de donner sens de manire la plus condense possible aux donnes prsentes dans la Figure 2 (cf. page 5) et la faon selon laquelle il en tait spatialement rendu compte (quatre ples dessinant donc deux dimensions, cest--dire deux axes dynamiques ou significatifs, se dcomposant lune lautre). Pour cela je propose de les visualiser sous la forme du tableau suivant :
Je nai pas eu loccasion de le prciser plus tt, mais jai considr dans toute cette analyse que la ngation logique ntait gnralement pas une donne smantique pertinente. Cest ainsi que sont assimils des verbes qui a priori pourraient tre considrs comme antithtiques : ils avaient cach leur passion tout le monde et plusieurs qui il navait point tmoign de passion navaient pas laiss den avoir pour lui . 354 Cf. ci-dessus, notes 298 et 299 page 108.
353
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diffrence (alter) inter- individuelle valence (alias) mta-physique physique tmoigner donner intra-individuelle savoir avoir
Ces deux dimensions peuvent ds lors se lire ainsi : tmoigner une passion355 (comme les autres verbes qui y sont assimils) se comprend dans le cadre dune valence mta-physique et dune diffrence inter-individuelle, donner une passion356 dans le cadre dune valence physique et dune diffrence inter-individuelle, avoir une passion357 dans le cadre dune valence physique et dune diffrence intraindividuelle, et savoir une passion358 dans le cadre dune valence mta-physique et dune diffrence intra-individuelle. La diagonale tmoigner-avoir marque de la sorte larticulation entre les deux mtaphores structurant la faon selon laquelle nous concevons et pratiquons la passion : le demi-plan suprieur la diagonale correspond la mtaphore smiotique (se dployant fondamentalement dans lespace de lalias), et le demi-plan infrieur la mme diagonale correspond la mtaphore tyrannique (se dployant principalement dans lespace de lalter). Les deux pivots tmoigner et avoir appartiennent alors chacun des deux demi-plans tyrannique et smiotique polariss respectivement par donner et savoir. Pour complter cette approche, nous pouvons ajouter ltude des verbes auxquels la passion est associe, celle des adjectifs. Cette investigation aura pour nous latout de se focaliser davantage sur les qualits attribues la passion que sur les processus dans lesquels la passion est engage. Ces qualits peuvent tre rparties en deux grandes catgories (cf. Figure 3) : comme nous lavons signal plus haut (p. 5), la passion est dabord violente , et ceci selon deux dimensions, savoir une chelle de son intensit et la marque de la possession dj signale ( la fois tyrannique et alinante) ; et par ailleurs, la passion est vritable , nous plaant ici dans la problmatique de la ralit, qui se dcline elle-mme en interprtation (quelle diffrence ?) et en valuation thique (quelle lgitimit ?).
355 356
Cf. par exemple : [] la passion quil lui avait tmoigne en la prfrant tous les autres partis .
Cf. par exemple : Linconnu qui vous a donn une si vive motion est le grand Ulysse ou encore il ne put simaginer quil et donn une passion qui devait tre bien violente pour avoir recours un remde si extraordinaire . 357 Cf. par exemple : Il a de lhumeur, des passions, des habitudes, dont il nest pas tout fait le matre ou encore une personne qui, ayant t longtemps irrite, na plus quun reste de trouble et dmotion . 358 Cf. par exemple : Sitt que le vidame eut quitt madame la dauphine, elle ordonna Chtelart, qui tait favori de monsieur dAnville, et qui savait la passion quil avait pour elle, de lui aller dire, de sa part, de se trouver le soir chez la reine .
aveugle
folle
tendre
vive grande forte extraordinaire
violente
vritable
feinte
Figure 3 Les adjectifs employs avec passion dans les Aventures de Tlmaque et la Princesse de Clves.
Au XVIIe sicle, la passion peut tre violente et tenter de simposer parce quelle est fondamentalement univoque (quand bien mme elle serait complexe) : si la personne ne comprend pas ce qui lui arrive (cf. le dlai ncessaire la Princesse de Clves pour raliser quelle prouve des sentiments pour Monsieur de Nemours), cest par ignorance, innocence, immaturit psychologique, incapacit reconnatre un phnomne pourtant bien dfini en soi. La problmatique de la ralit qui interroge lapparence ou le paratre de la passion, son identification comme sa lgitimit, ne concerne pas (encore) la personne mue mais seulement lautre, le spectateur-hermneute.
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142
Or ceci peut tre mis en regard avec lquivocit gnralise contemporaine de lmotion, que D. Le Breton illustre en se rfrant ltude que H. Becker a effectue sur les expriences subjectives induites par des stupfiants359 :
Les effets mentaux engendrs par la drogue dpendent pour une large part de son action physiologique, mais un degr suprieur ils trouvent leur origine dans les dfinitions et les conceptions que lusager applique son action 360.
D. Le Breton fait en effet le parallle avec les tats motionnels qui sont co-construits par la projection de signification queffectue la personne mue, cest--dire tant par le vcu personnel et que par la socioculture affective qui la form :
La succession des tats affectifs dpend de la signification donne aux vnements, elle est un fait de connaissance et non un automatisme mental ou physiologique. On nest pas mu en gnral ou par le dclenchement inopin dun processus biologique, mais face une implication particulire dans une situation donne. Ce nest pas le corps qui est mu, mais le sujet 361.
En dautres termes :
Ce ne sont pas tant les circonstances en elles-mmes qui dterminent laffectivit de lacteur que linterprtation quil leur confre, leur rsonance intime travers le prisme de son histoire, de sa psychologie 362.
Dans une telle perspective, lmotion ne peut pas simposer, puisquelle est coproduite par linteraction dlments extrieurs et de la personne mue qui participe de la co-construction de la situation provoquant lmotion. En guise de synthse, il est clairant de confronter lanalyse qui a t propose ci-dessus avec la lecture de larticle PASSION. s.f. du Dictionnaire de lAcadmie franaise (1694) :
PASSION. .f. Mouvement de lame excit dans la partie concupicible, ou dans la partie iracible. Grande paion. forte paion. paion violente. paion vehemente, ardente, deregle, furieue, aveugle. etre maitre de es paions. la paion lemporte. la paion laveugle. e laier aller, e laier
Cf. BECKER Howard, History, culture and subjective experience : an exploration of the social bases of drug-induced experiences , Journal of Health and Social Behavior, n8, 1967, cit par LE BRETON David, Les passions ordinaires. Anthropologie des motions, Paris, Armand Collin/Masson, 1998, p. 102. H. Becker signale que lusage du LSD 25 engendre, notamment lors des premires prises, lmergence dune vive anxit (aux consquences parfois dramatiques) qui a longtemps t impute aux proprits pharmacologiques du produit ; or la prsence dusagers habitus pouvant prvenir ou rassurer le nophyte et redfinir comme agrables les sensations prouves, peut inverser lexprience. 360 BECKER H., id.
361 362 359
LE BRETON David, Les passions ordinaires. Anthropologie des motions, op. cit., p. 102. LE BRETON David, ibid., p. 103 (D. Le Breton emploie ici acteur au sens sociologique).
Il est important de prciser, tant le paralllisme peut tre saisissant, que ce nest pas la structure de cet article qui a command lanalyse des romans de Fnelon et de Mme de La Fayette, mais que le rapprochement a t fait a posteriori364. Si cette juxtaposition na pas de vocation apporter un quelconque lment de confirmation, du moins ne contredit-elle pas ce qui a t analys ci-dessus. Signal ici au titre de la curiosit et de la prcaution donc, larticle du Dictionnaire pourrait ainsi nanmoins tre considr comme une forme de rsum de ce qui prcde. Enfin, et pour conclure notre tude sappuyant sur ces deux romans du sicle, nous pouvons nous attarder un instant sur quelques usages mtaphoriques qui y sont associs avec le cur. Notons tout dabord que la corrlation entre le cur et la passion est la fois plus marque et plus exclusive dans la Princesse de Clves que dans les Aventures de Tlmaque. Beaucoup plus que dans le roman de Fnelon, le cur est ici le lieu de la passion :
XVIIe
363
Dictionnaire de lAcadmie franaise (1694) en version lectronique et dit par Champion lectronique en 1998. 364 Dailleurs, la dmarche inverse (i.e. une analyse et une structuration des rsultats de la confrontation des romans postrieures ltude de larticle du dictionnaire et tablies en fonction de cette dernire) aurait sans doute, en raison de son caractre forc, t voue lchec.
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144
Cependant, monsieur de Clves tait all trouver le roi, le cur pntr dune douleur mortelle. Jamais mari navait eu une passion si violente pour sa femme, et ne lavait tant estime. la passion quil lui tmoignait, lhonntet de son procd [] faisaient des impressions dans son cur deux jeunes personnes, qui avaient des passions violentes dans le cur peu dhommes dun aussi grand courage et dun cur aussi passionn que monsieur de Clves ont ressenti en mme temps la douleur que cause linfidlit dune matresse et la honte dtre tromp par une femme
Si Mme de La Fayette nemploie le mot cur que 39 fois (contre 220 dans le rcit de Fnelon), elle emploie en association avec ce terme 9 adjectifs diffrents (contre 18 chez Fnelon), soit proportionnellement 282% fois plus. Un recensement des adjectifs associs cur dans les deux romans nous donne les rsultats suivants :
Tlmaque Princesse de Clves commun
noble
bien fait port passionn au bien pur
touch
partag press pntr serr humain
grand
sensible
altr
farouche
loign
inaccessible
impntrable froce de rocher malade dur cruel fltri 3 occurrences 2 occurrences 1 occurrence
insensible
plein de malignit
Figure 4 Les adjectifs employs avec cur dans le Tlmaque et la Princesse de Clves.
Et nous pouvons synthtiser ce schma, structur verticalement par une valuation thique, sous la forme du tableau suivant : possibilit daccs positive ngative touch insensible qualit conscutive grand cruel
Il est en effet possible de mettre aisment en vidence que cest une mtaphorisation du contact , cest--dire de la possibilit daccs au cur qui structure le plus fortement les emplois dadjectifs avec cur. Et cette premire tension est parallle la qualification du cur : la possibilit daccs (ralise ou pas) dtermine ou est associe la qualit (positive ou ngative) attribue au cur. Prcisons que cette possibilit daccs ou de contact est troitement corrle au contrle (et plus gnralement la mtaphore tyrannique). Elle renvoie la mise en relation dopposition et de matrise de deux univers distincts (un intrieur et un extrieur), renforant ainsi le processus en cours dinvention de la personne comme individu, cest--dire comme entit spare du monde. Cependant, si la possibilit daccs est corrle au contrle (et plus gnralement la mtaphore tyrannique), elle focalise galement notre attention sur la mobilisation du cur comme un critre axiologique. Substitu la personne par mtonymie, il permet une discrimination entre celles qui peuvent tre touches et celles qui sont insensibles ou inaccessibles , (re)construisant par-l mme un rapport dantonymie entre ces deux ples. Jajoute quil sagit, par rapport la mtaphore tyrannique, dun renversement complet mais qui lentretient, voire le prserve, en proposant un drivatif ses apories puisque ce nest pas la mise distance qui est valorise ici mais au contraire la mise en contact, voire linterpntration. Nous verrons dans un prochain chapitre365 que ce critre de possibilit daccs ou de contact, annonant ce qui deviendra au cours du sicle suivant la notion de sensibilit366, voluera au XIXe sicle vers une mobilisation de lmotion comme un critre d humanit . En outre, ce critre nest pas, la fin du XVIIe sicle, une qualit associe la passion ; toutefois il sera mis en correspondance avec lmotion au XIXe sicle.
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sicle, travers lanalyse des deux romans de Fnelon et de Madame de La Fayette, dont le succs et linfluence ont t considrables. Cela nous a principalement permis dtablir que, de faon synthtique (mais au final peu rductrice), les passions y taient conues et mises en pratique selon deux grands axes lexclusion de tout autre : elles sont en effet articules suivant une mtaphore tyrannique et une mtaphore smiotique qui, loin dtre indpendantes, sont mme troitement intriques. Ce schma place ds lors les passions au cur de problmatiques psycho-socio-politico-linguistiques, et rciproquement. Il nous a permis dajouter un degr de complexit ce qui pouvait tre propos partir de lanalyse de ce que jai appel linvention platonicienne (essentiellement structure par un discours de matrise). Or, les discours de lmotion qui seront prsents et analyss au prochaine chapitre367 sont nettement plus diversifis et plus complexes. Lanalyse des deux romans de la fin du XVIIe sicle pourra alors nous servir de canevas, sans lequel cette diversit et cette complexit seraient difficilement dchiffrables. Pour faire le lien entre les deux poques considres et entre les notions de passion et dmotion, il convient de revenir maintenant quelques dcennies en arrire pour saisir lvolution des discours sur les passions. En effet, au moment o paraissent ces deux romans, des discours tenus dans des ouvrages moins littraires tmoignent dj dune transformation significative. Tout dabord, le terme passion connat une diffusion au-del de la sphre savante :
XVIIe
Le mot, au XVIIe sicle franais, se transporte de la sphre rudite vers la sphre littraire et cultive ; l, il dsigne de manire univoque et exclusive la passion moderne, le plus souvent amoureuse mais aussi cet amour et cette affirmation de soi, passionns et dominateur []. 368
En outre, de la remarque de E. Auerbach, nous pouvons dduire entre autres que passion est employ, dans un usage savant, avec une acception hyperonymique. Cest ce terme qui sert de catgorie la plus englobante (mme sil a un usage plus courant et littraire plus spcifique). Il occupe ainsi le rle que jouera motion deux sicles plus tard. Nous allons maintenant voir comment cette transformation suit deux voies de faon concomitante : dune part, elle sinscrit dans une volution socio-politique qui participe de la constitution dun systme dauto-contraintes ou du processus de leur renforcement, et de lhistoire de lintriorisation progressive des consciences. Et dautre part, elle accompagne une valorisation du commerce et dun esprit marchand , et plus gnralement un renouvellement de la manire suivant laquelle lhomme se pense et explique son action.
367 368
Cf. ci-dessous, partir de la page 207. AUERBACH Erich, Le culte des passions, op. cit., pp. 75-76.
Cependant les contraintes sociales sont plus quivoques encore, combinant en effet deux exigences concurrentes et contradictoires douverture et de fermeture : labsolutisme et les intrigues de la Cour provoquent un repli sur soi gnral, mais en mme temps, il est convenu dadopter dans le monde un certain air ouvert, agrable, anim, et propre faire comprendre, sans le secours de la parole, les sentiments quon veut laisser connatre 371. J.-J. Courtine et Cl. Haroche rsument ainsi cette injonction paradoxale :
La socit civile : une socit de silence et de langage, de secret et de dialogue ; de dissimulation et de franchise, de retenue et dchange. Une socit de retrait en soi et de souci de lautre, de rserve et de compassion, tout la fois ferme et ouverte, tat instable, quilibre prcaire. Bouhours a su condenser cet ensemble de paradoxes dans le raccourci dune formule : en socit, il faut avoir la bouche ferme et le visage ouvert. On saisit alors de faon plus prcise les effets des transformations de la socit civile sur le sujet lui-mme : corps et langage y sont soumis une matrise telle que silence et parole puissent
369 370 371
Cf. ROHOU Jean, Le XVIIe sicle, une rvolution de la condition humaine, op. cit., p. 382. ROHOU Jean, ibid., p. 379.
DINOUART, Abb, LArt de se taire, principalement en matire de religion (1771), Jean-Jacques Courtine et Claudine Haroche ds, Paris, Jrme Million, 1987, p. 70, cit par COURTINE Jean-Jacques et HAROCHE Claudine, Histoire du visage, op. cit., p. 224. J.-J. Courtine et Cl. Haroche indiquent (p. 235, note 12) que LArt de se taire est une reprise dun trait de civilit chrtienne publi la fin du XVIIe sicle par J.-B. Morvan de Bellegarde : Conduite pour se taire et pour parler, principalement en matire de religion, Paris, 1696 .
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148 venir sy inscrire dans le naturel harmonieux de lexpression ; et participer ainsi aux multiples exigences du lien social : alternativement ou simultanment dire et taire, par la bouche et le visage. 372
Le contrle et les injonctions contradictoires appellent donc un processus de dissociation entre le personnage public et le moi intime contrle et dissociation dont nous avons tudi les liens plus haut propos des romans de Fnelon et de Mme de La Fayette. A. de Courtin explique ainsi en 1671 :
Le mot mme de contenance lexprime tout seul en ce que venant du mot contenir, une personne nest cense avoir de la contenance, que parce quelle contient en premier lieu ses passions, et puis ses membres ou ses actions, sa langue ou ses paroles dans les bornes, o toutes ces choses-l doivent tre []. On ne dit dun homme [] quil se possde que parce quil possde son intrieur, ou ses passions : et quensuite celles-ci retenant lextrieur, tout ce que nous voyons de cet homme parat pos ou tranquille. 373
Ici encore mtaphores tyrannique et smiotique structurent les processus dindividuation en mme temps quelles articulent la disjonction entre personnage social et intriorit. Et ceci peut tre rapproch de la posture adopte par Antoine Gombaud (1607-1684), Chevalier de Mr, qui crit en 1668 :
Je suis persuad quen beaucoup doccasions il nest pas inutile de regarder ce quon fait comme une comdie et de simaginer quon joue un personnage de thtre. Cette pense empche davoir rien trop cur et donne ensuite une libert de langage et daction quon na point quand on est troubl de crainte et dinquitude. 374
Lallusion au thtre entre ici en cho avec la problmatique du jeu des passions telle quelle sera synthtise, par exemple, chez D. Diderot375 ; elle matrialise lpanouissement de la question de la sincrit376. Toutefois, comme le notent J.-J. Courtine et Cl. Haroche377, les traits de civilit qui se multiplient alors font certes, en cho labsolutisme en vigueur, de la socit de Cour un thtre dintrigues (o sont mis en uvre duplicit, matrise de soi, calcul du comportement dans le rapport autrui, et servilit) et donc un systme de
372
COURTIN A., Nouveau trait de la civilit qui se pratique en France et ailleurs parmi les honntes gens, Paris, 1671, p. 323 et 322, cit par COURTINE Jean-Jacques et HAROCHE Claudine, Histoire du visage, op. cit., p. 221. 374 MR, Chevalier de, uvres compltes, Paris, 1668, d. Fernand Roches, Paris, 1930, uvres posthumes , tome III ( Du commerce du monde ), p. 158, cit par COURTINE Jean-Jacques et HAROCHE Claudine, Histoire du visage, op. cit., pp. 185-186. 375 Cf. DIDEROT Denis, Paradoxe sur le comdien, op. cit. Au sujet de lapparition de la question de la sincrit puis de lauthenticit, cf. MORGAN Charles et AVERILL James R., True Feelings, the Self, and Authenticity: A Psychosocial Perspective , pp. 95-123, Social Perspectives on Emotion, vol. 1, 1992, et surtout TRILLING Lionel, Sincerity and Authenticity, Londres, Oxford University Press, 1974. 377 COURTINE Jean-Jacques et HAROCHE Claudine, Histoire du visage, op. cit., p. 240.
376
373 DE
contraintes alinant, mais galement un systme permettant de protger, pour chacun, un espace de libert et dpanouissement :
La politesse exige ainsi de ne pas pntrer lautre. Le masque du paratre permet certes le calcul qulabore Gracian ; sa fausset veille bien pour La Bruyre la nostalgie dune sincrit perdue. Mais il ne convient pas de larracher lautre pour mettre son cur nu. Le masque de la civilit a ceci de prcieux quil protge, a ceci dessentiel quil met lindividu labri de ce qui, dans le regard de lautre, viendrait le dessaisir de soi. 378
Autrement dit,
[] ltiquette instaure des entraves salutaires qui, en bridant les gosmes, en maintenant les distances, en assurant les gards, protgent aussi lindividu. sa manire, la civilit quelle soit dinspiration rasmienne, de source chrtienne ou quelle sinscrive dans la tradition baroque des traits de cour, a contribu lmergence des formes psychologiques, sociales et politiques de lindividualit moderne. 379
Nous avons ici une confirmation de ce qui a t dit plus haut propos de la manire platonicienne que nous avons de penser lontogense380 : lindividu est conu dans un systme de pouvoir (sur autrui et sur lui-mme) et comme une entit menace devant notamment tre protge dun extrieur envahissant et (ou) destructeur. Les contraintes renforcent le repli sur soi et prservent lindividu et lindividuation, mais lintriorisation de ces contraintes, favorisant lintrospection et la dissociation, agit galement suivant la mme dynamique. R. Bodei le souligne, la matrise des passions, la dissimulation et le dtachement favorisent laffirmation du moi et le dveloppement dun espace intrieur :
La dissimulation, en effet, dveloppe la sagacit et les capacits introspectives de lindividu, en le familiarisant avec lui-mme, avec ses propres ides et motivations ; elle favorise le dtachement vis--vis de limmdiatet de lexprience vcue et permet le ddoublement du moi en tant que sujet et objet de lobservation. [] Le regard introspectif du moi tend ainsi remplacer graduellement le primat du regard de Dieu. 381
COURTINE Jean-Jacques et HAROCHE Claudine, ibid., pp. 254-255. Le jsuite espagnol Baltasar Gracin y Morales (1601-1658) est lauteur de LHomme de cour (1647). J.-J. Courtine et Cl. Haroche prsentent ainsi la politique et la stratgie mondaine conjuguant matrise et dissimulation quil propose : Gouverner par les apparences, tirer toute ressource du masque : sa politique snonce clairement, mme si ses dessous sont obscurs ; sa philosophie rejoint celle de Machiavel. Elle en partage une srie doppositions entre des catgories fondamentales : opposition entre lhomme vulgaire et lhomme de cour, entre un monde des profondeurs et un monde des surfaces ; opposition des passions et de la raison, de la sincrit et de la dissimulation, du naturel et de lartifice. (ibid., p. 242.) 379 COURTINE Jean-Jacques et HAROCHE Claudine, ibid., p. 241.
380 381
378
Cf. ci-dessus, pages 49 et 65. BODEI Remo, Gomtrie des passions, op. cit., pp. 95-96.
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Les discours de lmotion, nous le verrons, sinscriront partir du XIXe sicle dans la perspective de ce travail des discours de la passion en faveur de lindividuation. Ceci est dautant plus important ds lors que nous pouvons interprter lvolution actuelle de la notion dmotion et des discours qui sy rapportent ou qui la mobilisent, comme des indices des volutions concomitantes de nos conceptions et pratiques de lindividu, de la politique, du religieux, etc.382
J. Rohou constate au passage que Nicole parle de cupidit, comme Hobbes, et non pas de concupiscence, comme Pascal et la tradition augustinienne. Il signale une avidit volontaire, et non pas une passion qui vous emporte malgr vous. 384 Cette volution peut tre mise en correspondance avec un mouvement plus ample de disparition progressive de la posture moraliste, qui commence dailleurs plus tt (nous avons vu supra que la vague des traits des passions concernait surtout la premire moiti du XVIIe sicle385). Ce mouvement pourrait tre interprt comme un processus de scularisation. Toutefois, il me semble prfrable de linscrire dans la continuit de la transformation pistmologique des rgimes explicatifs que nous
382 383 384 385
Nous aurons loccasion de revenir sur ce point (cf. pages 509 et suivantes). ROHOU Jean, Le XVIIe sicle, une rvolution de la condition humaine, op. cit., pp. 479-480. ROHOU Jean, ibid., p. 479 note 1. Cf. ci-dessus, notamment la note 243 page 90.
avons rapidement retrace ci-dessus386 et de lautonomisation de la sphre politique expose plus haut387. Dans cette perspective, les analyses de la socit qui sont proposes par les penseurs de la fin du XVIIe sicle saffranchissent peu peu des considrations morales, et sappuient toujours davantage sur des explications internes (dans un domaine dans lequel les questions conomiques, politiques, et sociales ne sont pas encore dissocies). Autrement dit, et comme nous allons le voir, le travail que lintrt effectue sur les notions qui lui sont connexes est au cur de la dynamique laquelle nous assistons, du XVIIe au XVIIIe sicle, savoir un processus de naturalisation de ce qui tait socialit ou morale. Passer de lamour propre (i.e. une notion morale pose, par exemple, en contraste avec celle de charit388) lintrt (une notion politico-conomique), cest donc mtamorphoser radicalement les principes explicatifs et danalyse de laction humaine au point que Bossuet389 crive sarcastiquement en 1666 : Lintrt et les passions nous ont fait un vangile nouveau. 390 De mme, J. Nagle signale que Salomon de Prizac, dans ses Rflexions morales sur lingratitude (1658), tenait lingratitude pour un vice, et la reconnaissance pour une vertu, et met cela en regard de positions exposes un sicle plus tard :
En 1755, chez Duclos, lingratitude est une insensibilit et la reconnaissance un sentiment : Ceux, dit-il, qui font de la reconnaissance un commerce intress croient pouvoir soumettre un calcul arithmtique les services quils ont reus. Ils ignorent quil ny a point dquation pour les sentiments [...]. Je veux que la reconnaissance cote un cur, cest--dire quil se limpose avec peine, quoiquil la ressente avec plaisir quand il sen est une fois charg. Je voudrais que la reconnaissance ft un lien prcieux qui unt, et non pas une chane humiliante qui ne ft sentir que son poids. 391
Nous assistons ici la tentative de rengociation de la catgorisation dun concept ou dune attitude, en loccurrence lingratitude ou la reconnaissance, que lintrt avait dabord dgags de la sphre de la morale (et donc socio-religieuse) mais dont Ch. Duclos demande lextraction de la sphre rationnelle (lingratitude ne serait pas un calcul arithmtique ) et leur versement au domaine des sentiments et du cur 392. Mais la tendance est dj nettement perceptible ds le dernier quart du e XVII sicle chez certains auteurs. La posture quadopte Pierre Nicole dans son trait
Cf. plus haut, pages 90-94. Cf. supra, pages 76-81. Cf. les dclarations de Pierre Nicole qui viennent dtre cites page 150.
La renomme et linfluence de lvque de Meaux, la Cour notamment (il fut galement pendant dix ans le prcepteur du dauphin), firent de lui le vritable chef de lglise de France durant les deux dernires dcennies du XVIIe sicle. 390 BOSSUET Jacques Bnigne, Sur la haine de la vrit, 1666, cit par ROHOU Jean, Le XVIIe sicle, une rvolution de la condition humaine, op. cit., p. 414. 391 NAGLE Jean, La civilisation du cur, op. cit., p. 305.
392
Notons en outre au passage que cette sphre des sentiments et du cur est valorise (cf. cidessus, le lien prcieux versus la chane humiliante ).
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De la charit et de lamour propre (1675) mentionn plus haut393, pourrait nous servir de nouveau illustrer la subtilit de la transition, comme le fait remarquer J Rohou :
Pour passer de ces textes un manifeste moral de la socit librale, il suffirait den supprimer les rfrences Dieu. Dans plusieurs passages, Nicole lui-mme saute ce pas. Dans les tats o il ny a point de charit parce que la vraie religion en est bannie, on ne laisse pas de vivre avec autant de paix, de sret et de commodit que si lon tait dans une rpublique de saints (II). Quelque corrompue que toute cette socit ft au-dedans et aux yeux de Dieu, il ny aurait rien au-dehors de mieux rgl, de plus civil, de plus juste, de plus pacifique, de plus honnte, de plus gnreux ; et ce qui serait de plus admirable cest que ntant anime et remue que par lamour propre, lamour propre ny paratrait point, et qutant entirement vide de charit, on ne verrait partout que la forme et les caractres de la charit (XI). On peut conclure [...] que pour rformer entirement le monde, cest--dire pour bannir tous les vices et tous les dsordres grossiers, et pour rendre les hommes heureux ds cette vie mme, il ne faudrait, au dfaut de la charit, que leur donner tous un amour propre clair, qui st discerner ses vrais intrts (XII). 394
la fin du XVIIe et au dbut du XVIIIe sicle, lamour propre/intrt migre de la catgorie de passion la sphre rationnelle en sappuyant sur le concept de volont qui est, de faon traditionnelle dans les psychologies et les thologies chrtiennes, le troisime terme sarticulant la raison et aux passions395. Cest ainsi quassimile la motivation, la passion pourra devenir une force :
The association of emotion with the will or volition remained a dominant theme throughout the Middle Ages. However, with the advance of technology and the rise of modern science, the nature of the metaphor took another turn. During the sixteenth century, spring mechanisms came into widespread use as the motive power for clocks; by analogy, human motives came to be viewed as springs of action []. To the extent that emotions had become identified with motivation, they too could be conceptualized as a kind of inner force. 396
Nous avons vu que R. Descartes prfrait au terme de passion celui dmotion prcisment parce que ce dernier focalisait lattention sur lide de mouvement provoqu (cest--dire le caractre cinmatique associ la perturbatio cicronienne). Or ce caractre cinmatique reoit un large cho et est repris comme illustration de lide de la passion comme dterminant de laction.
Cf. ci-dessus, page 150. ROHOU Jean, Le XVIIe sicle, une rvolution de la condition humaine, op. cit., p. 481.
Cf. ce qui a t rappel propos de la thorie thomiste des passions, pages 68-71, et notamment page 69. 396 AVERILL James R., Inner feelings, works of the flesh, the beast within, diseases of the mind, driving force, and putting on a show: Six metaphors of emotion and their theoretical extensions , op. cit., p. 111. J. R. Averill parle ici d emotion , or, comme nous le verrons un peu plus bas, le terme na pas encore t institu avec ses acceptions contemporaines ; il sagit plutt lpoque de passion (y compris dans le domaine anglophone).
La valorisation des passions sera un thme cher au deuxime XVIIIe sicle, mais elle est amorce dj au XVIIe sicle. Progressivement, un consensus sest difi contre le stocisme : lutilit des passions est affirme notamment pour instituer un domaine politico-conomique autonome ; mais inversement, la constitution des thories dconomie politique redfinit le concept de passion (nous allons voir comment un peu plus loin), travaill par celui dintrt. M. Korichi note en effet que ce nest pas seulement raison de leur rationalit externe, de leurs consquences pratiques remarquables, que les passions sont revalorises : elles sont, en effet, analyses en termes de force ou dnergie, et accdent au statut dnergie cratrice, de moteur de laction et, plus gnralement, de lhistoire. 397 Pour comprendre cette volution, il nous faut donc nous attarder sur ses deux axes, qui sont intimement entrelacs : le premier qui assimile la passion au principe de fonctionnement des socits et plus spcialement un moteur de laction individuelle et politique398 ; le second qui correspond lvolution sociolinguistique de la notion dintrt et sa rtroaction sur le concept de passion et ses usages. Sil est toujours dlicat de rduire la complexit dune tendance gnrale aux effets de luvre littraire de quelques grands penseurs, il conviendrait nanmoins de retenir le rle dterminant de Th. Hobbes dans ce mouvement.
Hobbes had made a stark division between head and heart, cognitive and motive powers, rational powers of the mind and animal powers of the body. A similarly strict dichotomy between intellect and emotion would later be proposed by Thomas Brown and by William James, at the beginning and the end, respectively, of the nineteenth century. 399
Th. Hobbes, chez qui linfluence de la thorie psychologique de R. Descartes est fort probable, prsente, notamment dans son Lviathan (1651), o sont abordes les questions danthropologie et dans lequel il expose sa pense politique, une image de la socit et de son fonctionnement comme enfer social (le tableau est dj sousentendu chez Platon, elle est explicite cette fois) : le contrle de la raison sur les passions vise dans la sociologie hobbesienne prvenir la menace dune irruption dsastreuse de ltat de nature (monstrueux) dans la socit civile.
Celui-ci [Th. Hobbes], en effet, attribue la peur et surtout la fear of agonizing death, la peur dune mort horrible une mission civilisatrice essentielle, non seulement en la plaant lorigine (illgitime et plbienne) de la raison et de ltat, mais en lui attribuant la tche de leur conservation actuelle contre toute rechute possible dans lenfer social de la violence extrme et de ltat de nature. 400
397 398
Nous avons vu dans notre tude des deux romans du XVIIe sicle, que cette ide tait dj largement prsente et active, quoique pas ncessairement dune manire formalise ou explicite (cf. supra, pages 131-137). 399 DIXON Thomas, From Passions to Emotions, op. cit., p. 97. Nous reviendrons plus loin sur le rle de Th. Brown (cf. infra, pages 165-179). 400 BODEI Remo, Gomtrie des passions, op. cit., pp. 31-32.
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La position de Th. Hobbes pourrait sembler radicale (elle a parfois t taxe de totalitaire). Elle sappuie pourtant sur une conception platonicienne de la socit comme autodestructrice qui est largement partage401. En effet, une attitude vis-vis de lhomme, des passions et de la socit, trs optimiste dans les annes 1620 et 1630, succde partir de 1641, une religion devenue majoritairement antihumaniste 402 qui se durcit lge classique : Le pessimisme saggrave de 1643 1653, en raction une dcennie dintrigues, dintrts, de plaisirs. Lattitude majoritaire envers les passions sinverse : manifestations de la concupiscence, elles nous entranent irrsistiblement au mal. 403 Nous retrouvons cet antihumanisme par exemple chez B. Pascal, o la figure de lenfer social est mme intriorise :
Guerre intestine de lhomme entre la raison et les passions. Sil ny avait que la raison sans passions. Sil ny avait que les passions sans raison. Mais ayant lun et lautre il ne peut tre sans guerre, ne pouvant avoir paix avec lun quayant guerre avec lautre. Aussi il est toujours divis et contraire lui-mme. 404
Le processus dindividuation se pense, et continue donc de se penser sur le mode du clivage (interne ou intrioris) depuis Platon, suivant un rapport de prdicationprdation, cest--dire lintersection des mtaphores smiotique et tyrannique, quil sagisse dune dfinition autorfrentielle de lhomme405 ou dune injonction tre matre de soi-mme 406. Prs dun demi-sicle plus tard, B. Mandeville (1670-1733) reprend la thorie de Th. Hobbes et la prolonge en la retournant : dans sa Fable des Abeilles407, il prsente la conception antihumaniste de Th. Hobbes (pourtant dj largement dcrie) comme une ncessit, voire un bienfait. Les vices, explique-t-il, sont ncessaires la vie sociale :
[] ceux qui examinent la nature de lhomme, abstraction faite de lartifice et de lducation, remarquent que ce qui fait de lui un animal sociable, ce nest pas son dsir dtre en compagnie, sa bont, sa piti, son amabilit et autres grces et ornements extrieurs, mais que ce sont ses qualits les plus ignobles et les plus abominables qui constituent les talents les plus indispensables pour pouvoir vivre dans les socits les
401
Cf. ci-dessus, page 149, ce qui a t rappel propos de notre conception de lindividu comme entit potentiellement toujours menace. 402 ROHOU Jean, Le XVIIe sicle, une rvolution de la condition humaine, op. cit., p. 281.
403 404
PASCAL Blaise, Penses, 514 (d. Brunschvicg, 412), texte tabli, annot et prsent par Philippe Sellier, Paris, Bordas, 1991, p. 392. 405 Cf. PLATON, La Rpublique, livre IX, 588b-590a, op. cit., pp. 352-353, et ci-dessus, page 42.
406 407
Cf. PLATON, La Rpublique, 430e, op. cit., pp. 182-183, et ci-dessus, pages 49-53.
Il sagit dune reprise, remanie, dun court opuscule compos et publi en 1705, The Grumbling Hive or Knaves Turnd Honest.
Pour B. Mandeville aussi, ce sont les passions qui gouvernent lhomme ; elles en sont les composantes explicatives :
[] lhomme (outre la peau, la chair, les os, etc. qui soffrent videmment la vue), est un compos de passions diverses, qui toutes tant quelles sont, mesure quelles sont excites et prennent la premire place, le gouvernent tour tour quil le veuille ou non. 409
La position de B. Mandeville est plus radicale encore que celle de Th. Hobbes, pour ne pas dire outre, et elle en scandalisera beaucoup : les vertus sont nuisibles la prosprit collective et mme la survie de la socit. Cest mme sans doute son extrmit qui en fera le succs :
Le nom de Mandeville nest pas seulement notoire en Angleterre. En France, o la traduction de son ouvrage (1740) est condamne tre brle, en Hollande, o les grands priodiques de lpoque font des revues de ses ouvrages, en Allemagne, sa rputation se rpand vite. 410
Mais, a posteriori, force est de constater que le principe gnral en a t largement repris (L. et P. Carrive prcisent que B. Mandeville inspira au moins deux grands auteurs, David Hume et Adam Smith411) : malgr toutes les protestations, il sera non pas cart mais transform, lgitim grce la notion dintrt, la fois plus neutre et acceptable que celle de vice ou de vertu et que celle de passion. Mais le raisonnement fondamental en restera inchang : leur mise en concurrence sera le moyen, en les faisant jouer les unes contre les autres, de borner les effets nfastes du dchanement des passions individuelles. Ce principe daction na en fait rien de rvolutionnaire : cest lui qui est par exemple la base de la mdecine hippocratique alors en usage412. La limitation du pouvoir par le pouvoir, cest galement le prcepte fondamental qui sera retenu et mis en uvre par Montesquieu dans De lesprit des lois413. De fait, le raisonnement
408
MANDEVILLE Bernard, La fable des abeilles, ou les vices privs font le bien public (1714), introduction, traduction, index et notes par Lucien et Paulette Carrive, Paris, Vrin, 1990, p. 23. 409 MANDEVILLE Bernard, ibid., p. 41.
410 411 412 413
CARRIVE Lucien et Paulette, Introduction MANDEVILLE Bernard, La fable des abeilles, op. cit., p. 12. Cf. CARRIVE Lucien et Paulette, ibid., p. 11. Selon la thorie humorale, la sant est conditionne par lquilibre des humeurs.
Pour quon ne puisse abuser du pouvoir, il faut que, par la disposition des choses, le pouvoir arrte le pouvoir. (MONTESQUIEU, De lesprit des lois, livre XI, chapitre IV, op. cit., tome 1, p. 293). Il est mme possible que Montesquieu se soit directement inspir du principe nonc par B. Mandeville des passions prives ayant pour fonction de produire le bien public, quand chacun va au bien commun, croyant aller ses intrts particuliers (ibid., livre III, chapitre VII, tome 1, p. 149). Notons que le succs de lEsprit des lois a t considrable : LEsprit des lois eut en effet un impact immdiat et un extraordinaire succs de librairie treize ditions en trois ans, vingt-trois avant 1789. Sa vogue a demble travers les frontires (une premire traduction anglaise parut ds 1750). (HALVI Ran, La modration lpreuve de labsolutisme. De lAncien Rgime la Rvolution franaise , pp. 73-98, in Le Dbat, n109, mars-avril 2000, p. 87.)
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concurrentiel connat au XVIIIe sicle un large succs, et en particulier dans le domaine des passions et leur gestion politique. Son plus ardent dfenseur est sans doute, selon A. Hirschman, le baron dHolbach : Les passions sont les vrais contrepoids des passions ; ne cherchons pas les dtruire, mais tchons de les diriger : balanons celles qui sont nuisibles par celles qui sont utiles la socit. La raison, fruit de lexprience, nest que lart de choisir les passions que nous devons couter pour notre propre bonheur 414. Cest dailleurs ce que confirme C. Martin :
Pour les Lumires, on le sait, la vertu ne consiste plus soumettre les passions la raison, mais oprer une sorte de rgulation interne des passions. DHolbach ne cesse de le rpter : il ne sagit pas de temprer les passions par la raison mais de les quilibrer entre elles. Principe qui trouve son incarnation romanesque la plus acheve en Wolmar, dans la Nouvelle Hlose, pour qui lon ne triomphe des passions quen les opposant lune lautre. Le vrai sage nest pas plus quun autre labri des passions, mais lui seul sait les vaincre par elles-mmes, comme un pilote fait route par les mauvais vents. 415
DHOLBACH Paul-Henri (1723-1789), Systme de la nature, Hildesheim, Georg Olms, 1966, fac-simil de ldition parisienne de 1821, pp. 424-425, cit par HIRSCHMAN Albert O., Les passions et les intrts, op. cit., p. 29. 415 MARTIN Christophe, conomie des passions et rotique de la collection dans le roman franais du XVIIIe sicle , pp. 53-62, in DUFLO Colas et RUIZ Luc (ds), De Rabelais Sade, op. cit., p. 58. 416 Cf. HIRSCHMAN Albert O., Les passions et les intrts, op. cit., pp. 19-24.
417
414
sicle, P. Bayle plaide, au nom dun certain ralisme politique, pour la reconnaissance des passions :
XVIIIe
Bayle pose la question de savoir si une socit toute compose de vrais chrtiens et entoure dautres peuples ou infidles ou chrtiens la mondaine [...] serait propre se maintenir. videmment non. Il est donc, naturellement parlant, plus sr pour conserver un tat [...] de donner carrire aux passions. Le vice est devenu ncessaire pour la conservation des tats. 418
Cette position compte sur la possibilit dquilibrer les passions les unes par les autres, autrement dit de les mettre en concurrence afin que leurs effets indsirables sannulent rciproquement et produisent ainsi partir des antagonismes privs une harmonie, un ordre gnral, profitable tous. La dmarche se fonde sur un retour de loptimisme et une nature humaine peu peu rhabilite :
Tout cela [lvolution des usages damour propre] sinscrit dans une perspective de rhabilitation de la nature humaine et du dsir, quon cesse de considrer comme radicalement dvoys par le pch originel. Quand Peytou crit que limmensit de nos dsirs prouve clairement lexistence dun tre souverain qui seul peut les satisfaire, il ne dsigne point par l le manque angoissant dont parlait Pascal, mais une aspiration positive []. Les hommes sont presque invinciblement pousss vers le bien, et leurs vices mmes, sils savent faire usage de leur rflexion pour les rgler, se changent en vertus, crit Mme de Lambert vers 1702. Les bons sentiments naturels commencent remplacer les passions concupiscentes. 419
Cette solution prconise une mise en valeur, une exploitation des passions ; selon A. Hirschman, cest aussi cette tendance que peut tre rattache, par exemple, la position de B. Pascal, mais galement dautres jansnistes comme Pierre Nicole et Jean Domat :
[I]ci encore, cest ltat, ou la socit, quon entend confier cette redoutable responsabilit. Toutefois le rle quon lui attribue nest plus celui de rempart ou de force de rpression : il agira comme catalyseur ou comme milieu civilisateur. Ds le XVIIe sicle, la possibilit dune telle mtamorphose des passions, de la transformation de leurs effets explosifs en quelques chose de constructif, fait lobjet dun certain nombre de spculations. Cest ainsi que Pascal annonce la main invisible dAdam Smith lorsquil voit la grandeur de lhomme dans sa concupiscence mme, den avoir su tirer un rglement admirable et un si bel ordre. 420
418
ROHOU Jean, Le XVIIe sicle, une rvolution de la condition humaine, op. cit., p. 513 (citations de BAYLE Pierre, Rponses aux questions dun provincial, Rotterdam, 5 vol., 1703-1707, III, 27). 419 ROHOU Jean, ibid., pp. 516-517.
420
HIRSCHMAN Albert O., Les passions et les intrts, op. cit., p. 20.
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Dans cette perspective, le travail dAdam Smith (1723-1790) sanctionnera une volution terminologique qui lui permettra de prolonger dune tape supplmentaire dans la mme direction les transformations opres par Th. Hobbes puis B. Mandeville :
[P]our mieux faire passer lide, pour la rendre plus attrayante et plus convaincante, il moussera la pointe de laffreux paradoxe mandevillien en remplaant les mots passion et vice par des termes inoffensifs comme avantage ou intrt. [] Sous cette forme dulcore, lide de la mise en valeur des passions parviendra survivre et simposer en prenant rang la fois parmi les dogmes fondamentaux du libralisme du XIXe sicle et parmi les constructions clefs de la thorie conomique. 421
Car la troisime possibilit, sappuyant en effet sur un travail terminologique, est une drivation de la prcdente. Elle consiste tablir une distinction entre les passions, en particulier sur un critre de violence et (ou) de chaleur, cest--dire sparer de lintrt des passions qualifies de chaudes et violentes (parmi lesquelles pourront, au sicle suivant, tre dfinies des motions ).
Or, lobjet mme des descriptions et des analyses des moralistes du XVIIe sicle la carte des passions humaines conduira ncessairement les esprits envisager une troisime solution : ne pourrait-on tablir, entre les passions, des distinctions et combattre ainsi le feu par le feu cest--dire se servir dun groupe de passions relativement inoffensives pour en contrebalancer dautres, plus dangereuses et plus destructrices, ou encore, peut-tre, pour les affaiblir et les apprivoiser les unes et les autres, la faveur des luttes intestines ainsi allumes conformment ladage divide et impera ? 422
Pour R. Bodei aussi, lconomie politique ne fait pas que redfinir la dichotomie entre passions et raison ; elle redfinit dans le mme mouvement galement lattitude vis--vis des passions : lintrt (lenvie, le dsir de possession), qui servait de passion prototypique au XVIIe sicle, est progressivement valoris comme un principe rationnel, oppos aux passions chaudes et violentes :
Paralllement la naissance de lconomie politique, les passions commencent se diffrencier de plus en plus nettement des intrts. Elles sont ainsi partages parfois implicitement en calmes, comme les appelle Hume (ou froides, cest--dire tranquilles, permables la rationalit et compatibles avec une structure dordre : les intrts, justement), et agites ou chaudes (cest--dire normalement rcalcitrantes, bouillonnantes, rebelles la raison et la volont, ou bien dlicates, mais vagues, humorales, inconsistantes). Lconomie politique se dfinit galement en interprtant cette coupure nette qui traversait le corps des passions. Elle se fonde, en effet, sur un comme si, sur lhypothse que les hommes, en poursuivant la maximalisation de leurs intrts, se comportent toujours dune faon
421 422
HIRSCHMAN Albert O., ibid., p. 22. HIRSCHMAN Albert O., ibid., pp. 23-24.
Les conceptualisations et pratiques des passions apparaissent ainsi au cur des notions et principes fondamentaux de lconomie politique en cours dtablissement, mais R. Bodei nglige dexpliciter que cette diffrenciation des passions selon un critre de violence ou de chaleur conjugue une conception mcaniste des passions (structure en particulier par la mtaphore cinmatique) avec la thorie des humeurs. Celle-ci tablit en effet une correspondance entre chaque humeur (sang, phlegme, bile jaune, et bile noire) et lune des quatre qualits physiques (chaud, froid, sec, humide). Cest donc aussi sur la thorie des humeurs que se fondent tant la notion dmotion telle quelle sera constitue au cours du XIXe sicle par les psychologues physiologistes, que le concept conomico-politique de raison (entendue comme rationalit, cest--dire comme calcul de lacteur intress). Car cest galement la notion de raison qui est en mme temps reconfigure. Jusqu linvention et lessor de lconomie politique424, on opposait la raison, unique et universelle, unissant tous les humains par-del les passions et les intrts diffrents et singuliers qui les divisent. Lconomie politique librale, en proposant la figure de lacteur rationnel et le principe de lautorgulation dun systme concurrentiel, fait passer lintrt et les passions froides du ct de la rationalit. Cest cette raison, dsormais froide et calculatrice qui sera oppose ce qui sera qualifi, partir du XIXe sicle, dmotion. En attendant, cest--dire pendant la premire moiti du XVIIIe sicle, lessor de lidologie favorisant et dveloppant le commerce, ainsi que les liens que cette idologie entretient avec la matrise des passions, provoquent une clipse de ces dernires au profit de la notion dintrt. J.-J. Courtine et Cl. Haroche expliquent que les manires, le commerce civil, le commerce des biens tout autant, modifient les sensibilits et la psychologie de lhomme public et priv, en viennent faire de tout homme un homme sans passions ; et linvitent une compassion mesure. 425 Le mouvement de substitution est cependant provisoire426 : au cours de la seconde
423 424
Pour apprcier le dveloppement de lconomie politique, nous pouvons considrer les indications bibliomtriques que donne J. Rohou : De 1701 1710 paraissent 35 livres dconomie politique : trois fois plus quau long du sicle prcdent. Il y en aura 88 de 1741 1750, 363 entre 1751 et 1760, 829 de 1781 1790. Les ouvrages qui peuvent contribuer rendre les peuples plus heureux et les tats plus florissants ont remplac les futilits ingnieuses de jadis, dit le Journal encyclopdique (1758). (ROHOU Jean, Le XVIIe sicle, une rvolution de la condition humaine, op. cit., p. 590.) 425 COURTINE Jean-Jacques et HAROCHE Claudine, Histoire du visage, op. cit., p. 171.
426 Il y a une motivation que lon trouve la racine de tout changement : cest la saturation (DURAND Gilbert, Introduction la mythodologie, op. cit., p. 26). Dans une volution, ce qui succde une configuration, des pratiques, etc., nest jamais en rupture fondamentale tout au plus seulement en rupture logique (sa ngation) avec ce qui prcde, mais bien au contraire une continuit. De sorte que cest souvent la marge qui prend la suite ou qui en motive la structure.
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moiti du XVIIIe sicle, en raction ltape prcdente, la passion redeviendra un principe explicatif et de motivation de laction humaine, mais sans pour autant vincer de nouveau lintrt. Pour synthtiser lvolution que nous venons de parcourir grands pas, nous pouvons dire quaprs avoir t condamn ou mpris jusqu la fin du XVIIe sicle, lintrt sera valoris au sicle suivant. Cette insignifiance premire de lintrt permettra sa valorisation par des penseurs politiques comme Montesquieu dans les premires dcennies du XVIIIe sicle. Car si la thorie conomique librale peut proposer la fiction427 de lacteur rationnel (motiv par son intrt) comme modle de lacteur ou du sujet politique, cest parce quelle conoit et prsente le bourgeois ou le marchand, prototype de lhomme gouvern par lintrt (politiquement inoffensif) et non par ses passions (anti-sociales), comme socialement ou politiquement pacifique voire innocent. Lesprit de commerce est en effet associ celui de modration, dconomie, de travail et de tranquillit, dordre et de rgle428. Mais si lintrt a pu tre valoris au XVIIIe sicle, cest aussi, et A. Hirschman insiste juste titre sur ce point, parce quil a longtemps t mpris par lidologie aristocratique :
On est en droit de considrer que si les activits commerciales, et plus gnralement celles qui ont pour objet de faire fortune, apparaissent ainsi comme essentiellement inoffensives, cest sous leffet indirect de lidal aristocratique si longtemps dominant. [] [I]l na pas suffi dbranler profondment cet idal et de dmolir le hros pour rehausser dautant le prestige de lhomme de ngoce sculairement honni. Longtemps encore on continuera de ne voir en celui-ci quun pitre personnage, un peu sordide, et en tout tat de cause insignifiant. 429
Pour quelle puisse tre valorise, la figure du bourgeois ou du marchand devra donc aussi tre apte remplacer dans les esprits le modle de laristocrate. Or ce modle est min souterrainement par le processus dintriorisation et le mouvement gnral de subjectivation propos desquels les rflexions de J. Locke (1632-1704) sont sans doute symptomatiques :
Locke dfinit lhomme non plus comme la reproduction dun modle divin ou naturel, mais comme un sujet conscient de son identit, qui se construit dans les activits qui visent satisfaire ses dsirs, et dont le systme politique doit protger la libert et la proprit. 430
La moindre enqute montre que lhomme ordinaire ne fonctionne pas ainsi : les fentres de rationalit sont peu frquentes et trs relatives. Cf. par exemple KAUFMANN Jean-Claude, Le Cur louvrage. Thorie de laction mnagre, Paris, Nathan, 1997, notamment pp. 191 et 193-194. Mais il semble de surcrot que ce ne soit pas plus le cas des agents conomiques (cf. GODECHOT Olivier, Le bazar de la rationalit , pp. 17-56, in Politix, Herms Science, vol. 13, n52, 2000). 428 Cf. par exemple MONTESQUIEU, De lesprit des lois, livre v, chapitre VI, op. cit., tome 1, p. 173.
429 430
427
HIRSCHMAN Albert O., Les passions et les intrts, op. cit., pp. 56-57.
ROHOU Jean, Le XVIIe sicle, une rvolution de la condition humaine, op. cit., p. 486. propos de J. Locke, cf. aussi pp. 493-500.
Nous avions vu que la mtaphore tyrannique tayait la mtaphore smiotique, mais fonder la subjectivit sur la conscience que la personne a delle-mme comme le fait J. Locke, cest--dire en promouvant une conscience de soi pense la fois comme libert et possession (ou proprit), revient inscrire aussi la mtaphore smiotique (la conscience de soi, i.e. le principe disjonctif, reprsentationnel) au fondement de la mtaphore tyrannique. Certes ce mouvement sinscrit dans le processus de subjectivation, mais il aboutit aussi rapidement lapparition dune ambigut intrieure : lorsque lexprience de la dissociation saccrot et se gnralise, elle est accompagne de lobservation de tensions et conflits intrieurs. Si lon savait user de soi-mme [] on prouverait quil y a des disputes au dedans de nous, un je-ne-sais-quoi qui consent et qui quelquefois ne veut pas. 431 Et la passion, progressivement, ne sera alors plus vidente, comme elle simposait432 ; la problmatique de la sincrit laissera bientt la place celle de lauthenticit, qui marque la fin de la transparence du sujet lui-mme.
CARACCIOLI, Marquis de, La Jouissance de soi-mme, Utrecht, 1753, pp. 295-296, cit par COURTINE Jean-Jacques et HAROCHE Claudine, Histoire du visage, op. cit., p. 200. 432 Cf. ci-dessus (pages 141 et suivante) ce qui a t dvelopp, a contrario, au sujet de lunivocit de la passion au XVIIe sicle. 433 ROHOU Jean, Le XVIIe sicle, une rvolution de la condition humaine, op. cit., p. 518.
431
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dA. Smith434 et de ses prdcesseurs, mais aussi, les morales du sentiment ou thories des sentiments moraux de A. de Shaftesbury (1671-1713) et F. Hutcheson (1694-1746). De mme, lide de B. Mandeville, pour qui vices et passions participent du progrs, sera prolonge pour aboutir la pense selon laquelle rien de grand nest jamais advenu sans passion, conception quon retrouvera chez Cl.-A. Helvtius, J. G. Fichte, ou F. Hegel, et qui deviendra un lieu commun partir du XIXe sicle.
Mais peu peu ds la fin du XVIIe sicle, puis de plus en plus nettement au cours du sicle suivant lon assiste une rhabilitation des passions, considres dsormais comme le sel mme de la vie et comme sources dnergie cratrice. 435
Cest en effet galement pour contrebalancer lintrt (rationnel, ou rationalisant) que se dveloppe une valorisation des passions au XVIIIe sicle. partir du moment o lintrt sera assimil la raison, et que seront passs les premiers moments deuphorie et doptimisme pour le libralisme conomique, les passions peuvent tre mobilises comme un recours pour contrebalancer la raison (qui dans le mme temps est devenue froide , inhumaine , etc.). Car la rhabilitation, voire lexaltation, de laffectivit ou du sentiment est aussi, dans le cadre dun abandon de la conception pessimiste et tragique de lhomme et de la vie sociale qui imprgnait la priode classique (1660-1680), une dnonciation dune rduction excessive de lhomme une mcanique. J.-J. Courtine et Cl. Haroche expliquent ainsi quune condamnation se fait jour alors de faon de plus en plus pressante, par exemple chez La Bruyre, dnonant le calcul, et ses consquences : produire un homme prdictible, au comportement mcanique et rgl ; un automate sans intriorit, une surface et des rouages dont les desseins, quil croit secrets, sont en ralit transparents tant ils sont prvisibles. Quest-ce que le courtisan, pour finir ? Une montre et son mcanisme. 436 Dans cette perspective, la passion introduit de la varit (elle nest pas universelle) et de limprvisible (conception cohrente avec celle de la passion comme moteur et cause de lactivit). Lide selon laquelle lhomme de passion a un comportement changeant tait dailleurs dj dveloppe par B. Spinoza au milieu du XVIIe sicle : Les hommes peuvent diffrer en nature en tant quils sont domins par des affections [quatenus affectibus] qui sont des passions [passiones] ; et dans la mme mesure le mme homme est changeant et inconstant 437. La sensibilit ou laffectivit peuvent alors tre proposes ou mobilises comme marque de lhumanit438 :
Noublions pas que 17 ans avant la publication des Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations (1776), qui constituent pour beaucoup luvre fondatrice de lconomie politique, A. Smith a crit une Thorie des sentiments moraux, parue en 1759. 435 HIRSCHMAN Albert O., Les passions et les intrts, op. cit., p. 47.
436 437 434
SPINOZA Baruch, thique, dmontre suivant lordre gomtrique et divise en cinq parties (1677), IV, prop. 33, traduit du latin par Charles Appuhn, Paris, Vrin, 1983, p. 61. 438 On se souvient de la dmarche symtrique sappuyant sur la raison pouvant tre drive de la dfinition de lhomme donne par Platon (cf. supra, note 35 page 33).
Cest ainsi quau milieu du XVIIIe sicle, la sensibilit devient mme la marque de lhumanit et de lhonntet comme en tmoignent le succs du roman sentimental (Richardson, Abb Prvost, Rousseau) et du drame bourgeois (Diderot, Sedaine). 439
En outre, ce mouvement rpond lintroduction par des penseurs allemands, la mme poque, dune troisime facult de lesprit, la sensibilit trouvant ainsi un fondement thorique :
The introduction in Germany in the eighteenth century of a third faculty of the soul in addition to understanding and will the faculty of feeling was part of a parallel trend away from classical Christian psychology towards a new psychology in which passions, affections, feelings or, ultimately, emotions, were not movements of the will but constituted an independent faculty with their own causal power. 440
Enfin il faut signaler quun dernier aspect de la rhabilitation des passions suit, notamment en cosse et en Angleterre, le renouveau religieux parallle la rationalisation provoque par linstitution de lconomie politique. En effet, ltude minutieuse et particulirement clairante de Th. Dixon sur la transition entre les concepts anglais de passion et demotion met notamment en avant le rle dterminant quont jou dans ce processus des philosophes chrtiens et des thologiens. Au cours du XVIIIe sicle, des acteurs chrtiens du renouveau religieux de lpoque (en particulier anglais et cossais comme Isaac Watts441), introduisent, selon Th. Dixon442, des nuances dans lopposition tranche entre passions et raison en vue, notamment, de promouvoir des pratiques religieuses assagies : la froide raison et les passions sauvages et ingouvernes sont autant les unes que les autres des fondements insatisfaisants la vraie religion. Largument renforce donc au passage de nouveau la discrimination (faonne par linstitution de lconomie politique) entre les passions violentes et les passions calmes, afin de prolonger ou reconstruire lquilibre entre raison et passions :
It was by perpetuating the classical Christian distinction between passions and affections that Edwards was able to reach a view that transcended the simple dichotomy between reason and passion. Affections were, one could say, rational passions; they were neither mere cold logic nor ungoverned desire, rather they were movements of the will informed by the understanding. Gracious affections arose from the minds understanding of divine things. 443
DIXON Thomas, From Passions to Emotions, op. cit., p. 70. Son Discourse of the Love of God and its Influence on all the Passions date de 1746. Cf. DIXON Thomas, From Passions to Emotions, op. cit., pp. 73-74.
DIXON Thomas, ibid., p. 75. Jonathan Edwards (1703-1758) est un philosophe thologien amricain majeur.
DISCOURS DE LMOTION
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La psychologie de lmotion
Nous avons examin le rle dA. Smith et de lconomie politique (et spcialement les thories librales) dont linfluence a largement dpass le cadre des thories conomiques et mme les milieux conomiques. Mais nous avions galement signal plus haut444 linfluence de B. Mandeville sur D. Hume (1711-1776). Or celuici assume un rle pionnier (quoique non systmatique) dans lemploi du terme demotion :
It was the associationist mental scientists, however, who provided the most influential early uses of the term emotions. Humes early use of the term in his Treatise of Human Nature (1739-40) was significant. The chemist, philosopher and theologian Joseph Priestley was another early user of the term within the associationist tradition of mental science, in his essays on Hartleys theory of the mind (1775). For both Hume and Priestley, however, emotions fulfilled an undefined role, while passions and, to a lesser extent, affections, remained the established categories that they favoured. Thomas Browns treatment of the emotions in his Edinburgh Lectures on the Philosophy of the Human Mind (1820) was a watershed; he was the first mental philosopher to give the term a coherent, systematic and central role instead of passions and affections, or active powers. Emotions was a term baptised by Brown a follower of Humes in many respects within a mechanistic science of the mind. 445
Th. Dixon fait lhypothse que lusage que D. Hume fait du terme demotion dans son Treatise of Human Nature (1739-40), le premier en anglais qui soit assimilable aux acceptions contemporaines446, est une reprise de celui quavait propos R. Descartes447. Les innovations448 dterminantes de R. Descartes (lunification de lme et surtout sa passivit vis--vis de ses perceptions de lextrieur) sont entrines. La conscience de soi est mme maintenant suffisamment affirme et dveloppe pour que D. Hume puisse inverser la dmarche cartsienne sur lun de ses points cls. En effet, comme le signale Th. Dixon, loriginalit sans doute majeure de D. Hume a consist ici transformer les passions de (lme, etc.) en passions :
With the disappearance of the faculties of reason and will and the reduction of all mental life to a stream of passions or emotions, a major conceptual difficulty arose what are passions or emotions passions or emotions of? The tacit ontology of Humes Treatise was one where passions or emotions were not of anything (such as a soul or will or even
Cf. ci-dessus, page 155. DIXON Thomas, ibid., p. 101. Cf. DIXON Thomas, ibid., p. 104. Cf. DIXON Thomas, ibid., pp. 108-109. Cf. ci-dessus, page 97.
LA PSYCHOLOGIE DE LMOTION
165 perhaps of a body) but were those mini-agents that comprised the entirety of what was meant by I. 449
Aux innovations apportes par D. Hume, sajoute la transformation de trois analogies dveloppes par les penseurs du XVIIIe sicle propos de la passion qui seront, selon Th. Dixon450, reprises au pied de la lettre et rifies par ceux qui, au XIXe sicle, instituent la notion demotion. Il sagit (i) de lanalogie entre sensations externes et sensations internes, (ii) de celle entre lhomme et des mcanismes (automates, horloges, ressorts, etc.), et (iii) de celle entre les sciences de la matire et les sciences de lesprit. Nous pouvons dailleurs avancer que ces trois analogies nen sont quune seule, celle drive du dualisme cartsien.
Or toujours selon Th. Dixon452, cest Th. Brown que la philosophie puis la psychologie cossaises (et plus largement anglophones) doivent la transition terminologique, acheve en 1850, des appetites , passions , desires et affections que ses prdcesseurs qualifiaient de active powers de lesprit au concept englobant mais galement redfini d emotion . Les travaux de Th. Brown sinscrivent dans le cadre de llaboration, au dbut du XIXe sicle, dune psychologie athologique dans laquelle la rfrence ou la source de lautorit est confie la conscience individuelle et une science du mental plutt qu la religion ou la thologie (tendant ainsi la psychologie ce mouvement entam par le Protestantisme et les modes de rsolution des guerres de religion453) :
In this way, the creation of a secular mental science couched within an only superficially theistic framework could be seen as the product of the application of certain originally Protestant principles, as well as a
DIXON Thomas, ibid., p. 106. Cf. DIXON Thomas, ibid., pp. 93-94. DIXON Thomas, ibid., p. 111. Cf. DIXON Thomas, ibid., p. 113. Cf. ci-dessus, pages 74-81.
DISCOURS DE LMOTION
166 relatively autonomous natural philosophical inductivism, to the creation of knowledge about human mental life. 454
Th Dixon montre en outre que les proprits de passivit et dtats non-intellectuels, que D. Hume et R. Descartes attribuaient respectivement aux secondary impressions et aux perceptions , ont t pour Th. Brown des conditions (et la fois ses consquences) de son adoption du terme demotion :
The change of terminology from Reids and Stewarts active powers to Browns emotions was more than a mere verbal difference. Browns category of emotions was, by definition, a category of passive (rather than active), non-intellectual feelings or states (rather than actions of a power or faculty). 455
Paralllement, Th. Brown inclut les sentiments esthtiques et religieux dans son concept demotion mais cette assimilation semble, de fait, rsulter davantage dune exclusion de la catgorie des tats intellectuels ( intellectual states ) ou penses ( thoughts ) car ce qui est en jeu pour lui cest prcisment le (re)dcoupage entre activit et passivit quune inclusion dans celle des emotions 456. Mais, comme le note Th. Dixon, si Th. Brown forge et impose le terme demotion, il nen donne pas de dfinition prcise (comme dailleurs beaucoup de thoriciens depuis) :
He [Th. Brown] admitted at the outset something that virtually every emotion-theorist since has also acknowledged that The exact meaning of the term emotion. . . is difficult to state in any form of words. The best he could manage was an optimistic gesture in the direction of common understanding (an instance in which he revealed his debt to the common sense school): Every person understands what is meant by an emotion, at least as well as he understands what is meant by any intellectual power; or if he do not, it can be explained to him only, by stating the number of feelings to which we give the name, or the circumstances which induce them. 457
La question, qui ntait toujours pas tranche en 1884 quand W. James intitulait son article What is Emotion? 458, reste dailleurs ouverte aujourdhui encore. Paralllement luvre de Th. Brown, il convient de citer les travaux de Thomas Chalmers, dont Th. Dixon explique que les liens avec les enseignements du premier sont manifestes :
454 455 456
Nous pouvons sans doute faire partir de l lhypothse que les sentiments esthtiques et religieux sont ou ont t progressivement carts ou dlaisss de la catgorie motion et que ce qui apparat dans le TLFi (cf. ci-dessous, pages 380-398) nest quun reliquat de cette dfinition du dbut du XIXe sicle, mme si cela a permis une transition vers une positivation (partielle et contradictoire, ambigu) de lmotion. 457 DIXON Thomas, ibid., p. 125.
458 JAMES
William, What is Emotion? , pp. 188-205, in Mind, t. IX, 1884, dition en ligne : <http://psychclassics.yorku.ca/James/emotion.htm>, dit par Christopher D. Green, n. d.
LA PSYCHOLOGIE DE LMOTION
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Chalmers necessitarian, involuntary and non-intellectual view of the emotions could be described either as a clarification or as a caricature of Browns theory. But certainly, alongside Browns highly influential Lectures, Chalmers popular Bridgewater Treatise was one of the most important vehicles for the dissemination of a necessitarian psychology of emotions. 459
On constate dans luvre de Th. Chalmers un renforcement de la nature involontaire et non cognitive des motions. Ainsi tablit-il ce sujet une analogie entre la perception visuelle et lmotion460 qui annonce la version biologique de lmotion, cest--dire, tout dabord, lapproche physiologique qui fonde scientifiquement le concept au cours du sicle. Cest dailleurs bien plus aux ouvrages de ces auteurs, qui sefforcent de fonder une science de lesprit athologique, que nous devons lopposition entre raison et motion, et non la psychologie chrtienne classique contrairement ce quont prtendu de nombreux auteurs contemporains. Bien plus, cest en se dmarquant et pour se dmarquer de cette psychologie chrtienne que Th. Brown et Th. Chalmers ont introduit leur concept demotion et que leurs successeurs lont repris et dvelopp, en lancrant dans la physiologie.
The huge popularity of Thomas Browns Lectures, and the (unacknowledged) adoption of his views on emotions by Thomas Chalmers described by one historian as the second most influential Scotsman of his generation and by another as possibly the most influential Scot of the nineteenth century must together take a large measure of the credit for this terminological revolution. 461
Aprs 1850, le terme semble stre impos dans le domaine anglophone. Il est dailleurs possible de constater la transition terminologique chez Ch. Darwin par exemple. LExpression of Emotions in Man and Animals est en effet publi en 1872, mais lauteur a commenc penser lexpression des motions beaucoup plus tt, et dans ses premires notes prparatoires, datant de 1838, cest de passions dont parle encore Ch. Darwin462.
Cf. DIXON Thomas, ibid., p. 132. Lexemple choisi par Th. Chalmers lmotion damertume ( resentment ) cause par une injure inscrit pourtant lmotion considre dans un rseau trs dense dinteractions sociales, de valeurs, de jugements, dexpectations (honneur, etc.) qui lloigne de cette conception naturaliste de lmotion. 461 DIXON Thomas, ibid., p. 133.
462
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du regard port sur lhumain ne sont pas spcifiques la psychologie ; ce ne sont pas ces dmarches qui expliquent la conceptualisation de lmotion. Nous les trouvons en effet comme motivations de travaux bien antrieurs des taxinomies aristotliciennes aux planches de la Confrence sur lexpression des passions de Ch. Le Brun inspir par le trait des Passions de lme de R. Descartes, en passant par les recherches scolastiques. De fait, la volont de faire-science ajoute la rigueur et lapproche systmatique deux sortes d exigences intimement co-dtermines dcoulant de linscription dans le paradigme positiviste. Dune part, des exigences mthodologiques : linvestigation doit saligner sur le modle de la recherche des causes, la ncessaire reproductibilit de lexprience, etc., doit pouvoir tre socioscientifiquement dmontre ou au moins dfendue. Et dautre part, des exigences conceptuelles : les objets et les concepts labors doivent pouvoir tre labelliss scientifiques (et non pas philosophiques, ou appartenant la sphre politique, ni relevant du divin, encore moins artisanaux ou se rapportant des croyances populaires).
Llaboration du concept
Pour simposer, se qualifier sociologiquement comme science , la psychologie naissante du XIXe sicle doit donc sinscrire dans la scientificit. Lune des premires tapes consiste donc adopter et adapter des mthodologies et des principes issus des modles scientifiques tablis, tout en les conjuguant la cration de concepts. Lmotion sinscrit alors dautant plus aisment dans une tentative socio-scientifique de prise de distance par rapport au terme de passion quil sagit pour des tudes de la vie affective ambitions scientifiques de se distinguer des anciens traits de morale. Cest en tout cas lapproche retenue dans le domaine anglophone. Certaines stratgies mises en uvre par la psychologie naissante relvent ainsi denjeux de pouvoir, savoir laccaparement dun territoire scientifique, dmarche partage par la plupart des disciplines en phase dinstitutionnalisation. Il sagit de la ngociation dune exclusivit, de la revendication scientifique dune expertise, dun champ de savoir rserv des spcialistes qui rclameront les motions comme leur objet propre. Lorsque J.-J. Virey crit en 1819 son article Passion dans le Dictionnaire des sciences mdicales, cest dj cette manuvre quil emploie463 :
Si lon veut bien considrer la nature des passions, lon reconnatra que personne nen peut mieux traiter que le mdecin et non pas mme le moraliste, le philosophe mtaphysicien. La raison en est vidente, les passions sont des actes de lorganisation ou de la sensibilit physique que ne peut pas bien comprendre quiconque na fait aucun examen spcial des fonctions du corps []. On comprend donc quau mdecin seul ou au
463 Notons quil ny a rien dtonnant ce que la constitution scientifique de lmotion se fasse dans un domaine qui nous apparaisse mal dfini et confus, mlant des discours qui nous semblent relever de trois disciplines, biologie, mdecine et psychologie, aujourdhui institutionnellement spares. En effet, de faon rciproque, llaboration du concept dmotion a prcisment particip la construction de cette distinction disciplinaire. A posteriori, il apparat donc que lentreprise de contrle-distanciation de J.-J. Virey a chou dun point de vue mdical et russi vis--vis de la philosophie et de la morale.
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169 physiologiste appartient la question des passions dans leur essence et leurs effets 464.
Il sagit en effet lpoque de reprendre le monopole du discours savant lthique dinspiration religieuse ou la philosophie de lesprit spculative. Mais paradoxalement, ce combat de captation dune domination et de lgitimit restera nanmoins compatible jusqu la fin du XIXe sicle au moins avec le recours des arguments dautorit se rfrant des moralistes. Mais cette revendication dexpertise, cette captation dhritage nest pas simple. En effet, par exemple, depuis Platon, la passion est nous lavons vu plus haut la fois individuelle et sociale, mais dans tous les cas contrler. Comment alors, articuler scientifiquement ces versions ? Si la mtaphore tyrannique est au fondement de la notion de passion, elle structure galement toute dmarche scientifique pense comme mise en uvre de la raison : R. Descartes donnait dj dans son Discours de la Mthode, pour bien conduire sa raison et chercher la vrit dans les sciences, nous lavons rappel plus haut465, pour objectif une telle science de nous rendre comme maitres & poeeurs de la Nature 466. Ds lors et comme nous allons maintenant le voir, le passage de la passion lmotion correspond aussi une rinterprtation : ce qui doit tre contrl par chacun est redfini comme ce qui peut tre contrl par le psychologue.
En ce qui concerne ces questions et pour de plus amples dveloppements, je renvoie par exemple aux analyses comparatives de J.-L. Le Moigne (cf. LE MOIGNE Jean-Louis, Les pistmologies constructivistes, op. cit., et LE MOIGNE Jean-Louis, La thorie du systme gnral. Thorie de la modlisation, Paris, Presses Universitaires de France, 1994). 468 Cette hypothse soutient la ralit essentielle de la ralit existentielle (et de surcrot une ralit essentielle a priori et non seulement a posteriori, aprs construction), et prsentant la connaissance comme expliquant ce qui est, et mme plus exactement ce qui est dj. 469 Cette hypothse, selon laquelle les mmes causes , au sens dantcdents constants, produisent les mmes effets , revient affirmer que lapparition dun phnomne est strictement dtermine par des conditions dexistence bien dfinies et invariantes ; le phnomne ne survient que si elles sont ralises, mais alors il survient ncessairement. Autrement dit, entre deux systmes, les relations sont
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dites dterministes lorsquelles ne peuvent se faire que dune seule manire, cette unicit sopposant la pluralit des cas possibles de lvnement alatoire. 470 DESPRET Vinciane, Ces motions qui nous fabriquent, op. cit., p. 88. Pour devenir objet scientifique, un objet subit ncessairement la rduction de lextraordinaire lordinaire et du singulier au gnralisable ; pour cela il doit pouvoir rsister une srie de purifications afin dtre dbarass dattributs ou de proprits appartenant dautres champs dont la non-scientificit se ngocie et se construit en mme temps que la scientificit de lobjet (pur), le travail de recherche consistant entre autres dceler, dcider et tablir, des frontires entre ces champs, et rpartir en fonction les diffrentes proprits dans ces champs. Lorsquune controverse se clt, la scne est tenue pour purifie. Ou bien les prtentions du concept nont pas rsist lpreuve, et dans ce cas son caractre impur sera mis en lumire : les intrts professionnels, idologiques, conomiques, ou autres, de ceux qui les proposaient expliqueront sa proposition. Ou bien, au contraire, la rsistance du concept entranera sa purification : dans ce cas, le fait que le pouvoir de ce concept soit intressant pour certains, catastrophique pour dautres, sera entrin en tant que consquence svre mais invitable du verdict de la nature. (STENGERS Isabelle et SCHLANGER Judith, Les concepts scientifiques. Invention et pouvoir, Paris, Gallimard folio , 1991, p. 65.) Cf. aussi, pour une autre approche plus gnrale de cette rductibilit, BOLTANSKI Luc et THVENOT Laurent, De la justification. Les conomies de la grandeur, Paris, Gallimard, coll. nrf essais, 1991.
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Les travaux du neurologue G. B. Duchenne de Boulogne (1806-1875) sur le sourire feint, ont exerc une influence considrable sur les recherches psychologiques ultrieures476 (et son recours intensif la photographie ny est assurment pas tranger). Il distingue le sourire quil qualifie de feint et celui provoqu par le plaisir : ce dernier mobilise un muscle (lorbiculaire infrieur) dont
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Nous avons montr au cours de notre rtrospective historique comment les mtaphores smiotique et tyrannique taient troitement articules et cohrentes lune avec lautre (cf. supra, passim, et notamment les pages 100-145). 474 Noublions pas que cest aussi lpoque o le biologique sinvente comme objectif, les controverses du magntisme animal de Franz Anton Mesmer, de lhypnotisme ou de la suggestion, par exemple, tant loin dtre stabilises. 475 DESPRET Vinciane, Ces motions qui nous fabriquent, op. cit., p. 82. Ch. Darwin, qui sinspire de recherches prcdentes, sappuie notamment, dans son Expression of Emotion in Man and Animals (1872), sur les travaux mcanistes de G. B. Duchenne de Boulogne. Mais cette qute de lauthenticit de lmotion est toujours et plus que jamais dactualit par exemple dans les recherches neurophysiologiques. Nous pouvons ainsi en percevoir des chos retentissants jusque dans des travaux qui ont reu une publicit extraordinaire comme DAMASIO Antonio R., LErreur de Descartes, la raison des motions, traduit de lamricain par Marcel Blanc (d. orig. : 1994), Paris, Odile Jacob, 1995.
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le contrle chappe la volont de lindividu. Or, sans sa contraction toute joie ne saurait poindre sur la face avec vrit ; le muscle qui produit ce relief de la paupire infrieure [] nest mis en jeu que par une affection vraie, par une motion agrable de lme. Son inertie dans le sourire dmasque un faux ami 477. Et G. B. Duchenne de Boulogne de louer luvre du Crateur dont la divine fantaisie a pu mettre en action tel ou tel muscle, un seul ou plusieurs muscle la fois, lorsquil a voulu que les signes caractristiques des passions, mme les plus fugaces, fussent crits passagrement sur la face de lhomme. Ce langage de la physionomie une fois cr, il lui a suffi, pour le rendre universel et immuable, de donner tout tre humain la facult instructive dexprimer toujours les sentiments par la contraction des mmes muscles 478. Dans le mme temps, et pour rpondre une prtention scientifique luniversel, le laboratoire de psychologie est dfini comme un lieu duniversalisation : il est un dispositif neutralis, un lieu qui vaut pour tout, partout, toujours, et non pour ce quil est fonctionnellement, ni surtout pour ce quil est pour ceux qui y sont invits, cest--dire dabord un lieu social caractris par sa rfrence la science, donc aussi un lieu de rapport dissymtrique de savoir, de pouvoir, dautorit impliquant donc des anticipations connexes des motivations et des rponses, la prsupposition des attentes du chercheur, et celles du sujet tentant de deviner celles du chercheur, etc. Dans le laboratoire, outre que lmotion peut tre prserve du pouvoir perturbateur dun sujet-mu actif en le construisant scientifiquement comme passif, impuissant sur lmotion quil ne fait que subir, le sujet est isol (ignorant par exemple quil est observ derrire le miroir sans tain), et par le miracle de la solitude, se dsocialise . Il peut alors rvler son authenticit assimile sa naturalit . Et sil nest pas seul, ses relations avec son environnement sont contrles : le laboratoire ou la relation denqute deviennent un contexte neutre, et lexprimentateur et ses complices y jouent des rles prdfinis. Lauthenticit de lmotion est donc le parti pris implicite des pratiques scientifiques de la psychologie qui permet le regard universalisant et la naturalit de lobjet observ. Nous le voyons, la solution retenue au problme que je posais plus haut ( savoir : comment articuler scientifiquement les deux versions de lmotion la fois intime et sociale ?), est complexe : chacune des caractristiques permet darticuler les exigences de scientificit mais aussi sur le mode du verrouillage argumentatif , et en mme temps, la conclusion adopte est la fois originale et dtermine par la doxa et par lhritage philosophique (en posant problme). Retenons galement que, comme le prcise V. Despret,
lenjeu nest pas que thorique, il relve aussi des stratgies de ngociations des savoirs qui dfinissent lmotion comme leur objet
DUCHENNE DE BOULOGNE Guillaume B., Le mcanisme de la physionomie humaine, Paris, 1862, p. 62, cit par LE BRETON David, Les passions ordinaires, op. cit., pp. 152-153. 478 DUCHENNE DE BOULOGNE Guillaume B., ibid., p. 14, cit par LE BRETON David, ibid., p. 152. Comme chacun laura not, G. B. Duchenne de Boulogne emploie dans ce passage alternativement, et de manire semble-t-il encore quivalente, affection , motion de lme , passions et sentiments . Dans tous les cas, linscription dans le biologique permet de revendiquer pour les phnomnes en question un caractre individuel et immuable .
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173 propre : si les motions sont naturelles et innes, elles font du biologiste lexpert par excellence de lmotion, et de sa mesure, la mesure de tous les phnomnes. Construire le contraste entre une situation o lmotion est authentique et une autre o elle est sociale nannonce pas la volont darticuler une version sociale de lmotion : cette version nest pas l pour elle-mme, bien au contraire, elle dfinit les parasites dun paysage quil sagit de purifier. La vraie nature de lmotion nest pas du ressort des scientifiques du social ou des spcialistes de la culture, cest aux biologistes quil appartient de la dcouvrir et de la rvler 479.
Le rquisit causaliste
Dautre part, la psychologie des motions, pour prtendre tre scientifique, demande aussi des relations de causalit, cest--dire de sinscrire dans une perspective dterministe. Ds lors, dans le laboratoire, de prsupposes la passivit, lintriorit, luniversalit, lauthenticit, etc. de lmotion deviennent requises. La dangerosit sefface donc. La passivit, de mme que lintriorit, luniversalit, lauthenticit, deviennent ce qui permet le contrle : la dmesure laisse place la mesure. La passivit ou la raction, associe lauthenticit et luniversalit, permettent linterprtation en termes de causalit. La passivit est reconvertie en ractivit et la ncessit (scientifique, mthodologique) de contrle est traduite en ce qui autorise le contrle au nom de luniversalit et de lauthenticit. La ncessit de contrle se transforme en possibilit de contrle. Limplicite culturel lmotion du corps est subie , remontant au pqoj (pthos) grec, une fois rinvesti et reformul par la psychologie, aboutit la conclusion scientifique : elle chappe donc au contrle, elle est authentique, vraie elle est donc testable et identifiable infailliblement. Le mme semblant de paradoxe se retrouve dailleurs dans la concidence entre lauthenticit de livresse (in vino veritas) et lirresponsabilit de livrogne socialement ( excuse-le, il est saoul ), scientifiquement et juridiquement reconnue et mobilisable (le collectif peut accorder des circonstances attnuantes des agissements sous l emprise de lalcool). Paralllement, le corps est aussi mtaphoriquement mobilis comme un contenant, qui ds lors peut possder un intrieur. Corollairement, lintime lmotion est mtamorphos en interne. Il sagit alors de faire taire le sujet et son intimit, pour laisser parler son corps considr comme lquivalent de son intriorit or la mtaphore slectionne toujours des aspects en en effaant dautres480. Le laboratoire ou le faire-science constitue une sorte de filtre ou de crible au travers duquel un objet prexistant doit passer pour tre transform en objet
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DESPRET Vinciane, Ces motions qui nous fabriquent, op. cit., pp. 94-95.
La mtaphorisation est la fois mise en valeur et masquage : En nous permettant de fixer notre attention sur un aspect dun concept (par exemple, les aspects dune discussion qui rappellent une bataille), un concept mtaphorique peut nous empcher de percevoir dautres aspects qui sont incompatibles avec la mtaphore (LAKOFF George et JOHNSON Mark, Les Mtaphores dans la vie quotidienne, traduit de lamricain par Michel Defornel (d. orig. : 1980), Paris, d. de Minuit, 1985, p. 20).
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scientifique481. Cette transformation rduit ncessairement les phnomnes et leur complexit pour crer des objets scientifiques. Parfois, cette rduction peut mthodologiquement chouer lhistoire de lhypnose ou de la psychanalyse en fournissent des illustrations482 quand la rduction dtruit totalement lobjet (ce qui ne lempche pas de continuer dexister, mais pas en tant quobjet de laboratoire). Dautres fois, cest socio-scientifiquement que lentreprise de rduction peut faillir comme par exemple dans le cas de la parapsychologie483 quand, pour des enjeux principalement socioculturels (disons dune manire grossire, idologiques), lobjet est refus par la communaut scientifique qui naccepte pas de le passer au crible du laboratoire. Si quelque chose survit cette rduction, autrement dit si la ngociation scientifique russit, le chercheur hrite du droit de continuer parler de lobjet (lmotion rduite) dans les mmes termes quantrieurement (i.e. de continuer le qualifier d motion ) :
Linvention premire des sciences modernes, celles des sciences exprimentales, a exig un style de passion qui fait de lauteur scientifique un hybride singulier, entre le juge et le pote. Le scientifiquepote cre son objet, il fabrique une ralit qui nexiste pas telle quelle dans le monde, mais qui est bien plutt de lordre de la fiction. Le scientifique-juge doit russir faire admettre que la ralit quil a fabrique est susceptible de porter un tmoignage fiable, cest--dire que sa fabrication peut prtendre au titre de simple purification, limination des parasites, mise en scne pratique des catgories selon lesquelles il convient dinterroger lobjet. Lartefact doit tre reconnu comme ntant pas rductible un artefact 484.
Comme le rappelle en outre V. Despret485, lentreprise psychologique ds ses prmices institutionnelles, dans son projet mme de faire-science, se dfinit donc contre lextraordinaire, cest--dire comme ambitionnant stratgiquement de ramener lextraordinaire lordinaire, de subsumer le singulier luniversel tout en niant le transcendant (le clivage fondateur de lobjet scientifique a-thologique Dieu et la religion tant encore pourtant largement mobiliss comme autorits et repres jusquau XXe sicle) : soit le laboratoire dtruit le miraculeux (lindtermin, lunique singulier ou totalisant, etc.), soit le laboratoire est expuls de la science.
481
Dans le cas dun objet synthtis nexistant pas sans la mdiation conceptuelle, techonologique, etc. du laboratoire (par exemple le prion, le quasar, ou encore le taux de mortalit infantile), le laboratoire ne fonctionne pas tant comme un crible que comme un creuset : la difficult pour les chercheurs ne consiste alors pas purifier ou filtrer lobjet mais parvenir le faire sortir du laboratoire. 482 Cf. par exemple, CHERTOK Lon et STENGERS Isabelle, Le cur et la raison. Lhypnose en question, de Lavoisier Lacan, Paris, Payot, 1984 et STENGERS Isabelle, La volont de faire science. propos de la psychanalyse, Le Plessis-Robinson (92), Synthlabo, coll. Les empcheurs de penser en rond , 1996. 483 Cf. COLLINS Harry M. et PINCH Trevor J., En parapsychologie, rien ne se passe qui ne soit scientifique , pp. 297-343, in CALLON Michel et LATOUR Bruno (dirs), La science telle quelle se fait, Paris, La Dcouverte, 1991, pp. 297-343. 484 STENGERS Isabelle, Linvention des sciences modernes, Paris, La Dcouverte, 1993, p. 188.
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De tout cela dcoule la dcouverte scientifique certes, dsormais trs attendue dune motion naturelle comme raction , comme mcanique, comme corporelle et biologique, comme subie , comme extrieure la raison, la sphre socioculturelle, etc.
Assis et maintenu dans une chaise de dentiste, des lectrodes captant la moindre modification, lhomme mu isol confirmera que lmotion est bien une raction 486.
Notons au passage que chaque aspect ainsi isol dfinit par-l mme les autres en assimilant alternativement la culture la raison, au psychique (conu comme oppos au matriel, ou au physiologique), au changeant, au singulier, au contingent, lactif, lincontrlable, etc. Le chercheur du laboratoire de psychologie, pour pouvoir crer lmotion tout en prsentant sa cration comme une dcouverte (i.e. sur le mode de la rception pure du discours de la Nature , ou de la lecture de son Grand Livre 487), rduit son objet (lmotion) en mme temps que les personnes des individus physiologiques ragissant. Et cest le souci de scientificit du laboratoire qui incite le psychologue choisir et construire une version aussi mutile et mutilante de la personne et, conjointement, de lmotion. En cela lmotion et son laboration conceptuelle participent aussi du renforcement (cest-dire dune forme de confirmation) de la dichotomie entre biologique et social, et la comprhension (cest--dire galement sa mise en pratique) respective de ces deux ples comme dune part prexistant linvestigation scientifique et donc indpendant du chercheur488, et dautre part comme artefact non objectivable. Similairement, lauthenticit de lmotion a pour consquence labstraction de cette dernire hors de la sphre culturelle ; autrement dit, lmotion redfinit (ou reconstruit) aussi la dichotomie entre nature et culture. Si nous reprenons la question pose plus haut, cest--dire la difficult articuler scientifiquement les versions la fois individuelle et sociale de lmotion, il apparat en dfinitive que pour construire une psychologie scientifique des motions, le compromis retenu choisit donc (plus ou moins explicitement et, pour les acteurs, plus ou moins volontairement) de dfinir lmotion comme ayant lieu dans le corps du sujet. Ainsi la distribution cartsienne entre objet et sujet (de la connaissance) est-elle assure et confirme. Toutefois, les versions de lmotion comme rapport du sujet son exprimentateur, de lmotion dfinie au sein de relations relles au sein du laboratoire, ou encore de lmotion comme co-construction, sont du mme coup exclues des possibles explorables suivant une
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DESPRET Vinciane, Ces motions qui nous fabriquent, op. cit., p. 88.
Cf. par exemple, ce qucrit Galile : La philosophie est crite dans ce trs grand livre continuellement ouvert devant nos yeux, cest--dire lunivers, mais on ne peut la comprendre si lon na pas dabord appris en comprendre le langage et connatre les caractres dans lesquels il est crit. Il est crit en langage mathmatique, et ses caractres sont des triangles, des cercles et dautres figures gomtriques, sans laide desquelles il est humainement impossible den comprendre un seul mot ; sans elles, on erre vainement travers un labyrinthe obscur. (GALILE, Il Saggiatore ( Lessayeur ), Discoveries and opinions of Galileo, traduit de litalien par Stillman Drake, Garden City (NY), Doubleday, 1957, pp. 237-238, cit par CROSBY Alfred W., La mesure de la ralit, op. cit., p. 232.) 488 Nous retrouvons ici le contrle et plus globalement la mtaphore tyrannique. propos de lopposition entre biologique et social, cf. ci-dessous, pages 441-448.
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pistmologie dinspiration positiviste qui reste encore souvent sous-jacente jusque dans la psychologie contemporaine489. Les dmarches traditionnelles de la psychologie des motions semblent se rsumer dans une qute acharne de la vrit de lmotion . Mais comme le dit V. Despret, la vraie dimension de lmotion, en tant quobjet du laboratoire, ne fonctionne que grce au fait que le laboratoire, tel quil dfinit ses objets privilgis et les bons accs ces objets, a pu effectuer cette dimension. Ces dimensions ont pu tre traduites au laboratoire parce quelles saccordent ses exigences 490. Quelles sont ces exigences de la structure ou de linstitution (au sens processuel) du laboratoire ? Dpasser le singulier, le culturel, le contingent, lincontrlable, etc., et ds lors mettre en place des protocoles permettant ces dpassements. Do le fait que linvention scientifique soit prsente et souvent vcue comme une recherche de caractres invariants ou reproductibles, de ce qui nest pas contamin par ces singuliers, culturels, contingents et incontrlables imposs par le laboratoire. Cest donc de lintrieur de linstitution scientifique que cette rhtorique de la puret, de lauthenticit et du contrle, que nous retrouvons nouveau ici, simpose. La nouvelle psychologie, reprsente et dirige dans le monde anglophone par des autorits comme lcossais Alexander Bain, va adopter le terme de faon quasi unanime en mme temps quelle revendiquera un statut scientifique et fera de cette motion un phnomne physiologique : en rupture avec la psychologie spculative et mtaphysique, cette psychologie scientifique est paradoxalement une science de la matire, sappuyant sur la biologie volutionniste et la neurophysiologie. Lmotion permet ainsi de sortir de la mtaphysique, de la morale et de la thologie en en ancrant ltude dans le physiologique, en appliquant une mthodologie hypothtico-dductive, une pistmologie causaliste (recherchant des relations rgulires de cause effet entre les tats psychologiques ou leur origine), et en excluant toute autre cause que des phnomnes physiques, matriels ( lexclusion des phnomnes mentaux qui servaient de causes dans la mtaphysique ou la morale). J. Lanz fait nanmoins remarquer que si lcole cossaise carte rapidement du langage scientifique le terme de passion au profit de celui dmotion dans le domaine anglophone, sur le continent, le terme de passion (ou son plus proche quivalent) continue malgr linfluence britannique tre pertinent plus longtemps.
La diffrenciation entre Affekt et Leidenschaft apparat au cours du premier tiers du XIXe s. dans nombre douvrages allemands de Psychologie et dAnthropologie. Elle est expressment adopte, sans rfrence Kant, par ex. par Hegel, Schopenhauer, Dhring, au XXe s. par Heidegger, Bloch. Cette diffrenciation marque aussi, en 1841, le concept de passion dun auteur italien, explique en 1859 le sens de Lidenskab dans
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Nous reviendrons dans un prochain chapitre sur dautres versions de lmotion, en particulier certaines rapportes dans ou labores par des travaux danthropologie culturelle (cf. infra, pages 423-439). 490 DESPRET Vinciane, Ces motions qui nous fabriquent, op. cit., p. 61.
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177 le dictionnaire danois qui fait autorit et influe sur lusage franais (dj prpar par Condillac) dmotion et de passion. La notion de passion fait pourtant nouveau problme, dans le dernier tiers du XIXe s., avec lmancipation de la Psychologie ainsi chez W. Wundt et le terme ne se rencontre plus quisolment dans la littrature spcialise des environs de 1900, ce qui amne Th. Ribot dfendre la position de Kant contre cet ostracisme dimportation anglaise. Il introduit donc dans les phnomnes de la vie sentimentale lex. de la triade du Stocisme tardif : propassio/passio/morbus la division suivante : 1. les sentiments ou tats affectifs normaux, 2. les motions ruptives, 3. les passions comme formes assujetties au temps et intellectualises des motions. Il assure ainsi le succs de la distinction motion/passion en franais et celle demozione/passione en italien ; adopte en Espagne, elle demeure aussi dusage courant dans la psychologie germanophone dorientation phnomnologico-anthropologique, savoir : Affekt/Leidenschaft ou bien motion/Leidenschaft malgr Scheler qui, dans sa thorie des couches, conoit cette distinction comme celle de sensations du corps et sensations de la vie. 491
Dans le domaine francophone, quoique le mme processus soit suivi et malgr linfluence des penseurs cossais, le terme dmotion ne simpose donc pas immdiatement, sans doute aussi parce que la psychologie exprimentale ou physiologique sy installe plus tardivement. Toutefois, lorsque Thodule Ribot (1839-1916), promoteur et matre duvre de la psychologie scientifique en France, dnonce l ostracisme dimportation anglaise lgard du terme de passion, il valide de facto linfluence britannique et confirme lvolution conceptuelle. Ainsi, mme sil traite encore des passions, il le fait cependant dsormais partir de lmotion (qui est donc accepte comme le terme hyperonymique ou la catgorie superordonne492) :
Je distingue lmotion de la passion, comme en pathologie on distingue la forme aigu de la forme chronique. Jentends par motion un choc brusque, souvent violent, intense, avec augmentation ou arrt des mouvements : la peur, la colre, le coup de foudre en amour, etc. En cela, je me conforme ltymologie du mot motion qui signifie surtout mouvement (motus, Gemtsbewegung, etc.). Jentends par passion une motion devenue fixe et ayant de ce fait subi une mtamorphose. Son caractre propre est lobsession permanente ou intermittente et le travail
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HENGELBROCK Jrgen et LANZ Jakob, Examen historique du concept de passion , op. cit., pp. 77-91.
la fin du XVIIIe sicle, motion pouvait encore tre employ en franais dans une acception hyponymique qui parat trange au lecteur contemporain. Hrault de Schelles, racontant ses souvenirs de lactrice Mlle Clairon, crit ainsi : Un jour elle sassit sans faire un seul geste, elle peignit avec le visage seul, toutes les passions, la haine, la colre, lindignation, lindiffrence, la tristesse, la douleur, lamour, lhumanit, la nature, la gaiet, la joie, etc. Elle peignit non seulement les passions en elles-mmes, mais encore toutes les nuances et toutes les diffrences qui les caractrisent. Par exemple, dans la crainte, elle exprima la frayeur, la peur, lmotion, le saisissement, linquitude, la terreur, etc. (DE SCHELLES Hrault, Art dclamatoire : Rflexions sur la Dclamation , pp. 396-416, in Magasin encyclopdique, vol. 1, 1795, p. 405, cit par IDA Hisashi, Gense dune morale matrialiste, op. cit., p. 115. Cest moi, A. C., qui souligne.)
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178 dimagination qui sensuit. Ainsi la timidit est une passion issue de la peur. 493
Ou, ailleurs :
La passion, par contre, soppose lmotion par la tyrannie ou la prdominance dun tat intellectuel (ide ou image) ; par sa stabilit et sa dure relatives. En un mot [...] la passion est une motion prolonge et intellectualise, ayant subi, de ce double fait, une mtamorphose ncessaire. 494
Outre le fait que la psychologie physiologique se soit tablie plus tard en France que dans dautres pays, il serait plausible que linfluence allemande ait prdomine sur celle des penseurs britanniques (une influence kantienne se devine par exemple chez Th. Ribot). La passion devient ainsi une notion seconde (par rapport lmotion), dfinie dune faon qui reste conforme lusage actuel, par contraste avec le caractre spontan et momentan attribu lmotion495, ainsi que le rsume M. Korichi :
Lmotion et la prise en compte de lexistence de phnomnes affectifs de longue dure se prsenteraient dsormais comme les seuls biais possibles pour rintroduire lusage du terme passion, dbarrass de la sorte dun smantisme parasitaire, mais qui de ce fait semble tre relgu larrire-plan de toute rflexion contemporaine sur laffectivit. On constate en effet aujourdhui que cest cette ligne de partage temporelle qui accorde droit de cit la notion de passion entendue comme disposition ou habitude affective acquise, et cest en ce sens quon y fait allusion sans que cela soit titre seulement conventionnel ou historique comme cest le plus souvent le cas. 496
Pour conclure ce panorama diachronique, il convient dinsister sur le fait que, comme Th. Dixon la bien montr, le concept psychologique sculier d motion ntait ni une cration purement anti-chrtienne ni la simple conversion dune catgorie thologique. Il a t constitu, plutt, dans la continuit des travaux et des volutions voqus plus haut, par lapplication de postulats, mthodes, catgories et concepts drivs des psychologies dinspirations thologiques, parfois ngativement, parfois positivement : les thories scientifiques de lmotion apparaissent au XIXe sicle contenaient des hypothses et des modles apparemment anti-chrtiens autant quapparemment chrtiens. Comme toutes les histoires simples, les rcits de transition dhabitudes et didologies dominantes sont la fois clairants et trompeurs. Trompeurs principalement car ils laissent entendre que des squences historiques se succdent linairement et de faon irrversible (comme les priodes thologiques,
493 RIBOT Thodule, La logique des sentiments, Paris, Alcan, 1905, pp. 66-67, cit par PARRET Herman, Les passions, op. cit., pp. 124-125. 494 PARRET Herman, ibid., p. 125, citant RIBOT Thodule, Essai sur les passions, Paris, Alcan, 1907, p. 6-7. 495 496
Cf. ci-dessous, pages 223-227. KORICHI Mriam, Les passions, op. cit., p. 17.
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mtaphysique et scientifique ou positive, dans la mythologie comtienne). Une tude plus attentive et dtaille montre que les squences en question se juxtaposent, cest--dire coexistent pendant de longues priodes.
S. Shapin va mme beaucoup plus loin, puisque pour lui, cest prcisment lexistence dintrts et denjeux idologiques (chez les chercheurs et motivant leur dmarche) qui dynamise lactivit scientifique et lvolution de la recherche :
La science, pour approfondir ses domaines techniques, na pas besoin de se prmunir systmatiquement contre linfluence dintrts sociaux. Au contraire, cest plutt laction dintrts en conflit et la capacit des protagonistes poursuivre des buts idologiques tout en menant leurs recherches qui permettent le progrs des connaissances de la nature. Cest quand la pression sintensifie que les connaissances se dveloppent le plus. Par consquent, les conflits dintrts sociaux et les considrations idologiques favorisent bien plus le dveloppement des connaissances dites dsintresses quils ne lentravent. 498
STENGERS Isabelle, Linvention des sciences modernes, op. cit., p. 120. Nous reviendrons en dtail sur ce point (cf. ci-dessous, pages 439-461). 498 SHAPIN Steven, La politique des cerveaux : la querelle phrnologique au XIXme sicle dimbourg , pp. 146-199, in CALLON Michel et LATOUR Bruno (dirs), La science telle quelle se fait, op. cit., p. 198. Pour des tudes spcifiques des rapports entre modes de penses politiques et scientifiques, je renvoie entre autres STENGERS Isabelle, Linvention des sciences modernes, op. cit., LATOUR Bruno, Nous
497
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Le terme dmotion rsulte la fois dune rduction qui en fait un phnomne physiologique, mais aussi et contrairement ce qui sobserve gnralement lorsquun concept scientifique est labor dun largissement de son extension smantique : les nuances des thories psychologiques chrtiennes classiques entre notamment passions, sentiments et affections, sont effaces au profit dun concept englobant qui ne peut que laisser la question de W. James sans rponse satisfaisante. Cette hypertrophie smantique a assurment facilit lmergence des intrts multiples que lmotion a pu susciter et dont nous pouvons voir une illustration dans ses mobilisations dans des champs extrieurs la psychologie.
Lmotion et lanimal
Comme cela a t dit plus haut, Ch. Darwin avait le projet de rapprocher les passions humaines et lanimal depuis longtemps mais les passions taient, lpoque, lanimal dans lhomme. Par contre, substituer motion passion lui permettra deffacer le distinguo entre lhomme et lanimal. Car, selon les thories de lpoque, si lhomme avait aussi des affections et des sentiments, lanimal nen avait pas. Grce la substitution terminologique, les deux auront des motions499. Lauteur facilite ainsi la ngociation (rtrospectivement couronne de succs) de sa nouvelle approche thorique. Ainsi lmotion apparat-elle galement comme un outil de ngociation500 et une cl du succs de la thorie de lvolution.
navons jamais t modernes, op. cit., CALLON Michel et LATOUR Bruno (dirs), La science telle quelle se fait, op. cit., ou encore BLANCKAERT Claude, BLONDIAUX Loc, LOTY Laurent, RENNEVILLE Marc et RICHARD Nathalie (dirs), LHistoire des Sciences de lHomme, Trajectoire, enjeux et questions vives, Paris, LHarmattan, 1999. Linvestissement du chercheur (et de la socio-culture dans laquelle il merge et la construction de laquelle il participe) est beaucoup plus important quune simple influence entre modes de pense politiques et dmarches scientifiques. Voir, par exemple, DESPRET Vinciane, Naissance dune thorie thologique. La danse du cratrope caill, Le Plessis-Robinson (92), Synthlabo, coll. Les Empcheurs de penser en rond , 1996, o lauteur met en vidence les histoires (politico-culturelles) personnelles que mobilisent diffrents thologues se penchant sur cet trange oiseau nomm cratrope, pour rpondre la question de savoir pourquoi cet oiseau danse. Jon, lthologue dOxford, construit certes, pas explicitement un cratrope talentueux exprimentateur, mettant en uvre des dispositifs trs similaires ceux que son observateur dploie lui-mme pour interroger son objet. Paralllement, lthologue isralien Zahavi, met en scne loiseau dans un monde qui ressemble fort un kibboutz, ayant rsoudre des problmes analogues ceux que se posaient les premiers colons israliens. 499 Il ne sagit pas tant pour Ch. Darwin de traiter de faon quasi-identique les motions humaines et animales, que de ngocier un concept, lmotion, et son usage, comme ce qui permet, primo en focalisant sur ce qui, ct des affections, faisait de lhomme un animal, cest--dire les passions, et secundo en rduisant le couple passions/affections aux seules motions, de rduire la disjonction entre lhomme et lanimal en quoi consiste explicitement le projet darwinien. Le raisonnement est donc le suivant : les passions (animales) autant que les affections (humaines) sont des motions (animales). Son objectif se ressent dailleurs dans sa mthodologie puisquelle imprime une circularit tautologique dans la slection et lexploitation de ses observations. 500 Car lobjectif poursuivi par Ch. Darwin dans cet ouvrage nest pas dapprofondir les connaissances psychologiques, mais bien de promouvoir sa thorie de lvolution. Il rsume dailleurs ainsi son projet dans la conclusion de son ouvrage : We have seen that the study of the theory of expression confirms to a certain limited extent the conclusion that man is derived from some lower animal form, and supports the belief of the specific or sub-specific unity of the several races; but as far as my judgement serves, such confirmation was hardly needed. (DARWIN Charles, The Expression of Emotion in Man and
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ct de la question ontologique traditionnelle du corps et de lesprit, lmotion interroge donc lunit du rgne animal, quand la distinction entre lhomme et le reste de la Cration501 constituait lune des bases intangibles du dogme chrtien et donc lun des points centraux des thories psychologiques chrtiennes classiques selon lesquelles lhomme partageait avec Dieu la raison, les affections et les sentiments, et les passions avec lanimal. Plus exactement, les passions constituaient un axe darticulation et de discrimination entre lhomme et lanimal. Cette diffrence avait progressivement t construite comme tenant la capacit et au devoir de contrle des passions par lhomme grce aux pouvoirs de la raison et de la volont. Et inversement, cette diffrence qualitative entre lhomme et lanimal fondait une diffrence qualitative dmotions ou de mouvements de lme, affections ou sentiments, que lhomme peut ressentir la diffrence des animaux : les motions positives ou suprieures502. Lintervention darwinienne dans le domaine de la psychologie des motions soulve en outre des questions indites (celle de luniversalit des expressions faciales, celle des rapports entre habitudes individuelles et hrdit, etc.) qui viennent i.e. qui sont mobilises pour justifier, lgitimer ce dplacement que Ch. Darwin tente propos de la continuit entre lhomme et lanimal. La psychologie contemporaine a hrit de ces questions indites, cependant leurs dveloppements occultent aussi, comme le signalent J.-J. Courtine et Cl. Haroche, ce quelles nous ont fait oublier :
Mais ce dplacement a contribu en mme temps, lintrieur de ce champ, carter la question de lhistoricit de lexpression, et tendre ter tout sens une histoire de lexpression. Pourtant le dchiffrement du corps partir de ses signes manifestes queffectue un devin ou un mdecin antique, un physiognomoniste de lge classique, un naturaliste moderne, un psychanalyste nest en rien le mme, bien quil puisse prsenter certaines analogies trs gnrales. Les marques graves que relve Cardan, les figures des passions que peint Le Brun, le vif mouvement des sentiments que veut saisir Lavater, le rflexe des motions quobserve Darwin, les symptmes dun langage sexprimant sur le corps que Freud coute, ne sont pas des signes de mme nature, ne permettent pas le mme type dinterprtation. Ils ne supposent ni la mme position pour qui les observe, ni la mme identit de qui les produit. 503
Animals (1872), New York, D. Appleton & Co, 1899, chapitre XIV, Concluding remarks and summary .) 501 Cf. Gense 1, 26.
502
propos de la valorisation des passions et de lmotion, cf. ci-dessus, pages 161-164, et aussi plus bas, pages 367-398. 503 COURTINE Jean-Jacques et HAROCHE Claudine, Histoire du visage, op. cit., p. 267.
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Cf. ci-dessus, page 113. Cf. note 508 page 183. Cf. supra, note 35 page 33, mais aussi ce qui a t dit ce sujet pages 65, 98 et 162.
Cf. par exemple DOURY Mariane, La rfutation par accusation dmotion. Exploitation argumentative de lmotion dans une controverse thme scientifique , pp. 265-277, in PLANTIN Christian, DOURY Mariane et TRAVERSO Vronique (dirs), Les motions dans les Interactions, Lyon, Presses Universitaires de Lyon, 2000.
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183 motions, joie ou tristesse, angoisse ou effroi [] ne seront que des maladies, des troubles mentaux peu dignes de lui. 508
Lassimilation de lmotion la maladie et au rflexe509 conforte son animalit, son infriorit, et la ncessit de son contrle puisquelle soppose la raison, et que cest la notion de contrle510 qui articule celle-ci et celle-l lune lautre. Si lassociation de la passion et de lanimal est trs ancienne511, S. Shields explique par contre que la construction historique de lmotionnalit fminine est la fois plus progressive et beaucoup plus rcente :
One legacy of the Enlightenment was the gradual transition from the belief in general inferiority of females in nearly all capacities (intellectual, perceptual, moral) to a notion that the mental and moral faculties inherent in each sex are complementary. 512
Dans le mme esprit, mais selon une approche et dans un contexte trs diffrents, L. Boltanski propose brivement lune des explications possibles pour cet essor de la sensibilit et de son assimilation (value) la femme la fin du XVIIIe sicle :
A partir de 1740, et souvent limitation de Richardson, les romans crits par des femmes prolifrent, particulirement en Angleterre, au point que le roman est progressivement identifi comme un genre spcifiquement fminin. Philippe Sjourn, qui a dpouill la Monthly Review et le Monthly Magazine des annes 1770 la fin du sicle, montre combien ces romans font, pour la plupart, lobjet dune critique mprisante. Il sensuit aussi que la capacit avoir et extrioriser des sentiments, qui tait jusque-l non marque sexuellement ou mme, peut-tre, plus souvent attribue aux homme quaux femmes, se transforme en qualit puis en dfaut fminin. Cest dabord la fminisation du sentiment qui entrane son discrdit et laccusation de sentimentalisme. 513
Cette explication doit cependant tre sans doute nuance : un prjug similaire lencontre des femmes est par exemple dj prsent chez Platon514. Ds lors, quoiquil soit difficile de trancher partir des donnes notre disposition pour
LANGE Carl Georg, Les motions. tude psychologique (1898), traduit par Georges Dumas, Paris, Alcan, 1902, pp. 139-141 (pp. 137 et 138 pour ses citations prcdentes), cit par DROUIN-HANS Anne-Marie, La communication non verbale avant la lettre, op. cit., p. 201. 509 Cf. le Prise au sens physiologique, on pourrait dire que lducation a pour but de supprimer les rflexes simples et originaux, ou de les remplacer par de plus levs de C. G. Lange cit linstant. 510 Largument de la possession de soi-mme nous renvoie au noyau mme de la thorie psychologique platonicienne (cf. PLATON, La Rpublique, livre IV, 430e-431a, op. cit., pp. 182-183, et cidessus pages 49-53). 511 Souvenons-nous que Platon comparait dj la passion une crature monstrueuse (PLATON, La Rpublique, livre IX, 588c, op. cit., p. 352) et une bte sauvage (PLATON, Time, 70e, op. cit., p. 184) enchane et place sous la domination de la raison. 512 SHIELDS Stephanie A., Speaking from the Heart, op. cit., p. 70.
513 508
BOLTANSKI Luc, La souffrance distance. Morale humanitaire, mdias et politique, Paris, Mtaili, 1993, p. 149. 514 Cf. PLATON, Phdon, 117d-e, op. cit., p. 308.
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linstant, nous pouvons comprendre cette dernire constatation soit comme le fait dune clipse temporaire (galement observe dailleurs dans des domaines connexes, comme les conceptions du politique par exemple), soit comme une invalidation des travaux sur lesquels sappuie L. Boltanski. Quoi quil en soit, ce strotype de complmentarit psychologique entre les sexes qui se fait aux dpens de la femme, connat un franc succs au XIXe sicle et mme au-del. Le clbre W. Carpenter (1813-1885) explique trs srieusement dans ses Principles of Mental Physiology (1874) :
There is nowhere, perhaps, a more beautiful instance of complementary adjustment between the Male and Female character, than that which consists in the predominance of the Intellect and Will, which is required to make a man successful in the battle of life, and of the lively Sensibility, the quick Sympathy, the unselfish Kindliness, which give to woman the power of making the happiness of the home, and of promoting the purest pleasures of social existence. 515
Sil faut sen tenir A. Mitzman, limagerie de la mre aimante, par exemple sur un modle marial, est toutefois difficilement concevable avant le XIXe sicle, en partie pour des raisons dmographiques et sociologiques aux consquences idologiques. A. Mitzman rappelle que les conflits entre les enfants dun premier mariage et leur martre constituent la trame ou des lments essentiels de nombreux contes du folklore dune socit o pendant des sicles de nombreuses femmes mouraient jeunes, notamment en couches, et o beaucoup denfants taient levs par des secondes pouses :
This is not merely indicative of a different demographic and economic structure from ours, however: it suggests, just as does the work of Muchembled, a different mental structure as well. For the prevalence of stepmothers meant that the way of consciously conceptualizing motherhood which became dominant in the 19th century family ideology consistently loving, dependable, and symbolized by the nurturant goodness of the mother of God was improbable in the earlier period. Too many people had the experience of stepmothers, apart from the fact that biological mothers, pressured by poverty and the Churchs inflexible demands for reproductive efficiency, rarely had the emotional energy to play the all-loving role bourgeois ideology later came to expect of them. To the contrary, the good mother-bad mother antithesis that postFreudian theory has discovered in the fantasy life of infants receives more direct expression in traditional folk culture than we can find anywhere in modern society (except perhaps in 20th century folklore about mothers-in-law). Salvation from the viciousness of the wicked stepmother usually came through the intervention of a fairy godmother, who seemed to conflate elements of pagan nature goddesses with those of the Virgin Mary. 516
CARPENTER William B., Principles of Mental Physiology, 1874, p. 417, cit par SHIELDS Stephanie A., Speaking from the Heart, op. cit., p. 69. 516 MITZMAN Arthur, The Civilizing Offensive: Mentalities, High Culture and Individual Psyches , pp. 663-687, Journal of Social History, 20 (4), 1987, p. 671.
515
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De surcrot, le caractre historique de lmotionnalit fminine qualifie de naturelle517 est dautant plus manifeste quelle a longtemps t identifie avec une tendance lincontinence sexuelle518, alors que cette conception paratra douteuse beaucoup aujourdhui. Enfin, il est important de noter que la complmentarit ou la rpartition de lmotion entre les sexes dans nos socits est plus subtile quelle napparat au premier abord. Si lmotion est considre comme globalement fminine, la colre reoit un traitement particulier, focalisant une diffrence dans la diffrence motionnelle entre les sexes :
Anger is the one emotion that is exempted in everyday discourse from the expectation that women feel and express more emotion than men. It is in fact every emotion but anger that is disapproved in men and, conversely, expected in women 519.
Elle semble dailleurs occuper une position prototypique dans les tudes scientifiques, et galement dans le langage quotidien. Le fait que la colre (mnij, mnis520) dAchille inaugure toute la littrature crite occidentale nest sans doute pas anodin. De mme, nous avons vu comment chez Platon, le qumj (thums) lme irascible veillant sur lme concupiscible, sige des passions occupe une place privilgie parmi ce qui rassemble aujourdhui pour nous de faon indiffrencie les motions . Il reste nanmoins difficile dclaircir le paradoxe que pointe S. Shields :
In some respects the question of anger is the fundamental paradox in the emotional female/unemotional male stereotype. The stereotype of emotionality is female, but the stereotype of anger, a prototypic emotion, is male. Why is it that anger, which is so often portrayed as childish (peevish, irritable, testy, sullen, cranky, touchy, irked), and the essence of the apparently uncontrollable, irrational character of emotion, is masculine? 521
Construit tout la fois comme objet et instrument du contrle, la colre occupe assurment une place centrale dans le dispositif motionnel. Cependant, la formulation en ces termes de la question souleve par S. Shields ne nous permet
Ce caractre naturel de lmotion fminine simpose dautant plus que nous avons lhabitude de discriminer le fminin du masculin sur des critres sexuels (corporels ou biologiques ; cf. GARDEY Delphine et LWY Ilana (dirs), Linvention du naturel. Les sciences et la fabrication du fminin et du masculin, Paris, ditions des archives contemporaines, 2000), dassimiler corollairement la femme la mre, et de nous fonder sur des caractres biologiques attribus de la maternit et aux comportements qui lui sont naturellement associs. 518 Cf. par exemple, Gense 3, 16. Nous retrouvons aussi sans doute une trace de cette identification dans lanalyse qui a t faite pendant longtemps de lhystrie (fminine). 519 LUTZ Catherine A., Engendered Emotion: Gender, Power, and the Rhetoric of Emotional Control in American Discourse , pp. 151-170, in HARR Rom et PARROT W. Gerrod (dir.), The Emotions. Social, Cultural, and Biological Dimensions, Londres, Sage Publications, 1996, p. 161. 520 Il sagit du premier mot de lIliade.
521 517
SHIELDS Stephanie A., Speaking from the Heart, op. cit., p. 140.
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sans doute pas de pouvoir y rpondre. Les lments de rponse apports par S. Shields sont dailleurs ici insatisfaisants. En effet, dune faon gnrale, S. Shields apprhende lmotion non pas selon une approche essentialiste (qui consisterait poser les traditionnels quest-ce que lmotion ? , quelle est la diffrence entre les motions masculines et les motions fminines ? , etc.) mais suivant une dmarche pragmatique ou fonctionnaliste, cherchant comprendre ce que nous faisons avec lmotion et ce que lmotion fait de nous ; ce qui lamne ainsi pouvoir conclure que to do emotion is to do gender 522. Or, contrairement sa mthode pragmatique gnrale, S. Shields interroge ici la colre de faon trop essentialiste523 mes yeux. Je pense donc que formule ainsi, sa question ne peut pas trouver de rponse conforme nos attentes. Pour avancer sur ce point, il nous faut revenir un peu en arrire. Nous avons vu plus haut que C. G. Lange assimilait labsence de contrle (de lmotion) une condition de minorit, tablissant une quivalence entre la femme, lenfant et le primitif 524. H. Wallon, philosophe, psychologue et mdecin franais, disciple de Th. Ribot, propose au milieu du XXe sicle une thorie dialectique du dveloppement de lenfant sopposant en cela celle de J. Piajet. Elle inclut entre autres un stade motionnel :
A lge de six mois, le clavier dont lenfant dispose pour traduire ses motions est assez riche pour lui donner une vaste surface dchange avec le milieu humain : priode motionnelle, de participation humaine : intuitionnisme fcond. On a pu dire, propos de ladulte, que lmotion tait un trouble, un accident, une sorte de dgradation de lactivit. Mais cela nest pas vrai pour lenfant qui en est un stade du dveloppement humain o lmotion est une manifestation pleinement normale. On sait toute limportance des mouvements motionnels chez les pratiques de la danse, des crmonies, des rites. A ce stade, lmotion tablit un lien trs fort entre les individus du groupe, dont il assure la cohsion. Sans tablir un parallle trop pouss entre lhistoire de lespce et le dveloppement de lindividu, il faut admettre que lenfant, cet ge, en est un stade motionnel tout fait analogue. Plus tard, il aura distinguer sa personne du groupe, la dlimiter par des moyens plus intellectuels :
522 What I mean by this is that, through experiencing and expressing emotion in conformity with gendered standards, children and adults aim to approach the perfection of these gendered standards, and in so doing practice gender correct emotion. In other words, beliefs about emotion the language of emotion, social conventions regarding emotion, and the like inscribe and reinscribe gender boundaries. Gendered emotion tells the boys from the girls. Gender boundaries, in turn, map the limits of an emotionality that signifies frailty or imperfection. (SHIELDS Stephanie A., ibid., p. 170.) 523 Lapproche essentialiste commence par valider tacitement la pertinence des concepts employs en tant qulments dune nomenclature linguistique ou dune taxinomie, cest--dire en tant quinstruments descriptifs du monde (dj l, donn, et constitu en objets prts tre interrogs), et cherche ensuite comprendre ces objets . Autrement dit, cette habitude suppose paradoxalement que lon sait de quoi on parle mais que lon ne sait pas de quoi on parle. Cependant elle me parat mobiliser le paradoxe par le mauvais bout de la raison sil mest permis de reprendre lexpression de Rouletabille. Ds lors, il me semble quune dmarche pragmatique est plus satisfaisante, celle qui consiste partir du principe que le langage ne fonctionne pas comme une nomenclature, et donc regarder comment nous parlons de ce qui nous intresse avant et afin de chercher comprendre ce que nous en faisons et ce quil nous permet de faire. 524 Cf. plus haut, pages 182 et suivantes.
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187 pour le moment, il sagit dune participation totale, dune absorption en autrui, profondment fconde. 525
La prcision On sait toute limportance des mouvements motionnels chez les pratiques de la danse, des crmonies, des rites permet H. Wallon de glisser de lenfant au primitif-enfant, chez qui larrt du dveloppement provoquerait donc une stagnation au stade motionnel, cest--dire limpossible plein accs la rationalit. Ce qui revient le fait est classique, nous lavons vu assimiler des groupes coloniss notre pass ontogntique526. Le rsum de la thorie platonicienne plus ou moins implicite de la personne et du processus dindividuation est en outre saisissant, en particulier dans : Plus tard, il aura distinguer sa personne du groupe, la dlimiter par des moyens plus intellectuels : pour le moment, il sagit dune participation totale, dune absorption en autrui . Nous y reviendrons un peu plus loin.
Lmotion et la foule
Nous avons pu de le constater, cest le mme argument qui soutient la mobilisation rhtorique de lmotion comme critre discriminant vis--vis de la femme, de lenfant et du primitif. Il apparat maintenant, dans les dernires citations de H. Wallon, que le raisonnement est dclin au groupe. De fait, il est ais de trouver au procd de trs larges chos dans nombre de publications savantes de la deuxime moiti du XIXe sicle, textes dont le paradigme reste sans doute les travaux de Gustave Le Bon527. Le concept scientifique rencontre en effet ici, lune des acceptions dmotion en usage depuis le XVIe sicle. La sixime dition (1832-1835) du Dictionnaire de lAcadmie Franaise, indique lentre MOTION. s. f. :
Il se dit quelquefois Des mouvements populaires qui annoncent une disposition au soulvement, la rvolte. Il y a de lmotion dans le peuple. Calmer lmotion populaire.
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Il se dit aussi des Mouvements populaires qui annoncent une disposition au soulvement, la rvolte. Une motion commena de se dessiner dans la ville. Calmer lmotion populaire.
Les assimilations de lmotion la foule ou au peuple se sont donc sans doute dautant plus facilement dveloppes quelles entraient en rsonance avec une acception du terme historiquement bien ancre dans les usages. Ainsi A. Furetire signalait-il dj dans son Dictionnaire universel (1690) :
ESMOTION, e dit aui dun commencement de dition. Il fait dangereux de e trouver au milieu dune emotion populaire. 528
Comme lexplique A. Smart, cest notamment limagerie de la Bte rassemblant la ville et les ouvriers, qui offre un cho aux mtaphores courantes et ngative de lmotion telles que nous les avons tudies ci-dessus :
Les lites entrent alors dans le jeu dune peur fantasmagorique. La ville et louvrier se confondent dans limagerie de la bte, au double sens animal et biblique (la Bte de lApocalypse), les deux images sentremlant en une combinaison extrmement suggestive, mlant bestialisation et diabolisation de ladversaire et reliant son animalit au Mal ltat pur. 529
Le crime et cette dangerosit par lesquels les classes laborieuses sont abordes tant par une grande part des hommes politiques que par beaucoup dcrivains et penseurs au XIXe sicle, sont alors un puissant moyen en concourant lanimalisation et la non-individualisation de louvrier de nier la validit et lexistence mme de sa contestation politique. Le rapprochement du soulvement populaire et du crime (crime dailleurs largement exagr et indment gnralis, bien que souvent les ouvriers eux-mmes sy soient identifis530) correspond alors une dfinition identitaire ngative de la
528 FURETIRE Antoine, Dictionaire universel, op. cit. ; cf. galement FURETIRE Antoine, Les motions, op. cit., p. 21. 529 SMART Ariane, Dviance et barbarie : nouvelles perceptions de la violence populaire Paris au XIXe sicle , pp. 65-76, in DOUSTEYSSIER-KHOZE Catherine et SCOTT Paul (ds), (Ab)Normalities, Durham, Durham University Press, 2001(?), p. 69. 530 Cf. CHEVALIER Louis, Classes laborieuses et classes dangereuses Paris, pendant la premire moiti du XIXe sicle, Paris, Le Livre de poche, 1978, en particulier pp. 662-663 : [] Les Mystres de Paris [dEugne Sue] peuvent tre considrs comme lun des plus importants documents que nous possdions, concernant cette mentalit populaire que nous naurions aucun moyen et aucune chance datteindre autrement. Non par la description voulue, organise et documente quon y trouve : ce tableau des classes populaires en elles-mmes et dans leurs rapports avec les classes dangereuses, dont lexpertise dmographique na aucune peine souligner la prcision. Bien plutt par le succs de louvrage, par ladhsion du peuple une description qui ne le concernait pas, mais o il a voulu se reconnatre et quil a progressivement inflchie jusqu en faire, par une vritable contrainte collective, son plus fidle portrait, jusqu transformer ce livre des classes dangereuses en un livre des classes laborieuses : des classes laborieuses qui gardent cependant la plupart des caractres physiques et moraux des classes dangereuses. (Cf. aussi ibid., p. 669.)
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bourgeoisie par elle-mme : la masse ouvrire est lautre du bourgeois, et lun des critres discriminants de cette construction sociale est alors l motion populaire . Si nous tentons maintenant un bilan de notre parcours de lmergence historique de la notion dmotion, depuis lAntiquit grecque jusqu la fin du XIXe sicle, il est frappant de constater que ce que jai appel linvention platonicienne a connu travers les ges une dilution puis ce qui apparat comme une reconcentration ou une recondensation. Par une forme de concordance des temps, nous pouvons en effet mettre en regard (i) la prgnance de la conception de tonalit platonicienne pourtant trange, voire, il faut bien le reconnatre, embarrassante certains gards531 que nous nous faisons du processus dindividuation et de la personne, mais aussi, et de faon corrle, la mobilisation rhtorique de lmotion comme critre discriminatoire des figures de lindividuation dgrade ou inacheve ; (ii) la comparaison du rle paradoxal que nous confions la colre532 et de la place particulire quelle occupe dans la thorie platonicienne ; et enfin (iii) le fait que nos socits aient lhabitude de consider et pratiquer le politique dune manire trs platonicienne, comme la gestion du collectif et des passions ou motions du collectif, pour reprendre la formule de V. Despret533, en identifiant lmotion au peuple, sous couvert didentifier le peuple ses motions, mais aussi le glissement de la contention de lmotion la contention du peuple qui accompagne ces identifications. Lensemble semble fonctionner comme ce qui donne lmotion sa configuration particulire. V. Despret expliquait propos de la passion :
La passion nest plus objet de politique ou de gestion, elle devient le sujet politique, le sujet du politique. Le sujet quil faut faire taire. Ds lors, la dshumanisation de la science, la sparation du sujet et du monde, sajoute ce qui sannonait a et l : la confiscation dune partie du sujet, condamne au silence et la disqualification si ce sont les passions qui parlent en toi, il vaut mieux te taire. Ou alors, accepte que tu te situes dans lautre de la science et dans lautre du pouvoir. Ce geste qui exclut et qui rduit au silence fonde, en dernier ressort, cette conception selon laquelle la passion appartient lespace priv, lintimit : la passion devient l autre du politique, elle est relgue au non-politique. De ce fait, la passion participe alors de cette sparation qui caractrise notre tradition : le partage entre un espace public, politique, rgi par la raison, et un espace priv, non politique, un espace qui dfinit les passions comme ce qui ressort de lintimit (de la vie prive, voire de la confidentialit). 534
Ce modle, caractristique de la passion platonicienne, parat tre reconstitu travers un long processus historique, mais pour acqurir, lorsquil se trouve
531
Je pense en particulier cette matrise des passions au fondement de la psychologie platonicienne, au principe autorfrentiel de la maitrise de soi-mme . Cf. aussi ce qui a t dit plus haut au sujet des propos de H. Wallon, page 187, mais galement ci-dessus, pages 49 et 65. 532 Cf. supra, page 185.
533 534
Cf. ci-dessus, page 51 et DESPRET Vinciane, Ces motions qui nous fabriquent, op. cit., p. 196. DESPRET Vinciane, ibid., p. 200.
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condens dans lmotion, une diffusion et un cho dans la socit beaucoup plus larges. Le tlescopage, voqu plus haut, entre motion dune part, longtemps utilis en particulier avec le sens de mouvement, agitation populaire, meute , et dautre part le calque du concept scientifique anglais emotion (lui-mme tant un emprunt au franais535 redfini scientifiquement) ajoute sans doute cette intrication des aspects psychologiques et politiques ; il me semble, toutefois, quil est insuffisant pour expliquer le phnomne de manire satisfaisante. Il est en effet difficile denvisager quun terme seul puisse mettre en uvre un processus aussi complexe et dvelopp. Mais cause des rapports constitutifs de lmotion (et auparavant de la passion) avec la raison, lintrication concerne galement, outre des aspects psychologiques et politiques, un versant pistmologique. cela se conjuguent limportance et la centralit dans le langage que nous accordons la fonction rfrentielle et donc une composante linguistique sajoute ce complexe. Dans cette perspective, si un seul terme ne saurait soutenir un ensemble si ample, nous pourrions peut-tre largir nos investigations aux mtaphores tyrannique et smiotique dont nous avons vu quelles en constituaient larchitecture et larticulation. Mais pour cela, nous devrons ajouter au dtour chronologique le dtour gographique ou socioculturel.
Cf. Oxford Dictionary of English Etymology, d. par C. T. Onions, Oxford, Clarendon Press, 1966, p. 310.
535
Chapitre
Verbalisation de lmotion
Il est difficile daffirmer a priori que la verbalisation des motions a davantage recours la mtaphorisation que dautres discours1. Cependant une tude des verbalisations de lmotion ne peut manquer de remarquer le rle majeur que les mtaphores y jouent. Comme nous allons le voir, elles sont omniprsentes dans lexpression du ressenti motionnel comme dans celle de sa thorisation, de son explication ou de sa description, mais, qui plus est, elles semblent galement intervenir dans la ngociation sociale de la cohrence des actions qui en dcoulent et laquelle nous les corrlons. ma connaissance, aucune tude sociolinguistique portant sur les mtaphores verbalisant lmotion nexiste dans le domaine francophone alors que de nombreux travaux sont dj disponibles en langue anglaise2. Toutefois mon expos ne prtend pas pour autant combler ce vide (le travail est gigantesque). Il sagira ici dune premire synthse, la plus panoramique possible, autrement dit dun travail dclaireur ou douverture de pistes. De plus, lobjectif retenu dborde lexpos exclusivement descriptif de mtaphores considres pour elles-mmes ; cette prsentation se voudrait en effet non pas tant la dfinition dune entit (la verbalisation de lmotion, les mtaphorisations utilises) que celle dun problme : pourquoi avons-nous besoin de ces mtaphores ? quoi nous servent-elles, quen faisons-nous, comment nous en servons-nous ? Plus indirectement, qui sommesnous qui agissons ainsi ? Que nous apprennent-elle sur nous-mmes ? Et, au-del, comment le renouvellement du regard que nous portons sur elles modifie-t-il celui que nous portons sur nous-mmes, la socit et le langage ? Pour constituer ce corpus de mtaphorisations, il ne ma pas sembl envisageable, devant limmensit de la tche, de partir denqutes orales ni mme de productions crites disperses (comme les uvres littraires, par exemple) ce serait lobjet dun programme spcifique de recherches, et cela dpasserait donc tant les possibilits que les ressources mobilisables pour la prsente tude. Le corpus qui a nourri ce travail a t constitu partir du Trsor de la Langue Franaise informatis3, exploitant les quelques 1 500 occurrences du mot motion. Ce choix a t guid dune part par la recherche dun ensemble de textes dj constitu dans une version lectronique et en base de donnes facilement interrogeable, et dautre part par des considrations de reprsentativit des textes retenus. Jai considr ici le TLFi dans son intgralit comme un tout constitu. Jai donc autant retenu les exemples que cite le TLFi que les explications elles-mmes et autres diverses informations comme du corpus. Dans cette dmarche, je me suis nanmoins limit aux occurrences du seul mot motion. En effet, dune part il ma sembl ncessaire
1
Cette tude nest pas un travail danalyse de discours ; je ne ferai pas ici de distinction spcifique entre discours et verbalisation. 2 On pourra par exemple se reporter KVECSS Zoltn, Metaphor and Emotion: Language, Culture, and Body in Human Feeling, Cambridge, Cambridge University Press (ou Paris, Maison des Sciences de lHomme), 2000 ; Cf. aussi ATHANASIADOU Angeliki et TABAKOWSKA Elzbieta (ds), Speaking of Emotions: Conceptualisation and Expression, Berlin et New York, Mouton De Gruyter, 1998. 3 URL : <http://atilf.atilf.fr/tlf.htm>. Trsor de la Langue Franaise informatis sera dornavant abrg en TLFi. Le TLFi est la version informatise du Trsor de la Langue Franaise, dictionnaire gnral de langue franaise des XIXe et XXe sicles (16 volumes et 1 supplment), qui propose pour chaque entre (plus de 100 000) des dfinitions des diffrents usages, des exemples demploi canonique et des citations, et enfin des informations tymologiques.
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quune premire tude balaie dune manire globale et synthtique ce champ avant de pouvoir se lancer dans une analyse plus approfondie, soulevant des questions que nous naurions pas pu traiter de faon satisfaisante dans le cadre contraint du prsent travail. Dautre part, une telle tude ne rpondait pas lobjectif scientifique qui a t retenu ici, son ambition devant se limiter appuyer un travail sur les implicites ethno-sociolinguistiques rencontrs dans nos socits, et non pas se substituer cette enqute. Par ailleurs, il est important de tout de suite prciser que ce qui va tre prsent ici ne peut pas pour autant tre pris comme une enqute quantitative : sa reprsentativit, ou plutt la pertinence des usages cits ci-dessous, ne se fonde pas sur une quelconque tude statistique doccurrences, mais sur la lgitimit qui peut tre attribue au TLFi, sur sa justesse en tant que dictionnaire de rfrence de (la) langue franaise. partir dun recensement des mtaphorisations usuelles de lmotion, il est ais de dgager tout dabord de grandes caractristiques fondamentales transversales et prdominantes dans les discours et dans les principales versions mtaphoriques de lmotion. Dans un second temps, nous examinerons les principales modlisations de lmotion, et la faon dont on construit et dont on verbalise en franais sa gense, les rapports entre ses causes et effets. Ensuite, partir de ce corpus, nous expliciterons les faons selon lesquelles sont exprimes les valeurs et attentes sociales vis--vis de lmotion ; en corrlation avec ces attentes, nous pourrons examiner les prescriptions plus ou moins strictes ou implicites quant aux actions sociales et individuelles sur les motions. partir de l nous nous arrterons un moment sur la manire selon laquelle lmotion peut tre mobilise comme critre social discriminatoire, en regard de quoi nous essaierons de dessiner des caractristiques secondaires de lmotion et ainsi dexpliciter des versions positives de mtaphorisations. Pour finir, nous tcherons dexaminer les rapports entre motion et thories du langage, cest--dire desquisser les premiers lments de rponse la question qui fonde le travail prsent ici.
Gnralits
Avant de commencer ltude de la verbalisation de lmotion dans le TLFi, il nous faut tout dabord apporter quelques prcisions en ce qui concerne le fonctionnement mtaphorique. Il ne sagit pas, toutefois, den laborer une nouvelle thorie, alternative aux conceptions actuelles. Mais nous aurons besoin dtablir quelques principes gnraux susceptibles de soutenir lanalyse prsente ici tout en tant compatibles avec une approche non-rfrentielle du langage.
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Principes mtaphoriques
Les travaux de George Lakoff et Mark Johnson sur la mtaphore4 constituent sans conteste une pierre milliaire dans ce domaine. Nanmoins leur thorisation nest pas pleinement satisfaisante : elle considre fondamentalement que le processus mtaphorique met en relation deux domaines smantiques dont lun (le domaine source) structure et explique lautre (le domaine cible).
Lessence dune mtaphore est quelle permet de comprendre quelque chose (et den faire lexprience) en termes de quelque chose dautre 5.
Nous aurions ainsi souvent recours une mtaphore pour expliquer un concept complexe ou abstrait, grce un autre concept plus simple ou du moins plus quotidien ou plus accessible :
Si lon examine des mtaphores structurales de la forme A est B (par exemple, LAMOUR EST UN VOYAGE, LESPRIT EST UNE MACHINE, LES IDES SONT DES ALIMENTS, UNE DISCUSSION EST UN BTIMENT), on saperoit que B (le concept dfinissant) est, dans notre exprience, plus clairement dlimit que A (le concept dfini) et quen gnral il est aussi plus concret que lui. De plus, le concept dfinissant contient toujours plus que ce qui sapplique au concept dfini 6.
Comme la fait remarquer James R. Averill7, les motions ne sont pourtant pas seulement les cibles des mtaphores (principe que G. Lakoff et M. Johnson staient attachs dcrire et expliquer), mais galement, selon la terminologie des deux auteurs, les domaines sources. Nous pouvons ainsi, titre indicatif, considrer des mtaphores (ou plus gnralement des associations) rapprochant colre et tempte8. Selon la perspective de G. Lakoff et M. Johnson, le rapprochement devrait se faire (au moins principalement) dans un sens : celui permettant au concept le plus concret (la tempte ?) de dfinir et de sappliquer au plus abstrait (la colre ?). Et lon trouve en effet :
Cf. LAKOFF George et JOHNSON Mark, Les Mtaphores dans la vie quotidienne, op. cit. Il nest pas ngligeable que chacun des deux auteurs ait par la suite travaill spcifiquement sur lmotion ou sur les rapports entre corps et esprit. Cf. par exemple LAKOFF George et KVECSS Zoltn, The cognitive model of anger inherent in American English , pp. 195-221, in HOLLAND Dorothy et QUINN Naomi (ds), Cultural Models in Language and Thought, Cambridge, Cambridge University Press, 1987, et JOHNSON Mark, The Body in the Mind : The Bodily Basis of Imagination, Reason and Meaning, Chicago, University of Chicago Press, 1987. 5 LAKOFF George et JOHNSON Mark, Les Mtaphores dans la vie quotidienne, op. cit., p. 15.
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Cf. AVERILL James R., Inner feelings, works of the flesh, the beast within, diseases of the mind, driving force, and putting on a show: Six metaphors of emotion and their theoretical extensions , op. cit., p. 105. 8 Ces exemples sont tirs de la base de donnes textuelles FRANTEXT, URL : <http://atilf.inalf.fr/frantext.htm>
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Csar en colre devait produire grand effet sur moi, comme un orage dvastateur. (PERRY Jacques, Vie dun paen, 1965, p. 42) Voil par quel mcanisme une colre finit souvent en tempte, et pour de faibles causes, grossies seulement par lorage du coeur et des muscles. (ALAIN, Propos, 1936, p. 153)
Mais si la colre peut tre prsente comme la tempte de lhomme, inversement il nest pas rare que la tempte soit conte comme la colre du ciel :
Le bruit de lorage, le vent qui mugissait, la colre des lments dchane sur le toit de chaume, donnaient, par leur contraste avec le silence religieux de la cabane, plus de saintet encore et comme une grandeur trange la scne dont jtais tmoin. (MUSSET Alfred de, Confessions dun enfant du sicle, 1836, p. 168) Qui pouvait prvoir alors quun jour tout ce bonheur serait dtruit, non par la fureur des vents ou la colre du ciel, mais par la rage des hommes, bien autrement redoutable ! (ERCKMANN mile et CHATRIAN Alexandre, Le Conscrit de 1813, 1864, p. 137) [] labb a mme t jusqu dire que le voisinage dun tel amas dathes, cest ainsi quil nous appelle, pouvait attirer la fureur du ciel sur un pays [...] (SUE Eugne, Le Juif errant, 1845, p. 647) [] la fuite fougueuse du cheval cabr, sur lequel se penche la silhouette sombre du roi, se dtache dune brume lumineuse au-dessus de laquelle un bouquet darbres et un ciel tourment voquent la fureur de lorage. (BGUIN Albert, Lme romantique et le rve : essai sur le romantisme allemand et la posie franaise, 1939, p. 127) [] mais, bravant la tempte et le ciel en fureur, tout plein du souvenir qui dchire mon ame, je donne un libre essor au courroux qui menflamme. (BAOUR-LORMIAN Pierre, Ossian, La bataille de Tmora, chant 4, 1827, p. 185) Le ciel dans sa colre nous a donn un homme qui runit le caractre bas, farouche et sanguinaire de Robespierre la fureur conqurante, laudace et la frocit barbare dun Gengis ou dun Tamerlan (MAINE DE BIRAN Franois-Pierre-Gonthier, Journal, t. 1, fvrier 1814-31 dcembre 1816, 1816, p. 6)
Cette approche de la mtaphore rduit donc sans doute beaucoup trop les potentialits illimites quautorise le langage (comme les jeux que permettent les mtonymies9 ou les hypallages10). Je citerai, titre dexemple, la possibilit damalgame brouillant jusquaux possibilits mme de distinction entre la personne mue et les lments naturels :
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Cest--dire le remplacement dun terme par un autre qui est li au premier par un rapport logique. Cf. ci-dessus, note 307 page 111.
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Puis la grande colre de lorage a grond dans ma poitrine et mes larmes ont commenc rouler sur les vitres de la vranda. (TOURNIER Michel, Les Mtores, 1975, p. 621)
Ces usages incitent revoir la conception du fonctionnement des mtaphores : si (au moins dans certains cas de figures) domaine source et domaine cible sont souvent ou aisment interchangeables, alors les domaines ne se justifient pas par leur rles en soi (en raison de prtendues proprits intrinsques, le domaine source tant plus simple, plus lmentaire, plus fondamental que le domaine cible, comme le proposaient G. Lakoff et M. Johnson), mais mutuellement, rciproquement, relativement et ds lors galement selon dautres critres que la simplicit de lexprience ou de la conceptualisation. Un autre auteur, John R. Searle, sest amplement intress la mtaphore et son fonctionnement. Il propose daborder la question de la mtaphore par le biais de sa comprhension par les interlocuteurs :
Abordons le problme du point de vue de lauditeur. Si nous pouvons dcouvrir suivant quels principes lauditeur comprend les nonciations mtaphoriques, nous aurons beaucoup avanc dans la comprhension de ce qui permet aux locuteurs de former des nonciations mtaphoriques, tant donn que le possibilit mme de la communication dpend du fait que le locuteur et lauditeur aient en commun un ensemble de principes. 11
Je tiens attirer lattention sur le fait que J.R. Searle se fonde ici sur une hypothse selon laquelle le locuteur et lauditeur ont en commun un ensemble de principes qui na rien dvident : il serait galement possible de concevoir que la possibilit de communication dpend dabord et avant tout dhabitudes et surtout de la capacit quasiment sans limite que partagent les interlocuteurs de se mettre daccord. Cest dailleurs, en poussant toutefois le raisonnement un peu moins loin, ce que suggre, dans un tout autre contexte, Ll. Fell :
That we agree about something doesnt prove that its right only that we can agree. The meaning is not in the words nor in what they describe its in us, as we relate to that something 12.
Autrement dit, the fact that we often reach agreement about the meaning of a word or scientific concept is a testament to our ability to reach agreement, not a proof that such an entity exists in reality. 13.
SEARLE John R., Sens et expression. tudes de thories des actes du langage, traduction et prface par Jolle Proust (d. orig. : 1979), Paris, d. de Minuit, 1982, p. 152. 12 FELL Lloyd, Stress, Epistemology and Feedlot Cattle , in FELL Lloyd, RUSSELL David et STEWART Alan (ds), Seized by Agreement, Swamped by Understanding, University of Western Sydney, Hawkesbury Printing (puis), dition en ligne : <http://www.pnc.com.au/~lfell/epistem.html>, 10 janvier 1998. 13 FELL Lloyd et RUSSELL David, The Dance of Understanding , in FELL Lloyd, RUSSELL David et STEWART Alan (ds), Seized by Agreement, Swamped by Understanding, op. cit. Nous reviendrons largement sur ce point dans le dernier chapitre (cf. ci-dessous, notamment pages 499-501).
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Dans la perspective ouverte par sa prsupposition, J.R. Searle propose de formaliser une mtaphore comme lemploi de S est P pour signifier S est R14. Le philosophe rsume alors de la faon suivante la mthode de comprhension dune mtaphore quil propose :
Dabord, il doit y avoir des stratgies communes sur la base desquelles lauditeur peut reconnatre que lnonciation nest pas prise au sens littral. La stratgie la plus commune, sinon la seule, est fonde sur le fait que lnonciation est manifestement dfectueuse si on la prend littralement. En second lieu, il doit y avoir des principes communs qui associent le terme P (quil sagisse de son sens, de ses conditions de vrit ou de sa dnotation sil en a une) avec un ensemble de valeurs possibles de R. Le cur du problme, dans la thorie de la mtaphore, est dtablir ces principes. Jai essay den noncer plusieurs, mais je suis convaincu quil y en a dautres. Troisimement, il doit y avoir des stratgies communes qui permettent au locuteur et lauditeur, partant de leur connaissance du terme S (quil sagisse du sens de lexpression, ou de la nature du rfrent, ou des deux), de restreindre le domaine des valeurs possibles de R la valeur relle de R. Le principe fondamental de cette tape est que seules les valeurs possibles de R dterminant des proprits possibles de S peuvent tre les valeurs relles de R. 15
Les propositions de J.R. Searle ne nous avancent pas beaucoup plus, en particulier parce quil sappuie sur un postulat (duquel G. Lakoff et M. Johnson se dtachaient au final davantage sans pour autant sen affranchir totalement), et que je considrerai avec beaucoup de prudence, selon lequel il est possible (et pertinent) de distinguer sens littral et sens mtaphorique16. Dautant que, comme le fait remarquer F. Jullien, le sens figur ne peut tre conu indpendamment dune certaine vision du monde (et cest l le point essentiel : non seulement son contenu idologique en
14 15 16
Cf. SEARLE John R., Sens et expression, op. cit., p. 153. SEARLE John R., ibid., p. 161.
Pour pouvoir dsigner de manire concise la distinction entre ce que le locuteur veut dire en nonant un mot, une phrase ou une expression, et ce quun mot, une phrase ou une expression signifient, jappellerai le premier le sens de lnonciation du locuteur (speakers utterance meaning), et le second le sens du mot ou de la phrase (word, or sentence, meaning). Le sens mtaphorique est toujours le sens de lnonciation du locuteur (SEARLE John R., ibid., pp. 122-123). noter que J.R. Searle insiste bien sur le fait quun contexte est indispensable pour dfinir les conditions de vrit de phrases. Mais J.R. Searle pense en philosophe et non en sociolinguiste ; ce contexte, tel quil lexplicite, reste imaginaire, fantasm, abstrait : On remarque en outre que [] la phrase [le chat est sur le paillasson] ne dtermine un ensemble dfini de conditions de vrit que relativement un contexte particulier. [] Supposons par exemple que le chat et le paillasson soient dans la configuration spatiale habituelle chatsur-paillasson, ceci prs que le chat et le paillasson soient dans lespace intersidral, soustraits tout champ gravitationnel relativement auquel lun pourrait tre dit sur ou au-dessus de lautre. Le chat est-il encore sur le paillasson ? Sans assomptions supplmentaires, la phrase ne dtermine dans ce contexte aucun ensemble dfini de conditions de vrit. Ou bien supposons que tous les chats deviennent soudain plus lgers que lair, et que le chat se mette voler, le paillasson coll son ventre. Le chat est-il encore sur le paillasson ? (Ibid., pp. 124-126.) Ceci qui retire un important crdit sa proposition de distinguer sens littral et sens mtaphorique.
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est affect mais aussi son fonctionnement). 17 Pareille distinction sappuie en effet sur un langage dont nous ferions lhypothse (dj ancienne) quil permet, en dmlant la ralit, de nous en instruire 18. Cest sur cette conception reprsentationnelle du langage que se fonde la comprhension traditionnelle de la mtaphore comme translation, transfert (qui correspond dailleurs exactement la signification tymologique de metafor, metaphor). Dans cette perspective, la mtaphore est en effet dfinie comme une figure par laquelle on transporte, pour ainsi dire, la signification propre dun mot une autre signification qui ne lui convient quen vertu dune comparaison qui est dans lesprit 19. Je choisis ici de mattarder sur un point qui traverse de part en part le travail prsent ici et qui mme en constitue le cur , afin de clarifier les postulats sur lesquels je mappuierai. Il me semble intressant pour cela de partir dune prsentation des fonctions du langage telle quil est ais den trouver dans la plupart des dictionnaires des sciences du langage :
Les fonctions du langage, cest--dire les diverses fins quon assigne aux noncs en les prononant, sont la base des thmes de lcole de Prague. Le langage tant considr avant tout comme ayant pour but de communiquer des informations, sa fonction centrale est donc la fonction de communication (dite aussi rfrentielle ou cognitive) ; elle est essentielle car elle conditionne lorganisation mme du langage, les caractristiques des units linguistiques, et beaucoup de faits diachroniques. Cependant, il peut tre utile de distinguer, selon les caractres de la communication, diffrents types de message, donc diffrentes fonctions du langage. On y joint ainsi la fonction imprative ou injonctive (le langage comme moyen pour amener linterlocuteur adopter certains comportements). Le psychologue K. Bhler distingue la fonction de reprsentation (relation de lnonc avec lunivers extralinguistique) ; la fonction dexpression ou expressive (relation avec lmetteur du message) et la fonction dappel ou interrogative (relation avec le rcepteur). R. Jakobson propose une classification plus labore, fonde sur le processus gnral de la communication tel que le dcrivent les thoriciens de la cyberntique ; tout acte de communication suppose six facteurs : un destinateur, qui envoie un message un destinataire, un contexte (ou rfrent), un code commun au destinateur et au destinataire, un contact (ou canal) qui permet dtablir et de maintenir lchange. Il distingue : la fonction rfrentielle (ou dnotative ou cognitive), qui centre le message sur le contexte (Le chien est un animal) ; la fonction motive, qui le centre sur le destinateur, ou locuteur (Hlas ! il pleut !) ; la fonction conative, sur le destinataire (Viens ici !) ; la fonction phatique centre le message sur le contact (All, ne coupez pas), la fonction mtalinguistique,
Franois, Le dtour et laccs. Stratgies du sens en Chine, en Grce, Paris, Grasset & Fasquelle, 1995, p. 193. Pour une version alternative du fonctionnement du sens figur, non pas sur un mode symbolique, mais allusif, cf. JULLIEN Franois, ibid., pp. 191-226. 18 PLATON, Cratyle, 388b-c, op. cit., p. 79. Nous avons dj signal cette hypothse instrumentale et rfrentielle du langage chez Platon (cf. supra, note 14 page 29), et nous reviendrons largement sur le rle de Platon dans celle-ci au dernier chapitre (cf. ci-dessous, pages 414-423). 19 DU MARSAIS, Csar Chesneau, sieur du, Trait des tropes, ou des diffrentes sens dans lesquels on peut prendre un mme mot dans une mme langue, 1730, Postface de Claude Mouchard, suivi de PAULHAN Jean, Trait des figures, ou La Rhtorique dcrypte, Paris, Le Nouveau Commerce, 1977, p. 112.
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200 sur le code (Il ne faut pas dire je mai coup, mais je me suis coup) ; la fonction potique enfin envisage le message en lui-mme. 20
Comme je le signalais linstant, ces conceptions et pratiques des fonctions du langage, et plus particulirement la centralit accorde une fonction rfrentielle (sappuyant fondamentalement sur une distinction entre les noncs et un univers extralinguistique ) fondent les grands principes reconnus et servant daxiomes la plupart des thories linguistiques (y compris sociolinguistiques), tant donn que cette approche disjonctive et reprsentationnelle est, comme le prcisent J. Dubois et al., essentielle car elle conditionne lorganisation mme du langage et les caractristiques des units linguistiques , telles que nous les tablissons. Or, apprhende et comprise avant tout par ses causes ou ses effets, lmotion et ses verbalisations interrogent lhypothse dun fonctionnement reprsentationnel du langage de manire singulire nous lavons dj signal (cest ce qui a motiv le choix des discours de lmotion comme entre au questionnement sociolinguistique qui nous occupe ici), nous lavons apprhend plus sensiblement au chapitre prcdent travers lanalyse des rapports entre les mtaphores tyrannique et smiotique, et nous le verrons mieux encore grce ltude qui suit. Les verbalisations de lmotion mettent en doute de faon radicale ce prsuppos smiologique : dire Je taime ne revient pas donner une information sur le monde, et dire que lon aime ne parle que rarement d amour 21. Et nous constaterons que lmotion sannonce non seulement comme indicible, ineffable, mais mme comme indfinissable, inexprimable, indescriptible22. Surtout, ce caractre inexprimable saccompagne paradoxalement dun accent port lexpression de lmotion en mme temps quune obstination pragmatique pour ne pas distinguer lmotion de son expression. Je prfrerai donc, me concentrant sur des principes plus gnraux, ne pas retenir ce postulat de fonctionnement reprsentationnel du langage, ni les conceptualisations de la mtaphore qui en dcoulent ou sappuient sur lui.
Article fonction du langage (in extenso) in DUBOIS Jean, GIACOMO Mathe, GUESPIN Louis, MARCELLESI Christiane, MARCELLESI Jean-Baptiste et MVEL Jean-Pierre, Dictionnaire de linguistique et des sciences du langage, Paris, Larousse, 1999, p. 205. 21 Cette difficile adquation du discours de lmotion avec les thories traditionnelles du langage peut tre souligne suivant une approche lgrement dcale par rapport ce qui vient dtre dit ; D. Diderot remarquait ainsi : Jai pens quelquefois que les discours des amants bien pris ntaient pas des choses lire, mais des choses entendre. Car, me disais-je, ce nest pas lexpression, je vous aime, qui a triomph des rigueurs dune prude, des projets dune coquette, de la vertu dune femme sensible. Cest le tremblement de voix avec lequel il fut prononc ; les larmes, les regards qui laccompagnrent. (DIDEROT Denis, Entretiens sur Le Fils naturel (Dorval et moi) (1757), pp. 53148, in crits sur le thtre, tome I, Le Drame, prface, notes et dossier par Alain Mnil, Paris, Pocket, 1995, pp. 81-82.) En tout tat de cause, contrairement aux noncs traditionnellement considrs (J.R. Searle, voqu dans les pages qui prcdent, appuyait son raisonnement sur lnonc le chat est sur le paillasson ), les discours de lmotion entrent difficilement dans le cadre des thories du langage. Et de mme que, par exemple, pour tudier les dterminants politiques ou diplomatiques intervenant dans les attributions des prix Nobel scientifiques, il sera plus judicieux de sattarder sur les candidats perdants plutt que sur les laurats, les discours de lmotion permettent, comme nous le verrons, et pour les mmes raisons, une approche efficace pour questionner les fonctionnements lmentaires fondant des thories linguistiques traditionnelles. 22 Nous reviendrons en dtails sur ce point et son ambigut (cf. pages 251 et suivantes).
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Dans le mme esprit, je ne chercherai pas tant comprendre partir de ltude du corpus ce quest une motion, cest--dire ce quoi renverrait le mot motion, ce quil signifierait ou reprsenterait23. Prenant en compte linsistance de L. Wittgenstein sur le fait que comprendre une expression cest comprendre son usage, je soulignerai et mattacherai plutt (re)construire des faons de parler , focalisant donc mon attention sur des fonctionnements ou des usages plutt que sur des structures ou des entits (des mots , morphmes , etc.) considres hors de leur contexte dusage. Je propose donc de considrer que pour construire le monde commun partir des mots changs, et en particulier en recourant la mtaphore presque constamment, quoique de faon plus ou moins marque, les interlocuteurs tentent de rutiliser en les adaptant des stratgies et des constructions antrieures analogues (cest--dire quils jugent analogues, autrement dit dont ils ngocient le caractre analogique ou le paralllisme de construction). Et je conserve des propositions de J.R. Searle lattention au fait que ce paralllisme ou ce caractre analogique peut tre mdiat, indirect (ou transitif, au sens logique du terme), et quil est dcelable par le constat dun problme apparent de cohrence 24, cest--dire par les consquences de la conjonction (interne) de deux discours sur le mode de la discordance entre un foyer (le lieu du glissement du sens) et un cadre qui lui sert darrire-plan, de support et de source. Je partirai donc du principe que les interlocuteurs/interauditeurs parlent et coutent tout la fois en se conformant et en renouvelant des habitudes ethnosociolinguistiques, autrement dit, auxquelles ils sappliquent et desquelles ils scartent en mme temps. Je considrerai ainsi les verbalisations de lmotion (quil sagisse de mtaphores stricto sensu, de tournures littraires ou demplois usuels et parfois quasiment figs) comme des indices dhabitudes plus larges, plus englobantes, habitudes floues et voluant au fil du temps, mais prsentant entre elles un cur de cohrence pour ne pas dire un caractre presque systmique. Cest ce quasi-systme, qui pour moi ne prexiste pas sa verbalisation mais quil est possible de dgager a posteriori, dont jessaie de dessiner les grands traits. Comme nous le verrons ce quasi-systme se compose de diffrents modules dont certains peuvent tre aisment articuls logiquement et analogiquement (ce qui renforce le caractre homostatique du systme gnral), mais dont dautres sont plus indpendants (et qui ouvrent donc des degrs de libert, dinvention aux interlocuteurs et ainsi des possibilits dvolution au systme tout entier). Je tenterai donc entre autres de formaliser ces liens logiques et analogiques sur lesquels les interlocuteurs peuvent sappuyer pour faire sens, en mme temps tout la fois quils les renforcent et quils les (r)inventent. Ces habitudes sont modlisables car elles sinscrivent dans une complexit organise. Leur caractre quasi-systmatique tient au fait quelles sont rationnelles, cest--dire co-construites socialement, ngocies. Elles doivent donc avoir une
Je conserve ici, par commodit (point nest besoin dalourdir davantage mon propos), les termes signifier et reprsenter , mme si je viens dannoncer les doutes que jmettais sur leur pertinence pragmatique, et que cet emploi, mme pour les rcuser, peut laisser entendre par dngation que je les valide. Chacun aura saisi mon intention. 24 DRRENMATT Jacques, La mtaphore, Paris, Honor Champion, 2002, p. 38.
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robustesse, une cohrence intrinsques et extrinsques, sarticuler logiquement ou analogiquement entre elles et avec dautres systmes linguistico-physiques (je les considre en cela comme des faitiches25). La dmarche gnrale adopte ici et lobjectif que jai souhait poursuivre ont donc consist tenter la dlicate construction de grandes cohrences entre des discours divers (composition fonde sur une certaine unit minimale suppose au moins celle de notre lecture), sans pour autant rduire lensemble un tout homogne. En effet, comme nous le verrons, plusieurs modles coexistent. Lenjeu de ce travail a prcisment t dlaborer la consistance de ces modles et de proposer des modes darticulation ou de correspondance entre eux.
Strotypes motionnels
La diversit culturelle des pratiques et conceptions de lmotion rapporte par les ethnologues depuis trois dcennies nous invite questionner nos habitudes selon une approche ethnolinguistique et les interroger ainsi en tant que strotypes26. Cette interrogation de nos habitudes ethno-sociolinguistiques de lmotion semble dautant plus lgitime que les acceptions contemporaines du concept sont non seulement rcentes mais que le panorama historique des usages linguistiques de lmotion prsent au chapitre prcdent nous a permis de les comprendre comme les rsultats assurment temporaires dun long et subtil travail dlaboration. Ltude qui est prsente maintenant se propose donc comme une seconde tape ce travail tout la fois de mise en doute et dhritage de nos habitudes de verbalisation de lmotion. Nous pouvons pour cela procder partir de lentre MOTION, subst. fm. du TLFi, et des diffrentes significations et emplois qui y sont proposs :
25 Pour une prsentation de la notion de faitiche, cf. LATOUR Bruno, Petite rflexion sur le culte moderne des dieux faitiches, Le Plessis-Robinson (92), d. Synthlabo, coll. Les Empcheurs de penser en rond, 1996, p. 67 et passim. On pourrait galement les qualifier dobjets politiques hybrides, comme le font les sociologues de la traduction. Nous y reviendrons au prochain chapitre (cf. ci-dessous, pages 439-461 et notamment page 456, note 170). 26 Cf. ce qui a t expliqu ci-dessus, pages 11 et suivante. Nous reviendrons avec plus de dtails sur ce point dans le dernier chapitre, en nous attardant sur lun de ces travaux ethnographiques particulirement pertinent pour notre questionnement par les claircissements quil nous apportera sur le fonctionnement linguistique (cf. infra, pages 461-472).
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MOTION, subst. fm. A. Vieilli. Mouvement assez vif. Lmotion de lair. [] B. Conduite ractive, rflexe, involontaire vcue simultanment au niveau du corps dune manire plus ou moins violente et affectivement sur le mode du plaisir ou de la douleur. prouver, ressentir une motion. [] 1. [La cause de lmotion est extrieure au sujet] [] SYNT. motion aigu, intense, simple ; lmotion du danger, de la frayeur, de la peur ; tre boulevers,
bris, trangl dmotion ; tre rouge, blanc dmotion ; tre en proie la plus vive motion ; tre sous le coup dune motion ; tre bout dmotion, au plus haut point, au comble de lmotion ; nen plus pouvoir dmotion. [] 2. [La cause de lmotion nest pas seulement extrieure] a) [Elle est alimente par les diffrents niveaux de la sensibilit, du sentiment et des passions propres la personnalit du sujet] [] SYNT. motion douloureuse, heureuse, passionnelle, poignante, sentimentale ; lmotion du chagrin, de la tendresse, de la tristesse ; cacher, contenir son motion ; enfouir ses motions dans son cur ; prouver une motion de plaisir ; se laisser aller lmotion ; tre ivre dmotion. [] b) [Lmotion est dorig. esthtique, spirituelle, mystique] motion mystrieuse, rare. La vie de la musique divine et illimite, dans le monde des motions sans nom (MALGUE, Augustin, t. 2, 1933, p. 191). [] SYNT. motion esthtique, littraire, musicale, religieuse ; motion dlicate, diffuse, fine, intime ; lmotion du rve ; motions dart. C. Qualit chaleureuse, lyrique de la sensibilit ; cur, ardeur. Avoir de lmotion, de la chaleur. []
Ceci nous a permis de dgager, comme premire approche, les grands axes du modle des usages, ce que lon peut assimiler aux principaux strotypes de lmotion. Une deuxime tape a consist complter et enrichir ce modle travers un recensement le plus exhaustif possible de toutes les occurrences du mot motion dans le TLFi. Cest le rsultat structur, analys et comment, de ce recensement qui est prsent ici. Enfin une troisime tape rsiderait dans lanalyse de ce qui peut apparatre comme diffrences significatives entre ce que la littrature scientifique (principalement anglophone) a propos ce sujet, et les rsultats obtenus ici. Cette troisime tape nest que suggre ici. Les travaux dont jai eu connaissance ne font pas mention des versions alternatives de lmotion analyses ici27. Je pense que cette lacune peut aisment sexpliquer par la mthodologie adopte par ces recherches, qui trs gnralement se basent sur une dmarche intuitive (ce qui a pour corollaire de se focaliser sur les diffrents aspects de la version dominante de lmotion), et qui, lorsquelles se sont appuyes sur des corpus de textes, nont jamais, que je sache, utilis de bases de donnes informatises (or loutil dmultiplie les potentiels dinvestigation). Ajoutons que ces recherches, malgr (ou justement cause) de notables tentatives comparatives interculturelles , nintgrent que trs rarement les rsultats des recherches en anthropologie culturelle de lmotion, qui permettent pourtant, par effet de contraste, de rendre tangibles certains de nos usages auparavant banals et vidents, cest--dire invisibles. Il est relativement ais de proposer des explications pour les diffrences entre les conclusions de mon tude et celles des travaux qui sen rapprochent le plus, ainsi
27
DISCOURS DE LMOTION
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que les principales interprtations de ces disparits ; cest pourquoi je ne les dveloppe pas davantage dautant que, je le rpte, cette tude de la verbalisation de lmotion nest pas une fin en soi, mais a un objectif utilitaire, ou instrumental, au service dune autre question, les possibilits dune sociolinguistique nonrfrentielle. Pour revenir mon tude proprement dit, je tiens par ailleurs prciser que jai vis autant que faire se pouvait lexhaustivit que me permettait le TLFi, classant et ordonnant lintgralit des occurrences d motion et des constructions qui sy rapportaient dune faon ou dune autre, et ce dans la mesure o je parvenais y associer des schmas plus gnraux. La structuration de larticle MOTION, subst. fm. du TFLi peut se schmatiser de la faon suivante : 1. Mouvement (vieilli)
alimente par des lments propres la personnalit du sujet dorigine esthtique, spirituelle, mystique
3. Qualit chaleureuse
Ltude qui suit va nous permettre de nuancer cette prsentation, et surtout de la prciser et de la complter, notamment en explicitant les relations entre ces diffrents sens, les modles mtaphoriques gnraux que lon peut reconstruire, les schmas conceptuels et socio-discursifs qui peuvent en tre dduits. Le TLFi prcise tout dabord que le premier sens, celui de mouvement (cf. motion de lair pour mouvement de lair ) correspond un usage vieilli. Et en effet, on ne trouve dans lensemble du corpus que trs peu doccurrence de tels emplois propos dobjets inanims ou dentits non vivantes. Par contre, il nest sans doute pas abusif de considrer, comme nous lavons montr au chapitre prcdent, que cest cet usage qui motive des emplois plus restrictifs assimilant lmotion un mouvement de lme.
GNRALITS
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Rappels historiques
Cette profondeur historique des usages mincite, avant de vritablement aborder mon propos, mattarder sur la gense des habitudes ethnosociolinguistiques des emplois autour de lmotion, telle quil est possible de la reconstruire tout en restant synthtique et sans doute malheureusement trop sommaire par manque de place et surtout de temps. Ce travail gnalogique a fait lobjet dun chapitre spcifique et ne sera donc pas dvelopp de nouveau ici. Je me contenterai dapporter quelques lments que je juge importants pour la comprhension des usages contemporains prsents plus loin. Parmi les dictionnaires du franais les plus anciens que jai pu consulter28, deux seulement proposent une entre motion. Le Dictionnaire franois (1681) de Richelet tout dabord :
MOTION, .f. Trouble, dition. [Exciter des motions. Apaier une motion. Lmotion et aoupi.] motion. Crainte, trouble, froi. Tremblement. [Cela me donnoit quelque motion. Voi. I. 9.] motion. Ce mot e dit entre mdecins en parlant de fivre, & ignifie quelque reentiment de fivre. [Il a encore un peu dmotion.]
Le mot napparat pas dans le Lexique de lancien franais de F. Godefroy30, mais est bien prsent dans le Dictionnaire de la langue classique de J. Dubois et R. Lagane31, qui en proposent dailleurs des dfinitions totalement cohrentes avec celle qui prcdent :
MOTION, esmotion n. f. Agitation populaire, meute : Muse qui Mas tenu compagnie en de semblables jeux Loin des motions de ce sicle
28 Il sagit des dictionnaires rassembls en version lectronique et dits par Champion lectronique en 1998 : le Dictionnaire franois-latin de Robert Estienne (1549), le Thrsor de la langue franoyse, tant ancienne que moderne de Nicot (1606), les Origines de la langue franoise de Mnage (1650), le Dictionarie of the french and english tongues de Cotgrave (1673), le Dictionnaire franois de Richelet (1681), lEssai dun dictionnaire universel (1687), et le Dictionnaire universel dAntoine Furetire (1690), le Dictionnaire tymologique ou Origines de la langue franoise de Mnage (1694), la premire dition du Dictionnaire de lAcadmie franaise (1694) et du Dictionnaire des arts et des sciences de Thomas Corneille (1695). 29 FURETIRE Antoine, Les motions (1690), articles du Dictionnaire universel, op. cit., p. 21. 30 31
GODEFROY Frdric, Lexique de lancien franais, Paris, Honor Champion, 1964. DUBOIS Jean et LAGANE Ren, Dictionnaire de la langue classique, op. cit.
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206 orageux (SAINT-AMANT, Mose sauv). Lon me vint dire, comme je sortais de lglise, que lmotion commenait sur le quai des orfvres (RETZ, Mm. II, 478). Les motions populaires, qui taient inconnues depuis si longtemps, deviennent frquentes (FN., Let. L. XIV). tre en motion, en agitation : On ne parle que de la guerre Toute lEurope est en motion (SV., 23 mars 1672). Malaise physique : Son mal tait une motion continuelle sans aucun accident (SV., 30 mars 1672). Amour : Sais-tu bien que jai encore senti quelque peu dmotion pour elle ? (MOL., D. J. IV, 7). Auj. il a conserv les sens de brusque trouble moral ou physiologique , attendrissement .
Il est donc clair que le mot, la fin du XVIIe sicle, na pas encore les acceptions que nous lui donnons aujourdhui. Les usages mentionns par le TLFi qui correspondent le mieux aux habitudes linguistiques contemporaines sont principalement lpoque classique ceux de passion, mais galement de sentiment et affection. En outre, si le mot napparat pas dans les dictionnaires de lancien ou du moyen franais, comme je viens de le dire, cest que motion est un terme savant sans tymon latin direct, forg partir du verbe mouvoir. Le Dictionnaire tymologique et historique du franais, de J. Dubois, H. Mittrand et A. Dauzat32 prcise :
mouvoir 1080, Roland (esm-), remuer ; 1196, J. Bodel, susciter un sentiment ; 1170, Rois, toucher ; lat. pop. *exmvre, refection de emvre, mettre en mouvement ; le sens fig. a limin au XVIIe s. le sens propre, rserv mouvoir. mouvant fin xvi 3e s., Palissy. motif 1877, L. ; part. lat. emotus. motion 1534, Saint-Gelais, excitation ; 1580, Montaigne, mouvement populaire , malaise ; 1641, Corneille, sens actuel ; daprs le lat. motio. []
Nous retiendrons donc, dune part, la proximit tymologique dmotion et dmeute, et dautre part, dans ses acceptions concernant lindividu, le sens de mouvement et dagitation, et corrlativement ses rapports avec la pathologie.
DUBOIS Jean, MITTRAND Henri et DAUZAT Albert, Dictionnaire tymologique et historique du franais, Paris, Larousse, 1995. 33 REY Alain (dir.), Dictionnaire historique de la langue franaise, 2 tomes, Paris, dictionnaires Le Robert, 1992, tome 1, p. 681.
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CARACTRISTIQUES FONDAMENTALES
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Nous ne pouvons que regretter linexistence dune tude lexicographique plus fouille, mais aprs ce qui a t vu au chapitre prcdent34, nous navons pas besoin dentrer dans davantage de dtails. En complment (modr) de ce qui a t tudi plus haut, et pour une tude plus spcialement centre sur lhistoire des ides, des conceptualisations et des pratiques de lmotion, et en particulier sur la priode moderne avec les modalits de transition des passions lmotion, on pourra utilement se reporter aux quelques travaux qui ont t consacrs cette question spcifiquement ou des processus plus globaux. Je rappelle ainsi le dsormais classique A. Hirschman, Les passions et les intrts35 ; je signale notamment les synthses de J. Starobinski, Le pass de la passion 36, J. Hengelbrock et J. Lanz, Examen historique du concept de passion 37, A. Rorty, From Passions to Emotions and Sentiments 38, mais surtout, la fois nettement plus fouille et plus rcente, ltude de Th. Dixon, From Passions to Emotions39.
Caractristiques fondamentales
Les caractristiques fondamentales de lmotion telles que nous pouvons les dgager du corpus, relvent apparemment de lvidence ou du bon sens ; elles apparaissent demble dans les premiers lments des dfinitions proposes par le TLFi. Lintrt de les expliciter consiste ici principalement permettre un questionnement sur les implicites ou les a priori qui fondent ces schmas. En effet, depuis une vingtaine danne, des tudes ethnologiques ou danthropologie culturelle ont en particulier mis en vidence la variation culturelle des discours de lmotion, de leurs conceptualisations et de leurs usages40. Ce travail na pas t effectu de faon spcifique pour les pratiques francophones, et de surcrot, la
34 35
HIRSCHMAN Albert O., Les passions et les intrts. Justifications politiques du capitalisme avant son apoge, traduit de langlais par Pierre Andler (d. orig. : 1977), Paris, Presses Universitaires de France, 1997, op. cit. 36 STAROBINSKI Jean, Le pass de lmotion , op. cit.
37 38 39
HENGELBROCK Jrgen et LANZ Jakob, Examen historique du concept de passion , op. cit. RORTY Amlie Oksenberg, From Passions to Emotions and Sentiments , op. cit.
DIXON Thomas, From Passions to Emotions. The Creation of a Secular Psychological Category, Cambridge, Cambridge University Press, 2003. 40 Cf. par exemple LUTZ Catherine A., Goals, events, and understanding in Ifaluk emotion theory , pp. 290-312, in HOLLAND Dorothy et QUINN Naomi (ds), Cultural Models in Language and Thought, op. cit., ou, selon une toute autre perspective scientifique, WIERZBICKA Anna, Lamour, la colre, la joie, lennui la smantique des motions dans une perspective transculturelle , pp. 97-108, in Langages, n89, Paris, Larousse, mars 1988. Les principaux travaux ethnologiques ou ethnolinguistiques dans ce domaine ont, depuis le dpart, t mens par des chercheurs anglo-saxons. On peut mentionner, entre autres, KESSEL Frank S., COLE Pamela M. et JOHNSON Dale L. (ds), Self and Consciousness: Multiple Perspectives, Hillsdale (NJ), Lawrence Erlbaum Associates, 1992 ; LEWIS Michael et HAVILAND Jeanette (ds), Handbook of Emotion, New York, Guilford Press, 2000 ; HARR Rom et PARROT W. Gerrod (dirs), The Emotions. Social, Cultural, and Biological Dimensions, op. cit. ; NIEMEIER Susanne et DIRVEN Ren (ds), The Language of Emotions, op. cit. ; ATHANASIADOU Angeliki et TABAKOWSKA Elzbieta (ds), Speaking of Emotions, op. cit., ou encore, rare travail francophone dans ce domaine, KISS Adam (dir.), Les motions. Asie, Europe, Paris, LHarmattan, 2000.
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rflexion sur, dune part, les implicites qui tout la fois les construisent et les soustendent, et dautre part, leur gense et volutions, est encore balbutiante. Cette tude a certes un intrt ethnographique ou ethnolinguistique, mais il se justifie galement par limportance des implications quil laisse entrevoir pour la (socio)linguistique et en particulier pour la thorie des actes de langage41 nous reviendrons donc sur ce point en conclusion de ce chapitre et galement au prochain. Je propose de procder, aprs lexamen liminaire de motion, partir de deux entres du TLFi : motionnel, directement driv du premier, et passionnel, tir de passion, que motion a remplac pour certaines de ses acceptions. Ces deux adjectifs ont en effet lavantage darticuler les unes aux autres les grandes caractristiques du complexe smantique de motion :
PASSIONN, -E, part. pass et adj. [En parlant dune pers., dun aspect de sa nature] Qui exprime ou manifeste avec force, chaleur, intense motion ce quil ressent. Anton. froid, indiffrent, rflchi, rserv. Ainsi Valentine, de calme et rserve quelle tait naturellement, tait devenue passionne jusquau dlire (SAND, Valentine, 1832, p.306). MOTIONNEL, ELLE, adj. Qui est relatif lmotion ; qui est caractris par un mouvement vif de la sensibilit. Choc,
Cette srie dexemples condense les traits principaux des verbalisations de lmotion : Choc, trouble motionnel ; expression, raction, vie motionnelle . Nous retrouvons ici les grands axes de ce qui va tre prsent de manire systmatique ci-dessous, savoir lmotion comme quelque chose qui sexprime, comme une raction, parfois perturbante (trouble) et violente (vif, force, choc), et comme une entit mtaphorise comme un tre vivant ou qui donne vie, qui anime principalement sur le modle du mouvement, celui de la sensibilit, mouvement qui affecte une personne, et plus prcisment sa psych. La premire entre synthtise, elle, les qualits fondamentales attribues lmotion et qui articulent sa conceptualisation, en particulier dans son rapport dopposition avec la raison ou la rationalit. Si lune est chaleur, intensit et sensibilit, lautre est prsente comme froideur, neutralit et raisonnement.
41 Cf. ce sujet, par exemple, ROSALDO Michelle Z., The Things We Do With Words: Ilongot Speech Acts and Speech Act Theory in Philosophy , pp. 373-408, in CARBAUGH Donal (d.), Cultural Communication and Intercultural Contact, Hillsdale (NJ), Lawrence Erlbaum Associates, 1990, et HYMES Dell, Epilogue to The Things We Do With Words , pp. 419-429, in CARBAUGH Donal (d.), Cultural Communication and Intercultural Contact, Hillsdale (NJ), Lawrence Erlbaum Associates, 1990. 42 Nous verrons plus bas quil est ais de distinguer un premier modle de lmotion (dont les mtaphores construisent une version axiologiquement ngative), de versions secondaires (davantage positives). Ce dcoupage reprend, mais en la modifiant de faon substantielle, la distinction entre les
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Nous avons rappel ci-dessus que lmotion est catgorise principalement comme relevant de notre vie psychique. Par-l mme, elle en hrite des proprits fondamentales. En particulier nous avons lhabitude de concevoir et de parler de la vie psychique comme dun univers intrieur.
INTROVERSION, subst. fm. PSYCHOL. Propension se tourner vers son monde intrieur, vivre centr sur ses penses, ses motions, ses rveries, et se dtourner du monde extrieur.
ACCUSATION2, subst. fm. Ctait la physionomie qui rvlait le plus lmotion intrieure par laccusation des traits... (chez Vergniaud). A. WICART, Les Puissances vocales, LOrateur, t. 2, 1936, p. 79. INTRIEUR, -EURE, adj. et subst. masc. SYNT. Combat, conflit, dbat, dmon, dialogue, quilibre, tat, feu, monde, regard, rve, sentiment, silence, temps, univers intrieur ; action, agitation, angoisse, beaut, certitude, colre, motion, existence, flamme, force, grce, harmonie, joie, jubilation, libert, loi, misre, ncessit, parole, rvolte, richesse, satisfaction, tempte intrieure.
BEAU, BEL, BELLE, adj. et subst. Et quel peut tre le pouvoir dun beau morceau de musique bien excut, si ce nest celui de produire des motions dans notre sentiment intrieur ! LAMARCK, Philos. zool., t. 2, 1809, p. 285. CONTRACT, E, part. pass et adj. A. Qui est crisp, durci, tendu et traduit lmotion ou quelque sentiment intrieur.
CONTRETEMPS, subst. masc. Lmotion de ces accents, dont les battements des violons contre-temps et les clarinettes soupirantes trahissent le dsordre intrieur (ROLLAND, Beethoven, t. 2, 1928, p. 395). MOTION, subst. fm. Il ressent une motion, une vibration intrieure qui est un vritable mouvement (Arts et litt., 1935, p. 2808). INTRIEUR, -EURE, adj. et subst. masc. SYNT. Combat, conflit, dbat, dmon, dialogue, quilibre, tat, feu, monde, regard, rve, sentiment, silence,
temps, univers intrieur ; action, agitation, angoisse, beaut, certitude, colre, motion, existence, flamme, force, grce, harmonie, joie, jubilation, libert, loi, misre, ncessit, parole, rvolte, richesse, satisfaction, tempte intrieure.
INTROVERSION, subst. fm. PSYCHOL. Propension se tourner vers son monde intrieur, vivre centr sur ses penses, ses motions, ses rveries, et se dtourner du monde extrieur. TROUBLE2, subst. masc. C. 1. tat motif qui altre, perturbe le calme intrieur dune personne.
COGNAC, subst. masc. Au deuxime cognac, il retrouvait en lui cette motion poignante qui le faisait la fois matre et serviteur du monde. CAMUS, LExil et le royaume, 1957, p. 1647.
Le fait que nous puissions parler d motion intrieure sans que cela soit plonasmique doit nous inciter nuancer ce qui vient dtre dit. Il semble en effet plus judicieux de dire que lmotion peut tre intrieure , plutt que lmotion est intrieure . La diffrence tient au fait que le statut, physique ou psychique, de lmotion est trs ambigu :
deuxime et troisime significations listes lentre MOTION, subst. fm. du TLFi rappeles plus haut (cf. page 203).
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DONNER, verbe. Le livre quun crivain doit crire, le sujet quil doit choisir, cest celui qui lui permet demployer toute son exprience, dentrer en relation avec toutes les motions quil a accumules dans son me, le livre qui lui donne occasion de dployer son me. BARRS, Mes cahiers, t. 12, 1919, p. 60.
Cette oscillation entre une intriorit et une extriorit (ou une extriorisation) sexplique sans doute par la thorie dynamique que nous associons lmotion, cest--dire par les mouvements attribus lmotion ou ses relations avec les forces qui les provoquent. Dans ce cadre, le principal mouvement est double. Il sagit, dune part, de lextriorisation de lmotion suite une accumulation qui provoque une agitation par son expression (verbale, posturo-mimo-gestuelle, sociale, etc.), et dautre part de lassimilation de lmotion un contact du monde extrieur avec lintriorit de la personne (voire une intrusion). Nous y reviendrons en dtails plus loin43, mais il convient ds maintenant dinsister sur le socle de cette thorie dynamique, savoir, sur un premier plan, une intriorit fondamentale et problmatique (du fait dune oscillation ou dune hsitation entre intrieur et extrieur), et sur un second plan, une motion conue et pratique comme un processus plus que comme un tat. Cette intriorit laquelle appartient et o rside lmotion est continuellement postule par les discours dextriorisation. En effet pour pouvoir tre extriorise, exprime, etc., il faut bien postuler que lmotion est a priori intrieure :
RPANDRE, verbe trans. [Le compl. est corfrent au suj.] Extrioriser abondamment, laisser schapper un affect, une motion, etc. Synon. dverser.
Et, bien que relevant donc aussi de la vie psychique, son caractre intrieur facilite son assimilation une entit ou un phnomne corporel :
APPRIVOISER, verbe trans. ... ces remarques prendront tout leur sens par la suite quand on aura compris que leffort sapplique principalement un corps dj branl par lmotion et dispos par lhabitude : si donc mouvoir mon corps cest dabord lapprivoiser, le domestiquer, le possder, cette fonction du vouloir double constamment la motivation. Une motivation volontaire est conditionne par un vouloir matre de son corps. RICUR, Philosophie de la volont, 1949, p. 189.
PMOISON, subst. fm. 2. [En parlant dune pers.] tat dabandon, de bien-tre ressenti par le corps, sous leffet dune sensation ou dune motion intense. CHALEUR, subst. fm. En partic. Sensation dardeur intrieure, provoque par une motion, pouvant se manifester extrieurement. Chaleur qui monte au visage, aux joues de qqn. Que serait la joie sans (...) cette chaleur agrable en tout le corps (...) ? (RICUR, Philos. de la volont, 1949, p. 246).
43
Cf. infra, dune part pages 251 et suivantes, et dautres part pages 316 et suivantes.
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INFERNAL, -ALE, -AUX, adj. Notre corps est soumis une trpidation perptuelle ; il a besoin, dsormais, dexcitants brutaux, de boissons infernales, dmotions brves et grossires, pour ressentir et pour agir (VALRY, Varit III, 1936, p. 268).
PALPITANT, -ANTE, part. prs. et adj. [En parlant (dune autre partie) du corps] Qui est anim de mouvements rapidement rythms ou dsordonns, sous leffet dune motion. Jtais mu, tremblant, palpitant comme si jallais me trouver en prsence dune matresse adore et redoute (CHNEDOLL, Journal, 1822, p. 112).
PALPITATION, subst. fm. [ propos (dune autre partie) du corps] Mouvement rapidement rythm ou dsordonn, d une motion.
PALPITER, verbe intrans. [Le suj. dsigne une autre partie du corps ou un anim] tre anim de mouvements rapidement rythms ou dsordonns sous leffet dune motion. ADVENTICE, adj. et subst. Par le corps, par les douleurs adventices que la chair nous apporte, les complications et associations fortuites quelle nous vaut, les messages discontinus que lmotion nous transmet, les saillies continuelles de la vie affective et sensible, cest lextriorit sous toutes ses formes matrielle, sociale, viscrale qui inscrit en nous son prcieux graphique. V. JANKLVITCH, Le Je-ne-sais-quoi et le presque-rien, 1957, p. 109.
SDITION, subst. fm. P. anal. Sdition corporelle. Agitation, trouble du corps, lorsquil est saisi par une motion. Lmotion joint sans distance le choc de la pense et la sdition corporelle dans cette continuit vitale de lme et du corps (RICUR, Philos. volont, 1949, p. 256). SPASMODIQUE, adj. P. mton., rare. [En parlant dune pers. ou dune partie du corps] Qui est affect de spasmes sous leffet dune forte motion. SURSAUTER, verbe intrans. Avoir un brusque mouvement du corps sous leffet dune intense motion, dun sentiment de menace.
Nanmoins, comme nous lavons rappel, parfois rattache la corporit, parfois lunivers mental, et prcisment cause de cette double appartenance, lmotion est souvent mobilise dans un entre-deux problmatique, prcisment pour saisir ce problme quest le rapport de la conscience au corps lorsque lon tente de distinguer ceux-ci. Ce problme prend mme parfois la forme de subtilits plus incertaines encore, comme lillustre la citation suivante de Lamarck :
SENSIBILIT, subst. fm. On doit distinguer les motions que nous fait prouver la sensation des objets extrieurs, de celles qui nous viennent des ides, des penses, en un mot, des actes de notre intelligence ; les premires constituent la sensibilit physique, tandis que les secondes, par leur susceptibilit plus ou moins grande, caractrisent la sensibilit morale (LAMARCK, op. cit., p. 287).
Quelle soit corporelle ou psychologique, lintriorit de lmotion en fait, en tout tat de cause, une entit prive, personnelle ou intime :
IDAL2, -ALS ou -AUX, subst. masc. Cette double et inconciliable dfinition du mot idal qui pour Ingres dsigne un principe parfait, unique et commun tous, et pour Delacroix la manifestation la plus prive des motions de lindividu, repose sur le conflit entre les recherches plastiques, dune part, et les recherches expressives dautre part, que trop desthtiques, au gr des tempraments, prnent contradictoirement. HUYGHE, Dialog. avec visible, 1955, p. 267.
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ARTISTE, subst. et adj. Pourtant lartiste vise nous introduire dans cette motion si riche, si personnelle, si nouvelle, et nous faire prouver ce quil ne saurait nous faire comprendre. Il fixera donc, parmi les manifestations extrieures de son sentiment, celles que notre corps imitera machinalement, quoique lgrement, en les apercevant, de manire nous replacer tout dun coup dans lindfinissable tat psychologique qui les provoqua. Ainsi tombera la barrire que le temps et lespace interposaient entre sa conscience et la ntre ; ... BERGSON, Essai sur les donnes immdiates de la conscience, 1889, p. 26.
FRMISSEMENT, subst. masc. La sur Thrse avait dans toute sa personne une sorte de perptuelle motion trop puissante, et sa voix traduisait si bien ce frmissement intrieur ! (BARRS, Colline insp., 1913, p. 145). AGRESSIF, IVE, adj. Cette sincrit lui fera paratre incomplets les moyens dexpression quon lui aura enseigns. Il sera pouss les complter, les transformer (quelquefois sans sen douter), pour mieux obir son motion personnelle. Plus fort que son souci conformiste sera son dsir dexprimer la nouveaut de sa vision des choses. Il en est du peintre et du sculpteur comme de lacteur : ce dernier ne devient mouvant que lorsquil sidentifie au personnage quil incarne. vision originale, langage particulier, surprenant, mme agressif. Durant quil peint, lartiste sincre cesse dtre le bon lve pour devenir linventeur de moyens neufs. A. LHOTE, Peinture dabord, 1942, p. 10.
INTIME, adj. I. [En parlant dune pers., de sa vie intrieure ou de ses rapports avec celle-ci]. [] Qui constitue fondamentalement les caractres propres de tel individu, sa nature essentielle ; qui se rattache ce quil y a de plus personnel en lui. Anton. impersonnel, inessentiel. Essence intime ; drame,
AIR1, subst. masc. Le jeune homme dalors, sduit aux enchantements de potes purs et maudits, hsitant sur le seuil de cette littrature inquitante dont tout le monde lui enseignait les prils et lui dnonait les folies, pressentait dans lair de son temps cette excitante motion, cette disposition intime que lon prouve au concert cependant que lorchestre sessaie, et que chaque instrument cherche pour soi-mme, et pousse librement sa note. P. VALRY, Varit 4, 1938, p. 18. ANCESTRAL, ALE, AUX, adj. ,,Lautre jour, je disais B., en parlant de Claudel et du dbut de Splendeur de la lune, ces mots qui me plaisent : ... une motion si crue, si ancestralement intime que cest presque de leffroi.`` (J. RIVIRE, Correspondance [avec Alain-Fournier], 1906, p. 234).
Lopposition raison-motions
La seconde qualit fondamentale de lmotion est, lintrieur de lunivers psychique, sa distinction de la raison, et mme lopposition qui articule les deux concepts opposition trs ancienne, fondatrice mme, mais dans lhistoire de laquelle il ne fait pas ngliger, nous lavons signal au chapitre prcdent, linfluence dterminante qua eu, depuis le XVIIe sicle, le dualisme cartsien.
IMPRESSION, subst. fm. b) Dans le domaine artistique. Mode dapprhension de la ralit privilgiant la sensation, lmotion sur toute dmarche rationnelle, intellectuelle ou rflexive. Il [Poussin] savait sarrter temps et sa science, que lanalyse retrouve partout, est assez forte pour seffacer derrire limpression (MNARD, Hist. B.-A., 1882, p. 306).
pr-langage, subst. masc. (dans larticle PR-, prf.) La plupart des conflits avec lesquels nous avons nous colleter ne datent pas de lge adulte. Je dirai mme que la plupart dentre eux datent dune priode o le langage nest mme pas matris, si tant est quil soit acquis. Il est bon que des conflits pr-linguistiques soient ragis en termes de pr-langage et dmotions, et non en termes de raison (Le Point, 30 mai 1977, p. 141, col. 1).
CARACTRISTIQUES FONDAMENTALES
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Si lopposition entre raison et motions44 est fortement polarise, il serait rducteur de considrer quelle est pourtant seulement binaire, les deux ples de ce contraste tant dfinis de manire plus ou moins stricte.
RAISONNEMENT, subst. masc. Au plur. [Soppose sensations, motions] Synon. de spculations. Ses yeux exprimaient cette exaltation nave devant la beaut de la nature, privilge des curs rests simples qui ne se retrouve pas quand on sest dessch lme force de raisonnements, de thories abstraites et de lectures (BOURGET, Disciple, 1889, p. 126). MOTIF, IVE, adj. Spontan, motif, ayant le sens artistique inn (...) le Noir est certes intelligent mais aussi peu rationaliste que possible (Figaro, 19-20 janv. 1952, p. 7, col. 2)
BAFOUILLER, verbe trans. Fam. Parler dune manire confuse, incohrente, et peu intelligible (par timidit, sous leffet de lalcool ou la suite dune motion violente). Le succs le faisait bafouiller.
Ceci se retrouve galement dans des oppositions entre le concept dmotion et des notions proches, apparentes ou assimiles celle de raison. Lmotionnel peut ainsi tre confront au scientifique, lanalyse ou la pense :
MOTIONNEL, ELLE, adj. ... une campagne de presse aboutissant des craintes nettement exagres, fonde sur des considrations plus motionnelles que scientifiques. GOLDSCHMIDT, LAventure atomique, 1962, p. 215. O, pron. ou adv. rel., adv. interr. ... je suis convaincu que lmotion artistique cesse o lanalyse et la pense interviennent : cest autre chose de faire rflchir et de donner lmotion du beau. JACOB, Cornet ds, 1923, p. 16.
Lassimilation pjorative de lmotion la croyance (surtout quand elle est qualifie de primitive ) sinscrit assurment dans la mme perspective :
RITUALISATION, subst. fm. Les temples dont les foules nophytes avaient sem le sol de lInde les ramenaient, pierre par pierre, subir de nouveau la ritualisation des croyances primitives qui ne cessaient pas de constituer la source de leurs motions (FAURE, Hist. art, 1912, p. 164).
Nous pouvons galement constater que cette opposition entre raison et motion est mise sous tension par un rapport de force ou de concurrence. La diffrenciation entre raison et motion est donc redouble par une comptition, un conflit dans lequel une entit tente de prendre un ascendant sur lautre :
RAISONNEMENT, subst. masc. Connaissant lincroyance de Marie-Jeanne, Patrick lavait vue avec stupeur esquisser, lapproche du cercueil, le signe de la croix, par un de ces gestes o se dcle lautomatisme ancestral, dclench par une motion plus forte que tous les raisonnements. BOURGET, Actes suivent, 1926, p. 133.
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Contrairement motion, raison (au sens de rationalit) ne semploie gnralement pas au pluriel. Nous verrons plus loin que ce singulier de la raison peut tre compris comme la marque dune universalit qui lui est attribue, alors qu linverse, les motions sont par construction diverses et variables. Nous verrons galement que si la raison est linsigne de lindividualit, les motions sont aussi considres comme le sceau du peuple indiffrenci, de la masse (cf. infra, pages 360-363).
DISCOURS DE LMOTION
214
RAISONNER1, verbe
Empl. pronom. rfl. [] En partic. Matriser son motion. Essayer (en vain) de se raisonner.
Nous reviendrons plus en dtails ci-dessous sur ce conflit ou cette comptition entre raison et motion car cette lutte structure de nombreuses mtaphorisations et plus largement les conceptualisations et les pratiques de verbalisations de lmotion. Mais nous pouvons dire ds maintenant que ce rapport de force asymtrique est en nette faveur de la raison. En effet, il est concevable que la raison assimile les motions, les transformant sur le mode de la contagion ou de la conversion, suivant un processus de rationalisation :
RATIONALISER, verbe trans. B. Rationaliser qqc. 1. Rendre rationnel, conforme la raison. Larchitecte, parvenu au sommet de la puissance
cratrice prouve, comme tous les crateurs, le besoin de rationaliser les motions qui ly conduisent (FAURE, Espr. formes, 1927, p. 169).
INTELLECTUALISATION, subst. fm. PSYCHANAL. Mcanisme nvrotique de rsistance la cure psychanalytique, par lequel le sujet tente de matriser ses motions et ses conflits en les intellectualisant pour sopposer lirruption de linconscient ainsi qu lintervention de lanalyste ressentis comme dangereux (dapr. LAPL.-PONT. 1967).
Par contre, linverse nest pas intelligible (dans nos socits) et ne se rencontre pas : il ny a pas de processus d motionalisation explicitement reconnus45. Tout au plus lmotion peut-elle menacer, mettre en danger. Si, donc, la raison peut transmuer lmotion en raison, la relation nest pas rciproque ni mme rversible ; lmotion, elle, ne peut que dtruire, anantir la raison, mais pas la transformer. Dans cette perspective, lmotion loignerait lhomme de la rationalit, par exemple pour le faire verser dans la superstition, exerant, selon une rhtorique du contrle sur laquelle nous reviendrons en dtails plus loin, une force mystrieuse dont il ne peut saffranchir :
ATTENDRISSEMENT, subst. masc. Le spectateur, qui sait que le poignard est suspendu sur la tte du hros, reoit une impression trsprofonde de ce prsage que Wallstein mconnat, et des paroles qui lui chappent, sans quil les comprenne. Ce genre deffet tient la disposition du cur de lhomme, qui, dans toutes ses motions de frayeur, dattendrissement ou de piti, est toujours ramen ce que nous appelons la superstition, par une force mystrieuse dont il ne peut saffranchir. CONSTANT, Wallstein, 1809, p. XXX.
Si la relation entre raison et motion nest pas symtrique, elle est de plus beaucoup plus floue quun premier examen ne le laisserait penser. Nous avons dit tout lheure quil tait plus judicieux de dire que lmotion pouvait tre intrieure, plutt que daffirmer que lmotion tait intrieure. De faon finalement assez attendue tantt physiologique, tantt psychique, lmotion est en somme mise en action, mobilise en tant que rapport de la conscience au corps, cest--dire en tant que
45 Il sera nanmoins possible lissue des rsultats de cette tude de dfinir ce qui pourrait tre jug comme quivalent du processus d motionalisation postul ici. Nous pourrons en distinguer deux catgories (toutes deux valorises) : lhumanisation (cest--dire rendre humainement viable, supportable ou digne des humains) et lesthtisation (introduire une qualit esthtique, et principalement potique). Cf. plus bas, pages 367 et suivantes.
CARACTRISTIQUES FONDAMENTALES
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problme la fois distinguant et permettant didentifier le psychique et le corporel lun par rapport lautre.
On trouve ainsi mis en avant le caractre euphorique, plaisant ou agrable de lmotion, suivant des mtaphores dclines selon les diffrents sens (principalement le toucher et le got) :
ENIVRER, verbe trans. [ propos de leffet la fois agrable et souvent un peu trouble de certaines sensations, motions ou excitations]
JOIE, subst. fm. A. motion vive, agrable, limite dans le temps ; PLAISIR1, subst. masc. 1349 sensation, motion agrable (Songe vert, 1576 ds T.-L.)
DLECTABLE, adj. B. [En parlant dune sensation] Plaisir dlectable ; une motion, un bonheur des plus dlectables. DLICIEUX, EUSE, adj. SYNT. Dlicieuse attente, douceur, motion, faon, ivresse, sensation. AVOIR1, verbe. En arrivant en Italie, elle eut des motions charmantes. GOBINEAU, Les Pliades, 1874, p. 141.
TENDRE2, adj. ... les lendemains rendent une impression douce et tendre de la personne, quon sent et apprcie mieux quau moment trouble de la jouissance. La souvenance ressuscite le dsir (...), avec des motions dlicates et charmantes... MICHELET, Journal, 1857, p. 326.
DISCOURS DE LMOTION
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AMOUREUX, EUSE, adj. et subst. Au moment de la quitter pour longtemps peut-tre, on et dit quil voulait graver plus avant son image dans son souvenir, puiser dans ce baiser dadieu lnergie et le courage dont il avait besoin. Laure croyait toucher au bonheur ; Gaston senfuit sans trouver la force de lui annoncer son dpart. Reste seule, Laure savoura dabord avec dlices lmotion enivrante de cette premire treinte amoureuse. J. SANDEAU, Sacs et parchemins, 1851, p. 63. SAC2, subst. masc. Lamour cest une suave motion qui causa le sac, le pillage, lincendie, lanantissement de Troyes (BALZAC, uvres div., t. 2, 1831, p. 281).
Le caractre dysphorique, dsagrable ou dplaisant, est prsent selon les mmes principes :
PNIBLE, adj. 1. ... depuis que Mme de Kergaz avait trouv et dvor le journal manuscrit du vicomte Andrea, persuade que ce misrable laimait, elle tait tourmente de cette pense et en prouvait de pnibles motions. Chaque fois que ce prtendu repenti la regardait (...), la pauvre jeune femme (...) se sentait dfaillir elle-mme. PONSON DU TERR., Rocambole, t. 3, 1859, p. 324.
DOMPTER, verbe trans. 3. [Le compl. dsigne une sensation, un sentiment pnible] Dominer, matriser. Dompter une douleur, une
motion, une peur, une colre, un dgot, un chagrin ; dompter sa timidit, son orgueil.
PALPITATION, subst. fm. B. 1. a) [ propos du coeur] Modification du rythme cardiaque ressentie comme pnible (notamment par sa rapidit, son irrgularit) et provoque par une cause pathologique ou une motion. RSONATEUR, -TRICE, adj. et subst. masc. Il y a des tempraments qui en rajoutent . Ils renforcent leurs motions comme sils avaient le sentiment quelles ne sont pas assez pnibles assez prolonges. Ils ne les peuvent laisser leur intensit. Ce sont des rsonateurs. Ils vont lexaspration (VALRY, Tel quel II, 1943, p. 54). CONVULSION, subst. fm. Mouvements violents, excessifs, dsordonnes, souvent sous le coup dune motion ou dune passion intense et gnralement pnible.
TOUCHANT1, -ANTE, part. prs. et adj. Vx. Qui impressionne, produit une motion qui peut tre pnible, dsagrable. (Dict. XIXe et XXe s.). Synon. frappant, pnible. DOULOUREUX, EUSE, adj. SYNT. Aveu, rcit, sort, voyage douloureux ; crise, dception, drame, motion, rsolution, sensation,
tristesse douloureuse.
PALPITATION, subst. fm. [ propos du coeur] Modification du rythme cardiaque ressentie comme pnible (notamment par sa rapidit, son irrgularit) et provoque par une cause pathologique ou une motion. Palpitations violentes. Sa douce et vivante voix, o frmissait la palpitation touffe dun coeur trop mu (BOURGET, Disciple, 1889, p. 186).
Notons que cest la pnibilit, et non le plaisir, qui est le plus souvent mise en avant. Nous verrons dans les prochaines parties que nous pouvons expliquer cela par la prdominance des versions ngatives de lmotion, la pnibilit de lmotion est alors souvent corrle avec un jugement moral dsapprobateur, impliquant des attentes sociales de contrle et de lutte contre lmotion. Nous pouvons enfin considrer que cette qualit eu- ou dysphorique des motions est un critre entrant dans lopposition entre raison et motion qui a t prsente, cest--dire entre ce qui relve de la rationalit et ce qui, prcisment cause de son caractre eu- ou dysphorique, nen est quune consquence relevant de lmotionalit.
CARACTRISTIQUES FONDAMENTALES
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La raction motionnelle
Nous allons dtailler plus loin limportance que notre socit accorde un caractre spontan de lmotion46. Nous soulignerons alors son ambigut et son rapport avec un autre principe essentiel de lmotion telle que nous la verbalisons dans nos socits, lmotion comme raction.
MOTIVIT, subst. fm. En partic. Aptitude smouvoir facilement, ragir trop vivement aux stimuli mme trs faibles, caractrise aussi par une insuffisance de linhibition, une incapacit sadapter aux situations nouvelles, imprvues. motivit drgle, extraordinaire ; tre dune folle motivit.
Prsente comme une raction47 (comprise comme antithse de laction et faisant cho au pqoj, pthos, au subi), lmotion est dfinie par son caractre passif. Rappelons ce titre que la passion (entendue comme passivit) tait tenue pour lune des dix catgories aristotlicienne de ltre48 (ou plutt de ltant). Mais de faon assez paradoxale, et qui renvoie lambigut qui vient dtre voque, lmotion peut aussi bien tre ce qui ragit (ce qui est provoqu, caus, etc.) que ce qui fait ragir.
PLEXUS, subst. masc. Il est bien bizarre que chez moi toutes les motions fortes me frappent au plexus solaire, et ragissent sur les intestins et sur le cerveau (BALZAC, Lettres tr., t.2, 1843, p.250). THRILLER, subst. masc. Roman, film (fantastique ou policier) suspense, conu pour provoquer des motions fortes chez le lecteur, le spectateur. OUTRER, verbe trans. Cest un homme qui aime tellement causer des motions fortes, que, quand il ne peut pas cacher ses revers, il les exagre pour faire toujours plus quun autre (STAL, Consid. Rvol. fr., t. 2, 1817, p. 143).
FORMALISTE, adj. et subst. Madame (...) je ne suis pas, comme vous savez, grand formaliste, mais cette poque [le nouvel an] me cause toujours une vive motion (J.-J. AMPRE, Corresp., 1829, p. 10).
46 47
Rappelons que selon le TFLi le sens principal du mot est une conduite ractive, rflexe, involontaire . 48 Cf. ci-dessus, page 55 et notamment la note 117.
DISCOURS DE LMOTION
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BONDIR, verbe intrans. Au fig. [Qqf. employ absol. mais gn. suivi de la prp. de indiquant la cause] Ragir sous lempire dune motion. COLRE, subst. fm. A. 1. [En parlant dune pers.] Vive motion de lme se traduisant par une violente raction physique et psychique.
On ne stonnera donc pas de trouver des tournures qui ne permettent pas cette distinction entre actant et act, agent et agi :
SURRNAL, -ALE, -AUX, adj. Dans les fortes motions lorganisme ragit de la mme manire que dans la douleur : les actions scrtoires des capsules surrnales amnent dans le sang ladrnaline en mme temps que le sucre du foie dont elles provoquent la libration (J. VUILLEMIN, Essai signif. mort, 1949, p. 114). MOTIF, IVE, adj. SYNT. Accs, comportement, facteur, geste, langage motif ; agitation, crise, explosion, raction,
tension motive.
MOTIONNEL, ELLE, adj. Qui est relatif lmotion ; qui est caractris par un mouvement vif de la sensibilit. Choc, trouble
Cette indtermination rsulte autant quelle permet de construire la contamination de lmotion par la raison (le processus de rationalisation voqu plus haut) et linternalit ambigu et problmatique de lmotion dj pose ci-dessus. Par ailleurs, si les mots ragir et raction sont trs souvent utiliss, ce ne sont videmment pas les seuls. Inscrivant toujours lmotion dans un rgime de causalit, on trouve galement de faon rpandue inspirer ou, encore plus frquents, provoquer ou susciter :
Le jour de la distribution des prix (...) la tente de coutil, laffluence des parents, lestrade orne de drapeaux, tout cela minspirait lmotion (A. FRANCE, Livre ami, 1885, p. 141).
FIGER, verbe. [Le suj. dsigne un affect ou un vnement, un acte susceptible de provoquer une motion] Frapper dinertie, rendre incapable dagir et de sexprimer. LARMOYANT, -ANTE, part. prs. et adj. B. Gn. avec une nuance pj. [En parlant dune uvre dart, dune production ou dune reprsentation artistique] Qui cherche attendrir, provoquer lmotion. PANTELANT, -ANTE, part. prs. et adj. P. mton. [Appliqu un sentiment, une cration hum.] Qui provoque une motion vive, bouleverse profondment. PALPITANT, -ANTE, part. prs. et adj. Qui fait palpiter le cur (v. palpiter B 1 a et B 3), qui provoque de vives motions.
PATHTIQUE, adj. et subst. masc. b) Art (en rhtorique) de provoquer une motion vive et profonde. PTRIFIER, verbe trans. [Le suj. dsigne un acte, un fait, un spectacle qui provoque une motion intense]
RENVERSER, verbe trans. 3. Fam. Bouleverser, agiter, troubler, provoquer une grande motion, un trouble.
CARACTRISTIQUES FONDAMENTALES
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RETOURNER, verbe 4. Provoquer (chez quelquun) une intense motion. Synon. bouleverser, mettre dans tous ses tats (v. tat I A 2). SAISIR, verbe trans. semparer brusquement de lesprit de quelquun en provoquant une vive surprise, une motion violente SPECTACULAIRE, adj. 2. [En parlant dune discipline sportive] Qui est assimil un spectacle par la performance, le sens artistique prsent, les motions provoques.
SIPHONNER, verbe trans. Une fois sur le plateau, et en prsence du public, le comdien doit se souvenir quil na pas seulement dmontrer un personnage, mais tre ce personnage, ou manifester quil lest. Il devra acqurir un mcanisme de scurit qui siphonne et provoque ensuite lmotion par habitude (Arts et litt., 1936, p. 64-12).
SUBLIME, adj. et subst. b) [En parlant de choses] Qui, trs haut dans la hirarchie des valeurs esthtiques, morales ou spirituelles, suscite ladmiration ou provoque une motion. TERRIBLE, adj. A. [En parlant dune pers. ou dune chose ; avec valeur pj.] Qui inspire ou cherche inspirer la terreur, qui provoque une motion profonde.
TROUBLE2, subst. masc. En partic. motion diffuse provoque par un sentiment damour ou un dsir charnel.
AFFETTO, AFFET(T)UOSO, AFFECTUOSO, adv. et subst. masc. MUS. [Termes placs en tte dun morceau, pour indiquer lexpression lui donner dans lexcution] Avec une grce sensible et expressive, de manire susciter une motion douce.
ANNONCIATION, subst. fm. ... il sera ncessaire de multiplier ces zones de recueillement, car que de Pieta ou dAnnonciations, que de hros ou dallgories susciteraient en nous une motion plus authentique sil leur tait restitu quelques lments de la noblesse de leur cadre original. Arts et litt. dans la socit, t. 1, 1935, p. 84-11.
ATTENDRIR, verbe trans. Domaine de laffectivit. 1. [Le compl. dobj. dir. dsigne une pers. ou un inanim abstr. tel que le cur, lme] Susciter une motion, rendre accessible ou plus accessible des sentiments de tendresse, de compassion, de piti.
BEAU, BEL, BELLE, adj. et subst. a) [Le beau comme valeur esthtique] Ce qui suscite une motion, un plaisir esthtique.
DRAMATIQUE, adj. A. [En parlant de faits] Qui suscite une vive motion, constitue un drame violent et pathtique. MOUVANT, ANTE, part. prs. et adj. II. Emploi adj. Qui suscite lmotion, qui meut, bouleverse lme, touche le cur. UVRE, subst. uvre dart. uvre o la mise en forme des matriaux, lutilisation de la technique tendent communiquer la vision personnelle de lartiste en suscitant une motion esthtique. PLEURARD, -ARDE, subst. et adj. [En parlant dun crateur, dune oeuvre artist., dune production littr.] Qui cherche par des moyens faciles susciter lmotion, qui traite de sujets larmoyants. POTISER, verbe P. anal. Rendre propre susciter une motion dordre potique, donner une dimension, une valeur, un caractre potique .
SLNITE3, adj. et subst. Linstant o on vit les deux hommes planter le drapeau amricain sur le sol slnite suscita une particulire motion (Le Monde, 22 juill. 1969, p. 5, col. 6).
DISCOURS DE LMOTION
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SPECTACULAIRE, adj. A. 1. [En parlant dune chose, dun vnement] Qui frappe la vue, limagination par son caractre remarquable, les motions, les rflexions suscites.
SPECTATEUR, -TRICE, subst. P. anal. Personne qui assiste une action qui reproduit les formes, les conditions dun spectacle par lmotion, lintrt quelle suscite. Spectateur dun duel, dune excution, dun procs. Le peuple dans tous les pays jouit avec avidit de la vue des excutions, et peut-tre, de lempressement tre spectateur des supplices, il y a peu de distance pour en devenir linstrument (SNAC DE MEILHAN, migr, 1797, p. 1585). SUSCITER, verbe trans. Faire natre un sentiment. Susciter ladmiration, langoisse, la colre, la crainte, la curiosit, lmotion, lenthousiasme, lintrt, la peur. TROUBLER, verbe trans. mettre dans le trouble en suscitant une motion amoureuse
Ici encore, linversion entre agent et agi se retrouve. On a ainsi des tournures employant susciter ou provoquer mais dont lagent est lmotion (de faon quasi absolue pour parler des sensations et des effets physiologiques attribus lmotion). Lmotion comme raction est bien ambivalente :
ADRNAL-, ADRNALIN-, lment prf. adrnalinmie, subst. fm. prsence dadrnaline dans le sang (GARNIER-DEL. 1958) ; taux dadrnaline prsent dans le sang ; le terme est souvent employ pour dsigner leffet dune motion qui suscite une scrtion dadrnaline par les capsules surrnales, do rsulte une augmentation du taux sanguin (PIRON 1963). BATTRE1, verbe. En partic. Le cur bat. Le cur est anim de battements violents et irrguliers provoqus par une motion.
CATAPLEXIE, subst. fm. MD. Perte brusque du tonus musculaire, sans perte de conscience, entranant la chute du malade, gnralement provoque par une motion. CHALEUR, subst. fm. En partic. Sensation dardeur intrieure, provoque par une motion, pouvant se manifester extrieurement.
CHOC, subst. masc. a) motion violente et inattendue pouvant provoquer de grandes perturbations physiques et psychiques chez lindividu. FRMISSEMENT, subst. masc. P. anal. Agitation dun ensemble de personnes provoqu par une motion commune.
PRSENT1, -ENTE, adj. [Trs vite, les motions] ont acquis le pouvoir de provoquer chez tous les prsents, par une sorte de
contagion mimtique, le complexe affectivo-moteur qui correspond lvnement survenu et ressenti par un seul (L. FEBVRE, La Sensibilit et lhist., [1941] ds Combats, 1953, p. 224).
STRANGULATION, subst. fm. P. anal. Sensation de gorge noue provoque par une vive motion, un sentiment exacerb.
SUE, subst. fm. Production abondante de sueur (provoque par un effort intense, par la temprature, une inquitude ou une vive motion). SUEUR, subst. fm. b) ca 1260 transpiration provoque par la fivre ou une motion quelconque (ROBERT DE BLOIS, Beaudous, 1050, ibid. : Puis sue une froide sueur) TREMBLER, verbe intrans. 1. tre agit dune srie de lgers mouvements musculaires convulsifs souvent accompagns dune sensibilit thermique et provoqus par la fivre, le froid, ou par une violente motion.
CARACTRISTIQUES FONDAMENTALES
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Enfin, nous avons soulign plus haut le fait que lmotion est conue comme un phnomne foncirement personnel, individuel. Pour exprimer ce vcu sur le plan corporel ou des sensations physiques, deux verbes sont principalement utiliss, qui chacun souligne la passivit attribue lmotion et/ou la personne mue, ressentir :
LEXIQUE, subst. masc. Glamour est sans quivalent en notre langue. Nos lexiques donnent : magie ; les dictionnaires anglais :
influence de quelque phantasme sur notre vision, qui nous fait ressentir des motions sans rapport avec des images quenregistre notre rtine (BLANCHE, Modles, 1928, p. 195).
SCHMA, subst. masc. 3. Jai rendez-vous avec un ami. Il tarde. Jattends. Je suis nerveux. Une motion dinquitude me saisit. Finalement il arrive. Ma joie explose. Mais ce schma rsume-t-il lessentiel de mes affections ? Non pas, car dans limpatience qui prcde larrive de mon ami, je ressens vrai dire une motion non de joie, mais dinquitude et de peur. J. VUILLEMIN, Essai signif. mort, 1949, p. 125.
et surtout prouver :
AMOUR-PROPRE, subst. masc. Le commencement du discours de Charlemagne me fit prouver la plus vive motion ; jadmirois le hros saxon avant de le connotre, et devenu son librateur, lamour-propre avoit tellement exalt mes sentimens pour lui, que son alliance met paru mille fois plus glorieuse que celle de tous les souverains de la terre. Mme DE GENLIS, Les Chevaliers du Cygne, t. 1, 1795, p. 76. AIR1, subst. masc. Le jeune homme dalors, sduit aux enchantements de potes purs et maudits, hsitant sur le seuil de cette littrature inquitante dont tout le monde lui enseignait les prils et lui dnonait les folies, pressentait dans lair de son temps cette excitante motion, cette disposition intime que lon prouve au concert cependant que lorchestre sessaie, et que chaque instrument cherche pour soimme, et pousse librement sa note. P. VALRY, Varit 4, 1938, p. 18. BEAU, BEL, BELLE, adj. et subst. TYMOL. ET HIST. A. Adj. 1. qui fait prouver une motion esthtique COMMUNIQUER, verbe. Donner une explication simple, plausible, rationnelle de (...) lmotion quprouve lartiste excutant et quil cherche (...) communiquer lauditoire ; tel est notre seul but ! (MATHIS LUSSY, Le Rythme musical, 1911, p. IV, note 1).
CONTENIR, verbe trans. Sans cesse nous comparons la peinture la musique, et la musique la peinture, parce que les motions que nous prouvons nous rvlent des analogies o lobservation froide ne verroit que des diffrences. Chaque plante, chaque fleur contient le systme entier de lunivers ; un instant de vie recle en son sein lternit, le plus foible atome est un monde, et le monde peut-tre nest quun atome. Mme DE STAL, De lAllemagne, t. 4, 1810, p. 248. COUCHER1, verbe. tous les deux, se couchant en joue, se regardrent quelques secondes avec cette motion poignante que le plus brave prouve au moment de donner ou de recevoir la mort. MRIME, Colomba, 1840, p. 135. DFAILLANT, ANTE, part. prs. et adj. P. ext. et affaiblissement de sens. Qui prouve une forte motion au point de se sentir ou de sembler prt perdre connaissance.
DFAILLIR, verbe intrans. P. ext. et affaiblissement. prouver une forte motion au point de se sentir ou de sembler prt perdre connaissance.
DISCOURS DE LMOTION
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MOTIF, IVE, adj. Qui est apte, prdispos prouver des motions. Un enfant, un peuple motif ; une imagination trop
motitive.
MOTION, subst. fm. prouver, ressentir une motion. [] SYNT. motion douloureuse, heureuse, passionnelle, poignante, sentimentale ; lmotion du chagrin, de la tendresse, de la tristesse ; cacher, contenir son motion ; enfouir ses motions dans son cur ; prouver une motion de plaisir ; se laisser aller lmotion ; tre ivre dmotion.
aspiration, aveu, chagrin, dsir, dsespoir, douleur, motion, envie, gratitude, horreur, intention, passion, regret, repentir, vu sincre.
CARACTRISTIQUES FONDAMENTALES
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TRANSPARENT, -ENTE, adj. et subst. masc. Quand le dernier jupon tombait, elle apparaissait dune blancheur ple, de cette neige transparente des blondes anmiques ; et il prouvait une continuelle motion, la trouver si blanche (ZOLA, Germinal, 1885, p. 1272).
La naturalit
Les motions, nous lavons dit, sont construites en opposition avec la raison. Selon le paradigme de cette dichotomie, les motions sont conues comme tant naturelles ou au moins assimiles au naturel ou relevant de la Nature (absolutise).
AMI, IE, subst. ... quand la vie nous chappe, nous nous lanons vers une autre vie. Ainsi la religion est de son essence la compagne fidle, lingnieuse et infatigable amie de linfortun. Ce nest pas tout. Consolatrice du malheur, la religion est, en mme temps, de toutes nos motions, la plus naturelle. B. CONSTANT, Principes de politique, 1815, p. 131.
ABSTRAIRE, verbe trans. ... notez, enfin, Verlaine tant ici laiss de ct, le narcissisme des symbolistes. Ni Lamartine, ni Hugo, ni Musset, navaient ainsi abstrait le pote de lhomme et navaient, propos de leur propre existence que Dieu mit au centre de tout comme un cho sonore, chant autre chose que les grands partis gnraux, les larges motions de la nature humaine. A. THIBAUDET, Rflexions sur la littrature, 1938, p. 40. VIEILLOT, -OTTE, adj. et subst. [En parlant dun style, dun lang.] Si lon veut faire la part du sentimentalisme de lpoque, du langage vieillotant, des habitudes littraires (...) on trouvera dans toutes ses pices [de Mme Ancelot] des qualits dmotion, de naturel (A. DAUDET, Crit. dram., 1897, p. 246).
Ce caractre naturel de lmotion peut tre voqu de manire plus dtourne, par exemple en faisant rfrence un principe de prdisposition, linluctabilit ce sur quoi nous navons pas prise ou ce qui nous dtermine tant attribu, dune faon traditionnelle, la Nature :
MOTIF, IVE, adj. Qui est apte, prdispos prouver des motions. Un enfant, un peuple motif ; une imagination trop
motitive.
De faon plus anecdotique, nous pouvons relever les conceptions, principalement rattaches au mouvement romantique, assimilant la Nature au domaine de lmotion et insistant dans le mme temps sur la Nature comme source dmotions.
NATURE, subst. fm. [Comme source dmotions ou de sensations, dans une conception romantique] Dj les
premires ombres de la nuit commenoient envelopper le bosquet dorangers, et donnoient la nature cette teinte de mlancolie qui favorise si bien les mditations religieuses et les tendres rveries (COTTIN, Mathilde, t. 1, 1805, p. 147). Au travers des murs de charmille on apercevait et l, par les troues du feuillage, une belle lune clairant un paysage tendu et tranquille. Cette nature ravissante tait daccord avec les nouveaux sentiments qui cherchaient semparer du coeur de Madame de Chasteller (STENDHAL, L. Leuwen, t. 1, 1836, p. 311).
ROMANTIQUE, adj. et subst. [En parlant dun paysage, dun lieu] Qui voque les descriptions des romans par son charme pittoresque, qui sduit le regard et touche la sensibilit par ses aspects varis, singuliers, qui dispose une douce rverie, des motions tendres, mlancoliques, par sa solitude tranquille.
DISCOURS DE LMOTION
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Par ailleurs, le caractre naturel de lmotion est dclin dans des proprits drives, par exemple lhrdit :
HRDITAIRE, adj. SYNT. Affection, crainte, motion, faute, foi, habitude, haine, ides, murs, mmoire, orgueil, passion, peine, prjugs, prudence, spleen, soumission hrditaire(s).
mais surtout, toujours selon le mme paradigme, la spontanit, la vrit, la ralit et, corollairement, la sincrit et lauthenticit :
SPONTANIT, subst. fm. B. lan, mouvement propre et original de quelquun ou de quelque chose ; possibilit de rpondre dune manire immdiate quelque chose ou quelquun. Synon. franchise, naturel ; anton. calcul,
raisonnement, rflexion. Spontanit affective, psychologique, vitale ; spontanit libre, sincre ; spontanit des motions, des sentiments : spontanit de lamour, de la colre, de lindignation, de la joie, dune rponse, dune riposte ; tre dune absolue, charmante spontanit ; avec une parfaite spontanit ; spontanit de lme, du cur, de lenfant, de la jeunesse.
MOTIF, IVE, adj. Spontan, motif, ayant le sens artistique inn (...) le Noir est certes intelligent mais aussi peu rationaliste que possible (Figaro, 19-20 janv. 1952, p. 7, col. 2)
FLEUR, subst. fm. Je ne dirai point ces choses, car lmotion perdrait sa fleur de spontanit sincre, tre analyse, pour lcrire (GIDE, Journal, 1890, p. 14).
ACCOMPAGNANT, ANTE, part. prs. et adj. Tel, ce ravissant cantabile en si mineur, dune motion si spontane, avec sa douce mlancolie et son murmure entrecoup, qui se rvle lexamen un krebskanon , un de ces canons lcrevisse , o, si on lit reculons la voix accompagnante, on retrouve paradoxalement (avec les changements ncessaires) la coule du flot que lon remonte lenvers. R. ROLLAND, Beethoven. Les Grandes poques cratrices, t. 1, 1903, p. 297.
NATURE, subst. fm. Aussi, son premier soin fut-il de chercher un asile cart aux environs des eaux. Il sentait instinctivement le besoin de se rapprocher de la nature, des motions vraies et de cette vie vgtative laquelle nous nous laissons si complaisamment aller au milieu des champs (BALZAC, Peau chagr., 1831, p.277). SAVOUREUX, -EUSE, adj. Une uvre (...) o M. Franois Coppe se montrerait tout entier : virtuose impeccable, songeur dlicat, (...) capable de raffinement, de mivrerie, et aussi de franche et populaire motion, peintre savoureux et fin des ralits lgantes et vulgaires (LEMAITRE, Contemp., 1885, p. 111). MOUVOIR, verbe trans. Les motions fondamentales (...) ont un pouvoir dbranler laction, dmouvoir ltre, qui ne consiste pas dabord le jeter hors de soi, mais le tirer de linertie par une spontanit toujours prilleuse pour la matrise de soi ; ... RICUR, Philosophie de la volont, 1949, p. 237.
Nous pouvons souligner quau cur de cette spontanit, nous retrouvons le principe essentiel de lmotion telle quelle est conue, verbalise et mise en uvre dans nos socits, savoir le caractre tout la fois ractif et moteur de lmotion. Alternativement, lmotion est (ou devrait tre) spontane (comme cela vient dtre expos ci-dessus) et fait agir spontanment , comme dans :
CRIER (S), verbe pronom. A. Pousser spontanment des cris sous leffet dune motion.
CARACTRISTIQUES FONDAMENTALES
225
SEMBLANT, subst. masc. force de travail et dmotion, il [Rousseau] a assoupli son organe et a su donner ce style savant et difficile la mollesse et le semblant dun premier jet (SAINTE-BEUVE, Caus. lundi, t. 3, 1850, p. 85).
On notera ds lors lambigut de cette spontanit (cf. le semblant dun premier jet ci-dessus) qui sobtiendrait nanmoins force de travail et dmotion Lexemple nest pas isol :
ARTIFICIELLEMENT, adv. 3. ... je ne vis vraiment, que si je fuis la vie au sens courant du terme, dans lexaltation ou dans la cration ; et ce qui doit se passer dans les autres moments, cest quexaspr de ne point parvenir vivre autrement, je veux alors, si je puis dire forcer la vie, la susciter fut-ce artificiellement, et lorsque je ne suis pas spontanment tout habit par lmotion sans laquelle je me sens intrieurement mort il marrive de chercher la dclencher tout prix ; ... DU BOS, Journal, 1926, p. 104.
Dautre part, le caractre naturel peut galement tre formul de manire ngative, en insistant sur ce qui dnature les motions :
CULTURE, subst. fm. Pj. Dveloppement artificiel et excessif de sentiments qui compromettent lquilibre de la personnalit, complaisance coupable leur gard. Culture de la haine, de la passion. La culture de mes motions fut mauvaise (GIDE, Journal, 1893, p. 38).
Trs souvent en effet, le discours sur lmotion, comme nous le verrons en dtails plus bas, est un discours prescriptif ou normatif construisant et rpondant donc des attentes sociales, collectives49 qui, sappuyant sur le concept dartificialit, insinue ou au contraire dtaille ce que lmotion devrait et doit tre :
AUTORISATION, subst. fm. La religion pour la femme nest pas la discipline laquelle lhomme se soumet ; cest un panchement amoureux, une occasion de dvouement romanesque. Cest dans les jeunes filles un exutoire licite, une permission dexaltation, une autorisation davoir des aventures mystiques ; et si les confesseurs sont trop doux, trop humains, elles se jettent aux svres, qui remplacent la vie bourgeoise par une vie dmotions factices ; ... E. et J. DE GONCOURT, Journal, 1854, p. 138. BALLE1, subst. fm. Il a lesprit libre, frais et dispos, toujours prsent et prt la riposte. Dpourvu dmotions relles, il renvoie promptement la balle lastique des bons mots. VIGNY, Chatterton, 1835, p. 233. MDIOCRE, adj. t perdre deux heures aux courses dAuteuil, pour dix minutes dmotion frelate. Je nai pas lhabitude daussi mdiocres plaisirs. Ma dmoralisation venait surtout davoir arpent en tous sens la pelouse sans rencontrer un seul tre avec qui souhaiter causer ou coucher (GIDE, Journal, 1906, p. 205).
Cest cette attitude normative qui drive les discours sur la spontanit de lmotion en discours sur sa sincrit et son authenticit50.
49 50
Sur les attentes sociales vis--vis de lmotion, cf. plus bas, pages 331 et suivantes.
Cette drive a une histoire, qui sinscrit dans celle que nous avons retrace au chapitre prcdent de la prsente tude (cf. ci-dessus, notamment pages 100-150 et 171-173). By the 16th century, a belief in the distinction between self and appearance had taken hold, leading to the notion of an abstract, hidden self as well as to an emphasis on the virtues of sincerity (MORGAN Charles et AVERILL James R., True Feelings, the Self, and Authenticity: A Psychosocial Perspective , op. cit.,
DISCOURS DE LMOTION
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SAGACE, adj. Presque toujours une part dapprt et de convention sajoute lmotion qui nous parat la plus sincre : Toujours un peu de faste entre parmi les fleurs crivait dlicieusement et fort sagacement La Fontaine (GIDE, Journal, 1931, p. 1053).
SINCRE, adj. Sincre amour, croyance, dvotion, foi, pit ; aspiration, aveu, chagrin, dsir, dsespoir, douleur, motion, envie, gratitude, horreur, intention, passion, regret, repentir, vu sincre. TOUCHER2, subst. masc. Jaimais la folie le toucher dAnnalena. Si surprenante que ft lhabilet quelle y montrait, jamais je ny trouvai loccasion de douter de la sincrit de son motion. La belle musicienne avait lme fort sensible et lagilit de ses mains angliques ne ressemblait en rien ladresse irritante et vulgaire des virtuoses (MILOSZ, Amour. init., 1910, p. 166).
ACCENT, subst. masc. A. Inflexion particulire de la voix traduisant et permettant de reconnatre comme authentique une motion, un sentiment.
Ces qualits de sincrit ou dauthenticit de lmotion tout videntes quelles nous paraissent aujourdhui nen sont pas moins lobjet de discussions, de nuances, voire dinterrogation, dmarches qui trahissent la fois leur caractre problmatique et les forts enjeux sociologiques dont elles sont investies :
DAMERET, subst. masc. ... les motions de la soire ayant fait tomber son fard, il [Bois-Dor] avait peu prs sa figure naturelle, qui ntait point celle dun dameret. SAND, Les Beaux Messieurs de Bois-Dor, t. 1, 1858, p. 244. ANNONCIATION, subst. fm. ... il sera ncessaire de multiplier ces zones de recueillement, car que de Pieta ou dAnnonciations, que de hros ou dallgories susciteraient en nous une motion plus authentique sil leur tait restitu quelques lments de la noblesse de leur cadre original. Arts et litt. dans la socit, t. 1, 1935, p. 84-11.
Ces questionnements portant sur des qualits pourtant fondamentales prtes aux motions dans nos socits, se retrouvent galement dans toute une srie de mise en doute (par la dngation ou la simple affirmation dont la ncessit justifie lnonciation) portant sur la ralit des motions dcrites ou ressenties, sur leur caractre vritable.
BALLE1, subst. fm. Il a lesprit libre, frais et dispos, toujours prsent et prt la riposte. Dpourvu dmotions relles, il renvoie promptement la balle lastique des bons mots. VIGNY, Chatterton, 1835, p. 233.
DTOURNEMENT, subst. masc. Le dtournement du Boeing a suscit une relle motion en gypte, aussi bien chez lhomme de la rue que dans les cercles politiques. Le Monde, 25 aot 1976, p. 20. MOUILLAGE, subst. masc. Ce ne fut pas sans une relle motion que je demandai, avec lassurance de recevoir maintenant une rponse (...) Y a-t-il des glaces dans le voisinage ? Quel est le meilleur mouillage avec le temps actuel ?... (CHARCOT, Mer Gronland, 1929, p. 18)
p. 98). Comme nous lavons expliqu, la notion de sincrit a ensuite ouvert sur celle dauthenticit. Pour des rfrences sur ce point, cf. supra, note 376 page 148.
CARACTRISTIQUES FONDAMENTALES
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ORANGE, subst. et adj. Braque ne peint que pour la dlectation de loeil, convaincu que peu peu, par la mystrieuse vertu de tels rapports de rose fan et de vert us, excits par un jaune-orange (...) lme du spectacteur gotera une motion relle. LHOTE, Peint. dabord, 1942, p. 159.
CRAINTE, subst. fm. Lorsque, redoutant la mort, je me plaque contre terre pour viter les balles, jattends, je rampe, je cours, je fuis, il faut distinguer parmi ces ractions celles qui sont dues proprement la crainte, et celles qui, encore quelles laccompagnent ncessairement ou du moins gnralement, sont inexplicables partir de la crainte, et relvent dun tout autre principe. Si je considre en effet la crainte comme un vritable sentiment, et non comme une motion, cest que je lui attribue la triple vertu de se montrer circonstancielle adaptative et objective. J. VUILLEMIN, Essai sur la signif. de la mort, 1949, p. 104. COMMUNICATIF, IVE, adj. Les motions vritables sont si communicatives, que pendant un moment ces trois personnes se regardrent en silence (BALZAC, Le Pre Goriot, 1835, p. 90).
FAISEUR, EUSE, subst. Cest un livre de faiseur, sans style et sans vritable motion, sans forme, sans valeur (ALAINFOURNIER, Corresp. [avec Rivire], 1909, p. 112).
ORACLE, subst. masc. La premire fois (...) je considrai avec une vritable motion cet oracle trapu, aux yeux bleus, la barbe blanche [V. Hugo] (L. DAUDET, Fant. et viv., 1914, p. 12).
Ce statut ambigu de lmotion, dont la ralit ou la vrit oscillerait, est relier une attitude que jai qualifie de mta-physique et consistant entre autres prendre lmotion comme un signe, cest--dire la fois le double et le substitut dun au-del. Nous y reviendrons plus en dtail ci-dessous51. Dans le mme ordre dide mais de faon plus dtourne, les motions peuvent aussi tre mobilises comme rvlatrices, cest--dire comme quelque chose de concret, qui renseigne sur la personne qui les prouve :
ABSTRAIT, AITE, part. pass, adj. et subst. masc. Ses peintures (de Degas) ne disent rien de son me, cest un abstrait, un exact, on ne sait rien de lui, ni son plaisir, ni son motion, ... C. MAUCLAIR, Les Matres de limpressionnisme, 1904, p. 96.
Variation et inconstance
ct de lintriorit, de la qualit eu- ou dysphorique, des caractres ractionnel et naturel attribus lmotion, et de son opposition avec la raison, diverses autres caractristiques connexes de lmotion peuvent tre dtailles partir des verbalisations que lon trouve dans le TLFi. Et tout dabord, lmotion est frquemment prsente comme marque dune particulire inconstance. Nous lavons dj signal plus haut propos dautres proprits, une insistance est souvent porte sur sa variabilit, sur son caractre fluctuant, instable, changeant.
BAROMTRE, subst. masc. P. mtaph. ou au fig. Ce qui permet dvaluer une situation, une tendance, certaines circonstances, ou la renomme, la considration, le crdit de quelquun, ou encore certains sentiments, motions, passions et qui est sensible leurs variations.
51
Cf. infra, pages 250-256. propos de la mtaphore smiotique, cf. ci-dessus, pages 100-145.
DISCOURS DE LMOTION
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PASSAGER1,-RE, adj. et subst. SYNT. Accident, clat, garement, engouement, tat, fait, intrt, phnomne, plaisir, sentiment, succs,
trouble passager ; oedme, spasme passager ; abondance, affection, altration, amlioration, amiti, cause, circonstance, crise, dfaite, difficult, douleur, motion, preuve, volution, exaltation, folie, hausse, immunit, inconscience, indisposition, influence, mode, occupation, situation, utilit, victoire, vogue passagre.
PALPITATION, subst. fm. ... sa vie [du sicle] semble une fivre (...) si dans cette fivre il entre bien des motions passagres, de mauvais caprices, dengouements la minute, il y a aussi l-dedans de bien nobles palpitations, une srieuse flamme, des torrents de vie et de gnie... SAINTE-BEUVE, Prem. lundis, t.2, 1833, p.154. MINUTE1, subst. fm. Sa vie [du sicle] semble une fivre (...) si dans cette fivre il entre bien des motions passagres, de mauvais caprices, dengouements la minute, il y a aussi l-dedans de bien nobles palpitations (SAINTE-BEUVE, Nouv. lundis, t. 2, 1862, p. 154).
vient des motions, des opinions. Je passerai donc ma vie, courte ou longue, dire : Mieux vaudrait autre chose. Pourquoi ce roulis de notre me, ce va-et-vient de nos ardeurs ? (RENARD, Journal, 1890, p. 58). Le pays dAuvergne (...) a toujours paru propre nourrir ces fortes consciences juridiques, peu sensibles au va-et-vient des sentiments (BARRS, Matres, 1923, p. 75).
VA-ET-VIENT, subst. masc. inv. Alternance dides, dimpressions, de propos, de sentiments contraires ou contradictoires. Va-et-
VISAGE, subst. masc. Changer de visage. Changer dexpression, plir ou rougir dmotion ; prendre un air diffrent selon les diverses occasions. MOMENT, subst. masc. En ces estampes, o la couleur saisit dabord, cest lmotion dun moment qui prend force dternit (ALAIN, Beaux-arts, 1920, p. 287).
PAYS1, subst. masc. Je voudrais que vous puissiez voir lmotion phmre, jen suis convaincu, obtenue par ces mesures dans un pays comme la Lorraine (BARRS, Cahiers, t. 5, 1907, p. 102).
POSSIBLE, adj. et subst. masc. Il est curieux de relever que cette prime formule de lopra franais mit demble insciemment en pratique le systme de dramaturgie lyrique difi par le thoricien Wagner (...). Ici, la musique est vraiment la servante du drame (...). Dans cet art, en ralit, il y a fort peu de musique, et, avec Lully, de la moins captivante : partout, nulle motion possiblement durable, et la science mme de Rameau ny put rien (MARNOLD, Cas Wagner, 1918, pp. 96-97). RETOMBER, verbe intrans. Les passions ne sont point durables, mais retombent aux simples motions, si quelque jugement de belle apparence ne conduit pas les cultiver (ALAIN, Beaux-arts, 1920, p. 101). ADVENTICE, adj. et subst. les messages discontinus que lmotion nous transmet, les saillies continuelles de la vie affective et sensible V. JANKLVITCH, Le Je-ne-sais-quoi et le presque-rien, 1957, p. 109. AFFICHER1, verbe trans. ... Wazemmes, qui depuis le milieu de la nuit, tait pass par des motions trs varies, en connut une de plus. Elle tait faite dune joie profonde qui ne savouait pas, et dun brin de dception qui saffichait : ... J. ROMAINS, Les Hommes de bonne volont, Verdun, 1938, p. 273. VARIER, verbe 2. a) [Le compl. est au plur.] Diversifier plusieurs choses de mme nature les unes par rapport aux autres.
Varier les aspects de qqc. ; varier ses motions ; varier ses lectures, ses tudes.
PERCEPTION, subst. fm. Mais perceptions, sensations, ne tombent jamais dans un terrain neutre ; elles engendrent immdiatement une raction affective, une motion, qui varient selon la nature de ce qui les provoque, mais aussi selon la nature de celui qui les reoit. HUYGHE, Dialog. avec visible, 1955, p. 313.
CARACTRISTIQUES FONDAMENTALES
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PLAINDRE, verbe Cette lenteur (...) peut fatiguer des ames vives et lgres, dont la curiosit impatiente plaint le temps quelle donne ce qui lintresse, veut savoir au plus vte ce qui lattend, jouir dune motion rapide et fugitive, et aussitt changer dobjet (MARMONTEL, Essai sur rom., 1799, p. 339).
Ces variations et inconstances de lmotion se traduisent frquemment par un accent port sur son caractre prtendument confus ou contradictoire.
ALORS, adv. Secou dmotions confuses, Augustin sintimidait, sattardait, cherchait des atermoiements. Cest alors quil trouva les roses. J. MALGUE, Augustin ou le Matre est l, t. 2, 1933, p. 59. CONFUS, USE, adj. SYNT. Un dsir, un pressentiment confus ; une angoisse, une aspiration, une connaissance, une crainte,
une motion, une esprance, une ide, une idologie, une intuition, une (des) impression(s) confuse(s) ; des raisons confuses.
DE1, prp. Bris de tant dmotions contraires (LAFORGUE, Moral. lgend., 1887, p. 120).
DISSOUDRE, verbe trans. Temps minemment propices la mditation de la mort et aux floraisons contraires des motions, que ceux (...) o se dissout la cohsion organique de lhumanit (J. VUILLEMIN, Essai signif. mort, 1949, p. 160).
Notons au passage que ce caractre changeant ou fugitif prt lmotion est rarement valoris. Do des noncs dans lesquels cest la qualit inverse qui est mise en avant, en particulier pour valoriser lmotion en question :
PROFOND, -ONDE, adj., adv. et subst. 3. a) Littr. [Postpos ; en parlant dun tat affectif, sentiment, motion, ou dun tat de conscience] Qui atteint la personne jusquau fond delle-mme, qui est intense et durable ; qui est essentiel. INTARISSABLE, adj. 2. [Appliqu un inanim abstr.] Qui dure ou parat devoir durer indfiniment. Synon. inpuisable, ternel. Imagination intarissable (TAINE, Nouv. Essais crit. et hist., 1865, p. 287). Leur amour pour leur enfant tait (...) intarissable (KAHN, Conte or et sil., 1898, p. 29). motion intarissable (cf. DU BOS, Journal, 1928, p. 84). IMMORTEL, -ELLE, adj. Cet tat de terrible motion o on se sent comme suspendu entre limmortelle flicit et lternel dsespoir (COTTIN, Mathilde, t. 2, 1805, p. 331). TRANSPARENT, -ENTE, adj. et subst. masc. Quand le dernier jupon tombait, elle apparaissait dune blancheur ple, de cette neige transparente des blondes anmiques ; et il prouvait une continuelle motion, la trouver si blanche (ZOLA, Germinal, 1885, p. 1272).
Par ailleurs, linstabilit de lmotion et sa variation se retrouvent aussi parfois dans son imprvisibilit :
SUPERPOSITION, subst. fm. cette occasion, observons la superposition, dans lesprit crateur, de la libre motion qui va sa route, sans en savoir les tapes et le terme, et de la volont rflchie de lartiste, qui construit, daprs son plan (ROLLAND, Beethoven, t. 1, 1937, p. 264).
DISCOURS DE LMOTION
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CUR, subst. masc. D. [Le cur comme foyer ou rceptacle de la vie affective] 1. Centre de rsonance de la sensibilit aux phnomnes extrieurs, de la disposition y rpondre par des motions diverses (joie, peine, colre, etc.) : [] 45. ... le cur humain est le jouet de tout, et lon ne saurait prvoir quelle circonstance frivole cause ses joies et ses douleurs. CHATEAUBRIAND, Mmoires dOutre-Tombe, t. 1, 1848, p. 102.
Laspect changeant, instable des motions, ou son imprvisibilit sont galement renforcs par son flou, son caractre diffus que nous retrouvons dans notre embarras la dfinir, la percevoir, lidentifier (nous y reviendrons) :
MOTION, subst. fm. SYNT. motion esthtique, littraire, musicale, religieuse ; motion dlicate, diffuse, fine, intime ; lmotion du rve ; motions dart. MOUVOIR, verbe trans. 2. [En parlant dune motion plus diffuse, vcue au niveau des sensations] Attendrir, troubler.
TROUBLE2, subst. masc. En partic. motion diffuse provoque par un sentiment damour ou un dsir charnel.
Lintensit de lmotion
Lmotion, daprs les usages auxquels nous avons recours, est galement une notion quantifiable, susceptible dune intensit.
CARLATE, adj. et subst. b) [ lintensit de certains tats dme, de certaines motions] Le chef de bureau, dont la face rubiconde tait devenue carlate de joie, et dont le cur bondissait dans sa poitrine (PONSON DU TERR., Rocambole, t. 1, 1859, p. 162). GONFLANT, -ANTE, part. prs. et adj. 1. Qui donne plus dintensit aux impressions, aux motions ; qui remplit dorgueil.
GRAND, GRANDE, adj. Le sublime nest donc que le suprme degr du beau (...). Une srie de gradations, le noble, le grand, le pompeux, le majestueux, le magnifique, le grandiose, etc., marquent lintensit croissante de lmotion et les rattachent lun lautre. BRAY, Du Beau, 1902, p. 268. GROS1, GROSSE, adj. 2. [En parlant dune manifestation physique ou psychique] Qui prsente un certain degr dintensit ou de gravit. Gros rhume, gros sanglot, gros soupir ; grosse colre, grosse dception, grosse motion, grosse fivre.
INDESCRIPTIBLE, adj. B. [En parlant de ce qui dpasse en intensit, toute description] Qui ne peut tre dcrit ou exprim sa juste valeur, dont la description serait toujours en de de la ralit. Bonheur, dsespoir, effroi, angoisse, beaut, motion, frnsie, joie, sensation, tristesse, volupt indescriptible. INTENSIT, subst. fm. SYNT. Intensit dmotion, dexpression, de vie ; intensit dun dsir, dune douleur, dun effort, dune passion, dune sensation, dun sentiment ; avec intensit.
CARACTRISTIQUES FONDAMENTALES
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RSONATEUR, -TRICE, adj. et subst. masc. Il y a des tempraments qui en rajoutent . Ils renforcent leurs motions comme sils avaient le sentiment quelles ne sont pas assez pnibles assez prolonges. Ils ne les peuvent laisser leur intensit. Ce sont des rsonateurs. Ils vont lexaspration (VALRY, Tel quel II, 1943, p. 54).
ROUGE, adj., adv. et subst. [Rouge connote lintensit des motions, des sentiments et qualifie le regard] Brlant, intense, passionn. [] [P. mton. ; en parlant dune motion, dun sentiment] Fam. Qui est trs vif, intense et produit une coloration rouge du visage.
BOULEVERSEMENT, subst. masc. B. Au fig. Perturbation profonde, trouble violent. 1. [En parlant dune pers. ou dun groupe de pers.] motion intense. CONVULSION, subst. fm. Mouvements violents, excessifs, dsordonnes, souvent sous le coup dune motion ou dune passion intense et gnralement pnible. Convulsions de dsespoir, de douleur, de rage. MOTION, subst. fm. SYNT. motion aigu, intense, simple. ENTHOUSIASME, subst. masc. 2. P. ext. tat de ferveur, dmotion religieuse intense donnant lintuition de vrits religieuses ou de ralits supra-naturelles (oppos raison, intelligence). FRMISSEMENT, subst. masc. 2. [P. ell. des compl. de] Trouble motif intense. Ils puisrent la violence des dsirs, les frmissements et les tendresses perdues (VILLIERS DE LI.-A., Contes cruels, 1883, p. 25). FRISSONNANT, ANTE, part. prs. et adj. C. Au fig. Qui est plein de sensibilit ; qui dnote une motion intense. GONFL, -E, part. pass et adj. 2. [En parlant dune pers., de son tat psychique] Rempli dimpressions fortes, dmotions intenses.
HORRIPILATION, subst. fm. Hrissement des poils qui couvrent le corps, caus par une motion intense ou une sensation de froid.
INTENSE, adj. B. [En parlant dun inanim relatif une pers. : attribut, tat, activit, priode de la vie] motion, travail, vie intense. PALPITANT, -ANTE, part. prs. et adj. c) Au fig. [En parlant de la vie affective, dun sentiment, etc.] Qui vibre dune motion intense, dune ardeur passionne. PMOISON, subst. fm. 2. [En parlant dune pers.] tat dabandon, de bien-tre ressenti par le corps, sous leffet dune sensation ou dune motion intense. PTRIFIER, verbe trans. a) Rendre dune immobilit absolue, gnralement sous leffet dune motion intense ; laisser sans raction. [] [Le suj. dsigne un acte, un fait, un spectacle qui provoque une motion intense]
REMISE, subst. fm. Messe et communion dune intense motion et dune totale remise Dieu (DU p. 218).
BOS,
Journal, 1928,
RETOURNER, verbe 4. Provoquer (chez quelquun) une intense motion. Synon. bouleverser, mettre dans tous ses tats (v. tat I A 2). SERGENT, subst. masc. Les quatre sous-officiers en garnison La Rochelle qui furent arrts et guillotins Paris en 1822 pour avoir entretenu des relations avec la socit secrte des Carbonari et dont la condamnation mort souleva une intense motion dans les milieux libraux.
DISCOURS DE LMOTION
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SOMNAMBULE, subst. et adj. B. P. anal. (Personne) qui effectue des actes de manire automatique, sans en avoir conscience, gnralement sous le coup dune motion intense, dune grande fatigue ou en ayant perdu le sens des ralits. SOUVENIR2, subst. masc. [Lindividu] vit dans le souvenir dune fte et dans lattente dune autre, car la fte figure pour lui, pour sa mmoire et pour son dsir, le temps des motions intenses (Philos., Relig., 1957, p. 32-9). SURSAUTER, verbe intrans. A. [Le suj. dsigne un anim] Avoir un brusque mouvement du corps sous leffet dune intense motion, dun sentiment de menace. TRAC2, subst. masc. A. Fam. Peur incontrle, angoisse irraisonne quprouve une personne en certaines circonstances, et o se mlent la fois un sentiment de crainte ou de frayeur et une motion intense. TRMOLO, subst. masc. B. P. ext. 1. Tremblement de la voix d une motion intense ou une volont daffectation et doutrance destine appuyer certains propos. VERTIGE, subst. masc. B. tat dgarement ou dtourdissement passager dune personne domine par une motion intense ou place dans une situation difficile. Vertige amoureux ; vertige des sens ; tre pris de vertige.
VIOLET, -ETTE, adj. et subst. masc. Fam. [En parlant dune motion, dun sentiment ; souvent dans un cont. mtaph.] Qui est trs vif, intense et se traduit par une coloration violette du visage.
Comme nous le verrons plus loin lorsque nous nous attarderons sur son expression 52, lmotion ne se distingue pas ou nest pas ncessairement distingue de son expression. Lambigut est donc parfois grande entre lintensit de lmotion et celle de son expression.
PASSION, subst. fm. Domaine du comportement physique ou psychique. Expression intense des motions, des sentiments. Synon. ardeur, chaleur, lan, exaltation, feu, fivre, transport ; anton. calme, dtachement, froideur. Parler avec passion. [Outougamiz] saisit la chane dor, la regarde avec passion, la veut jeter dans le torrent, puis la presse contre son cur et la suspend de nouveau sur sa poitrine (CHATEAUBR., Natchez, 1826, p. 388). Les baisers remplis de passion, et tels que jamais elle nen avait reu de pareils, lui firent tout coup oublier que peut-tre il aimait une autre femme (STENDHAL, Rouge et Noir, 1830, p. 66). PASSIONN, -E, part. pass et adj. [En parlant dune pers., dun aspect de sa nature] Qui exprime ou manifeste avec force, chaleur, intense motion ce quil ressent. [] [En parlant dun aspect du comportement hum., dun sentiment] Empreint de passion, de chaleur ; qui exprime ou manifeste des motions intenses ; qui est ardent, chaleureux. VIOLAC, -E, adj. ;VIOLACES, subst. fm. plur. Fam. [P. mton. ; en parlant (dune manifestation) dune motion, dun sentiment] Qui est trs vif, intense, et se traduit par une coloration violace du visage.
La force de lmotion
Paralllement, lintensit de lmotion, sa puissance daction, peut tre mtaphorise par sa force, comme si lmotion tait ou agissait comme une personne ou un objet matriel (lintensit de lmotion est alors assimile une capacit daction).
52
CARACTRISTIQUES FONDAMENTALES
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FORCE, subst. fm. C. Loc. (exprimant lide de quantit ou dintensit). 1. force de (loc. prp.), force (loc. adv.). a) force de. cause de la quantit, de lintensit de. force de + subst. [Julien] arriva sduit, admirant, et presque timide force dmotion (STENDHAL, Rouge et Noir, 1830, p. 282).
INSENSIBILIT, subst. fm. B. tat dune personne dpourvue de sensibilit morale, incapable dmotions, de sentiments, de sympathie. Insensibilit absolue, apparente, parfaite, naturelle, voulue ; une personne dune rare insensibilit.
Savez-vous quelquun qui le mariage de Swann a fait beaucoup de peine ? Cest ma femme. Oriane a souvent ce que jappellerai une affectation dinsensibilit. Mais au fond, elle ressent avec une force extraordinaire (PROUST, Sodome, 1922, p. 678).
JAILLISSANT, -ANTE, part. prs. et adj. C. [Correspond jaillir C ; en parlant dun inanim abstr.] Qui se manifeste avec force ou soudainet. motion, ide jaillissante.
SEMBLANT, subst. masc. force de travail et dmotion, il [Rousseau] a assoupli son organe et a su donner ce style savant et difficile la mollesse et le semblant dun premier jet (SAINTE-BEUVE, Caus. lundi, t. 3, 1850, p. 85).
Parler de force pour lmotion, cest aussi une faon de construire lmotion comme une entit possdant un pouvoir de contrainte, doppression voire de violence comme nous ltudierons plus loin. Mais il faut nanmoins mentionner ici un lien troit avec une mtaphore que nous dvelopperons plus bas53, celle qui rapproche lmotion dune force de la Nature. Par ailleurs, cette force de lmotion est parfois exprime adverbialement ou beaucoup plus frquemment par ladjectif qualificatif, quil soit antpos ou en postposition54 :
EXCITABLE, adj. Qui est susceptible dtre excit. A. Dans la lang. cour. [En parlant dune pers.] Qui se laisse facilement exciter, qui ragit fortement ( une action extrieure, motion, situation, etc.). ADMIRANT, ANTE, part. prs., adj. et subst. Le primordial, lessentiel, ce ntait pas ce hrissement de suppositions, mais cette espce de lumire toute blanche mane de la phrase merveilleuse. Ainsi parlait-il en son cur double. Lmotion admirante devint si forte quil sarrta quelques secondes aprs le point final. J. MALGUE, Augustin ou le Matre est l, t. 2, 1933, pp. 293-294. APPTER, verbe trans. Lie par des rapports intimes avec les fonctions sensitives dont elle suit limpulsion, indpendante de la volont qui elle donne des lois plutt quelle nen reoit, cette facult [limagination] rclame, appte en quelque sorte les aliments qui lui conviennent, sattache au merveilleux, poursuit avidement tout ce qui se drobe aux sens, et se couvre dun voile, tout ce qui flatte un penchant aveugle de crdulit, un besoin toujours progressif dmotions fortes et profondes. MAINE DE BIRAN, De lInfluence de lhabitude sur la facult de penser, 1803 pp. 100-101. ATOMISER, verbe trans. Les motions [du primaire] sont fortes et courtes. Aprs un accs de colre, le primaire est immdiatement rconcili et ne pense plus au motif de sa colre. Il se console relativement vite aprs une preuve ou un deuil, se remettant bientt aux affaires et aux divertissements. En toutes choses, il prsente une grande aptitude loubli. Soupe au lait, sa vengeance se dgrade facilement en injure, qui reste sans lendemain. La primarit tend donc atomiser la dure consciente. Le contrle des reprsentations actuelles par les reprsentations passes est considrablement affaibli (...). Le besoin dunit est touff chez le primaire par le besoin dactualit. MOUNIER, Trait du caractre, 1946, p. 293.
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Je fais ici cette prcision car une autre collocation, forme avec ladjectif profond, prsente selon le TLFi une nuance smantique (cf. infra, page 243).
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BOULE, subst. fm. MD. Avoir une boule dans la gorge, dans lestomac, avoir la boule de gorge. prouver une sensation de gne au niveau du pharynx en raison dune maladie ou dune forte motion.
CUR, subst. masc. Tous ces hommes de fer, tous ces preux invincibles portaient dans leur poitrine un cur tendre et naf comme celui des enfans. On ne leur avait point encore appris fltrir linnocence naturelle de leurs sentimens, ou en rougir. Ils navaient point encore dessch et glac dans leurs mes la source des motions simples, pures et fortes, de cette rose divine qui fconde et embellit la vie. MONTALEMBERT, Hist. de Ste lisabeth de Hongrie, 1836, p. 72. CONTOURN, E, part. pass et adj. ... le caractre du 19e sicle est de chercher des motions fortes, et de les chercher par des moyens simples. Le contourn, le charg dornements nous parat sur le champ trop petit. STENDHAL, Hist. de la peinture en Italie, t. 2, 1817, p. 275.
DPRIM, E, part. pass et adj. Oh ! le mauvais vin de lmotion forte, celui dont la griserie atrophie la volont et prpare les dprims et les maniaques (LORRAIN, mes automne, 1898, p. 77).
BRANLER, verbe trans. La sacristine mourut la premire. Lmotion avait t trop forte pour cette simple femme. Elle navait pas dout un moment de la Providence ; mais tout cela lavait branle. RENAN, Souvenirs denfance et de jeunesse, 1883, p. 53.
FOLIE1, subst. fm. Avec cette rage daventures, ce besoin dmotions fortes, cette folie de voyages, de courses, de diable au vert, comment diantre se trouvait-il que Tartarin de Tarascon net jamais quitt Tarascon ? A. DAUDET, Tartarin de T., 1872, p. 20. FRIGIDE, adj. Griffith, ce cynique, ce sceptique, ce frigide Anglais, stait montr enchant de pouvoir participer notre quipe dont il attendait une forte motion car il broyait du noir (CENDRARS, Main coupe, 1946, p. 123). IMPRGNATION, subst. fm. Les lments hrditaires du moi dansent devant la conscience, y pntrent, sy gravent. Leur imprgnation est dautant plus profonde que lmotion a t plus forte (L. DAUDET, Hrdo, 1916, p. 52). INDIVIDUEL, -ELLE, adj. et subst. Besoins sociaux et besoins individuels sont longtemps difficiles distinguer parce que lun des besoins les plus pressants de lindividu, quand il prouve une motion forte, est de faire entrer cette motion dans un cadre social. Arts et litt., 1935, p. 80-02. INTARISSABLE, adj. 2. [Dans un contexte mtaph.] La faiblesse humaine, source intarissable des motions les plus fortes (DELACROIX, Journal, 1824, p. 84). OUTRER, verbe trans. Cest un homme qui aime tellement causer des motions fortes, que, quand il ne peut pas cacher ses revers, il les exagre pour faire toujours plus quun autre (STAL, Consid. Rvol. fr., t. 2, 1817, p. 143). PLEXUS, subst. masc. Il est bien bizarre que chez moi toutes les motions fortes me frappent au plexus solaire, et ragissent sur les intestins et sur le cerveau (BALZAC, Lettres tr., t.2, 1843, p.250). PRI, -E, part. pass et adj. Forte motion et brisement de ltre. Et cependant, il faut aller ce soir un grand dner pri, chez Frantz Jourdain (GONCOURT, Journal, 1888, p. 744). RAISONNEMENT, subst. masc. Connaissant lincroyance de Marie-Jeanne, Patrick lavait vue avec stupeur esquisser, lapproche du cercueil, le signe de la croix, par un de ces gestes o se dcle lautomatisme ancestral, dclench par une motion plus forte que tous les raisonnements. BOURGET, Actes suivent, 1926, p. 133. SURRNAL, -ALE, -AUX, adj. Dans les fortes motions lorganisme ragit de la mme manire que dans la douleur : les actions scrtoires des capsules surrnales amnent dans le sang ladrnaline en mme temps que le sucre du foie dont elles provoquent la libration (J. VUILLEMIN, Essai signif. mort, 1949, p. 114).
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TOMBER1, verbe Je faillis tomber la renverse, comme un homme qui subit une motion trop forte (LAUTRAM., Chants Maldoror, 1869, p. 183).
ces exemples, il faut ajouter tous les emplois des syntagmes motion forte ou forte motion dans le mtadiscours du TLFi, cest--dire dans les dfinitions et explications, comme dans :
MOTION, subst. fm. 1. [La cause de lmotion est extrieure au sujet] Bouleversement, secousse, saisissement qui rompent la tranquillit, se manifestent par des modifications physiologiques violentes, parfois explosives ou paralysantes. Une motion forte. SENSATION, subst. fm. B. Gn. au plur. motion forte, vive impression faite sur les sens produisant du plaisir. Avide de
toutes les sensations ; rechercher des sensations rares. Vous voulez des sensations fortes, des motions extrmes : cest la soif dune me gnreuse, et votre ge peut encore y tre tromp (SENANCOUR, Obermann, t. 2, 1840, p. 144).
Sur le mme modle, on trouve dans le mtadiscours des emplois exactement quivalents aux entres
SENTIR, verbe trans. THRILLER, subst. masc. TOURN, -E, part. pass et adj.
Enfin, le champ smantique de la force de lmotion stend galement quelques drivs, dont renforcer :
DIEU, subst. masc. a) [Dieu en interj. ou dans une loc. interjective pour renforcer lexpr. dmotions et de sentiments] Mon
Dieu !
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RENFORCER, verbe ) [Le compl. dobj. dsigne une sensation, un sentiment] Renforcer lamour, lexaltation, le got (de qqn pour
qqc.) ; renforcer lanxit, le dsespoir, la mlancolie, la peur, la rancune, la souffrance, la tristesse ; renforcer une motion, une intuition. V. amoindrir ex. 1.
RSONATEUR, -TRICE, adj. et subst. masc. Il y a des tempraments qui en rajoutent . Ils renforcent leurs motions comme sils avaient le sentiment quelles ne sont pas assez pnibles assez prolonges. Ils ne les peuvent laisser leur intensit. Ce sont des rsonateurs. Ils vont lexaspration (VALRY, Tel quel II, 1943, p. 54).
INDIFFRER, verbe trans. indir. Je roule dans les motions puissantes, mais je ne parviens pas reconnatre si elles sont douces ou amres, tant peu peu la quantit de bonheur humain quelles tiennent en arrive mindiffrer. GIDE, Corresp. [avec Valry], 1891, p. 130. POING, subst. masc. a) [Le geste du poing rvlant un sentiment, une motion puissante (la colre, linquitude) qui prcde ou contient lacte violent]
ME, subst. fm. Dans le domaine de lexpression orale, musicale. Chanter, jouer, parler, lire avec me. Avec beaucoup de sentiment, avec une puissance dmotion qui rvle une sensibilit dlicate. PROPULSIF, -IVE, adj. et subst. masc. P. mtaph. Parce que nous nous trouvons devant la cendre dune motion teinte, et que la puissance propulsive de cette motion venait du feu quelle portait en elle (BERGSON, Deux sources, 1932, p. 47). ABRUTISSEMENT, subst. masc. Il y a des moments o lmotion est si grande, quon est incapable de sentir le malheur qui vous arrive, de lanalyser et mme de sen souvenir. On sait quun grand malheur est arriv, et on ne se rappelle pas les impressions du moment. Grard tait dans cet tat qui touche labrutissement et lidiotisme. CHAMPFLEURY, Les Aventures de Mademoiselle Mariette, 1853, p. 259. ADAPTER, verbe trans. Il faut dcidment que le journal de Meaulnes sarrte sur une trs grande motion. Ce sera la lettre dsespre quil porte toujours sur lui et quil dchire enfin. Je nai pas besoin de dire que cette lettre est crite. Je larrangerai et ladapterai. J. RIVIRE, ALAIN-FOURNIER, Correspondance, lettre de A.-F. J. R., mai 1913, p. 357.
AFFAIBLISSEMENT, subst. masc. Tout affaiblissement psychique une grande fatigue, une grande motion compromet ce calme suprieur qui exige toujours une haute tension psychique. E. MOUNIER, Trait du caractre, 1946, p. 289.
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AMOUR, subst. masc. (except. fm.) Ce quelle connaissait de lamour tait exclusivement le rapport de mari et femme. Or, ce rapport ne comportait absolument rien de passionnel, bien quil engendrt la plus grande motion et quil se dveloppt en une affection sans limites et sans fin. P. DRIEU LA ROCHELLE, Rveuse bourgeoisie, 1939, p. 120. ANTI(-)AMRICAIN, AINE, (ANTI AMRICAIN, ANTI-AMRICAIN)adj. David Greenglass (...) tait le beau-frre dEthel Rosenberg (...). Son tmoignage fut le principal chef daccusation contre ce couple dont la condamnation mort en 1951 et lexcution en 1953 pour espionnage en faveur de lUnion Sovitique soulevrent une grande motion dans le monde entier et furent largement exploites par la propagande antiamricaine. B. GOLDSCHMIDT, LAventure atomique, 1962, p. 86.
CARTSIANISME, subst. masc. Pj. [Dans le domaine de la vie quotidienne] Caractre dun esprit sec et conformiste, insensible aux grandes motions.
COLIQUE1, subst. fm. Il y a une grande motion dans le respectable public au sujet de la loi quon va faire voter sur le service militaire et cette nation est devenue si peu belliqueuse quelle en a dj la colique. MRIME, Lettres Viollet-le-Duc, 1870, p. 149. DIMINUANT, ANTE, part. prs. et adj. Le langage sert aisment mettre devant la pense un verre trs grossissant (...). Mais celui qui na pas le don littraire exprime par contre en trs petit ses plus grandes motions et ne peut mettre que des pithtes sans forces. Cest le verre diminuant. VALRY, Tel quel II, 1943, p. 290. EXALTER, verbe trans. a) Domaine thique, relig., philos., pol., idol. Inspirer des sentiments levs, nobles ; porter aux rflexions mtaphysiques, aux grandes motions spirituelles, aux opinions extrmes ; dvelopper lardeur convaincre, combattre. EXALT, E, part. pass et adj. Domaine thique, relig., philos. Qui est inspir de sentiments levs, nobles ; qui est port aux rflexions mtaphysiques, aux grandes motions spirituelles. FANER, verbe trans. Un de ces visages qui se sont teints sans avoir t uss, ou fans par les fatigues ou les grandes motions de la vie (MAUPASS., Contes et nouv., t. 2, Mlle Perle, 1886, p. 631). GORGE, subst. fm. ... une grande motion, une attente anxieuse, les approches de lineffable mystre, treignaient le cur des enfants, serraient la gorge de leurs mres. Le prtre (...) remonta vers lautel, et, tte nue, couvert de ses cheveux dargent, avec des gestes tremblants, il approchait de lacte surnaturel. MAUPASS., Contes et nouv., t. 1, Mais. Tellier, 1881, p. 1194. INEXPRIMENT, -E, adj. Un moment, jai dout de la vie, je me suis abandonn la colre, la haine. Jtais jeune, inexpriment, tranger aux grandes motions ; mais les sentiments de ma vritable nature ont repris le dessus, et je suis redevenu bon comme ma mre mavait appris ltre. DUMAS fils, Fils natur., 1858, III, 5, p. 152. OCCISION, subst. fm. Les grandes motions de la vie sont quelquefois produites par des causes imbciles, loccision dun lapin, la prise dune ablette, le gain dune partie dcart : motions qui avancent les maladies de coeur du chasseur, du pcheur, du joueur (GONCOURT, Journal, 1889, p. 1031). QUIA (), loc. adv. Soignez-vous bien, et soignez beaucoup le tressaillement nerveux de lil (...). Cela ma dautant plus affect dapprendre cette petite chose de vous, quelle annonce de grandes contrarits, de grandes motions, la nature nerveuse quia (BALZAC, Lettres tr., t. 2, 1844, p. 352). RENVERSER, verbe trans. 3. Fam. Bouleverser, agiter, troubler, provoquer une grande motion, un trouble. SECOUER, verbe trans. Lmotion ne de Giotto avait le droit dtre grande, et aussi leffet de tant dautres belles choses secouantes (MALGUE, Augustin, t. 2, 1933, p. 133). VAILLANT, -ANTE, adj. La science, le calcul et la routine remplaaient pour lui [Corneille] la contemplation directe et personnelle des grandes motions et des actions vaillantes (TAINE, Philos. art, t. 1, 1865, p. 18).
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Par ailleurs, de faon attendue, si lmotion est considre comme une entit mesurable, susceptible dune intensit, cette intensit peut varier. Nous avons vu plus haut que cette variabilit pouvait tre considre comme lune des caractristiques de lmotion55, mais galement, au chapitre prcdent, que cette mesurabilit dcoulait directement des contraintes du laboratoire exerce sur le concept au cours de llaboration historique de lmotion comme objet scientifique56. Elle peut tre exprime comme un dplacement sur une chelle comportant des degrs, autrement dit une gradation, un caractre discret (au sens mathmatique, cest--dire discontinu) ou quantique :
AFFECTIVIT, subst. fm. Entre ces deux ples de laffectivit, que nous nommons sentiment et motion, la nature a plac mille degrs, mille nuances, mille variations ; mme, elle ne se fait connatre que par ces transitions et ces mlanges, et ne nous offre presque jamais les deux thmes de la fugue ltat pur. J. VUILLEMIN, Essai sur la signification de la mort, 1949, p. 112.
MOTIVIT, subst. fm. A. Aptitude prouver des motions ; niveau de sensibilit, degr suivant lequel chaque personne est capable de smouvoir. Lmotivit dun enfant, dun artiste. EXALTATION, subst. fm. a) Domaine thique, relig. Action dinspirer quelquun des sentiments levs, nobles, de le porter un trs haut degr dmotion spirituelle.
EXALTER, verbe trans. Domaine affectif, intellectuel, artistique. Inspirer des ides, des impressions, des sentiments trs vifs ; porter un trs haut degr dmotion sentimentale, dactivit mentale.
GROS1, GROSSE, adj. 2. [En parlant dune manifestation physique ou psychique] Qui prsente un certain degr dintensit ou de gravit. Gros rhume, gros sanglot, gros soupir ; grosse colre, grosse dception, grosse motion, grosse fivre.
GRAND, GRANDE, adj. Le sublime nest donc que le suprme degr du beau (...). Une srie de gradations, le noble, le grand, le pompeux, le majestueux, le magnifique, le grandiose, etc., marquent lintensit croissante de lmotion et les rattachent lun lautre. BRAY, Du Beau, 1902, p. 268.
DFAILLANT, ANTE, part. prs. et adj. P. ext. et affaiblissement de sens. Qui prouve une forte motion au point de se sentir ou de sembler prt perdre connaissance. DFAILLIR, verbe intrans. P. ext. et affaiblissement. prouver une forte motion au point de se sentir ou de sembler prt perdre connaissance.
Cette gradation peut galement tre exprime comme un accroissement ou une croissance de lmotion dont lintensit augmente.
ACCROISSEMENT, subst. masc. La comparaison du thme et de la 4e variation [dans lAndante Cantabile du quatuor N. V op. 18 de Beethoven] (...) fait ressortir un accroissement continu dmotion et dardeur intime. J. DE MARLIAVE, Les Quatuors de Beethoven, 1925, p. 38-39.
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BOULEVERSEMENT, subst. masc. Cette main quil tient abandonne et moite, il la porte sans dfense ses lvres. Plusieurs fois... pieusement dabord, avec recueillement ; puis avec une motion grandissante, un bouleversement, une violence irrsistible, acclre, qui lui dlie le cur. R. MARTIN DU GARD, Jean Barois, 1913, p. 254. DURATIF, IVE, adj. Allure durative (...) Lmotion va croissant (DAM-PICH. Gloss. 1949). EFFARER, verbe trans. Enfin, Jacques ouvrit les paupires. Ses regards troubles se portrent sur elles, tout tour, sans quil part les reconnatre. Elles ne lui importaient pas. Mais ses yeux ayant rencontr, quelques mtres, la machine qui expirait, seffarrent dabord, puis se fixrent, vacillants dune motion croissante. ZOLA, La Bte humaine, 1890, p. 230.
INSENSIBLEMENT, adv. Lheure passait et mon motion croissait de minute en minute ; des sanglots convulsifs soulevaient ma poitrine, un nuage de sang troublait mes yeux. Insensiblement jen arrivai une exaltation terrible ; je me mordais les mains, je poussais des sons inarticuls, limage de ma mre tournait autour de moi, car cest elle que jappelais. DU CAMP, Mm. suic., 1853, p. 92.
MAJORER, verbe trans. Je viens (...) de relire cinq romans de May Sinclair (...) avec toujours le mme intrt et une croissante motion. Oui, je sais, il est impossible que je ne majore pas loeuvre de May, mais il y a entre elle et moi un tel accord (DU BOS, Journal, 1928, p. 60). MOLTO, adv. Nous trouvons ici une succession de pi cresc., con grandespressione, molto espressivo, cresc. poco a poco, pi cresc., p. espressivo, cresc. ritard., donc, part un seul p. espressivo, caractristique dun mme passage, il ny a plus de sourdine lmotion, qui va en croissant jusquau molto espressivo (ROLLAND, Beethoven, t. 1, 1937, p. 267).
Dautre part, le fait quune intensit ou quune grandeur soient attribues lmotion sexprime mcaniquement, pourrait-on dire, en termes de finitude et dinfinitude. En effet, le principe de mesure au cur de toute grandeur oscille gnralement entre les deux ples du commensurable et de lincommensurable.
PISCINE, subst. fm. Monts dabord la basilique, nous avons regard dune balustrade, les malades et la foule priant devant la grotte et les piscines. Alors soudain jai t repris de cette mme motion immense et sans nom (ALAIN-FOURNIER, Corresp. [avec Rivire], 1909, p. 120). DPASSER, verbe trans. Le tumulte de la presse et lmotion de lopinion dpassrent les limites imaginables (DE GAULLE, Mm. guerre, 1954, p. 186). FLAMME1, subst. fm. Parurent au ciel les premires toiles. Avec une motion infinie, nous les vmes sallumer lune aprs lautre, les minuscules flammes dazur ple (BENOIT, Atlant., 1919, p. 112). GRATTER, verbe Les allumettes ! Il en gratta une, qui ne prit pas, en compta cinq autres dans la bote, gratta la seconde avec une motion infinie. La flamme jaillit (MONTHERL., Songe, 1922, p. 115).
Si les locuteurs attribuent parfois lmotion une infinitude, ce caractre cohrent dun point de vue analogique est nanmoins difficilement conciliable sur un plan logique avec une attitude extrmement frquente se fondant sur le contrle de lmotion, et plus particulirement sur le thme quasi-obsessionnel de sa
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contention57. Dans le cadre de cette proccupation visant circonscrire lmotion, ou faire remarquer limpossibilit dy parvenir, lintensit de lmotion semble plutt conue comme variant suivant une chelle borne, comportant donc, en particulier, son extrmit suprieure un maximum, quelle peut atteindre ou auquel lmotion peut tre porte :
APPOG(G)IATURE, subst. fm. Cette forme [le Choral orn], dans laquelle Bach atteint la plus sublime motion (...) est assez difficile traiter aujourdhui. On risque, soit de pasticher servilement le style de Bach, soit dintroduire dans une trame harmonique moderne des trilles, des mordants, des grupetti ou des appogiatures dont lesprit est essentiellement du XVIIIe sicle, et qui donnent lensemble un aspect disparate. M. DUPR, Trait dimprovisation lorgue, 1925, p. 52. FORMEL, ELLE, adj. ... cela seul vaut la peine dtre imagin, qui atteint par le marbre, la couleur ou la phrase, une des profondeurs de lmotion humaine, et (...) la beaut formelle nest quune matire indcise, susceptible dtre toujours, par lexpression de la douleur ou de la joie, transfigure. LOUS, Aphrodite, 1896, p. 228. COMBLE1, subst. masc. SYNT. [] porter au comble [lmotion] ; parvenir au comble de [ltonnement]. Lagitation tait son comble, le dsordre extrme (BERNANOS, LImposture, 1927, p. 408).
CULMINANT, ANTE, part. prs. et adj. ... la fonction la plus rudimentaire de lmotion est la surprise ou le saisissement (ladmiration cartsienne), puis elle se complique par les formes motives de limagination affective par quoi nous anticipons quelque bien ou quelque mal ; elle atteint son point culminant dans lalerte du dsir ; elle trouve son couronnement dans les motions de la joie et de la tristesse, qui sanctionnent la possession de quelque bien ou de quelque mal. RICUR, Philos. de la volont, 1949, p. 238. PATINER2, verbe trans. Aprs le travail minutieux du sculpteur, trois sicles lont patin pour porter devant lui son comble notre motion (JOUHANDEAU, M. Godeau intime, 1926, p. 200). PAROXYSME, subst. masc. SYNT. Atteindre son paroxysme ; porter, pousser (une motion, un sentiment) son paroxysme ;
PORTER1, verbe Porter lexcs, son maximum, son paroxysme, la perfection. ce moment, ce qui porta lmotion son comble, ce fut lentre brusque dun commis de lagent de change (ZOLA, Argent, 1891, p. 14). MIEUX, adv. M. Sully-Prudhomme est le pote qui a le mieux dit, avec le plus dmotion et le moins de bravade,sans emphase ni banalit, ce quil y avait dire (LEMAITRE, Contemp., 1885, p. 59). PARALYSER, verbe trans. En amour, la grande affaire est davoir le plus dmotion possible, et la vraie duperie, cest de se paralyser le coeur force de lucidit (BOURGET, Crime am., 1886, p. 50).
CARESSANT, ANTE, part. prs. et adj. Ce long corps souple et caressant se contourne en des motions extrmes (FROMENTIN, Un t dans le Sahara, 1857, p. 34).
SENSATION, subst. fm. Vous voulez des sensations fortes, des motions extrmes : cest la soif dune me gnreuse, et votre ge peut encore y tre tromp (SENANCOUR, Obermann, t. 2, 1840, p. 144).
Au sujet du contrle et de la contention de lmotion, cf. infra pages 341 et suivantes pour davantage de dtails, et en particulier pages 346-347. Nous retrouvons ici le discours de matrise (la mtaphore tyrannique) tudi au prcdent chapitre.
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les ames religieuses les objets aims ont souvent inspir des feux plus violents aprs la mort que pendant la vie DE ST-P., Harm. nat., 1814, p. 332).
FOLLEMENT, adv. ... un valet de chambre me dit quelle tait partie pour deux mois. Cela me donna une motion violente. [] MAUROIS, Climats, 1928, p. 229. GLACER, verbe trans. Frapper dune motion si violente que le sang parat brusquement se refroidir, se figer. tre glac par une
mauvaise nouvelle ; tre glac jusquau fond de lme, jusquaux moelles ; glacer les os, le(s) sang(s), les sens, les veines.
RVOLUTION, subst. fm. P. ext. Trouble, d un choc, une motion violente ; bouleversement intervenant dans la sant.
STRIP-TEASE, subst. masc. Lmotion violente du voyeur ou de lexhibitionniste nest-elle pas trop intresse la satisfaction dun instinct pour tre celle dun spectacle ? Imagine-t-on quun strip-tease pourrait demeurer un spectacle, sil seffectuait seule seul ? (Hist. spect., 1965, p. 6). DORER, verbe trans. Si les motions violentes ont le pouvoir (...) de verdir les figures lymphatiques, ne faut-il pas accorder au dsir, la joie, lesprance, la facult dclaircir le teint, de dorer le regard dun vif clat... BALZAC, Les Secrets de la princesse de Cadignan, 1839, p. 324. RIDICULE, adj. et subst. masc. Laffectation est ridicule en France (...) et cest pour cela, sans doute, que (...) chacun studie renfermer en soi les motions violentes, les chagrins profonds ou les lans involontaires (VIGNY, Serv. et grand. milit., 1835, p. 134).
TERRASSER, verbe trans. Dans les motions violentes, on ne lit pas, on terrasse pour ainsi dire le papier quon tient, on ltreint comme une victime, on le froisse, on enfonce dedans les ongles de sa colre ou de son allgresse (HUGO, Misr., t. 2, 1862, p. 397).
CHAIR, subst. fm. Le frisson fleur de chair que donnent les motions trop violentes (ESTAUNI, Un Simple, 1891, p. 137). FROID, FROIDE, adj. et subst. masc. Qui garde ou retrouve son calme, qui contrle ses sentiments ou ses motions, qui est capable de violence mais ne la manifeste pas [] Loc. adj. ou adv. froid. Avec calme, impassibilit ; sans ardeur ni passion. DRAMATIQUE, adj. [En parlant de faits] Qui suscite une vive motion, constitue un drame violent et pathtique.
La violence en question peut nanmoins se dcliner en deux catgories selon que laccent est mis sur la brutalit ou sur la soudainet de lmotion :
HEURT, subst. masc. b) Dans le domaine moral ou sentimental. motion brutale.
SPASMODIQUE, adj. 2. [En parlant dune manifestation motive] Qui sexprime de manire subite, brutale, en saccompagnant parfois de spasmes ; qui trahit un grand bouleversement physique et moral.
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BGAYER, verbe. 2. Momentanment, sous le coup dune motion soudaine et brutale (surprise, colre, chagrin, peur), de livresse ou par timidit.
Cette brutalit sera tudie plus en dtail lors que nous reviendrons sur la mtaphore du choc. Lintensit comme soudainet tablit une correspondance avec la mme mtaphore du choc, mais galement avec la caractristique de vie ou de vitalit58 (lmotion vive) :
CHOC, subst. masc. Cest devant les toiles de Rubens quun choc dune motion soudaine avait jailli en lui [Carrire] la rsolution dtre peintre... G. SAILLES, Eugne Carrire, 1911, p. 11.
SAISISSEMENT, subst. masc. motion vive et soudaine qui frappe lesprit, bouleverse la sensibilit
PIQUER, verbe trans. Piquer un fard*, un soleil* (fam.). Rougir sous leffet dune motion soudaine.
Profondeur et subtilit
Par ailleurs, lmotion ne se voit pas attribuer quun seul aspect quantitatif. Une caractristique qualitative lui est confre galement. Dans cette perspective, une autre caractristique de lmotion serait ou pourrait tre sa profondeur . La qualification de lmotion comme profonde est en effet trs frquente, voire fige.
APERCEPTION, subst. fm. Je poursuis, pour ma part, dans ce livre, une motion plus profonde, une notion plus subtile, et comme un sens nouveau que jappellerai le tact de lme . [] RIVIRE, Correspondance [avec Alain-Fournier], 1909, p. 85.
DFAVORABLE, adj. En raison, disait-il, de lmotion profonde qua cause dans les milieux civils et militaires dAfrique du Nord le rcent assassinat, latmosphre est actuellement dfavorable pour une rencontre entre nous. DE GAULLE, Mmoires de guerre, 1956, p. 72.
ORIGINALIT, subst. fm. Cher pote, vous dites tout avec une exquise originalit et une motion profonde (HUGO, Corresp., 1868, p. 139). PRENDRE, verbe trans. Tout coup jai t saisi dune motion profonde. Le bateau a pris terre (STENDHAL, Chartreuse, 1839, p. 27). TERRIBLE, adj. A. [En parlant dune pers. ou dune chose ; avec valeur pj.] Qui inspire ou cherche inspirer la terreur, qui provoque une motion profonde.
TRE1, verbe intrans. Les mots, en exprimant des penses, en rappelant des souvenirs, intressent nos curs et influent sur leurs affections ; ils entranent nos volonts comme notre pense ; il en est que lon ne sauroit entendre sans une motion profonde ; dautres, plus tonnans, semblent affoiblir les objets et nous les rendre indiffrens. SENANCOUR, Rveries, 1799, p. 228.
58
CARACTRISTIQUES FONDAMENTALES
243
APPTER, verbe trans. Lie par des rapports intimes avec les fonctions sensitives dont elle suit limpulsion, indpendante de la volont qui elle donne des lois plutt quelle nen reoit, cette facult [limagination] rclame, appte en quelque sorte les aliments qui lui conviennent, sattache au merveilleux, poursuit avidement tout ce qui se drobe aux sens, et se couvre dun voile, tout ce qui flatte un penchant aveugle de crdulit, un besoin toujours progressif dmotions fortes et profondes. MAINE DE BIRAN, De lInfluence de lhabitude sur la facult de penser, 1803 pp. 100-101.
noter, nanmoins, le double usage de motion profonde et de profonde motion , avec peut-tre une nuance entre les deux, difficile valuer cependant.
ADORER, verbe trans. Es-tu ici pour y entrer avec moi ? En entendant ces paroles si tendres, mais auxquelles la constante pense de Dieu mle tant dinnocence, Malek Adhel, enivr dune flicit inconnue, sabandonne sans contrainte aux vives et profondes motions qui lagitent ; genoux devant Mathilde, il la contemple et ladore, il ne voit quelle, il a oubli toute autre pense : cest un de ces momens dextase o on devine le ciel... Mme COTTIN, Mathilde, t. 5, 1805, p. 273.
CALCUL1, subst. masc. ... il jeta sur eux [ses voisins], puis reporta sur lofficier son regard calme et sans expression (...) espce de voile impntrable sous lequel une me forte cache de profondes motions et les plus exacts calculs sur les hommes, les choses et les vnements. BALZAC, Ferragus, 1833, p. 43.
Remarquons que les auteurs du TLFi ont, eux, propos une distinction subtile de style et de sens :
PROFOND, -ONDE, adj., adv. et subst. 3. a) Littr. [Postpos ; en parlant dun tat affectif, sentiment, motion, ou dun tat de conscience] Qui atteint la personne jusquau fond delle-mme, qui est intense et durable ; qui est essentiel.
Affection, foi, joie, paix, passion, solitude profonde ; amour, attachement, calme, sentiment, sommeil profond ; malaise profond. [] b) [Antpos valeur intensive] Qui est port un degr extrme, au physique ou au moral. Profonde brlure ; profonde impression ; profond mystre, secret, silence, sommeil ; profonde attention, indiffrence, inquitude ; profond dgot, ennui, mpris, respect ; profondes modifications, rformes.
Toutefois, lexpression ne se limite pas lpithte. Elle est drive sous plusieurs formes. Le figement du syntagme, sil existe, nest donc pas complet.
SENSIBLE, adj. Qui est capable de ressentir profondment des motions et des sentiments ; qui est dou dune vie affective intense. Synon. motif. me sensible. Jai, quant moi, si peu de got pour le monde
vivant, que, pareil ces femmes sensibles et dsuvres qui envoient, dit-on, par la poste leurs confidences des amis imaginaires, volontiers je ncrirais que pour les morts (BAUDEL., Paradis artif., 1860, p. 346).
VIF, VIVE, adj. et subst. masc. [En parlant dun sentiment, dune motion] Qui affecte profondment la sensibilit de quelquun.
Vif attachement ; vive affection, amiti, ardeur ; joie vive ; vif besoin, dsir ; vive douleur, reconnaissance, satisfaction ; vives inquitudes ; porter un vif intrt .
FORMEL, ELLE, adj. ... cela seul vaut la peine dtre imagin, qui atteint par le marbre, la couleur ou la phrase, une des profondeurs de lmotion humaine, et (...) la beaut formelle nest quune matire indcise, susceptible dtre toujours, par lexpression de la douleur ou de la joie, transfigure. LOUS, Aphrodite, 1896, p. 228.
Par ailleurs, la profondeur de lmotion ou de son rceptacle peut galement tre exprime diffremment, de manire plus ou moins dtourne, implicitement postule par une hauteur de laquelle la personne est mue.
DISCOURS DE LMOTION
244
MOUVOIR, verbe trans. Smouvoir sur qqc. Se pencher avec motion sur quelque chose. Je mmus sur mon enfance, sur ma vie, sur ma mort (BEAUVOIR, Mm. j. fille, 1958, p. 264). MOI, subst. masc. Il se sentait dans une atmosphre de contes de fes ; et dans son cur montait un moi mystrieux. Le rve de lhumanit lenveloppait, les fleurs tranges de lme... ROLLAND, Jean-Christophe, La Foire sur la place, 1908, p. 803.
Rciproquement, la profondeur de lmotion peut aussi dcouler de llvation ncessaire lmotion pour parvenir jusqu la personne qui les prouve :
REFLUER, verbe intrans. [Le suj. dsigne des sensations, des penses, des sentiments, des souvenirs oublis] Remonter, resurgir lesprit venant des profondeurs de la conscience. motions qui refluent sur qqn. CHALEUR, subst. fm. En partic. Sensation dardeur intrieure, provoque par une motion, pouvant se manifester extrieurement. Chaleur qui monte au visage, aux joues de qqn. Que serait la joie sans (...) cette chaleur agrable en tout le corps (...) ? (RICUR, Philos. de la volont, 1949, p. 246).
Enfin, et a contrario, lmotion superficielle est assimile une insensibilit, autrement dit lquivalent dune absence de vritable motion :
INSENSIBILIT, subst. fm. Elle tait coquette, aimable, sduisante jusqu la fin de la fte, du bal, de la soire ; puis, le rideau tomb, elle se retrouvait seule, froide, insouciante, et nanmoins revivait le lendemain pour dautres motions galement superficielles. Il y avait deux ou trois jeunes gens compltement abuss qui laimaient vritablement, et dont elle se moquait avec une parfaite insensibilit. Elle se disait : Je suis aime, il maime ! Cette certitude lui suffisait. BALZAC, Langeais, 1834, p. 235.
Par ailleurs, si la notion de profondeur de lmotion est prsente et largement dans de nombreux discours sur ou autour de lmotion, quelle que soit leur origine (vernaculaire ou savante, par exemple), on trouve galement des indications sur une autre caractristique de lmotion, qualitative encore une fois, sa subtilit. Nous pourrons remarquer (mais nous nentrerons pas davantage de dtails) que cette caractristique (certes difficilement mesurable) nest pas reprise dans les versions scientifiques de lmotion.
MNMOTECHNIE, subst. fm. Jimaginai un guide-ne et toute une mnmotechnie, qui me permettront de retrouver mon caprice les plus subtiles motions que jaurai lhonneur de me donner (BARRS, Homme libre, 1889, p. 58). TENDRE2, adj. ... les lendemains rendent une impression douce et tendre de la personne, quon sent et apprcie mieux quau moment trouble de la jouissance. La souvenance ressuscite le dsir (...), avec des motions dlicates et charmantes... MICHELET, Journal, 1857, p. 326.
CARACTRISTIQUES FONDAMENTALES
245
DIVERS, ERSE, adj. SYNT. ges, animaux, bruits, domaines, esprits, tats, groupes, intrts, milieux, moyens, noms,
peuples, principes, procds, produits, sentiments, sujets, talents, types divers ; (sous les) aspects (les plus) divers, des degrs, titres divers ; nombreux et divers, activits, branches, causes, choses, circonstances, combinaisons, conditions, couleurs, directions, dispositions, motions, faons, facults, formes, impressions, influences, manifestations, mthodes, modalits, nuances, opinions, origines, parties, penses, phases, qualits, races, raisons, sciences, tendances diverses ; des poques diverses.
FMINIT, subst. fm. Le dvoilement dmotions dlicates et de pudeurs raffines, enfin, toute linconnue fminilit du trfond de la femme (...) voil ce que je demande (E. DE GONCOURT, Faustin, 1882, p. 111).
MOTION, subst. fm. SYNT. motion esthtique, littraire, musicale, religieuse ; motion dlicate, diffuse, fine, intime ; lmotion
TERZETTO, subst. masc. Un terzetto sensuit dune dlicate motion, les adieux du pre et du fils, peine contraris par les sombres espoirs dlectre (GHON, Prom. Mozart, 1932, p. 163).
PUDIQUE, adj. Lmotion y est si fine, si vraie et si pudique. Lenfant qui chante dans les cours (GREEN, Journal, 1956, p. 209). DANSER, verbe. Mais si lon ne peut la dire [la richesse dmotion] on peut la crier, on peut la chanter ; et quand le son devient insuffisant on peut la danser (LIFAR, Danse, 1938, p. 29).
A linverse, lapprciation qualitative de lmotion peut insister sur la grossiret ou sur la simplicit de cette dernire :
INFERNAL, -ALE, -AUX, adj. Notre corps est soumis une trpidation perptuelle ; il a besoin, dsormais, dexcitants brutaux, de boissons infernales, dmotions brves et grossires, pour ressentir et pour agir (VALRY, Varit III, 1936, p. 268). LIMPIDE, adj. Ce soir, il ny avait pas entre nous de sentiments limpides et forts, mais une motion trouble et superstitieuse, que les gestes de la tendresse soulignaient gauchement, et que les mots surtout trahissaient (ABELLIO, Pacifiques, 1946, p. 160). CUR, subst. masc. Tous ces hommes de fer, tous ces preux invincibles portaient dans leur poitrine un cur tendre et naf comme celui des enfans. On ne leur avait point encore appris fltrir linnocence naturelle de leurs sentimens, ou en rougir. Ils navaient point encore dessch et glac dans leurs mes la source des motions simples, pures et fortes, de cette rose divine qui fconde et embellit la vie. MONTALEMBERT, Hist. de Ste lisabeth de Hongrie, 1836, p. 72.
Cette simplicit est par ailleurs aussi un attribut qui distingue les passions des motions :
RETOMBER, verbe intrans. Les passions ne sont point durables, mais retombent aux simples motions, si quelque jugement de belle apparence ne conduit pas les cultiver (ALAIN, Beaux-arts, 1920, p. 101).
Peut-tre convient-il galement de rapporter cette mme catgorisation, la qualit de confusion quand elle est attribue lmotion59 :
DISCOURS DE LMOTION
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CONFUS, USE, adj. SYNT. Un dsir, un pressentiment confus ; une angoisse, une aspiration, une connaissance, une crainte,
une motion, une esprance, une ide, une idologie, une intuition, une (des) impression(s) confuse(s) ; des raisons confuses.
ALORS, adv. Secou dmotions confuses, Augustin sintimidait, sattardait, cherchait des atermoiements. Cest alors quil trouva les roses. J. MALGUE, Augustin ou le Matre est l, t. 2, 1933, p. 59.
BAFOUILLER, verbe trans. Fam. Parler dune manire confuse, incohrente, et peu intelligible (par timidit, sous leffet de lalcool ou la suite dune motion violente). BREDOUILLER, verbe. Parler de faon prcipite et confuse, sans articuler. Bredouiller de colre, dmotion, de plaisir. MOTILIT, subst. fm. Cette motricit entirement tourne sur elle-mme (...) constitue proprement lactivit tonique. On la nomme encore motilit propriofective (Cannon) ou fonction posturale (Sherrington). Tels sont les mouvements athtodes du nouveau-n, les agitations enthousiastes de lenfant, le billement, les balancements et tortillements, les mouvements confus de lmotion. MOUNIER, Trait caract., 1946, p. 193.
La mtaphore hydraulique
La mtaphore hydraulique de lmotion est sans doute la plus fondamentale, la plus rcurrente et la plus structurante des discours. Elle est trs amplement et diversement dcline, file, comme lillustrent les exemples suivants :
59 60
propos de la confusion provoque par lmotion cette fois, cf. plus bas page 315.
Ces schmas mtaphoriques, trs gnraux, ne sont pas spcifiques au franais. On en retrouve par exemple des quivalents dans le domaine anglo-saxon, cf. AVERILL James R., Inner feelings, works of the flesh, the beast within, diseases of the mind, driving force, and putting on a show: Six metaphors of emotion and their theoretical extensions , op. cit. ou encore, pour une approche plus large, KVECSS Zoltn, Metaphor and Emotion, op. cit. 61 Il sagit de lmotion comme critre dhumanit et les motions esthtiques et religieuses (cf. pages 367-398).
NATURE, subst. fm. [] si chaque instant un spectacle attachant provoque cette admiration expansive, ce besoin de partager des motions dont le flot ne peut tenir tout entier dans le cur, et que leur religieuse puret affranchit du joug dune pudique rserve ? TOEPFFER, Nouv. genev., 1839, p. 383. FLOT1, subst. masc. La Missa Solemnis npuisait point, pour Beethoven, le flot dmotions et de penses, que soulevait en lui lide de la messe (ROLLAND, Beethoven, t. 2, 1937, p. 331) HOULEUX, -EUSE, adj. 2. [Au plan objectif ; en parlant dune pers. ou dune assemble qui sagite, gronde sous lempire de sentiments violents, tumultueux ; p. rf. aux flots agits par une forte houle] Public,
parlement houleux. Ce soir, sur les boulevards, la foule, limmense foule des jours mauvais, une foule agite, houleuse, cherchant du dsordre et des victimes (GONCOURT, Journal, 1870, p. 610). Houleuse encore des motions de cette journe (...) elle tapotait nerveusement le trottoir du bout de son parapluie (BLOY, Hist. dsobl., 1894, p. 140).
ENTHOUSIASME, subst. masc. Une grande vague denthousiasme et dmotion populaires me saisit quand jentrai Cherbourg (...), la population masse sur mon passage clatait en dmonstrations (DE GAULLE, Mm. guerre, 1956, p. 297). SUBMERSION, subst. fm. Au fig. [ propos dun sentiment, dune motion] Envahissement total, pntration profonde. Dailleurs, quest-ce quun coin obscur dans une telle submersion de joie ? Cosette et Marius taient dans un de ces moments gostes et bnis o lon na pas dautre facult que de percevoir le bonheur (HUGO, Misr., t. 2, 1862, p. 642). ROUGE, adj., adv. et subst. [sous leffet dune cause psychol., dune vive motion] Anton. blanc, blme, livide, ple. Visage
rouge ; joues rouges ; devenir, tre tout rouge ; tre rouge comme une cerise, un coq, un coquelicot, une crevisse, une pivoine, une tomate. Quand elle regarda son cousin, elle tait bien rouge encore, mais au moins ses regards purent mentir et ne pas peindre la joie excessive qui lui inondait le cur (BALZAC, E. Grandet, 1834, p. 129).
suis imprgn dmotions trop vives (...), trop bien inscrites en moi-mme, pour dsirer les reproduire (CHARDONNE, va, 1930, p. 95).
DCOMPOS, E, part. pass et adj. M. Widman revint, dcompos et uniquement rempli de son motion (STENDHAL, Journal, t. 4, 181112, p. 59).
IMPRGNER, verbe trans. Au passif et/ou part. pass. Synon. (tre) plein de qqc. Ses penses taient imprgnes de bonheur, et ses rves se ressentirent de cette douce inspiration (SGUR, Auberge ange gard., 1863, p. 267). Je
TROP-PLEIN, subst. masc. [Le compl. dterminatif dsigne le sige de la vie, de la pense, des motions] Trop-plein de lesprit. Charlotte (...) na pas assez pleur pour le trop-plein de son cur (A. DAUDET, Jack, t. 2, 1876, p. 130).
Un verbe, en particulier, est trs rcurrent pour catgoriser laction de lmotion ou celle quelle provoque chez la personne qui lprouve, dborder.
DISCOURS DE LMOTION
248
CUR, subst. masc. Il voyait lart allemand tout nu. Tous, les grands et les sots, talaient leurs mes avec une complaisance attendrie. Lmotion dbordait, la noblesse morale ruisselait, le cur se fondait en effusions perdues ; les cluses taient lches la redoutable sensibilit germanique ; elle diluait lnergie des plus forts, elle noyait les faibles sous ses nappes gristres : ctait une inondation ; la pense allemande dormait au fond. R. ROLLAND, Jean-Christophe, La Rvolte, 1907, p. 388. MANIRISME, subst. masc. [L]motion [de Michel-Ange] qui dborde, prpare la voie au manirisme, qui voudra imiter les rsultats sans avoir puis aux mmes sources (MNARD, Hist. B.-A., 1882, p. 123)
Par glissement mtonymique, ce peut aussi tre la personne mue qui dborde :
PMOISON, subst. fm. Au fig. [P.rf. ltat dune pers. qui prouve une motion violente, tombe en faiblesse ; correspond pmer I C] Affectation, manifestation de cet tat. Pmoison dadmiration. Elle dbordait denthousiasme. Les perroquets, les conomistes et les vers de M. Mille la faisaient tomber en pmoison (A. FRANCE, tui nacre, Mm. vol., 1892, p. 210). EMPORTEMENT, subst. masc. Ce furent de petits cris, de petits sauts, tout un emportement de femme dborde par une motion vive (ZOLA, Nana, 1880, p. 1233)
Or le verbe est utilis, selon le TLFi mme, en premier lieu pour parler de liquides ou de contenants de liquides :
DBORDER, verbe. I. Emploi intrans. A. [Le suj. dsigne un contenant] 1. [Gn. un cours deau] Dpasser brusquement les bords de son lit et rpandre ses eaux. [] B. P. mton. 1. [Le suj. dsigne le contenu liquide] Dpasser les bords de son contenant et se rpandre.
Dautres verbes, ou formes drives, renvoyant la liquidit sont galement frquemment employs, comme :
REFLUER, verbe intrans. [Le suj. dsigne des sensations, des penses, des sentiments, des souvenirs oublis] Remonter, resurgir lesprit venant des profondeurs de la conscience. motions qui refluent sur qqn. RPANDRE, verbe trans. [Le compl. est corfrent au suj.] Extrioriser abondamment, laisser schapper un affect, une motion, etc. Synon. dverser. JAILLISSANT, -ANTE, part. prs. et adj. motion, ide jaillissante. EMPLIR, verbe trans. Au fig. Les motions qui emplirent le cur de Grard sont trop vives pour tre dcrites (CHAMPFL., Avent. Mlle Mariette, 1853, p. 84). INTARISSABLE, adj. 2. [Dans un contexte mtaph.] La faiblesse humaine, source intarissable des motions les plus fortes (DELACROIX, Journal, 1824, p. 84).
Si lmotion peut donc tre verbalise comme un lment liquide, a contrario, un dfaut dmotion peut tre mtaphoris comme une absence de liquide, une scheresse :
EXISTER, verbe intrans. Je nexiste quen tat dmotion ; sec, je nexiste plus du tout (DU BOS, Journal, 1927, p. 266) CRBRAL, ALE, AUX, adj. Ctait la verroterie et le clinquant de Weber, sa scheresse de cur, son motion crbrale (R. ROLLAND, Jean-Christophe, La Rvolte, 1907, p. 390). CARTSIANISME, subst. masc. Pj. [Dans le domaine de la vie quotidienne] Caractre dun esprit sec et conformiste, insensible aux grandes motions.
La mtaphore hydraulique des motions nest pas sans voquer la thorie hippocratique des humeurs. Rappelons qulabore par Hippocrate de Cos (V-IVes sicles avant Jsus-Christ), reprise et synthtise par Galien62 (IIe sicle de notre re) dont la doctrine a servi, travers notamment Avicenne, de base la mdecine mdivale, la thorie des humeurs a jou un rle majeur et prpondrant dans lhistoire et la pratique de la mdecine jusqu la fin du XVIIIe sicle. La thorie humorale considre que la sant de lme comme celle du corps rside dans lquilibre des humeurs (sang, phlegme, bile jaune, bile noire) et des qualits physiques (chaud, froid, sec, humide) qui leur correspondent. Elle distingue trois phases dans le droulement du processus pathologique : sous leffet de facteurs internes ou externes, la proportion ou crase des humeurs se modifie et il se forme des humeurs vicies spcifiques ; lorganisme ragit alors cette modification par de la fivre et ltat gnral du malade se dtriore (on se situe donc comme nous le verrons tout lheure sur le registre de la passivit et de la ractivit) ; le cycle sachve soit par le dpt des humeurs vicies dans une partie adquate du corps et leur vacuation, ce qui amne le rtablissement de lquilibre, soit par la mort. Les diffrents tempraments sanguin, flegmatique, colrique et mlancolique sexpliquent, selon Galien, par la prdominance dans lindividu de lune des quatre humeurs. La maladie est leffet de troubles provoqus sur les humeurs par les quatre lments Feu, Eau, Air, Terre et leurs qualits physiques, mais Galien ajoute ces facteurs laction de la Lune, dont la disposition exerce une influence sur la disposition des humeurs. Ainsi la mlancolie ou bile noire est-elle constitue de sec, de froid, de terre et dun rsidu de combustion. La Renaissance et les Temps Modernes verront dans cette mlancolie un trouble63, caractris par la crainte et la tristesse, qui a sa cause dans une humeur noire et limoneuse qui occupe le cerveau et en altre la
62
Cf. exemple GALIEN Claude, Lme et ses passions (IIe sicle), introduction, traduction et notes par Vincent Barras, Terpsichore Birchler et Anne-France Morand, prface de Jean Starobinski, Paris, Les Belles Lettres, 1995. 63 Cf. par exemple BURTON Robert, Anatomie de la Mlancolie (1621), 3 tomes, traduction de Bernard Hoepffner et Catherine Goffaux, Paris, Jos Corti, 2000.
DISCOURS DE LMOTION
250
temprature64. Par ailleurs, lun des principes thrapeutiques essentiels de la thorie des humeurs est de combattre le mal par son contraire dans un esprit de mesure (ce qui donnera au XVIIe sicle deux types de pratique mdicale, la mdecine agissante et la mdecine expectante). Cest Franois Broussais (1772-1838) qui consommera la rupture avec cette thorie, considrant que le traitement des maladies doit tenir compte essentiellement des altrations pathologiques constates dans les tissus. Mais cest seulement la thorie cellulaire qui supplantera dfinitivement lhumorisme en proposant un cadre conceptuel nouveau dans lequel la cellule est dsormais llment pertinent pour rendre compte des phnomnes normaux et pathologiques (y compris motionnels), et en mme temps lobjectif principal du traitement thrapeutique. Il semblerait que cette thorie des humeurs qui a donc structur dans nos socits pendant plus de vingt sicles les conceptions de lhomme et de son fonctionnement, mais aussi les pratiques, en particulier thrapeutiques fasse sentir aujourdhui encore son inertie dans les habitudes langagires, mme plus dun sicle aprs son abandon et sa supplantation, et malgr les succs pratiques de la mdecine contemporaine. Le rapprochement avec la thorie humorale parat en effet dautant plus pertinent en regard des associations suivantes :
FROID, FROIDE, adj. et subst. masc. En partic. [En parlant dune uvre dart ou dun artiste considr du point de vue de son uvre] Qui nmeut pas, qui manque de vie ou dclat. Orateur, style froid. Mais que les mots sont froids pour peindre les motions ! (DELACROIX, Journal, 1823, p. 31). Adrien Van der Werf, par sa peinture froide et polie, (...) tmoigne que les Hollandais ont oubli leurs gots natifs (TAINE, Philos. art, t. 2, 1865, p. 81). une froide et sche posie prtentions scientifiques et philosophiques succda soudain une admirable posie dinspiration profondment humaine (LARBAUD, Vice impuni, p. 240).
Prcisons que dans la thorie des humeurs sappuie sur celle des quatre lments et que lmotion ( la fois chaude et humide nous allons y revenir en dtail) correspond dans ce cadre llment Air, lui aussi chaud et humide. Cette correspondance mriterait une tude approfondie, mais un premier rapport peut sans doute tre tabli avec lassociation, dans de nombreuses civilisations (en tout cas parmi celles dont nous sommes les hritiers), entre me ou esprit et souffle.
La mtaphore smiotique
Abordons maintenant une autre mtaphore majeure de lmotion, celle qui lui attribue une qualit de signe, une capacit faire sens ou se prter linterprtation, cest--dire fondamentalement mettre en correspondance deux
64
Des traces de la thorie humorale semblent encore bien prsentes dans notre langue quotidienne, et au-del des mtaphores hydrauliques de lmotion : si la mlancolie a pratiquement disparu de notre rpertoire dmotions, nous continuons par exemple, comme nous le verrons plus loin (cf. infra, pages 283 et suivantes), broyer du noir quand nous avons le cafard, que nous nous abandonnons dans la tristesse.
mondes distincts65. Cette caractristique peut se rsumer un rpertoire mtaphorique, celui qui associe motion et expression .
Lmotion sexprime
Cette association porte positivement lmotion sur le registre de la visibilit, de la manifestation et de linterprtation, de la comprhension. Ngativement, et reli la thmatique de lintimit, cette association entre motion et expression nous renvoie au registre de lindicible, du secret, de la dissimulation registres qui rapprochent lmotion du mystre antique, de loracle ou du mtaphysique. Prcisons immdiatement que ces deux versants du rpertoire de lexpression, dune part constituent davantage deux polarits dun continuum quils ne sopposent, et dautre part ne sont sans doute pas propres lmotion. Cette oscillation se trouve tout dabord sur le plan de la perception, lmotion tant tout la fois ce qui se peroit et/ou ne se peroit pas, ce qui est plus ou moins visible :
ACCOLADE1, subst. fm. Renonant cette accolade quelle se prparait dj donner, elle se contenta de tendre sa main au jeune homme ; et il fut seul percevoir le tremblement de cette main, lmotion, lacquiescement cach, la tendresse, que la pauvre femme mettait dans cette banale treinte. R. MARTIN DU GARD, Les Thibault, Lt 1914, 1936, p. 656. BAVER, verbe. Baver de qqc. Exprimer de manire visible une motion, un sentiment fort. Baver dadmiration, denvie ; baver de concupiscence (BLOY, La Femme pauvre, 1897, p. 261)
Cette visibilit ou cette possibilit de perception peut tre dcline sur le mode de la manifestation, du reflet ou de la rvlation :
MANIFESTATION1, subst. fm. Action, fait de laisser, faire paratre un affect dans son attitude, dans son comportement. La manifestation de lmotion le gnait, lui tait presque insupportable (GIDE, Faux-monn., 1925, p. 1038).
TROUBLE2, subst. masc. tat, attitude de celui qui manifeste son motion (Mme p. 23)
DE LAFAYETTE,
CALLIGRAPHIER, verbe trans. P. ext., domaine artistique. Copier avec affectation la ralit ou les uvres du pass, sans manifester dmotion, et sans originalit.
ENTRECOUP, E, part. pass et adj. Son souffle fort et entrecoup rvlait un tat dmotion violente (BARRS, Colline insp., 1913, p. 270).
65
Jai prsent, en commenant cette tude, lintrt que jaccordais aux discours de lmotion en vertu de leur capacit interroger le principe reprsentationnel ou rfrentiel attribu au langage (cf. plus haut, page 200). Nous allons voir maintenant (et tout au long de cette investigation, ici et l) que lmotion, elle aussi, est construite sur un modle smiotique (reprsentationnel ou rfrentiel, comme le langage dune manire gnrale), cest--dire disjonctif et donc clivant, mais que cette construction est ambigu, problmatique.
DISCOURS DE LMOTION
252
ACCUSATION2, subst. fm. Ctait la physionomie qui rvlait le plus lmotion intrieure par laccusation des traits... (chez Vergniaud). A. WICART, Les Puissances vocales, LOrateur, t. 2, 1936, p. 79.
REFLTER, verbe trans. Laisser transparatre ce que lon prouve ou conoit. Reflter le bonheur, la douceur, lesprance, les esprances, lmotion, les motions, la joie, le plaisir, la tristesse.
Ces verbes diffusent une connotation dincertitude, dtat fluctuant ou daccs inconstant des motions dont la visibilit varie. Cette visibilit incertaine est cohrente avec les qualits premires dintriorit et dinconstance telles que nous les avons esquisses plus haut. Mais ds lors, il nest pas si tonnant que ce qui est conu comme une intimit, une intriorit sextriorise :
EXTRIEUREMENT, adv. Quand il narrive pas liquider extrieurement ses motions (MOUNIER, Trait caract., 1946, p. 226).
MOUVOIR, verbe trans. [En parlant dune motion qui sextriorise le plus souvent avec violence] Agiter, bouleverser, branler (cf. motion B 1). tre mu de colre, dindignation.
pense, ses ides, ses dsirs ; exprimer ses dernires volonts. Je ne saurais vous exprimer combien cela mafflige (Ac. 1932). Ils [les chevaux] ont exprim leur tonnement et leur effroi par les regards obliques et effars de leurs yeux (LAMART., Voy. Orient, t. 2, 1835, p. 222) [] Tendre sans motion, elle savait mieux exprimer laffection que lamour, et, devant son papier lettres, comme elle nprouvait que des sentiments calmes, elle prfrait se donner le bnfice de la pudeur et de la sincrit. ABELLIO, Pacifiques, 1946, p. 184.
BLEMENT, subst. masc. B. Au fig., pj. Paroles prononces ou cris profrs dune voix tremblotante, exprimant lmotion. ANIM, E, part. pass et adj. Durant son discours, le visage de la princesse, tantt ple et abattu, tantt anim et brlant, avoit exprim les diverses motions de son ame ; la honte et la fiert, le repentir et lamour sy toient peints galement. Mme COTTIN, Mathilde, t. 2, 1805, p. 254. ANTICIPATEUR, TRICE, adj. Lmotion primitive exprime donc toujours une rupture psychologique, dont il est impossible de rendre compte partir de mcanismes dj monts ou dintentions anticipatrices. VUILLEMIN, Essai sur la signification de la mort, 1949, p. 111. ORGANE, subst. masc. On pourrait dire que les yeux expriment plutt les passions, et que les ailes du nez expriment plutt les motions. Daprs cela un notaire doit tre attentif aux petits mouvements de lorgane respiratoire, et ne pas attacher dimportance aux opinions du spectateur. ALAIN, Propos, 1921, p.270.
y regarder de plus prs, cette expression de lmotion est dailleurs ambigu (condensant lquivoque de lmotion elle-mme) : comme tout gnitif, il permet dassocier, de ne pas distinguer ce qui, lorsque lmotion sexprime , est pour la personne passif et subi, ou au contraire actif et volontaire. En effet, on trouve dune part une association trs forte entre motion et passivit, par exemple lorsquil est dit que lmotion se dgage (tournure qui dsinvestit la personne mue et la prsente donc comme passive) :
RPERTOIRE, subst. masc. Lmotion qui se dgage de cette conclusion puissante et familire, font des Matres chanteurs une uvre telle quil nen existe aucune autre dans le rpertoire lyrique (DUMESNIL, Hist. thtre lyr., 1953, p. 144).
Nous rejoignons donc ici la connotation manifeste de quantit de verbes utiliss pour qualifier la relation existant entre la personne mue et son motion, comme prouver, ressentir, subir, etc. qui, les uns comme les autres, impliquent une passivit du sujet sur laquelle nous nous sommes dj attards66. Cette passivit se retrouve galement si laccs lmotion ou sa visibilit fluctuent (comme nous lavons signal plus haut) :
RSORBER, verbe trans. La peur, la rvolte se rsorbe ; la tempte se rsorbe. Quand on eut beaucoup larmoy et sanglot, quand se rsorba lmotion de cette scne matinale (...) on saperut que midi avait sonn et quil tait grand temps de prparer le djeuner (MORAND, Homme press, 1941, p. 55).
Mais inversement, lexpression de lmotion peut tre un comportement actif, cette activit prenant gnralement la forme dun contrle (nous y reviendrons largement67), en loccurrence celui de sa manifestation :
SOURCILLER1, verbe intrans. Ne pas, ne point sourciller. Ne laisser paratre aucune motion, rester impassible. DONNER, verbe. Charles-Marie suivit le commissaire sans donner signe dmotion (CHAMPFL., Souffr. profess. Delteil, 1855, p. 119).
Si lmotion est mtaphorise comme un signe qui doit ou peut tre plus ou moins facilement interprt, ce statut reste nanmoins problmatique, incertain, si ce nest contradictoire. Lmotion est en effet frquemment dite tre une entit incommunicable, cest--dire indescriptible ou indicible, mais en mme temps, faire lobjet dune transmission favorise. Il se trouve que nous avons l les indices dun tlescopage entre deux acceptions de communication : dune part le transfert
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verbal (ou paraverbal) dinformations motionnelles68 et dautre part la mise en relation69 (la contagion, le partage, la transmission). Dans ce cadre, lmotion est donc prsente comme un phnomne la communication immdiate, nayant pas besoin de mots :
COMMUNICATIF, IVE, adj. A. [En parlant dun tat physique ou affectif, dune disposition, dun sentiment individuel ou collectif et de son expr.] Qui se communique facilement. Une bonne humeur, une peur communicative ; un entrain, un sommeil communicatif. Synon. contagieux. Les motions vritables sont si communicatives, que pendant un moment ces trois personnes se regardrent en silence (BALZAC, Le Pre Goriot, 1835, p. 90). Il [Got] a une gat de sanguin, le rire large, ouvert, facile, communicatif (E. et J. DE GONCOURT, Journal, 1865, p. 196). Il spanouissait dans sa joie, avec une expansion si communicative, si naturelle, quAndr songea Valentine, et smut (R. MARTIN DU GARD, Devenir, 1909, p. 166) : 1. Elle avait le bonheur si communicatif que, moi-mme, si rebelle aux premiers emportements et rtif la sduction, ce jour-l, touch droit au cur, et branl par cette fougue, je cdai au plaisir de mabandonner tout entier une sorte de dlire pur. BOSCO, Le Mas Thotime, 1945, p. 66.
Mais cette facilit de communication nest pas ncessairement gnrale ou universelle ; elle peut tre rserve quelques interlocuteurs particuliers :
SOLITUDE, subst. fm. Accouds lun et lautre sur le parapet du pont, douard et Caroline senivraient de souvenirs ; ils puisaient une motion qui ne parlait qu eux et quils doublaient en la partageant. Ceux qui auraient savour comme nous, par une soire dautomne, les douceurs de leur solitude sur le pont du Grand-Canal, sexpliqueraient peut-tre leur indfinissable rverie. GOZLAN, Notaire, 1836, p. 80.
Paralllement, laccent est souvent mis sur les difficults de communication de lmotion. Ainsi, daprs de nombreux exemples tirs du TLFi, lmotion nest pas communicable verbalement, ou difficilement. Lmotion est de mme mentionne comme entrant de faon usuelle en association avec des adjectifs comme indicible, inexprimable, indescriptible, etc. :
INDICIBLE, adj. Angoisse, douleur, effroi, motion, pouvante, joie, mlancolie, peur, plaisir, supplice indicible ; beaut, charme, mchancet indicible.
INEXPRIMABLE, adj. SYNT. Inexprimable douceur, douleur, malaise, tristesse ; angoisse, anxit, charme, confusion, dgot, douceur, motion, plaisir, tendresse, trouble inexprimable. INDESCRIPTIBLE, adj. Bonheur, dsespoir, effroi, angoisse, beaut, motion, frnsie, joie, sensation, tristesse, volupt indescriptible. Un bonheur indescriptible attend les amis de Dieu (GREEN, Journal, 1939, p. 181) RESSEMBLANCE, subst. fm. Dans cette ressemblance de lalle un ruisseau dombre coulant sous le ciel noir et or, ils prouvaient une motion indfinissable (ZOLA, Fortune Rougon, 1871, p. 194).
68 Ce transfert renvoie une conception conforme la position platonicienne de la communication et du langage comme tant un instrument pour connatre le monde (cf. ci-dessus, page 199 et surtout infra, pages 414-423, o nous dvelopperons plus largement ce point). 69 Nous reviendrons en dtails sur ce modle de la mise en relation, pages 323-331.
soupon injustifi ; admiration, confiance, considration injustifie ; angoisse, attitude, crainte, motion, impulsion, opinion injustifie ; accusation, attaque, colre, condamnation, contrainte, critique, gnralisation, haine, protestation, variation dhumeur injustifie ; augmentation, prtention injustifie.
INJUSTIFI, -E, adj. SYNT. Engouement, succs injustifi ; renoncement, remords, scrupule injustifi ; blme, ddain, reproche,
Il est ainsi tentant dtablir une corrlation entre cette difficile verbalisation et la ncessit frquemment affirme dune traduction de lmotion pour exprimer celleci :
ACCENT, subst. masc. A. Inflexion particulire de la voix traduisant et permettant de reconnatre comme authentique une motion, un sentiment. ATTENDRISSEMENT, subst. masc. 3. Ce qui traduit ou exprime un mouvement de sensibilit, dmotion.
2, interj. 3. [Pour traduire une motion : surprise, colre, impatience, menace] [] 1. Vieilli. [Souvent en phrase interr., pour attirer lattention et traduire une forte motion, un tonnement, une colre, etc.] Or !
CHROMATIQUE1, adj. et subst. fm. Rien ne lui servira [au peintre] sil ne traduit pas linstant (...) lmotion psychologique dans un langage chromatique (C. MAUCLAIR, De Watteau Whistler, 1905, p. 66). COLRE, subst. fm. A. 1. [En parlant dune pers.] Vive motion de lme se traduisant par une violente raction physique et psychique. CONTRACT, E, part. pass et adj. A. Qui est crisp, durci, tendu et traduit lmotion ou quelque sentiment intrieur. DESSINATEUR, TRICE, subst. Elle [Bettina] a le don de lexpression, et, musicienne, dessinatrice, pote, trouve toujours le moyen de traduire ses motions (BGUIN, me romant., 1939, p. 240).
HASARDER, verbe trans. Elle comprit au pli qui lui barrait le front quil cherchait des mots prcis, attentif traduire une motion quil navait jamais encore exprime (...) il essayait dentrevoir les limites prcises o il pourrait se hasarder (ROY, Bonheur occas., 1945, p. 409).
INTIMISTE, adj. Les intimistes [Cottet, Simon, Blanche...] ont prouv quils avaient profit de limpressionnisme mais sont alls dans une direction toute diffrente en cherchant traduire les motions de conscience (MAUCLAIR, Matres impressionn., 1923, p. 200). PLE, adj. Sans compl. ou dans la loc. en tre tout ple. [Pour traduire un sentiment de peur, dangoisse, une forte motion] TRANSPIRATION, subst. fm. Le prvenu est un gros homme (...) dont lmotion se traduit par un croissant de transpiration sous les aisselles, sur la blouse (GONCOURT, Journal, 1860, p. 764).
DISCOURS DE LMOTION
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TRANSPOSER, verbe trans. Le langage, intellectuel dans sa racine, ne peut traduire lmotion quen la transposant par le jeu dassociations implicites (BALLY, Lang. et vie, 1952, p. 83)
VERMEIL, -EILLE, adj. et subst. [En parlant dune motion, dun sentiment intense] Qui se traduit par la rougeur du teint. VIOLAC, -E, adj. ;VIOLACES, subst. fm. plur. Fam. [P. mton. ; en parlant (dune manifestation) dune motion, dun sentiment] Qui est trs vif, intense, et se traduit par une coloration violace du visage. VIOLET, -ETTE, adj. et subst. masc. Fam. [En parlant dune motion, dun sentiment ; souvent dans un cont. mtaph.] Qui est trs vif, intense et se traduit par une coloration violette du visage.
Profondeurs et surface
Comme nous lavons dj signal plus haut, la notion de profondeur est trs frquemment utilise en rapport avec lmotion. Dans ce contexte, la traduction qui vient dtre voque, ce processus de transposition, sont cohrents avec une conception de lmotion comme une entit cache, dissimule dans des profondeurs prcisment, et inaccessible depuis une surface o nous nous trouverions ou du moins vers laquelle nous devrions nous efforcer de la faire affleurer, merger. Comme si lmotion, dont nous avons soulign la qualit liquide qui peut lui tre attribue, gisait elle-mme au fond dun ocan la vie psychique toute entire.
AFFIRMER, verbe trans. On sait du reste, que non seulement pour se rpandre, mais aussi pour acqurir toute leur force, ces vrits presque muettes, ces convictions et ces motions latentes, ont besoin dtre affirmes, rptes, amplifies par la parole ou par la plume, tant quenfin elles paraissent aussi anciennes que lglise, ce quelles sont en effet, et quelles deviennent des lieux communs. H. BREMOND, Hist. littraire du sentiment religieux en France, t. 3, 1921, pp. 28-29. AIMER, verbe trans. Il y a au fond de cela une motion qui sans cesse affleure et donne ces phrases contenues et svres une sorte de palpitation. J. GREEN, Journal, 1949, p. 295.
La profondeur associe lmotion semble en fait tre celle de la conscience univers accueillant et engendrant lmotion fond o se dissimulent les motions lorsquelles se trouvent en ltat de latence (cf. ci-dessus) :
REFLUER, verbe intrans. Remonter, resurgir lesprit venant des profondeurs de la conscience. motions qui refluent
sur qqn. Puis, avec le flot de paroles qui jaillit des larmes heureuses, elle reprit, comme si, dans lmotion et lpanchement de sa joie, toute son enfance refluait son cur (GONCOURT, G. Lacerteux, 1864, p. 4).
Un rapport peut tre propos entre cette opposition entre profondeur et surface, et celle entre extriorit et intriorit de la personne voque plus haut70.
La mtaphore pathologique
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Lassociation de lmotion la maladie se retrouve de faon prpondrante dans des discours savants. La chose peut se comprendre comme consquence de la tendance des discours pathologisants se construire comme des discours dexpertise. Dans le TLFi, on trouve ce rapprochement entre motion et pathologie dans les dfinitions et les commentaires, mais pas dans les exemples ni dans les citations (o les allusions sont plus indirectes) :
PALPITANT, -ANTE, part. prs. et adj. [En parlant du coeur] Qui est pris de palpitations, sous leffet dune cause pathologique ou dune motion.
PALPITER, verbe intrans. [Le suj. dsigne le coeur] Battre plus fort, irrgulirement, sous leffet dune cause pathologique ou dune motion.
SURVEILLER, verbe trans. Sa grande prtention tait au calme et personne ntait aussi troubl que lui : il se surveillait pour arrter ces motions de lme quil croyait nuisibles sa sant (CHATEAUBR., Mm., t. 2, 1848, p. 27).
Lassociation entre motion et maladie tend assimiler, par analogie, celle-l lanormalit qui est suppose caractriser celle-ci. Et de faon rpandue, cette anormalit est mtonymiquement un dsordre provoqu par lmotion :
PALPITANT, -ANTE, part. prs. et adj. [En parlant (dune autre partie) du corps] Qui est anim de mouvements rapidement rythms ou dsordonns, sous leffet dune motion. Jtais mu, tremblant, palpitant comme si jallais me trouver en prsence dune matresse adore et redoute (CHNEDOLL, Journal, 1822, p. 112).
PALPITATION, subst. fm. [ propos (dune autre partie) du corps] Mouvement rapidement rythm ou dsordonn, d une motion.
PALPITER, verbe intrans. [Le suj. dsigne une autre partie du corps ou un anim] tre anim de mouvements rapidement rythms ou dsordonns sous leffet dune motion.
La mtaphore de la maladie se dcline amplement dans la verbalisation des effets pathogniques de lmotion troubles, perturbations, alination, paralysies et autres effets incapacitants, etc. comme nous le verrons en dtails plus loin71 lorsque nous aborderons les dynamiques de lmotion. Il faut noter que, contrairement dautres mtaphores (liquides, animales, etc.), la maladie napparat quasiment pas dans la verbalisation de la raction aux effets de lmotion. Nous pouvons sans doute supposer que cette absence peut se comprendre comme un reflet de la longue impuissance historique, ou du moins la faible efficacit, de nos socits face la maladie, ceci tant associ une conception de la thrapeutique comme technique de rparation ou de rtablissement plutt quune pratique de la bonne sant comme art de vivre. Si nous reviendrons sur les diffrents symptmes de lmotion que nous tudierons en dtails plus loin, nous pouvons ds maintenant nous attarder un instant, titre dexemple, sur lassociation entre lmotion et la fivre :
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DISCOURS DE LMOTION
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PALPITATION, subst. fm. ... sa vie [du sicle] semble une fivre (...) si dans cette fivre il entre bien des motions passagres, de mauvais caprices, dengouements la minute, il y a aussi l-dedans de bien nobles palpitations, une srieuse flamme, des torrents de vie et de gnie... SAINTE-BEUVE, Prem. lundis, t. 2, 1833, p. 154. PASSION, subst. fm. ) Domaine du comportement physique ou psychique. Expression intense des motions, des sentiments. Synon. ardeur, chaleur, lan, exaltation, feu, fivre, transport.
FBRILE, adj. Quant la dame en noir, il tait visible quelle faisait un effort inou pour dissimuler le sentiment deffroi qui perait, malgr tout, son regard troubl, pour nous cacher lmotion qui lui faisait fbrilement serrer le bras de son jeune compagnon (G. LEROUX, Parfum, 1908, p. 144). JONGLER, verbe intrans. Amour de rve, rve damour, motion imprcise et dlices du songe finissent par composer, sous la plume dun personnage en proie la fivre, un hymne singulier, o la virtuosit se divertit jongler avec les mots en libert. BGUIN, me romant., 1939, p. 274.
TOMBER1, verbe ... Marthe ne quittait gure son amie, se sentant gagne par lmotion et la fivre des derniers prparatifs [de la noce] (...) Elles travaillaient (...), envahies soudain de joies enfantines (...). Leur nervement, loin de tomber, ne faisait que crotre de jour en jour, par une sorte de contagion qui les gagnait. MOSELLY, Terres lorr., 1907, p. 186.
QUIET, QUITE, adj. A.[En parlant dune pers., de lme, de lesprit] Qui est tranquille, dpourvu dinquitude, de soucis, de passions. Ils sont fort tranquilles tous les deux, sans motion et sans fivre, admirablement quiets, parce quils savent nen pas douter, lun quil va tre prsident, lautre quil ne le sera pas (BARRS, Cahiers, t. 5, 1906, p. 17).
Lassociation entre motion et fivre, passe notamment par une communaut de symptmes.
SUEUR, subst. fm. b) ca 1260 transpiration provoque par la fivre ou une motion quelconque (ROBERT DE BLOIS, Beaudous, 1050, ibid. : Puis sue une froide sueur) TREMBLER, verbe intrans. 1. tre agit dune srie de lgers mouvements musculaires convulsifs souvent accompagns dune sensibilit thermique et provoqus par la fivre, le froid, ou par une violente motion.
Outre certaines manifestations semblables (tremblements, chaleur, etc.), fivre et motion partagent galement des mtaphorisations plus gnrales, quil sagisse dexprimer leur intensit, leurs mouvements (passer, tomber ou retomber), ou de leurs actions (fivre et motion peuvent toutes deux tre assimiles par exemple un animal dvorant la personne).
La mtaphore gravitationnelle
Quatrime champ mtaphorique, celui qui assimile lmotion un poids, un fardeau.
CUR, subst. masc. Verbe + sur le cur. Avoir qqc./un poids, en avoir gros/lourd [Tapait les pieds dun air rageur... devait en avoir gros sur le cur (ZOLA, Son Excellence E. Rougon, 1876, p. 247)], garder qqc., peser (lourd), rester [Quelle est juste lexpression populaire des paroles qui restent sur le cur ! Cellesl faisaient un bloc dans ma poitrine (BERNANOS, Journal dun cur de campagne, 1936, p. 1085)] sur le cur.
Associe la notion de poids, lmotion peut de faon attendue peser , et par-l mme tre plus ou moins pesante , lourde ou lgre .
PLANER2, verbe intrans. En partic. Peser dune manire menaante, constituer une prsence menaante. motion, incertitude,
EMPLOI, subst. masc. Londres, le dimanche, est une ville morte, dun pesant ennui. Fort heureusement, jai lemploi de ma journe. Dabord, une longue visite lambassadeur de Belgique (MICHELET, Chemins Europe, 1874, p. 41).
GNER, verbe trans. Lmotion douce et lourde continuait de gonfler et de gner sa poitrine (MALGUE, Augustin, t. 2, 1933, p. 63). TARTINE, subst. fm. Jai dbit ma tartine sans la plus lgre motion, et on a applaudi trs-poliment (MRIME, Lettres une inconnue, t. 1, 1854, p. 341).
Mais la plupart du temps, cest la lourdeur qui est voque. Ainsi trouve-t-on souvent une motion qui accable (cest--dire, toujours selon le TLFi, qui fait ployer sous une charge physique ou morale excessive, de manire anantir toute possibilit ou volont de raction ) :
ACCABL, E, part. pass, adj. et subst. a) Les subst. rencontrs dans les compl. circ. peuvent se classer comme suit du point de vue de leur frq. : trs frq. : affaires, besogne, chaleur, douleur, fatigue, lassitude, malheurs, maux, poids, sommeil, travaux, tristesse ; frq. : chagrin, ennui, fardeau, infirmits, lettres, maladies, nombre, pense, remords, sentiment, soucis, souvenirs, visites ; moins frq. : ge, air, amour,
angoisse, annes, beaut, btise, caresses, compliments, correspondance, coups, courses, dsespoir, motion, vnement, faiblesse, gloire, honte, ide, ignorance, impts, indiffrence, injures, mpris, misre, mort, occupations, outrages, ouvrages, peine, perte, peur, questions, richesses, rigueurs, silence, soif, soleil, solitude, souffrance, stupeur, vie, vieillesse. b) Adj. et part. associs accabl : trs frq. : triste ; frq. : bloui, fatigu, las, lourd, malade, morne, muet, souffrant ; moins frq. : abandonn, absorb, affaibli, affaiss, afflig, amer, ananti, bas, charg, combl, couch, dsespr, dsol, crasant, effray, enivr, puis, tonn, exalt, faible, heureux, immobile, incapable, lche, lamentable, malheureux, misrable, mort, mou, mourant, pauvre, pendant, perdu, pesant, press, rsign, seul, silencieux, stupfait, stupide, surpris, tourment, vaincu.
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ACCABLER, verbe trans. Les subst. apparaissant le plus souvent dans les compl. du verbe sont : trs frq. : caresses, injures, invectives, mpris, questions ; frq. : colre, compliments, ddain, douleur, haine, lettres, maux, poids, reproches, sarcasmes, tendresses, travail ; moins frq. : affaires, amiti, amour, arguments, bont, cadeaux, calomnies, conseils, demandes, dsespoir, loges, ennui, fardeau, force, gloire, honneur, honte, impts, injustices, insultes, ironie, louanges, maldictions, malheurs, menaces, mots, outrages, paroles, peine, plaisanteries, politesses, preuves, prvenances, railleries, recommandations, regards, rigueurs, soins, torts, tristesse.
Outre donc la frquence de lemploi de motion comme complment circonstanciel du verbe accabler, il faut noter les associations significatives entre ce verbe et les formes adjectivales, et des termes apparents lmotion ou dont motion peut tre considr comme un hyperonyme. Ici encore on retrouve les mlanges entre actant et act voqus dj plus haut :
MOUVANT, ANTE, part. prs. et adj. ... elle a chant dune voix aux inflexions mouvantes les motions du cur que la pense de la mort accable ; ... Arts et litt. dans la socit contemp., 1936, p. 4209.
Ce poids de lmotion peut tre, ici encore, trait principalement de deux manires. La premire, celle que nous avons vue dans les exemples mentionns jusquici, cest-dire faisant de lmotion elle-mme une charge qui menace dune faon ou dune autre (lcrasement, la chute, lcroulement, etc.).
VIBRANT, -ANTE, adj. Voix forte et charge dmotion, dexaltation. FRAIS1, FRACHE, adj., adv. et subst. Carlotta, crase par les motions des jours prcdents, avait dormi magnifiquement, rassure, et repose, frache, ce matin, elle avait une beaut daurore et une jeunesse que Quesnel ne lui connaissait pas. ARAGON, Beaux quart., 1936, p. 488. EFFONDRER, verbe trans. Scrouler, sabandonner sous leffet dune motion, dune douleur.
La seconde est ascendante au contraire. Lmotion est cette fois un poids qui est soulev. Lemploi de ce verbe est trs frquent. Cette mtaphore est utilise pour parler du mode de production, de cration ou dengendrement de lmotion. On retrouve donc ici la mtaphore de la profondeur originelle de lmotion, do elle est extraite ou puise .
ANTI(-)AMRICAIN, AINE, adj. David Greenglass (...) tait le beau-frre dEthel Rosenberg (...). Son tmoignage fut le principal chef daccusation contre ce couple dont la condamnation mort en 1951 et lexcution en 1953 pour espionnage en faveur de lUnion Sovitique soulevrent une grande motion dans le monde entier et furent largement exploites par la propagande antiamricaine. (B. GOLDSCHMIDT, LAventure atomique, 1962, p. 86.) JUGEMENT, subst. masc. Ne jugez point. Tout jugement porte en soi le tmoignage de notre faiblesse. Pour moi, les jugements quil me faut porter quelquefois sur les choses sont aussi flottants que les motions quils soulvent (GIDE, Journal, 1892, p. 31)
PHNOMNE, subst. masc. On peut mme parler dunanimit, tant le phnomne de la drogue soulve lmotion des braves gens en Corse (Libration, 14 janv. 1986, p.16, col. 2).
SERGENT, subst. masc. Les quatre sous-officiers en garnison La Rochelle qui furent arrts et guillotins Paris en 1822 pour avoir entretenu des relations avec la socit secrte des Carbonari et dont la condamnation mort souleva une intense motion dans les milieux libraux.
Notons au passage que ce soulvement, sil ne concerne pas un collectif, une foule, etc. mais une personne, est intrieur :
FLOT1, subst. masc. La Missa Solemnis npuisait point, pour Beethoven, le flot dmotions et de penses, que soulevait en lui lide de la messe (ROLLAND, Beethoven, t. 2, 1937, p. 331) LARME, subst. fm. Et ce sujet brlant, la prsence de Jenny, cette solitude soulevaient en lui une telle motion, que sa voix strangla et que ses yeux le piqurent comme sil allait clater en larmes (MARTIN DU G., Thib., Belle sais., 1923, p. 962).
Il faut ajouter enfin quen assimilant lmotion et le fardeau ou le poids, cette mtaphorisation associe lmotion et les mouvements (en particulier ascendants et descendants) quelle incarne ou quelle provoque, prolongeant ainsi le sens premier du vocable motion mme si celui-l est vieilli72.
amricains sortir de leurs fox-holes et courir en rond (...) sous la mitraille, pris dune ingouvernable pouvante qui les obligeait sexposer au danger mme quils redoutaient le plus (GREEN, Journal, 1944, p. 168). Mme dans ce monde o ltre sabandonne des forces ingouvernables, il est dinvisibles courants qui nous portent les uns vers les autres (BOSCO, Mas Thot., 1945, p. 79).
Je mappuierai ici sur ltude de L. Talmy sur les principes conceptuels vernaculaires de la dynamique des forces73. L. Talmy travaille dans le cadre de la cognitive semantics, ce qui implique une approche et des prsupposs que je ne reprendrai pas mon compte, en particulier au sujet de la structure cognitive et de ses rapports avec le langage74 ; nanmoins, il met en vidence des schmas de
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Cf. ci-dessus la citation de lentre MOTION, subst. fm. du TLFi, page 203. Cf. TALMY Leonard, Force Dynamics in Language and Cognition , op. cit.
On peut relever titre dexemple : This approach includes the idea that language uses certain fundamental notional categories to structure and organize meaning, but that it excludes other notional
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fonctionnement qui me semblent pour le moins pouvoir modliser des habitudes sociolinguistiques rpandues dans nos socits. L. Talmy remarque en effet que, de manire gnrale, nous parlons de nombreux processus comme dun rapport entre deux entits (objets, personnes, etc.) exerant chacune une force sur lautre, cest-dire plus exactement selon une dynamique de deux forces opposes et sopposant, la premire quil appelle lagoniste sur laquelle laccent et lintrt des interlocuteurs sont ports, et lautre lantagoniste , qui est considre pour leffet quelle a sur lagoniste :
Underlying all more complex force-dynamic patterns is the steady-state opposition of two forces []. The primary distinction that language marks here is a role difference between the two entities exerting the forces. One force-exerting entity is singled out for focal attentionthe salient issue in the interaction is whether this entity is able to manifest its force tendency or, on the contrary, is overcome. The second force entity, correlatively, is considered for the effect that it has on the first, effectively overcoming it or not. Borrowing the terms from physiology where they refer to the opposing members of certain muscle pairs, I call the focal entity the Agonist and the force element that opposes it the Antagonist. 75
Il me semble essentiel, pour le propos qui nous occupe ici, dinsister sur le caractre contradictoire de cette dynamique vernaculaire des forces avec la thorie dynamique scientifique76, et cela en chacun de ses lments (principe dinertie, intensits gales des forces, rsultats distribus de linteraction, etc.). Tout dabord, les objets considrs semblent en effet anims dune tendance intrinsque au mouvement (et donc laction) ou au repos (autrement dit linaction), tendance que mettent en uvre les forces exerces :
As language treats the concept, an entity is taken to exert a force by virtue of having an intrinsic tendency towards manifesting itthe force may be constant or temporary, but it is in any case not extrinsic. 77
Ensuite les forces opposes sont prsentes comme ayant des intensits relatives diffrentes ; la force rsultante ne sexerce enfin que sur lagoniste, do il dcoule une action ou une inaction du premier objet :
As language treats this, the entity that is able to manifest its tendency at the expense of its opposer is the stronger. [] Finall, according to their
categories from this role. The included categories are most directly evident across languages as the categories of concepts that are expressed by closed-class formsor, broadly speaking, by grammar such as inflections and particles, as well as grammatical categories, relations, and constructions (TALMY Leonard, ibid., pp. 410-411). 75 TALMY Leonard, ibid., p. 413 (soulign par lauteur).
76 ce sujet, L. Talmy souligne en revanche la proximit entre dune part la prsentation freudienne du conflit entre le a et le Surmoi, et dautre part les schmas de fonctionnement smantico-syntaxique quil met en vidence (cf. ibid., pp. 460-461). 77 TALMY Leonard, ibid., p. 414.
Dune manire gnrale, nous avons lhabitude de prsenter, de faon explicite ou non, le rapport de lmotion avec la personne mue comme une interaction de forces exerces par chacune, et nous verrons en dtails plus loin lanalyse de cette interaction79. Mais plus spcifiquement, cet aspect prt lmotion nous permet ds maintenant de la rapprocher de, ou de lassimiler , certains phnomnes dangereux et violents, en particulier des cataclysmes climatiques ou naturels. Cest lune de nos faons dexprimer tout la fois son inconstance, son imprvisibilit et son intensit. Pour cela, parmi les phnomnes ou les lments naturels qui nous sont familiers, nous retenons essentiellement la tempte, locan, lexplosion en particulier volcanique. Ces associations sappuient ou construisent des analogies entre microcosme (si lon considre que lmotion est intrieure, individuelle et personnelle) et macrocosme.
ACCS2, subst. masc. La surprise est beaucoup plus complique quun rflexe. Il est vrai que lmotion-choc mime le rflexe ; le ras de mare quest laccs de peur ou de colre, lexplosion de joie ou la crise de dsespoir donnent davantage le change : la surprise ne permet pas cette confusion. P. RICUR, Philosophie de la volont, 1949, p. 238.
Selon laspect sur lequel laccent veut tre port, cette analogie dcline lmotion de faon trs variable. Ainsi le caractre diffus ( vaporeux presque) peut-il, par exemple, tre exprim par lassociation de lmotion au nuage :
ROUGEUR, subst. fm. Elle ressentit une motion extraordinaire. Dabord elle devint toute blanche, le sang affluant au cur ; puis, la raction se faisant, une rougeur aimable lui couvrit comme un nuage rose le front, les joues, et ce quon entrevoyait de son sein sous la gorgerette (GAUTIER, Fracasse, 1863, p. 481).
EMBUER, verbe trans. B. P. anal., avec un sens factitif. Voiler (les yeux) de larmes, notamment sous leffet dune motion. Lide (...) dembuer de grosses larmes ces jolis yeux clairs lui parut insupportable (A. DAUDET, Nabab, 1877, p. 92).
Lmotion peut donc tout dabord tre mtaphorise comme une tempte, un orage, ou inversement, comme nous lavions vu avec lexemple particulier de la colre en introduction de cette tude80.
RAFALE, subst. fm. [En parlant dun sentiment, dune motion] Certaines circonstances trop affreuses pour ntre pas relles et, dailleurs, promptement suivies de quelle rafale dhorreur ! (BLOY, Femme pauvre, 1897, p. 222).
78 79
Le travail de L. Talmy, que je ne dveloppe pas davantage, consiste tudier en dtail, les diffrents scnarios que nous envisageons pour linteraction entre lagoniste et lantagoniste. Ce travail me servira darchitecture ltude spcifique de linteraction avec lmotion telle que nous la mettons en mots, et en particulier suivant une rhtorique de la raction (cf. ci-dessus, pages 217-223 et plus loin, pages 331-357), cest--dire de rapports de forces forces, et explicitement dopposition et de lutte. 80 Cf. ci-dessus, pages 195 et suivantes.
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BOTTINE, subst. fm. La princesse vtue de noir, une jambe croise sur lautre, agite fivreusement dans le vide une bottine colre. Elle a les lvres serres pour ne pas parler, pour enfermer en dedans la tempte de ses motions, qui de temps en temps, cependant et malgr elle, jaillit dans une espce de brve imprcation, quelle brise et interrompt presque aussitt, pour reprendre son masque ferm et rebattre lair de sa bottine... E. et J. DE GONCOURT, Journal, 1870, p. 580. MOTION, subst. fm. Il [labb Mouret] tait rest le visage tourn vers les rideaux, suivant sur la transparence du linge (...) toutes les motions du ciel. ZOLA, La Faute de lAbb Mouret, 1875, p. 150.
INAFFECT, -E, adj. A. Qui nest pas affect (v. affect2 II), branl, touch ; qui ne ressent pas dmotion, de trouble. 1. [En parlant du physique dune pers.] La figure grisonnante (...) restait inaffecte, immobile et douce sous lorage (MALGUE, Augustin, t. 2, 1933, p. 470). JUDICIEUX, -EUSE, adj. En vain les Adolphe et les Ren se croient le privilge de leurs orages; tous les jeunes curs sensibles passent peu prs par les mmes phases dmotion, comme plus tard les judicieux arrivent aux mmes rsultats dexprience (SAINTE-BEUVE, Penses, 1846, p. 34).
temps, univers intrieur ; action, agitation, angoisse, beaut, certitude, colre, motion, existence, flamme, force, grce, harmonie, joie, jubilation, libert, loi, misre, ncessit, parole, rvolte, richesse, satisfaction, tempte intrieure.
INTRIEUR, -EURE, adj. et subst. masc. SYNT. Combat, conflit, dbat, dmon, dialogue, quilibre, tat, feu, monde, regard, rve, sentiment, silence,
GIRATOIRE, adj. La houle de lmotion soulevait sa poitrine, comme un cyclone giratoire soulve une famille de baleines (LAUTRAM., Chants Maldoror, 1869, p. 247).
Comme lillustre ce dernier exemple, la tempte peut galement tre celle de locan, rejoignant ici la mtaphore hydraulique de lmotion81. Do les images rfrant aux mouvements de la mer, quil sagisse de consquences mtorologiques ou de lagitation due aux mares.
HOULEUX, -EUSE, adj. 2. [Au plan objectif ; en parlant dune pers. ou dune assemble qui sagite, gronde sous lempire de sentiments violents, tumultueux ; p. rf. aux flots agits par une forte houle]
Public, parlement houleux. Ce soir, sur les boulevards, la foule, limmense foule des jours mauvais, une foule agite, houleuse, cherchant du dsordre et des victimes (GONCOURT, Journal, 1870, p. 610). Houleuse encore des motions de cette journe (...) elle tapotait nerveusement le trottoir du bout de son parapluie (BLOY, Hist. dsobl., 1894, p. 140).
DIVINATION, subst. fm. il [tienne] avait trouv de mystrieuses correspondances entre ses motions et les mouvements de lOcan. La divination des penses de la matire dont lavait dou sa science occulte, rendait ce phnomne plus loquent pour lui que pour tout autre. BALZAC, LEnfant maudit, 1831-36, p. 386. REFLUER, verbe intrans. Remonter, resurgir lesprit venant des profondeurs de la conscience. motions qui refluent sur qqn.
Puis, avec le flot de paroles qui jaillit des larmes heureuses, elle reprit, comme si, dans lmotion et lpanchement de sa joie, toute son enfance refluait son cur (GONCOURT, G. Lacerteux, 1864, p. 4).
FLOT1, subst. masc. La Missa Solemnis npuisait point, pour Beethoven, le flot dmotions et de penses, que soulevait en lui lide de la messe (ROLLAND, Beethoven, t. 2, 1937, p. 331).
81
Toujours dans le registre aquatique, mais sans allusion locan, on trouve aussi des assimilations de lmotion au fleuve, en particulier ses manifestations les plus dynamiques ou violentes.
SOURCILLER1, verbe intrans. Vous ne saurez jamais les torrents dmotions qui mont labour le cur en lisant la page de votre lettre o vous me parlez de tout cela. Non, je ne vous crirai jamais rien qui puisse vous faire sourciller (BALZAC, Lettres tr., t. 2, 1842, p. 48). SOURDRE, verbe intrans. En un instant toutes ses motions de jeunesse lui sourdirent au cur (BALZAC, Fille yeux dor, 1835, p. 363).
DGEL, subst. masc. Je mpanouissais. Je me rappelle ce dgel de tout mon tre sous ton regard, ces motions jaillissantes, ces sources dlivres (MAURIAC, Nud vip., 1932, p. 46). AMATEUR, subst. et adj. ... Madame Formose, en costume de bayadre, vint changer le cours des motions de la foule. Sa poitrine norme tait tasse dans un maillot couleur de chair tout fait provoquant pour les amateurs des beauts importantes. Une jupe de gaze ne servait qu allumer la curiosit des yeux, ... CHAMPFLEURY, Les Bourgeois de Molinchart, 1855, p. 177.
Nous recroiserons la mtaphore fluviale plus loin lorsque nous nous attarderons sur les ractions lmotion laquelle, donc, il peut tre par exemple donn libre cours ou au contraire qui peut tre canalise , etc. Par ailleurs, la violence de lmotion que nous avons dtaille plus haut82 et que lon a retrouve voque dans les mtaphores de la tempte ou de locan, est galement verbalise comme les phnomnes sismiques ou volcaniques, soit pour insister sur les dgts, cest--dire sur les consquences, soit directement pour parler de la puissance du processus (conu ici comme des secousses83) ou de sa nature igne84 (auquel cas la distinction entre la dangerosit du phnomne et celle de ses consquences est peu pertinente) et/ou soudaine85 (voire donc, explosive).
SISME, subst. masc. en partic., phnomne de cette nature ressenti par la population, soulevant lmotion et pouvant prendre des allures de catastrophe. MOTION, subst. fm. Les motions ressemblent, selon lexpression de M. Pradines, des sismes mentaux (J. VUILLEMIN, Essai signif. mort, 1949, p. 111).
82 83 84 85
Cf. plus haut pages 240-242. Cf. infra, pages 298 et suivantes. Cf. plus bas, pages 273-277. Cf. ci-dessous, pages 320-323.
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BRANLER, verbe trans. La sacristine mourut la premire. Lmotion avait t trop forte pour cette simple femme. Elle navait pas dout un moment de la Providence ; mais tout cela lavait branle. RENAN, Souvenirs denfance et de jeunesse, 1883, p. 53.
MU, UE, part. pass et adj. Au fig. 1. Secou par une motion (cf. motion B 2 a).
MOTIF, IVE, adj. SYNT. Accs, comportement, facteur, geste, langage motif ; agitation, crise, explosion, raction, tension
motive.
ASSAGISSEMENT, subst. masc. 2. Mais on ne comprendrait pas lhabitude si on ny voyait quun prolongement de ces premiers savoirfaire que nous navons pas appris : selon une vue de Hegel, elle est un assagissement des puissances explosives, une domestication de lmotion. RICUR, Philos. de la volont, 1949, p. 235.
FROIDEMENT, adv. En gardant son calme, en contrlant ses sentiments, ses motions ; en ntant pas ardent, passionn. Examiner froidement un problme. [Napolon Ier] parle froidement, sans passions, sans prjugs, sans ressentiment, des circonstances et des personnes qui remplissent sa vie (LAS CASES, Mmor. Ste-Hlne, t. 1, 1823, p. 207).
PROPULSIF, -IVE, adj. et subst. masc. Parce que nous nous trouvons devant la cendre dune motion teinte, et que la puissance propulsive de cette motion venait du feu quelle portait en elle (BERGSON, Deux sources, 1932, p. 47).
CONDENSATION, subst. fm. Lmotion ne de la prsence et de la condensation du drame svanouit avec le dcor (VALRY, Varit V, 1944, p. 185).
HABILET, subst. fm. Il ne dira pas quil a eu du chagrin ; non ; dabord par pudeur virile , ensuite par habilet artistique qui fait natre lmotion en la dissimulant (PROUST, Temps retr., 1922, p. 745). IMPUISSANCE, subst. fm. ... lmotion, en tant que telle, nat, quand devant la menace il ny a plus rien faire. Et la reprsentation de cette impuissance mesure la distance qui spare laffection que lhomme prouve devant la mort de laversion dont la douleur dclanche le mcanisme chez lanimal. J. VUILLEMIN, Essai signif. mort, 1949, p. 130.
RAILLER, verbe trans. Jessayais de railler les motions trs sincres que faisaient natre en moi les couplets patriotiques (LARBAUD, Barnabooth, 1913, p. 122).
SECOUER, verbe trans. Lmotion ne de Giotto avait le droit dtre grande, et aussi leffet de tant dautres belles choses secouantes (MALGUE, Augustin, t. 2, 1933, p. 133). SUSCITER, verbe trans. Faire natre un sentiment. Susciter ladmiration, langoisse, la colre, la crainte, la curiosit, lmotion, lenthousiasme, lintrt, la peur. TROUBLANT, -ANTE, part. prs. et adj. En partic. Qui fait natre une motion amoureuse, un dsir charnel. TROUBLER, verbe trans. 2. a) Faire natre un tat motif qui altre, perturbe le calme intrieur dune personne. Regard, lettre,
spectacle, souvenir qui trouble ; troubler lme, le cur. Je ne veux noter ici que lmotion de retrouver vivant ce livre de Barbusse [LEnfer] que je croyais mort, et qui, adolescent, mavait troubl et mme boulevers (MAURIAC, Nouv. Bloc-Notes, 1958, p. 77).
AMOUR, subst. masc. (except. fm.) Or, ce rapport ne comportait absolument rien de passionnel, bien quil engendrt la plus grande motion et quil se dveloppt en une affection sans limites et sans fin. P. DRIEU LA ROCHELLE, Rveuse bourgeoisie, 1939, p. 120. PERCEPTION, subst. fm. Nos perceptions du monde physique sorganisent en nous (...) sous forme dimages qui reprsentent avec le plus de fidlit possible ce qui se passe autour de nous. Mais perceptions, sensations, ne tombent jamais dans un terrain neutre ; elles engendrent immdiatement une raction affective, une motion, qui varient selon la nature de ce qui les provoque, mais aussi selon la nature de celui qui les reoit. HUYGHE, Dialog. avec visible, 1955, p. 313.
Lveil de lmotion sous-entend que celle-ci est un tre qui dort en la personne.
NEUF2, NEUVE, adj. et subst. masc. Laffection dont elle se sentait entoure (...) et puis aussi ce cadre nouveau, ce pays superbe (...) veillaient en elle des motions neuves (MAUPASS., Mt-Oriol, 1887, p. 87).
MOUVOIR, verbe trans. Au fig. Remuer, toucher, veiller. VEILLER, verbe trans. a) veiller un sentiment en qqn ; veiller de la dception, un espoir en qqn. Comment vous dire tout ce quveille dmotion en moi un article de vous ? (HUGO, Corresp., 1872, p. 312).
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AMBIVALENCE, subst. fm. Le ngativisme est un symptme compliqu [...] Daprs Bleuler les causes [...] sont : [...] Lambivalence qui, la mme ide, rveille deux motions opposes et la mme pense, deux penses de force oppose.
Enfin, et de faon plus englobante, lmotion peut tre assimile un corps vivant. Laction sur lmotion est alors exprime comme celle quon aurait sur ce corps. Sil sagissait de son apparition, cest sa naissance qui tait voque, sil sagit maintenant de la faire disparatre, cest sa mort ou lun des moyens dy parvenir qui est mentionn :
EXTENSION, subst. fm. 1. ... lmotion ne survit (...) pas gnralement, ou tant sen faut, la disparition de ses causes externes (...). Au contraire, le sentiment dborde lextension temporelle de son occasion externe autant par le pass que par lavenir. VUILLEMIN, Essai signif. mort, 1949, p. 116. CONSIDRER, verbe trans. Il rallia en hte ses ides, touffa ses motions, considra la prsence de Javert (HUGO, Les Misrables, t. 1, 1862, p. 272).
fondit en larmes et (...) sa litanie dsole steignit dans ltouffement de longs sanglots spasmodiques (E. DE GONCOURT, lisa, 1877, p. 247). Un lment dangereux, quelque chose de dchan par instants, ct dune intellectualit constante (...) : des crises spasmodiques de passion jointes cette nergie continue de pense abstraite (BOURGET, Disciple, 1889, p. 68).
Lmotion, mtaphorise comme animal sauvage, voire comme prdateur, comme fauve, nen est pas moins, pour autant, lobjet dun contrle (cf. infra). De faon attendue, ce contrle devient alors, dans ce contexte, un domptage.
DOMPTER, verbe trans. De petites motions aisment domptables (MOUNIER, Trait caract., 1946, p. 243).
De faon frquente, cet animal sauvage apprivoiser est dangereux (la rciproque est videmment aussi pertinente). La comparaison avec un prdateur, plaant la personne mue en position de proie, est alors aise.
PROIE, subst. fm. Au fig. Qqn (est) en proie qqc. (subst. dsignant un mal physique ou moral, un sentiment, une motion).
HALETER, verbe intrans. tre en proie une motion, une curiosit intense.
PANTELANT, -ANTE, part. prs. et adj. Qui est en proie une motion vive (qui coupe le souffle ) ; suffoqu, profondment boulevers. ATTENTE, subst. fm. SYNT. a) Attente abominable, angoisse, anxieuse, cruelle, dsespre, dvorante, ennuyeuse, nervante,
exasprante, extatique, fbrile, fivreuse, horrible, inlassable, irritante, merveilleuse, nostalgique, obsdante, obstine, oisive, paisible, passionne, paresseuse, recueillie, rsigne. b) tre en proie aux motions de lattente (en partic. dans la litt. amoureuse) ; tourments, transes de lattente ; anxit, sur de lattente ; tat dattente.
CYGNE, subst. masc. Il schappa, laissant David en proie lune de ces motions que lon ne sent aussi compltement qu cet ge, surtout dans la situation o se trouvaient ces deux jeunes cygnes auxquels la vie de province navait pas encore coup les ailes. BALZAC, Les Illusions perdues, 1843, p. 35.
BRIDER, verbe trans. Au fig. 1. Contenir dans certaines limites, mettre un frein la libert daction dune personne ou au dveloppement dune force instinctive. a) [Lobj. dsigne une pers.] Le classicisme formel a brid, brim Corneille (BRASILLACH, Pierre Corneille, 1938, p. 158). b) [Lobj. dsigne une motion, une passion, une facult instinctive] Brider limagination, la volont de quelquun.
Notons ici que la mise sur un mme niveau, ci-dessus, de lmotion et dune facult instinctive , revoit ce qui a t expos plus haut, savoir le caractre spontan et naturel de lmotion86. Lvocation de linstinct vient galement dans ce cas renforcer le caractre sauvage , animal , attribu lmotion.
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Enfin, nous devons noter quon ne trouve pas dans le TLFi dexpression explicite de la voracit de lmotion, mtaphorise comme un animal prdateur. Tout au plus peut-on indiquer :
ENVERS2, subst. masc., LENVERS, loc. adv. Se mettre lenvers. Devenir comme fou sous leffet dune motion violente. Cf. les loc. fig. perdre la boule, la boussole, le nord; tre aux cents coups; se ronger, se tourner les sangs.
Pourtant, comme nous le verrons87, cette voracit (comme dvoration, rongement, etc.) se rencontre de faon indirecte en particulier propos du cur lorsquil est conu comme lorgane spcifique et principal de lmotion.
mais :
SURPRISE, subst. fm. 3. a) [Corresp. surprendre A 2] Fait dtre surpris, pris au dpourvu ; tat de trouble, motion qui en dcoule. Avoir la surprise de ; tre la merci dune (trop) (forte) surprise ; tre une cause de surprise.
En effet, comme nous lavons vu plus haut89, les motions sont considres la fois comme source et rsultat, causes et effets. Dans ce cadre, nous retrouverons galement une grande ambigut dans lapplication lmotion du principe aristotlicien dopposition entre activit et passivit.
87 88 89
Cf. plus bas, pages 277 et suivantes. Nous reviendrons sur ce point au troisime chapitre (cf. ci-dessous, pages 430-434). Cf. ci-dessus, pages 217-223.
Le remplissage liquide
Pour ce qui est de la mtaphore hydraulique ou liquide, laccumulation devient ainsi un remplissage dont le contenant ou rcipient est lintriorit de la personne mue ou son cur :
EMPLIR, verbe trans. 3. Au fig. [Le contenu est dordre psychol. ; le contenant dsigne une pers. ou une partie dune pers.] Ce vers, grav dans la pierre (...) met empli dune motion infinie (BENOIT, Atlant., 1919, p. 230). [] Au fig. Les motions qui emplirent le cur de Grard sont trop vives pour tre dcrites (CHAMPFL., Avent. Mlle Mariette, 1853, p. 84). Le cur empli desprance et de crainte (LECONTE DE LISLE, Pomes ant., 1874, p. 48). Cest une joie qui emplit les curs et gagne tout le trottoir (FRAPI, Maternelle, 1904, p. 251). DCOMPOS, E, part. pass et adj. M. Widman revint, dcompos et uniquement rempli de son motion (STENDHAL, Journal, t. 4, 181112, p. 59).
GONFL, -E, part. pass et adj. [En parlant dune pers., de son tat psychique] Rempli dimpressions fortes, dmotions intenses. ENIVRER, verbe trans. [ propos de leffet la fois agrable et souvent un peu trouble de certaines sensations, motions ou excitations] Remplir dune sorte divresse. ROUGIR, verbe Qui provoque une coloration rouge de la peau sous leffet dune vive motion. Mathilde baisse son voile ; elle
sent que les transports de flicit qui remplissent son cur, vont clater dans ses yeux, et sa modestie rougit de les laisser voir (COTTIN, Mathilde, t. 2, 1805, p. 81).
Le rcipient en question est toutefois conu comme un volume limit. Laccumulation a ainsi pour consquence de le rendre plein :
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COMMENTAIRE, subst. masc. Le shake-hand plein dmotion que, en pntrant dans le vestibule de la Raspelire, et en manire de condolances pour la mort du pianiste, Brichot donna au patron, ne provoqua de la part de celui-ci aucun commentaire. PROUST, Sodome et Gomorrhe, 1922, p. 899. MOTIF, IVE, adj. P. ext. Plein dmotion cordiale et chaleureuse.
INSTRUIRE, verbe trans. Avec courtoisie, avec une solidarit pleine dmotion, je crachais tous les jours la figure de tous les aveugles. (CAMUS, Chute, 1956, p. 1517).
PASSION, subst. fm. ) Domaine des arts (litt., mus., peint.). Expression intense des motions de lartiste ou de ses personnages. Synon. chaleur, feu, flamme, lyrisme, pathtique, sensibilit. Chanter, danser avec passion ; uvre, page pleine de passion.
JOIE, subst. fm. A. motion vive, agrable, limite dans le temps ; sentiment de plnitude qui affecte ltre entier au moment o ses aspirations, ses ambitions, ses dsirs ou ses rves viennent tre satisfaits dune manire effective ou imaginaire.
GONFLEMENT, subst. masc. 2. [Le compl. dsigne une pers., son tat psychique] Intensification des impressions, des motions, plnitude des sentiments.
Le remplissage, en cours ou une fois effectu, reste nanmoins fragile et souvent menac. Comme nous lavons dj vu plus haut, lmotion risque de dborder et donc de compromettre la prennit de son confinement si rien nest fait pour le prolonger, comme si le contenu affaiblissait le contenant. Lmotion, quantit accumul et stocke, est alors prsente comme une source de danger ou comme une entit menaante, qui doit ainsi tre contenue . Il faut prciser que contenir est ici une action, un effort, plus quun tat ou une situation :
ARRIMAGE, subst. masc. Kate allait rester toute seule avec Jos-Mari. Tout le temps que dura le chargement et larrimage des mulets, elle dut contenir lmotion qui lui faisait battre le cur lapproche de leur solitude. PEYR, Matterhorn, 1939, p. 257. BERGERONNETTE, subst. fm. Christophe relut chez lui, dans le silence de la nuit, lvangile de la Passion de Jeanne ; et aucun respect humain ne lobligea plus contenir son motion. Une tendresse, une piti, une douleur infinie le remplissaient pour la pauvre petite bergeronnette, dans ses gros habits rouges de paysanne, grande, timide, la voix douce, rvant au chant des cloches, ... R. ROLLAND, Jean-Christophe, La Foire sur la place, 1908, p. 820.
CONTENIR, verbe trans. je suis le lit dun fleuve : je sens rouler un courant tumultueux ; je le contiens, cest tout. Et encore, voyez les mots ! Je ne le contiens pas toujours, ce courant : il y a linondation. G. DUHAMEL, Confession de minuit, 1920, p. 106. SYNT. Contenir sa colre, son motion, sa haine, ses larmes, sa passion, ses sanglots, ses sentiments, ses transports. Contenir dans les bornes de.
CONTENU, UE, part. pass, adj. et subst. 1. [En parlant du caractre, des sentiments, etc.] Tant quil y a des obstacles et des craintes, les plus mauvais hommes se modrent ; quand ils ont triomph, leurs passions contenues se montrent sans frein (Mme DE STAL, Considrations sur les princ. vnements de la Rvolution fr., t. 1, 1817, p. 434). Ctait l le triomphe de ce
caractre froid, contenu, calculant toujours et ne craignant au monde que la douleur physique pour sa chre personne ou les dsarrois de vanit (STENDHAL, Lamiel, 1842, p. 189) : Pendant une heure, ce furent des poignes de mains expressives, des flicitations vagues, des chuchotements admiratifs, une joie contenue, sans cause certaine, et qui ne demandait quun mot pour devenir de lenthousiasme. ZOLA, La Fortune des Rougon, 1871, p. 234. SYNT. Colre, motion, indignation, sentiment (mal, longtemps) contenu (e).
MOTION, subst. fm. SYNT. motion douloureuse, heureuse, passionnelle, poignante, sentimentale ; lmotion du chagrin, de la tendresse, de la tristesse ; cacher, contenir son motion ; enfouir ses motions dans son cur.
LARME, subst. fm. [Manifestation physique, tremblement caus par les larmes, lmotion contenue]
SOLIDE, adj. et subst. masc. Il stait assis, bris par lmotion quil contenait, en homme solide et pondr, dont les plus grosses souffrances ne devaient pas rompre lquilibre (ZOLA, Dr Pascal, 1893, p. 163).
Nous retrouverons des schmas discursifs ou des modles parallles lorsque nous nous pencherons spcifiquement sur les valeurs et les attentes sociales (la raction) vis--vis de lmotion. La contention ou le confinement correspondent en effet la dclinaison du contrle dans le cas de la mtaphore hydraulique91.
Laccumulation thermique
La mtaphore thermique ou thermodynamique, qui associe motion et chaleur donc, permet, elle aussi, une quantification de lmotion, son accumulation ou une mesure de sa quantit. Si pour le moins une valuation de son intensit est communment envisageable, il faut noter que cela le reste de faon beaucoup plus floue et donc sommaire que dans le cas de la mtaphore hydraulique.
CHALEUR, subst. fm. En partic. Sensation dardeur intrieure, provoque par une motion, pouvant se manifester extrieurement. Chaleur qui monte au visage, aux joues de qqn. Que serait la joie sans (...) cette chaleur agrable en tout le corps (...) ? (RICUR, Philos. de la volont, 1949, p. 246).
CHAUD, CHAUDE, adj., adv. et subst. [En parlant dune pers., dun animal, dune plante ou dune partie de leur tre] Qui a une temprature naturelle dtermine, correspondant aux fonctions organiques, la vie, ou dont la temprature slve sous laction de diffrents facteurs (soleil, maladies, motions diverses). ROUGE, adj., adv. et subst. 5. [Rouge connote lintensit des motions, des sentiments et qualifie le regard] Brlant, intense, passionn.
PASSIONNMENT, adv. Avec motion, chaleur, ardeur, force. Anton. avec indiffrence, froidement. AFFRONTER, verbe trans. L o dautres schauffent et attaquent, ils se dtournent, sans motion et sans haine. Aussi se sentent-ils et ont-ils peu dennemis, si ce nest ceux que ce calme mme irrite. E. MOUNIER, Trait du caractre, 1946 p. 505.
HARNAIS, HARNOIS, subst. masc. Au fig. Schauffer dans (sous) son harnois. Sexciter ; ,,parler de quelque chose avec beaucoup de vhmence et dmotion`` (J.-F. ROLLAND, Dict. du mauvais lang., 1813, p. 74).
propos de la notion de contrle, cf. plus loin, pages 337 et suivantes (et en particulier, en ce qui concerne le concept de contention, partir de la page 346).
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RCHAUFFER, verbe trans. Et alors, des profondeurs de son tre (...), monta un sentiment nouveau, bizarre, qui ntait plus seulement de curiosit froide et damour-propre, mais qui ladoucissait, qui le rchauffait inexplicablement et lanimait dune motion dadolescent. ROY, Bonheur occas., 1945, p. 45.
Cette proprit de chaleur prend parfois la forme dune mtaphorisation de lmotion lassimilant un feu. Ceci nest sans doute pas tonnant si lon veut bien le considrer comme la source primordiale de chaleur du moins jusqu une poque trs rcente.
CHARRIER1, verbe trans. Le vieux banquier ressentit une motion terrible : le sang qui lui revenait des pieds charriait du feu sa tte, sa tte renvoyait des flammes au cur ; la gorge se serra. BALZAC, Splendeurs et misres des courtisanes, 1844, part. 1, p. 89.
ACQUIESCEMENT, subst. masc. La magie de la conscience nest pas simple : beaucoup de passion y brle ; un certain acquiescement de la volont sy cache ; lmotion nen est jamais que lintermittente flamme corporelle. P. RICUR, Philosophie de la volont, 1949, p. 261.
PASSION, subst. fm. ) Domaine des arts (litt., mus., peint.). Expression intense des motions de lartiste ou de ses personnages. Synon. chaleur, feu, flamme, lyrisme, pathtique, sensibilit. REGARD, subst. masc. [ propos de lclat des yeux d lintelligence, la bont, la passion ou une vive motion, un tat partic.] Regard ardent, brlant, enflamm, tincelant (de colre), luisant (de convoitise, de
fivre...) ; regard allum (par le vin) ; feu, flamme, lumire, rayonnement du regard.
Ce dernier exemple nous permet douvrir une parenthse et dtablir un rapport entre les dclinaisons de lmotion comme chaleur et comme lumire.
MOUVOIR, verbe trans. [En parlant dune motion vcue au niveau esthtique, spirituel] mouvoir lme, lesprit. Nous avons t charms, mus, blouis, touchs, transports, heureux, en un mot (GOBINEAU, Pliades, 1874, p. 6). VISAGE, subst. masc. b) [Comme tant le lieu o sexpriment les motions, les sentiments, ltat desprit; souvent p. oppos. masque1] Synon. physionomie. Cet enfant dont le visage rayonne dune joie si paisible et si profonde (DUPANLOUP, Journal, 1871, p. 326). BRILLER2, verbe intrans. Au fig. Briller de + subst. abstr. Manifester ou trahir (un trait de caractre, un sentiment, une motion). Les yeux, trs grands, trs noirs et trs profonds, brillent dintelligence (GREEN, Journal, 1945, p. 269). SYNT. Briller davarice, de candeur, denvie, despoir, de fivre, de haine, divresse, de jeunesse, de joie, de malice, dorgueil, de plaisir, de puret, de satisfaction, de volupt.
LUMIRE, subst. fm. Lumire des yeux, du regard. Clart due la rflexion de la lumire sur les yeux et qui manifeste lintelligence, la conviction, lmotion.
LUIRE, verbe intrans. [Avec un compl. prp. spcifiant un sentiment, une motion] Lui, pench vers elle, de lautre ct de la table, avait un mauvais sourire, et ses yeux luisaient de colre (ROLLAND, J.-Chr., Rvolte, 1907, p. 617).
satisfaction sur le visage de son frre, il ne doutait pas un instant de russir dans la tche quil entreprenait (MARTIN DU G., Thib., Pnitenc., 1922, p. 759). Elle recommenait de trembler du menton. Une lueur trouble et malheureuse dnaturait son regard toujours si net (DUHAMEL, Jard. btes sauv., 1934, p. 77).
Le parallle se construit principalement au niveau des yeux ou du regard92, source, miroir ou foyer de la lumire en question.
SCINTILLER, verbe intrans. Les yeux de braise de la directrice scintillent de colre et dmotion (COLETTE, Cl. cole, 1900, p. 142).
Enfin, nous voquerons plus loin la pertinence dune distinction entre motions violentes et motions douces 93 ; cest sans doute dans ce cadre que nous pourrions comprendre certaines associations entre motion et obscurit (du visage) :
GORGER, verbe trans. Je vais la tte un peu penche et la figure sombre cependant que je jouis des motions inpuisables qui me gorgent (BARRS, Cahiers, t. 4, 1904-06, p. 229). VISAGE, subst. masc. b) [Comme tant le lieu o sexpriment les motions, les sentiments, ltat desprit; souvent p. oppos. masque1] Synon. physionomie. Cet enfant dont le visage rayonne dune joie si paisible et si profonde (DUPANLOUP, Journal, 1871, p. 326). Alban, le visage sombre comme si le tonnerre tait tomb sur sa maison (MONTHERL., Bestiaires, 1926, p. 481).
Refermons maintenant cette parenthse pour revenir lassociation de lmotion un feu, mais conue cette fois comme une dynamique, un processus et non plus seulement comme un objet. Elle peut alors tre verbalise comme une combustion et nous trouvons des verbes de procs sy rapportant :
PASSIONN, -E, part. pass et adj. [En parlant dun aspect du comportement hum., dun sentiment] Empreint de passion, de chaleur ; qui exprime ou manifeste des motions intenses ; qui est ardent, chaleureux. Synon. enflamm, exalt, vibrant. ALLUMABLE, adj. Le trait dominant de sa vibratile physionomie [ Leverdier] tait les yeux, comme chez Marchenoir. Mais, au contraire de ces clairs miroirs dextase, allumables seulement au foyer de quelque motion profonde, les siens taient perptuellement dardants et perscrutateurs... L. BLOY, Le Dsespr, 1886, p. 162. ACTIVER, verbe trans. ... elle [Annette] activait en lui lvocation de lautrefois ! Elle avait des rires, des gentillesses, des mouvements qui lui mettaient [ Bertin] sur la bouche le got des baisers donns et rendus jadis..., elle brouillait les poques, les dates, les ges de son cur, et rallumant des motions refroidies, mlait ... hier avec demain... G. DE MAUPASSANT, Fort comme la mort, 1889, p. 219. TRAVE, subst. fm. Parfois, sur un sujet brlant [au Parlement], les sentiments schauffaient, une vive motion collective planait au-dessus des traves (DE GAULLE, Mm. guerre, 1959, p. 104).
92 93
propos des yeux et du regard, voir galement pages 287-289. Cf. page 319.
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Dans le dernier exemple qui vient dtre cit, lmotion est qualifie de vive. Nous reviendrons en dtails sur cette vivacit ou vitalit, mais nous pouvons noter ds maintenant que cest galement une proprit qui peut tre attribue au feu (cf. sujet brlant dans lexemple prcdent), comme la lumire dailleurs. Le parallle entre le feu et lmotion ne se rsume donc pas leur chaleur commune. Toujours selon le mme schma mtaphorique, labsence dmotion est exprime comme froideur.
FROID, FROIDE, adj. et subst. masc. P. ext. Qui manque totalement de sensibilit, dhumanit. Une froide barbarie. De froides
atrocits (Ac.). Les dispositions de bataille se concertaient avec la plus froide et la plus inhumaine circonspection (ARNOUX, Algorithme, 1948, p. 291). Le mensonge, le froid calcul, linsensibilit du cur vous pient de leurs cachettes (MILOSZ, Amour. initiation, 1910, p. 243). [] Qui garde ou retrouve son calme, qui contrle ses sentiments ou ses motions, qui est capable de violence mais ne la manifeste pas (v. pisse-froid). Rester froid devant le danger. Je lai trouv bien froid l-dessus (Ac.). Schneider est trop mu pour parler ; Brunet se sent froid et calme : la colre des autres, a le calme toujours (SARTRE, Mort ds me, 1949, p. 265). Nous aurions besoin non de polmistes, mais de ttes froides, capables dtablir un diagnostic, grce une analyse politique objective (MAURIAC, Bloc-notes, 1958, p. 260). [] Loc. adj. ou adv. froid. Avec calme, impassibilit ; sans ardeur ni passion.
[] P. mton. [En parlant du sige de lactivit humaine ou de ce qui la manifeste] Qui appartient une telle personne (cf. sang-froid). Avoir le cur froid ; garder la tte froide ; regarder qqc. dun il froid.
[] En partic. [En parlant dune uvre dart ou dun artiste considr du point de vue de son uvre] Qui nmeut pas, qui manque de vie ou dclat. Orateur, style froid. Mais que les mots sont froids pour peindre les motions ! (DELACROIX, Journal, 1823, p. 31).
FROIDEMENT, adv. En gardant son calme, en contrlant ses sentiments, ses motions ; en ntant pas ardent, passionn. Examiner froidement un problme. [Napolon Ier] parle froidement, sans passions, sans prjugs, sans ressentiment, des circonstances et des personnes qui remplissent sa vie (LAS CASES, Mmor. Ste-Hlne, t. 1, 1823, p. 207).
ENIVRER, verbe trans. B. Au fig. 1. [ propos de leffet la fois agrable et souvent un peu trouble de certaines sensations, motions ou excitations] Remplir dune sorte divresse. Lair vif menivre ; le son de sa voix, sa beaut lenivrait ; la musique enivre lme. Synon. tourdir, griser, transporter, soulever, exalter ; anton. dgriser, apaiser, calmer, refroidir.
BALLE1, subst. fm. Il a lesprit libre, frais et dispos, toujours prsent et prt la riposte. Dpourvu dmotions relles, il renvoie promptement la balle lastique des bons mots. VIGNY, Chatterton, 1835, p. 233.
Nous verrons un peu plus loin les rapports entre motion et sang, et en particulier ses variations de temprature94. Dans ce cadre, le syntagme sang froid a t lexicalis mais lide de froid reste bien prsente et associe labsence dmotion :
SANG-FROID, subst. masc. Il y en a qui sapplaudissent de ce sang-froid et de cette absence dmotion [en peignant] ; ils se figurent quils dominent linspiration (DELACROIX, Journal, 1854, p. 172).
La chaleur dont il est question ou, ce qui revient au mme, la froideur caractrisant lmotion ou son absence , semble bien tre en premier lieu celle de lme ou du cur :
94
ABONDANT, ANTE, adj. Bref, on ne sarrta aucun parti pour le moment, et les entrevues se continurent ainsi trois semaines, avec une confiance de plus en plus affectueuse de la part de M. de Saint-Cyran et une confidence mme de ses penses, de ses ouvrages, et avec une motion, une chaleur dme de plus en plus abondante et fructifiante chez Lancelot. Mais ce ntaient l encore que des degrs. Ch.-A. SAINTE-BEUVE, Port-Royal, t. 1, 1840, p. 429.
MOTION, subst. fm. C. Qualit chaleureuse, lyrique de la sensibilit ; cur, ardeur. Avoir de lmotion, de la chaleur. MOTIF, IVE, adj. P. ext. Plein dmotion cordiale et chaleureuse.
froid et blme Mon cur brlant et vermeil Je crois que dans la seconde Il rchaufferait le monde Autant comme le soleil ! (PONCHON, Muse cabaret, 1920, p. 93).
VERMEIL, -EILLE, adj. et subst. [En parlant du cur] Empli dmotions, de sentiments intenses. Et, si je pouvais (...) Lancer au ciel
Nous aurons loccasion den avoir la confirmation lorsque nous nous pencherons spcifiquement sur le cur et ses rapports avec lmotion, ainsi que sur les rmanences dans nos discours de la thorie des humeurs.
Le cur
Le cur est considr comme le centre et lorgane privilgi, voire comme la source, des motions, certes tout ceci dans un sens plus ou moins figur,
CUR, subst. masc. D. [Le cur comme foyer ou rceptacle de la vie affective] 1. Centre de rsonance de la sensibilit aux phnomnes extrieurs, de la disposition y rpondre par des motions diverses (joie, peine, colre, etc.) : 44. Tous ces hommes de fer, tous ces preux invincibles portaient dans leur poitrine un cur tendre et naf comme celui des enfans. On ne leur avait point encore appris fltrir linnocence naturelle de leurs sentimens, ou en rougir. Ils navaient point encore dessch et glac dans leurs mes la source des motions simples, pures et fortes, de cette rose divine qui fconde et embellit la vie. MONTALEMBERT, Hist. de Ste lisabeth de Hongrie, 1836, p. 72. MOUVANT, ANTE, part. prs. et adj. ... elle a chant dune voix aux inflexions mouvantes les motions du cur que la pense de la mort accable ; ... Arts et litt. dans la socit contemp., 1936, p. 4209.
mais aussi de faon plus matrialise ou matrialisante, donnant une dimension spatiale (une localisation et une tendue) lmotion :
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NATURE, subst. fm. Et que sera-ce si ces objets qui se prsentent vos yeux sont ces vallons, ces forts, ces monts sans nombre, ces glaces infinies, en un mot cette nature tantt riante, tantt sublime des grandes Alpes ; si chaque instant un spectacle attachant provoque cette admiration expansive, ce besoin de partager des motions dont le flot ne peut tenir tout entier dans le cur, et que leur religieuse puret affranchit du joug dune pudique rserve ? TOEPFFER, Nouv. genev., 1839, p. 383.
Au-del, nous semblons dvelopper toute une mcanique du cur dont la revue suscite rapidement ltranget, notamment lorsque nous la mettons en regard dquivalents dans dautres systmes socio-culturels95 :
CONJUGUER, verbe trans. Je ne sais quel indfinissable instinct me gonfla le cur dune motion tout fait nouvelle. Une lueur bizarre claira tout coup ce verbe enfantin, le premier que nous avons tous conjugu soit en franais, soit en latin, dans les grammaires (FROMENTIN, Dominique, 1863, p. 82).
GONFLEMENT, subst. masc. [Le compl. dsigne une pers., son tat psychique] Intensification des impressions, des motions, plnitude des sentiments. Livresse et le gonflement de cur du jeune homme (...) entour et aim de trois femmes (SAINTE-BEUVE, Portr. contemp., t. 1, 1832, p. 491). GONFL, -E, part. pass et adj. [En parlant dune pers., de son tat psychique] Rempli dimpressions fortes, dmotions intenses. Nous avions le cur gonfl, comme la mer, quand bat le plein de la mare (FLAUB., Tentation, 1849, p. 450). Cette douceur violente, ce cur gonfl pleurer, cette sorte dabsurde trouble (MALGUE, Augustin, t. 1, 1933, p. 83). V. aussi cur ex. 47.
BAPTME, subst. masc. Il [Bertin] avait aim une femme (...). Par elle il avait reu ce baptme qui rvle lhomme le monde mystrieux des motions et des tendresses. Elle avait ouvert son cur (...). Un autre amour entrait, malgr lui, par cette brche ! MAUPASSANT, Fort comme la mort, 1889, p. 293. CUR, subst. masc. Il voyait lart allemand tout nu. Tous, les grands et les sots, talaient leurs mes avec une complaisance attendrie. Lmotion dbordait, la noblesse morale ruisselait, le cur se fondait en effusions perdues ; les cluses taient lches la redoutable sensibilit germanique ; elle diluait lnergie des plus forts, elle noyait les faibles sous ses nappes gristres : ctait une inondation ; la pense allemande dormait au fond. R. ROLLAND, Jean-Christophe, La Rvolte, 1907, p. 388. SERRER, verbe trans. Serrer le cur (/de qqn). Provoquer de langoisse ou une profonde tristesse chez quelquun. Chagrin, douleur, motion, souvenir qui serre le cur.
Le contraste peut par exemple tre tent avec les usages des Ilongots (Philippines) tels que les rapporte M. Rosaldo : Ilongots speak of hearts, then, not to explain behavior by reference to character, motives, or a well-imaged personality, but to indicate those aspects of the self that can be alienated or engaged in social interaction. Through talk of hearts, Ilongots characterize the relation between the self and its situation, in terms of whether hearts are closed or open, light or heavy, itching or at ease. [] Their talk of hearts has less to do with histories that give reasons than with the fact that hearts that stand apart are moved, turn in upon themselves, itch, and grow distracted; and although such hearts may well engage in stunning deeds occasioning celebration, the heart that is weighted down with illness, grief, or disappointment is apt to forsake knowledge, becoming unreliable, unhealthy, and capable of unwanted shows of force. (ROSALDO Michelle Z., Knowledge and Passion: Ilongot Notions of Self and Social Life, Cambridge, Cambridge University Press, 1980, pp. 43-44. Cest moi qui souligne.) Lintrt du contraste permis par les travaux danthropologie culturelle de lmotion sera de nouveau abord au prochain chapitre (cf. infra, pages 423-430 et 461-465).
95
La complexit des mtaphores motionnelles ne permet pas den prsenter un tableau satisfaisant tout la fois synoptique et apportant suffisamment de dtails. Par contre, cette prsentation densemble est facilite pour le mot cur tant donne la richesse des indications fournies lentre CUR, subst. masc. du TLFi. Je nai donc pas dupliqu pour le mot cur ltude exhaustive du mot motion qui a t effectue sur lensemble du texte du TLFi et qui est prsente ici. Je me suis born une tude des syntagmes frquents incluant le mot cur lists par le TFLi lui-mme, en me focalisant sur les verbes (puisque cest une dynamique du cur plus quune statique qui mintresse ici). Par ailleurs, tant donn la place cruciale quoccupe le cur dans les mtaphores de lmotion et le rle fondamental que nous lui attribuons dans le processus motionnel, les rsultats prsents ici enrichissent galement de manire significative et synthtique les aspects principaux de la comprhension que nous avons de lmotion dans nos socits et la faon selon laquelle nous la verbalisons. Ce mode de prsentation nous permettra de dvelopper lexubrance de cette mcanique du cur seulement survole ci-dessus.
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se disputer refuser
donner partager offrir ntre quun (seul) aimer avec/dans/de (tout) sentir battre porter qqn dans mettre dans
trouver le chemin de aller couter natre dans veiller dans nourrir dans occuper panouir habiter inspirer gonfler dilater rjouir
apaiser
faire battre faire palpiter faire tressaillir faire bondir troubler agiter remuer
rchauffer faire chaud chauffer enflammer mouvoir brler attendrir amollir parler faire froid glacer endurcir desscher scher
toucher percer dvorer transpercer torturer ronger faire saigner crever faire souffrir mordre traverser treindre faire mal fendre briser pincer serrer entrer dans pntrer dans arracher avoir/serrer/tenir dans un tau senfoncer dans dchirer broyer craser enfoncer un poignard dans tordre touffer plonger un poignard dans couler dans peser (lourd) sur avoir qqc./un poids sur en avoir gros/lourd sur appuyer sur presser sur serrer qqn sur noyer inonder remplir envahir rester sur garder qqc. sur
blesser navrer
rapport analogique
Ces rsultats sont obtenus partir de la synthse propose par le TLFi. Toutefois, de mme que lentre MOTION, subst. fm. donne une version rduite de lmotion (certains aspects mis en vidence par la prsente tude tant ignors), il y
aurait fort parier que lentre CUR, subst. masc. nglige galement une partie des usages. Cependant une tude plus complte dbordait le cadre de ce travail. Chacun aura tout dabord remarqu les ralits trs concrtes (poids, volume, agitation, blessure, chaud ou froid, etc.) des mtaphores employes et rappelant les liens troits du physique et du moral ; cet gard, le cur peut tre tenu comme lieu de rencontre entre le physique et le moral . Laction paradigmatique semble donc tre principalement le toucher du cur. Elle se dcline nanmoins en plusieurs grands principes : nous pouvons considrer que de toucher procdent dune part torturer et dvorer, blesser, percer, pntrer dans, et dautre part, serrer, craser, peser et remplir. La mcanique cordiale se dcline donc bien selon les principaux modles mtaphoriques de lmotion tels quils ont t prsents dans la partie prcdente, savoir les mtaphores bestiaire, gravitationnelle, pathologique et hydraulique. Dans une seconde mesure, laction applique au cur est l agitation et le gonflement , et de faon plus rduite encore, l chauffement , le durcissement , le don et la prise du cur. Ces mouvements et actions correspondent troitement avec le principe daccumulation qui a t dtaill linstant et avec les dynamiques de lmotion que nous verrons plus loin : agitation et au contraire effets incapacitants, circulation et matrise de lmotion. Une opposition radicale parat ainsi pouvoir articuler la structure principale de cette mcanique cordiale , celle polarise par le couple gonfler/serrer quil est tentant de rapprocher des mouvements respiratoires et de la pulsation cardiaque, cest--dire des fondamentaux de notre conception de la vie animant une personne96.
Les viscres
ct du cur, et de faon concurrente, les autres viscres sont, eux aussi, considrs comme des organes sur lesquels les motions agissent, que ce soient les intestins, le foie, lestomac, ou, de faon moins prcise, le ventre ou les entrailles :
AFFECTIVEMENT, adv. [] en imaginant vivement une piqre, une brlure, une morsure, etc., je vise affectivement la douleur sur des sentiments prsents qui dailleurs peuvent staler et senfler en motion viscrale et motrice qui leur donne un retentissement organique illimit. P. RICUR, Philosophie de la volont, 1949, p. 103.
ADVENTICE, adj. et subst. Par le corps, par les douleurs adventices que la chair nous apporte, les complications et associations fortuites quelle nous vaut, les messages discontinus que lmotion nous transmet, les saillies continuelles de la vie affective et sensible, cest lextriorit sous toutes ses formes matrielle, sociale, viscrale qui inscrit en nous son prcieux graphique. V. JANKLVITCH, Le Je-ne-sais-quoi et le presque-rien, 1957, p. 109. VINCIBLE, adj. La lutte directe que nous pouvons mener contre lmotion sur le plan strictement musculaire garde quelque chose de drisoire : lagitation motrice, qui est thoriquement vincible par le vouloir, est prise dans la masse du trouble viscral qui nest pas directement assujetti linfluence volontaire (RICUR, Philos. volont, 1949, p. 295).
96
Nous reviendrons en dtails plus bas sur lanalogie entre lmotion et un principe vital (cf. partir de la page 372).
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ENTRAILLES, subst. fm. plur. Au fig., littr. [En parlant dune pers.] Partie profonde de ltre sensible, sige des motions et des sentiments. tre mu jusquau fond des entrailles ; prendre qqn aux entrailles. Belette elle-mme (...) sentait ses entrailles tordues par la haine de lennemi hrditaire (AYM, Vouivre, 1943, p. 26). Avoir des entrailles. tre sensible. Navoir pas dentrailles, avoir des entrailles de fer. tre impitoyable. Lamour, voyez-vous, cest dur, a na pas dentrailles, a pourrait mme rire de tout, comme une tte de mort (BERNANOS, Joie, 1929, p. 618) : vous entendre, clama-t-il amrement, on pourrait croire que je ne laime pas, cet enfant ; on pourrait croire que je nai pas dentrailles, que je suis une brute et un bourreau. DUHAMEL, Chronique des Pasquier, La Passion de Joseph Pasquier, 1945, p. 175. CONTRACT, E, part. pass et adj. A. Qui est crisp, durci, tendu et traduit lmotion ou quelque sentiment intrieur. Gorge contracte ; traits contracts. Visage contract et rouge (ZOLA, La Terre, 1887, p. 267) : Jcoutais les dents serres, le ventre contract, les yeux grands et stupides, et raidie dans un silence dont rien ne me faisait sortir. COLETTE, La Jumelle noire, 1938, p. 232. SEIN, subst. masc. fig. la partie du corps couverte par ce pli de la toge : sein, poitrine ; poitrine (en tant que sige des penses et des motions) ; partie intrieure, cur (dune ville)
PLEXUS, subst. masc. Il est bien bizarre que chez moi toutes les motions fortes me frappent au plexus solaire, et ragissent sur les intestins et sur le cerveau (BALZAC, Lettres tr., t. 2, 1843, p. 250). SURRNAL, -ALE, -AUX, adj. Dans les fortes motions lorganisme ragit de la mme manire que dans la douleur : les actions scrtoires des capsules surrnales amnent dans le sang ladrnaline en mme temps que le sucre du foie dont elles provoquent la libration (J. VUILLEMIN, Essai signif. mort, 1949, p. 114). BOULE, subst. fm. MD. Avoir une boule dans la gorge, dans lestomac, avoir la boule de gorge. prouver une sensation de gne au niveau du pharynx en raison dune maladie ou dune forte motion.
AMPOULE, subst. fm. On ne peut pas mettre nimporte quoi dans nos rservoirs naturels : lestomac, la vessie, lampoule rectale ; et ils sont terriblement soumis nos motions. G. DUHAMEL, Chronique des Pasquier, Les Matres, 1937, p. 91.
Ce que jai appel plus haut la mcanique du cur (gonflement, resserrement, palpitation ou ouverture), et qui se dcline pour lensemble des viscres, ne peut sans doute plus aujourdhui prtendre qu un statut de trope, de figure, de faon de parler image, sans quune ralit physiologique plus prcise puisse lui tre assure (alors que lmotion a acquis au cours des deux derniers sicles une existence physiologique). Le vocabulaire et les schmas que nous avons lhabitude demployer pour parler des phnomnes corporels et des modifications physiques subissent en effet lempreinte des discours savants qui nobservent plus ces derniers au niveau global de lorgane mais soit une chelle beaucoup fine (cellulaire, voire molculaire), soit en sarrtant leurs manifestations extrieures (cest ce que nous tudierons dans la prochaine section). Tout au plus pourrions-nous donc concevoir que cette mcanique viscrale reste pertinente pour exprimer les sensations telles que vcues par la personne mue (cest--dire un discours phnomnologique), puisque celles-ci, hors de porte dune description scientifique (de psychologie exprimentale par exemple) du moins en ltat actuel de la recherche , sont nettement moins directement influences par elle. Ces exemples permettraient de dessiner une carte de la physiologie de lmotion et plus prcisment celle des sensations corporelles et en loccurrence,
des organes que nous avons lhabitude dassocier lmotion (sans que nous soyons en mesure de distinguer entre symptmes et causes de lmotion, autrement dit sans pouvoir discerner clairement un rgime de causalit). Les approches physiologiques ont, dans nos socits, acquis leurs quartiers de noblesse depuis le XIXe sicle mais nous retrouvons encore dans nos discours contemporains des traces plus anciennes.
La conception dynamique sous-jacente de lmotion qui supporte cette expression considrant que les sangs peuvent tourner, peut tre rapproche de la suivante :
GLACER, verbe trans. Frapper dune motion si violente que le sang parat brusquement se refroidir, se figer. tre
glac par une mauvaise nouvelle ; tre glac jusquau fond de lme, jusquaux moelles ; glacer les os, le(s) sang(s), les sens, les veines.
Nous retrouvons en effet ici une conception des humeurs pouvant se solidifier ou coaguler ( tourner ), la suite dun vnement bouleversant lquilibre antrieur ou dune agitation prolonge ou violente. Toutefois la dynamique du sang en lien avec lmotion est plus complexe et plus varie. Elle inclut comme nous venons de le voir des changements dtat (solidification mais aussi bullition) mais galement des dplacements ou mouvements :
VEINE, subst. fm. Les vaisseaux porteurs du sang, comme symbole de la vie, de la sant, des motions. Sang qui
bout, qui se fige, qui sarrte dans les veines ; avoir du feu, du vif-argent dans les veines ; colre, dsir, jeunesse qui court dans les veines ; sang qui se retire des veines ; navoir plus une goutte de sang dans les veines. ces paroles foudroyantes, je sentis tout mon sang se glacer dans mes veines (...), je me crus environn des ombres du trpas (GENLIS, Chev. Cygne, t. 2, 1795, p. 104). Le sang lui bouillonnait dans les veines, de colre, de dsir refoul (DANIEL-ROPS, Mort, 1934, p. 21).
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Dans cette perspective, lmotion co-varierait avec les modifications dtat et de circulation du sang. Mais il faut ajouter que le sang dont il sagit dans ces exemples relve beaucoup plus de lhumeur de la mdecine mdivale que du liquide physiologique tel que nous le concevoir de nos jours : ses tempratures de fusion et de solidification sont sans rapport avec les tempratures corporelles et ses caprices circulatoires sont incompatibles avec la survie de la personne mue.
REFOULER, verbe Ses traits ne portaient pas lempreinte de cette motion profonde qui refoule le sang au cur et dcolore le front et les joues (DUMAS pre, Monte-Cristo, t. 2, 1846, p. 670).
MONTER, verbe [En parlant de ractions physiologiques, des effets dus certaines motions] Les larmes montent aux
yeux ; la colre monte aux joues. Maria attendait sa venue depuis plusieurs semaines dj. Une demi-heure plus tt le bruit de pas au dehors lui avait fait monter le sang aux tempes, et voici pourtant que la prsence de celui quelle attendait la frappait comme une surprise mouvante (HMON, M. Chapdelaine, 1916, p. 82). Lexaltation montait la tte, enivrait comme un alcool (VAN DER MEERSCH, Invas. 14, 1935, p. 232).
TISSU2, subst. masc. En regardant la comtesse, lil servait toucher cette peau suave o le sang courait en filets bleutres. la moindre motion, ce sang se rpandait sous le tissu comme une vapeur en nappes roses (BALZAC, Honorine, 1843, p. 358).
envahit les joues du comte de Morcerf, et ses yeux sinjectrent de sang lnonc de ces imputations terribles (DUMAS pre, Monte-Cristo, t. 2, 1846, p. 398).
VERDTRE, adj. [Sous leffet de lmotion, sous lemprise daffects ou de sentiments ngatifs] Une pleur verdtre
Ces dernires citations laissent sous-entendre une possible circulation du sang de la priphrie vers le cur et inversement, autrement dit non pas une circularit de ce mouvement mais un flux et reflux. Rappelons que cest en 1628 que William Harvey (1578-1657) publie Francfort son [Exercitatio anatomica] de motu cordis et sanguinis in animalibus ([tude anatomique] des mouvements du cur et du sang chez les animaux) dans laquelle il expose sa thorie de la circulation du sang. Si la thorie dHarvey est capitale vis--vis de sa proposition de circulation du sang97, elle permet galement de poser un jalon essentiel au sujet du fonctionnement et du rle du cur. En effet, dans la mdecine de Galien, et la suite dHippocrate et dAristote, le cur est la source de la chaleur qui baigne le corps entier98. Pour W. Harvey, le cur nest plus une fournaise ou un foyer mais une pompe rle attribu au foie par la thorie galnique qui considrait en outre quil tait lorgane
97
La proposition de W. Harvey au sujet de la circulation du sang nest pas complte. Le mdecin du roi et professeur danatomie et de chirurgie au Royal College a bien lintuition que le sang accomplit un mouvement circulaire continu du cur travers les poumons puis de nouveau revenant au cur avant dtre puls dans les membres et organes par les artres avant de revenir au cur par les veines. Mais pour boucler cette circularit, il convenait dexpliquer la liaison des artres aux veines ( travers ce quon appelle aujourdhui les vaisseaux capillaires). Or, sans microscope, W. Harvey ne pouvait dcouvrir ces liaisons unifiant sangs artriel et veineux, distincts quils taient lpoque. Ce sont dailleurs certainement ces conceptions qui expliquent quon ait pu une poque (et mme plus tard) parler des sangs au pluriel, comme dans les exemples cits ci-dessus. 98 Nous avons vu plus haut, pages 273-277, que les liens entre cur et chaleur restent pourtant bien vivants dans les usages y compris contemporains. Dans le cadre de la thorie galnique, limportance vitale du cur constate exprimentalement, en particulier par la corrlation entre larrt cardiaque et le dcs de la personne avait comme consquence logique ltablissement dun lien troit entre chaleur (du cur) et processus vital (voire prsence de lme) ; nous y reviendrons une prochaine partie (cf. pages 372-376).
laborant le sang , pompe la fois aspirante et foulante. Il faut noter de surcrot que ltape ainsi franchie est dcisive pour la physiologie : elle permet de passer dun raisonnement qualitatif sur les humeurs une approche quantitative, dintroduire lide de mesure (et donc rapidement linvention et le recours des instruments qui aideront aux diagnostics). Il est nanmoins difficile dtablir si la notion dintensit99 applique lmotion lui est conscutive ou pas.
(BALZAC, Secrets Cadignan, 1839, p. 324). Harasss par les longues moussons (...) verdis par les ressacs de la bile, ils attendaient [ Marseille] le train de Paris (...) Lquipe de retour (...) dfripe, rose et lil clair, arrivait Marseille (MORAND, Routes Indes, 1936, p. 24).
lymphatiques, ne faut-il pas accorder au dsir, la joie, lesprance, la facult dclaircir le teint
De nos jours, sil est devenu rare de parler de bile, et encore moins de bile noire latrabile tait considre comme tant lorigine de la mlancolie ou de la colre , certaines expressions (par exemple broyer du noir) font pourtant encore explicitement rfrence au mtabolisme de la mlancolie tel quil tait conu dans la thorie humorale.
FRIGIDE, adj. Griffith, ce cynique, ce sceptique, ce frigide Anglais, stait montr enchant de pouvoir participer notre quipe dont il attendait une forte motion car il broyait du noir (CENDRARS, Main coupe, 1946, p. 123).
Il est par ailleurs tentant de rapprocher lexpression broyer du noir dautres images concernant la couleur noire et relies, elles aussi, lmotion :
NOIRCIR, verbe [] 1160-74 intrans. fig. sassombrir, sous leffet de la tristesse ou de lmotion (WACE, Rou, d. A. J. Holden, II, 2289, t. 1, p. 91 : moult nerci et parfont soupira) [] NUAGE, subst. masc. [] 1619 obscurcissement de la vue cause par la fatigue, lmotion... (RGNIER, Dialogue de Cloris et de Phylis ds uvres, d. J. Plattard, p. 203) []
99
Au sujet de lintensit et de la mesure de lmotion, se reporter ce qui a t prsent plus haut, pages 230, 236 et suivantes. 100 Cf. NAHOUM-GRAPPE Vronique, Le transport : une motion suranne , pp. 69-78, in Terrain, n22, Les motions , Mission du patrimoine ethnologique, mars 1994.
DISCOURS DE LMOTION
286
Enfin, il faut noter le maintien de lemploi de humeur, avec entre autres des formes de figements (comme bonne ou mauvaise humeurs), comme quivalent lointain de motion. Le TLFi signale par exemple quon parle aussi bien de bouffe dmotion que de bouffe dhumeur.
PERMABILIT, subst. fm. c) PSYCHOL. Permabilit du moi. Aptitude plus ou moins grande changer dhumeur, dmotion, de comportement (dapr. CARDON-MERMET 1982). THALAMUS, subst. masc. 1. Rgion situe la base du cerveau des vertbrs et prsentant gnralement (de part et dautre du 3e ventricule) deux masses volumineuses de substance grise qui assurent un rle de relais important pour les voies sensitives allant vers le cortex crbral et qui interviennent dans lhumeur, les motions.
AFFECTIVEMENT, adv. Du point de vue (ou, dune manire qui relve) de laffectivit, des sentiments, des motions : 1. Le soleil et la pluie ne sont ni gais ni tristes, lhumeur ne dpend que des fonctions organiques lmentaires, le monde est affectivement neutre. M. MERLEAU-PONTY, Phnomnologie de la perception, 1945, p. 183.
La physiologie homostatique
Comme cela a t rappel, dans le cadre de la thorie galnique lmotion tait cense tre engendre par lexcs ou le dfaut prpondrant de lune des humeurs qui rompait lquilibre entre elles. Il est frappant de remarquer le prolongement dun tel raisonnement dans la physiologie qui la remplace101. Ainsi, quand en 1915 Walter B. Cannon propose une thorie de l homostasie (thorie qui, comme la thorie humorale, conjecture des conditions physiologiques normales ), il sagit de considrer que les mcanismes fonctionnels maintiennent entre eux un tat dquilibre en particulier au niveau des lments du milieu intrieur , notion labore auparavant par Claude Bernard et tendent en rtablir lharmonie lorsque celle-ci a t rompue. Ce milieu homostatique est toujours implicitement dfini comme passif puisquil ne fait que ragir pour sajuster (une nouvelle fois, lmotion se donne comme raction). La forte continuit de ces conceptions avec la thorie des humeurs stend galement la rduction de lmotion phnomne complexe, multiforme et inscrit dans une dure une substance secrte par un organe, comme par exemple :
ADRNAL-, ADRNALIN-, lment prf. adrnalinmie, subst. fm. prsence dadrnaline dans le sang (GARNIER-DEL. 1958) ; taux dadrnaline prsent dans le sang ; le terme est souvent employ pour dsigner leffet dune motion qui suscite une scrtion dadrnaline par les capsules surrnales, do rsulte une augmentation du taux sanguin (PIRON 1963).
Pour conclure cette partie sur les traces de la thorie humorale dans les discours de lmotion reconstitus partir du TLFi, il importe de rappeler la nature de corpus et sa corrlation avec persistance de ces traces : le TLFi a t constitu principalement sur une base textuelle littraire pour lessentiel datant du XIXe sicle, une poque o les thories physiologiques actuelles sont encore balbutiantes et en cours
dlaboration. Il nest donc pas tonnant outre mesure de constater la prgnance des conceptions antrieures dans le corpus utilis. Nanmoins limportance et le prestige accords cette littrature aujourdhui encore participent largement de la prolongation de cette survivance jusqu nos jours et donc de la familiarit quelle a conserve nos yeux, dautant plus aisment que les changements socioculturels et linguistiques de cet ordre se font, dune manire gnrale, sur un temps long qui dpasse le sicle.
Ds lors, la norme tant un ordre, voire une composition, lmotion est un dsordre qui prend la forme dune dcomposition du visage. En effet lmotion dtruit, ou
Cf. par exemple, ce sujet, VINCENT Jean-Didier, Biologie des passions, Paris, Odile Jacob, 1986, pp. 43-52. 102 Cf. AVERILL James R., Inner feelings, works of the flesh, the beast within, diseases of the mind, driving force, and putting on a show: Six metaphors of emotion and their theoretical extensions , op. cit., p. 119.
101
DISCOURS DE LMOTION
288
pour le moins altre, soit laspect extrieur soit lorganisation interne ou le fonctionnement :
DCOMPOSER, verbe trans. [En parlant des traits du visage] Saltrer profondment sous leffet de la douleur ou dune motion profonde.
Cette dcomposition nest que lun des deux principaux modes de rsolution de la tension entre lmotion et la force qui lutte contre elle. La tension en question, sur laquelle nous reviendrons103, peut en effet dboucher, grosso modo, sur deux mouvements centrs sur la personne mue ; lun centrifuge (la dcomposition, le dlitement, le relchement qui ont t voqus linstant) et lautre centripte (la contraction, le saisissement, etc.) :
CONTRACTION, subst. fm. P. ext. Tension (crispation) des traits du visage, de la voix, trahissant (ou refltant) une motion, la souffrance ou lintensit des sentiments. Contraction des traits. Pauline avait ouvert les yeux, et malgr la contraction douloureuse de sa face, elle souriait (ZOLA, La Joie de vivre, 1884, p. 917). Je nessayai plus de parler. Le resserrement de ma poitrine, cette contraction atroce suffisait moccuper (MAURIAC, Le Nud de vipres, 1932, p. 205).
Les mmes mouvements dextension et contraction (que nous pouvons intgrer dans la catgorisation beaucoup gnrale, et qui inclut lmotion, opposant chaud et froid104), se retrouvent dans dautres parties du visage :
NARINE, subst. fm. [Les narines sont considres comme manifestant une motion] Ses narines se dilataient, elle flairait la brouille, elle devait la sentir depuis longtemps (PROUST, Fugit., 1922, p. 442). AGRANDIR, verbe trans. [En parlant dun organe des sens, en partic. des yeux] Se dilater sous leffet de la surprise ou de lmotion. TRANSFORMER, verbe trans. Ses yeux (...) luisaient dun clat extraordinaire. Ils semblaient noirs, tant le point central en tait agrandi par lmotion, jusqu envahir la prunelle. Je remarquai ce dtail parce quil transformait toute sa physionomie (BOURGET, Disciple, 1889, p. 191).
Notons que la remarque du dernier auteur cit, comme lexemple prcdent, dpasse le niveau du trope et renvoie une pratique ancienne et encore atteste au XIXe sicle qui consistait pour les femmes utiliser des gouttes de belladone105 pour
103 104
Certaines thories physiognomoniques du XVIIe sicle expliquant les formes du visages en fonction des caractres et des passions proposent explicitement un lien (de causalit) entre les mouvements de contraction (centripte) et de dilatation (centrifuge) dune part, et leur correspondant, la douleur et le plaisir, dautre part (cf. IDA Hisashi, Gense dune morale matrialiste, op. cit., pp. 115 et sqq.). Il est donc tentant de proposer galement une corrlation entre les couples chaud/froid et plaisir/douleur. 105 Il sagit datropa belladonna, une plante vnneuse au nom courant vocateur, issu de litalien bella dona, belle dame .
se dilater la pupille des yeux et ainsi simuler lmotion ou le dsir, et par-l mme augmenter leur pouvoir de sduction106. Dans le visage, le regard occupe un rle interpersonnel essentiel. La chaleur, symbole de lmotion, pouvant se dcliner directement avec plus de difficult propos des yeux, cest alors principalement la lumire qui structure les mtaphores motionnelles. Dautant que le regard a longtemps t considr comme tant une projection de lil cens fonctionner comme source et non rceptacle de la lumire. Les yeux, dans cette perspective, peuvent donc tre envisags comme un feu (dans lequel se confondent chaleur et lumire) que lmotion allume et fait briller :
ALLUMABLE, adj. Le trait dominant de sa vibratile physionomie [ Leverdier] tait les yeux, comme chez Marchenoir. Mais, au contraire de ces clairs miroirs dextase, allumables seulement au foyer de quelque motion profonde, les siens taient perptuellement dardants et perscrutateurs... L. BLOY, Le Dsespr, 1886, p. 162.
BRILLER2, verbe intrans. Au fig. Briller de + subst. abstr. Manifester ou trahir (un trait de caractre, un sentiment, une motion). Les yeux, trs grands, trs noirs et trs profonds, brillent dintelligence (GREEN, Journal, 1945, p. 269). SYNT. Briller davarice, de candeur, denvie, despoir, de fivre, de haine, divresse, de jeunesse, de joie, de malice, dorgueil, de plaisir, de puret, de satisfaction, de volupt.
LUMIRE, subst. fm. Lumire des yeux, du regard. Clart due la rflexion de la lumire sur les yeux et qui manifeste lintelligence, la conviction, lmotion.
REGARD, subst. masc. [ propos de lclat des yeux d lintelligence, la bont, la passion ou une vive motion, un tat partic.]
Regard ardent, brlant, enflamm, tincelant (de colre), luisant (de convoitise, de fivre...) ; regard allum (par le vin).
LUIRE, verbe intrans. [Avec un compl. prp. spcifiant un sentiment, une motion] Lui, pench vers elle, de lautre ct de la table, avait un mauvais sourire, et ses yeux luisaient de colre (ROLLAND, J.-Chr., Rvolte, 1907, p. 617).
PTILLER, verbe intrans. Ptiller de + subst. abstr. Manifester, rvler quelque chose (un trait de caractre, un sentiment, une motion) par lclat du regard. Yeux qui ptillent dintelligence, dironie, de malice, de passion. LUEUR, subst. fm. [En parlant des yeux, du regard] clat vif et passager, qui manifeste un sentiment, une motion.
Nous retrouvons ici encore les mtaphores smiotiques (le signe qui manifeste, qui exprime) et explosives (notamment l clat du regard, son ptillement) qui sont transfres par mtonymie de lmotion au regard ou aux yeux. La mtaphore hydraulique se dcline, elle, en associant lmotion aux larmes et lhumidit des yeux :
EMBUER, verbe trans. Voiler (les yeux) de larmes, notamment sous leffet dune motion. Lide (...) dembuer de grosses larmes ces jolis yeux clairs lui parut insupportable (A. DAUDET, Nabab, 1877, p. 92). Elle rougit, un souvenir inconnu de moi embua ses yeux (PROUST, Guermantes 1, 1920, p. 506).
106
Cf. par exemple ce sujet HESS Eckard H., Attitude and Pupil Size , Scientific American, n 212, vol. 4, 1965, pp. 46-54.
DISCOURS DE LMOTION
290
SEC, SCHE, adj. et subst. (Avoir l)il sec. Ne manifester aucune motion, aucun chagrin. Louis XIV lavait vue [Mme de La Vallire] entrer au couvent dun il sec (SAINTE-BEUVE, Caus. lundi, t. 3, 1851, p. 472).
Je propose de regrouper toutes ces diffrentes couleurs en deux catgories rsumant et structurant lensemble du spectre : le blanc et le rouge. Il sagit donc de distinguer dune part les couleurs de la pleur, et dautre part les couleurs de la rougeur. Je me fonde pour cela sur une catgorisation confirme par le corpus et qui renforce lopposition entre motions chaudes et motions froides propose pour expliquer la transition historique du vocable passion celui dmotion107 :
MOTION, subst. fm. SYNT. motion aigu, intense, simple ; lmotion du danger, de la frayeur, de la peur ; tre boulevers,
COULEUR, subst. fm. [En parlant dun tre humain] Plir, rougir sous leffet dune motion. Il suffisait dun mot pour la faire changer de couleur ; ctait une sensitive (SARTRE, Huis clos, 1944, 5, p. 142). VISAGE, subst. masc. Changer de visage. Changer dexpression, plir ou rougir dmotion. ROUGIR, verbe 2. Qqc.2/qqn2 rougit a) [Le suj. dsigne la peau (et p. mton. une pers.)] Devenir rouge sous leffet dun lment physique ou physiologique. Anton. blanchir, plir. Joues qui rougissent ; rougir au soleil, sous leffet du froid. Elsa qui rougissait et pelait dans daffreuses souffrances (SAGAN, Bonjour tristesse, 1954, p. 15). b) [Le suj. dsigne le teint (et p. mton. une pers.)] Devenir rouge sous leffet dun lment psychologique, dune vive motion, en particulier sous leffet de la confusion, de la honte, de la pudeur. Synon. (fam.) piquer un fard* ; anton. blmir, plir. FER, subst. masc. Le teint est jaune ; dans lmotion, ils [les bilieux] plissent au lieu de rougir. Le foie fonctionne bien : mais leur bile est trop riche en cholestrine, peut-tre la suite dun excs en fer, car tout aliment riche en fer, comme les pinards, leur est nuisible... MOUNIER, Trait caract., 1946, p. 181.
Comme il apparat clairement dans les exemples qui viennent dtre prsents, cette opposition, quon peut schmatiser par rougir versus plir , est courante et intgre dans les pratiques habituelles. Je prcise que je nai pas trouv ce sujet dans le corpus tudi dautre catgorisation explicite concurrente. Nous obtenons
107
donc ainsi, dune part, les couleurs de la froideur, correspondant aux motions dites froides ou refroidissantes et juges ngativement. Il sagit du blanc, du gris, du bleu, et du vert.
VERT, VERTE, adj. et subst. masc. [En parlant dune pers., de son visage] Qui a perdu sa carnation habituelle pour prendre une grande pleur, nuance dun ton entre le bleu et le jaune, sous leffet du froid, de la dgradation physique, de lmotion, des sentiments ngatifs. Synon. blafard, livide, ple, plomb. Vert denvie, de
rage ; noy vert ; figure verte. Les petites infantes ntaient pas des tres teints, des visages verts et maussades, des martyres enfermes en des robes dapparat (...). Il suivait sur leurs faces blmes tous les reflets du monde pitoyable (FAURE, Hist. art, 1921, p. 77). Les pauvres petits taient la fois ravis et dvasts, tour tour roses dmotion et verts de peur (ROMAINS, Hommes bonne vol., 1938, p. 275).
Et dautre part, les couleurs de la chaleur, se rapportant aux motions dites chaudes ou chauffantes et gnralement juges positivement, savoir le rouge et ses drivs. Les autres couleurs usuelles (notamment le jaune ou lorange) napparaissent pas dans le TLFi de manire directement corrle avec lmotion. Nous pouvons considrer quattribuer une couleur lmotion (ou au visage pour qualifier lmotion qui le modifie) correspond lun des moyens usuels la disposition des interlocuteurs pour rpartir les motions dont ils parlent dans lune des deux catgories chaudes ou froides que jai voques plus haut. En particulier, cette catgorisation comprend, nous lavons prcis plus haut, lattribution dun jugement de valeur lmotion en question (ou, par mtonymie, sa manifestation, sa cause, etc.).
dmotion, de fureur, dindignation ; ple de sentir qqc. Elle tait ple de rage, et elle martelait chaque syllabe. Puis une onde brusque de rougeur inonda son visage (MARTIN DU G., Thib., Belle sais., 1923, p. 967). Celui-ci maintenant tait debout devant la table, ple de fatigue, de colre et de peur (DRIEU LA ROCH., Rv. bourg., 1937, p. 286). Sans compl. ou dans la loc. en tre tout ple. [Pour traduire un sentiment de peur, dangoisse, une forte motion].
qqc. ; plir de froid ; plir, faire plir dmotion, deffroi, denvie, de honte, de plaisir. Elle tait fort ple, tremblante, prte assurment toutes les folies. Quant lui, je le voyais plir aussi, plir de colre et dexaspration (MAUPASS., Contes et nouv., t.2, Modle, 1883, p. 426).
VOIR, verbe trans. Je le vois un peu ple de lmotion de ma piqre, lui qui se pique toute la journe (GONCOURT, Journal, 1894, p. 614).
PLIR, verbe Plir de + compl. indiquant la cause physique ou psychologique de laction. Plir de voir, dentendre
DISCOURS DE LMOTION
292
SYMPATHIQUE, adj. Le grand sympathique produit la constriction des artres, la pleur de la face dans les motions et certaines maladies (CARREL, LHomme, 1935, p. 117).
La blancheur ou la pleur peuvent tre drives en plusieurs teintes quivalentes, par exemple le gris.
GRIS1, GRISE, adj. et subst. [En parlant dune pers., de la couleur de la peau dans certaines circonstances : fatigue, maladie, conditions atmosphriques, vive motion].
De faon beaucoup plus rpandue et dveloppe, la pleur peut tre assimile dautres teintes. Les couleurs bleues et vertes sont ainsi utilises comme substituts de la blancheur.
VERDIR, verbe Verdi, -ie, part. pass en empl. adj [] [En parlant dune pers., de son visage, sous leffet dune cause pathol. ou dune motion] Qui est devenu blafard. Synon. blme, livide, ple.
envahit les joues du comte de Morcerf, et ses yeux sinjectrent de sang lnonc de ces imputations terribles (DUMAS pre, Monte-Cristo, t. 2, 1846, p. 398).
VERDIR, verbe c) [Le compl. dobj. dsigne une pers., son visage, sous leffet dune cause pathol., dune motion] Faire plir, rendre livide.
VERDTRE, adj. [Sous leffet de lmotion, sous lemprise daffects ou de sentiments ngatifs] Une pleur verdtre
BLEU, BLEUE, adj. et subst. masc. 2. [En parlant de la couleur de la peau saisie par le froid, meurtrie par une contusion ou certains panchements de sang, congestionne par un sentiment vif de colre ou de peur] Dun ton livide tirant sur le bleu. Avoir le visage tout bleu de rage et de colre (BALZAC, Annette et le criminel, 1824, p. 205). [] Fam. tre bleu de froid, de colre, dmotion. En rester bleu, en tre tout bleu. tre fig dtonnement. P. mton., fam. [Sappliquant aux motions elles-mmes] Faire une peur bleue qqn (ZOLA, La Bte humaine, 1890, p. 14). Une colre bleue abs. en voir de bleues. Passer par de vives motions.
En fait, il semble que nous puissions considrer que ces couleurs (blanc, bleu, vert et drivs) fonctionnent structuralement comme des non-couleurs dans le systme des couleurs de lmotion. Nous avons en effet mis en vidence lopposition entre motions chaudes et motions froides qui correspondent respectivement aux couleurs paradigmatiques rouge et blanche. Mais ces deux couleurs fonctionnent de faon asymtrique ; le blanc peut tre considr comme une dcoloration, et inversement le rouge comme une coloration :
VERDEUR, subst. fm. Rare. [ propos du visage dune pers.] Dcoloration verdtre de la peau sous leffet dune motion. En le contemplant [le jeune homme] (...), peut-tre y aurait-on reconnu lespce de fltrissure quimprime une grande pense ou la passion, dans une verdeur mate (BALZAC, Proscrits, 1831, p. 14).
Il est par ailleurs intressant de sattarder ici un instant sur les ambiguts, voire les contradictions apparentes, des habitudes linguistiques :
Fam. tre bleu de froid, de colre, dmotion. [] P. mton., fam. [Sappliquant aux motions elles-mmes] Faire une peur bleue qqn (ZOLA, La Bte humaine, 1890, p. 14). Une colre bleue abs. en voir de bleues. Passer par de vives motions.
VERDIR, verbe [Sous leffet de lmotion ou dun affect] Verdir de colre, de peur. Jason continuait verdir de jalousie : ses joues taient pareilles des meraudes de grande taille (TOULET, Comme une fantaisie, 1918, p. 175). Ses yeux, de rage, ont verdi, ont pris la teinte livide de la mer en colre (MONTHERL., Bestiaires, 1926, p. 423).
La colre et la peur au-del de la violence qui peuvent gnralement les caractriser lune et lautre quoique de faon trs dissemblable sont pourtant opposes le plus souvent, en particulier dans leur dynamique ou dans leur hydraulique (bouillir versus engloutir ou sombrer). Cette question dpasse le cadre de cette tude (qui se limite au vocable motion, sans entrer dans davantage de dtail). Nous pouvons nanmoins proposer comme premier principe explicatif de cette ambigut la distinction entre deux types de colres : dune part la colre chaude, explosive (et rouge donc), et dautre part la colre ple, bleue ou verte, froide, crbrale . Lassociation, dans les exemples cits ci-dessus, de la colre bleue ou verte la rage et au froid vient appuyer cette explication. Nous tombons par la mme occasion sur une distinction entre des usages hyperonymique et hyponymique du vocable motion :
VERT, VERTE, adj. et subst. masc. Les pauvres petits taient la fois ravis et dvasts, tour tour roses dmotion et verts de peur (ROMAINS, Hommes bonne vol., 1938, p. 275). SCINTILLER, verbe intrans. [Le suj. dsigne les yeux, le regard] Les yeux de braise de la directrice scintillent de colre et dmotion (COLETTE, Cl. cole, 1900, p. 142). AFFRONTER, verbe trans. L o dautres schauffent et attaquent, ils se dtournent, sans motion et sans haine. Aussi se sentent-ils et ont-ils peu dennemis, si ce nest ceux que ce calme mme irrite. E. MOUNIER, Trait du caractre, 1946 p. 505.
Nous avons dit plus haut que nous pouvions considrer quattribuer une couleur une motion tait lun des moyens la disposition des interlocuteurs pour la catgoriser comme motion chaude ou motion froide, comme motion chauffante ou motion refroidissante, positive ou ngative108. La variation demploi du vocable motion comme hyperonyme ou comme hyponyme est donc galement structure par lattribution dune couleur lmotion, lemploi comme hyponyme tant corrl
108 Il est toutefois important de prciser que les oppositions entre motion chaude et motion froide dune part, et motion positive et motion ngative dautre part, ne se superposent pas exactement mme si elles se recoupent largement. La correspondance semble plutt tre tablie sur la base de lagitation, du mouvement, ou de leur inexistence. Ce serait alors le jugement port sur cette agitation ou cette incapacit de mouvement (cf. ci-dessous, pages 296-316) qui dtermine la positivit ou la ngativit de lmotion en question.
DISCOURS DE LMOTION
294
avec la couleur rouge. Labsence dmotion est ainsi caractrise par la froideur (dont nous avons soulign lassociation au blanc) :
SANG-FROID, subst. masc. Il y en a qui sapplaudissent de ce sang-froid et de cette absence dmotion [en peignant] ; ils se figurent quils dominent linspiration (DELACROIX, Journal, 1854, p. 172).
joues rouges ; devenir, tre tout rouge ; tre rouge comme une cerise, un coq, un coquelicot, une crevisse, une pivoine, une tomate. Quand elle regarda son cousin, elle tait bien rouge encore, mais au moins ses regards purent mentir et ne pas peindre la joie excessive qui lui inondait le cur (BALZAC, E. Grandet, 1834, p. 129). [] Rouge de + compl. (indiquant la cause de cet aspect). tre rouge de colre, de confusion, de dpit, de honte, de plaisir. Il prit familirement le bras du commandant, rouge de bonheur (A. DAUDET, Tartarin de T., 1872, p. 133). Simon et Grard taient gns, ils se regardaient la drobe, tout rouges de timidit (PEISSON, Parti Liverpool, 1932, p. 169). [P. mton. ; en parlant dune motion, dun sentiment] Fam. Qui est trs vif, intense et produit une coloration rouge du visage. Clestine ouvrit la lettre, et le plaisir le plus rouge anima ses traits (BALZAC, Employs, 1837, p. 205). [] [Rouge connote lintensit des motions, des sentiments et qualifie le regard] Brlant, intense, passionn. Il y eut alors entre elle et le journaliste un de ces regards rouges qui sont plus que des aveux (BALZAC, Muse dpart., 1844, p. 171).
FARD, subst. masc. Fam. Piquer un fard. Rougir sous leffet dune motion.
Dans cette mme catgorie, il est ais dassimiler au rouge ses nuances ou ses drivs.
LACTESCENT, -ENTE, adj. Une lgre motion rosissait son teint lactescent (L. DAUDET, Entremett., 1921, p. 135). CARLATE, adj. et subst. [ lintensit de certains tats dme, de certaines motions] Le chef de bureau, dont la face rubiconde tait devenue carlate de joie, et dont le cur bondissait dans sa poitrine (PONSON DU TERR., Rocambole, t. 1, 1859, p. 162). VERMILLON, subst. masc. [comme signe dune vive motion, dun sentiment de pudeur, de honte ou de colre, etc.] Le
comte qui avait jusque-l salu courtoisement, mais avec une froideur et une impassibilit tout anglaise, fit malgr lui un pas en avant, et un lger ton de vermillon passa comme lclair sur ses joues ples (DUMAS pre, Monte-Cristo, t. 1, 1846, p. 584).
Vermeil de/par + subst. dsignant lmotion, le sentiment qui a provoqu la rougeur. Moi ! je suis froide ! scria la jeune Espagnole stupfaite et vermeille dindignation (SAND, Consuelo, t. 1, 1842-43, p. 105). Son visage tait devenu tout vermeil par le feu de son cur (POURRAT, Gaspard, 1925, p. 189). [P. mton.] [En parlant dune motion, dun sentiment intense] Qui se traduit par la rougeur du teint. Colre vermeille. Lamour que je sens (...) Cest lamour puissant. Cest lamour vermeil (RICHEPIN, Caresses, 1877, p. 4). [En parlant du cur] Empli dmotions, de sentiments intenses. Et, si je pouvais (...) Lancer au ciel froid et blme Mon cur brlant et vermeil Je crois que dans la seconde Il rchaufferait le monde Autant comme le soleil ! (PONCHON, Muse cabaret, 1920, p. 93).
POURPRE1, subst. fm. En partic. Rougeur du visage la suite dune vive motion. VIOLET, -ETTE, adj. et subst. masc. [sous leffet dune cause psychol., dune vive motion, en partic., la colre] tre tout violet. Papa ne se
contrlait plus. Ce lymphatique devint violet. Je dis que tu nous casses les oreilles. Laisse ces enfants tranquilles et fous-moi le camp dans ta chambre (H. BAZIN, Vipre, 1948, p. 70).
Violet de + compl. indiquant la cause de cet aspect. tre violet de honte, de peur, de rage. Oui !... me criait, violette de colre, en brandissant son parapluie, Mademoiselle Marie, (...) javertirai Madame Garabis... je lui rpterai toutes vos insolences, toutes ! (GYP, Souv. pte fille, 1928, p. 331). Fam. [En parlant dune motion, dun sentiment ; souvent dans un cont. mtaph.] Qui est trs vif, intense et se traduit par une coloration violette du visage. Sachez attendre, (...) une gat violette teindra vos propos et vos pas (BUTOR, Passage Milan, 1954, p. 214).
VIOLAC, -E, adj. ;VIOLACES, subst. fm. plur. Fam. [P. mton. ; en parlant (dune manifestation) dune motion, dun sentiment] Qui est trs vif, intense, et se traduit par une coloration violace du visage. Pp est devenu cramoisi, il (...) sest lanc dans une diatribe violace sur le mtier de saltimbanque (Paris-Match, 6 dc. 1969, p. 122, col. 4).
lymphatiques, ne faut-il pas accorder au dsir, la joie, lesprance, la facult dclaircir le teint (BALZAC, Secrets Cadignan, 1839, p. 324). Harasss par les longues moussons (...) verdis par les ressacs de la bile, ils attendaient [ Marseille] le train de Paris (...) Lquipe de retour (...) dfripe, rose et lil clair, arrivait Marseille (MORAND, Routes Indes, 1936, p. 24).
Comme nous pouvons le constater, les thories humorales de lmotion ont conserv des capacits explicatives au moins jusquau XXe sicle. Toutefois, les emplois sont galement parfois clairement non rfrentiels ce qui est communment qualifi de potique ou de mtaphorique :
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VERDIR, verbe Ses yeux, de rage, ont verdi, ont pris la teinte livide de la mer en colre (MONTHERL., Bestiaires, 1926, p. 423).
Mais les ethnothories ne sont pas bien sr toujours explicitement issues des thories des humeurs. Dans lexemple suivant, une hydraulique de lmotion, dont les principaux lments sont le sang et le cur, est prsente comme un complexe comprenant action et raction (comme lincluent les thories humorales), chaque tape du processus tant caractrise par une couleur quelle provoque. De plus ici, lmotion est manifestement conue comme tout la fois une mcanique et un phnomne physiologique fminin : outre le fait que le sujet de la phrase cit est un elle , le TLFi propose cet exemple pour illustrer des syntagmes trs fortement connots, habituellement assimils la femme ( Rougeur chaste, pudique, virginale , etc.).
ROUGEUR, subst. fm. En partic. Coloration rouge de la peau, due lafflux du sang, cause par un lment physique, physiologique ; en partic., coloration rouge du visage cause par un lment psychologique, une vive motion. Anton. pleur. Rougeur chaste, pudique, virginale ; rougeur du front, des joues. Des yeux dont la rougeur montre quils ont pleur (VIGNY, Pomes ant. et mod., 1837, p. 39). Elle ressentit une motion extraordinaire. Dabord elle devint toute blanche, le sang affluant au cur ; puis, la raction se faisant, une rougeur aimable lui couvrit comme un nuage rose le front, les joues, et ce quon entrevoyait de son sein sous la gorgerette (GAUTIER, Fracasse, 1863, p. 481).
Nous aurons loccasion de revenir en dtails sur chacun de ces points ultrieurement.
La sueur
Toujours sur le plan des manifestations engendres par lmotion, la sueur est conue comme lune de ses consquences logiques ou smiologiques possibles :
SUE, subst. fm. Production abondante de sueur (provoque par un effort intense, par la temprature, une inquitude ou une vive motion).
SUER, verbe SYNT. Suer abondamment, beaucoup, copieusement, normment ; suer avec excs, flots, pleine figure ;
suer grosses gouttes ; suer au soleil, en plein soleil ; suer de chaud ; suer dangoisse, de dgot, dmotion, de faiblesse, de fatigue, de fivre, de haine, de peur, de piti.
TRANSPIRATION, subst. fm. Le prvenu est un gros homme (...) dont lmotion se traduit par un croissant de transpiration sous les aisselles, sur la blouse (GONCOURT, Journal, 1860, p. 764).
Cependant la sueur est gnralement associe la chaleur, et principalement lchauffement. Il nest pas surprenant, ds lors, que la dichotomie entre motions chaudes et froides travaille galement la conception de larticulation entre motion et sueur. Nous noterons, sans pouvoir nanmoins en tirer quelque consquence, que dans le cas dmotions catgorises comme froides , le qualificatif peut tre transfr la sueur elle-mme.
froide. [] B. Au fig. 1. a) Peur intense, forte motion qui peut aller jusqu provoquer des sueurs (froides).
FROID, FROIDE, adj. et subst. masc. Sueur(s) froide(s). Sueur(s) donnant limpression dtre une temprature sensiblement infrieure celle du corps, due(s) une forte motion, une maladie. Avoir des sueurs froides. IMMOBILE, adj. En partic. Qui demeure sans bouger, sous leffet dune motion violente. Synon. interdit, mdus, paralys,
ptrifi. Le vieillard resta quelques instants immobile et comme foudroy, sans pouvoir parler ni respirer, comme si un poing ferm lui serrait le gosier (HUGO, Misr., t. 2, 1862, p. 254). La terreur le cloue immobile, les yeux, la bouche ouverts, soufflant du fond de la gorge (ROLLAND, J.-Chr., Aube, 1904, p. 4) : 1. Malek Adhel, frapp dune effroyable surprise, demeure immobile et perdu : une sueur froide coule sur tous ses membres ; il promne autour de lui des regards menaans, terribles et dsesprs... COTTIN, Mathilde, t. 2, 1805, p. 282.
La comprhension ou linterprtation du mouvement auquel lmotion est associe (soit parce quelle le provoque, soit parce quelle en dcoule) est videmment ouverte. Pour Z. Kvecses, par exemple, the view that emotion involves bodily upset or agitation is most closely related to conflict theories of emotion110. Toutefois si, comme nous le verrons plus loin, le conflit occupe une place centrale dans les conceptualisations, les pratiques et les discours de lmotion, il est peut-tre plus juste de prciser que ce nest pas tant le conflit que linfluence extrieure qui sont dits animer ou agiter. Dans cette perspective, la conception de lmotion comme un adversaire luttant avec la personne mue pour le contrle nest que lune des versions de linfluence de lenvironnement (principalement celle dune motion ngativise qui pntre , rabaisse et animalise ). Nous verrons que des versions alternatives sont galement possibles et dveloppes (par
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Cf. par exemple BAUMGARTNER Emmanule et MNARD Philippe, Dictionnaire tymologique et historique de la langue franaise, Paris, Librairie Gnrale Franaise, 1996, ou DUBOIS Jean, MITTRAND Henri et DAUZAT Albert, Dictionnaire tymologique et historique du franais, op. cit. 110 KVECSS Zoltn, Emotion Concepts, New York, Springer-Verlag, 1990, p. 167.
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exemple, celle de lmotion qui est inspire et qui lve ), faisant encore de lmotion une influence extrieure ou une interaction avec lenvironnement, mais pas ncessairement sur le plan agonistique. En guise dillustration, nous pouvons ainsi considrer que lmotion comme vitalit peut agiter et animer sans se dcliner pour autant sur le registre du conflit.
Lagitation
Le mouvement motionnel est de faon paradigmatique une animation ou une agitation de la personne mue, de son corps (ou lune de ses parties) ou de son esprit :
ANIMER, verbe trans. c) [Ce qui anime est une motion, un sentiment, etc.] Agiter : 27. Lair de triomphe de Lucier, ou plus exactement lassurance et limpatience qui animaient tour tour son visage, eussent d avertir Ricarda quelle voulait se venger de lui. ABELLIO, Heureux les pacifiques, 1946, p. 207.
BATTRE1, verbe. En partic. Le cur bat. Le cur est anim de battements violents et irrguliers provoqus par une motion. SYNT. Sarrter, cesser de battre ; battre lunisson, de joie ; battre fort, vite, faiblement, violemment,
AFFAIBLI, IE, part. pass, adj. et subst. Ces impressions dlicieuses, ces motions subites qui magitaient autrefois et mentranaient si loin dun monde de tristesse, je ne les retrouve plus qualtres et affaiblies. E. DE SENANCOUR, Obermann, t. 1, 1840, p. 80. MOUVOIR, verbe trans. [En parlant dune motion qui sextriorise le plus souvent avec violence] Agiter, bouleverser, branler (cf. motion B 1).
DRAMATIQUE, adj. A. [En parlant de faits] Qui suscite une vive motion, constitue un drame violent et pathtique. [] P. mton., subst. masc. avec valeur de neutre. Caractre de ce qui est dramatique. Le dramatique de
lexistence, de laffaire. Il exhume les hommes dautrefois (...) les agite de leurs passions, quil augmente ou diminue selon le point o il veut porter le dramatique (DUMAS pre, Antony, 1831, IV, 6, p. 211).
ADORER, verbe trans. Es-tu ici pour y entrer avec moi ? En entendant ces paroles si tendres, mais auxquelles la constante pense de Dieu mle tant dinnocence, Malek Adhel, enivr dune flicit inconnue, sabandonne sans contrainte aux vives et profondes motions qui lagitent ; genoux devant Mathilde, il la contemple et ladore, il ne voit quelle, il a oubli toute autre pense : cest un de ces momens dextase o on devine le ciel... Mme COTTIN, Mathilde, t. 5, 1805, p. 273. SDITION, subst. fm. P. anal. Sdition corporelle. Agitation, trouble du corps, lorsquil est saisi par une motion. Lmotion joint sans distance le choc de la pense et la sdition corporelle dans cette continuit vitale de lme et du corps (RICUR, Philos. volont, 1949, p. 256).
Notons que cette agitation se dcline suivant les grandes mtaphores que nous avons passes en revue plus haut. Associe llment liquide par exemple, lexpression de lagitation motionnelle devient celle des flots, de la houle, le tumulte de la tempte ocanique, des vagues, du torrent, etc. Lmotion est, de plus, considre de faon fondamentale comme personnelle, cest--dire intra-individuelle. Si nous ajoutons cette contrainte, lagitation motionnelle devient un remuement intrieur :
La consquence physique ou matrielle de ce remuement intrieur peut aisment tre suppose : la personne agite par une motion confine est dite secoue par elle, voire retourne (la personne, son intriorit ou ses organes), si laccent veut tre port sur la violence de cette secousse :
ALORS, adv. Secou dmotions confuses, Augustin sintimidait, sattardait, cherchait des atermoiements. Cest alors quil trouva les roses. J. MALGUE, Augustin ou le Matre est l, t. 2, 1933, p. 59. TRESSAILLANT, -ANTE, part. prs. et adj. Qui est agit dune secousse musculaire, dun mouvement brusque sous leffet dune sensation, dune motion vive, subite. Des exemples trs similaires pourraient tre cits partir des entres TREMBLER, TRMOLOS, TRESSAILLANT, TRESSAILLEMENT, TRESSAILLIR, TRESSAUTER, TRESSAUTEMENT. RETOURNER, verbe 4. Provoquer (chez quelquun) une intense motion. Synon. bouleverser, mettre dans tous ses tats.
[] Retourner le cur qqn. [] Retourner lestomac qqn [] Retourner les sangs qqn. [] tre retourn. tre troubl profondment. Pour toute dfense, elle mit sa main devant elle et murmura : Jacquot... dune voix si dchirante que Jacques en fut dun coup retourn (MARTIN DU G., Thib., Mort pre, 1929, p. 1349).
Toujours plus violente, lmotion peut tre considre comme provoquant des convulsions, sursauts ou tremblements.
CONVULSIF, IVE, adj. P. mton. [En parlant dattitudes ou de modifications psychol.] Accompagn de mouvements brusques ou violents qui dnotent une vive motion (cf. convulsion A 2). Colre, joie convulsive ; dsespoir convulsif. Leurs membres nus streignaient avec une passion convulsive (ZOLA, Pot-Bouille, 1882, p. 293). Il semblait gai, dune gaiet convulsive, gare (BERNANOS, Journal dun cur de campagne, 1936, p. 1234).
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CONVULSION, subst. fm. Mouvements violents, excessifs, dsordonnes, souvent sous le coup dune motion ou dune passion intense et gnralement pnible. Convulsions de dsespoir, de douleur, de rage. Synon. contorsion. Dans les convulsions de la colre (FLAUB., Tentation, 1849, p. 329). Se laissant aller aux convulsions dun fou rire dlicieux (MAUROIS, Silences Bramble, 1918, p. 55) : dire vrai, les orateurs, les tragdiens et les chanteurs nvitent pas toujours assez les cris et les convulsions. ALAIN, Systme des beaux-arts, 1920, p. 201. P. anal. ou p. mtaph. 1. [En parlant dune matire ou de phnomnes naturels] a) Mouvement apparent violent. Convulsions gologiques ; les convulsions du globe. Les premires convulsions de lcorce terrestre (GREEN, Journal, 1934, p. 218). La convulsion du ciel et de la terre (pendant le bombardement de Hambourg) (CENDRARS, Bourlinguer, 1948, p. 287). b) Apparence convulse. Les convulsions dun sol volcanique. Les convulsions des clairs (GIONO, Bonheur fou, 1957, p. 407).
EXODE, subst. masc. Le cortge se mit en route, un lent exode de gens blmes, tirs, les yeux gonfls, tremblants dmotion autant que du froid du matin (VAN DER MEERSCH, Invas. 14, 1935, p. 225).
SUPPOS, -E, part. pass, adj. et subst. masc. Dabord hbt, il se rpandit vite en actions de grce ; trs verbeux, tremblant dmotion au suppos dune rconciliation dont il avait dsespr (COURTELINE, Ronds-de-cuir, 1893, p. 177).
TREMBLANT, -ANTE, part. prs., adj. et subst. Je menai Mme Sazerat, tremblante dmotion, jusquau restaurant et je lui montrai Mme de Villeparisis (PROUST, Fugit., 1922, p. 634). SURSAUTER, verbe intrans. Avoir un brusque mouvement du corps sous leffet dune intense motion, dun sentiment de menace.
Plus subtils, les frissons ou les frmissements peuvent aussi tre considrs comme des mouvements traduisant lmotion ou causs par elle.
FRISSON, subst. masc. P. ext. Saisissement nerveux, branlement psychique dont la cause est une motion plus ou moins vive.
FRISSONNANT, ANTE, part. prs. et adj. Qui est saisi dun tremblement la suite dune sensation intense, dune motion. Jenny, frissonnante dmotion, vint se serrer contre lui (MARTIN DU G., Thib., t 14, 1936, p. 621).
FRMISSEMENT, subst. masc. La sur Thrse avait dans toute sa personne une sorte de perptuelle motion trop puissante, et sa voix traduisait si bien ce frmissement intrieur ! (BARRS, Colline insp., 1913, p. 145).
FRMIR, verbe intrans. SYNT. Frmir daise, dangoisse, de dsir, dmotion, dpouvante, dimpatience, dindignation, de joie, de peur, de plaisir.
Par ailleurs, le mouvement motionnel peut galement prendre des formes plus diffuses, sexprimant via dautres parties du corps et leurs mouvements. Ici encore, nous retrouvons des mtaphores que nous avons prsentes plus haut (le poids, la paralysie, etc.).
BRAS, subst. masc. 2. Au plur. [Loc. exprimant un mouvement des bras en tant quil est expressif dune motion, dun sentiment, dun tat physique ou moral] Lever les bras au ciel ; les bras men tombent ; les bras ballants.
La perturbation
La personne saine de corps et desprit est considre a priori, dans nos socits, comme un microcosme, cest--dire dabord et avant tout comme un ordre (quoique les complexits physiologique, psychologique et sociale seraient peut-tre mieux rendues par des modles de non-quilibre et de dsordre). Lagitation dont il a t question linstant vient ds lors menacer cet ordre, y introduisant une perturbation, un drglement :
CONTRETEMPS, subst. masc. Lmotion de ces accents, dont les battements des violons contre-temps et les clarinettes soupirantes trahissent le dsordre intrieur (ROLLAND, Beethoven, t. 2, 1928, p. 395). DRGLER, verbe trans. Comment donc expliquer que les affections de tristesse (...) se transforment en de pures motions drglantes, sinon en renonant une fois pour toutes la fiction contradictoire dun sentiment de tristesse et dune tristesse rgulatrice (VUILLEMIN, Essai signif. mort, 1949, p. 110).
TROUBLE2, subst. masc. C. 1. tat motif qui altre, perturbe le calme intrieur dune personne. [] En partic. motion diffuse provoque par un sentiment damour ou un dsir charnel. Trouble du cur, de lamour, des sens ; trouble charnel, physique, sensuel.
MOI, subst. masc. A. Domaine phys. 1. Trouble, agitation vive. Lmoi des abeilles, des feuilles, de la fourmilire ; fauvettes, passereaux en moi. [] B. Domaine affectif. motion, trouble motif vcu affectivement.
Ce trouble est lune des figures majeures de lmotion, conue, sans distinguer clairement entre cause et processus, tout la fois comme accident, altration, et comme extriorit, tranget qui envahit, puis rend trange, extrieur, etc. La figure prsuppose que ltat initial (de la raison, de lesprit, de lme ou encore, antrieurement, des humeurs) est neutre et non perturb, et assimile donc, comme le signale R. Bodei111, le rsultat dun processus socio-historique une naturalit. Dautant plus que cet tat neutre est fortement valoris (ce qui, en retour, a pour consquence ncessaire, une dvalorisation de lmotion) :
PASSIONN, -E, part. pass et adj. [En parlant dune pers., dun aspect de sa nature] Qui exprime ou manifeste avec force, chaleur, intense motion ce quil ressent. Anton. froid, indiffrent, rflchi, rserv. Ainsi Valentine, de calme et rserve quelle tait naturellement, tait devenue passionne jusquau dlire (SAND, Valentine, 1832, p.306). AFFAIBLISSEMENT, subst. masc. 11. Tout affaiblissement psychique une grande fatigue, une grande motion compromet ce calme suprieur qui exige toujours une haute tension psychique. E. MOUNIER, Trait du caractre, 1946, p. 289.
TROUBLE2, subst. masc. C. 1. tat motif qui altre, perturbe le calme intrieur dune personne.
111
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DOUCEUR, subst. fm. Au fig. Paisiblement, tranquillement, sans hte, avec calme, sans motion. Moi, si jtais tromp, je ne me battrais pas ; Jconduirais lamant en douceur et tout bas (AUGIER, Gabrielle, 1850, I, p. 378). Il faut lire dans Hrodote (...) le rcit de ces rvolutions et de ces restaurations, qui se passent toujours en douceur, grce la mansutude des murs athniennes (MRIME, Ml. hist. et littr., 1855, p. 154).
Lanalogie permet galement de structurer le rapprochement de lmotion avec la maladie considre, elle aussi, comme dsordre intrieur.
RVOLUTION, subst. fm. P. ext. Trouble, d un choc, une motion violente ; bouleversement intervenant dans la sant. Rvolution intrieure. En supposant que le mdecin le plus habile ne puisse prvoir les rvolutions de la sant dun homme bien portant, il peut prvoir tout le cours dune maladie quand elle est dtermine (SAINT-MARTIN, Homme dsir, 1790, p. 92). [La baronne] prouva lune de ces rvolutions nerveuses si violentes, que le corps en garde ternellement la trace (BALZAC, Cous. Bette, 1846, p. 275). ACCOMPAGNER, verbe trans. 21. Lme est apparemment trop trouble par ses motions, pour tre attentive ce qui les cause ou ce qui les accompagne. Elle est la sensation elle-mme. STENDHAL, De lAmour, 1822, p. 35.
SRNIT, subst. fm. tat dune personne qui, par sa sagesse et son exprience, reste insensible aux troubles, aux proccupations de lexistence. Synon. quanimit, paix, placidit, quitude, tranquillit ; anton. anxit, effroi,
motion.
MOUILL, -E, part. pass et adj. Voix mouille. Voix trouble par les larmes, lmotion. Une voix mouille rpondit : Sil me regarde encore une fois, je dirai que je suis malade et je remonterai dans la chambre (DUHAMEL, Nuit St-Jean, 1935, p. 217). AFFOL, E, part. pass, adj. et subst. 1. Littr. [Avec un compl., prp. de, indiquant la cause du trouble] Rendu ou devenu comme fou, profondment troubl sous leffet dune motion violente (cf. affoler1 I A) AFFOLER1, verbe. 1. Littr. Rendre comme fou, cest--dire troubler profondment, gnralement sous leffet dune passion, dun sentiment ou dune motion violente. Anton. calmer.
Mais ce qui prcde nous autorise mme avancer dun pas supplmentaire : lassociation entre motion et maladie nest pas seulement analogique (sappuyant donc sur une conception normale des tats physiologique et psychologique neutres comme ordres), mais aussi logique puisque la maladie est construite comme lune des consquences possibles de lmotion, et que nous avons dj vu combien la distinction entre lmotion et aussi bien ses causes que ses effets tait peu pertinente. Dautre part, ct de limage de la maladie, nous trouvons aussi une perturbation motionnelle sous la forme dune manuvre directionnelle, le renversement , un bouleversement complet de lordre provoquant sa chute :
RENVERSER, verbe trans. Fam. Bouleverser, agiter, troubler, provoquer une grande motion, un trouble. TOMBER1, verbe
Tomber la renverse. Je faillis tomber la renverse, comme un homme qui subit une motion trop forte (LAUTRAM., Chants Maldoror, 1869, p. 183).
La modification
Les schmas de lagitation et de la perturbation dbouchent sur ce que nous pourrions appeler un modle de la modification. Ce modle construit lmotion comme un tat dynamique , autrement dit comme une (tentative de) rsolution des difficults engendres par lopposition conceptuelle traditionnelle entre statique et dynamique ou encore entre essence et action. Ce cadre fait fonctionner lmotion comme une altration, altration par un monde environnant qui serait en devenir et donc caractris par son impermanence, dune entit dfinie, elle, par son identit et donc sa permanence.
ALTR, E, part. pass et adj. C. [En parlant dune pers. (ou dune chose propre lhomme)] Troubl, mu ; qui a subi une modification la suite dune profonde motion. Visage altr, traits altrs (QUILLET 1965).
ALTRATION1, subst. fm. 2. Usuel. Modification immdiatement perceptible des traits, de la voix dune pers., sous leffet dune motion vive.
SURPRENANT, -ANTE, part. prs. et adj. Il en est de lhabitude comme de lmotion : elle reprsente une altration de toutes nos vises ; sans tre une classe nouvelle de cogitata , lhabituel est un aspect de peru, de limagin, du pens, etc. oppos au nouveau, au surprenant (RICUR, Philos. volont, 1949, p. 264).
MOURANT, -ANTE, part. prs., adj. et subst. P. hyperb. Qui est vivement affect par une sensation, une motion. Mary Grant, demi pme par lmotion, demi mourante de bonheur, cette fois, se laissa aller dans les bras de lady Helena (VERNE, Enf. cap. Grant, t. 2, 1868, p. 71).
Cest, par exemple, sur ce modle que sarticulent les notions de vrit et dauthenticit dont nous avons prsent ci-dessus112 les articulations avec le concept dmotion. Cette altration se fait notamment sur le mode du retrait : lmotion enlve la personne mue (selon le schma du rapt) ou lui te quelque chose (gnralement sa force).
PMER, verbe intrans.;PMER (SE), verbe pronom. B. P. anal. [avec limmobilit du corps dans la pmoison] prouver, sous le choc dune sensation ou dune motion, une frayeur ou un ravissement si intenses quils portent au bord de la paralysie ou de lvanouissement. JAMBE, subst. fm. Casser, couper les jambes; couper bras et jambes qqn. Enlever sa force, son courage quelquun. Ces motions me coupent les jambes, asseyons-nous (SAGAN, Bonjour tristesse, 1954, p. 106).
HARDIESSE, subst. fm. Dix fois au moins, enhardi par ma hardiesse mme, je me mis en devoir dclater en aveux significatifs et tendres, lorsqu cet instant suprme, la rougeur me montant au visage, et lmotion mtant la parole, je remis laffaire un moment o je me trouverais sans rougeur et sans trouble. TOEPFFER, Nouv. genev., 1839, p. 229.
JARRET, subst. masc. Couper les jarrets qqn. Retirer toute force quelquun; empcher dagir. (Avoir) les jarrets coups dmotion, par lmotion.
112
Sur les notions de vrit, dauthenticit, etc., cf. supra, pages 171-173, 224 et suivantes.
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Cette image peut dailleurs aisment tre rapproche de celle du saisissement (lmotion prend, saisit, etc.) sur laquelle nous nous attarderons un peu plus loin113.
Le dplacement
Lagitation et la perturbation quelle peut entraner ne sont pas les seules formes dexpression de mouvements associes lmotion. En effet, lmotion transporte , dporte , ou encore emporte . Comme dans le cas de la modification, mais sur un autre mode, lenjeu auquel touche cette mtaphore semble tre aussi la conservation ou la permanence de lidentit de la personne mue, en lien avec une conception renvoyant au plaisir ou au dplaisir (cest--dire aux caractristiques euphorique ou dysphorique de lmotion).
RAVISSEMENT, subst. masc. b) 1553 motion prouve par une personne transporte de joie (RONSARD, Les Amours, 95, 4, d. P. Laumonier, t. 5, p. 129)
dadmiration, damour, de bonheur, de colre, denthousiasme, de fureur, de haine, dindignation, de joie. Autour de nous grandissent trois enfants dont la vue seule me transporte de plaisir (TOEPFFER, Nouv. genev., 1839, p. 432). Ce qui me transportait de mlancolie, ctait la conviction que ma jeunesse est derrire moi (BARRS, Cahiers, t. 2, 1899, p. 97).
TRANSPORT, subst. masc. II. Vieilli ou littr. [Corresp. transporter II] Vive motion, sentiment passionn; manifestation dune telle motion, dun tel sentiment. Synon. effusion, lan2, emportement, exaltation, ravissement. MOUVOIR, verbe trans. 4. [En parlant dune motion vcue au niveau esthtique, spirituel] mouvoir lme, lesprit. Nous avons t charms, mus, blouis, touchs, transports, heureux, en un mot (GOBINEAU, Pliades, 1874, p. 6).
TRANSPORTER, verbe trans. II. Transporter qqn (vieilli ou littr.) A. [Avec un compl. second. introd. par de dsignant une motion, un sentiment] Agiter dun sentiment violent, mouvoir vivement, mettre hors de soi. Synon. emporter, saisir, soulever. Transporter
En effet, lmotion est prsente comme faisant sortir la personne de son intriorit , soit en lobligeant en franchir les limites (lmotion alors dborde ou fait dborder, en particulier dans le cas de la mtaphore hydraulique), soit par une forme de tlportation, cest--dire un loignement. Cest dans ce dernier cas notamment que lmotion emporte , et sans doute plutt dans le premier quelle entrane :
AFFAIBLI, IE, part. pass, adj. et subst. Ces impressions dlicieuses, ces motions subites qui magitaient autrefois et mentranaient si loin dun monde de tristesse, je ne les retrouve plus qualtres et affaiblies. E. DE SENANCOUR, Obermann, t. 1, 1840, p. 80.
SURVEILLER, verbe trans. Se contrler, ne pas se laisser entraner par la passion. Sa grande prtention tait au calme et personne
ntait aussi troubl que lui : il se surveillait pour arrter ces motions de lme quil croyait nuisibles sa sant (CHATEAUBR., Mm., t. 2, 1848, p. 27).
TRANSPORT, subst. masc. II. 1. 1604 vive motion, sentiment passionn qui meut, qui entrane (MONTCHRTIEN, La Carthaginoise, II ds Les Tragdies, d. L. Petit de Julleville, p. 128 : que lasche son cur aux transports de son ire).
113
SNATEUR, subst. masc. Mon pre a t jacobin avant toute chose, reprit Villefort emport par son motion hors des bornes de la prudence, et la robe de snateur que Napolon lui avait jete sur les paules ne faisait que dguiser le vieil homme, mais sans lavoir chang (DUMAS pre, Monte-Cristo, t. 2, 1846, p. 25).
Le discours de lmotion est alors une faon et un moyen de discuter la dfinition de la personne et ses relations avec son environnement, cest--dire de questionner lidentit comme existence confine dans un intrieur (lmotion, comme la propos V. Despret114, est bien plus souvent un problme, une mise en doute quune solution). De plus, nous retrouvons ici lvidence selon laquelle les limites franchies ne se rsument pas aux contours physiques ou corporels de la personne. Ou plutt la personne est aussi une construction collective, interpersonnelle qui sappuie sur une ngociation continue dhabitudes et de valeurs. Lexemple prcdent nous permet dailleurs de voir luvre cette ngociation et son caractre multidimensionnel. En effet, lorsquil est affirm cest--dire plutt, propos que lmotion emporte hors des bornes de la prudence, cest notamment une tentative daccord sur tout la fois les habitudes, les attentes sociales concernant la personne et la dfinition de la prudence qui est en jeu. De faon symtrique, si lmotion peut tre comprise comme un dplacement prsent comme un loignement, la rsorption de la squence motionnelle trouve logiquement comme expression limage du retour :
REVENIR, verbe Revenir dun tonnement, dune frayeur, dune surprise. Retrouver ses esprits aprs une motion violente.
Par ailleurs, le dplacement de lmotion nest pas seulement horizontal mais aussi vertical. Nous lavons dj vu, lmotion peut tre associe un poids115, et dans ce cadre les mouvements motionnels sont prioritairement ascendants ou descendants, suivant lexprience quotidienne que nous avons de la gravitation. Nous avons ainsi vu que lmotion pouvait tre souleve. Mais linversion entre agent et agi que nous avons dj rencontre plusieurs reprises se retrouve ici aussi, puisque lmotion peut galement soulever :
ENIVRER, verbe trans. B. Au fig. 1. [ propos de leffet la fois agrable et souvent un peu trouble de certaines sensations, motions ou excitations] Remplir dune sorte divresse. Lair vif menivre ; le son de sa voix, sa beaut lenivrait ; la musique enivre lme. Synon. tourdir, griser, transporter, soulever, exalter ; anton. dgriser, apaiser, calmer, refroidir.
GIRATOIRE, adj. La houle de lmotion soulevait sa poitrine, comme un cyclone giratoire soulve une famille de baleines (LAUTRAM., Chants Maldoror, 1869, p. 247).
114 115
Cf. DESPRET Vinciane, Ces motions qui nous fabriquent, op. cit., p. 136 et passim. Sur la mtaphore de lmotion comme fardeau, cf. ci-dessus, pages 258-261.
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Ce mouvement vertical trouve aussi des chos dans les hauteurs attribues lmotion :
EXALT, E, part. pass et adj. Domaine thique, relig., philos. Qui est inspir de sentiments levs, nobles; qui est port aux rflexions mtaphysiques, aux grandes motions spirituelles.
EXALTATION, subst. fm. a) Domaine thique, relig. Action dinspirer quelquun des sentiments levs, nobles, de le porter un trs haut degr dmotion spirituelle; rsultat de cette action. EXALTER, verbe trans. a) Domaine thique, relig., philos., pol., idol. Inspirer des sentiments levs, nobles ; porter aux rflexions mtaphysiques, aux grandes motions spirituelles, aux opinions extrmes ; dvelopper lardeur convaincre, combattre.
Enfin, la mtaphore du transport motionnel doit sans doute tre mis en correspondance avec les problmatiques de lindiffrence ou de linsensibilit. En effet, elle met en question la personne et les conceptions que nous en dveloppons dans nos socits (en particulier comme individu spar du monde et de lidentit comme repli sur soi), et par-l interroge les modes de relation et avec autrui tels que nous les construisons.
Ltreinte
Paralllement la mtaphore du fauve prsente supra et en cohrence avec une conception dynamique plus gnrale comme perturbation, lmotion saisit , treint , est poignante , exerce une emprise . Ce saisissement est encore une fois une forme damalgame entre lmotion et celui qui la subit, entre cause et effets, mais aussi entre motion subie et action de lmotion, avec des variantes importantes entre les propositions utilises et un recours aux tournures autant actives que passives.
une gat venait de le saisir ; tre saisi de dsespoir, dtonnement, de joie ; tre saisi du dsir de, dune envie de (+ inf.). Modeste fut saisie dun profond dgot pour les hommes dont les plus distingus trompaient ses esprances (BALZAC, Modeste Mignon, 1844, p. 175) chaque poque, saisis par un nouveau dsespoir, une nouvelle fureur, et comme si rien navait t tent jusque-l (...) des crivains (...) svertuent (...) enserrer dans une dfinition le prodige inconcevable et pourtant perptuel du langage affectif, de la communication lyrique, de ce que Sainte-Beuve appelait la monade inexprimable . Arts et litt., 1935, p. 50-13. Empl. pronom. La terreur qui se saisissait delle la faisait grelotter, plie, casse en deux, contre le mur o elle demeurait adosse (CARCO, Homme traqu, 1922, p. 48). Empl. abs. tre, demeurer saisi. tre, demeurer interdit, frapp subitement, mu. [Norine] resta saisie, elle blmit encore (ZOLA, Fcondit, 1899, p. 620).
SAISISSEMENT, subst. masc. b) [un malaise, un accident, une motion, une sensation, un lment de la vie psychique, mor.] Occasionner
un saisissement mortel ; il est mort de saisissement ; crier de saisissement ; rester immobile, muet de saisissement ; un saisissement de plaisir, de joie, de gratitude, de surprise. Berthe, le premier du mois, avait prouv un saisissement de bonheur, en le voyant mettre, le soir, sous la pendule de la chambre coucher, trois cents francs pour sa toilette (ZOLA, Pot-Bouille, 1882, p. 259). Je nai pas eu le temps dprouver la peur autrement que comme une contraction physique, celle que provoque un grand bruit, que dj il mest accord le soupir de la dlivrance. Je devrais prouver le saisissement du choc. Puis la peur, puis la dtente. Pensezvous ! Pas le temps ! Jprouve le saisissement, puis la dtente (...). Il manque une tape : la peur (SAINT-EXUP., Pilote guerre, 1942, p. 349).
SAISIR, verbe trans. semparer brusquement de lesprit de quelquun en provoquant une vive surprise, une motion violente PEUR, subst. fm. Du lat. pavor motion qui saisit ; crainte, pouvante, effroi . GOUTTE1, subst. fm. P. hyperb. Navoir plus une goutte de sang dans les veines, sur le visage. tre saisi de frayeur, dmotion et en devenir trs ple. VOTRE, VOS, adj. poss. Je ne crois pas qu aucune poque un Franais ait pu venir en cosse sans tre saisi par une particulire motion. peine foule-t-il la terre de ce vieux et noble pays quil discerne, entre votre peuple et le ntre, de multiples affinits naturelles dont lorigine remonte au fond des ges (DE GAULLE, Mm. guerre, 1954, p. 609).
ENTHOUSIASME, subst. masc. Une grande vague denthousiasme et dmotion populaires me saisit quand jentrai Cherbourg (...), la population masse sur mon passage clatait en dmonstrations (DE GAULLE, Mm. guerre, 1956, p. 297). IMPROVISER, verbe trans. Dans certains cas, je suis amen improviser mes propos. Alors, me laissant saisir par une motion calcule, je jette demble lauditoire les ides et les mots qui se pressent dans mon esprit. Mais, souvent, jcris davance le texte et le prononce ensuite sans le lire. DE GAULLE, Mm. guerre, 1959, p. 127.
SCHMA, subst. masc. 3. Jai rendez-vous avec un ami. Il tarde. Jattends. Je suis nerveux. Une motion dinquitude me saisit. Finalement il arrive. Ma joie explose. Mais ce schma rsume-t-il lessentiel de mes affections ? Non pas, car dans limpatience qui prcde larrive de mon ami, je ressens vrai dire une motion non de joie, mais dinquitude et de peur. J. VUILLEMIN, Essai signif. mort, 1949, p. 125. FRISSONNER, verbe intrans. 1. tre saisi dun tremblement la suite dune sensation intense, dune motion vive.
Le saisissement de lmotion est aussi dclin suivant quelques synonymes frquents. Lmotion devient ainsi une entit qui empoigne, une treinte, une prise ou une emprise.
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COGNAC, subst. masc. Au deuxime cognac, il retrouvait en lui cette motion poignante qui le faisait la fois matre et serviteur du monde. CAMUS, LExil et le royaume, 1957, p. 1647. COUCHER1, verbe. tous les deux, se couchant en joue, se regardrent quelques secondes avec cette motion poignante que le plus brave prouve au moment de donner ou de recevoir la mort. MRIME, Colomba, 1840, p. 135. LAISSER1, verbe trans. Lmotion poignante de la confession de sa mre le laissa sans nergie pour se rvolter (MAUPASS., Pierre et Jean, 1888, p. 414). POIGNANT, -ANTE, part. prs. et adj. 1. Qui provoque une souffrance morale aigu. Synon. dchirant, violent. Un regret, un remords poignant.
Lormerin (...) demeurait au fond de son fauteuil (...), crisp par une motion poignante qui lui faisait monter des larmes aux yeux ! (MAUPASS., Contes et nouv., t.1, Fini, 1885, p. 1017).
TOMBER1, verbe Quand (...) [Genevive] commena lhistoire de la pcheresse (...) [Madeleine Frat] couta, prise dune motion poignante. Les versets tombaient un un, et Madeleine croyait que la grande Bible parlait delle (ZOLA, M. Frat, 1868, p. 130). TREINDRE, verbe trans. La comtesse, treinte dune motion quelle navait point prvue, demeurait les yeux baisss (MAUPASS., Contes et nouv., t. 1, Inutile beaut, 1890, p. 1152).
CONFRONTER, verbe trans. Ne mavez-vous pas dit lmotion qui vous prit simplement vous confronter avec la faade du chteau de La Valette ? Jai voulu vous donner comme compagnons les esprits qui inspirrent lordre crateur de ces uvres nobles. GIONO, Angelo, 1958, p. 201.
TREMBLEMENT, subst. masc. Daudet, pris dmotion et, la suite de cette motion, dun tremblement nerveux, avait toutes les peines descendre lescalier mon bras (GONCOURT, Journal, 1895, p. 715). PISCINE, subst. fm. Alors soudain jai t repris de cette mme motion immense et sans nom (ALAIN-FOURNIER, Corresp. [avec Rivire], 1909, p. 120). FEUILLE, subst. fm. 7. ... la suite des troubles de Montsou, une vive motion stait empare des journaux de Paris, toute une polmique violente entre les feuilles officieuses et les feuilles de lopposition, des rcits terrifiants, que lon exploitait surtout contre lInternationale, dont lempire prenait peur, aprs lavoir encourage. ZOLA, Germinal, 1885, p. 1462. BANT, ANTE, adj. [En parlant de la bouche, des yeux dune pers. sous lemprise dune forte motion : admiration, curiosit, tonnement, surprise, etc.].
VERDTRE, adj. [Sous leffet de lmotion, sous lemprise daffects ou de sentiments ngatifs] Une pleur verdtre (DUMAS pre, Monte-Cristo, t. 2, 1846, p. 398).
envahit les joues du comte de Morcerf, et ses yeux sinjectrent de sang lnonc de ces imputations terribles
Nous avions ci-dessus des dynamiques ou des processus. Leur rsultat est un tat, lempire de lmotion :
BONDIR, verbe intrans. Ragir sous lempire dune motion.
soir, sur les boulevards, la foule, limmense foule des jours mauvais, une foule agite, houleuse, cherchant du dsordre et des victimes (GONCOURT, Journal, 1870, p. 610). Houleuse encore des motions de cette journe (...) elle tapotait nerveusement le trottoir du bout de son parapluie (BLOY, Hist. dsobl., 1894, p. 140).
La parole perturbe
Si nous avons tudi plus haut comment ltreinte tait lun des aspects de la mcanique exerce sur le cur, et si cette pression sexerce en fait sur lensemble de la personne (avec des effets diffrencis selon sa localisation), il faut sattarder sur son autre locus majeur, savoir la gorge (et sans doute, par mtonymie ou de faon plus diffuse, le haut du corps et particulirement le visage).
TREINDRE, verbe trans. La comtesse, treinte dune motion quelle navait point prvue, demeurait les yeux baisss (MAUPASS., Contes et nouv., t. 1, Inutile beaut, 1890, p. 1152). Leur cur (...) retient soi son esprance treinte (VALRY, Charmes, 1922, p. 128).
CONTRACTION, subst. fm. P. ext. Tension (crispation) des traits du visage, de la voix, trahissant (ou refltant) une motion, la souffrance ou lintensit des sentiments. Contraction des traits. Pauline avait ouvert les yeux, et malgr la contraction douloureuse de sa face, elle souriait (ZOLA, La Joie de vivre, 1884, p. 917). Je nessayai plus de parler. Le resserrement de ma poitrine, cette contraction atroce suffisait moccuper (MAURIAC, Le Nud de vipres, 1932, p. 205).
CONTRACT, E, part. pass et adj. Qui est crisp, durci, tendu et traduit lmotion ou quelque sentiment intrieur. Gorge contracte ; traits contracts. GORGE, subst. fm. ... une grande motion, une attente anxieuse, les approches de lineffable mystre, treignaient le cur des enfants, serraient la gorge de leurs mres. Le prtre (...) remonta vers lautel, et, tte nue, couvert de ses cheveux dargent, avec des gestes tremblants, il approchait de lacte surnaturel. MAUPASS., Contes et nouv., t. 1, Mais. Tellier, 1881, p. 1194.
TRAC2, subst. masc. A. Fam. Peur incontrle, angoisse irraisonne quprouve une personne en certaines circonstances, et o se mlent la fois un sentiment de crainte ou de frayeur et une motion intense. Synon. pop. ou arg. frousse, ptoche, trouille2. Avoir, donner, flanquer le trac. chacun de mes tableaux, jai encore une grosse motion de
dbutant, le cur qui bat, une angoisse qui sche la bouche, enfin un trac abominable. Ah ! le trac, jeunes gens, vous croyez le connatre, et vous ne vous en doutez mme pas (ZOLA, Luvre, 1886, p. 196). Sa voix coupe de hoquets (...) ses protestations de douceur (...) disaient le trac formidable qui lui treignait la gorge (COURTELINE, Ronds-de-cuir, 1893, p. 172).
La forme principale que nous donnons la perturbation qui concerne la gorge est celle dun blocage, dune obstruction provoqus par la contraction attribue lmotion.
BLOQUER1, verbe trans. [En parlant de lmotion, etc.] Bloquer la gorge. trangler, nouer la gorge (de sorte quaucun son ne peut plus en sortir) lmotion lui bloqua la gorge, (MALGUE, Augustin, t. 2, 1933, p. 295).
COULEMENT, subst. masc. La sortie [des assises] eut lieu sans un souffle, sans une pousse, lcoulement noir dune assemble en deuil, trangle dmotion, frappe dpouvante (ZOLA, Vrit, 1902, p. 138).
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Ces contraction ou blocage sont de plus frquemment mtaphorises comme un nud serrant ou obstruant la gorge :
NUD, subst. masc. P. anal. ou au fig. a) Contraction (de la poitrine, de la gorge) sous leffet dune violente motion. Il avait envie de crier encore pour dnouer enfin le noeud violent qui lui broyait le coeur (CAMUS, Peste, 1947, p. 1395). NOUER, verbe Lmotion leur nouait la gorge. Ils se serrrent la main (MARTIN DU G., Thib., t 14, 1936, p. 633).
BOULE, subst. fm. MD. Avoir une boule dans la gorge, dans lestomac, avoir la boule de gorge. prouver une sensation de gne au niveau du pharynx en raison dune maladie ou dune forte motion.
Le blocage en question peut tre davantage expliqu, en premier lieu par un processus de strangulation. Ltreinte prend alors une forme de matrialisation, de physicalit qui renforce le caractre ambigu attribu lmotion, tout la fois phnomne psychologique et vnement corporel.
DFICELER, verbe trans. Lmotion tranglait le retrait. Son lard tressautait ; cette barde semblait vouloir se dbarrasser de la ceinture et de la cravate, se dficeler dautour ce gros chapon (H. BAZIN, Bur. mariages, 1951, p. 160). MOTION, subst. fm. Une motion terrible lui serrait la gorge, la faisait vaciller sur ses pieds (MAUPASS., Contes et nouv., t. 2, Abandonn, 1884, p. 469).
PRENDRE, verbe trans. Il se prit bgayer, trangl par lmotion : Vous reviendrez ? Vous reviendrez ? (DUHAMEL, Suzanne, 1941, p. 260).
STRANGULATION, subst. fm. P. anal. Sensation de gorge noue provoque par une vive motion, un sentiment exacerb. [La comtesse] fit un pas en avant, ple et tremblante, essayant de parler et retenue par une strangulation subite (SAND, Valentine, 1832, p. 84).
STRANGULER, verbe trans. P. mton., au passif. tre strangul. tre sous le coup dune frayeur, dune motion violente, etc. bloui, strangul, stupfi par lmotion, Marcel pensa quil rvait (MURGER, Scnes vie boh., 1851, p. 85).
La physicalit de ltreinte motionnelle est accentue par lattention porte aux consquences physiologiques telles quelles sont prsentes pouvoir tre vcues par la personne mue, notamment la sensation dtouffement, corollaire logique de la strangulation :
SUFFOQUER, verbe Empcher de respirer, provoquer une sensation dtouffement. Les larmes, les sanglots, la colre, la
SUFFOCANT, -ANTE, adj. 2. Suffocant de. Qui est en proie (une vive motion). Le hideux Shylock, suffocant damour et de haine (MILOSZ, Amour. init., 1910, p. 73).
TOUFFER, verbe. On apporta le pain du goter ; je ne pus manger ; une invincible motion mtouffait, ma bouche tait dessche, mes mains tremblaient (DU CAMP, Mm. suic., 1853, p. 92).
Rciproquement, ltouffement peut aussi tre expliqu comme le rsultat dune simple altration du rythme respiratoire volontaire ou non (remarquerons au passage que la suffocation comme le haltement peuvent galement tre interprts comme des symptmes de la chaleur, mais aussi des effets dun fardeau).
HALETER, verbe intrans. Au fig. et littr. tre en proie une motion, une curiosit intense. SOUPIR, subst. masc. A. 1. Expiration ou inspiration plus ou moins forte et prolonge qui rtablit un quilibre respiratoire perturb le plus souvent par une vive motion. ENTRECOUP, E, part. pass et adj. Son souffle fort et entrecoup rvlait un tat dmotion violente (BARRS, Colline insp., 1913, p. 270).
SOUFFLE, subst. masc. Retenir, suspendre son souffle. [] [Involontairement, sous leffet dune motion, dune attente] Toute cette salle, hier soir, captive, retenant son souffle (...) que cela parat trange si lon songe ce que signifie ce Soulier de Satin (MAURIAC, Nouv. Bloc-Notes, 1958, p. 144). [] Au passif. (En) avoir le souffle coup. Avoir la respiration momentanment arrte sous leffet dun phnomne physique ou psychologique (vive motion).
Avant daborder leurs effets sur la parole, nous pouvons considrer qu ces mouvements respiratoires spcifiques et associs lmotion peuvent sajouter les soupirs :
CONTRETEMPS, subst. masc. Lmotion de ces accents, dont les battements des violons contre-temps et les clarinettes soupirantes trahissent le dsordre intrieur (ROLLAND, Beethoven, t. 2, 1928, p. 395). DBOUTONN, E, part. pass et adj. Au fig. Qui sexprime librement, sans contrainte ou sans retenue. Le dimanche soir tous les soupirs, les motions, les impatiences, sont dboutonns (CLINE, Voyage, 1932, p. 371).
SOUPIR, subst. masc. A. 1. Expiration ou inspiration plus ou moins forte et prolonge qui rtablit un quilibre respiratoire perturb le plus souvent par une vive motion.
Si nous regardons maintenant ce que nous sommes en mesure dinterprter comme les consquences de cette treinte, de cet tranglement et de la perturbation de la respiration, et ce quelles occasionnent sur la parole de la personne mue, nous pouvons distinguer trois grands rgimes : le mutisme, linarticulation et la dformation. La personne est en effet souvent tout dabord prsente comme rendue muette par lmotion :
SERR, -E, part. pass et adj. Avoir la gorge serre. tre incapable de parler, par suite dune motion. MUET, -ETTE, adj. Qui est momentanment incapable de parler, parce quil est sous leffet dune motion, dun sentiment trop vifs. Synon. sans voix*. [] Lautre, que les vives motions rendaient muet, subit tout congestionn (...) la remontrance de son ami (BREMOND, Hist. sent. relig., t. 4, 1920, p. 73).
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VOIX, subst. fm. tre sans voix. tre aphone, rester muet, souvent sous le coup dune motion. UN1, UNE, adj. numral cardinal perdre la parole par lmotion
HARDIESSE, subst. fm. Dix fois au moins, enhardi par ma hardiesse mme, je me mis en devoir dclater en aveux significatifs et tendres, lorsqu cet instant suprme, la rougeur me montant au visage, et lmotion mtant la parole, je remis laffaire un moment o je me trouverais sans rougeur et sans trouble. TOEPFFER, Nouv. genev., 1839, p. 229.
La seconde consquence de ltranglement sur la parole est la disparition de son caractre articul. De cette faon, lmotion est cense provoquer des cris ou des balbutiements, une sorte dentre-deux ne relevant ni du cri ni du mutisme, mais aussi inarticul queux.
CRIER, verbe. Pousser spontanment des cris sous leffet dune motion, dun tat physique ou moral ressenti intensment. Crier brusquement, gaiement, crier dangoisse, de joie.
CRI, subst. masc. A. Son(s) gnralement bref(s) et aigu(s), mis instinctivement par les cordes vocales sous leffet de certaines motions.
BALBUTIEMENT, subst. masc. LITTR : [] Le balbutiement est un parler mal articul soit cause de lge (enfance ou vieillesse), soit cause dune motion.
BGAIEMENT, BGAYEMENT, subst. masc. b) [Le bgaiement est occasionnel, par suite dune motion, de livresse, dun accs de timidit] Bgayement accidentel. BGAYER, verbe. 2. Momentanment, sous le coup dune motion soudaine et brutale (surprise, colre, chagrin, peur), de livresse ou par timidit. BGUE, adj. et subst. A. Emploi adj. Qui bgaie par suite dun dfaut de prononciation permanent ou sous le coup dune motion violente.
BREDOUILLER, verbe. A. Emploi intrans. Parler de faon prcipite et confuse, sans articuler. Bredouiller de colre, dmotion, de plaisir. Synon. bafouiller*, balbutier*, bgayer*.
Par ailleurs, la qualit de la voix peut galement tre modifie par lmotion, en particulier sous leffet dun tremblement.
CASSER, verbe. Au fig. [En parlant de la voix] Se briser, tre altr sous le coup de la fatigue, de leffort ou de lmotion. FAUSSET1, subst. masc. Lmotion avait donn ma voix je ne saurais dire quel fausset qui fut remarqu de Sa Majest (REYBAUD, J. Paturot, 1842, p. 337). VIBRER, verbe [Le suj. dsigne un timbre de voix] Trembler, tre anim dun lger vibrato, sous le coup dune motion, dun sentiment violent. Sur mon honneur de soldat (et ici la voix de M. de Norpois vibra dun lger trmolo patriotique) telle est ma conviction (PROUST, Guermantes 1, 1920, p. 240).
CHEVROTANT, ANTE, part. prs. et adj. Elle rpondit dun souffle peine distinct, encore chevrotant dmotion (ZOLA, Luvre, 1886, p. 13).
Enfin, si la voix peut tre trouble par les contraintes exerces sur ou dans la gorge, affectant alors le passage de lair et perturbant ainsi lmission et larticulation du langage, elle peut aussi ltre par les larmes, lhumidit de lmotion :
MOUILL, -E, part. pass et adj. Voix mouille. Voix trouble par les larmes, lmotion. Une voix mouille rpondit : Sil me regarde encore une fois, je dirai que je suis malade et je remonterai dans la chambre (DUHAMEL, Nuit St-Jean, 1935, p. 217).
La paralysie
Les altrations du fonctionnement normal du corps ne se localisent pas uniquement sur la gorge (ou la partie suprieure du corps) avec pour consquence une perturbation de la parole seule (mme sil sagit dune perturbation prsente comme majeure). Le drglement touche aussi lensemble du corps et plus particulirement les jambes de la personne mue. Nous avons en effet vu plus haut que lmotion tait caractrise par le mouvement auquel elle est associe (soit parce quelle le provoque, soit parce quelle en dcoule). Mais elle lest aussi inversement par la paralysie et limmobilisation quelle cause.
TRANSI, -IE, part. pass et adj. Au fig. Pntr par un sentiment, une motion paralysants. PARALYTIQUE, subst. et adj. B. P. ext., adj. Immobilis par leffet dune motion, dune atteinte physique ou psychique.
FIG, E, part. pass et adj. En partic. [En parlant dune pers., de son comportement] Qui est frapp dinertie, qui est paralys par la surprise, lmotion.
PTRIFIER, verbe trans. Rendre dune immobilit absolue, gnralement sous leffet dune motion intense ; laisser sans raction. [] immobiliser quelquun par une motion violente
PERCLUS, -USE, adj. Qui se trouve momentanment frapp dimmobilit par leffet dune motion, dun sentiment.
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CLOUER, verbe trans. Maintenir sur place, figer. tre clou par ladmiration, lmotion, la peur, la stupeur, la surprise.
Ce figement peut aussi tre rendu par des tournures la fois plus radicales et surtout plus figures, construisant limmobilit attribue lmotion comme consquence implicite dune amputation (physique ou image) ou une perte de lusage des membres associs de faon la plus attendue au mouvement et au dplacement, les jambes ou lune de leurs parties.
JAMBE, subst. fm. Ces motions me coupent les jambes, asseyons-nous (SAGAN, Bonjour tristesse, 1954, p. 106). JARRET, subst. masc. (Avoir) les jarrets coups dmotion, par lmotion.
Dans ce contexte, nous pouvons galement rapprocher la paralysie et la perte de lusage des jambes censment provoques par lmotion un autre effet lui tant attribu, le chancellement.
CHANCELER, verbe intrans. Lmotion faisait chanceler mes genoux (LATOUCHE, LHRITIER, Dernires lettres de deux amans de Barcelone, 1821, p. 95).
FLAGEOLANT, ANTE, part. prs. et adj. [En parlant des membres infrieurs dune pers. ou dun animal] Qui tremble, se drobe (de fatigue ou sous le coup dune motion). MOTION, subst. fm. Une motion terrible lui serrait la gorge, la faisait vaciller sur ses pieds (MAUPASS., Contes et nouv., t. 2, Abandonn, 1884, p. 469).
Le texte original de Maupassant est dailleurs beaucoup plus dtaill, aussi je prends la libert de le mentionner mme si seul lextrait cit ci-dessus se trouve dans le TLFi. Il fait en effet explicitement le lien que nous proposions linstant entre amputation et chancellement :
Elle allait tout doucement maintenant, les jambes dfaillantes, le coeur battant avec tant de violence quelle suffoquait. chaque pas, elle murmurait, comme pour une prire : mon dieu ! Oh ! Mon dieu ! et une motion terrible lui serrait la gorge, la faisait vaciller sur ses pieds comme si on lui et coup les jarrets. (MAUPASSANT Guy de, Contes et nouvelles, tome 1, A. M. Schmidt et G. Delaisement, 1884, Paris, Albin Michel, 1959, p. 469.) TRE1, verbe intrans. M. Thibault songeait au fugitif. Au moins sil est dehors, il naura pas trop froid. Lmotion amollit ses jambes. Il sarrta et se tourna vers son fils. Lattitude dAntoine lui rendait un peu dassurance. Il avait de laffection pour son fils an ; il en tait fier ; et il laimait particulirement ce soir, parce que son animosit vis-vis du cadet stait accrue. MARTIN DU G., Thib., Cah. gr., 1922, p. 588. CATAPLEXIE, subst. fm. MD. Perte brusque du tonus musculaire, sans perte de conscience, entranant la chute du malade, gnralement provoque par une motion.
Enfin, de faon secondaire mais nanmoins corrle, lmotion empche dagir, elle rend incapable. Lmotion correspond alors une diminution de la capacit daction des personnes mues, conjuguant donc la fois la perturbation que nous venons dtudier et la paralysie mais considre cette fois de manire globale, cest--dire comme agissant sur lensemble de la personne.
MUET, -ETTE, adj. 1. Qui est momentanment incapable de parler, parce quil est sous leffet dune motion, dun sentiment trop vifs. [] 1647 adj. qui, sous leffet dune motion violente, dun sentiment vif, est momentanment incapable de parler, de sexprimer (CORNEILLE, Hraclius, II, 5 : muet dtonnement).
Cet accent port sur lincapacit provoque par lmotion doit attirer notre attention sur les liens entre lincapacit, dune part, et la contraction que nous avons dj voque, en particulier au sujet des actions mcaniques dites tre exerces sur le cur, comme dans :
SERR, -E, part. pass et adj. Avoir la gorge serre. tre incapable de parler, par suite dune motion.
Nous verrons dans la dernire partie les rapports entre dilatation et capacit daction que lmotion augmente parfois.
Lalination de lesprit
Mme si les effets positifs et augmentant la capacit daction de la personne sont importants116, quoique souvent ngligs, la dilatation a toutefois, elle aussi, des effets incapacitants : elle aline. Il est important de remarquer que lalination nentre pas exactement dans le mme schma mcanique que les autres effets incapacitants tels quils viennent dtre passs en revue. En effet, lalination correspond davantage une motion non plus extrieure et tentant de pntrer lintriorit de la personne mue, mais une motion certes toujours trangre mais pas ncessairement extrieure. Si nous pouvons proposer un modle pour synthtiser le fonctionnement de cette motion, ce serait celui de linspiration et non plus de linfluence. Nous avons vu comment lmotion agite, perturbe, modifie, puis tudi les consquences et rsultats de laltration motionnelle. Les derniers effets incapacitants dvelopps dans les discours de lmotion (du moins tels que recenss dans le TLFi) en font une entit qui inhibe, empche, diminue.
DFAILLANT, ANTE, part. prs. et adj. [En parlant de la nature physique dune pers., dun organe, dune activit physiologique] Qui remplit avec moins defficacit ou ne remplit plus du tout ses fonctions, gnralement sous leffet dune forte motion. DBILITANT, ANTE, part. prs. et adj. Au fig. [En parlant de ce qui compose ltat psychique dun anim ou de ce qui agit sur lui] Ce qui dcourage, qui dmoralise. Passions dbilitantes (TOCQUEVILLE, Anc. Rg. et Rvol., 1856, p. 51). motions dbilitantes (ROLLAND, Beeth., t. 1, 1928, p. 196). Sentiment dbilitant (MOUNIER, Trait caract., 1946, p. 585).
116
DISCOURS DE LMOTION
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AFFAIBLISSEMENT, subst. masc. Tout affaiblissement psychique une grande fatigue, une grande motion compromet ce calme suprieur qui exige toujours une haute tension psychique. E. MOUNIER, Trait du caractre, 1946, p. 289.
ADMIRANT, ANTE, part. prs., adj. et subst. Pour lui, il arriva sduit, admirant, et presque timide force dmotion, dans le premier des salons o lon dansait. STENDHAL, Le Rouge et le Noir, t. 2, 1830, p. 282.
Cette diminution semble tre fondamentalement celle de lesprit troubl par lmotion qui y sme la confusion117 :
AFFOLANT, ANTE, part. prs. et adj. 3. Lmotion rduit la conscience du danger une sorte dhallucination affolante de lobjet dangereux, isol de toutes les chances dy chapper et de toutes les ractions de sauvegarde qui se prsentent un esprit dmotivit normale. Cest ainsi que naissent les paniques motives, individuelles ou collectives. E. MOUNIER, Trait du caractre, 1946, p. 234. EMMLER, verbe trans. Mler ensemble. Emmler des fils, des ficelles. Dans leur motion, les nouveaux dbarqus confondaient leurs bagages, emmlaient leurs courroies (PEYR, Matterhorn, 1939, p. 58).
MOTILIT, subst. fm. Cette motricit entirement tourne sur elle-mme (...) constitue proprement lactivit tonique. On la nomme encore motilit propriofective (Cannon) ou fonction posturale (Sherrington). Tels sont les mouvements athtodes du nouveau-n, les agitations enthousiastes de lenfant, le billement, les balancements et tortillements, les mouvements confus de lmotion. MOUNIER, Trait caract., 1946, p. 193. BAFOUILLER, verbe trans. Fam. Parler dune manire confuse, incohrente, et peu intelligible (par timidit, sous leffet de lalcool ou la suite dune motion violente). BREDOUILLER, verbe. Parler de faon prcipite et confuse, sans articuler. Bredouiller de colre, dmotion, de plaisir.
Cette confusion engendre par lmotion correspond une perte de la raison qui peut prendre plusieurs formes, principalement labrutissement, livresse (associant excitation et alination) et la folie (assimile un trouble) :
ABRUTI, IE, part. pass, adj. et subst. Rem. a) Les causes de labrutissement peuvent tre : le bruit (ex. 4), la chaleur excessive (ex. 6), des svices corporels (ex. 10) ; une mot. ou un sent. ressentis trop violemment, y compris le respect (ex. 7) ou ltonnement (ex. 2).
ABRUTISSEMENT, subst. masc. 7. Grard tomba plutt quil ne sassit sur une chaise. Il y a des moments o lmotion est si grande, quon est incapable de sentir le malheur qui vous arrive, de lanalyser et mme de sen souvenir. On sait quun grand malheur est arriv, et on ne se rappelle pas les impressions du moment. Grard tait dans cet tat qui touche labrutissement et lidiotisme. CHAMPFLEURY, Les Aventures de Mademoiselle Mariette, 1853, p. 259.
SAVOURER, verbe trans. Reste seule, Laure savoura dabord avec dlices lmotion enivrante de cette premire treinte amoureuse (SANDEAU, Sacs, 1851, p. 63).
Nous devons distinguer ici lmotion confuse ou qui rend confus (cest--dire lexpression de lalination motionnelle) dune part, et dautre part la confusion de lmotion, autrement dit ses variations et son inconstance (telles que nous les avons prsentes ci-dessus, pages 227-230) et son absence de subtilit (cf. supra, pages 244 et suivante).
117
la tendresse, de la tristesse ; cacher, contenir son motion ; enfouir ses motions dans son cur ; prouver une motion de plaisir ; se laisser aller lmotion ; tre ivre dmotion.
ENIVRANT, ANTE, part. prs. et adj. SYNT. Allgresse, amour, bonheur, douceur, flicit, fracheur, joie, jouissance, passion enivrant(e) ; caresses, motions, folies enivrantes. ENIVRER, verbe trans. Au fig. [ propos de leffet la fois agrable et souvent un peu trouble de certaines sensations, motions ou excitations] Remplir dune sorte divresse. [] 2. En partic. [En parlant de leffet extrme de certaines motions] Rendre ivre dorgueil. (Quasi-)synon. enorgueillir. Cest de cette assurance ltat pur que je me suis laiss nivrer (ROMAINS, Hommes bonne vol., 1939, p. 193). Lheureux dfi la mort, le sentiment de gloire qui enivre et rend lair respir vivifiant (G. BATAILLE, Exp. int., 1943, p. 42). CERCEAU, subst. masc. Cest une sublime motion dtre la pointe du mt qui oscille (...). On est essouffl, un peu ivre de leffort. Dune seule main on dcroche du cerceau son prix, parce que cest lhabitude, mais le prix ne vaut pas la victoire. GUHENNO, Journal dun homme de 40 ans, 1934, p. 50. GALVANIQUE, adj. La littrature ne veut plus que des motions divresse, des soubresaus galvaniques, des convulsions (CHNEDOLL, Journal, 1833, p. 164).
ENVERS2, subst. masc., LENVERS, loc. adv. Se mettre lenvers. Devenir comme fou sous leffet dune motion violente. AFFOLER1, verbe. 1. Littr. Rendre comme fou, cest--dire troubler profondment, gnralement sous leffet dune passion, dun sentiment ou dune motion violente. Anton. calmer.
AFFOL, E, part. pass, adj. et subst. A. Lang. commune 1. Littr. [Avec un compl., prp. de, indiquant la cause du trouble] Rendu ou devenu comme fou, profondment troubl sous leffet dune motion violente (cf. affoler1 I A) FOLLEMENT, adv. 3. ... un valet de chambre me dit quelle tait partie pour deux mois. Cela me donna une motion violente. Je crus, follement dailleurs, car ctait invraisemblable, quelle tait partie avec Philippe. Je demandai si on avait son adresse ; on me dit quelle tait chez elle, Marrakech. Mais oui, ctait vident, elle faisait son habituel voyage au Maroc. Pourtant, aprs avoir raccroch le rcepteur, je dus mtendre sur mon lit... MAUROIS, Climats, 1928, p. 229. FASCINATION, subst. fm. Tout un peuple sous la fascination du sublime moral, perdu dadmiration, dmotion, dadoration (AMIEL, Journal, 1866, p. 114).
Le contact motionnel
Nous avons vu que lunivers psychique ou la conscience taient frquemment conus ou du moins verbaliss comme une internalit, une intriorit isole de lextrieur. La personne semble considre, par ce genre dexpressions, comme dans un isolement par rapport au monde environnant118. Dans ce cadre, lisolement est, de faon attendue, provisoire ou transitoire. part le processus dexpression que
118
Nous avons dj vu plus haut que nous pouvions mme considrer que lmotion tait entre autres construite pour fonctionner comme tant elle-mme ce rapport au monde, pour dpasser, rsoudre une opposition en particulier lorsque cette dernire devient inoprante ou du moins insatisfaisante (cf. page 305).
DISCOURS DE LMOTION
318
nous avons tudi plus haut, le rapport avec lextrieur stablit principalement sous la forme dun contact (du moins est-ce la faon selon laquelle lopration est exprime), contact qui vient mettre un terme au moins momentan la sparation. Dans le cas dune motion pour laquelle laccent est port sur plus de subtilit ou dimmatrialit (comme pour les motions suprieures que nous tudierons dans plus loin119), limage de linspiration plus diffuse, plus difficile apprhender et donc aussi moins contrlable semble prfre celle du contact et de la pntration de lmotion. Nous reviendrons plus bas sur les autres modes de rapports avec lextrieur et commencerons donc par le contact qui correspond une version de lmotion comme objet ou entit tangible qui pntre ou cherche pntrer des dfenses ou des remparts pour atteindre la personne, comme si celle-ci tait recluse ou a priori hors de porte.
ACCESSIBLE, adj. Bien que moins accessible quun autre cette posie sauvage, Orso se sentit bientt atteint par lmotion gnrale. Retir dans un coin obscur de la salle, il pleura... P. MRIME, Colomba, 1840, p. 96. PROFOND, -ONDE, adj., adv. et subst. 3. a) Littr. [Postpos ; en parlant dun tat affectif, sentiment, motion, ou dun tat de conscience] Qui atteint la personne jusquau fond delle-mme, qui est intense et durable ; qui est essentiel.
Le contact peut alors se faire au premier sens du terme, cest--dire sur le mode du toucher.
MOUVANT, ANTE, part. prs. et adj. II. Emploi adj. Qui suscite lmotion, qui meut, bouleverse lme, touche le cur. [] B. [P. rf. une motion tendre, sentimentale ou esthtique] Qui touche la sensibilit profonde cratrice de bonheur ; touchant. mouvante nudit ; heure mouvante ; un paysage mouvant ;
harmonies mouvantes. Ivresse caresser les seins durs, les ventres troits, les genoux mouvants des femmes (FAURE, Hist. art, 1914, p. 401). Ils marchaient dans la beaut mouvante du jour (LA VARENDE, Indulg. pln., 1951, p. 194).
MOUVOIR, verbe trans. Au fig. Remuer, toucher, veiller. [] 4. [En parlant dune motion vcue au niveau esthtique, spirituel] mouvoir lme, lesprit. Nous avons t charms, mus, blouis, touchs, transports, heureux, en un mot (GOBINEAU, Pliades, 1874, p. 6). ATTENDRIR, verbe trans. Domaine de laffectivit. 1. [Le compl. dobj. dir. dsigne une pers. ou un inanim abstr. tel que le cur, lme] Susciter une motion, rendre accessible ou plus accessible des sentiments de tendresse, de compassion, de piti : 5. Je ne suis pas Mahomet : je ne lui demande pas de croire moi ; mais son art au moins... son art, mon ami ! Elle lexerce comme une jolie femme, rien de plus. La musique ? Elle joue du piano, et cest tout. Rien qui la remue, qui la touche, qui lmeuve, qui lattendrisse, qui dsarme seulement son caractre. E. et J. DE GONCOURT, Charles Demailly, 1860, p. 301. [] SYNT. Attendrir qqn sur qqn ou qqc. ; attendrir lme, le cur ; se laisser attendrir. Absolument : 7. Je suis mu, je pleure. Oui, que je te baise sur ce pauvre cur qui bat pour moi ! Oh ! Tu es bonne, dvoue ! Et fusses-tu ne laide, ton me rayonne dans tes yeux et te rend charmante, dun charme qui touche et attendrit. FLAUBERT, Correspondance, 1846, p. 311.
119
La douceur
Ce contact peut sexprimer selon plusieurs schmas. Nous avons signal la violence attribue lmotion ; celle-ci, comme nous lavons vu, peut tre exprime en lassociant une chaleur (mtaphorisant principalement son intensit) ou, ainsi que nous le verrons dans la prochaine section, un choc (exprimant sa soudainet). Mais lmotion comme contact est dabord caractrise par sa douceur, et faisant donc appel comme cela vient dtre mentionn au sens du toucher.
GNER, verbe trans. Lmotion douce et lourde continuait de gonfler et de gner sa poitrine (MALGUE, Augustin, t. 2, 1933, p. 63).
DOUX, DOUCE, adj. et adv. c) [En parlant gn. dun trait ou dun aspect du comportement] Qui touche agrablement lesprit, le cur, limagination. ) Domaine affectif. Douce affection, motion
SAC2, subst. masc. Lamour cest une suave motion qui causa le sac, le pillage, lincendie, lanantissement de Troyes (BALZAC, uvres div., t. 2, 1831, p. 281).
Mais le toucher nest pas le seul sens convoqu pour illustrer la douceur. Il nest dailleurs pas tonnant que dautres sens soient galement sollicits, le got par exemple (comme ils ltaient pour verbaliser les caractres eu- et dysphoriques de lmotion120) :
DUO, subst. masc. Je croyais quon allait entamer le duo. Jattendais de petits mots sucrs, de la chansonnette motion (AYM, Clramb., 1950, p. 165).
Nous avons vu comment lmotion possde des caractres dinconstance et de variation, et quelle prsente aussi souvent des proprits violentes. Dans ce cas, la douceur peut alors signifier, de manire un peu paradoxale par rapport ce qui vient dtre prsent, labsence dmotion :
DOUCEUR, subst. fm. Au fig. Paisiblement, tranquillement, sans hte, avec calme, sans motion. Moi, si jtais tromp, je ne me battrais pas ; Jconduirais lamant en douceur et tout bas (AUGIER, Gabrielle, 1850, I, p. 378). Il faut lire dans Hrodote (...) le rcit de ces rvolutions et de ces restaurations, qui se passent toujours en douceur, grce la mansutude des murs athniennes (MRIME, Ml. hist. et littr., 1855, p. 154).
Ce genre dusages incite distinguer sans doute deux grands types dmotions : les motions violentes et les motions douces prcisment. Un lien pourrait sans doute tre tabli entre, dune part, ces deux grands schmas et dautre part, les emplois la fois hyperonymique et hyponymique entre lesquels oscille lusage du mot motion121. Ils permettent galement de distinguer deux rgimes de lmotion, lun ngatif et dominant, lautre positif, minor, et auquel le contact comme douceur correspond de faon privilgi122. Ils renvoient enfin lopposition entre les aspects
120 121 122
Cf. plus haut, pages 215-217. Sur les usages selon un sens hyperonymique ou hyponymique de lmotion, cf. plus haut, page 293.
Ce modle positif de lmotion sera prsent avec davantage de dtails dans lavant-dernire section de ce chapitre (cf. infra, pages 367-398).
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euphoriques et dysphoriques de lmotion. Dans cette perspective, le dplaisir du contact est rapprocher des caractristiques douloureuses de lmotion :
DOULOUREUX, EUSE, adj. SYNT. crise, dception, drame, motion, rsolution, sensation, tristesse douloureuse.
TORDRE, verbe trans. Se contorsionner, se crisper sous leffet dune douleur, dune motion.
Mais nous pouvons surtout comprendre de tels usages comme le choix de mettre laccent sur la violence123 ou sur lagitation124 attribues lmotion de manire paradigmatique. Dans ce cadre, cest donc par contraste que la douceur peut caractriser labsence dmotion.
Lempreinte
Comme nous lavons vu plus haut, lmotion peut tre verbalise comme une force et comme ayant une force. Nous avons galement tudi l treinte de lmotion sur le cur et la gorge. Dans ce cadre, nous pouvons considrer que lmotion est donc parfois exprime comme une pression. Conformment au modle mcanique de la dynamique des forces125, et donc en particulier de la pression, si lintensit de cette dernire est suprieure un seuil, lentit exerant sa pression surpasse la rsistance qui lui tait oppose et lentit disloque ou pntre lobjet considr ; si la pression extrieure est infrieure ce seuil, lintgrit de lobjet est prserve (la pntration nest pas complte ou lclatement est vit) mais la pression exerce peut nanmoins laisser des traces. Dans ce dernier cas, limage qui est sous-jacente est celle qui associe la personne une cire ou une argile que lmotion empreint, modle, sculpte, impressionne.
REFOULER, verbe Ses traits ne portaient pas lempreinte de cette motion profonde qui refoule le sang au cur et dcolore le front et les joues (DUMAS pre, Monte-Cristo, t. 2, 1846, p. 670).
RUDE, adj. Ce qui frappe surtout dans les uvres de Mantegna (...) cest lempreinte dune motion profonde, nergique, rude mme, accentuant et violentant pour ainsi dire jusquaux dlicatesses dun style patiemment, curieusement travaill (MNARD, Hist. Beaux-Arts, 1882, p. 138). LARMOYANT, -ANTE, part. prs. et adj. [En parlant dune action, dune attitude, de traits psychol.] Qui est empreint dmotion, qui se lamente, qui manifeste de la peine.
Les consquences de la pression (mme insuffisante) sont des marques, des traces. Nous retrouvons donc ici, indirectement, la mtaphore smiotique de lmotion puisque ces marques, ces signes pourront faire lobjet dune interprtation et signifient, pour le moins, lmotion.
propos de la violence associe lmotion, cf. ci-dessus, principalement les pages 240-242. Au sujet de lmotion comme animation et agitation, cf. plus haut, partir de la page 296.
Cf. le modle ethnothorique de la dynamique des forces de L. Talmy prsent ci-dessus, page 261. Voir aussi le dveloppement et lapplication aux dynamiques de laffrontement avec lmotion qui en sont donns infra, pages 348-354.
DU G.,
Le choc
Nous avons insist plus haut sur la violence de lmotion, mtaphore usuelle pour exprimer lintensit de lmotion (et dune certaine manire une forme de rprobation vis--vis de lmotion, nous y reviendrons). Cette violence est parfois prsente comme une soudainet.
SUBIT, -ITE, adj. [En parlant dune impression, dun sentiment] Qui jaillit, sexprime rapidement. Effroi subit ; colre,
crainte, douleur, motion, envie, inquitude, joie subite. Vous avez fait jaillir en moi un amour subit, une passion violente (BOREL, Champavert, 1833, p. 127).
De cette manire, la troisime forme que peut prendre le contact assimil lmotion, et en particulier sa violence, est celle du choc soit que lmotion provoque ce dernier, soit quelle en rsulte. Les mtaphores du choc sont en effet une faon trs courante dassocier limage du contact les aspects de violence plus ou moins importante et de soudainet.
CHOC, subst. masc. C. Domaine de la vie psychique et de la thrapeutique. [En parlant de pers.] 1. [Laccent est mis sur le rsultat pathologique dune agression subie] a) motion violente et inattendue pouvant provoquer de grandes perturbations physiques et psychiques chez lindividu. Labb annona le malheur sa mre. (...) Berthe Sennevilliers reut le choc avec passivit (VAN DER MEERSCH, Invasion 14, 1935, p. 40) : 15. La sensibilit fminine (...) est en rapport troit avec les organes mmes de la femme, et un grand choc nerveux suffit provoquer un dsquilibre dont le corps tout entier se ressent. DANIEL-ROPS, Mort, o est ta victoire ? 1934, p. 499. SYNT. Choc affectif, motif, moral, nerveux ; choc infantile ; recevoir, subir un choc ; le choc lbranla nerveusement. b) motion intellectuelle frappant lindividu la vue dune uvre artistique : 16. Cest devant les toiles de Rubens quun choc dune motion soudaine avait jailli en lui [Carrire] la rsolution dtre peintre... G. SAILLES, Eugne Carrire, 1911, p. 11. DTONATION, subst. fm. Honteux dune motion qui lui arrivait comme un choc brusque, la jeunesse a de ces dtonations violentes, il [Jourfier] se leva pour schapper. F. FABRE, Lucifer, 1884, p. 9.
HEURT, subst. masc. b) Dans le domaine moral ou sentimental. motion brutale. PMER (SE), verbe pronom. prouver, sous le choc dune sensation ou dune motion, une frayeur ou un ravissement si intenses quils portent au bord de la paralysie ou de lvanouissement. ADRNALINE, subst. fm. Les surrnales sont surtout connues des psychologues par les travaux de Cannon, qui a dcel pendant les motions-chocs des dcharges dadrnaline lies linstabilit sympathique. E. MOUNIER, Trait du caractre, 1946, p. 170.
DISCOURS DE LMOTION
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Le choc peut tre conu selon plusieurs schmas logiques, principalement comme tant le rsultat dun coup.
BGAYER, verbe. 2. Momentanment, sous le coup dune motion soudaine et brutale (surprise, colre, chagrin, peur), de livresse ou par timidit.
TOURN, -E, part. pass et adj. Avoir les sangs tourns. tre sous le coup dune motion trs forte, dune violente contrarit. RCRIER (SE), verbe pronom. A. 1. Pousser une exclamation sous le coup dune motion, dune surprise.
SOMNAMBULE, subst. et adj. (Personne) qui effectue des actes de manire automatique, sans en avoir conscience, gnralement sous le coup dune motion intense, dune grande fatigue ou en ayant perdu le sens des ralits. DRANG, E, part. pass et adj. ... je crains que les nerfs de madame naient succomb tant dmotions. Ce nest pas quelle soit prcisment drange, mais elle a reu un coup, elle est fixe, ses ides ne bougent plus. e CLAUDEL, Le Soulier de satin, 1929, 2 journe, 2, p. 718.
PLEXUS, subst. masc. Il est bien bizarre que chez moi toutes les motions fortes me frappent au plexus solaire, et ragissent sur les intestins et sur le cerveau (BALZAC, Lettres tr., t. 2, 1843, p. 250).
PERCLUS, -USE, adj. Qui se trouve momentanment frapp dimmobilit par leffet dune motion, dun sentiment. RUDE, adj. [En parlant de la qualit dune pers., dune motion] Rude franchise. Ce qui frappe surtout dans les uvres
de Mantegna (...) cest lempreinte dune motion profonde, nergique, rude mme, accentuant et violentant pour ainsi dire jusquaux dlicatesses dun style patiemment, curieusement travaill (MNARD, Hist. Beaux-Arts, 1882, p. 138).
SAISISSEMENT, subst. masc. motion vive et soudaine qui frappe lesprit, bouleverse la sensibilit
Mais le choc peut galement tre envisag comme la consquence dune secousse (on retrouve ici les mtaphores de forces naturelles prsentes plus haut, sismiques notamment) ou encore comme engendrant une vibration126 :
VIBRATION, subst. fm. Excitation, fbrilit, tat de celui qui vibre sous le coup dune vive motion. SECOUER, verbe trans. Souvent au passif. [Le compl. dobj. dsigne une pers., un ensemble de pers. ou un attribut dune pers.] Troubler par une commotion physique et/ou morale. Synon. agiter, bouleverser, branler. tre
secou par une douleur, par une motion, par une maladie, par une passion ; choc, vnment qui secoue le cur, lesprit, les nerfs (de qqn) ; crise, guerre, rvolution qui secoue un pays. Il tait secou par des impulsions violentes et contradictoires (MARTIN DU G., Thib., Sorell., 1928, p. 1210) : Jentrai dans un spasme de colre si violent quil mtonna moi-mme (...). Jaurais cri, bris un objet, manifest par quelque folie le mouvement de rage qui me secouait lme. BOURGET, Disciple, 1889, p. 167.
Nous avons dcrit plus haut les mtaphores du cataclysme utilises pour lmotion ; nous les retrouvons ici pour parler des consquences du choc motionnel ou pour concevoir le processus mme du choc.
126
Ainsi lmotion peut-elle branler la personne comme le cataclysme branle une rgion du monde.
APPRIVOISER, verbe trans. ... ces remarques prendront tout leur sens par la suite quand on aura compris que leffort sapplique principalement un corps dj branl par lmotion et dispos par lhabitude : si donc mouvoir mon corps cest dabord lapprivoiser, le domestiquer, le possder, cette fonction du vouloir double constamment la motivation. Une motivation volontaire est conditionne par un vouloir matre de son corps. RICUR, Philosophie de la volont, 1949, p. 189.
Les consquences du choc de lmotion sont aussi inscrites dans des schmas habituels et rcurrents de mtaphores.
MOTIF, IVE, adj. A. Qui est relatif lmotion, aux motions. Choc, trouble motif. Limpatience se liquide par des manifestations motives : tremblements, vertiges, injures, convulsions etc. (MOUNIER, Trait caract., 1946, p. 424).
Au-del du simple trouble (sur lequel nous nous sommes attards et que nous avons trait de faon autonome plus haut car il dpasse la mtaphore du choc) et de la confusion (que nous avons dj tudie ci-dessus), les rsultats du choc sont, entre autres, la brisure ou le dchirement :
DE1, prp. Bris de tant dmotions contraires (LAFORGUE, Moral. lgend., 1887, p. 120).
SOLIDE, adj. et subst. masc. Il stait assis, bris par lmotion quil contenait, en homme solide et pondr, dont les plus grosses souffrances ne devaient pas rompre lquilibre (ZOLA, Dr Pascal, 1893, p. 163).
CASSER, verbe. Au fig. [En parlant de la voix] Se briser, tre altr sous le coup de la fatigue, de leffort ou de lmotion. MOUVANT, ANTE, part. prs. et adj. [P. rf. une motion triste, pathtique] Qui suscite une motion trs vive ; dchirant.
La circulation de lmotion
Si, comme nous venons de le voir, lmotion peut faire lobjet dun contact (caractris par sa douceur, lempreinte quil laisse ou le choc quil engendre), elle peut, au-del de limage du contact, prendre la forme dune circulation quil sagisse dune communication, dun don, dun partage ou dune transmission. Sans anticiper sur les aspects collectifs de lmotion que nous tudierons plus loin dans ce travail127, nous pouvons remarquer quici encore, la circulation ou les transferts, cest--dire la mise en relation et les changes de la personne avec son
127
DISCOURS DE LMOTION
324
environnement, peuvent tre entendus la fois comme cause ou comme effet de lmotion. Nous pouvons ainsi distinguer deux modes ou modalits de circulation de lmotion : lchange et la contagion, en articulant la distinction sur le critre du volontaire (i.e. de lintentionnel) ou celui du contrle (dont le rle central dans le schma socio-conceptuel des usages de lmotion sera tudi en dtail dans la prochaine partie), les deux tant lis.
Lchange
La communication
Les tournures verbales employes pour parler de sa circulation rendent lmotion plus ou moins concrte. Nous pouvons ainsi considrer quavec la notion de communication significativement frquente lchange ou le passage dune entit a tendance tre dmatrialis en mme temps quune insistance est porte sur ltablissement dune relation interpersonnelle et sur laspect smiotique de lmotion :
AMLIORANT, ANTE, part. prs., adj. et subst. 1. Il y avait dans ses crits [de Mme de Stal], dans sa conversation, dans toute sa personne, une motion salutaire, amliorante, qui se communiquait ceux qui lentendaient, qui se retrouve et survit pour ceux qui la lisent. Ch.-A. SAINTE-BEUVE, Portraits de femmes, 1844, p. 81.
COMMUNICATIF, IVE, adj. A. [En parlant dun tat physique ou affectif, dune disposition, dun sentiment individuel ou collectif et de son expr.] Qui se communique facilement. Une bonne humeur, une peur communicative ; un entrain, un sommeil communicatif. Synon. contagieux. Les motions vritables sont si communicatives, que pendant un moment ces trois personnes se regardrent en silence (BALZAC, Le Pre Goriot, 1835, p. 90). COMMUNIQUER, verbe. c) [Un sentiment] Communiquer une motion, un enthousiasme, ses angoisses. Un digne instituteur, celui
que nous respectons et qui se rend utile, cest celui qui se proccupe de communiquer une flamme lenfant, de former une me (BARRS, Mes cahiers, t. 8, 1909-10, p. 36). Donner une explication simple, plausible, rationnelle de (...) lmotion quprouve lartiste excutant et quil cherche (...) communiquer lauditoire ; tel est notre seul but ! (MATHIS LUSSY, Le Rythme musical, 1911, p. IV, note 1).
MOROSIT, subst. fm. L-dedans, jexpose avec lucidit et, je le crois, avec une motion communicative tout ce que cette malheureuse ma fait souffrir et tout ce qui a amen mes morosits de la fin (VERLAINE, Corresp., t. 1, 1872, p. 55).
TRANSFUSER, verbe trans. Comment reprocher des hommes de vingt-cinq ans [Du Bellay et ses amis] qui (...) viennent de se plonger dans ces belles lectures de lAntiquit (...) den vouloir communiquer lmotion gnreuse, den vouloir verser la sve et comme transfuser le sang dans une langue moderne (SAINTE-BEUVE, Nouv. lundis, t. 8, 1864, p. 293). radiophobe. adj. (dans larticle RADIO-2, lm. formant) Un des reproches que les radiophobes adressent le plus communment lobjet de leur aversion, cest quils lui dnient le don de communiquer lmotion (Vocab. radioph., [1933-52]).
noter toutefois que la frquence avec laquelle laccent est plac sur ce processus de communication de lmotion doit attirer notre attention sur lambigut de cette communication et sur son statut problmatique qui se traduisent par la
ncessit de prciser parfois que lmotion est communicable , voire peu ou pas communicable :
COMMUNICABLE, adj. [En parlant dune motion, dun sentiment] Cette joie [dcrire] passe, revient, mais elle existe, et elle est communicable, et vous devez la ressentir (RENARD, Journal, 1899, p. 540). En partic. [Souvent prcd dune loc. restrictive ou ngative] Une motion, une impression (non/peu) communicable.
Lambigut dont il sagit est donc sans doute mettre en relation avec les difficults, voire limpossibilit de verbaliser les motions, que nous avons passes en revue plus haut128.
Le partage
Construisant lmotion bien davantage sur le mode de lentit matrielle, la notion de partage renvoie, elle, explicitement la dimension collective de lmotion, trs gnralement ignore par la littrature scientifique129.
NATURE, subst. fm. Et que sera-ce si ces objets qui se prsentent vos yeux sont ces vallons, ces forts, ces monts sans nombre, ces glaces infinies, en un mot cette nature tantt riante, tantt sublime des grandes Alpes ; si chaque instant un spectacle attachant provoque cette admiration expansive, ce besoin de partager des motions dont le flot ne peut tenir tout entier dans le coeur, et que leur religieuse puret affranchit du joug dune pudique rserve ? TOEPFFER, Nouv. genev., 1839, p.383.
CUMNIQUE, adj. Cette motion, cumniquement partage par un pasteur et un chanoine devant la souffrance horrible qui est inflige de jeunes animaux, tous nos lecteurs lont ressentie (Paris-Match, 22 fvr. 1969, p. 72, col. 3).
Focalisant toujours sur la diffusion, mais davantage sur le mode de lunidirectionnalit, la tournure donner une motion , trs frquente, est surtout lune des modalits dexpression de la causalit, construisant lmotion comme une raction. Nous retrouvons donc l des quivalents des usages des verbes provoquer et susciter que nous avons passs en revue plus haut. Mais donner mtaphorise ici le processus denchanement causal non plus sur le mode logique thr mais sur celui, bien plus matriel, de loffrande.
DONNER, verbe. c) Domaine du sentiment. Donner une motion ; donner du souci, du chagrin, du tourment, de
lombrage ; donner des inquitudes, des tracas, des regrets, des remords ; donner le cafard*. Ses deux premiers enfants ne lui avaient donn quune joie froide, un bonheur sans gayement (GONCOURT, R. Mauperin, 1864, p. 19) Plus jtais enclin croire mon importance, plus tu me donnais le sentiment de mon nant (MAURIAC, Nud vip., 1932, p. 17).
128 129
Il faut noter nanmoins les travaux mens depuis une dizaine dannes Louvain-la-Neuve par les psychologues runis autour de Bernard Rim et Pierre Philippot au sujet du partage de lmotion.
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AGACEMENT, subst. masc. 7. ... la frquentation de la crapule, la profonde habitude qua celle-ci de ne pas rpondre une lettre, de manquer un rendez-vous sans prvenir, sans sexcuser aprs, lui donnait, comme il sagissait souvent damours, tant dmotions et, le reste du temps, lui causait tant dagacement, de gne et de rage, quil en arrivait parfois regretter la multiplicit de lettres pour un rien, lexactitude scrupuleuse des ambassadeurs et des princes, lesquels, sils lui taient malheureusement indiffrents, lui donnaient malgr tout une espce de repos. M. PROUST, la recherche du temps perdu, Sodome et Gomorrhe, 1922, p. 1067. AMOUREUX, EUSE, adj. et subst. 27. Javais autrefois entrevu aux Champs-lyses et je mtais mieux rendu compte depuis, quen tant amoureux dune femme nous projetons simplement en elle un tat de notre me ; que par consquent limportant nest pas la valeur de la femme, mais la profondeur de ltat ; et que les motions quune jeune fille mdiocre nous donne peuvent nous permettre de faire monter notre conscience des parties plus intimes de nous-mmes, plus personnelles, plus lointaines, plus essentielles, que ne ferait le plaisir que nous donne la conversation dun homme suprieur ou mme la contemplation admirative de ses uvres. M. PROUST, la recherche du temps perdu, lombre des jeunes filles en fleurs, 1918, p. 833.
BEAU, BEL, BELLE, adj. et subst. Les beaux sons de cette cloche me donnaient une vive motion (STENDHAL, Vie de Henry Brulard, t. 1, 1836, p. 197).
BERCEAU, subst. masc. 12. ... une ogive capable de soutenir sur son frle squelette le plus norme vaisseau, un berceau suspendant paradoxalement au-dessus de labme des tonnes de pierres au moyen de leur propre poids, parviennent nous donner une telle motion esthtique, quaprs lavoir connue nous ne pouvons plus tolrer sur eux ou autour deux le moindre ornement. . FAURE, LEsprit des formes, 1927, p. 171. COLIQUE1, subst. fm. Jamais Jospha ne ma donn de pareilles motions. Et quelles perfections inconnues ! BALZAC, La Cousine Bette, 1846, p. 183.
MOTION, subst. fm. Lamour est un art, comme la musique. Il donne des motions du mme ordre (LOUS, Aphrodite, 1896, p. 16).
FOLLEMENT, adv. 3. ... un valet de chambre me dit quelle tait partie pour deux mois. Cela me donna une motion violente. Je crus, follement dailleurs, car ctait invraisemblable, quelle tait partie avec Philippe. Je demandai si on avait son adresse ; on me dit quelle tait chez elle, Marrakech. Mais oui, ctait vident, elle faisait son habituel voyage au Maroc. Pourtant, aprs avoir raccroch le rcepteur, je dus mtendre sur mon lit... MAUROIS, Climats, 1928, p. 229. O, pron. ou adv. rel., adv. interr. 9. ... je suis convaincu que lmotion artistique cesse o lanalyse et la pense interviennent : cest autre chose de faire rflchir et de donner lmotion du beau. JACOB, Cornet ds, 1923, p. 16. TRAC2, subst. masc. A. Fam. Peur incontrle, angoisse irraisonne quprouve une personne en certaines circonstances, et o se mlent la fois un sentiment de crainte ou de frayeur et une motion intense. Synon. pop. ou arg. frousse, ptoche, trouille2. Avoir, donner, flanquer le trac. TRAVERSER, verbe trans. Ctaient, je vous assure, de trs horrifiques fantmes, quun personnage de la pice traversait de son pe sans quils donnassent le moindre signe dmotion (COPPE, Bonne souffr., 1898, p. 122). TRIFOUILLER, verbe b) Au fig. Bouleversement moral, motion vive. Moi, dit-elle, ce que jappelle le beau en musique, cest ce qui me donne le trifouillis ! (WILLY, Notes sans portes, 1896, p. 34).
Rciproquement, comme nous lavons dj vu plus haut, une motion peut ellemme donner (en particulier une expression). Nous retrouvons ici encore lambigut de lmotion, dfinie fondamentalement et conue comme raction mais oscillant entre les rles dagent et dagi.
CONTENU, UE, part. pass, adj. et subst. Une motion qui (...) donne ces phrases contenues et svres une sorte de palpitation (GREEN, Journal, 1949, p. 295). FAUSSET1, subst. masc. Lmotion avait donn ma voix je ne saurais dire quel fausset qui fut remarqu de Sa Majest (REYBAUD, J. Paturot, 1842, p. 337).
PLISSER, verbe a) Modifier (une partie du visage) par des plis expressifs. Plisser la bouche, le nez, les paupires. Un sourire plissait ses lvres ; il murmurait : Je les tiens. Je les tiens (...) (MAUPASS., Contes et nouv., t. 2, M. Parent, 1886, p. 621). Son visage nergique sest encore durci : une motion concentre plisse le front et donne la bouche un pli perplexe et ttu (MARTIN DU G., J. Barois, 1913, p. 232). V. dplisser ex. 4.
La contagion
La mtaphore de la contagion est galement utilise pour exprimer cette circulation des motions. Nanmoins sa distinction avec la notion de partage nest pas toujours ni aise ni pertinente. Par rapport au modle de lchange, parler de contagion correspond, au travers de la connotation pathologique, un transfert de lmotion beaucoup moins contrl et bien davantage reprouv ou condamn. La contagion sinscrit aussi dans un modle de la circulation dmotions infrieures (et notamment collectives) que je rapprocherai de linspiration, prdominante lorsquil sagit dmotions suprieures (principalement religieuses et esthtiques). Mais la distinction principale porte ici sur lunilatralit de la circulation de lmotion (et non plus sur sa rciprocit, comme dans le cas de lchange), construisant par-l mme un rgime dimpuissance ou dabsence de contrle de la personne mue sur son motion.
ASSISTANT, ANTE, part. prs. et subst. SYNT. Les clameurs des assistants (A. FRANCE, Lle des pingouins, 1908, p. 231) ; lmotion contagieuse des assistants (AYM, La Jument verte, 1933, p. 208). PRSENT1, -ENTE, adj. [Trs vite, les motions] ont acquis le pouvoir de provoquer chez tous les prsents, par une sorte de
contagion mimtique, le complexe affectivo-moteur qui correspond lvnement survenu et ressenti par un seul (L. FEBVRE, La Sensibilit et lhist., [1941] ds Combats, 1953, p. 224).
PROVOQUER, verbe trans. Il sagit l dune de ces contagieuses tirailleries que lmotion dclenche parfois dans des troupes nerves, loccasion de quelque incident fortuit ou provoqu (DE GAULLE, Mm. guerre, 1956, p. 314).
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CONSCIENCE, subst. fm. Rem. ,,Dans la psychologie des foules de G. Le Bon, la conscience collective est lunit affective de la foule, ralit ne du rassemblement et de la tension groupale et dterminant les ractions, les conduites, les croyances de la masse qui se comporte comme un vaste corps. Cette conscience aurait pour caractristique dtre incapable de rflexion ou dintelligence et ne comporte que des sentiments et motions collectives, contagieuses et poussant laction immdiate`` (MUCCH. Sc. soc. 1969).
formations spontanes qui naissent de la vie sensorielle et affective (...) et qui jouissent de la proprit de propager les tats et les motions, mais non celle de communiquer les ides, ne laisse pas dtre fort difficile (VALRY, Varit V, 1944, p. 106)
sympathie, de timidit. Il stait rapproch delle. Des ondes alternes dhonntet et de rouerie, de gravit et de rigolade passaient sur son visage, sans arrt (MONTHERL., J.filles, 1936, p. 981). Il y avait entre lui et moi des espces de vibrations, des ondes imperceptibles aux autres (...) qui nous mouvaient lui et moi (GENEVOIX, Assassin, 1948, p. 181).
ONDE, subst. fm. motion, sentiment qui se manifeste par intermittence chez une personne, ou qui se transmet dune personne lautre, dun ensemble de personnes un autre. Onde de fureur, de haine, de
Dans ce cadre, il nest pas tonnant de trouver des calques de tournures employes habituellement pour la diffusion de la maladie. Cest ainsi, par exemple, que les personnes contamines par lmotion sont atteintes par elle :
ACCESSIBLE, adj. Bien que moins accessible quun autre cette posie sauvage, Orso se sentit bientt atteint par lmotion gnrale. Retir dans un coin obscur de la salle, il pleura... P. MRIME, Colomba, 1840, p. 96. PROFOND, -ONDE, adj., adv. et subst. 3. a) Littr. [Postpos ; en parlant dun tat affectif, sentiment, motion, ou dun tat de conscience] Qui atteint la personne jusquau fond delle-mme, qui est intense et durable ; qui est essentiel.
Affection, foi, joie, paix, passion, solitude profonde ; amour, attachement, calme, sentiment, sommeil profond ; malaise profond.
De manire plus large, mais toujours sur le mode de la contamination, lmotion peut gagner quil sagisse dailleurs dun corps individuel ou collectif :
ARROGANCE, subst. fm. 5. Les financiers ne voulaient que des guerres coloniales ; le peuple ne voulait pas de guerres du tout ; il aimait que le gouvernement montrt de la fiert et mme de larrogance ; mais, au moindre soupon quun conflit europen se prparait, sa violente motion aurait vite gagn la Chambre. A. FRANCE, Lle des pingouins, 1908, p. 374. GAGNER, verbe Agitation, colre, motion, peur, piti, rire, tristesse qui gagne qqn.
MENACER, verbe Lmotion a gagn le gnral en chef. Des rapports de police lui ont appris tout lheure que l-haut dans les faubourgs, lmeute menace, et que les tambours parcourent les rues, battant la gnrale, de Belleville Montmartre (CARD, Soir. Mdan, Saigne, 1880, p. 152). TOMBER1, verbe ... Marthe ne quittait gure son amie, se sentant gagne par lmotion et la fivre des derniers prparatifs [de la noce] (...) Elles travaillaient (...), envahies soudain de joies enfantines (...). Leur nervement, loin de tomber, ne faisait que crotre de jour en jour, par une sorte de contagion qui les gagnait. MOSELLY, Terres lorr., 1907, p. 186.
La pntration
En prsentant les caractristiques gnrales de lmotion, nous avions insist sur son intriorit ; nous avions prcis quil sagissait l dune version dominante de lmotion. Nanmoins nous avions aussi ajout que le fait de souligner cette intriorit devait nous inviter considrer cette internalit comme ambigu et problmatique. Nous allons voir maintenant comment pour devenir intrieure , lmotion est souvent dabord une entit conue comme trangre la personne :
ACTE1, subst. masc. Cette motivit, qui apparat comme le pivot de la structure psychique fminine, est la plus solidement tablie de toutes les constantes. Lhomme au contraire, considre lmotion comme un corps tranger liminer par un acte-rponse... E. MOUNIER, Trait du caractre, 1946, p. 156.
PNTRER, verbe 2. ca 1485 fig. sintroduire dans lesprit de quelquun (en parlant dune motion) (Myst. du V. Testament, d. J. de Rothschild, 26651 : ung grant dueil [...] qui me penestre) ; id. toucher, mouvoir (ibid., 31168). ALA, subst. masc. 2. Porel dit quil a lintention de faire passer la pice samedi prochain. Cette fixation de la reprsentation une date si prochaine, cette premire jusqualors lointaine et vague devenant une certitude avec son alea redoutable, fait entrer en moi une motion, une espce de ramollissement dans les jambes, qui me fait marcher sur les pavs, en sortant de lOdon, comme si je marchais sur un tapis. E. et J. DE GONCOURT, Journal, fvr. 1885, p. 422.
AMOUREUX, EUSE, adj. et subst. La fatigue, les volupts des ombrages, le rveil de sa jeunesse, le lieu sauvage quelle traversait, tout mettait dans son tre une motion amoureuse, une de ces langueurs des sens qui font tomber aux bras dun homme les femmes les plus fires. . ZOLA, Madeleine Frat, 1868, p. 12. IMPERMABLE, adj. et subst. masc. B. Au fig. Qui est impntrable, insensible tout sentiment ou motion, aux influences du milieu.
Les objets ou entits auxquels lmotion est assimile sont bien sr divers, variant selon les qualits que les locuteurs souhaitent lui attribuer. Elle peut ainsi tre prsente comme un objet plus ou moins acr (et nous retrouvons ici en particulier une analogie avec la mtaphore de lanimal sauvage et dangereux), susceptibles donc de smousser :
MOUSSER1, verbe trans. Emploi pronom. Devenir moins acr. Douleur, chagrin qui smousse. Mes motions de nophyte ne staient pas mousses (BEAUVOIR, Mmoires j. fille, 1958, p. 68).
Si ses effets sont plus diffus ou son aspect plus difficilement saisissable, limage retenue peut tre celle du liquide qui pntre la personne ou lun de ses organes :
IMPRGNATION, subst. fm. Les lments hrditaires du moi dansent devant la conscience, y pntrent, sy gravent. Leur imprgnation est dautant plus profonde que lmotion a t plus forte (L. DAUDET, Hrdo, 1916, p. 52).
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MYSTIQUE, adj. et subst. Comme chez saint Bernard, comme chez Franois et Claire dAssise, la mystique des deux Mechtilde et de sainte Gertrude est tout imprgne dmotion et de tendresse (J. ANCELET-HUSTACHE, Matre Eckhart et la mystique rhnane, Paris, d. du Seuil, 1966, p. 19).
EMPLIR, verbe trans. Au fig. Les motions qui emplirent le cur de Grard sont trop vives pour tre dcrites (CHAMPFL., Avent. Mlle Mariette, 1853, p. 84).
La mtaphore hydraulique se prte bien galement au discours sur les motions suprieures (positives et inspires ), sur lesquelles nous reviendrons plus loin. La pntration, dans le cas dune motion prenant une forme plus massive et o laccent est port sur la compltude de linfiltration, peut aussi tre une invasion :
TUTU-PANPAN, onomat. et subst. masc. Provenal, mon ami, une motion tenvahit au tutu-pampan du tambourinaire (COPPE ds 1907).
FRANCE
PHNOMNOLOGIQUE, adj. Nous repoussons lmotion de toutes nos forces et elle nous envahit malgr nous. Une description phnomnologique de lmotion se doit de lever ces contradictions (SARTRE, Esq. thorie mot., 1939, p. 29). SUBMERSION, subst. fm. Au fig. [ propos dun sentiment, dune motion] Envahissement total, pntration profonde.
Enfin, la pntration ou linvasion ont pour rsultat en filant une mtaphore militaire loccupation de la personne par lmotion : elle habite alors (nous retrouvons aussi ici la mtaphore de ltre vivant).
ARTIFICIELLEMENT, adv. 3. ... je ne vis vraiment, que si je fuis la vie au sens courant du terme, dans lexaltation ou dans la cration ; et ce qui doit se passer dans les autres moments, cest quexaspr de ne point parvenir vivre autrement, je veux alors, si je puis dire forcer la vie, la susciter fut-ce artificiellement, et lorsque je ne suis pas spontanment tout habit par lmotion sans laquelle je me sens intrieurement mort il marrive de chercher la dclencher tout prix ; ... DU BOS, Journal, 1926, p. 104.
Linspiration
Le deuxime mode d entre de lmotion dans la personne se distingue radicalement du schma de la pntration ; il sagit de linspiration. Cette mtaphore est, par ailleurs, beaucoup moins dveloppe que celle de la pntration, comme le sont dune faon gnrale celles des motions suprieures auxquelles elle est applique essentiellement. Dans le modle de linspiration, lmotion est prsente beaucoup plus comme une influence que comme une intrusion, uvrant bien davantage donc sur le mode de la transformation (qualitative) que sur celui de la variation quantitative (celle, par exemple, sous-tendue par lchange motionnel).
EXALTATION, subst. fm. a) Domaine thique, relig. Action dinspirer quelquun des sentiments levs, nobles, de le porter un trs haut degr dmotion spirituelle ; rsultat de cette action. Exaltation mystique, religieuse.
EXALT, E, part. pass et adj. Domaine thique, relig., philos. Qui est inspir de sentiments levs, nobles ; qui est port aux rflexions mtaphysiques, aux grandes motions spirituelles.
POSIE, subst. fm. B. Inspiration. 1. a) db. XVIes. [et non ca 1350] ce qui, dans une uvre littraire, suscite une motion potique (Prol. du correcteur, 55 ds G. DE DIGULLEVILLE, Le romant des trois Pelerinages, cit par E. FARAL ds Ml. Roques (M.) 1946, p. 99 : Comme se le Methamorphose Len mettoit en langue rural, Ou poesie est toute enclose (cf. GDF. Compl.]).
TENTE1, subst. fm. Le jour de la distribution des prix (...) la tente de coutil, laffluence des parents, lestrade orne de drapeaux, tout cela minspirait lmotion (A. FRANCE, Livre ami, 1885, p. 141).
TOUCHER1, verbe trans. RELIG. [En empl. part. pass dans la loc.] Inspirer des motions dordre religieux, spirituel.
L inspiration de lmotion entre en cho avec lassociation de lmotion avec la respiration (et en particulier le soupir) mise en lumire plus haut :
SOUPIR, subst. masc. A. 1. Expiration ou inspiration plus ou moins forte et prolonge qui rtablit un quilibre respiratoire perturb le plus souvent par une vive motion.
Mais la relation ou lanalogie semblent plutt ici devoir tre tablies avec le mouvement ascendant (de la poitrine ou du corps) de linspiration respiratoire. Le modle de linspiration motionnelle se rencontre en effet principalement avec des motions positives ou suprieures qui lvent (selon un schma dquivalence associant le haut, le beau, le bien, le vrai, etc.), auxquelles les personnes sont portes , ou qui augmentent la capacit daction, dynamisent la personne mue. Il est significatif que ces motions suprieures , soient conues et verbalises comme relevant dun autre rgime dextriorit (troublant la distinction et la sparation de la personne et du monde environnant sur un autre mode, valoris cette fois), et dune autre forme d entre dans la personne, beaucoup plus diffuse et immatrielle que le schma de la pntration . Autrement dit, nous avons l un rgime de causalit ou causatif de lordre de la suscitation. Nous pouvons considrer que ce dernier est plus subtil ou moins matriel que celui sous-entendu par les verbes provoquer ou causer que nous avons dj voqu lorsque nous avons prsent le caractre ractionnel de lmotion130.
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le rle respectivement de lantagoniste et de lagoniste, tels que les a dfinis L. Talmy. Lorsque jai prsent les caractristiques fondamentales de lmotion, jai insist sur les aspects qui dveloppent sur le mode ractionnel lmotion elle-mme. Nous allons maintenant nous intresser spcialement aux ractions lmotion, autrement dit aux attitudes vis--vis des motions. Il est tout dabord important de souligner que les motions sinscrivent dans une gestion collective qui se traduit par des attentes sociales explicites et mme trs souvent explicites :
RESPECTABLE, adj. P. ext. [En parlant dune chose le plus souvent abstr.] Qui mrite la considration, qui prsente une valeur morale, sociale, intellectuelle digne destime, de respect. Usage respectable ; vertu, motion respectable ; volont respectable ; institution respectable. IMPRESSION, subst. fm. 3. a) Rare. Aptitude dune personne se laisser porter par ses motions, ressentir avec spontanit les situations o elle se trouve. PNINSULAIRE, adj. Avides dmotions autant que les pninsulaires ibriens, si dvots aux immmoriales tauromachies (CLADEL, Ompdrailles, 1879, p. 244). RIDICULE, adj. et subst. masc. Laffectation est ridicule en France (...) et cest pour cela, sans doute, que (...) chacun studie renfermer en soi les motions violentes, les chagrins profonds ou les lans involontaires (VIGNY, Serv. et grand. milit., 1835, p. 134).
Le fait que lon exprime trs souvent explicitement les expectations, les attentes sociales vis--vis de lmotion doit nous inciter questionner plus attentivement le principe que nous avons rappel au dbut de cette tude, savoir dune part lintriorit et lindividualit de lmotion, et surtout, dautre part, sa naturalit131. Si lmotion est conue comme un vnement personnel mais imbriqu dans un rseau de contraintes sociales trs fortes, alors il devient sans doute plus judicieux de faire remarquer que lmotion sinscrit plutt dans une dynamique tout la fois fortement individuelle et collective. Nous pouvons mme avancer, pour cela, quelle joue un rle minent dans larticulation des sphres individuelles et collectives. Nous avons donc l, si besoin tait, une nouvelle illustration du fait que nos modlisations et nos pratiques du concept dintimit, par exemple, ont de faon fondamentale des dimensions sociales.
La modration de lmotion
Les attentes sociales les plus explicites vis--vis de lmotion senracinent principalement, comme nous allons le voir, dans une forme da priori ngatif de
131 De faon traditionnelle, nous avons encore souvent lhabitude dopposer le caractre naturel (qui implique une indpendance vis--vis des constructions humaines) et le social. Nous reviendrons en dtails sur cette dichotomie dans le prochain chapitre lorsque nous prsenterons les lments tablis par la sociologie des sciences pouvant nous aider laborer une sociolinguistique de lefficace (cf. cidessous, pages 441-457).
celle-ci. Lexpression la plus modeste mme si nous pouvons considrer quelle en constitue le cur smantique sappuie essentiellement dans la notion trs aristotlicienne de mesure, ou de modration. Nous avons vu que lune des qualits primordiales de lmotion tait son intensit , et que cette intensit pouvait tre dcline sur le mode de linfini ou de lincommensurable. Cette valuation sousentend presque dj une proccupation pour une conomie de lmotion qui se traduit principalement par une attente de retenue des comportements qualifis dmotionnels. Cela demanderait tre vrifi in situ, mais il semble intuitivement que la notion dintensit (et plus gnralement celles de grandeur) implique habituellement, dans les discours les plus quotidiens, lide damplitude importante alors que les notions scientifiques homonymes sont, elles, gnriques et renvoient une simple variabilit132. La mesure dans lmotion ou la modration de son expression peut donc autant se comprendre comme une implicature de son intensit que comme un souci (extralinguistique) des locuteurs qui ne se porte en effet que trs rarement sur la faiblesse de lmotion, mais bien plutt ses excs .
Lexcs
Nous avons tudi plus haut133 comment lintensit de lmotion pouvait tre verbalise comme un comble , un paroxysme ou une limite auxquels lmotion est porte. Or il est cohrent et donc pas surprenant que si elle peut tre porte un niveau donn, alors elle le dpasse parfois, voire mme souvent. Do ces excs dmotion :
AFFECTER2, verbe trans. Les fibres crbrales affectes par les sensations de joie ou de peine paraissent comme dtendues chez lartiste, par ces excs dmotions intellectuelles que ncessite, chaque jour, le culte de lart... Ph.-A.-M. DE VILLIERS DE LISLE-ADAM, Contes cruels, Sentimentalisme, 1883, p. 189.
PINCEAU, subst. masc. De sensibilit vive, mais le pinceau lourd et maladroit, tout ce quil peignait restait dplorablement en de de lui-mme ; il avait conscience de son impuissance, mais chaque nouveau tableau, lespoir den triompher par lexcs dmotion lexaltait. GIDE, Si le grain, 1924, p. 508.
Ajoutons que lexcs dont il est question sinscrit, de faon attendue, dans une perspective plus ou moins rprobatrice134. Ces rprobations ngligent de plus
132
Nous avons l en effet, semble-t-il au premier abord, un tlscopage des usages des adjectifs (intense, grand, fort, etc., qui renvoient des concepts absolus) et ceux des substantifs correspondants (qui, employs dans un contexte formalis, technique ou scientifique par exemple, renvoient des concepts pouvant avoir une acception relative, de degr ou dchelle). 133 Cf. ci-dessus, page 236.
134
Cest ainsi quest construit lexcs et que dune manire gnrale il construit ce quil qualifie. Lentre EXCS, subst. masc. du TLFi indique ainsi comme premier sens ( usuel ) : 1. [Suivi dun compl. prp. de form dun subst. non prcd de larticle ; gn. avec une ide de jugement
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souvent lambigut de lobjet de cet excs dont il est difficile de dire sil concerne les motions considres comme ngatives ou linadquation leur contexte dexpression . Je serais dailleurs plutt port considrer quil est douteux de chercher continuer discriminer contexte et motion elle-mme alors que la distinction ne semble pas si pertinente pour les locuteurs135. Pour ne pas sous-estimer limportance de ces attentes sociales dsapprobatrices et avant dentrer plus en dtails dans leurs modalits et leurs significations , il faut insister, me semble-t-il, sur la trs grande frquence de lexpression de cet excs, en particulier soit comme un excs dmotion, soit comme celui de lune de ses qualits :
REFABRIQUER, verbe trans. Ce temps imaginaire o nous situons non pas un seul voyage la fois, mais dautres, simultans, et sans trop dmotion puisquils ne sont que possibles ce temps qui se refabrique si bien quon peut encore le passer dans une ville aprs quon la pass dans une autre (PROUST, Swann, 1913, p. 392).
PROFESSORAL, -ALE, -AUX, adj. Trop contrle, lmotion ternissait sa voix, la faisait professoralement sche (MALGUE, Augustin, t. 2, 1933, p. 49).
ACCOMPAGNER, verbe trans. Lme est apparemment trop trouble par ses motions, pour tre attentive ce qui les cause ou ce qui les accompagne. Elle est la sensation elle-mme. STENDHAL, De lAmour, 1822, p. 35. CHAIR, subst. fm. Le frisson fleur de chair que donnent les motions trop violentes (ESTAUNI, Un Simple, 1891, p. 137). DPURER, verbe trans. ... un fortifiant prventif, qui dpure (...) de toutes prdispositions aux motions trop douloureuses, les tempraments si tendres de nos benjamins ! VILLIERS DE LISLE-ADAM, Contes cruels, LAppareil pour lanalyse chimique du dernier soupir, 1883, p. 238.
BRANLER, verbe trans. Lmotion avait t trop forte pour cette simple femme. Elle navait pas dout un moment de la Providence ; mais tout cela lavait branle. RENAN, Souvenirs denfance et de jeunesse, 1883, p. 53. MOTIF, IVE, adj. B. Qui est apte, prdispos prouver des motions. Un enfant, un peuple motif ; une imagination trop motitive. MU, UE, part. pass et adj. 1. Secou par une motion (cf. motion B 2 a). Isambard toit trop inquiet et trop mu pour pouvoir se livrer au sommeil (GENLIS, Chev. Cygne, t. 1, 1795, p. 41). EMPLIR, verbe trans. Au fig. Les motions qui emplirent le cur de Grard sont trop vives pour tre dcrites (CHAMPFL., Avent. Mlle Mariette, 1853, p. 84).
dfavorable] Fait, acte daller au-del de ce qui est permis, convenable dans le cadre dune rglementation ou au regard des normes de la morale, de lesthtique ou des convenances sociales. 135 Nombreux, pourtant, sont les auteurs qui cherchent faire cette distinction, considrant dailleurs gnralement que les attentes sociales ou les jugements portent non pas sur les motions elles-mmes mais sur leur expression en fonction de la situation ou du contexte. Cest lune des principales avances du travail de A. Hochschild ( partir de HOCHSCHILD Arlie Russell, The Managed Heart: Commercialization of Human Feeling, Berkeley, University of California Press, 1983) de montrer que les distinctions entre ressenti et expression, comme entre motion et situation sont largement spcieuses. Nous reviendrons ce travail dans le prochain chapitre (cf. pages 423-430).
IMPRGNER, verbe trans. Je suis imprgn dmotions trop vives (...), trop bien inscrites en moi-mme, pour dsirer les reproduire (CHARDONNE, va, 1930, p. 95).
MUET, -ETTE, adj. Qui est momentanment incapable de parler, parce quil est sous leffet dune motion, dun sentiment trop vifs. SURPRISE, subst. fm. 3. a) [Corresp. surprendre A 2] Fait dtre surpris, pris au dpourvu ; tat de trouble, motion qui en dcoule. Avoir la surprise de ; tre la merci dune (trop) (forte) surprise.
TOMBER1, verbe Je faillis tomber la renverse, comme un homme qui subit une motion trop forte (LAUTRAM., Chants Maldoror, 1869, p. 183).
Les rprobations de lmotion la dvalorisent, la rabaissent et placent donc audessus delle des entits, des concepts ou des attitudes sur la base de normes sousjacentes ou dhabitudes qui donnent sens ces trop :
IMPASSIBLE, adj. av. 1778 qui, par la force de son caractre, sest bien mis au-dessus des douleurs et des motions (VOLT., Dict. philos., Bien ds ROB.)
Nous pouvons avancer, la lumire de ce que nous avons expos plus haut136, que la rfrence plus ou moins explicite par rapport quoi se construisent les notions, pratiques et valeurs de lmotion correspondent aux autres ples des dyades dans la tension constitutive desquelles lmotion entre, cest--dire principalement la raison en particulier en ce quelle sert de fondements aux concepts dordre, et de cheville ouvrire au processus (tant phylogntique quontogntique) dindividuation tel quil est conu dans nos socits. Le discours de rprobation peut aussi videmment tre beaucoup plus gnral, plus diffus, instill au travers de connotations (relevant du champ lexical ou du moins smantique, et non pas seulement de la syntaxe), et en particulier par les lments dextrmit (ngative) ou de violence impliqus :
HOULEUX, -EUSE, adj. 2. [Au plan objectif ; en parlant dune pers. ou dune assemble qui sagite, gronde sous lempire de sentiments violents, tumultueux ; p. rf. aux flots agits par une forte houle] Public, parlement
houleux. Ce soir, sur les boulevards, la foule, limmense foule des jours mauvais, une foule agite, houleuse, cherchant du dsordre et des victimes (GONCOURT, Journal, 1870, p. 610). Houleuse encore des motions de cette journe (...) elle tapotait nerveusement le trottoir du bout de son parapluie (BLOY, Hist. dsobl., 1894, p. 140).
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336
La justesse
Lie positivement lauthenticit137, la notion de justesse correspond, sous la forme dune sorte de miroir ngatif de celle dexcs, la possibilit souhaite pour le moins dune conformit, dune adquation aux habitudes ou aux attentes sociales :
JUSTE, adj., subst. et adv. Il ne pouvait plus arriver avoir aucune motion juste, faire aucune action propos (JANET, Obsess. et psychasth., 1903, p. 81). JUSTESSE, subst. fm. On aurait cru vraiment que la justice couchait avec moi tous les soirs. Je suis sr que vous auriez admir lexactitude de mon ton, la justesse de mon motion, la persuasion et la chaleur, lindignation matrise de mes plaidoiries. CAMUS, Chute, 1956, p. 1482. PERSUASION, subst. fm. Je suis sr que vous auriez admir lexactitude de mon ton, la justesse de mon motion, la persuasion et la chaleur, lindignation matrise de mes plaidoiries (CAMUS, Chute, 1956, p. 1482).
COLRE, subst. fm. A. 1. [En parlant dune pers.] Vive motion de lme se traduisant par une violente raction physique et psychique. Une grande, grosse, juste, sainte, terrible, violente colre.
Mais bien plus quun tat, cette justesse est une dynamique, un processus qui demande donc sans cesse dtre reconstruits ou rengocis :
JUSTIFI, -E, part. pass et adj. SYNT. Bienveillance, confiance, motion, dgot, orgueil, prfrence, rancune, rserve, souci, scrupule justifi(e).
INVRAISEMBLANCE, subst. fm. ... les contradictions et les invraisemblances de son livre [ltranger de Camus] sexpliquent et lmotion laquelle nous nous abandonnons enfin sans rserve se trouve justifie. SARRAUTE, re soupon, 1956, p. 22.
reproche, soupon injustifi ; admiration, confiance, considration injustifie ; angoisse, attitude, crainte, motion, impulsion, opinion injustifie ; accusation, attaque, colre, condamnation, contrainte, critique, gnralisation, haine, protestation, variation dhumeur injustifie ; augmentation, prtention injustifie.
INJUSTIFIABLE, adj. SYNT. Acte, attitude, conduite, dpense, refus, solution injustifiable ; motion injustifiable ; abus, jalousie, prjug, violence injustifiable.
INJUSTIFI, -E, adj. SYNT. Engouement, succs injustifi ; renoncement, remords, scrupule injustifi ; blme, ddain,
Nous pouvons enfin trs certainement tablir une analogie entre ce souci de justesse de lmotion et la honte associe une motion non conforme aux attentes habituelles en termes prcisment de mesure ou de modration.
DTONATION, subst. fm. Honteux dune motion qui lui arrivait comme un choc brusque, la jeunesse a de ces dtonations violentes, il [Jourfier] se leva pour schapper. F. FABRE, Lucifer, 1884, p. 9.
137
Lopposition et de lmotion
Le discours de la modration correspond une version ngative conome, qui reste silencieuse sur les modes daction contre lmotion rprouve et qui les laisse donc en suspens. Au-del de la modration, nous trouvons aussi cependant des discours dopposition lmotion, plus dtaills dans leurs principes sous-jacents et les objectifs quils impliquent. Nanmoins, il est malais, de par la frquence des mtaphores violentes employes pour verbaliser lopposition la version fondamentalement ngative de lmotion, de distinguer clairement entre deux modalits historiques de la lutte contre cette motion telles quelles ont t dveloppes par les diffrentes coles philosophico-moralistes, lune cherchant diminuer lmotion (ou autrefois, les passions) et la confiner, lautre visant son radication. Les mmes schmas discursifs ont en effet souvent t employs par les diffrentes coles.
JOUE, subst. fm. Le rouge monta aux joues du comte, et il toussa pour avoir un moyen de dissimuler son motion en portant son mouchoir sa bouche (DUMAS pre, Monte-Cristo, t. 1, 1846, p. 728).
Le principe de dissimulation, jouant sur le visible et le mystre de lmotion, ainsi que son caractre intrieur peut, de faon attendue, prendre dautres formes verbales. Lmotion peut ainsi tre cache :
TAIRE, verbe 1. Synon. de cacher (v. ce mot I B 2), celer (littr.), dissimuler (v. ce mot A 1 b). a) Ne pas rvler, garder secret quelque chose. [] b) P. anal. Ne pas laisser paratre (un sentiment). Taire sa colre, son motion, son inquitude, sa joie.
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propos de la mtaphore smiotique et de ses diffrents dveloppements, cf. plus haut, pages 250-256. En ce qui concerne les rapports entre mtaphores smiotique et tyrannique, cf. ci-dessus, chapitre 1, notamment pages 100-145.
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CACHER, verbe. SYNT. Cacher (sous limpassibilit, sous une attitude demprunt) son amour, son chagrin, sa
dconvenue, son dsespoir, son embarras, son motion, sa gne, sa honte, son irritation, sa jalousie, sa joie, son mcontentement, son mpris, sa satisfaction, sa sympathie, son trouble ; (ne plus) pouvoir cacher, avoir peine , chercher , parvenir , russir cacher (ses sentiments) ; essayer de, sefforcer (en vain) de, tcher de cacher ; se dtourner pour cacher (son chagrin).
CALCUL1, subst. masc. ... il jeta sur eux [ses voisins], puis reporta sur lofficier son regard calme et sans expression (...) espce de voile impntrable sous lequel une me forte cache de profondes motions et les plus exacts calculs sur les hommes, les choses et les vnements. BALZAC, Ferragus, 1833, p. 43.
FBRILE, adj. Quant la dame en noir, il tait visible quelle faisait un effort inou pour dissimuler le sentiment deffroi qui perait, malgr tout, son regard troubl, pour nous cacher lmotion qui lui faisait fbrilement serrer le bras de son jeune compagnon (G. LEROUX, Parfum, 1908, p. 144).
SOUS, prp. SYNT. Sous des habits ; qqc. perce, se devine sous qqc. ; reconnatre qqn, qqc. sous qqc. ; cacher son
USAGE, subst. masc. La jeune coquette avait beau sventer gracieusement, sourire des jeunes gens qui la saluaient et mettre en usage les ruses dont se sert une femme pour cacher son motion, la douairire (...) savait lire dans son cur et dans sa pense (BALZAC, Paix mn., 1830, p. 332).
ou encore masque :
BOTTINE, subst. fm. La princesse vtue de noir, une jambe croise sur lautre, agite fivreusement dans le vide une bottine colre. Elle a les lvres serres pour ne pas parler, pour enfermer en dedans la tempte de ses motions, qui de temps en temps, cependant et malgr elle, jaillit dans une espce de brve imprcation, quelle brise et interrompt presque aussitt, pour reprendre son masque ferm et rebattre lair de sa bottine... E. et J. DE GONCOURT, Journal, 1870, p. 580.
BROCHETTE, subst. fm. Pour masquer son motion militaire, le guerrier de race inclinait parfois la tte vers la gauche, et soufflait sur sa brochette de dcorations. DRUON, Les Grandes familles, t. 1, 1948, p. 164.
MASQUE1, subst. masc. b) Le visage considr du point de vue de son expressivit, de ce quil exprime de la personnalit de quelquun.
Avoir un masque contract, immobile, nergique, hautain. Son masque change dexpression, saggrave ; il vite de relever les yeux (MARTIN DU G., J. Barois, 1913, p. 231). Il marcha vers la maison de Gilbert, celle de leur pre, le masque raidi pour ne pas trahir son motion (ARLAND, Ordre, 1929, p. 492).
MASQUER, verbe trans. a) ) Qqn masque qqc. ( qqn) (de, derrire, par, sous... qqc.). Cacher quelque chose sous une apparence trompeuse de manire ne pas le rvler, ne pas le laisser paratre ; p. ext., ne pas rvler, ne pas laisser paratre. Synon. cacher, dissimuler. Masquer la vrit, les faits ; masquer ses intentions, son motion.
ARMER, verbe. ces mots, il ne put sempcher de tressaillir ; cependant, voulant me drober son motion, il sarma dun front svre ; et, en levant la voix : En effet, dit-il, je ne suis plus que ton juge. Mme DE GENLIS, Les Chevaliers du Cygne, t. 3, 1795, p. 148.
Lorsque nous nous intressons maintenant plus en dtails sur le principe actif de cette dissimulation, il apparat quelle sopre en gardant, ou en plaant son motion dans un intrieur , qui par mtonymie peut tre le cur, la tte (ou le cerveau) :
la tendresse, de la tristesse ; cacher, contenir son motion ; enfouir ses motions dans son cur.
IMAGINER, verbe trans. On ne simagine pas tout ce que les enfants portent de bizarreries contenues et dmotions caches dans leur petite cervelle (SAND, Hist. vie, t. 2, 1855, p. 262).
Inversement, il faut noter ici que ce qui occulte attire lattention sur soi ; comme R. Barthes la expliqu de faon convaincante en prenant lexemple des luttes noires, ce qui se dissimule se montre : les lunettes noires occultent tout en sauto-dsignant, et du mme coup, dsignent leur action doccultation et signalent donc ce quelles occultent139. Ds lors, il nest pas surprenant que, mme quand elle se dissimule, lmotion se montre :
LYONNAIS, -AISE, adj. et subst. Catherine tait hors delle, mais elle tait lyonnaise et elle montra son motion aussi peu que possible (TRIOLET, Prem. accroc, 1945, p. 169). DCLARER, verbe trans. montrer, faire voir clairement ; annoncer officiellement ; exprimer signifier des sentiments, des motions ; traduire un fait .
SURPRISE, subst. fm. b) P. mton. Toute motion perceptible la suite de cet tat. Synon. tonnement. Ne montrer aucune surprise.
Par ailleurs, la dissimulation, en ce quelle sinscrit dans le cadre dune pense de la vrit, cest--dire dune thorie de ladquation entre les apparences et la ralit, et sappuyant fondamentalement sur la mtaphore smiotique de lmotion, peut tre considre comme lune des formes de la simulation. Immdiatement, il est donc attendu que lmotion se dcline aussi sur le thme de la feinte, autrement dit selon une formule plus dveloppe, ou plus tendue, de laction ou du jeu sur lexpression, mais galement selon une formule faisant lobjet de jugements de valeur cest--dire dinvestissement social plus marqus, ou sinsrant dans un systme dattentes collectives plus importantes :
FEINDRE, verbe trans. Car ce nest quun homme, capable de feindre une motion sans doute, mais non de la dissimuler (COLETTE, Vagab., 1910, p. 165). LARMOYANT, -ANTE, part. prs. et adj. [En parlant dune pers., de ses mouvements affectifs, de son comportement] Qui pleure, qui pleurniche pour peu de chose, qui affecte une motion feinte. HURLEUR, -EUSE, adj. et subst. [Empl. pour qualifier de faon dprc. un acteur, un orateur, un chanteur] Sa poitrine, pour simuler
lmotion, va et vient comme un soufflet, dautant plus vite que lui donne la rplique un hurleur obse, barbe courte, qui a pour fonction dtre lamoureux. Il glapit (JAMMES, Mm., 1921, p. 244).
Ce dernier exemple nous permet videmment de renvoyer au lien entre cette problmatique de la simulation et celle du thtre lien obscur et irrsolu, mais
Au sujet du mcanisme de masquage-dsignation que R. Barthes a qualifi des lunettes noires , cf. BARTHES Roland, Fragments dun discours amoureux, Paris, Le Seuil, 1977, pp. 51-55.
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pourtant remarqu depuis dj longtemps140, et qui a t bien synthtis par D. Diderot141. Cette difficile relation de lmotion et du thtre, intimement lie la distinction ambigu entre lmotion et son expression, a fait lobjet, en effet, dinterminables controverses interminables parce que ne pouvant pas tre closes tant que cette relation nest pas renverse : lmotion, comme construction conceptuelle et praxis collective, nest pas tant considrer comme ce qui interroge la sincrit du jeu de lacteur, ni la sincrit de lmotion ce qui permet ou compromet linterprtation du comdien, quun des modes de formulation des problmes suscits par les concepts de raison, dindividu, de vrit, et par lensemble du complexe qui, au fil des sicles et du quotidien, articule ces notions les unes aux autres et qui les fait exister au jour le jour142. Le concept de vrit sert de fondation une approche essentialiste, soustendant des questions du type quest-ce que x ? , cohrente avec une conception reprsentationnelle ou rfrentielle du langage143. Or ce concept de vrit au thtre et pour lmotion, pour lmotion au thtre et en gnral est une notion pige144. Il renvoie en effet mcaniquement lart, dune part, lvidente et ancienne question de la reprsentation, mais aussi aux longues et vives controverses, propos de la notion de la sincrit, sur linfluence pernicieuse du thtre et des autres arts depuis Platon jusqu Rousseau (comme le souligne H. Ida145, lacteur notamment frlerait toujours lhypocrisie en inspirant aux spectateurs des sentiments faux quil nprouve pas). La notion de jeu ou de management telle que je la prsenterai ci-dessous146, mais aussi en troite relation, je le rappelle, avec le caractre naturel et authentique de lmotion147, renvoie galement au thtre : lmotion questionne donc aussi les liens entre thtre et quotidiennet. Et si jai parl dattentes sociales plus haut, nous pouvons les entendre comme des rles : cest aussi ce quoi renvoie la notion dhabitude, notion qui est sous-jacente lensemble de ce travail.
Aulu-Gelle (in les Nuits attiques, VI, 5) rapportait dj au IIe sicle de notre re lanecdote de lacteur Polus qui pour jouer la douleur dlectre endeuille de la mort de son frre, avait remplac dans ses accessoires lurne dOreste par les cendres de son propre fils, remplissant ainsi le thtre de lamentations travailles par sa propre souffrance. 141 Cf. DIDEROT Denis, Paradoxe sur le comdien, op. cit.
142
140
Cest galement, comme je lai dj dit, lapproche de lmotion que V. Despret a adopte (cf. plus haut, page 305) et que je reprends mon compte. Ma dmarche consiste donc, comme je lai annonc, non pas tablir des solutions mais faire fonctionner des problmes dont le travail nous claire et nous permet dans le mme mouvement de nous librer du nud gordien agenc par la notion de vrit et lapproche essentialiste, dautant plus, en loccurrence, que le thtre est prcisment le lieu, tout la fois rel et fictionnel (sil faut reprendre ces concepts), o cette notion de vrit na que bien peu de pertinence. 143 Dans ce cadre, la reprsentation sappuie sur la fameuse adequatio rei et intellectus. Cf. ce sujet STENGERS Isabelle, Cosmopolitiques, op. cit., et notamment le premier tome, La guerre des sciences , passim. Comme la dj rappel I. Stenger, ce concept est surtout efficace pour envoyer les gens sur le bcher. 145 IDA Hisashi, Gense dune morale matrialiste, op. cit., p. 154.
146 147 144
AFFID, E, adj. et subst. Matrisant ses motions et dissimulant sa pense avec la ruse du sauvage, il [Hilperik] changea tout dun coup de manires, prit une voix douce et caressante, fit des protestations de repentir et damour qui tromprent la fille dAthanaghild. Elle ne parlait plus de sparation, et se flattait dun retour sincre, lorsquune nuit, par ordre du roi, un serviteur affid fut introduit dans sa chambre, et ltrangla pendant quelle dormait. A. THIERRY, Rcits des temps mrovingiens, t. 1, 1840, p. 357. CARLATE, adj. et subst. b) [ lintensit de certains tats dme, de certaines motions] Le chef de bureau, dont la face rubiconde tait devenue carlate de joie, et dont le cur bondissait dans sa poitrine (PONSON DU TERR., Rocambole, t. 1, 1859, p. 162) : 3. Il fut pris dune joie dont il ne fut pas plus le matre que dun tat physique qui se produit sans intervention de la volont, il devint carlate comme un enfant quon vient de punir... PROUST, lombre des jeunes filles en fleurs, 1918, p. 866. PERFECTION, subst. fm. Ce ton lgant, cette matrise parfaite de ses motions, (...) cette phrase brillante et glace (GREEN, Journal, 1929, p. 10). V. amour ex. 273.
Paralllement la matrise, nous trouvons aussi de faon trs frquente la domination. Mais les deux usages sont loin dtre quivalents. En effet, contrairement la matrise, la domination peut tre rciproque (sans tre simultane), cest--dire le fait de lmotion et avoir pour objet la personne mue. Habituellement, la personne a, elle, le monopole exclusif de la matrise :
RACONTER, verbe trans. Rouletabille, dominant son motion par un effort visible, engagea M. Darzac essayer de se calmer et nous raconter par le menu tout ce qui stait pass depuis son dpart de Paris. G. LEROUX, Parfum, 1908, p. 28. VERTIGE, subst. masc. B. tat dgarement ou dtourdissement passager dune personne domine par une motion intense ou place dans une situation difficile. Vertige amoureux ; vertige des sens ; tre pris de vertige.
La diffrence entre matrise et domination tient peut-tre la connotation de dure ou de caractre achev davantage attachs la premire qu la dernire. Par ailleurs, la domination dont il sagit est aussi la fois une possession et un
148
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domptage (un apprivoisement, une domestication), construisant une motion plus animale :
APPRIVOISER, verbe trans. Dominer, matriser progressivement : [] ... ces remarques prendront tout leur sens par la suite quand on aura compris que leffort sapplique principalement un corps dj branl par lmotion et dispos par lhabitude : si donc mouvoir mon corps cest dabord lapprivoiser, le domestiquer, le possder, cette fonction du vouloir double constamment la motivation. Une motivation volontaire est conditionne par un vouloir matre de son corps. RICUR, Philosophie de la volont, 1949, p. 189.
DOMINER, verbe. En partic. Se rendre le matre de, avoir le dessus de. Dominer sa colre, son motion, sa nervosit, ses passions ; un tre domin par ses caprices, son amour propre, une ide fixe. DOMPT, E, part. pass et adj. [En parlant dune force psychol., dune sensation ou dun sentiment] Qui est contenu, domin. Colre, fureur, motion, peur dompte. Mais linquitude dompte et lasse delle-mme (BARB. DAUREV., 2e Memor., 1838, p. 374). Ses antipathies domptes et muettes (GONCOURT, Ch. Demailly, 1860, p. 15). Cet air de passion mal
dompte qui se lisait dans les yeux verts, sur la bouche aux lvres charnues, dans le port mme de la tte, audacieux (DANIEL ROPS, Mort, 1934, p. 100).
une motion, une peur, une colre, un dgot, un chagrin ; dompter sa timidit, son orgueil.
DOMPTER, verbe trans. [Le compl. dsigne une sensation, un sentiment pnible] Dominer, matriser. Dompter une douleur,
Ce nest que plus rcemment semble-t-il, et sous linfluence de tournures anglophones, que la matrise se dcline comme contrle149 :
FROID, FROIDE, adj. et subst. masc. Qui garde ou retrouve son calme, qui contrle ses sentiments ou ses motions, qui est capable de violence mais ne la manifeste pas.
FROIDEMENT, adv. En gardant son calme, en contrlant ses sentiments, ses motions ; en ntant pas ardent, passionn.
PSYCHOPATHIE, subst. fm. PATHOL. Maladie mentale ; en partic., ,,dficience constitutionnelle ou prcocement installe du contrle des motions et des impulsions, avec insuffisance des mcanismes dadaptation au milieu`` (Md. Biol. t. 3 1972).
La matrise de lmotion, au-del du domptage dans le cadre de la mtaphore de lanimal sauvage, est une activit fondamentalement politique :
INGOUVERNABLE, adj. 2. [En parlant dmotions, de sentiments, de passions, de sensations] Quon ne peut matriser, contrler, dominer. Colre, contradiction, faim, espoir, haine ingouvernable.
Ce renvoi un mode de gouvernement illustre bien le rapport ou larticulation entre individu et collectivit quinstaure ou que permet le concept dmotion, point sur lequel nous reviendrons en dtails150.
Contrle, dans lacception qui nous intresse ici, est influenc par langlais control, littralement conduite, commande, matrise : Sous linfluence de langlais control, il est employ propos de la vrification du bon fonctionnement dun appareil. Cette influence est responsable du second sens de contrle, apparu au XXe s., matrise de soi-mme (de langlais self-control) et matrise de qqch. (REY Alain (dir.), Dictionnaire historique de la langue franaise, op. cit., tome 1, pp. 489-490.) 150 Cf. plus bas, page 363.
149
INCONTINENCE, subst. fm. 2. PSYCHOL. ,,Incapacit de rfrner ses motions, sentiments, dsirs et besoins`` (Md. Biol. t. 2 1971). Anton. quilibre, matrise de soi. Incontinence motionnelle, mentale. IRRPRESSIBLE, adj. Mais, de nouveau matre de lui, il ne laissait paratre son motion qu lirrpressible titillement dun petit muscle de sa joue (GIDE, Isabelle, 1911, p. 643). PMER, verbe intrans. ;PMER (SE), verbe pronom. 2. a) ca 1200 perdre le contrle de soi, tre dans un tat second sous leffet dune vive motion (Beuve de Hantone, d. A. Stimming, I, 4706 ds T.-L.). SENTIR, verbe trans. Ne pas se sentir de/ne plus se sentir de + subst. Perdre le contrle de soi sous leffet dune motion forte.
SURVEILLER, verbe trans. Se contrler, ne pas se laisser entraner par la passion. Sa grande prtention tait au calme et personne
ntait aussi troubl que lui : il se surveillait pour arrter ces motions de lme quil croyait nuisibles sa sant (CHATEAUBR., Mm., t. 2, 1848, p. 27).
TROUBLANT, -ANTE, part. prs. et adj. Qui fait natre un tat motif, altre la srnit de lesprit ; qui compromet le contrle de soi.
ne se contrlait plus. Ce lymphatique devint violet. Je dis que tu nous casses les oreilles. Laisse ces enfants tranquilles et fous-moi le camp dans ta chambre (H. BAZIN, Vipre, 1948, p. 70).
HORS, adv. et prp. tre hors de sens. tre sous le coup dune trs grosse motion, ne plus se dominer.
VIOLET, -ETTE, adj. et subst. masc. b) [sous leffet dune cause psychol., dune vive motion, en partic., la colre] tre tout violet. Papa
Le TLFi indique152 que cest par mtonymie que nous assimilons matrise des motions et matrise de soi. Cependant, comme nous lavons rappel en commenant cette tude, lmotion est fondamentalement conue comme une entit
151
Nous avons vu, au premier chapitre, que ce paradoxe tait dj prsent chez Platon, et mme au cur du fonctionnement de sa thorie politico-psychologique (cf. ci-dessus, pages 30-53). 152 Cf. lentre MATRISER, verbe trans. du TLFi, cite ci-dessus, page 343.
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tout la fois intrieure et extrieure, trangre et intime. Ce rapport de mtonymie demanderait donc tre expliqu plus prcisment. Ce que nous pouvons ds maintenant avancer, cest que labsence de contrle est une absence de raison :
TRAC2, subst. masc. A. Fam. Peur incontrle, angoisse irraisonne quprouve une personne en certaines circonstances, et o se mlent la fois un sentiment de crainte ou de frayeur et une motion intense.
Nous avons galement vu ci-dessus que la matrise de lmotion pouvait aussi tre un contrle ou une domination. Mais de plus la matrise et le contrle de soi-mme, ou de ses motions par la personne (et plus exactement par sa raison) ou bien inversement de la personne par ses motions sont quivalents une possession de soi-mme .
SANG-FROID, subst. masc. A. 1. Aptitude garder, en toutes circonstances, prsence desprit et matrise de soi ; cette mme possession de soi-mme. [] 2. (tat de) calme. Synon. flegme ; anton. motion. [] (Faire qqc.) de sang-froid. De faon dlibre, en tant matre de soi, avec pleine conscience de ce que lon fait ou de ce que lon dit.
Si cest aussi ce quimpliquent la connotation de matre et lassimilation de la domination la domestication et au domptage, cette possession de soi-mme nen reste pas moins nigmatique. Pour comprendre cette formulation, et ses enjeux, je pense quil est indispensable de revenir lun des moments essentiels de la construction du concept de passion construction dont le concept dmotion hrite de certains aspects, et entre autres celui qui nous intresse ici. La structure paradoxale se trouve en effet dj littralement dans des textes de Platon dont nous connaissons limpact historique. Lintrt de revenir ces textes rside principalement dans le fait quils condensent dans un mme complexe discursif des lments qui, depuis, ont gnralement t disperss. Ce que nous avons conserv des raisonnements platoniciens (quoique pas ncessairement suivant une gnalogie directe), cest une motion conue comme double oppos de la raison, raison laquelle la personne est assimile. Et cest, comme nous lavons vu au premier chapitre153, dans cette assimilation que rside le paradoxe voqu ci-dessus. Rappelons quelle se fait en effet sur le mode de lautorfrence : la raison est lhomme de lhomme. Platon sappuie sur une dfinition itrative de lhomme et de la raison : lhomme tout entier est constitu dune bte multiforme , dun lion et dun homme intrieur (la raison), et il sagit de donner lhomme intrieur la plus grande autorit possible sur lhomme tout entier 154. Ce raisonnement construit galement la raison comme une spcificit de lhomme, cest--dire ce qui la distingue des autres animaux, et, en creux, lmotion comme une bte multiforme , un animal monstrueux.
153 154
Cf. ci-dessus, page 42. Cf. PLATON, La Rpublique, 588b-589e, op. cit., pp. 352-353.
Les travers quintroduisent les procds dautorfrence tiennent notamment la poursuite de raisonnements itratifs mais dont le caractre dynamique est effac, les composantes dynamiques et constructionnistes de ces discours tant escamotes par un discours substituant des essences ou des tats, des processus. Or quels taient les enjeux de ces textes de Platon ? Nous avons tch de montrer quil sagissait pour le philosophe de construire entre autres, dans un mme raisonnement, une conception autoritaire du pouvoir politique, une conception de lindividu (comme entit rationnelle, par-l mme et en tant que telle spare du chaos extrieur) et un rapport du savoir au pouvoir, le ciment de ces constructions tant larticulation que constitue le concept dmotion (ou de pqoj, pthos). Mais le tout est prsent comme une essence, un tat de fait, et non un devenir ou une construction, un processus politique discutable, donc, et sur lequel les acteurs peuvent agir. Continuer parler de matrise de lmotion et de matrise de soi et il nest certainement pas ngligeable de noter lquivalence fonctionnelle des deux matrises , cest donc prolonger le double clivage quintroduit la notion de matrise dans le domaine psychologique. Un premier clivage posant lhomme comme sparation dun monde intrieur et dun monde extrieur ; et un second cloisonnant une raison et un animal intrieurs. Le concept (et son mode darticulation aux autres discours) invente en effet, et jusqu notre prsent, un domaine psychologique de la matrise155, cest--dire une psychologie politique dun tre humain doublement dissoci donc, conue comme justification du pouvoir autoritaire aristocratique du philosophe (on parlerait aujourdhui dintellectuel), de celui qui matrise ses passions sur un peuple animalis156. La matrise est gnralement trs valorise, ou plutt son absence est trs dvalorise. Nous pouvons mieux le comprendre maintenant que nous avons retrac la construction de lquivalence entre absence de matrise et absence de raison, et celle entre absence de raison et absence dhumanit. Cette rhtorique du contrle ou de la matrise est donc la plupart du temps ngative lgard de lmotion, et en construit donc par-l mme une version ngative157.
Ce domaine psychologique de la matrise devient explicite et dominant dans les discours savants partir du XVIe sicle : matriser, qui date du XIVe sicle, a dabord le sens de gouverner, dominer, puis est partir du XVIe s. surtout usuel au sens de dominer une passion, puis de dominer un phnomne naturel, un sujet dtude (BAUMGARTNER Emmanule et MNARD Philippe, Dictionnaire tymologique et historique de la langue franaise, Paris, Librairie Gnrale Franaise, 1996, op. cit., p. 466). J. Dubois et al. font eux aussi remonter au XVIe sicle lapparition des emplois de matriser au sens de dominer ses tats affectifs (cf. DUBOIS Jean, MITTRAND Henri et DAUZAT Albert, Dictionnaire tymologique et historique du franais, op. cit., p. 447). 156 Janticipe ici sur le rle discriminatoire que se voit confier lmotion, rle que nous avons dj analys ci-dessus (cf. pages 180-190) et dont la forme prise dans le TLFi sera tudie plus loin (cf. pages 358 et suivantes). 157 Nous reviendrons dans une prochaine section sur lassociation symtrique celles que nous venons de rappeler, savoir celle qui rapproche labsence de lmotion et labsence dhumanit, et nous dvelopperons alors, corrlativement, des versions positives de lmotion (cf. pages 357-398).
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DISCOURS DE LMOTION
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La contention
Nous avons vu limportance accorde la matrise de lmotion, conue comme une matrise de soi, et que lagent de cette matrise tait la raison. Il nous faut comprendre maintenant en quoi consistent cette matrise, cette domination, ce contrle des motions et de soi. Nous avons rappel le caractre intrieur de lmotion du moins dans sa version principale et dominante. Le contrle de lmotion vise en effet la garder lintrieur , renferme , conformment au principe daccumulation tudi plus haut158. Lenjeu de ce confinement ou de cet enfermement est alors la conservation de lidentit comme sparation davec le monde environnant. Et ce sont en particulier lagitation motionnelle ou la violence, cest--dire lintensit, de lmotion qui compromettent la matrise ou le contrle.
RIDICULE, adj. et subst. masc. Laffectation est ridicule en France (...) et cest pour cela, sans doute, que (...) chacun studie renfermer en soi les motions violentes, les chagrins profonds ou les lans involontaires (VIGNY, Serv. et grand. milit., 1835, p. 134). SOUPIRANT, -ANTE, part. prs., adj. et subst. masc. Mais lmotion de ces accents, dont les battements des violons contre-temps et les clarinettes soupirantes trahissent le dsordre intrieur, est rprime et ramene, par une terminaison courte, au rythme imposant du cortge et la tonalit initiale dont elle stait, quelque temps, carte (ROLLAND, Beethoven, t. 2, 1937, p. 395).
La matrise est donc une lutte contre un dsordre intrieur. Lenjeu ou lobjectif de cet effort est la construction ou la prservation du moi contre le chaos extrieur envahissant : linstallation du chaos lintrieur compromet la distinction avec lextrieur. En effet, comme nous lavons explicit plus haut159, lme se constitue contre un chaos prexistant du moins est-ce ainsi que nous avons lhabitude (et elle est ancienne) de penser cette constitution. Corollairement, la normalit de cet intrieur est donc galement associe (pour ne pas dire quivalente) une absence dexpression ou son inhibition le lien avec la dissimulation et la feinte prsentes plus haut devient ici manifeste, que celles-ci sinscrivent explicitement ou non dans une dmarche de matrise160 :
DBOUTONN, E, part. pass et adj. Au fig. Qui sexprime librement, sans contrainte ou sans retenue. Le dimanche soir tous les soupirs, les motions, les impatiences, sont dboutonns (CLINE, Voyage, 1932, p. 371).
Ds lors, tant donne limportance de la mtaphore hydraulique, le contrle prend notamment la forme dun confinement, dune contention (comme nous lavons dj vu plus haut161) en particulier dans le cas dune motion prsente comme fluide
Au sujet du principe daccumulation, cf. ci-dessus, pages 270-277. Cf. ci-dessus, page 49.
Nous retrouvons donc ici lassociation entre les mtaphores tyrannique et smiotique tablie au premier chapitre. 161 Au sujet de la contention ou de la rtention de lmotion suivant la mtaphore hydraulique, cf. pages 271 et suivante.
ou diffuse suppose exercer (dans le cadre de la thorisation de L. Talmy162) une pression, une tendance lcoulement, lexpansion ou la dispersion, et auxquelles une contre-force (lantagoniste dans la terminologie de L. Talmy) soppose. Il sagit alors de refouler, rprimer, retenir, ou de rfrner, etc. lmotion :
REFOULER, verbe Synon. brider, comprimer, contenir, contraindre, enrayer, touffer, ravaler, rejeter, rentrer, rprimer,
retenir ; anton. assouvir, dfouler, exprimer, extrioriser. Refouler un dsir, sa colre, son orgueil, son motion, des tendances, des instincts, ses sentiments (FOULQ.-ST-JEAN 1962).
MUET, -ETTE, adj. [En parlant dmotions, de sentiments, de vertus] Dont la manifestation est retenue, qui ne saccompagne daucune manifestation extrieure. RETENIR, verbe 3. Empcher la manifestation extrieure dune motion. Synon. contenir, rprimer. Retenir un geste
de colre, un mouvement dnervement ; retenir un cri, un rire, un sourire. la vue de cette humble habitation o rien ntait chang, Bernard ne put retenir son motion (SANDEAU, Mlle de La Seiglire, 1848, p. 183).
SOUPIRANT, -ANTE, part. prs., adj. et subst. masc. Mais lmotion de ces accents, dont les battements des violons contre-temps et les clarinettes soupirantes trahissent le dsordre intrieur, est rprime et ramene, par une terminaison courte, au rythme imposant du cortge et la tonalit initiale dont elle stait, quelque temps, carte (ROLLAND, Beethoven, t. 2, 1937, p. 395).
RPRIMER, verbe trans. B. 1. Qqn rprime qqc. Empcher une envie, une tendance, un sentiment de se manifester, de sextrioriser. Synon. contenir, contrler, dominer, matriser. Quelquefois une rougeur subite et lgre, quelle ne peut rprimer, vient trahir les motions de cette me (STENDHAL, Amour, 1822, p. 85). INCONTINENCE, subst. fm. PSYCHOL. Incapacit de rfrner ses motions, sentiments, dsirs et besoins (Md. Biol. t. 2 1971).
motion et libert
Si la personne mue tente dexercer un contrle sur ses motions ou, inversement, si lmotion risque dtablir sa domination sur la personne, alors la libert devient tout la fois un enjeu et un objectif du contrle rciproque :
ESPRIT, subst. masc. ... jtais dans un tat de stupeur en quelque sorte mcanique qui, me laissant lesprit libre de toute motion, mettait entre ma conscience et moi comme une barrire. DANIEL-ROPS, Mort, 1934, p. 340. ABRACTION, subst. fm. B. P. ext. Toute raction psychologique de dfense par laquelle le sujet se libre dune motion en la racontant. SUPERPOSITION, subst. fm. cette occasion, observons la superposition, dans lesprit crateur, de la libre motion qui va sa route, sans en savoir les tapes et le terme, et de la volont rflchie de lartiste, qui construit, daprs son plan (ROLLAND, Beethoven, t. 1, 1937, p. 264).
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DCHARGE, subst. fm. 2. P. anal., PSYCHOL. Libration motionnelle, affective ou nerveuse chez un sujet. Dcharge motionnelle.
A contrario, prner labsence de contrle quivaut, en particulier en ayant recours la mtaphore hydraulique, donner libre cours lmotion :
CONTAGIEUX, EUSE, adj. Chaque fois que la conscience de la mort fait craquer les assurances de la joie (...) les croyances magiques naissent pour faire contrepoids la drgulation et la panique, qui se communiqueraient contagieusement, si la socit ou les individus donnaient libre cours lmotion (J. VUILLEMIN, Essai sur la signif. de la mort, 1949, p. 222). GLOSSOLALIE, subst. fm. La glottolalie du mdium donne libre cours lmotion (Philos., Relig., 1957, p. 54-5).
La trahison
De faon trs gnrale, et comme je lai dj fait remarquer, la rhtorique du contrle, de la contention ou du confinement assimile lmotion et sa manifestation, la distinction tant annule par les principes mmes de la mtaphore smiotique (explicites ou pas) sur lesquels sappuie cette rhtorique. Dans cette perspective, nous ne pouvons manquer dobserver les troites corrlations entre expression, trahison et contrle. Plus prcisment, laction de contrle sur lmotion et/ou son expression a pour enjeu le visible de lmotion : ne pas matriser lmotion, cest--dire ne pas la possder, cest la montrer. Dans cette perspective, si le contrle nest pas efficace ou suffisamment puissant, le risque est toujours couru dune monstration de lmotion, de son expression, et ce dvoilement confirmant laspect politique de lmotion est trs souvent une trahison. La trahison est ainsi lune des modalits de verbalisation de lchec du contrle, autrement dit la forme que prend la libert de lmotion malgr le contrle ou la tentative de contrle de la personne mue :
BRILLER2, verbe intrans. Au fig. Briller de + subst. abstr. Manifester ou trahir (un trait de caractre, un sentiment, une motion). Les yeux, trs grands, trs noirs et trs profonds, brillent dintelligence (GREEN, Journal, 1945, p. 269). CONTRACTION, subst. fm. P. ext. Tension (crispation) des traits du visage, de la voix, trahissant (ou refltant) une motion, la souffrance ou lintensit des sentiments. Contraction des traits. Pauline avait ouvert les yeux, et malgr la contraction douloureuse de sa face, elle souriait (ZOLA, La Joie de vivre, 1884, p. 917). Je nessayai plus de parler. Le resserrement de ma poitrine, cette contraction atroce suffisait moccuper (MAURIAC, Le Nud de vipres, 1932, p. 205).
MOTION, subst. fm. Expr. Trahir son motion. Garder toujours son sang-froid (...) ne jamais trahir son motion (L. FEBVRE, Combats pour hist., Sensibilit et histoire, 1941, p. 226).
MASQUE1, subst. masc. Il marcha vers la maison de Gilbert, celle de leur pre, le masque raidi pour ne pas trahir son motion (ARLAND, Ordre, 1929, p. 492).
RPRIMER, verbe trans. Quelquefois une rougeur subite et lgre, quelle ne peut rprimer, vient trahir les motions de cette me (STENDHAL, Amour, 1822, p. 85).
Lmotion sinscrit donc dans des rapports de pouvoir avec la personne qui peuvent mme tre exprims de faon trs radicale, de relation desclavage ou de tyrannie, comme dans :
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VIBRER, verbe tre troubl par une motion trs vive (lenthousiasme, la peur, etc.) qui peut se manifester par un phnomne physique (tremblement du corps, de la voix). Esclave plaindre ou tyran mpriser, la
femme vibre tout, ne raisonne rien, inconsciente dans la sublimit et dans la boue, elle reste ternellement rfractaire lide (PLADAN, Vice supr., 1884, p. 201).
De faon attendue tant il est impossible de distinguer des sphres matrielles et linguistiques htrognes , ces rapports de pouvoir dbordent les changes verbaux (dordre et de commandement) et stendent dans le domaine physique ou corporel, o ils prennent la forme de combats, daffrontements, voire de corps corps.
ATTAQUABLE, adj. DR. Attaquabilit, subst. fm. motivit, irritabilit psychique : ,,J. Lefrancq parle dattaquabilit afin dviter les associations trop particulires quentrane le terme dmotion`` (MOUNIER, Trait du caractre, 1946, p. 225).
DCIDER, verbe. ... je regardais et jcoutais sans bouger, tudiant lmotion trs-visible de Jonquille, qui semblait hsiter et se livrer un combat intrieur fort extraordinaire. Enfin elle sarme de rsolution, vole dun seul lan jusqu la soucoupe, crie un instant, esprant que la nourriture viendra delle-mme son bec; puis elle se dcide et entame la pte. SAND, Histoire de ma vie, t. 1, 1855, p. 19. VINCIBLE, adj. La lutte directe que nous pouvons mener contre lmotion sur le plan strictement musculaire garde quelque chose de drisoire : lagitation motrice, qui est thoriquement vincible par le vouloir, est prise dans la masse du trouble viscral qui nest pas directement assujetti linfluence volontaire (RICUR, Philos. volont, 1949, p. 295).
Et inversement, labsence dmotion peut tre assimile une abstention dans lattaque :
AFFRONTER, verbe trans. L o dautres schauffent et attaquent, ils se dtournent, sans motion et sans haine. Aussi se sentent-ils et ont-ils peu dennemis, si ce nest ceux que ce calme mme irrite. E. MOUNIER, Trait du caractre, 1946 p. 505.
partir des exemples tirs du TLFi, il semble possible maintenant, quand lmotion est (une raction ) une agression extrieure, de pouvoir reconstituer une forme de scnario type de la lutte avec ses diffrentes tapes et dnouements correspondant ce que L. Talmy a mis en vidence et essay de formaliser. Nanmoins, il me parat capital de noter que la formalisation de tels scnarios reste trs contestable ; en effet, tant donn le matriau de dpart, cest--dire des lments linguistiques pars, pareilles reconstitutions consistent laborer une trame chronologique continue partir dentits discrtes en les associant sur une base prtendument logique et sans doute plutt partir dhabitudes ou de savoirs tirs dexpriences totalement htrognes lmotion. Or lmotion est aussi employe comme procd narratif164 ; elle est utilise narrativement comme articulation entre pisodes, donnant un sens lensemble narratif. Autrement dit, elle est lun des ressorts essentiels de la narration, cest-dire du rcit en gnral : il est dailleurs possible dtablir une forte corrlation entre le dveloppement extraordinaire qua connu le roman partir du XVIIe et, plus
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Nous avons dj voqu cette question au premier chapitre (cf. supra, page 136).
encore, du XVIIIe sicles, et lintrt que nous avons port la passion puis lmotion prcisment aux mmes poques. Mais ce nest pas la seule relation dont nous puissions tmoigner entre littrature (et, au-del, entre genre romanesque) et motion : comme lont expliqu J.R. Averill et surtout M. Bamberg, chacun selon son approche, lmotion est aussi un lment capital de la narrativit, cest--dire lun des principes dorganisation du rcit165 ; lmotion dun Soudain, ou dun Hlas est raconte par le rcit, est provoque par le rcit, mais est aussi ce qui le structure. Cest pour cette raison que je me suis abstenu de gnraliser ce qui va tre prsent ci-dessous lensemble de cette tude en construisant de toute pice une architecture dynamique globale qui coordonnerait chronologiquement de faon arbitraire, sous une forme narrative au final, ce qui sert prcisment construire les narrations, mettre en narration. Si je le tente nanmoins propos de la lutte contre lmotion, cest en mappuyant sur le travail de L. Talmy. Suivant la dynamique vernaculaire des forces telle quil la formalise, nous obtenons une mesure des forces de lagoniste et de lantagoniste (lune tant plus forte que lautre), quon peut aussi exprimer comme une tentative de rsistance de lune des forces lautre, qui finalement lemporte sur la premire, par une forme ou une autre danantissement (comme ici le terrassement ou lextnuation) :
AUDACE, subst. fm. Sur le plan moral [En parlant dune force morale qui rsiste lmotion, la peur, lintimidation] Audace candide, imperturbable, tranquille ; audace du cur. RAIDIR, ROIDIR, verbe Sa voix se casse, il [mon pre] est rouge, ses yeux sont humides, je ne lavais jamais vu ainsi. Je me raidis contre mon motion (AYM, Vaurien, 1931, p. 234). REBELLER (SE), verbe pronom. C. Rsister quelque chose. Se rebeller contre la raison. Ses petites dents mordaient sa lvre infrieure comme si elle se ft rebelle contre son motion (GAUTIER, Rom. momie, 1958, p. 200). PHNOMNOLOGIQUE, adj. Nous repoussons lmotion de toutes nos forces et elle nous envahit malgr nous. Une description phnomnologique de lmotion se doit de lever ces contradictions (SARTRE, Esq. thorie mot., 1939, p. 29). TOUFFER, verbe. On apporta le pain du goter ; je ne pus manger ; une invincible motion mtouffait, ma bouche tait dessche, mes mains tremblaient (DU CAMP, Mm. suic., 1853, p. 92). ENCHANER, verbe trans. Vaincu par lmotion, incapable denchaner ses mots (ROY, Bonheur occas., 1945, p. 416).
ENFANTEMENT, subst. masc. Le hros de la soire [dun festival de musique] tait encore assis devant son pupitre, mais vaincu par les motions de lenfantement (REYBAUD, J. Paturot, 1842, p. 203).
Cf. AVERILL James R., The Rhetoric of Emotion, with a Note on What Makes Great Literature Great , pp. 5-26, in Empirical Studies of the Arts, vol. 19, n1, 2001 et BAMBERG Michael, Emotional talk(s): The role of perspective in the construction of emotions , op. cit.
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VAINCRE, verbe trans. Au passif. tre vaincu par la douleur, par lmotion, par la fatigue, par la jalousie, par la nature, par la piti, par le sommeil. La premire surprise vaincue, Chantal prouvait pour lui autant dhorreur que de piti (BERNANOS, Joie, 1929, p. 576).
TERRASSER, verbe trans. Lmotion avait clou la mre immobile sur le lit do elle voulait slancer pour reprendre son enfant ; mais son regard avait terrass le pre coupable... et Lon Rolland, fascin, attir, revint vers le lit, et dposa lenfant toujours endormi dans les bras ouverts de sa femme (PONSON DU TERR., Rocambole, t. 3, 1859, p. 138). EXTNUER, verbe trans. Mais la fin ma laiss extnu dmotion (RIVIRE, Corresp. [avec Alain-Fournier], 1906, p. 310).
Le rsultat de cette confrontation et de la comparaison des forces opposes peut suivre deux options : dune part la soumission et labandon, qui sont une forme danantissement de la personne, ou dautre part, le ressaisissement, cest--dire la reprise de lactivit normale :
AMPOULE, subst. fm. On ne peut pas mettre nimporte quoi dans nos rservoirs naturels : lestomac, la vessie, lampoule rectale ; et ils sont terriblement soumis nos motions. G. DUHAMEL, Chronique des Pasquier, Les Matres, 1937, p. 91.
INFERNAL, -ALE, -AUX, adj. Notre corps est soumis une trpidation perptuelle ; il a besoin, dsormais, dexcitants brutaux, de boissons infernales, dmotions brves et grossires, pour ressentir et pour agir (VALRY, Varit III, 1936, p. 268).
ADORER, verbe trans. Es-tu ici pour y entrer avec moi ? En entendant ces paroles si tendres, mais auxquelles la constante pense de Dieu mle tant dinnocence, Malek Adhel, enivr dune flicit inconnue, sabandonne sans contrainte aux vives et profondes motions qui lagitent ; genoux devant Mathilde, il la contemple et ladore, il ne voit quelle, il a oubli toute autre pense : cest un de ces momens dextase o on devine le ciel... Mme COTTIN, Mathilde, t. 5, 1805, p. 273.
INEXPRIMENT, -E, adj. Un moment, jai dout de la vie, je me suis abandonn la colre, la haine. Jtais jeune, inexpriment, tranger aux grandes motions ; mais les sentiments de ma vritable nature ont repris le dessus, et je suis redevenu bon comme ma mre mavait appris ltre. DUMAS fils, Fils natur., 1858, III, 5, p. 152. INGOUVERNABLE, adj. 2. [En parlant dmotions, de sentiments, de passions, de sensations] Quon ne peut matriser, contrler, dominer. Colre, contradiction, faim, espoir, haine ingouvernable. On voyait des soldats amricains sortir de
leurs fox-holes et courir en rond (...) sous la mitraille, pris dune ingouvernable pouvante qui les obligeait sexposer au danger mme quils redoutaient le plus (GREEN, Journal, 1944, p. 168). Mme dans ce monde o ltre sabandonne des forces ingouvernables, il est dinvisibles courants qui nous portent les uns vers les autres (BOSCO, Mas Thot., 1945, p. 79).
INVRAISEMBLANCE, subst. fm. ... les contradictions et les invraisemblances de son livre [ltranger de Camus] sexpliquent et lmotion laquelle nous nous abandonnons enfin sans rserve se trouve justifie. SARRAUTE, re soupon, 1956, p. 22.
LIVRER, verbe trans. et pronom. 3. 1680 sabandonner un sentiment, une motion (Mme DE SVIGN, Lettres, d. M. Monmerqu, t. 7, p. 101).
Notons au passage que labandon ou la soumission qui font cho la passivit associe, comme nous lavons dit166, lmotion peuvent tre explicitement
166
exprims comme une issue fatale, soit comme une chute (qui est alors une figure euphmise de lchec, de la dfaite, etc.), soit plus radicalement comme une mort :
EFFONDRER, verbe trans. b) Scrouler, sabandonner sous leffet dune motion, dune douleur. PARESSE, subst. fm. Pourvu que joccupe un poste do nos regards puissent commodment se croiser, joublie tout le reste et tombe dans lmotion de la rverie. Vos reproches seuls et votre volont pourraient me dcider rompre cette douce paresse (M. DE GURIN, Corresp., 1837, p. 258). SUCCOMBER, verbe trans. indir. [Le suj. dsigne une pers.] Succomber lmotion, la fatigue, la tche. Je succombe au travail,
au dfaut de tranquillit, mille ennuis matriels qui me dvorent, et surtout un dsir que rien ntanche (BALZAC, Corresp., 1836, p. 47). Il ntait jamais arriv Jean-Louis de se montrer tendre avec lui. Ctait tellement inattendu, quil dut succomber la surprise. Ses larmes jaillirent, il treignit son frre comme un noy (MAURIAC, Myst. Frontenac, 1933, p. 172). [Le suj. dsigne un attribut de la pers.] Raison succombant des preuves ; sant succombant au travail. Je crains que les nerfs de Madame naient succomb tant dmotions. Ce nest pas quelle soit prcisment drange, mais elle a reu un coup, elle est fixe, ses ides ne bougent plus (CLAUDEL, Soulier, 1929, 2e journe, 2, p. 718).
linverse donc, suite lassaut motionnel, la personne peut se reprendre ou reprendre ses esprits :
ESPRIT, subst. masc. [Au plan psychique]. Se reprendre, se remettre, se ressaisir aprs quelque violente motion.
Apaisez-vous, monsieur, et reprenez vos esprits et veuillez me dire en ordre et posment ce que vous avez me marquer (CLAUDEL, Soulier, 1944, 4e journe, 4, p. 871).
SENS1, subst. masc. P. ext. Reprendre ses esprits (aprs une motion violente). Il allait devant lui, marchant sous une pousse de fureur, sous un souffle dexaltation, lesprit emport par son ide fixe. Tout coup, il se trouva devant la gare. Un train partait. Il monta dedans. Durant la route, sa colre sapaisa, il reprit ses sens (MAUPASS., Contes et nouv., t. 2, M. Parent, 1886, p. 625).
Dans les tournures ci-dessus ( se reprendre , se ressaisir ), o nous retrouvons une expression indirecte du contrle, de la matrise ou du saisissement, il est tentant de voir une forme de rsurrection ; par ailleurs, la mtaphore du transport et du dplacement motionnel peut tre prfre celle de la lutte, comme dans :
AFFICHER1, verbe trans. ... Wazemmes, qui depuis le milieu de la nuit, tait pass par des motions trs varies, en connut une de plus. Elle tait faite dune joie profonde qui ne savouait pas, et dun brin de dception qui saffichait : ... J. ROMAINS, Les Hommes de bonne volont, Verdun, 1938, p. 273. AFFRONTER, verbe trans. L o dautres schauffent et attaquent, ils se dtournent, sans motion et sans haine. Aussi se sentent-ils et ont-ils peu dennemis, si ce nest ceux que ce calme mme irrite. E. MOUNIER, Trait du caractre, 1946 p. 505. REVENIR, verbe Revenir dun tonnement, dune frayeur, dune surprise. Retrouver ses esprits aprs une motion violente.
De nos jours, nous ne parlons plus desprits (au pluriel) de faon littrale, nanmoins aux XVII-XVIIIes sicles les esprits animaux , entits invisibles manations dune
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matire subtile et mobile, taient considres comme les principes vitaux animant les corps. Ces esprits ont t abandonns par la physiologie labore au cours du XIXe sicle sans pour autant disparatre compltement des usages discursifs vernaculaires ou imags. Pour conclure cette section consacre lopposition lmotion, nous pouvons donc synthtiser les dynamiques daffrontement de faon schmatique de la manire suivante :
MOTION
repousse lassaut
tente denvahir
dfaite
dissimulation
terrasse la personne
ressaisissement
soumission
Figure 7 Dynamiques de laffrontement avec lmotion.
Le management de lmotion
Lopposition lmotion est lune des modalits de mise en uvre de la modration, sans aucun doute la plus ngative et la plus brutale, visant comme nous lavons vu ci-dessus la contention, le confinement (voire lradication de lmotion). Lopposition est sans doute galement la premire tape (si nous nous placions dans une perspective strictement volutionniste ou chronologiquement unidimensionnelle), paradigmatique, de la raction ou de laction sur lmotion. En effet, les ractions, lexpression des valeurs et attentes sociales vis--vis de lmotion peuvent prendre des voies plus nuances ou plus subtiles que je regroupe
sous ltiquette du jeu167 ou du management168. Si ces attitudes se distinguent de la matrise en ambitionnant ou valorisant un jeu avec lmotion, nous pouvons nanmoins considrer que dissimulation, feinte et simulation en sont une version simplifie : le jeu dont il est question ici a pour principe une modification de lmotion (ou de son expression donc). la lumire de ltude historico-ethnologique qui a t faite au sujet de lvolution des usages discursifs de lmotion169, il semble pertinent de considrer que les pratiques relevant du management caractrisent davantage notre poque contemporaine que les socits occidentales antrieures. Ce qui me parat intressant de noter ici est le fait que ces champs mtaphoriques sous-entendent de faon gnrale une action de plus en plus conue comme influence beaucoup plus que comme affrontement, et son efficacit non plus sur le mode de lanantissement mais bien davantage sur celui de la modification. La grande diffrence avec la pense chinoise170 que, sans ignorer sa propre diversit diachronique et synchronique, nous pouvons homogniser, comme jhomognise la pense occidentale, pour marquer leur contraste sur ce point aurait donc tendance ici sestomper. Lambigut de la distinction ontologique entre lmotion et son expression, que nous avons dj souligne de nombreuses reprises, peut tre considre comme un trait dunion nous permettant dtablir une continuit des pratiques dissimulatrices ou simulatrices (et donc de contrle) aux procds de management, ou de manipulation, de lmotion. Il faut souligner que ce management, ce jeu de ou avec lmotion, a autrefois et encore souvent aujourdhui t critiqu au nom du rgime de sincrit, dauthenticit justement, mais quil est aujourdhui de plus en plus dvelopp, ou du moins manifestement dans une phase de prise dampleur lchelle socitale. Nous pouvons sans doute faire lhypothse que la transition de la passion lmotion sest traduite, dans un premier temps, par un transfert des thories et attitudes vis--vis de la passion vers lmotion (avec plus exactement une rpartition de leurs diffrents aspects entre intrt et motion principalement), puis que ces thories et attitudes sont plus rcemment entres dans une phase de rformation avec lmergence de versions positives de lmotion (cf. infra) et conjointement une volution de tout le complexe ontologico-mtaphysique, cest--dire tout la fois psychologique, pistmologique, conomique, politique et linguistique, qui est cohrent avec lmotion. En effet, si des thorisations nouvelles de lmotion sont seulement en train dapparatre (cf. les travaux danthropologie culturelle anglosaxons ou plus socio-psychologiques la suite de ceux dArlie Hochschild, et dans
167 Si je parle de jeu ici, cest pour attirer lattention sur le trouble jet sur les notions de vrit et de ralit par ces conceptions et pratiques de lmotion, soit par lambigut introduite soit par la nonpertinence dont ces notions se retrouvent alors dotes. 168 Je reprends, la suite de plusieurs chercheurs anglophones en anthropologie culturelle des motions et dfaut dune meilleure solution en franais, le concept de management motionnel prsent dans HOCHSCHILD Arlie Russell, The Managed Heart, op. cit. Cf. aussi ce qui est dvelopp ce sujet, cidessous, pages 423-430. 169 Cf. le chapitre prcdent. 170
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le domaine francophone et plus rcemment ltude de Vinciane Despret171), les indices discursifs vernaculaires de cette volution sont dj reprables depuis longtemps mme si les traces que nous retrouvons dans le TLFi sont relativement rudimentaires, essentiellement centres sur lexistence ou non de lmotion et sur son intensit. Ce management, dans la continuit des jeux sur lexpression de lmotion, prend tout dabord la forme dune tentative de rduire lmotion, de la diminuer :
RAILLER, verbe trans. Jessayais de railler les motions trs sincres que faisaient natre en moi les couplets patriotiques (LARBAUD, Barnabooth, 1913, p. 122).
Nous voyons donc que nous disons agir sur nos motions, mais dans ce qui vient dtre prsent sur des motions dj existantes. Toutefois, lmotion elle-mme alors que nous avons vu en commenant que la naturalit et la spontanit taient des caractristiques fondamentales de la version dominante de lmotion peut tre suscite ; il nous arrive ainsi de considrer que nous pouvons nous donner une motion ou de lmotion :
TANT, adv. et nom. Ctait l une heure unique, un des plus vifs et des plus beaux moments quil aurait jamais ; et enrag contre lui-mme, bandait son me tant quil pouvait, pour se donner de lmotion (BOURGES, Crpusc. dieux, 1884, p. 219). MNMOTECHNIE, subst. fm. Jimaginai un guide-ne et toute une mnmotechnie, qui me permettront de retrouver mon caprice les plus subtiles motions que jaurai lhonneur de me donner (BARRS, Homme libre, 1889, p. 58). VACATION, subst. fm. [Nana] stait donn lmotion dune vente, balayant tout, lhtel, les meubles, les bijoux,
jusquaux toilettes et au linge. On citait des chiffres, les cinq vacations produisirent plus de six cent mille francs (ZOLA, Nana, 1880, p. 1471).
Les pratiques damplification, de rduction, ou plus globalement de suscitation de lmotion que nous venons dvoquer continuent souvent de sinscrire dans la perspective dominante de la matrise qui conoit lmotion comme fondamentalement ngative. Cependant, nous trouvons des traces que, sur la
171
base de donnes ethno-historiques prsentes dans les autres chapitres, je considre plus rcente de verbalisations qui mincitent supputer une profonde rhabilitation en cours. Ceci prend notamment la forme explicite dun jeu avec lmotion :
TREMOLO, subst. masc. Les acteurs qui veulent jouer de leur motion sont donc obligs den fabriquer une fausse. Mais les larmes tires par leurs nerfs, les trmolos de leur voix, le tremblement de leurs mains ne trompent pas le public autoris, celui surtout qui lon doit plaire (LIFAR, Trait chorgr., 1952, p. 152). IMPROVISER, verbe trans. Dans certains cas, je suis amen improviser mes propos. Alors, me laissant saisir par une motion calcule, je jette demble lauditoire les ides et les mots qui se pressent dans mon esprit. Mais, souvent, jcris davance le texte et le prononce ensuite sans le lire. DE GAULLE, Mm. guerre, 1959, p. 127.
Enfin, jai dj rappel quel point les notions (parallles) dartificialit et de spontanit sont historiquement devenues centrales dans la construction du concept dmotion. Cet aspect de lmotion est nanmoins en train dvoluer radicalement, comme lillustre lexemple suivant :
ARTIFICIELLEMENT, adv. 3. ... je ne vis vraiment, que si je fuis la vie au sens courant du terme, dans lexaltation ou dans la cration ; et ce qui doit se passer dans les autres moments, cest quexaspr de ne point parvenir vivre autrement, je veux alors, si je puis dire forcer la vie, la susciter fut-ce artificiellement, et lorsque je ne suis pas spontanment tout habit par lmotion sans laquelle je me sens intrieurement mort il marrive de chercher la dclencher tout prix ; ... DU BOS, Journal, 1926, p. 104.
linverse, les verbalisations de lmotion et plus particulirement, par exemple, les mcaniques cordiales et viscrales que nous avons dcrites, correspondent des mtaphorisations qui participent du management motionnel et cela dautant plus que ces mcaniques instaurent un dphasage important entre vcu et explication savante de ce vcu , mettant la disposition des personnes du sens qui leur permet de structurer leur ressenti motionnel grce , et plus ou moins en conformit avec les attentes sociales.
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nest-il pas exagr de considrer cette ignorance ou ce passage sous silence comme un indice significatif de minoration ; secondaires et il sagit l dun corollaire de leur minoration car beaucoup moins dveloppes et moins articules que les versions principales.
IMPRESSION, subst. fm. 3. a) Rare. Aptitude dune personne se laisser porter par ses motions, ressentir avec spontanit les situations o elle se trouve.
PERMABILIT, subst. fm. c) PSYCHOL. Permabilit du moi. Aptitude plus ou moins grande changer dhumeur, dmotion, de comportement (dapr. CARDON-MERMET 1982).
POSIE, subst. fm. 3. 1810 aptitude dune personne ressentir une motion potique (STAL, Allemagne, t. 2, p. 114 : il y a pourtant de la posie dans tous les tres capables daffections vives).
de sensation, de sentiment, de raison, de raisonnements, daffection, damour, damiti, de haine, de passion, de colres, de curiosit, de dlicatesse, de dfiance, de douleur, dennui, denthousiasme, denttement, dhrosme, dhumeur, de jouissance, de peine, de plaisir, de regrets, de superstition, de bonheur, de malheur.
SUSCEPTIBLE, adj. SYNT. Susceptible dactes dintelligence, de la facult de jouir, dhabitudes, de prjugs, dmotion,
Linverse, savoir lincapacit prouver une motion, fait lobjet du mme souci :
INSENSIBILIT, subst. fm. B. tat dune personne dpourvue de sensibilit morale, incapable dmotions, de sentiments, de sympathie.
INSENSIBLE, adj. 2. [En parlant dune pers.] Qui na pas de sensibilit morale, incapable dmotion, de sentiment, de sympathie.
Nous avons vu que lmotion tait lobjet de valeurs et de fortes attentes sociales centres sur la notion de matrise. Il importe donc maintenant de voir, rciproquement, quels rles joue lmotion dans le systme de ces expectations. Si lenjeu des attentes sociales en rapport avec lmotion investit principalement la domination de lmotion ou par lmotion, dans le mme temps il est apparu quallait de concert avec cette matrise en tant quelle est contention et possession de soi une dfinition indirecte des notions de raison et dindividu. Mais si les discours que nous avons tudis relient raison et individualit, ils associeront ncessairement, linverse, les concepts dmotion (ou de vulnrabilit, de sensibilit lmotion) et ce qui peut reprsenter le non-achvement ou la nonperfection du processus dindividuation : de faon synchronique, lindiffrenci, cest-dire le groupe, la foule ou le peuple, et selon une perspective diachronique, linachev, autrement dit lenfant, mais aussi tous ceux pouvant dune manire ou dune autre tre considrs ou tenus comme mineurs : la femme, le sauvage, le colonis, le fou, lanimal, etc.
MOTIF, IVE, adj. Qui est apte, prdispos prouver des motions. Un enfant, un peuple motif ; une
La notion dmotion peut donc aussi tre utilise comme un critre discriminatoire sur la base de laquelle des identits sociales, individuelles ou collectives, peuvent tre construites, ngocies ou imposes. Elle devient en cela lun des modes de construction ordinaires du racisme, du sexisme, de la sgrgation sociale, et de la discrimination animale. Nous allons donc retrouver ici la mobilisation rhtorique de lmotion dont certains aspects ont t abords en conclusion du premier chapitre172.
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Cette motion est populaire car elle est avant tout collective , commune ou gnrale :
MOTION, subst. fm. Au fig. motion collective, populaire. Il ressent une motion, une vibration intrieure qui est un vritable mouvement (Arts et litt., 1935, p. 2808).
AFFOLANT, ANTE, part. prs. et adj. Lmotion rduit la conscience du danger une sorte dhallucination affolante de lobjet dangereux, isol de toutes les chances dy chapper et de toutes les ractions de sauvegarde qui se prsentent un esprit dmotivit normale. Cest ainsi que naissent les paniques motives, individuelles ou collectives. E. MOUNIER, Trait du caractre, 1946, p. 234.
TRAVE, subst. fm. Parfois, sur un sujet brlant [au Parlement], les sentiments schauffaient, une vive motion collective planait au-dessus des traves (DE GAULLE, Mm. guerre, 1959, p. 104). UNANIME, adj. Un coin de notre moi est donc occup par des impressions, des douleurs, des joies qui ne se rapportent pas notre tre propre, et qui sont en nous comme lcho ou le prolongement des motions collectives (ROMAINS ds Revue des potes, 10 sept. 1905, p. 208 ds Cahiers Jules Romains, 3, 1979, p. 71).
ACCESSIBLE, adj. Bien que moins accessible quun autre cette posie sauvage, Orso se sentit bientt atteint par lmotion gnrale. Retir dans un coin obscur de la salle, il pleura... P. MRIME, Colomba, 1840, p. 96.
LARMOIEMENT, subst. masc. Il se haussait, avec des hoquets et un larmoiement dans la voix, jusquau niveau de lmotion gnrale (MOSELLY, Terres lorr., 1907, p. 138).
Car cette motion est fortement caractrise par sa circulation, et plus spcialement non pas selon le modle de lchange (la communication ou le partage mettent davantage en scne des individus) mais selon le schma pathologique (et donc axiologiquement plus ngatif encore) de la contagion173 :
CONSCIENCE, subst. fm. Rem. ,,Dans la psychologie des foules de G. Le Bon, la conscience collective est lunit affective de la foule, ralit ne du rassemblement et de la tension groupale et dterminant les ractions, les conduites, les croyances de la masse qui se comporte comme un vaste corps. Cette conscience aurait pour caractristique dtre incapable de rflexion ou dintelligence et ne comporte que des sentiments et motions collectives, contagieuses et poussant laction immdiate`` (MUCCH. Sc. soc. 1969). FRISSON, subst. masc. C. Au fig. 1. Courant dmotion qui gagne un groupe de personnes, une foule, etc.
En effet, si lmotion est considre comme collective, cest quelle est attribue un groupe, une masse, une foule, un collectif :
AMATEUR, subst. et adj. Madame Formose, en costume de bayadre, vint changer le cours des motions de la foule. Sa poitrine norme tait tasse dans un maillot couleur de chair tout fait provoquant pour les amateurs des beauts importantes. Une jupe de gaze ne servait qu allumer la curiosit des yeux, ... CHAMPFLEURY, Les Bourgeois de Molinchart, 1855, p. 177. MEUTIER, IRE, subst. Et, aprs, quand nous avons t meutiers et bousingots (de cur, si nous ne lavons t de fait), qui nous poussait au dsir de ces luttes et au besoin de ces motions ? SAND, Corresp., t. 2, 1812-76, p. 186.
MOUVOIR, verbe trans. [En parlant dun groupe de pers.] Se mettre en branle, ragir, passer laction, au travail. Le parlement smeut. Le scandale fut tel, que le parquet smut et saisit son livre (ZOLA, Doc. littr., Les Potes contemp., 1881, p. 147). Lopinion smeut et demande des comptes nos simili-potentats, qui seffarent (CLEMENCEAU, Iniquit, 1899, p. 70).
INTENDANT, subst. masc. En 1617, Jacques Olier (...) est nomm intendant de justice Lyon, charge quil occupera pendant sept ans, avec intelligence et fermet (...). Le roi layant envoy, disait-il, pour rendre la justice et empcher les motions qui troublaient la ville , il ntait ni gouverneur ni lieutenant qui pussent lempcher de remplir sa mission... BREMOND, Hist. sent. relig., t. 3, 1921, p. 428.
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DPASSER, verbe trans. Le tumulte de la presse et lmotion de lopinion dpassrent les limites imaginables (DE GAULLE, Mm. guerre, 1954, p. 186).
FEUILLE, subst. fm. 7. ... la suite des troubles de Montsou, une vive motion stait empare des journaux de Paris, toute une polmique violente entre les feuilles officieuses et les feuilles de lopposition, des rcits terrifiants, que lon exploitait surtout contre lInternationale, dont lempire prenait peur, aprs lavoir encourage. ZOLA, Germinal, 1885, p. 1462.
SPECTACULAIRE, adj. A. 1. [En parlant dune chose, dun vnement] Qui frappe la vue, limagination par son caractre remarquable, les motions, les rflexions suscites. vasion, accident, rsultat, technique spectaculaire. Les masses sont
plus sensibles aux vnements spectaculaires quaux arguments. Pearl Harbour les meut plus que mille ditoriaux (MAUROIS, Journal, 1946, p. 219).
PRESTANCE, subst. fm. Lmotion de la salle est si bruyante que le gnral se retourne, dun geste impatient, et la toise, imposant tout coup, par son visage martial, par sa prestance de grand seigneur, par lindiscutable autorit de toute sa personne, un silence, qui, dailleurs, est de courte dure. MARTIN DU G., J. Barois, 1913, p. 382.
PANDRE, verbe trans. Cela [lagitation] ne cessait plus, senflait, recommenait au fond des alles lointaines, parmi le peuple campant sous les arbres, pour spandre et slargir dans lmotion de la tribune impriale, o limpratrice avait applaudi. Nana ! Nana ! Nana ! Le cri montait dans la gloire du soleil, dont la pluie dor battait le vertige de la foule. ZOLA, Nana, 1880, p. 1404.
De faon trs concrte, et pour illustrer le fonctionnement discriminatoire de lmotion, nous pouvons considrer lexemple suivant comme paradigmatique. Ici, lmotion sert de critrion pour construire sur le mode de la distinction ou renouveler cette construction des entits sur une base nationaliste :
CUR, subst. masc. Rem. Dans certains ex., cur prend une valeur pj. et se rapproche plutt du sens de sensiblerie : 48. Il voyait lart allemand tout nu. Tous, les grands et les sots, talaient leurs mes avec une complaisance attendrie. Lmotion dbordait, la noblesse morale ruisselait, le cur se fondait en effusions perdues ; les cluses taient lches la redoutable sensibilit germanique ; elle diluait lnergie des plus forts, elle noyait les faibles sous ses nappes gristres : ctait une inondation ; la pense allemande dormait au fond. R. ROLLAND, Jean-Christophe, La Rvolte, 1907, p. 388.
La diffrenciation en question est alors fortement marque axiologiquement, par lmotion prcisment, les groupes se rpartissant (explicitement ou pas) un jugement ngatif ou positif et donc une identit value de mme selon lmotion qui leur est attribue ou pas. Cest ce mme principe discriminatoire, que ce soit sous la forme dune spcialisation motionnelle ou dun impossible accs au rationnel, que lon rencontre pour dfinir dautres populations :
MOTIF, IVE, adj. Qui est apte, prdispos prouver des motions. Un enfant, un peuple motif ; une
imagination trop motitive. Spontan, motif, ayant le sens artistique inn (...) le Noir est certes intelligent mais aussi peu rationaliste que possible (Figaro, 19-20 janv. 1952, p. 7, col. 2).
Notons bien que la dfinition du primaire condense ici les principales caractristiques de lmotion prsentes ci-dessus : lopposition avec la raison (le rationnel, la pense donc), linconstance et la variabilit, le discours gnrique ou gnralisant ( le primaire) qui absolutise, et naturalise donc ; et enfin, la dynamique associe de faon dominante lmotion, savoir le processus dindividuation (le besoin dunit 174) articul par la notion de contrle et assimil une possession (intellectuelle) de soi. Et cette dfinition, du fait de lexistence dune forte hirarchisation entre motion et raison, rpercute videmment la hirarchisation sur le primaire en question. Cette hirarchisation, et la discrimination ngative qui laccompagne, nempche bien sr pas les phnomnes de retournement du stigmate, comme par exemple, chez L.S. Senghor, la revendication de ce que lmotion est ngre, comme la raison hellne 175. Enfin, et pour conclure sur ce point, il est intressant de sattarder sur le mode ambigu de construction des foules dont il a t question ici. Ce nest en effet pas toujours trs clair si cette foule mue est considre comme une entit, un tre part entire, apprhende dans sa totalit, ou si le groupe est jug comme une somme dindividus mus sur lesquels porte lattention :
ONDE, subst. fm. B. motion, sentiment qui se manifeste par intermittence chez une personne, ou qui se transmet dune personne lautre, dun ensemble de personnes un autre. SYNCOPE, subst. fm. Au fig. Trs vive motion. Il est difficile dexpliquer pourquoi Mlle Arletty provoque, dans le public, une
espce de syncope ininterrompue de rire et dmotion. Sans doute, est-ce le mme phnomne qui me remue lorsque Mlle Mistinguett, en guenilles, loin des perles et des plumes dautruche, avec un gros chien prs delle (...) chante ses complaintes dune voix poignante (COCTEAU, Foyer artistes, 1947, p. 132).
La notion de public largement (et diversement) associe lmotion renvoie en cela un champ plus ou moins dfini, celui de la sphre politique o individus et collectifs sont prcisment en construction. Les diffrents emplois de cette notion font de plus se croiser avec la sphre du politique les champs lexicaux artistico-spectaculaire176 :
174 Le besoin dactualit pos en contraste dun besoin dunit peut sans doute tre rapproch du principe vital associ lmotion dans lune de ses versions secondaires et positives tel que nous ltudierons plus loin (pages 372-376). 175 SENGHOR Lopold Sdar, Libert I, Ngritude et humanisme, Paris, Le Seuil, 1964, p. 24. 176
Nous reviendrons plus en dtails, ci-dessous, sur les relations qui peuvent tre tablies entre lmotion, lart et le spectacle (cf. pages 380-396, et plus spcifiquement page 394 et suivante).
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FRMISSEMENT, subst. masc. Le public de Paris, dont lempressement, lmotion, lintelligent frmissement aux intentions les plus furtives, viennent une fois encore de rassurer les potes (ROSTAND, Samaritaine, 1897, p. 7). CARTON, subst. masc. Lmotion, la rancune du public rendaient rels ces crimes de carton (S. 1954, p. 363).
DE BEAUVOIR,
Les Mandarins,
COLIQUE1, subst. fm. Il y a une grande motion dans le respectable public au sujet de la loi quon va faire voter sur le service militaire et cette nation est devenue si peu belliqueuse quelle en a dj la colique. MRIME, Lettres Viollet-le-Duc, 1870, p. 149. HUMEUR, subst. fm. Je suis au fond Girondin et rpublicain par instinct ; jai lhumeur populaire, et chaque motion publique le vieux levain se remue en moi (SAINTE-BEUVE, Cahiers, 1869, p. 84).
Si nous avons avanc plus haut que lmotion pouvait tre mobilise pour construire des collectifs, loppos, mais toujours de faon discriminatoire, lmotion peut galement tre ce qui singularise :
ENVERS2, subst. masc., LENVERS, loc. adv. c) loppos du sens commun. Il prouvait ses motions lenvers, au contraire des autres (JOUHANDEAU, M. Godeau, 1926, p. 128).
Nous avons parl de lmotion comme dun entre-deux psychologico-corporel ; nous pouvons galement soutenir, avant den proposer dautres formes, que cet entre-deux structure larticulation entre individu et collectif.
en question nest pas entirement accompli. Si lon sattend, suivant la logique de ce type de raisonnement ce que lenfant entre dans cette catgorie, la figure la plus reprsentative, parce que sans doute la plus problmatique ou la plus contestable (dun point de vue interne ce raisonnement), est la femme :
PARTOUT, adv. [Les femmes] sont toujours et partout avides dmotion (STENDHAL, Amour, 1822, p. 20). FMINIT, subst. fm. Le dvoilement dmotions dlicates et de pudeurs raffines, enfin, toute linconnue fminilit du trfond de la femme (...) voil ce que je demande (E. DE GONCOURT, Faustin, 1882, p. 111).
TENDREMENT, adv. Rarement lmotion et lexpression de Beethoven ont t dune grce aussi fluide, souple, discrte, tendrement fminine. Lesprit semble jouer avec ses rminiscences, il les savoure amoureusement (ROLLAND, Beethoven, t. 1, 1937, p. 118).
BAPTME, subst. masc. Il [Bertin] avait aim une femme (...). Par elle il avait reu ce baptme qui rvle lhomme le monde mystrieux des motions et des tendresses. Elle avait ouvert son cur (...). Un autre amour entrait, malgr lui, par cette brche ! MAUPASSANT, Fort comme la mort, 1889, p. 293.
Bien plus, lmotion est frquemment prsente notons quil sagit dune ngociation ou dune tentative de ngociation comme une caractristique de la psych fminine ou, dune faon plus diffuse, de la sphre fminine. La diffrenciation entre lhomme et la femme dfinis, notamment, dans notre contexte socioculturel par le recours des opposs rationalo-affectifs, public-priv, etc. est un processus et non une donne qui appartiendrait lessence des tres. Lmotion sert donc aussi dfinir le gender des individus, leur attribuer un sexe (i.e. dans notre socio-culture, les rpartir entre masculin ou fminin, entre homme ou femme). Ce processus peut tre compar celui propos par G. Bateson177, la schismogense complmentaire , processus qui construit, dans le mme mouvement de tension, les ples de la diffrence, et leur identit respective, chacun de ces ples se constituant, par contraste, en rfrence lautre. Cette ngociation de lmotion (comme rattache au fminin) est ds lors autant, il est important de le noter, celle du fminin (comme associ lmotion) :
FEMME, subst. fm. 3. [Au plan de laffectivit, de lmotivit] Il y a dans la femme une rserve plus grande dmotion et deffervescence disponible (GRACQ, Syrtes, 1951, p. 312). [] [P. rf. lmotivit, la sensibilit gn. prtes la femme ; en position dattribut] tre,
(re)devenir femme. Dans les motions de cette journe, la religieuse tait redevenue femme. Elle avait pleur, et elle tremblait (HUGO, Misr., t. 1, 1862, p. 359).
ACTE1, subst. masc. Cette motivit, qui apparat comme le pivot de la structure psychique fminine, est la plus solidement tablie de toutes les constantes. Lhomme au contraire, considre lmotion comme un corps tranger liminer par un acte-rponse... E. MOUNIER, Trait du caractre, 1946, p. 156.
177
Cf. BATESON Gregory, La Crmonie du Naven, traduit par Jean-Paul Latouche et Nimet Safouan (d. orig. : 1936), Paris, d. de Minuit, 1971, pp. 188 sqq.
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Les citations qui prcdent sont directement significatives, mais lassociation de la femme et de lmotion prend parfois dans le corpus des formes moins explicites, comme lorsque cest au travers des exemples ou des illustrations quelle est construite :
AFFOLER1, verbe. Elle tait plus femme quelle ne le croyait, cette chtive crature, en essayant de concilier les exigences de la religion avec les vivaces motions de vanit, avec les semblants de plaisir dont saffolent les Parisiennes. H. DE BALZAC, La Duchesse de Langeais, 1834, pp. 265-266.
CHOC, subst. masc. a) motion violente et inattendue pouvant provoquer de grandes perturbations physiques et psychiques chez lindividu. Labb annona le malheur sa mre. (...) Berthe Sennevilliers reut le choc avec passivit (VAN DER MEERSCH, Invasion 14, 1935, p. 40) : 15. La sensibilit fminine (...) est en rapport troit avec les organes mmes de la femme, et un grand choc nerveux suffit provoquer un dsquilibre dont le corps tout entier se ressent. DANIEL-ROPS, Mort, o est ta victoire ? 1934, p. 499. POTISER, verbe Potisable, adj., rare [En parlant dune pers., dun attribut de cette pers.] Que lon peut rendre sensible la posie, susceptible de ressentir des motions potiques. La posie ne paraissait pas tre le fort des
demoiselles aux yeux charbonns (...) son choix sarrte sur une jeune dbutante qui paraissait pauvre et timide, et dont le regard triste semblait annoncer une nature assez facilement potisable (MAUPASS., Contes et nouv., t. 1, Dimanches bourg. Paris, 1880, p. 322).
vivant, que, pareil ces femmes sensibles et dsuvres qui envoient, dit-on, par la poste leurs confidences des amis imaginaires, volontiers je ncrirais que pour les morts (BAUDEL., Paradis artif., 1860, p. 346).
SENSIBLE, adj. Qui est capable de ressentir profondment des motions et des sentiments ; qui est dou dune vie affective intense. Synon. motif. me sensible. Jai, quant moi, si peu de got pour le monde
Cette spcificit fminine sarticule expressment autour de deux ples, dune part une incapacit rationnelle et dautre part une absence de contrle (suivant les mtaphores de lemportement ou du dbordement) et nous avons montr plus haut en quoi cette incapacit et cette absence sont relies par un rapport dquivalence178 :
VIBRER, verbe tre troubl par une motion trs vive (lenthousiasme, la peur, etc.) qui peut se manifester par un phnomne physique (tremblement du corps, de la voix). Esclave plaindre ou tyran mpriser,
la femme vibre tout, ne raisonne rien, inconsciente dans la sublimit et dans la boue, elle reste ternellement rfractaire lide (PLADAN, Vice supr., 1884, p. 201).
EMPORTEMENT, subst. masc. Ce furent de petits cris, de petits sauts, tout un emportement de femme dborde par une motion vive (ZOLA, Nana, 1880, p. 1233).
Ce strotype dincapacit rationnelle et dabsence de contrle fminines peut galement tre confirm, ou du moins consolid, par dngation comme dans lextrait suivant qui ne mentionne pas explicitement lmotion mais plutt ses contraires (la dcision , l intelligence , le sang-froid ) :
178
Par ailleurs, jai avanc ci-dessus que lassociation entre la femme et lmotion devait tre mise sous le signe de la minorit rationnelle et je lai rapproche en cela de lenfant. Celui-ci est en effet lui aussi associ lmotion, en particulier de faon trs marque, sur le mode de la prdisposition (qui fait cho au caractre naturel attribu lmotion) :
MOTIF, IVE, adj. Qui est apte, prdispos prouver des motions. Un enfant, un peuple motif ; une imagination
trop motitive.
Mais le lien entre la femme et lenfant ne se rsume pas une minorit rationnelle (transpose ou non sur le plan juridique ou politique) ; le rapport maternel (contrairement au lien paternel) semble aussi tre considr comme un vecteur de lmotion :
CATASTROPHE, subst. fm. On connat aujourdhui limportance dcisive, pour lquilibre affectif, des chocs de la petite enfance, et mme des motions prpubrales, ressenties par lentremise de la mre. Il sagit donc dviter que ne tournent en catastrophe le choc natal, le choc de sevrage, le choc des premires rvlations sexuelles, le choc du premier contact social. MOUNIER, Trait du caractre, 1946, p. 242. PORTER1, verbe Les motions de la mre pendant la grossesse navaient pas t sans influer sur lenfant quelle portait en elle (BOURGET, Actes suivent, 1926, p. 83).
Enfin, rappelons que dautres formes de la minorit rationnelle coexistent ct de la femme ou lenfant, et sur le mme mode de construction : il sagit du fou, de lalin ou de lanimal, et nous avons vu plus haut comment la folie et lanimalit pouvaient tre considres comme des quivalents de lmotion179.
179 180
Cf. ci-dessus ce qui a t prsent ces sujets, respectivement pages 315 et pages 265 et suivantes.
Les travaux sur les motions positives sont rests trs rares malgr, par exemple, AVERILL James R., On the paucity of positive emotions , pp. 7-45, in BLANKSTEIN Kirk .R., PLINER Patricia et POLIVY Janet (ds), Assessment and modification of emotional behavior, New York, Plenum Press, 1980. De plus, aucune tude, ma connaissance, na spcifiquement port sur cette positivit de lmotion.
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elles nous allons voir quelle sous-tend les autres, et que nous pouvons donc considrer quelles en drivent plus ou moins est la considration et la mobilisation de lmotion comme un critre dhumanit.
Cf. AVERILL James R., The Social Construction of Emotion: With Special Reference to Love , pp. 89-109, in GERGEN Kenneth J. et DAVIS Keith E. (ds), The Social Construction of the Person, New York, Springer-Verlag, 1985, p. 89. 182 FINNEY Jack, The Body Snatchers, New York, Dell, 1955, sur la base dune nouvelle (The Body Snatchers) du mme auteur publie en feuilleton dans le magazine de science fiction Colliers (CrowellCollier Pub.) en novembre et dcembre 1954. Depuis sa parution, le livre a fait lobjet de trois adaptations cinmatographiques (en 1956, 1978 et 1993). 183 Equilibrium, crit et ralis par Kurt Wimmer, sorti aux tats-Unis en 2002, avec Christian Bale, Emily Watson, Taye Diggs, Sean Bean.
181
DE GONCOURT,
Manette
FORMEL, ELLE, adj. ... cela seul vaut la peine dtre imagin, qui atteint par le marbre, la couleur ou la phrase, une des profondeurs de lmotion humaine, et (...) la beaut formelle nest quune matire indcise, susceptible dtre toujours, par lexpression de la douleur ou de la joie, transfigure. LOUS, Aphrodite, 1896, p. 228.
LOCALEMENT, adv. ... quelques jours plus tard, le 8 septembre, il [Van Gogh] sexclame : Jai cherch exprimer avec le rouge et le vert les terribles passions humaines . Et il prcise : Cest une couleur alors pas localement vraie au point de vue raliste du trompe-lil, mais une couleur suggestive dune motion quelconque, dardeur de temprament [lettre de Van Gogh son frre Tho (1888)]. HUYGHE, Dialog. avec visible, 1955, p. 276.
Et linverse, labsence dmotion est considre comme inhumaine, cest--dire que celui ou ce qui est sans motion est assimil au nullement humain :
MOTION, subst. fm. Cest un visage dur, sans motion, un visage politique et nullement humain (DU 1859, p. 70).
CAMP,
Hollande,
Ds lors, il importe de comprendre en quoi consiste cette inhumanit telle quelle transparat dans le corpus tudi. Cette perte de lhumanit semble dune part correspondre une forme de froideur (ou dabsence de chaleur) et/ou de scheresse :
FROID, FROIDE, adj. et subst. masc. P. ext. Qui manque totalement de sensibilit, dhumanit. Une froide barbarie. De froides
atrocits (Ac.). Les dispositions de bataille se concertaient avec la plus froide et la plus inhumaine circonspection (ARNOUX, Algorithme, 1948, p. 291). Le mensonge, le froid calcul, linsensibilit du cur vous pient de leurs cachettes (MILOSZ, Amour. initiation, 1910, p. 243). [] En partic. [En parlant dune uvre dart ou dun artiste considr du point de vue de son uvre] Qui nmeut pas, qui manque de vie ou dclat. Orateur, style froid. Mais que les mots sont froids pour peindre les motions ! (DELACROIX, Journal, 1823, p. 31). Adrien Van der Werf, par sa peinture froide et polie, (...) tmoigne que les Hollandais ont oubli leurs gots natifs (TAINE, Philos. art, t. 2, 1865, p. 81). une froide et sche posie prtentions scientifiques et philosophiques succda soudain une admirable posie dinspiration profondment humaine (LARBAUD, Vice impuni, p. 240).
Nous retrouvons donc ici certaines des caractristiques opposes celles de lmotion : nous avons vu plus haut quelle tait fondamentalement construite comme chaude et humide . Paralllement, il est possible ici dtablir un lien
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avec la duret pouvant tre rapproche de celle de la scheresse et de la glace auxquelles, comme nous lavons vu plus haut, lmotion est traditionnellement oppose. Nous avions aussi montr plus tt que lmotion tait associe lide de douceur et de tendresse ou de tendret ; il apparat ici corrlativement que labsence dmotion ou linsensibilit dont nous venons de voir quelles pouvaient tre prises pour le signe dune inhumanit sont associes la duret (par exemple, de faon image, celle de la pierre ou du fer) :
INSENSIBLE, adj. 2. [En parlant dune pers.] Qui na pas de sensibilit morale, incapable dmotion, de sentiment, de sympathie. Le bourgeois (...), insensible comme un huissier quand il sagit de son droit, et donnant du mouron frais aux oiseaux ou des artes de poisson son chat (BALZAC, C. Birotteau, 1837, p. 107). MOUVOIR, verbe trans. mouvoir les pierres. [P. allus. Orphe, en parlant de qqn qui a le pouvoir de toucher ce qui est rput insensible].
PIERRE, subst. fm. Au fig. De pierre. Dur, insensible. Coeur, visage de pierre. CUR, subst. masc. D. [Le cur comme foyer ou rceptacle de la vie affective] 1. Centre de rsonance de la sensibilit aux phnomnes extrieurs, de la disposition y rpondre par des motions diverses (joie, peine, colre, etc.) : 44. Tous ces hommes de fer, tous ces preux invincibles portaient dans leur poitrine un cur tendre et naf comme celui des enfans. On ne leur avait point encore appris fltrir linnocence naturelle de leurs sentimens, ou en rougir. Ils navaient point encore dessch et glac dans leurs mes la source des motions simples, pures et fortes, de cette rose divine qui fconde et embellit la vie. MONTALEMBERT, Hist. de Ste lisabeth de Hongrie, 1836, p. 72.
Ce qui prcde nous permet maintenant de comprendre sous un nouveau jour certaines caractristiques attribues lmotion que nous avions dj rencontres sans pouvoir alors les inscrire de faon satisfaisante dans un systme complet de relations, savoir lune des dynamiques tudies plus haut : le fonctionnement de lmotion sur le mode du contact, et en particulier la douceur et la tendresse184.
MOUVANT, ANTE, part. prs. et adj. [P. rf. une motion tendre, sentimentale ou esthtique] Qui touche la sensibilit profonde cratrice de bonheur ; touchant. mouvante nudit ; heure mouvante ; un paysage mouvant ;
harmonies mouvantes. Ivresse caresser les seins durs, les ventres troits, les genoux mouvants des femmes (FAURE, Hist. art, 1914, p. 401). Ils marchaient dans la beaut mouvante du jour (LA VARENDE, Indulg. pln., 1951, p. 194).
MOUVOIR, verbe trans. 2. [En parlant dune motion plus diffuse, vcue au niveau des sensations] Attendrir, troubler. mouvoir les sens ; mouvoir les entrailles. Au printemps la campagne meut la chair (MAUPASS., Contes et nouv., En voyage, 1883, p. 325). [] 3. [En parlant dune motion vcue sur le mode affectif, sentimental] Plaire, toucher. mouvoir le cur de qqn, les juges ; tre mu de compassion, par le spectacle de la misre. Tout cela, qui vous meut et vous charme et vous prend le cur (MIRBEAU, Journal femme ch. 1900, p. 345).
184
MOUSSER1, verbe trans. Emploi pronom. Devenir moins acr. Douleur, chagrin qui smousse. Mes motions de nophyte ne staient pas mousses (BEAUVOIR, Mmoires j. fille, 1958, p. 68).
Lhumanit qui nous intresse ici peut donc se comprendre comme une capacit louverture, la tendresse qui sous-entendent une possibilit de rondeur, de souplesse, de mallabilit qui sopposent la duret inhumaine. Apparat ainsi un schma (sociolinguistiquement fonctionnel) de linhumain ou du potentiellementhumain, celle dune entit ferme suivant limage de la forteresse pour reprendre les mtaphores poliorctiques ou du moins guerrires reprsentant la personne et susceptible de souvrir ou de se laisser pntrer.
ATTENDRIR, verbe trans. [] Domaine de laffectivit. 1. [Le compl. dobj. dir. dsigne une pers. ou un inanim abstr. tel que le cur, lme] Susciter une motion, rendre accessible ou plus accessible des sentiments de tendresse, de compassion, de piti : 5. Je ne suis pas Mahomet : je ne lui demande pas de croire moi ; mais son art au moins... son art, mon ami ! Elle lexerce comme une jolie femme, rien de plus. La musique ? Elle joue du piano, et cest tout. Rien qui la remue, qui la touche, qui lmeuve, qui lattendrisse, qui dsarme seulement son caractre. E. et J. DE GONCOURT, Charles Demailly, 1860, p. 301. BAPTME, subst. masc. Il [Bertin] avait aim une femme (...). Par elle il avait reu ce baptme qui rvle lhomme le monde mystrieux des motions et des tendresses. Elle avait ouvert son cur (...). Un autre amour entrait, malgr lui, par cette brche ! MAUPASSANT, Fort comme la mort, 1889, p. 293.
Cette ouverture, qui permet la circulation de lmotion, condition sine qua non de lhumanit de la personne donc, devient valorise ici. Et a contrario, lindiffrence aux motions des autres se rvle dangereuse :
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INDIFFRENCE, subst. fm. 6. ... le plus dangereux effet de lpuisement qui gagnait, peu peu, tous ceux qui continuaient cette lutte contre le flau, ntait pas dans cette indiffrence aux vnements extrieurs et aux motions des autres, mais dans la ngligence o ils se laissaient aller. CAMUS, Peste, 1947, p. 1374.
Prcisment, le danger que reprsente labsence dmotion ou plus exactement lincapacit daccder lmotion consiste en une perte de lhumanit de la personne, cest--dire une remise en cause de sa participation la communaut humaine. Javanais un peu plus haut185 que lmotion pouvait tre considre non pas tant comme individuelle ni, loppos, comme collective, mais comme lun des modes articulatoires de lindividuel et du collectif, ce grce quoi notre socit pose le problme de limpossible rsorption de lopposition et construite comme telle entre lindividuel et le collectif. Lmotion se montre dsormais tout la fois comme lune des conditions du concours et de lappartenance dune personne la collectivit humaine et ce qui, par ce partage motionnel, lidentifie comme humaine.
Notons au passage que la runion ci-dessus du principe de vie, de sant et dmotion contraste radicalement avec la mtaphore pathologique, autrement dit avec lassociation de lmotion et de la maladie telle que nous lavions rencontre dans la version ngative dominante de lmotion.
FROID, FROIDE, adj. et subst. masc. En partic. [En parlant dune uvre dart ou dun artiste considr du point de vue de son uvre] Qui nmeut pas, qui manque de vie ou dclat. Orateur, style froid. Mais que les mots sont froids pour peindre les motions ! (DELACROIX, Journal, 1823, p. 31). ARTIFICIELLEMENT, adv. 3. ... je ne vis vraiment, que si je fuis la vie au sens courant du terme, dans lexaltation ou dans la cration ; et ce qui doit se passer dans les autres moments, cest quexaspr de ne point parvenir vivre autrement, je veux alors, si je puis dire forcer la vie, la susciter fut-ce artificiellement, et lorsque je ne suis pas spontanment tout habit par lmotion sans laquelle je me sens intrieurement mort il marrive de chercher la dclencher tout prix ; ... DU BOS, Journal, 1926, p. 104.
185
La vie voque ici renvoie assurment lagitation et au mouvement qui, comme nous lavons vu plus haut186, symbolisent et caractrisent lmotion. Mais ce mouvement, ce principe moteur, nest plus ici de lordre de la perturbation ni de la dsorganisation ; il ne sagit plus dun processus destructeur, mais bien au contraire dune dynamique de dveloppement, damplification.
CUR, subst. masc. D. [Le cur comme foyer ou rceptacle de la vie affective] 1. Centre de rsonance de la sensibilit aux phnomnes extrieurs, de la disposition y rpondre par des motions diverses (joie, peine, colre, etc.) : 44. Tous ces hommes de fer, tous ces preux invincibles portaient dans leur poitrine un cur tendre et naf comme celui des enfans. On ne leur avait point encore appris fltrir linnocence naturelle de leurs sentimens, ou en rougir. Ils navaient point encore dessch et glac dans leurs mes la source des motions simples, pures et fortes, de cette rose divine qui fconde et embellit la vie. MONTALEMBERT, Hist. de Ste lisabeth de Hongrie, 1836, p. 72.
Lmotion devient associe un principe gnrateur positif, qui fconde et embellit la vie , qui vitalise. Et la vie prend la forme dune animation que suscite lmotion, ou dans dautres termes, une excitation quelle assure.
FRMISSEMENT, subst. masc. Au fig. Vie, motion qui semble animer une uvre dart. RCHAUFFER, verbe trans. Et alors, des profondeurs de son tre (...), monta un sentiment nouveau, bizarre, qui ntait plus seulement de curiosit froide et damour-propre, mais qui ladoucissait, qui le rchauffait inexplicablement et lanimait dune motion dadolescent. ROY, Bonheur occas., 1945, p. 45.
ANIMER, verbe trans. [Ce qui anime est une motion, un sentiment, etc.] Agiter. PALPITANT, -ANTE, part. prs. et adj. [En parlant (dune autre partie) du corps] Qui est anim de mouvements rapidement rythms ou dsordonns, sous leffet dune motion. VIBRER, verbe [Le suj. dsigne un timbre de voix] Trembler, tre anim dun lger vibrato, sous le coup dune motion, dun sentiment violent.
AMANT, ANTE, subst. Son dmon trs lucide lui commande daimer ; mais aimer, cest pour lui : tirer de lamour tout ce que lamour peut offrir lesprit, tout ce que la volupt personnelle, les motions et les nergies intimes quelle excite, peuvent enfin livrer la facult de comprendre, au dsir suprieur de sdifier... P. VALRY, Varit 4, 1938, p. 107. EXCITANT, ANTE, part. prs., adj. et subst. SYNT. Action, cause excitante ; aliment, rgime excitant ; motion, musique excitante.
EXCITER, verbe trans. Morel navait pas besoin de sexciter lmotion (FLAUB., 1re duc. sentim., 1845, p. 186).
186
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HARNAIS, HARNOIS, subst. masc. Au fig. Schauffer dans (sous) son harnois. Sexciter ; ,,parler de quelque chose avec beaucoup de vhmence et dmotion`` (J.-F. ROLLAND, Dict. du mauvais lang., 1813, p. 74).
PLAT1, PLATE, adj., adv. et subst. masc. La conversation de Charles tait plate comme un trottoir de rue, et les ides de tout le monde y dfilaient, dans leur costume ordinaire, sans exciter dmotion, de rire ou de rverie (FLAUB., Mme Bovary, t. 1, 1857, p. 46).
De sorte que la vie dont il est question ici est aussi ce qui met en mouvement. Nous avions signal plus haut187 les rapports qui mettaient en correspondance les oppositions entre motion chaude et motion froide dune part, et motion positive et motion ngative dautre part. Et nous avions fait lhypothse, dont nous avons maintenant la confirmation, que ces rapports taient tablis sur la base des jugements positifs ou ngatifs ports sur lagitation, ou de lincapacit de mouvement188. Lmotion est ce qui donne vie et en loccurrence, vie doit sentendre fondamentalement comme vie intellectuelle. Nous sommes donc face un paradoxe : il semble que nous construisions la raison et lmotion en rapport dopposition, mais paralllement cette dernire comme ce qui anime un intellect (de lui-mme inanim, inerte), comme ce qui, en quelque sorte, tient lieu de moteur et ainsi de condition ncessaire.
VIVIFIANT, -ANTE, part. prs. et adj. En partic. Qui stimule, accrot la vitalit de lesprit. Atmosphre, motion, influence vivifiante. Quand les choses en sont arrives ce point, le talent, le gnie mme, qui se fourvoient dans ces milieux, ny peuvent apporter aucun lment vivifiant et subissent, les premiers, la tyrannie des mdiocrits satisfaites (VIOLLET-LE-DUC, Archit., 1872, p. 165). VITALISER, verbe trans. B. Au fig. Animer, donner vie une ralit abstraite. Cest elle [lmotion] qui pousse
lintelligence en avant, malgr les obstacles. Cest elle surtout qui vivifie, ou plutt qui vitalise, les lments intellectuels avec lesquels elle fera corps (BERGSON, Deux sources, 1932, p. 43).
Il est dailleurs notable que lpithte qui accompagne le plus frquemment motion dans le TLFi est sans aucun doute ladjectif vive, au point que lon peut parler de collocation, voire sans doute de quasi lexicalisation.
ADORER, verbe trans. Es-tu ici pour y entrer avec moi ? En entendant ces paroles si tendres, mais auxquelles la constante pense de Dieu mle tant dinnocence, Malek Adhel, enivr dune flicit inconnue, sabandonne sans contrainte aux vives et profondes motions qui lagitent ; genoux devant Mathilde, il la contemple et ladore, il ne voit quelle, il a oubli toute autre pense : cest un de ces momens dextase o on devine le ciel... Mme COTTIN, Mathilde, t. 5, 1805, p. 273.
187 188
Cf. ci-dessus, note 108 page 293. Cf. supra, pages 296-316.
IMPRGNER, verbe trans. Je suis imprgn dmotions trop vives (...), trop bien inscrites en moi-mme, pour dsirer les reproduire (CHARDONNE, va, 1930, p. 95).
LIRE1, verbe trans. ... moi aussi [dit Beethoven], jaime la musique ; mais, vous vous en tes aperus, je suis sourd au point de nentendre aucun son. Permettez-moi de lire cette musique qui vous fait prouver une si vive et si douce motion. KARR, Sous tilleuls, 1832, p. 281. MLODRAME, subst. masc. Le besoin des motions vives est la source des plus grands plaisirs causs par les Beaux-Arts, il ne faut pas en conclure quon doive changer les tragdies en mlodrames, ni les comdies en farces des boulevards (STAL, Allemagne, t. 3, 1810, p. 193).
MUET, -ETTE, adj. Lautre, que les vives motions rendaient muet, subit tout congestionn (...) la remontrance de son ami (BREMOND, Hist. sent. relig., t. 4, 1920, p. 73). SURVALUER, verbe trans. La survaluation des fins affectives, qui forme la trame de toute passion, est (...) la source intarissable dmotions toujours nouvelles et toujours plus vives (J. VUILLEMIN, Essai signif. mort, 1949, p. 216). VIF, VIVE, adj. et subst. masc. [En parlant dun sentiment, dune motion] Qui affecte profondment la sensibilit de quelquun. Vif
attachement ; vive affection, amiti, ardeur ; joie vive ; vif besoin, dsir ; vive douleur, reconnaissance, satisfaction ; vives inquitudes ; porter un vif intrt .
De faon assez trange dailleurs, lentre VIF, VIVE, adj. et subst. masc. du TLFi nindique pas les tournures motion(s) vive(s) ou vive(s) motion(s) comme des syntagmes frquents. Pourtant les deux expressions se retrouvent trs souvent. Toutefois, dans le TLFi, cest plus encore dans ce que lon pourrait appeler le mta-
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discours, cest--dire les dfinitions, explications et remarques, que ces syntagmes sont prsents189, sur le mme mode que :
ALTRATION1, subst. fm. 2. Usuel. Modification immdiatement perceptible des traits, de la voix dune pers., sous leffet dune motion vive. BLEU, BLEUE, adj. et subst. masc. P. mton., fam. [Sappliquant aux motions elles-mmes] Faire une peur bleue qqn (ZOLA, La Bte humaine, 1890, p. 14). Une colre bleue abs. en voir de bleues. Passer par de vives motions.
MOURANT, -ANTE, part. prs., adj. et subst. P. hyperb. Qui est vivement affect par une sensation, une motion. TRANSPORTER, verbe trans. II. Transporter qqn (vieilli ou littr.) A. [Avec un compl. second. introd. par de dsignant une motion, un sentiment] Agiter dun sentiment violent, mouvoir vivement, mettre hors de soi.
Nous retrouvons ainsi motion vive et vive motion , et avec une frquence plus importante de ladjectif postpos, dans les entres : ALTRER1, verbe trans., BLASER, verbe trans., MOUVANT, ANTE, part. prs. et adj., EXCLAMATION, subst. fm., FRMISSEMENT, subst. masc., FRISSON, subst. masc., FRISSONNER, verbe intrans., JOIE, subst. fm., MUET, -ETTE, adj., PM, -E, part. pass et adj., PMER, verbe intrans. ; PMER (SE), verbe pronom., PANTELANT, -ANTE, part. prs. et adj., PATHTIQUE, adj. et subst. masc., POIGNANT, -ANTE, part. prs. et adj., SAISISSEMENT, subst. masc., TRESSAILLANT, -ANTE, part. prs. et adj., TRESSAILLEMENT, subst. masc., TRESSAILLIR, verbe intrans., TRESSAUTEMENT, subst. masc., TRESSAUTER, verbe intrans., TRIFOUILLER, verbe, et VIBRER, verbe, pour motion vive . Le syntagme vive motion , lui, est employ dans le mtadiscours des entres : BEAU, BEL, BELLE, adj. et subst., COLRE, subst. fm., COMMOTION, subst. fm., CONVULSIF, IVE, adj., DRAMATIQUE, adj., BRANLEMENT, subst. masc., MOTION, subst. fm., MOTIONNANT, ANTE, part. prs. et adj., MOTIONNER, verbe trans., EMPOIGNER, verbe trans., PERDU, UE, part. pass et adj., FROID, FROIDE, adj. et subst. masc., GRIS1, GRISE, adj. et subst., HALETANT, -ANTE, part. prs. et adj., HALTEMENT, subst. masc., PALPITANT, -ANTE, part. prs. et adj., PALPITATION, subst. fm., PANTELANT, -ANTE, part. prs. et adj., PANTELER, verbe intrans., POURPRE1, subst. fm., POURPRE2, subst. masc., REGARD, subst. masc., RETENTIR, verbe intrans., ROUGE, adj., adv. et subst., ROUGEUR, subst. fm., ROUGIR, verbe, ROUGISSANT, -ANTE, part. prs. et adj., SOUFFLE, subst. masc., SOUPIR, subst. masc., STRANGULATION, subst. fm., SUE, subst. fm., SUFFOCANT, -ANTE, adj., SUFFOQUER, verbe, SYNCOPE, subst. fm., TRANSPORT, subst. masc., TRAVE, subst. fm., TRESSAILLIR, verbe intrans., VERMEIL, -EILLE, adj. et subst., VERMILLON, subst. masc., VIBRANT, -ANTE, adj., VIBRATION, subst. fm., et VIOLET, -ETTE, adj. et subst. masc.
189
silence, temps, univers intrieur; action, agitation, angoisse, beaut, certitude, colre, motion, existence, flamme, force, grce, harmonie, joie, jubilation, libert, loi, misre, ncessit, parole, rvolte, richesse, satisfaction, tempte intrieure.
Nous appuyant sur les qualits euphoriques de lmotion190, sur son association la chaleur191 et sur le principe vital qui vient dtre mis en vidence, nous pouvons avancer que cette richesse intrieure est celle de lme ou du cur, cest--dire sans doute autant celle de possder un cur ou une me que la richesse dmotion contenue dans ce cur ou cette me (distinction dailleurs trs souvent annule par les usages mtonymiques de limage).
DANSER, verbe. Mais si lon ne peut la dire [la richesse dmotion] on peut la crier, on peut la chanter; et quand le son devient insuffisant on peut la danser (LIFAR, Danse, 1938, p. 29). ME, subst. fm. Dans le domaine de lexpression orale, musicale. Chanter, jouer, parler, lire avec me. Avec beaucoup de sentiment, avec une puissance dmotion qui rvle une sensibilit dlicate.
De plus, cette richesse de lme ou du cur est une noblesse ; elle fait leur noblesse :
EXALTATION, subst. fm. a) Domaine thique, relig. Action dinspirer quelquun des sentiments levs, nobles, de le porter un trs haut degr dmotion spirituelle ; rsultat de cette action. Exaltation mystique, religieuse.
Mais lmotion peut aussi tre elle-mme noble ou du moins associe la noblesse de lme ou du cur :
APPTIT, subst. masc. Dans le domaine des faits, Platon avait bauch une classification des oprations mentales, qui distinguait lintelligence, les motions nobles et les apptits infrieurs ; la classification dAristote, sans se librer des proccupations ontologiques, apparat plus mthodique en dfinissant quatre fonctions de lme : nutritive, sensitive, motrice, intellectuelle. Hist. de la science, 1957, p. 1630. CUR, subst. masc. Il voyait lart allemand tout nu. Tous, les grands et les sots, talaient leurs mes avec une complaisance attendrie. Lmotion dbordait, la noblesse morale ruisselait, le cur se fondait en effusions perdues ; les cluses taient lches la redoutable sensibilit germanique ; elle diluait lnergie des plus forts, elle noyait les faibles sous ses nappes gristres : ctait une inondation ; la pense allemande dormait au fond. R. ROLLAND, Jean-Christophe, La Rvolte, 1907, p. 388.
190 191
Cf. ci-dessus, pages 215 et suivante. Cf. plus haut, pages 273-277.
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378
ASSOUVI, IE, part. pass et adj. ... il slve, du fond de toute crature ne pour la noblesse et qui a msus de ses sens, de douloureux et troublants appels vers une motion sentimentale qui fuit toujours : dans la brute assouvie un ange se rveille... P. BOURGET, Essais de psychol. contemp., 1883, p. 14.
La noblesse nest toutefois que lun des aspects de la richesse en question. Lmotion annonce aussi ce qui importe, cest--dire lintrt quelle provoque ou qui la suscite ; plus radicalement (mais selon la mme entre) pourrait mme tre gale une raison de vivre (renvoyant ainsi mais dune autre faon au principe vital voqu linstant).
SPECTATEUR, -TRICE, subst. b) P. anal. Personne qui assiste une action qui reproduit les formes, les conditions dun spectacle par lmotion, lintrt quelle suscite. RISQUE, subst. masc. 2. Il est vraisemblable quun nombre de joueurs plus ou moins important jouent tout en ayant une connaissance objective des probabilits (...). Cela peut sexpliquer dabord par le got du vertige : lintrt de la partie, lmotion dveloppe par le jeu reprsente un moteur psychologique additionnel qui justifie le risque couru... Jeux et sports, 1967, p. 350.
DISTANCE, subst. fm. 9. ... le ministre anglican prononait des prires dont toute lassemble rptait avec lui les dernires paroles. Ces voix confuses, et nanmoins assez douces, venaient de distance en distance ranimer lintrt et lmotion. STAL, Corinne, t. 2, 1807, p. 212.
FADE1, adj. 1. Dsagrable par sa monotonie, son manque de vie, dintrt. Tout le jour resta bien fade aprs ces motions (MICHELET, Journal, 1849, p. 79). DLICAT, ATE, adj. On comprend quel genre dintrt, de charme et dmotion, des spectacles dune vrit si prsente devaient avoir pour un public dailleurs ignorant et peu dlicat (SAINTE-BEUVE, Posies, 1829, p. 185).
PARFOIS, adv. Je les ai lus avec beaucoup dmotion parfois, beaucoup dintrt toujours (DUHAMEL, Nuit St-Jean, 1935, p. 8). MAJORER, verbe trans. Je viens (...) de relire cinq romans de May Sinclair (...) avec toujours le mme intrt et une croissante motion. Oui, je sais, il est impossible que je ne majore pas loeuvre de May, mais il y a entre elle et moi un tel accord (DU BOS, Journal, 1928, p. 60).
Plus prcisment, lintrt mis en jeu ou en vidence au cur de lmotion est une signification, un sens, autrement dit une valeur laquelle il est ais de soutenir que lmotion est quivalente.
CARTON, subst. masc. 1. [En parlant dune chose] Faux, feint, sans valeur. Lmotion, la rancune du public rendaient rels ces crimes de carton (S. DE BEAUVOIR, Les Mandarins, 1954, p. 363) FAISEUR, EUSE, subst. Cest un livre de faiseur, sans style et sans vritable motion, sans forme, sans valeur (ALAINFOURNIER, Corresp. [avec Rivire], 1909, p. 112).
Paralllement, il est possible de considrer que cette richesse renvoie une prsence (dterminant si lon agit avec ou si lon est sans me). Lmotion semble en effet parfois tenue pour tre le signe de la prsence dune me renvoyant lutilisation de lmotion comme critre dhumanit prsente plus haut , condition dune relation autrui ou dune prsence, autrement dit dun investissement (au sens premier et littral du terme), dans la relation :
MOTIF, IVE, adj. P. ext. Plein dmotion cordiale et chaleureuse. DSERT, ERTE, adj. et subst. masc. En partic. [Le dtermin dsigne la personnalit ou ses manifestations] Sans expression, sans motion. (Un) regard dsert.
Dans une perspective analogue, cette prsence signale par lmotion est, comme nous le verrons plus bas, celle qui distingue la personne de la machine dterministe, celle qui, par exemple, permet de faire uvre dart192 :
STYLE1, subst. masc. Les Foules de Lourdes de Huysmans (...) un livre de faiseur, sans style et sans vritable motion, sans forme, sans valeur (ALAIN-FOURNIER, Corresp. [avec Rivire], 1909, p. 112).
Cette utilisation de lmotion, en tant quindice dune prsence , cest--dire pour un usage discriminant fait cho son association un intrt ou une valeur qui sappuient galement sur la mobilisation de critres.
192
Nous reviendrons spcifiquement un peu plus bas sur les rapports entre art et motion, cf. infra, pages 380 et suivantes.
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dmotion ou daccs lmotion mme positive , renvoyant explicitement ou non la problmatique de lauthenticit et de la superficialit :
SENTIMENTALIT, subst. fm. La sentimentalit de Christophe, ses effusions bruyantes, sa facilit dmotion, semblaient Olivier quelquefois agaantes et mme lgrement ridicules (ROLLAND, J.-Chr., Maison, 1909, p. 1008).
Et pour conclure sur lutilisation de lmotion comme critre dhumanit, je voudrais faire observer que dans le cadre de la conceptualisation et de la pratique smiotique de lmotion, les notions de capacit ou daptitude lmotion renvoient mcaniquement, comme leur revers ou leur chec, au thme dj prsent de lauthenticit et donc une authenticit problmatique ; de mme que la caractristique de profondeur de lmotion appelait celle de superficialit. Enfin, nous avions vu dans une section prcdente que lmotion tait lun des modes de construction dune identit fminine ngativement dailleurs , et comment cette association entre femme et motion correspondait avec son symtrique assimilant homme et rationalit (ou contrle de lmotion). Ceci revient dire, comme le signale S. Shields : She is valuable because she is warm and sensitive, whereas he is valuable precisely because he is not 193. Nous obtenons donc ici un autre mode de rsolution de la tension tablie entre raison et motion, une faon tout la fois de rintgrer la femme et dexclure lhomme dans la communaut humaine, et ce sur la base des mmes qualits qui permettaient de construire la dmarche inverse. Et ce retournement peut galement sappliquer aux notions de superficialit et dauthenticit. Assimiler la personne mue un animal sauvage, cest faire de lmotion un critre dinhumanit, comme considrer la personne non mue comme dure, sche et froide, semblable une pierre ou une machine, cest faire de lmotion un critre dhumanit. La personne peut donc tre considre comme inhumaine parce quelle est mue et, paralllement, humaine pour la mme raison. Nous pouvons comprendre cette divergence comme une manire de valoriser la personne (rationnelle, matresse delle lui-mme et de ses motions) dans son processus dindividuation et la personne (capable dmotion, prsente dans la relation) dans son processus relationnel, son existence sociale ou collective. Le critre motionnel dhumanit est donc aussi dans nos discours un autre mode darticulation de lindividuel et du collectif.
Lmotion esthtique
La deuxime version positive de lmotion a t peut-tre de trs rares exceptions prs passe totalement sous silence par la littrature scientifique traitant de la psychologie des motions. Lmotion dite esthtique apparat pourtant frquemment dans le TFLi :
193
SHIELDS Stephanie A., Speaking from the Heart, op. cit., p. 69.
BERCEAU, subst. masc. ... une ogive capable de soutenir sur son frle squelette le plus norme vaisseau, un berceau suspendant paradoxalement au-dessus de labme des tonnes de pierres au moyen de leur propre poids, parviennent nous donner une telle motion esthtique, quaprs lavoir connue nous ne pouvons plus tolrer sur eux ou autour deux le moindre ornement. . FAURE, LEsprit des formes, 1927, p. 171. SENTIR, verbe trans. prouver, par la voie de la sensibilit artistique, une motion, un sentiment dordre esthtique. Synon. apprcier, goter1. Sentir la beaut dun paysage, dun tableau, dune posie, dune uvre musicale ; sentir la posie des vieilles pierres.
Cette motion esthtique est, dune faon gnrale, celle associe lart. Mais, plus spcialement, la composition du corpus nous permet de comprendre laccent port aux beaux-arts, et en particulier la littrature (et au XIXe sicle, la posie conteste encore au roman la prminence des genres littraires), la peinture et la musique lexclusion, donc, tant de la quasi-totalit des arts libraux que celle des arts plus contemporains (comme le cinma ou la bande dessine par exemple).
COMMOTION, subst. fm. II. P. anal., domaine de la vie psychique ou sociale A. [En parlant dun anim hum.] branlement psychique et moral, vive motion. Commotion voluptueuse et cruelle ; commotion dart, de joie, de plaisir.
MOTION, subst. fm. SYNT. motion esthtique, littraire, musicale, religieuse ; motion dlicate, diffuse, fine, intime ; lmotion du rve ; motions dart.
EXALTER, verbe trans. b) Domaine affectif, intellectuel, artistique. Inspirer des ides, des impressions, des sentiments trs vifs ; porter un trs haut degr dmotion sentimentale, dactivit mentale. POTIQUE1, adj. [P. mton. En parlant dun attribut, dune disposition naturelle de la pers.] motion, nature, sensibilit potique. HOMONYME, subst. masc. et adj. Mais Augustin se rendit vite compte de la diffrence immense entre les motions ordinaires et leurs homonymes de la musique, et quil fallait changer le sens de ce dernier mot : srnit (MALGUE, Augustin, t. 2, 1933, p. 190).
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LSION, subst. fm. Lmotion musicale a pour base une lsion de la loi : lirrgularit (MATHIS-LUSSY, Rythme mus. 1911, p. IV, note 1). VITESSE, subst. fm. Cependant le pianiste redoublant de vitesse, lmotion musicale tait son comble (PROUST, Swann, 1913, p. 336).
COLORER, verbe trans. ... lmotion musicale, ce presque-rien que le pass personnel, la rfraction morale, lducation artistique colorent de nuances imprvisibles. JANKLVITCH, Le Je-ne-sais-quoi et le presque-rien, 1957, p. 44. CRITIQUE2, adj. Le soliste se trouve dans lobligation, tout en suivant son inspiration, et mme son motion musicale, de se ddoubler, et de transformer une partie de lui-mme en un auditeur critique, qui lavertira constamment sil est dans le juste milieu entre ce quil ressent et ce que le spectateur peroit de ses propres sensations. LALLEMENT, La Dynamique des instruments archet, 1925, p. 223. MUSICAL, -ALE, -AUX, adj. A. Qui est propre lart de la musique. Dveloppement, fond, indicatif, intervalle, langage, motif, rythme,
passage, son, thme musical ; composition, cration, motion, expression, forme, langue, notation, oeuvre, pense, phrase, science, signification, thorie musicale.
ORDONNANCE, subst. fm. Le pome est le point de dpart ; mais cest le mouvement intrieur, le Musizieren , qui gouverne ; la mlodie sorganise selon sa propre ordonnance rythmique en groupes musicaux. (...) ds le premier lied, la mesure potique qui est en troches est subordonne au rythme de lmotion musicale (...). Lensemble forme une libre mditation musicale, construite selon ses lois propres sur un pome qui la voque, mais quelle absorbe. ROLLAND, Beethoven, t. 1, 1937, p. 168. MOUVOIR, verbe trans. 4. [En parlant dune motion vcue au niveau esthtique, spirituel] mouvoir lme, lesprit. Nous avons t charms, mus, blouis, touchs, transports, heureux, en un mot (GOBINEAU, Pliades, 1874, p. 6). La musique [de Michel Hayden] module, meut (GHON, Prom. Mozart, 1932, p. 93).
Par ailleurs, le rapport entre art et motion ne se rsume pas une simple association. Il est en effet prsent bien davantage comme relevant de lordre de la spcificit.
MAGIQUE, adj. Il y a un genre dmotion qui est tout particulier la peinture (...). Il y a une impression qui rsulte de tel arrangement de couleur, de lumire, dombre (...) vous vous trouvez plac une distance trop grande du tableau pour savoir ce quil reprsente et souvent vous tes pris par cet accord magique. HUYGHE, Dialog. avec visible, 1955, p. 207. RVEUR, -EUSE, subst. et adj. C. Qui prouve une motion, une mlancolie propre aux potes, en particulier romantiques. POTE, subst. masc. a) [P. allus. la perception aigu, la sensibilit fine du pote] [Nos peintres] portent dans leurs paysages des dlicatesses, des raffinements et des motions de citadins et de potes (TAINE, Philos. art, t. 2, 1865, p. 74).
MIEUX, adv. M. Sully-Prudhomme est le pote qui a le mieux dit, avec le plus dmotion et le moins de bravade,sans emphase ni banalit, ce quil y avait dire (LEMAITRE, Contemp., 1885, p. 59).
LYRIQUE, adj. et subst. a) Genre, posie lyrique. Genre potique caractris par lexpression de sentiments ou dmotions lis des thmes religieux ou existentiels dans des formes rythmiques permettant le chant ou la dclamation avec accompagnement musical.
Enfin, avant dentrer plus en dtail dans son fonctionnement et les usages que nous en faisons, il est intressant de noter que si lmotion esthtique sinscrit principalement dans le cadre des versions positives de lmotion, lopposition entre versions positives et ngatives nest pas si radicale quon pourrait tre tent de le croire ou que nous avons pu le laisser entendre. Il subsiste en effet une large ambigut entre les deux ensembles axiologico-mtaphoriques, et il existe ainsi des formes damnagement ou de compatibilit (nous en avons mis plusieurs en vidence dj plus haut) de lmotion esthtique gnralement positive avec la version dominante ngative) :
CRUEL, ELLE, adj. Pauvre Annie ! La musique pompeuse et triste te raille, tamollit, ttreint jusquaux larmes ; et tu gtes ton motion en te retenant de pleurer, en songeant linvasion proche et cruelle de la lumire, aux regards aviss de Claudine... COLETTE, Claudine sen va, 1903, p. 82.
Cependant cette ambigut, adoucissant une contradiction potentielle (logique mais touchant aussi la quotidiennet du vcu des personnes en fragilisant leurs habitudes discursives), peut galement sinterprter comme un renforcement mutuel, lune tant valorise et lautre pas.
banales : faits divers ; voyages ; (...) splendeurs de la vie commune et du train-train ordinaire, vous cette me perdue (LARBAUD, Barnabooth, 1913, p. 55).
Cf. ce sujet et titre dexemple ce qui est implicitement et explicitement affirm par LEROIGOURHAN Andr, Le geste et la parole, Paris, Albin Michel, tome I : Technique et langage, 1964, p. 33, tome II : La mmoire et les rythmes, 1965, p. 76 et pp. 80-81. 195 Nous avons montr plus haut que lmotion pouvait tre mobilise comme un critre dhumanit. Nous pouvons maintenant prciser que cest entre autres lmotion esthtique qui peut jouer ce rle discriminant : le partage dune motion esthtique est aussi celui dune humanit commune.
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AFFECTER2, verbe trans. Les fibres crbrales affectes par les sensations de joie ou de peine paraissent comme dtendues chez lartiste, par ces excs dmotions intellectuelles que ncessite, chaque jour, le culte de lart... Ph.-A.-M. DE VILLIERS DE LISLE-ADAM, Contes cruels, Sentimentalisme, 1883, p. 189.
TRIFOUILLER, verbe b) Au fig. Bouleversement moral, motion vive. Moi, dit-elle, ce que jappelle le beau en musique, cest ce qui me donne le trifouillis ! (WILLY, Notes sans portes, 1896, p. 34).
En retour, cette quivalence se retrouve dans laffirmation de la rciprocit du raisonnement, comme si labsence dmotion tait le signe dune absence dart, un dfaut dmotion, un lment disqualifiant pour luvre prtendue dart, une dficience dmotion, lindice dune usurpation de la position ou du geste de lartiste, linsuffisance de lune impliquant le manque de lautre :
MINIMAL, -ALE, -AUX, adj. BEAUX-ARTS. Art minimal. Tendance artistique visant neutraliser les formes, les couleurs et liminer tout sentiment, toute motion. Artiste minimal ; peinture, sculpture minimale. POSSIBLE, adj. et subst. masc. Il est curieux de relever que cette prime formule de lopra franais mit demble insciemment en pratique le systme de dramaturgie lyrique difi par le thoricien Wagner (...). Ici, la musique est vraiment la servante du drame (...). Dans cet art, en ralit, il y a fort peu de musique, et, avec Lully, de la moins captivante : partout, nulle motion possiblement durable, et la science mme de Rameau ny put rien (MARNOLD, Cas Wagner, 1918, pp. 96-97).
Bien plus, sil ny a pas duvre sans motion (condition ncessaire), il apparat aussi que lmotion fait luvre (condition suffisante), luvre drivant de lmotion :
RPERTOIRE, subst. masc. Lmotion qui se dgage de cette conclusion puissante et familire, font des Matres chanteurs une uvre telle quil nen existe aucune autre dans le rpertoire lyrique (DUMESNIL, Hist. thtre lyr., 1953, p. 144). MYSTAGOGUE, subst. masc. ... certains docteurs vont plus loin et estiment que la musique ne descend pas encore assez profond dans lineffable. Ainsi Bergson veut quune symphonie de Beethoven drive au fond d une indivisible motion (...) . Il est vident que, pour ce mystagogue, la musique, en tant que chose exprime, est encore trop intellectuelle. BENDA, Fr. byz., 1945, p. 124. MOMENT, subst. masc. En ces estampes, o la couleur saisit dabord, cest lmotion dun moment qui prend force dternit (ALAIN, Beaux-arts, 1920, p. 287).
GALVANIQUE, adj. P. mtaph. La littrature ne veut plus que des motions divresse, des soubresaus galvaniques, des convulsions (CHNEDOLL, Journal, 1833, p. 164).
RICHE, adj. Jai lu votre livre, si riche en motions vraies puissamment dites ; je le relirai (HUGO, Corresp., 1871, p. 294).
Ici donc, la richesse en motion garantit la qualit artistique de luvre. Mais corrlativement, si lmotion atteste de luvre, cette condition est valable pour lartiste lui-mme : lmotion fait galement lartiste, ou linverse son dficit compromet la qualit dartiste.
SANG-FROID, subst. masc. [Avec une connotation pj.] Synon. froideur. Il y en a qui sapplaudissent de ce sang-froid et de cette absence dmotion [en peignant] ; ils se figurent quils dominent linspiration (DELACROIX, Journal, 1854, p. 172). CALLIGRAPHIER, verbe trans. P. ext., domaine artistique. Copier avec affectation la ralit ou les uvres du pass, sans manifester dmotion, et sans originalit. FAISEUR, EUSE, subst. En emploi abs. Mauvais auteur. Cest un livre de faiseur, sans style et sans vritable motion, sans forme, sans valeur (ALAIN-FOURNIER, Corresp. [avec Rivire], 1909, p. 112).
Dans cette perspective, il est comprhensible que lartiste, le peintre, le musicien ou lcrivain, recherche lmotion :
MORBIDE1, adj. De l rsulte chez les nouveaux [crivains] un je ne sais quoi deffrn, de douloureux, une recherche de lmotion morale et physique, qui est alle sexasprant jusquau morbide (BOURGET, Disciple, 1889, p. 89).
Cest en effet elle qui lextrait dune attitude mcanique, dterministe, celle de simple faiseur voque linstant, sans me, sans vie. Le parallle avec lusage de lmotion comme critre dhumanit est frappant. Ici aussi, cest la raison ou du moins labsence dmotion qui est dprcie. Et ici aussi, cest en quelque sorte un dficit de prsence , dincarnation, qui semble sous-entendu dans ce dfaut artistique. Enfin, et avant de nous interroger sur le fonctionnement de cette motion esthtique, il nous faut constater que lmotion artistique est autant celle prouve par lartiste que celle de luvre, celle que luvre contient :
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SYMPATHIE, subst. fm. Mon don de sympathie dcrot et je fais moins volontiers mienne lmotion du musicien que jinterprte ; faon trs complique de dire que je joue moins bien. Sans doute ce retrait de la sympathie vient aussi de ce que je prends conscience plus nette de moi-mme et de ma valeur ; faon complique de dire que la vieillesse invite lgosme. GIDE, Journal, 1927, p. 863.
TOUCHER2, subst. masc. Jaimais la folie le toucher dAnnalena. Si surprenante que ft lhabilet quelle y montrait, jamais je ny trouvai loccasion de douter de la sincrit de son motion. La belle musicienne avait lme fort sensible et lagilit de ses mains angliques ne ressemblait en rien ladresse irritante et vulgaire des virtuoses (MILOSZ, Amour. init., 1910, p. 166).
COMMUNIQUER, verbe. Donner une explication simple, plausible, rationnelle de (...) lmotion quprouve lartiste excutant et quil cherche (...) communiquer lauditoire ; tel est notre seul but ! (MATHIS LUSSY, Le Rythme musical, 1911, p. IV, note 1). PALINODIE, subst. fm. ... travers ses palinodies, il [lascte voluptueux] ne meurt sans cesse que pour ressusciter, et ne ressuscite que pour mourir encore, pour mieux dtruire la varit de ses propres motions dartiste, et construire plus de mondes diffrents, pour mieux sentir que tout est irralisable, que tout est irrel, et pour adorer, dans ces chimres mmes, lternit de ce qui meurt sans cesse en lui et par lui. BLONDEL, Action, 1893, p. 8.
SUPERPOSITION, subst. fm. cette occasion, observons la superposition, dans lesprit crateur, de la libre motion qui va sa route, sans en savoir les tapes et le terme, et de la volont rflchie de lartiste, qui construit, daprs son plan (ROLLAND, Beethoven, t. 1, 1937, p. 264). MOTIVIT, subst. fm. A. Aptitude prouver des motions ; niveau de sensibilit, degr suivant lequel chaque personne est capable de smouvoir. Lmotivit dun enfant, dun artiste.
FROID, FROIDE, adj. et subst. masc. En partic. [En parlant dune uvre dart ou dun artiste considr du point de vue de son uvre] Qui nmeut pas, qui manque de vie ou dclat. Orateur, style froid. Mais que les mots sont froids pour peindre les motions ! (DELACROIX, Journal, 1823, p. 31). PHRASE, subst. fm. Cette captation mthodique de toutes les nergies et de toutes les motions encloses dans une phrase mlodique, dans un accord dorchestre (Arts et litt., 1935, p. 88-11).
motion et transfert
Nous pouvons tout dabord rpondre cette question des modes daction et de fonctionnement de lmotion esthtique en deux temps. Dans un premier moment, nous pouvons avancer quun transfert est en jeu. Cette proposition correspond une mise en action de lmotion sinscrivant rigoureusement dans une version dominante de lmotion, celle qui en propose une approche smiotique. Lmotion est alors mise en acte par son expression, cest--dire par un transfert, une
traduction ; en consquence, lenjeu de lart est de donner accs lmotion par son extriorisation, sa manifestation ou du moins par sa mise en visibilit.
PASSION, subst. fm. ) Domaine des arts (litt., mus., peint.). Expression intense des motions de lartiste ou de ses personnages. Synon. chaleur, feu, flamme, lyrisme, pathtique, sensibilit.
ROMANTISME, subst. masc. c) MUS. [Notamment avec Beethoven, Weber, Schubert, Berlioz, Chopin, Schumann, Liszt, Wagner, Brahms] Mouvement, art musical qui exprime des motions potiques et sentimentales, qui voque des scnes piques, fantastiques. ABSTRAIT, AITE, part. pass, adj. et subst. masc. Ses peintures (de Degas) ne disent rien de son me, cest un abstrait, un exact, on ne sait rien de lui, ni son plaisir, ni son motion, ... C. MAUCLAIR, Les Matres de limpressionnisme, 1904, p. 96.
REL, -ELLE, adj. et subst. masc. Et jai toujours eu un tel effroi du prsent et du rel dans ma vie que je nai jamais reprsent par lart une motion douloureuse ou ravissante dans le temps mme que je lprouvais, cherchant fuir dans le ciel de la posie cette terre dont les ronces mont chaque pas dchir les pieds... VIGNY, Journal pote, 1830, p. 903.
DESSINATEUR, TRICE, subst. Elle [Bettina] a le don de lexpression, et, musicienne, dessinatrice, pote, trouve toujours le moyen de traduire ses motions (BGUIN, me romant., 1939, p. 240). CHROMATIQUE1, adj. et subst. fm. Rien ne lui servira [au peintre] sil ne traduit pas linstant (...) lmotion psychologique dans un langage chromatique (C. MAUCLAIR, De Watteau Whistler, 1905, p. 66). INTIMISTE, adj. Rem. Semploie parfois dans ce sens dans les domaines de la peint. et du cin. Les intimistes [Cottet, Simon, Blanche...] ont prouv quils avaient profit de limpressionnisme mais sont alls dans une direction toute diffrente en cherchant traduire les motions de conscience (MAUCLAIR, Matres impressionn., 1923, p. 200).
De faon plus formalise que dans le processus de lexpression ou de la traduction, mettre en action lmotion esthtique peut donc correspondre la transposer :
REVIVRE, verbe b) ART DRAM. Procd dintriorisation qui consiste transposer les motions, les traits de caractres du personnage dans le propre vcu du comdien.
Cette transposition dessine donc deux univers, distincts mais communicants, entre lesquels lenjeu de lart (ou pour lartiste), cest--dire celui de lmotion esthtique, est dans cette approche disjonctive la circulation de lmotion, sous une forme ou sous une autre : expression, traduction, reprsentation ou transposition. Ces deux univers, nous les avons dj explors ; leur sparation correspond une distinction paradigmatique (dont jai essay de travailler ou de faire travailler lambigut), quelle se dcline en diffrenciation entre lindividu et son monde environnant ou en celle entre la raction lmotion et lmotion comme raction. Sa construction fait en outre cho lopposition entre raison et motion et, comme nous lavons montr, le clivage mis en uvre va donc de pair avec une ambition de contrle. Or dans cette perspective, jai tent de faire toucher du doigt en quoi le contrle devait tre dpass et sur quelles bases il sagissait de lui substituer le management
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motionnel. Ds lors, lmotion apparat et fonctionne davantage comme problme que comme solution196 ; elle devient un mode dinterrogation et de rsorption de cette disjonction.
motion et convocation
Le rapport entre les deux rgimes dexplication de lagir de lmotion esthtique nous permet ainsi, ds maintenant, dentrevoir des liens troits entre langage et motion dpassant et renouvelant tant, dune part, les aspects de la mtaphore smiotique que nous avons dj mentionns plusieurs reprises, que dautre part le principe circulatoire de lmotion tudi plus haut197. La seconde forme dagir de lmotion esthtique sinscrit en effet dans une certaine continuit du transfert de la mtaphore smiotique dominante. Mais dans ce cadre, son principe opratoire rside dans le pouvoir de lmotion ou de lart : celui provoquer, crer ou convoquer lmotion. Il est peut-tre intressant de noter ici, en apart, que si elle ne la rejoint toutefois pas, cette formulation nest pas sans faire cho, en la radicalisant dj, la position attribue E. Kant par J.-M. Schaeffer :
Les prdicats esthtiques ne sont pas des prdicats dobjet mais des prdicats relationnels qui lient lobjet un tat mental spcifique du sujet. Leur universalit nest pas due quelque dtermination par un concept de lobjet, mais au fait quils prtendent pouvoir tre partags par tous les sujets qui jugent : il sagit dune universalit des voix, dune universalit subjective et prescriptive. Cette dtermination logique des prdicats esthtiques implique une distinction radicale entre le jugement esthtique, jugement valuatif reposant sur un sentiment, et le jugement de connaissance, jugement dterminant reposant sur une mdiation conceptuelle. Disons tout de suite quun mme objet peut tre assurment abord selon les deux angles : une analyse formelle ou structurelle dune uvre dart nest pas un jugement de got mais un jugement de connaissance. En mme temps, Kant pense quil est impossible de dduire ou de driver lun de lautre un jugement de connaissance et un jugement de got : Il nexiste pas de passage des concepts au sentiment de plaisir ou de peine. Autrement dit, aucune thorie descriptive des arts ne saurait tre drive dune dtermination valuative et inversement. Quel peut tre le rapport exact entre le sentiment et le jugement de got quil fonde ? Dans le 9, Kant soutient que le jugement doit prcder le sentiment, cette antriorit du jugement tant seule mme de garantir la communicabilit universelle du sentiment. Il va mme jusqu soutenir que le sentiment de plaisir esthtique nest autre chose que le sentiment de cette communicabilit du jugement. Mais dautres fois il semble admettre que le jugement de got, cest--dire le jugement valuatif proprement dit, serait plutt de lordre dune activit secondaire se surajoutant la rflexion primaire sur la forme, rflexion primaire donnant naissance au sentiment du beau. Selon cette perspective, le sentiment du beau et lexigence de lintersubjectivit constitueraient deux
196 197
propos de lmotion comme problme, cf. ce qui a t dit plus haut, pages 305 et 340. Cf. ci-dessus, pages 323 et suivantes.
Jai dit tout dabord que ce second rgime de lagir de lmotion esthtique sinscrivait dans la continuit du premier, car nous pouvons concevoir une forme intermdiaire relevant encore de la circulation mais sans sappuyer sur un clivage entre deux sphres distinctes. Il sagit du don ou du partage de lmotion :
O, pron. ou adv. rel., adv. interr. ... je suis convaincu que lmotion artistique cesse o lanalyse et la pense interviennent : cest autre chose de faire rflchir et de donner lmotion du beau. JACOB, Cornet ds, 1923, p. 16. ORANGE, subst. et adj. Braque ne peint que pour la dlectation de loeil, convaincu que peu peu, par la mystrieuse vertu de tels rapports de rose fan et de vert us, excits par un jaune-orange (...) lme du spectacteur gotera une motion relle. LHOTE, Peint. dabord, 1942, p. 159. MAGIQUE, adj. Il y a un genre dmotion qui est tout particulier la peinture (...). Il y a une impression qui rsulte de tel arrangement de couleur, de lumire, dombre (...) vous vous trouvez plac une distance trop grande du tableau pour savoir ce quil reprsente et souvent vous tes pris par cet accord magique. HUYGHE, Dialog. avec visible, 1955, p. 207.
La dmarche artistique ou de luvre est oriente par un but, celui de faire-art, de parvenir luvre artistique, et ceci sobtient, nous lavons vu, par lmotion puisque lmotion est mobilise pour distinguer lart de ce qui nen est pas. Mais dans le mme mouvement, lmotion est aussi le rsultat, le produit de luvre. Ds lors, le but de la dmarche auto-organisationnelle ou rcursive, plutt que circulaire est tout la fois de produire lmotion (luvre) qui doit faire exister lmotion (laction de luvre), sans pour autant quil soit possible, ni pertinent, de distinguer le processus et son rsultat199. Autrement dit, et pas de faon tautologique mais dynamique au contraire, lmotion esthtique, celle qui discrimine lart, sobtient si le but vers lequel tend la dmarche de lartiste est atteint, et ce but est de susciter lmotion esthtique.
SCHAEFFER Jean-Marie, Lart de lge moderne. Lesthtique et la philosophie de lart du XVIIIe sicle nos jours, Paris, Gallimard, 1992, p. 32. 199 Pour illustrer cette intrication, nous pouvons par exemple nous appuyer sur limage de la danse pour laquelle il est galement dplac de sparer le producteur de sa production, et plus encore, la production considre comme processus, de la production envisage comme rsultat de ce processus. La danse sinscrit en cela bien davantage dans une perspective dmanation que dans le cadre de la cration (cf. infra, note 201 page 391).
198
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BEAU, BEL, BELLE, adj. et subst. a) [Le beau comme valeur esthtique] Ce qui suscite une motion, un plaisir esthtique. [] [Sous le rapport de loue] Les beaux sons de cette cloche me donnaient une vive motion (STENDHAL, Vie de Henry Brulard, t. 1, 1836, p. 197) ; le beau bruit lger des mouches sur les pches du compotier (GIONO, Le Grand troupeau, 1931, p. 229). [En parlant dune uvre du gnie humain ] [uvre dart plastique ou musical] Un beau tableau, une belle symphonie : Et quel peut tre le pouvoir dun beau morceau de musique bien excut, si ce nest celui de produire des motions dans notre sentiment intrieur ! LAMARCK, Philos. zool., t. 2, 1809, p. 285. [] TYMOL. ET HIST. A. Adj. 1. qui fait prouver une motion esthtique UVRE, subst. uvre dart. uvre o la mise en forme des matriaux, lutilisation de la technique tendent communiquer la vision personnelle de lartiste en suscitant une motion esthtique. PLEURARD, -ARDE, subst. et adj. [En parlant dun crateur, dune oeuvre artist., dune production littr.] Qui cherche par des moyens faciles susciter lmotion, qui traite de sujets larmoyants.
AFFETTO, AFFET(T)UOSO, AFFECTUOSO, adv. et subst. masc. MUS. [Termes placs en tte dun morceau, pour indiquer lexpression lui donner dans lexcution] Avec une grce sensible et expressive, de manire susciter une motion douce.
POSIE, subst. fm. B. Inspiration. 1. a) db. XVIes. [et non ca 1350] ce qui, dans une uvre littraire, suscite une motion potique (Prol. du correcteur, 55 ds G. DE DIGULLEVILLE, Le romant des trois Pelerinages, cit par E. FARAL ds Ml. Roques (M.) 1946, p. 99 : Comme se le Methamorphose Len mettoit en langue rural, Ou poesie est toute enclose (cf. GDF. Compl.]) ; b) av. 1699 p.ext. ce qui, dans une uvre dart, suscite une motion potique (RACINE, Annotations du Platon ds uvres compltes, d. R. Picard, t. 2, p. 899 : Tous les arts sont posies) ; c) 1803 p.ext. ce qui, dans un tre, une chose, une situation, suscite une motion potique (CHATEAUBR., Gnie, t. 1, p. 232 : la posie de la nature) ; 2. 1694 puissance cratrice de lcrivain (Ac.) ; 3. 1810 aptitude dune personne ressentir une motion potique (STAL, Allemagne, t. 2, p. 114 : il y a pourtant de la posie dans tous les tres capables daffections vives).
POTISER, verbe 2. P. anal. Rendre propre susciter une motion dordre potique, donner une dimension, une valeur, un caractre potique . Anton. dpotiser. [] Potisable, adj., rare [En parlant dune pers., dun attribut de cette pers.] Que lon peut rendre sensible la posie, susceptible de ressentir des motions potiques. LARMOYANT, -ANTE, part. prs. et adj. B. Gn. avec une nuance pj. [En parlant dune uvre dart, dune production ou dune reprsentation artistique] Qui cherche attendrir, provoquer lmotion. Musique larmoyante. Vous devez avoir dans vos cartons un Requiem, une messe des morts, un De profundis, quelque chose de larmoyant (AUGIER, Pierre de touche, 1854, pp. 26-27). La premire reprsentation thtrale laquelle elle assista fut donc celle mme o elle joua rsolment ce rle larmoyant et difficile (SAND, Hist. vie, t. 1, 1855, p. 204).
SUBLIME, adj. et subst. b) [En parlant de choses] Qui, trs haut dans la hirarchie des valeurs esthtiques, morales ou spirituelles, suscite ladmiration ou provoque une motion.
LIRE1, verbe trans. ... moi aussi [dit Beethoven], jaime la musique ; mais, vous vous en tes aperus, je suis sourd au point de nentendre aucun son. Permettez-moi de lire cette musique qui vous fait prouver une si vive et si douce motion. KARR, Sous tilleuls, 1832, p. 281.
Le partage pouvait laisser sous-entendre une prexistence de lmotion qui donc est transmise, donne autrui. Or nous lavons vu, lmotion nest pas dj l, tant entendu quelle est un produit de luvre. Cest pourquoi, il est sans doute plus
juste de considrer que lmotion est convocation : le faire de lmotion est de faire lmotion. Ceci est dautant plus juste pour la musique. En effet, les thories esthtiques romantiques ont privilgi lexpression des motions200, aux dpens de limitation qui en tait lun des fondements depuis lAntiquit et au moins jusqu lpoque classique. Ceci donne une importance toute particulire la musique, art singulier, fondamentalement non figuratif, non reprsentationnel. Plus que les autres arts, la musique sinscrit en faux contre un fonctionnement smiotique. Cest dans cette perspective que nous pouvons comprendre le principe autopotique de lmotion esthtique :
ALCHIMISTE, subst. et adj. [Debussy] Tout objet lui est sentiment et sa musique est une peinture de lmotion par lmotion ; la subtile magie des accords en est linstrument : et la nuance, le moyen dont il possde tous les secrets en tout-puissant alchimiste. A. SUARS, Debussy, 1936, p. 19.
Lmotion apparat alors comme la mise en uvre dun pouvoir, et mme dun auto-pouvoir. Lagir de lmotion nest donc pas seulement de provoquer, susciter, ou faire prouver lmotion, mais de produire lmotion, de la crer, de la faire natre.
NATRE, verbe intrans. La musique (...) nous charme, nous lectrise, nous passionne, nous enivre et nous entrane en nous initiant tout ce qui est beau, noble, grand, sans que nous puissions nous rendre un compte exact et prcis des motions quelle fait natre en notre me. BARRS, Cahiers, t. 5, 1907, p. 132. HABILET, subst. fm. Il ne dira pas quil a eu du chagrin ; non ; dabord par pudeur virile , ensuite par habilet artistique qui fait natre lmotion en la dissimulant (PROUST, Temps retr., 1922, p. 745).
Linvention du concept dmotion et sa diffusion concide largement avec le mouvement romantique, et cette concidence dpasse assurment la simple simultanit. En effet, des aspects importants de lmotion ses versants esthtiques et spirituels notamment slaborent et se cristallisent cette poque, en sadossant au mouvement romantique en mme temps quils participent la constitution de ce dernier. Mais si les thories esthtiques romantiques imposent lopposition entre lexpression et limitation (et en valorisant la premire), larticle Expression (peinture) de lEncyclopdie peut dj en tre considr comme une annonce : Le mot expression sapplique aux actions et aux passions, comme le mot imitation sadapte aux formes et aux couleurs : lun est lart de rendre des qualits incorporelles, telles que le mouvement et les affections de lme : lautre est lart dimiter les formes qui distinguent nos yeux les corps des uns des autres, et les couleurs que produit larrangement des parties qui composent leur surface. Reprsenter avec des traits les formes des corps, imiter leurs couleurs avec des teintes nuances et combines entre elles, cest une adresse dont leffet soumis nos sens, parat vraisemblable lesprit : mais exprimer dans une image matrielle et immobile le mouvement, cette qualit abstraite des corps ; faire natre par des figures muettes et inanimes lide des passions de lme, ces agitations internes et caches ; cest ce qui en paraissant au-dessus des moyens de lart, ce quHorace disait des posies de Sapho [...]. (Encyclopdie, tome VI, p. 318A, cit par IDA Hisashi, Gense dune morale matrialiste, op. cit., p. 129.)
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AMOUR, subst. masc. (except. fm.) Mais lamour romanesque a une date : il a surgi au moyen ge, le jour o lon savisa dabsorber lamour naturel dans un sentiment en quelque sorte surnaturel, dans lmotion religieuse telle que le christianisme lavait cre et jete dans le monde. Quand on reproche au mysticisme de sexprimer la manire de la passion amoureuse, on oublie que cest lamour qui avait commenc par plagier la mystique, qui lui avait emprunt sa ferveur, ses lans, ses extases ; en utilisant le langage dune passion quelle avait transfigure, la mystique na fait que reprendre son bien. H. BERGSON, Les Deux sources de la morale et de la religion, 1932, p. 39.
ARIDE, adj. ... ceux qui nont jamais tent, pour la joie dun lecteur inconnu suprme folie de mettre du noir sur du blanc, nentreront jamais tout fait dans lamertume de cet homme chez qui livresse des sens, mme dans son premier clat, navait jamais valu lmotion cratrice et qui ne sortait rien dune cervelle aride. J. et J. THARAUD, Dingley, lillustre crivain, 1906, p. 150. picritique, adj. (dans larticle PI-, lment prf.) Activits picritiques (...) : lobservation, la cration artistique qui objective lmotion dans une uvre (MOUNIER, Trait caract., 1946, p. 243)
Notons que dans nos socits, crer est certainement lagir paradigmatique, sur un modle divin de faon explicite ou, plus gnralement dailleurs, pas201. Cette cration de lmotion, ce faire-natre correspondent rcursivement pour lmotion donner (la) vie luvre :
FRMISSEMENT, subst. masc. Au fig. Vie, motion qui semble animer une uvre dart.
Ici lanimation ne concerne pas un tre vivant lartiste ou le spectateur. Au contraire, cest lmotion qui rend vivant lobjet artistique. La naissance , l animation de luvre correspondent celles de lmotion. Lmotion esthtique fonctionne et agit ainsi cest--dire que lart devient art en convoquant lmotion.
PLURIDIMENSIONNEL, -ELLE, adj. La passion dominante de Malraux pour la sculpture, art pluridimensionnel, art de convergence des regards, de convocation des motions, art intemporel entre tous (Le Nouvel Observateur, 30 aot 1976, p. 51, col. 2).
Je rpartirais, de faon rductrice, les rcits originels en deux grandes catgories. Leur construction est rvlatrice de la conception/pratique du monde et des personnes quont les socits qui les forgent ou qui les accueillent. Dune part donc, les rcits de cration, qui distinguent un Crateur (gnralement Personnalis) de sa crature dsacralise ; et dautre part les mythes de manifestation dans lesquels le monde est une manation divine (dans ce cas le Divin nest pas ncessairement une Personne, il peut aussi bien sinscrire dans un polythisme panthiste sans personnalisation unifiante), Univers man, En to Pan, qui nest alors pas distinct du Divin. Suivant cette analyse, lagir fondamental, paradigmatique, se distribue entre cration et transformation. Nos socits occidentales contemporaines sinscrivent radicalement dune faon dominante, et malgr la fameuse phrase de Lavoisier ( rien ne se perd, rien ne se cre, tout se transforme ) et ses nombreuses dclinaisons, du ct du ple crationniste de cette tension.
201
accs lmotion. Et cet accs correspond une introduction prendre quasiment au sens mondain du terme, cest--dire comme une entre en relation :
ARTISTE, subst. et adj. ... la plupart des motions sont grosses de mille sensations, sentiments ou ides qui les pntrent : chacune delles est donc un tat unique en son genre, indfinissable, et il semble quil faudrait revivre la vie de celui qui lprouve pour lembrasser dans sa complexe originalit. Pourtant lartiste vise nous introduire dans cette motion si riche, si personnelle, si nouvelle, et nous faire prouver ce quil ne saurait nous faire comprendre. Il fixera donc, parmi les manifestations extrieures de son sentiment, celles que notre corps imitera machinalement, quoique lgrement, en les apercevant, de manire nous replacer tout dun coup dans lindfinissable tat psychologique qui les provoqua. Ainsi tombera la barrire que le temps et lespace interposaient entre sa conscience et la ntre ; ... BERGSON, Essai sur les donnes immdiates de la conscience, 1889, p. 26. DONNER, verbe. Le livre quun crivain doit crire, le sujet quil doit choisir, cest celui qui lui permet demployer toute son exprience, dentrer en relation avec toutes les motions quil a accumules dans son me, le livre qui lui donne occasion de dployer son me. BARRS, Mes cahiers, t. 12, 1919, p. 60.
Nous recroisons ici lmotion comprise comme richesse intrieure de lme caractristique dune prsence202. Rciproquement ds lors, cette prsence peut aussi tre saisie comme une introduction ou une possibilit daccs que cre ou quoffre lmotion. Celle-ci si luvre et lartiste y parviennent ouvre, donne accs au monde commun nouveau, renouvel, de luvre, de lartiste et du destinataire. Ce monde commun peut ainsi tre entendu comme traduisant et rsultant de lmotion esthtique, cest--dire la capacit de mise en prsence. Le monde commun ou la mise en prsence manifestent un mode transform dapprhension de la ralit, un rapport renouvel au monde, et mme laccs un autre monde (do parfois les accents de surnaturalit) :
IMPRESSION, subst. fm. b) Dans le domaine artistique. Mode dapprhension de la ralit privilgiant la sensation, lmotion sur toute dmarche rationnelle, intellectuelle ou rflexive. CONTENIR, verbe trans. Sans cesse nous comparons la peinture la musique, et la musique la peinture, parce que les motions que nous prouvons nous rvlent des analogies o lobservation froide ne verroit que des diffrences. Chaque plante, chaque fleur contient le systme entier de lunivers ; un instant de vie recle en son sein lternit, le plus foible atome est un monde, et le monde peut-tre nest quun atome. Mme DE STAL, De lAllemagne, t. 4, 1810, p. 248. AGGRAVER1, verbe trans. ... les vnements religieux de cet t, bien loin davoir dtourn ma facult dmotion musicale, lont aggrave au sens plein du terme par o jentends que ce sentiment gnral de gravit accrue de toutes choses a pour rsultat que quand jentends de la grande musique il me semble, si je puis dire, que la densit de la surnature spaissit tout ensemble et plane, et que lon est comme envelopp dau-del. Ch. DU BOS, Journal, nov. 1927, p. 354.
Les capacits motionnelles de mise en prsence et daccs au surnaturel sont troitement cohrentes avec la mtaphore smiotique de lmotion, mais lenjeu de lart de (faire) devenir autre par lmotion correspond galement avec le processus dalination, dgarement ou de rendre-tranger--soi-mme, avec lequel concide en
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grande partie lassociation de lmotion et de la folie203. Ces pouvoirs de convocation ou de donner accs un autre monde, permettent lart de fonctionner en mme temps suivant deux systmes. Dune part, un mulateur (au sens informatique), un vocateur, un dclencheur, un (re)crateur du monde ; et dautre part comme un principe de mmoire de lmotion, cest--dire de conservation et de rcupration, permettant de retrouver ce monde autre (ou cet autre monde), den donner ou raviver laccs, den renouveler la mise en prsence. Et la mme chose est bien sr valable rciproquement pour le fonctionnement de lmotion vis--vis de lart.
RANIMER, verbe trans. Je ne puis exprimer lmotion que je ressentis, un dluge de pleurs couvrit mon visage, tous mes souvenirs se ranimrent : rien ne retrace le pass comme la musique (STAL, Corinne, t. 2, 1807, p. 405). CONSERVATION, subst. fm. LHomme soccupa (...) de crer plus de rgularit encore en inventant des procds de conservation... Conservation matrielle... Conservation des observations : mmoire fixe, criture, dessin. Conservation et rcupration volont des motions : posie, musique, prire, etc. (VALRY, Mauvaises penses et autres, 1942, p. 216).
Ce fonctionnement, pour lequel posie, musique et prire sont explicitement associs, annonce les rapports entre motion et spiritualit abords dans une section prochaine. Enfin, et partir de ce qui a t montr jusquici, mais sans quil ait t possible de lappuyer sur le corpus, il me semble possible de proposer une hypothse sur le fonctionnement global de lmotion. En effet, le raisonnement men propos de lmotion esthtique selon lequel lmotion fonctionne comme accs ou comme convocation delle-mme, pourrait certainement tre gnralis lmotion tout entire du moins de faon assure en ce qui concerne les versions positives de lmotion prsentes ci-dessus. De fait, un parallle peut aisment tre tabli entre lmotion esthtique et notamment son usage comme critre discriminant artistique et lmotion comme critre dhumanit. De plus, nous avons vu auparavant que cet usage discriminant rpondait symtriquement lemploi de lmotion comme critre discriminatoire dans le cas des versions ngatives de lmotion.
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Cf. supra, pages 315-316. Ici encore, comme chacun laura not, versions positives et ngatives de lmotion sentrecroisent.
Dans cette perspective, luvre artistique est spectacle, et cest en ce sens mme quelle suscite lmotion :
CHOC, subst. masc. b) motion intellectuelle frappant lindividu la vue dune uvre artistique.
Mais rciproquement, le spectacle est lui-mme institu en tant qumotion. Nous le construisons ainsi comme ce qui bouleverse le rapport au monde, en mme temps quil (re)construit ce rapport, ce qui rsout temporairement le hiatus entre lindividu, en tant quentit spare, et le monde environnant. La rsolution en question se fonde sur deux axes. Dune part le principe dauthenticit tudi plus haut et qui suit ici la formule du jeu thtral, tout la fois distanciation de la ralit et ralit elle-mme : le spectacle est en mme temps fiction et vcu (lmotion ressentie par le spectateur est bien relle, bien plus, son intensit mme atteste de la ralit de ce vcu), cest--dire, dans le mme mouvement constitutif, distanciation et identification :
AFFRIOLANT, ANTE, part. prs. et adj. Tout en foulant la mousse des sentiers, il revit, non sans motion, le spectacle affriolant de cette blanche figure aux cheveux moutonnants, de ces beaux yeux pleins de sourires et de ce bras nu avec le petit signe noir au-dessus du coude. A. THEURIET, La Maison des deux barbeaux, 1879, p. 37. JONGLERIE, subst. fm. Jai le malheur, car cen est un peut-tre, de ntre jamais dupe de ces jongleries sentimentales, de ces motions froid, de ces douleurs solennelles qutalent nos comdiens, et sur-tout nos comdiennes de socit. JOUY, Hermite, t. 2, 1812, p. 320.
PAPILLOTEMENT, subst. masc. Mme le trs grave dbat qui sy joue [dans une pice de Giraudoux] semble un jeu desprit, un tournoi. Lmotion de certaines scnes se dgage mal du papillotement et du chatoiement dont un style trop prcieux les revt. GIDE, Journal, 1931, p. 1093. MLODRAME, subst. masc. Le besoin des motions vives est la source des plus grands plaisirs causs par les Beaux-Arts, il ne faut pas en conclure quon doive changer les tragdies en mlodrames, ni les comdies en farces des boulevards (STAL, Allemagne, t. 3, 1810, p. 193). SIPHONNER, verbe trans. Une fois sur le plateau, et en prsence du public, le comdien doit se souvenir quil na pas seulement dmontrer un personnage, mais tre ce personnage, ou manifester quil lest. Il devra acqurir un mcanisme de scurit qui siphonne et provoque ensuite lmotion par habitude (Arts et litt., 1936, p. 64-12).
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Et dautre part, la notion d extraordinaire , sans doute comprendre au sens premier, cest--dire comme extra-ordinaire, autrement dit, en tant quil constitue le versant oppos et symtrique du banal, de lhabitude, comme mise en prsence et renouvellement du monde.
ROUGEUR, subst. fm. Elle ressentit une motion extraordinaire. Dabord elle devint toute blanche, le sang affluant au cur ; puis, la raction se faisant, une rougeur aimable lui couvrit comme un nuage rose le front, les joues, et ce quon entrevoyait de son sein sous la gorgerette (GAUTIER, Fracasse, 1863, p. 481). DCIDER, verbe. ... je regardais et jcoutais sans bouger, tudiant lmotion trs-visible de Jonquille, qui semblait hsiter et se livrer un combat intrieur fort extraordinaire. Enfin elle sarme de rsolution, vole dun seul lan jusqu la soucoupe, crie un instant, esprant que la nourriture viendra delle-mme son bec; puis elle se dcide et entame la pte. SAND, Histoire de ma vie, t. 1, 1855, p. 19.
Lmotion religieuse
Moins dveloppe que lmotion esthtique et sans doute faut-il y voir notamment la nature littraire204 du corpus mme , la dernire version positive de lmotion quil est possible de traiter partir du TLFi correspond lassociation de lmotion et de la religion ou de la spiritualit.
AMOUR, subst. masc. (except. fm.) Mais lamour romanesque a une date : il a surgi au moyen ge, le jour o lon savisa dabsorber lamour naturel dans un sentiment en quelque sorte surnaturel, dans lmotion religieuse telle que le christianisme lavait cre et jete dans le monde. Quand on reproche au mysticisme de sexprimer la manire de la passion amoureuse, on oublie que cest lamour qui avait commenc par plagier la mystique, qui lui avait emprunt sa ferveur, ses lans, ses extases ; en utilisant le langage dune passion quelle avait transfigure, la mystique na fait que reprendre son bien. H. BERGSON, Les Deux sources de la morale et de la religion, 1932, p. 39.
ENTHOUSIASME, subst. masc. 2. P. ext. tat de ferveur, dmotion religieuse intense donnant lintuition de vrits religieuses ou de ralits supra-naturelles (oppos raison, intelligence). LYRIQUE, adj. et subst. a) Genre, posie lyrique. Genre potique caractris par lexpression de sentiments ou dmotions lis des thmes religieux ou existentiels dans des formes rythmiques permettant le chant ou la dclamation avec accompagnement musical. MTIER, subst. masc. vitons de faire mtier et marchandise des mystrieuses allgresses et des ineffables motions de notre vie religieuse (AMIEL, Journal, 1866, p. 128). TOUCHER1, verbe trans. RELIG. [En empl. part. pass dans la loc.] Inspirer des motions dordre religieux, spirituel.
Ici encore religion et spiritualit entretiennent, selon une version dominante, le mme rapport dopposition vis--vis de la raison ou de lintellect que lmotion, et le mme statut minor :
Littraire un premier et un second degr : le TLFi est un objet lexicographique et littraire construit lui-mme partir dune base de donne constitue principalement de textes littraires.
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Pourtant, comme dans le cas des liens entre motion et art tudi linstant, du fait que la religion est considre comme une spcificit humaine, elle peut tre valorise en association avec lmotion sans mettre en danger les principes fondamentaux de nos socits, au premier rang desquels la construction de lidentit humaine.
AMI, IE, subst. ... quand la vie nous chappe, nous nous lanons vers une autre vie. Ainsi la religion est de son essence la compagne fidle, lingnieuse et infatigable amie de linfortun. Ce nest pas tout. Consolatrice du malheur, la religion est, en mme temps, de toutes nos motions, la plus naturelle. B. CONSTANT, Principes de politique, 1815, p. 131.
Bien plus, de mme que lmotion esthtique, lmotion religieuse fonctionne selon des schmas relativement diffrents de ceux structurant les motions de la version dominante : nous avons dj signal une circulation privilgie sur le mode de linspiration ; cela sajoute en particulier, et malgr la dvalorisation et le rabaissement spatial vis--vis de la raison ou de lintellect, le fait que lmotion religieuse ou spirituelle, nous lavions aussi esquiss, se voit attribuer un statut, une position levs :
EXALTATION, subst. fm. a) Domaine thique, relig. Action dinspirer quelquun des sentiments levs, nobles, de le porter un trs haut degr dmotion spirituelle ; rsultat de cette action. Exaltation mystique, religieuse.
EXALT, E, part. pass et adj. Domaine thique, relig., philos. Qui est inspir de sentiments levs, nobles ; qui est port aux rflexions mtaphysiques, aux grandes motions spirituelles. me, dvotion exalte. Le sentiment religieux foment
inconsidrment (...) venant concider avec les dispositions religieuses dj trs-exaltes de quelques villes et villages (BONSTETTEN, Homme Midi, 1824, p. 221).
EXALTER, verbe trans. a) Domaine thique, relig., philos., pol., idol. Inspirer des sentiments levs, nobles ; porter aux rflexions mtaphysiques, aux grandes motions spirituelles, aux opinions extrmes ; dvelopper lardeur convaincre, combattre.
SUBLIME, adj. et subst. b) [En parlant de choses] Qui, trs haut dans la hirarchie des valeurs esthtiques, morales ou spirituelles, suscite ladmiration ou provoque une motion. PURIFIANT, -ANTE, part. prs. et adj. B. Domaine abstr., mor. Douleur purifiante ; motion purifiante.
Enfin, peut-tre en cela est-il concevable, dans la perspective de cette lvation ou de cette position haute, de considrer alors lmotion religieuse comme accs ou possibilit daccs lmotion non seulement comme prsence mais mme comme prsentification, mise en prsence :
CONSERVATION, subst. fm. LHomme soccupa (...) de crer plus de rgularit encore en inventant des procds de conservation... Conservation matrielle... Conservation des observations : mmoire fixe, criture, dessin. Conservation et rcupration volont des motions : posie, musique, prire, etc. (VALRY, Mauvaises penses et autres, 1942, p. 216).
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REMISE, subst. fm. Messe et communion dune intense motion et dune totale remise Dieu (DU p. 218).
BOS,
Journal, 1928,
COMMUNION, subst. fm. 4. ... jprouvai alors un certain respect en traversant le vieux fleuve (...). Ce nest jamais sans motion que jentre en communication, jai presque dit en communion, avec ces grandes choses de la nature qui sont aussi de grandes choses dans lhistoire. HUGO, Le Rhin, 1842, p. 112.
Ce point permettrait sans doute dclairer diffremment lune des proprits mises en vidence plus haut, savoir le caractre ineffable, en regard de la dynamique apparemment contradictoire de circulation de lmotion.
PURIFIANT, -ANTE, part. prs. et adj. Le sacr a une vertu purifiante. Lmotion religieuse entoure le front dune aurole, et fait connatre au cur un panouissement de joie ineffable (AMIEL, Journal, 1866, p. 49).
mon Champavert ? quel soleil a donc fondu la glace de votre cur ? Ah ! vraiment, il vous sied bien, aprs deux mois dabsence, de venir jouer lamoureux (BOREL, Champavert, 1833, p. 235). Alors a vraiment cest complet ! Jamais tu mentends ! Jamais je te laisserai descendre ! Tas pas fait assez limbcile ? (CLINE, Mort crdit, 1936, p. 521).
Toutefois, force est de constater ici (et ce principe est souvent valable, y compris dans dautres configurations) que ces points sont trs discutables : loral comme lcrit, il est douteux de soutenir que ces occurrences de en vrit ou vraiment marquent lmotion plus spcifiquement que la phrase prise dans sa globalit, que lon considre la question dun point de vue syntaxique ou smantique205. Nous pouvons entendre ces analyses comme un cho des tentatives, dj anciennes, tout aussi peu convaincantes : dans lentre-deux-guerres, H.J. Pos tentait dj de distinguer le mais surpris, le donc impatient, le pourquoi mcontent ou revche, le non tonn ou incrdule, les particules temporelles enfin et toujours en usage affectif 206. Cependant, nous sommes l, lvidence, dans lanecdotique en ce qui concerne le rle et le fonctionnement de lmotion dans le langage. De faon plus gnrale, le TLFi mentionne lusage des interjections pour exprimer lmotion :
INTERJECTION, subst. fm. A. GRAMM. Mot invariable, autonome, insr dans le discours pour exprimer, dune manire vive, une motion, un sentiment, une sensation, un ordre, un appel, pour dcrire un bruit, un cri.
Nous retrouvons ici aussi une position qui est dj ancienne, puisquelle sinscrit dans la longue ligne des thories linguistiques mdivales207 (elles-mmes dans la continuit des propositions de grammairiens de lAntiquit tardive comme Donat) pour lesquelles linterjection constitue le paradigme du langage motionnel ou affectif208. Linterjection, alors quelle est associe lmotion, sape par son troitesse sociolinguistique mme la comprhension que nous proposons rgulirement de lmotion et de son expression. Linterjection correspond en effet la rduction a minima du caractre verbal de lmotion, cest--dire, de faon traditionnelle, tout la fois sa double articulation linguistique et son principe smiologique. En cela lassociation de lmotion et de linterjection sinscrit sans difficult dans le cadre de lopposition fondatrice entre raison et motion. Mais si dans la perspective de cette opposition et dune approche reprsentationnelle ou smiotique du langage, la distinction entre lmotion et son expression semble simposer, en mme temps cette distinction a t ci-dessus continuellement conteste dans la pratique sociolinguistique par le corpus, lune tant non seulement utilise de faon quasi quivalente pour lautre, mais leur non diffrenciation tant souligne de faon persistante et insistante et savrant fonctionnelle de surcrot.
Dautant que les tournures merde ! , en vrit ou vraiment sont, prises dans leur contexte, smantiquement trs pauvres, et mme quasiment vides. 206 POS H.J., Remarques sur les particules, leurs fonctions logiques et affectives , in MIGLIORINI Bruno et PISANI Vittore (ds), Actes du IIIe Congrs International de Linguistes (Rome, 19-26 septembre 1933), Florence, Felice le Monnier, 1935, pp. 138-141, cit par FOOLEN Ad, The expressive function of language: Towards a cognitive semantic approach , pp. 15-31, in NIEMEIER Susanne et DIRVEN Ren (ds), The Language of Emotions, op. cit., p. 26. 207 Nous reviendrons plus loin en dtails sur les thories linguistiques mdivales et leur traitement de linterjection (cf. ci-dessous, pages 489-496). 208 videmment, les textes mdivaux ne parlent pas d motion puisque le concept est beaucoup plus rcent (cf. ci-dessus, pages 205-207), toutefois la continuit des discours et des raisonnements qui les sous-tendent est frappante.
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Lmotion indescriptible et son expression, ou quel principe smiotique au fondement de lefficace langagire ?
Les consquences de cette contestation dune distinction qui peut pourtant sembler fondamentale (tant elle est fondatrice) doivent tre tires autant que faire se peut. Mais avant cela, je souhaite attester de la pertinence, ici, des interrogations sur le langage motionnel, sur lmotion linguistique ou sur le langage des motions :
MOTIF, IVE, adj. SYNT. Accs, comportement, facteur, geste, langage motif ; agitation, crise, explosion, raction, tension motive. ESQUISSER, verbe trans. Il y a donc un rapport entre lexpression naturelle de lacte, et la fin plus ou moins intentionnelle quil se propose. Le langage des motions est lbauche spontane des mouvements propres contenter les besoins ou parer les dangers ; un geste esquisse souvent tout un drame en action. BLONDEL, Action, 1893, p. 209.
Si jai affirm linstant quil tait difficile de considrer que certains lments linguistiques puissent tre spcifiques de lmotion, a contrario, il est ais de constater que se pencher sur les relations entre langage et motion, cest bien sr retrouver tout dabord la longue tradition dassociation entre la rhtorique et lmotion, le pthos tant lune des trois perspectives ( ct du logos et de lethos) selon lesquelles lactivit rhtorique est pense.
PATHTIQUE, adj. et subst. masc. b) Art (en rhtorique) de provoquer une motion vive et profonde.
Cette association focalise lattention sur lefficace du langage, cest--dire se polarise sur le fonctionnement sociolinguistique compris comme action, mme si, gnralement, cette action est conue comme ayant un domaine dapplication circonscrit essentiellement l intriorit des interlocuteurs les effets sur le monde tant plus symboliques que physiques.
COMPRHENSION, subst. fm. Personne (...) navait (...) os diviser ce point lefficace de la parole de la facilit de comprhension. Personne navait distingu si consciemment les deux effets de lexpression par le langage : transmettre un fait, produire une motion (VALRY, Varit III, 1936, p. 17).
Dans cette perspective, lefficace ou laction du langage combine lmotion et ce qui la provoque : nous retrouvons ici encore une ambigut dj signale plus haut. Lagir linguistique de lmotion ne se distingue en cela en rien de ses autres modes daction :
MOTION, subst. fm. Certaines combinaisons de paroles peuvent produire une motion que dautres ne produisent pas, et que nous appellerons potique. VALRY, Varit V, 1944, p. 137. [] Qualit chaleureuse, lyrique de la sensibilit ; cur, ardeur. Avoir de lmotion, de la chaleur. Toute
loquence doit venir dmotion, et toute motion donne naturellement de lloquence (JOUBERT, Penses, t. 2, 1824, p. 118).
Mais, bien plus encore, nous retrouvons galement lopposition entre raison et motion dans laquelle sinscrit et qui gouverne le fonctionnement linguistique. Autrement dit, lefficace du langage est structure par cette opposition ou inversement cette opposition travaille notre comprhension et notre pratique de lefficace linguistique. Il est important de rappeler ici la distinction traditionnelle entre lmotion et son expression. Or cette distinction en croise plusieurs connexes les unes avec les autres : celle, dans les thories smiotiques, entre le signifi et le signifiant, ou pour employer des termes plus classiques et plus gnraux, entre le concept et son instanciation, mais aussi plus amplement entre la thorie et la pratique, lesprit et la lettre, entre essence et existence, vrit et apparence, substance et accident, ncessit et contingence, ou encore forme et matire. Remarquons donc au passage que ces diffrenciations, elles aussi, sont contestes par la non disjonction entre lmotion et son expression. En outre, dun point de vue plus spcialement (socio)linguistique, la nondiffrenciation entre lmotion et son expression interroge aussi le principe linguistique, fondamental dans nos socits, dune distinction entre mots et choses, ou plus exactement le postulat de rfrence, dadquation ou de correspondance, qui est cens les articuler209. En effet, ds la fin de lAntiquit, on a tent de rsoudre les difficults scientifiques engendres par la distinction entre les mots et les choses et les apories qui sen dgageaient, en redoublant cette distinction, cest--dire en lappliquant une nouvelle fois aux mots210. En dautres termes, il a t tent historiquement de sortir de ses impasses en considrant quil fallait accentuer lapplication du principe de distinction (qui en tait pourtant la source) plutt que dinterroger ce principe de rfrence. Avant de tenter de le renouveler, il convient toutefois de relever que ce principe disjonctif est luvre au cur mme de la question du langage de lmotion211, quil se fonde sur lopposition entre raison et motion, et que cette opposition
209 Dans le mme mouvement qui disjoint mots et choses, ou langage et monde, ce principe construit leur relation et rciproquement. Les principes de disjonction et de rfrence en question ne forment donc quun mme processus. Comme nous le dvelopperons dans le prochain chapitre (qui est spcialement ddi cette question), je prcise ds maintenant quil ne sagit pas de contester que mots et choses puissent tre distingus, mais que leur distinction nous prexistent, que les choses sont dj l par principe et quil ne nous reste qu les dsigner (cest--dire qu les connatre). Car nous devons sans cesse reconstruire notre monde commun. 210 Aristote complt par Porphyre et Boce, fournit, notamment, le cadre gnral de la rflexion sur la signification en inscrivant le rapport des mots aux choses dans une structure tripartite forme par la vox (son vocal), lintellectus (intellection ou affection de lme) et la res (la chose signifie), laquelle tablit la fois un lien (celui du rapport naturel et universel de ressemblance entre les tats de lme et les choses) et une distance (celle du rapport non naturel, problmatique et rvocable des mots aux dits tats) entre le langage et le rel, et, de ce fait mme, appelle une distinction plus affirme entre la relation directe de symbolisation (le rapport du mot ou symbole, vox, la pense ou rfrence, intellectus, conceptus, intentio), la relation directe de rfrence (le rapport de la rfrence au rfrent, res) et la relation indirecte de supplance (le rapport du symbole au rfrent). (DE LIERA Alain et ROSIER Irne, La pense linguistique mdivale : Courant, Auteurs et Disciplines , pp. 115-129, in AUROUX Sylvain, Histoire des ides linguistiques, tome 2 : Le dveloppement de la grammaire occidentale , Lige/Bruxelles, Pierre Mardaga diteur, 1992, p. 122.) 211 Je rappelle la clbre phrase, souvent attribue Jean Cocteau : il ny a pas damour, il ny a que des preuves damour .
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questionne la faon selon laquelle nous pouvons comprendre lagir linguistique. De fait, ce nest certainement pas sans de bons motifs, ni au seul prtexte de la centralit que nous attribuons la notion de raison et cause de son opposition constitutive avec celle dmotion, que nous lincluons souvent dans la prsentation de nos dfinitions des lments linguistiques de base et de leur fonctionnement :
PRDICATION2, subst. fm. La phrase est une unit de communication (...). Communiquer nest pas seulement informer, ce peut tre solliciter une information, exprimer une motion ou une volont Lar. Lang. fr., p. 4556. SIGNIFIER, verbe trans. Vous le savez comme moi, il sagit beaucoup moins de signifier que de crer chez le lecteur une motion ou une sensation potique (AYM, Confort, 1949, p. 165).
Cest aussi parce que nous distinguons raison et motion (cest--dire lindividu et le monde, lindividu et le collectif212) que nous distinguons les mots et les choses213 ; et nous pensons cette diffrenciation en termes dadquation, de correspondance, ou, pour le dire simplement, nous considrons que le langage dit le monde matriel ou symbolique, physique ou social, naturel ou culturel. Nous avons donc lhabitude de prsenter cet agir linguistique en alignant le langage sur le modle de la raison et donc en dclinant les principes traditionnels attribus lagir rationnel : la computation reprsentationnelle214. Or cette computation reprsentationnelle, ce principe de rfrence ont t radicalement compromis, nous lavons vu, tout dabord en raison de la nondistinction entre lmotion et son expression, et ensuite du fait que lmotion soit indescriptible , inexprimable , etc. :
FROID, FROIDE, adj. et subst. masc. En partic. [En parlant dune uvre dart ou dun artiste considr du point de vue de son uvre] Qui nmeut pas, qui manque de vie ou dclat. Orateur, style froid. Mais que les mots sont froids pour peindre les motions ! (DELACROIX, Journal, 1823, p. 31). MOTION, subst. fm. b) [Lmotion est dorig. esthtique, spirituelle, mystique] motion mystrieuse, rare. La vie de la musique divine et illimite, dans le monde des motions sans nom (MALGUE, Augustin, t. 2, 1933, p. 191).
212
Nous lavons vu plus haut (cf. pages 358-367), la distinction entre lindividu adulte (homme achev, rationnel parce que distanci du monde, impassible, nen subissant pas linfluence) et lenfant (ou ses diffrentes dclinaisons, la femme, le fou, le sauvage, le colonis, lanimal, etc.) redouble celle entre lindividu et le monde (conu comme lindiffrenci, le collectif). Cf. aussi ce sujet ce qui a t analys ci-dessus, pages 179-190). 213 Ces deux distinctions (que nous pouvons faire correspondre avec celle qui oppose lesprit et la chair) sont similairement articules par un principe et une posture de distanciation qui est en mme temps disjonction : cest le mouvement fondateur de la connaissance (prsente de faon contraster avec laction) qui constitue galement, comme nous lavons vu, lindividu. Le langage reprsentationnel, cest--dire disjoint du monde et ddoublant le monde assume un rle fondamental et fondateur en tant quinstrument de la connaissance par lindividu, individu lui-mme dfini par ce mme mouvement de prise de distance et de connaissance (la masse, le collectif tant caractriss par lmotion et non la raison). 214 Cf. supra, note 18 page 199. Cette question sera dveloppe et examine dans le prochain chapitre (cf. ci-dessous, partir de la page 414).
Ds lors, il apparat que la mtaphore smiotique de lmotion fonctionne comme une mise en pratique dun caractre problmatique de lmotion : si nous tentons de synthtiser ce que nous avons essay de mettre en vidence en le dclinant sous ses diffrents aspects, il apparat au final que nous construisons lmotion comme une rsolution dune impossible disjonction, savoir un entre-deux servant dune part fonder par dngation si lon peut dire ou prolonger et dpasser le processus dindividuation, et dautre part rconcilier tre et devenir. Ces deux points sont videmment corrls mais le second est sans doute le plus important pour la question de lagir (socio)linguistique. En effet, le langage a t traditionnellement considr comme pouvant dire ou reprsenter le monde extrieur (i.e. mis distance, objectiv et, comme nous lavons vu, tout la fois mis distance donc et parce que contrl, cest--dire rationalis). Cependant, cest parce que le monde en question est un monde qui est plus quil ne devient que le langage peut le dire : fonctionnant avec des entits stables (ou du moins dont lvolution serait peu pertinente ni perceptible pour ses utilisateurs), le langage ne peut reprsenter, correspondre ou tre en adquation avec un monde en devenir215. Cependant la mtaphore smiotique de lmotion tout la fois utilise (cest-dire fait fonctionner) le caractre problmatique dun monde cliv par une conception et une pratique mtaphysique jentends par l un monde apprhend comme un entre-deux, partag (notamment entre tre et devenir). Elle met en question le rapport entre motion et langage, en particulier au moment o elle entre en rsonance avec la comprhension traditionnelle de la mtaphore comme transfert smantique, squat smiologique du signifiant dun mot par le signifi dun autre. Car cest ce principe mtaphorique au fondement duquel se trouve la comprhension habituelle du signe linguistique et du fonctionnement langagier. Ltude du corpus tabli partir du TLFi est insuffisante pour nous permettre daller plus loin immdiatement. Mais en dfinitive, sil ne permet pas de dgager des explicitations de cet agir linguistique et de dpasser les questions spcifiques de lefficace motionnelle, les rapports que nous avons pu tablir entre lmotion et le langage sont nanmoins troits ; la mtaphore smiotique de lmotion en est lun des chos. Cette mtaphore sappuie en effet prcisment sur un usage discursif de lmotion comprise comme un langage en elle-mme. Nous avons galement vu que la circulation de lmotion pouvait tre verbalise comme une communication dans les mmes termes que lchange linguistique. Ce rapprochement entre la mtaphore smiotique, les principes circulatoires de lmotion et la longue histoire de lintrt de la rhtorique pour les motions laisse ainsi deviner si ce nest entrevoir lexistence de rapports fondamentaux, constitutifs, entre langage et
215 Il est tentant ici de souligner la correspondance entre ce qui vient dtre dit et le fait que, dans la version dominante, il nexiste pas de processus dmotionalisation, mais uniquement un processus de rationalisation (cf. supra, page 214). Or cette rationalisation sapplique la personne mue cest--dire lmotion (elle-mme dynamique comme nous lavons vu, pages 269 et suivantes), et non pas la raison.
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motion, et donc la possibilit, partir dun clairage renouvel de ces rapports, de proposer une comprhension complte de lagir sociolinguistique ou langagier. Pour avancer davantage, sans doute sera-t-il pertinent de sappuyer sur les versions alternatives de lmotion et les principes dynamiques, efficaces, qui peuvent en tre dgags. Comme nous lavons vu, ces modles ne sont pas contradictoires avec la version dominante et traditionnelle : ils la dpassent plus quils ne sy opposent. Et ces modles appellent une nouvelle comprhension du signe, non plus linguistique et mtaphysique mais sociolinguistique voire le dpassement de la notion de signe mme. Enfin, pour nous aider renouveler ou transformer la comprhension que nous avons du fonctionnement sociolinguistique, il sera assurment pertinent de nous pencher sur les littratures et thories linguistiques historiquement premires puisque le langage y est fondamentalement motion :
GENRE, subst. masc. Et, de fait, les genres par lesquels dbutent toutes les littratures, lpope, lode, llgie, la tragdie, le conte (...) expriment des motions, soit de lauteur, soit de ses personnages. BENDA, Fr. byz., 1945, p. 153.
En conclusion, je souhaiterais prciser que les modles mtaphoriques qui ont t prsents ci-dessus, ainsi que les cohrences qui se dessinent entre eux, nont pas, mon sens, vocation tre confronts des questions du genre : croyons-nous ces modles ? nous servent-ils de schmas conceptuels ? Les questions de croyance ont en effet depuis dj quelque temps fait preuve de leurs carences scientifiques216, et les schmas conceptuels ne me paraissent pas dissociables dautres lments des habitudes quils constituent ventuellement. Lobjectif vis tait, plus modestement, de proposer un tableau synoptique le plus exhaustif possible de nos habitudes de verbalisation de lmotion et un aperu des consquences que nous pouvions en tirer. Mais lintrt principal que jaccorderais ce travail, si nous le considrions comme un rsultat en soi (et jai annonc que je souhaitais plutt le mobiliser comme un outil au service des dveloppements qui vont suivre), rside surtout dans lexplicitation de modles alternatifs de lmotion. La question troublante, mais qui dborde ltude de corpus prsente ici, ne devient-elle pas comment et pourquoi la littrature (scientifique, en particulier) a clips ces versions alternatives de lmotion ? Cest notamment cette question que nous avons tch dapporter des lments de rponse dans le prcdent chapitre. Elle sera aussi complte par ceux labors dans le prochain.
216
Nous reviendrons avec davantage de dtails sur ce point (cf. ci-dessous, pages 448-457).
Ltude du corpus tir du TLFi nous a permis de soulever la question du fonctionnement sociolinguistique non pas selon une perspective philosophique, pour un objectif et une dmarche purement spculatifs, mais sur la base de la mise en vidence dusages sociolinguistiques. Cest galement partir delle que nous avons pu esquisser les pistes qui restent maintenant explorer et les principes sur lesquels sappuyer pour une telle investigation. Nous tcherons donc dans le prochain chapitre dapprofondir le renouvellement que je souhaite proposer au fonctionnement sociolinguistique du langage.
Chapitre
Le panorama historique retraant dans le premier chapitre la gense de la notion dmotion, ainsi que lanalyse de la verbalisation de lmotion propose partir de ltude du corpus extrait du TLFi dveloppe dans le deuxime chapitre, ont abouti, dune part, ltablissement de fortes corrlations entre contrle et distanciation, cest--dire la mise en vidence dune symtrie et dune intrication entre ce que jai appel les mtaphores tyrannique et smiotique. Ils ont permis de proposer, dautre part, en particulier partir des modles alternatifs de lmotion (ses versions positives notamment) des possibilits dinvestigation du fonctionnement linguistique dont il nous reste maintenant explorer et tester la gnralisation. Notre tradition philosophique, savante puis scientifique, a en effet amalgam, primo, la comprhension de lesprit, celle de lindividu puis du sujet, celles de la raison et des passions : cest cette conjonction que nous avons essay de mettre en vidence et de dconstruire dans notre tude de la cristallisation platonicienne et de ses prolongements historiques1. Secundo, elle a intimement connect la comprhension de lesprit, celle de la connaissance et celle du langage, et corollairement celle de laction (le langage est alors dabord fait non pas pour agir mais pour reprsenter). Nous avions dailleurs pu deviner, notamment avec la mtaphore smiotique, les premiers lments de cette deuxime coordination (cest son principe qui va maintenant nous occuper) et de la connexion entre ces deux aspects, qui sont deux faces ou deux versions de ce qui semble fonctionner comme une problmatique unique ce que jai tch dillustrer dans les deux premiers chapitres. Il sagira donc dabord pour nous, sans mme chercher les relier ncessairement entre eux, de reprer quelques moments importants plus significatifs pour notre rflexion, cest--dire pour les lments quils pourraient nous aider formuler et comprendre, que pour le rle historique quils auraient pu jouer. Notre ambition ne sera donc pas de reconstituer une quelconque gnalogie des linguistiques contemporaines.
Cf. ci-dessus, ltude de lmergence historique de la notion dmotion, partir de la page 27. Cf. ce qui a t expliqu en Introduction, pages 10 et suivantes.
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dune autre, mme distante, notre univers socioculturel) dont la multiplication serait superflue ; et dautre part, nous ne nous aventurerons pas dans une gnalogie des thories linguistiques occidentales parce que ce travail dborde notre proccupation prsente et surtout parce que les aspects linguistico-gnosologiques sur lesquels je souhaite revenir et qui gouvernent toujours nos conceptions actuelles (et leurs lacunes) sont dj intgralement prsents dans nos thorisations ds le moment parmnido-platonicien.
Dj. Kouloughli parle de dnomination, mais peut-tre serait-il plus pertinent de considrer quil sagit plutt dun acte de convocation5.
3
KOULOUGHLI Djamel-Eddine, La thmatique du langage dans la Bible , pp. 65-78, in AUROUX Sylvain, Histoire des ides linguistiques, tome 1 : La naissance des mtalangages en Orient et en Occident , Lige et Bruxelles, Pierre Mardaga, 1989, p. 65. 4 KOULOUGHLI Djamel-Eddine, ibid., p. 66. Dans nos socits, mais le trait ne leur est pas spcifique, il semble y avoir un amalgame, ou du moins une conjonction, entre convocation et dnomination (cf. par exemple, le double sens dappeler en franais, comme dans de nombreuses langues europennes). Nous pouvons trs certainement tablir une correspondance entre cette association et une tendance concevoir le langage fondamentalement
5
Mais dans la Bible, la parole (divine) ne se contente pas de crer le monde (cest-dire dtre la source de lordre premier des choses) ; elle continue aprs la Cration rgir le monde chaque instant :
Par la parole de Yahv, les cieux ont t faits, par le souffle de sa bouche, toute leur arme (Psaumes, 33, 6) Il parle et cela est, il commande et cela existe (Psaumes, 33, 9) Il dit et fit lever un vent de bourrasque qui souleva les flots (Psaumes, 107, 25)
Ces exemples de la force potique de la parole ne sont pas isols ; bien au contraire, de nombreuses autres occurrences se retrouvent tout au long du texte biblique6. Elles peuvent dailleurs tre corrles avec le fait que, comme le remarque R. Brague, le mot hbraque dvr prsente une ambigut intressante. En effet, il signifie aussi bien parole que chose dabord au sens de fait, vnement. 7 Pour donner du sens ce qui vient dtre dit, penchons-nous sur un autre aspect, sur une autre manifestation du langage, corrle avec la premire. Si dire, cest crer, fabriquer ou faire, cela a en effet pour consquence un risque de transitivit du discours indirect. Dire risque toujours de devenir faire ce qui est dit :
Une autre illustration de la conception selon laquelle lnonciation a toujours un effet, peut tre trouve dans le fait que le texte biblique a parfois recours lantiphrase quand lassertion, mme rapporte, mme connue comme mensongre, serait une assertion blasphmatoire. Cest par exemple le cas dans Rois I, 21 : 8-13 : Naboth est accus davoir maudit Dieu et le Roi et est, consquemment, lapid mort. Ce passage fait rfrence deux fois lacte coupable, mais voil : le texte hbraque ne contient pas une seule fois lexpression littrale du verbe maudire (qillel) mais au contraire, les deux fois, son exact oppos bnir (barakh). Le lecteur qui connat la loi pnale judaque[8] et qui comprend lensemble du contexte na bien sr aucun mal restituer le vrai sens, mais il est remarquable que les gardiens de la tradition naient pas assum ici de formuler crment et explicitement ce dont Naboth est (dailleurs injustement) accus. Cest que, dans lunivers mental des hommes de la Bible, dire cest faire, et que laction abominable se trouverait, mme indirectement, ralise par sa simple formulation ! 9
comme une nomenclature et mettre en uvre nos pratiques connexes (apprentissage de la parole, etc.) conformment cette conception. Nous en verrons plus loin une version alternative (cf. ci-dessous, pages 461-474). 6 Cf. notamment Judith, 16, 14, Sagesse, 9, 1, Psaumes, 147, 15 et 18, Job, 9, 7, Psaumes, 107, 20, Isae, 55, 10-11. 7 BRAGUE Rmi, in CASSIN Barbara (dir.), Vocabulaire europen des philosophies. Dictionnaire des intraduisibles, Paris, Le Seuil/Dictionnaires Le Robert, 2004, p. 736. 8 Cf. Lvitique, 24, 10-16 (note dA.C.).
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Certes, dans ce passage, il nest demand lhomme que de nommer des tres qui ont dj t crs, ce qui pourrait sembler accessoire. Toutefois, une telle lecture ngligerait limportance de la distinction du reste de la Cration qui est accorde lhomme travers ce pouvoir de nomination. Dautant quen mme temps quun droit de nomination, une dlgation de pouvoir est confie lhomme. Le rcit de la cration de lhomme auquel se rattache cet pisode, est en effet redoubl dans la Gense (Gense, 1 : 26-28 et Gense, 2 : 4b-24) ; et au pouvoir sur le monde et les tres vivants attribu lhomme dans sa premire version correspond un pouvoir de nomination dans la seconde. Dans les deux cas, le statut ou le sens de la Cration en est profondment mtamorphos, comme le note Dj. Kouloughli :
Jusque l, pourrait-on dire, le reste de la cration existe en soi et ne relve que du projet divin. A partir du moment o elle se voit nomme par lhomme elle existe aussi pour lhomme. Les exgtes ne sy sont pas tromps qui considrent cet pisode comme une sorte de dlgation de pouvoir faite par Dieu lhomme pour grer la terre. Cette prise de possession par lhomme de la cration par lintermdiaire du langage peut tre comprise de deux manires. Dune part, lhomme, en donnant des noms aux autres cratures, leur donne une place dans son univers, et les situe par rapport lui. Dautre part, la matrise du nom des entits qui peuplent le monde est la premire, et sans doute la plus importante tape vers la matrise de ces entits []. 11
10 11
Car ici encore, il ne semble pas sagir de connaissance, mais de pouvoir permis par le langage. Remarquons dailleurs que linterdiction ou lignorance du nom de Dieu ( Yahv dans la traduction franaise), cest--dire limpossibilit de prononcer le ttragramme hvhy (YHWH) prend ds lors un nouveau sens : pouvoir prononcer le nom de hvhy, ce serait possder un pouvoir sur lui, commander hvhy. Et nous pouvons retourner largument comme un indice qui vient confirmer ce qui a t avanc jusquici quant aux conceptions linguistiques smitiques anciennes : ce qui justifie, ce qui donne du sens limprononabilit du ttragramme, cest aussi prcisment ce pouvoir de cration et daction dans/sur le monde qui rside dans la parole. Pour synthtiser lethnolinguistique que nous pouvons sommairement dgager du texte biblique, nous pouvons retenir quelle met un accent particulier sur le pouvoir et lagir qui rside dans le langage, dans la capacit convoquer le monde, les choses ( les nommer et les dnommer) : un pouvoir qui fait exister le monde. Le monde commun nest pas simplement l, donn, prexistant, etc. ; il doit tre construit et dans cette construction le rle du langage apparat comme essentiel. Cette approche du langage comme puissance oprative semble rpandue dans le monde antique mditerranen. Nous trouvons en effet, un principe analogue dans lgypte ancienne : Le dieu initial, pour crer, neut qu parler ; et les tres et les choses voques naquirent sa voix 12, explique S. Sauneron. De mme, les conceptions du langage, telles que nous pouvons les reconstituer dans la Grce archaque, peuvent tre rapproches de ce que lon trouve dans la Bible et dans lunivers hbraque propos du langage.
SAUNERON Serge, Les prtres de lancienne gypte, Paris, Seuil, 1998 (1e d. : 1957), p. 123, cit par DERRIDA Jacques, La pharmacie de Platon , op. cit., p. 107, note 15.
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414 pouvoir non pas tant de mentir (rapport au rel) que de tromper (rapport linterlocuteur) [...]. Les jugements apparemment esthtiques (douceur de miel, etc.) sont galement lis la considration de lefficacit : Quand sa grande voix sortait de sa poitrine et lanait des paroles semblables aux flocons de la neige dhiver, aucun mortel ne pouvait alors disputer contre Ulysse (Iliade, 3, 213). 13
Cette qualit fondamentale de la posie ne pouvait chapper lattention des Grecs : sa capacit dmouvoir, dveiller les passions ; il y avait dailleurs un symbole pour ce pouvoir non-rationnel dun beau discours : le miel.
Les textes caractrisent ces pouvoirs souvent par des termes magiques : qlgw (ensorceler : Odysse 1.337, 12.41, 14.387, 17.514, 18.282 ; Pindare 1 Pythique 11, 4 Nmenne 2 ; Eschyle, Promthe 173) ; khlw (Platon, Euthydme 290a, Protagoras 328d, Phdre 267c : charmer par des enchantements) ; gohtew (ensorceler : Rpublique 413b-d, Phdon 81b, Mnxne 235a, Sophiste 234c) etc. 14
La dcision de Parmnide
Parmnide (ca540-ca450 av. J.-C.), rattach lcole des philosophes dle en Italie du Sud, professe ltre de ltre et le non-tre du non-tre, le primat de ltre sur le devenir, et nonce les qualits de ltre qui en dcoulent. Cest du moins, comme lexplique P. Aubenque, la thse principale que retiennent de son pome intitul Per fsewj (Per phses), Sur la nature15 ceux qui sen sont directement ou indirectement rclams, et aprs eux la tradition historique :
Bien plus, lintrieur mme de la tradition qui se rclamera de lui, la thse inaugurale de Parmnide aura probablement t si bien intriorise et assume quelle en sera oublie, au profit du premier de ses corollaires. Quelle est en effet la thse par laquelle Aristote et aprs lui la tradition doxographique tout entire croient pouvoir rsumer la philosophie de Parmnide ? Estimant quen dehors de ltre le non-tre nest rien, il pense que ltre est ncessairement un et quil ny a rien dautre. Ou encore, selon Thophraste cit par Simplicius : Ce qui est en dehors de ltre est non-tre ; or le non-tre nest rien ; donc ltre est un. 16
DESBORDES Franoise, Les ides sur le langage avant la constitution des disciplines spcifiques , pp. 149-161, in AUROUX Sylvain, Histoire des ides linguistiques, op. cit., tome 1, p. 154. 14 VERVAECKE Geert, Logodadaloi. La critique du langage dans la Grce classique , pp. 134-163, in SWIGGERS Pierre et WOUTERS Alfons (dirs), Le langage dans lantiquit, Louvain et Paris, Leuven University Press / Peeters, 1990, p. 153. 15 fsij, phsis signifie tymologiquement devenir . Cest dabord en ce sens que nous devons comprendre la notion de non-tre. 16 AUBENQUE Pierre, Syntaxe et smantique de ltre dans le pome de Parmnide , pp. 102-134, in AUBENQUE Pierre (dir.), tudes sur Parmnide, tome 2, Problmes dinterprtation, Paris, Vrin, 1987, pp. 107-108. Citations de Mtaph., A 5, 986b29 et de Simplicius, In Phys., 115, 11 (Diels, Dox., 483 ; DK 28A28).
13
Il est difficile dapprcier si la thse fondamentale de Parmnide a t mal assimile, ou si elle est passe inaperue tant elle correspondait un prsuppos faisant dj lobjet dun large consensus ce qui semble plus probable. Le rsultat est lui patent : en focalisant lattention notamment sur une unit de ltre, Aristote formate explicitement lhritage parmnidien et, par-l mme, masque la hardiesse de Parmnide :
Cette prsentation traditionnelle comporte un double dfaut. Dune part, elle privilgie sans vidence suffisante ce qui ntait chez Parmnide quun corollaire parmi dautres dune thse plus originaire : le prdicat de lunit napparat quau v. 6 du fr. VIII, aprs quont t nommes lingnrabilit, lincorruptibilit, lhomognit et linfinit. Dautre part et surtout, cette prsentation, sans doute fonde sur la conviction dAristote et de ses commentateurs que la philosophie ne peut parler dautre chose que de ltant, mconnat loriginalit du point de dpart de Parmnide, qui est prcisment de faire pour la premire fois de ltre le thme de la spculation. 17
Mais, conclut P. Aubenque, Parmnide fait davantage quinstituer ltre comme le thme de la spculation. En effet, en contraste avec ce qui vient dtre rappel propos du langage dans la Grce archaque, il postule implicitement que ltre est le thme du langage, du dire :
Que parler soit dire ltre, telle est donc la dcision qui est au fondement de la thse de Parmnide. Cette dcision fait partie des prsuppositions du pome et ne donne pas lieu une justification explicite. 18
Cest ce coup de force quoiquil est trs probable quil ait t totalement imperceptible pour ses contemporains que Platon valide, nous allons voir comment, avec sa thorie linguistique. Mais avant llaboration de la systmatique platonicienne, la dcision parmnidienne trouve des chos dans la diffusion de lide dune disjonction entre mots et choses. D. Gambarara fait ainsi remarquer :
En polmique avec la conception archaque, lcart et le contraste entre les noms et les choses (onmata et prgmata) est remarqu plusieurs fois, par exemple par Euripide (en particulier dans lHlne de 412) et par Thucydide. Aristophane tmoigne, de son ct, de la lacisation grammaticale de la notion et du terme de justesse : parmi les quadrupdes, quels sont ceux qui sont correctement (orths) masculins ? (Nues v. 659). Dans la problmatique linguistique le discours (lgos) entre en jeu, et bientt il sera un lment essentiel. Dans ce cadre, o langage et signification sont examins avec un intrt nouveau, Gorgias, Protagoras et Dmocrite ont un rle important. 19
17 18 19
AUBENQUE Pierre, Syntaxe et smantique de ltre dans le pome de Parmnide , op. cit., p. 108. AUBENQUE Pierre, ibid., p. 121.
GAMBARARA Daniele, Lorigine des noms et du langage dans la Grce ancienne , pp. 79-97, in AUROUX Sylvain, Histoire des ides linguistiques, op. cit., tome 1, pp. 85-86.
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Lbullition de la pense grecque la fin du Ve sicle va, comme nous allons le voir, se solidifier dans la premire moiti du sicle suivant.
Cf. GOLDSCHMIDT Victor, Essai sur le Cratyle . Contribution lhistoire de la pense de Platon, Paris, Vrin, 1986, pp. 109 sqq.
monde extrieur (ou qui serait extrieur au langage ?). Voici donc engage, de cette faon, une conception dun monde spar, distance nous y reviendrons avec plus de dtails : comme nous allons le voir, nous touchons l un point central. Ensuite, notons suivant quelle perspective cette question du rapport entre mots et choses est articule, dcoupe, fracture : la conformit en question est-elle naturelle ou conventionnelle ? telle est la premire question pose au langage. Pour en saisir la spcificit, il faut revenir quelques dcennies en arrire. En effet, autour de 450 avant notre re, survient un changement radical en Grce : de nouveaux professionnels du savoir, les Sophistes, prennent la place des anciens sages et des potes. Selon G. Romeyer Dherbey, les ducateurs des lites grecques taient jusque l les potes. partir du milieu du Ve sicle, la rcitation dHomre ne constituera plus le seul aliment culturel des Grecs 21. Les nouveaux pdagogues se manifestent Athnes, un moment o le rayonnement intellectuel, artistique, conomique et politique de la cit tout la fois atteint son apoge (au cours des deux premiers tiers du Ve sicle) et priclite. Sollicits pour former les citoyens aux exigences du dbat public (politique ou judiciaire), les Sophistes interrogent le politique, une poque de fortes tensions, o le rgime dmocratique, branl par les dfaites militaires, et suite lchec de la tentative dhgmonie de la cit sur lensemble de la Grce, connat de nombreuses vicissitudes et de graves crises. Dans le mme temps, ils questionnent et mettent en doute lorigine et la validit des connaissances et des coutumes, en particulier sur la base dune opposition entre fsij, phsis (nature en devenir) et nmoj, nmos (convention). Sil est tentant de voir dans cette opposition lun des lments fondamentaux qui aboutiront notre conception moderne opposant nature et culture, ou nature et socit22, dualisme dterminant pour notre conception et pratique du langage, elle sert galement de mode de distribution, toujours pour lactivit langagire, entre science et politique. Quoiquen opposition radicale avec les Sophistes, Platon reprend et entrine donc les dmarches quils ont proposes23 quand il interroge le caractre naturel ou conventionnel de la conformit entre mots et choses24. Et nous pouvons linterprter selon deux perspectives contradictoires, ce qui mincite tenter de les dpasser lune et lautre : la distinction entre socit et nature (homologue celle entre nmoj, nmos et fsij, phsis) sert construire lopposition entre mots et choses, entre linguistique et extra-linguistique, ou inversement cette dernire vient qualifier la premire. Je ne dirai donc pas quune des distinctions explique lautre, mais plutt que chacune donne du sens, articule lautre en participant sa construction.
ROMEYER DHERBEY Gilbert, Les Sophistes, Paris, Presses Universitaires de France, Que-Sais-Je ? n2223, 1989, p. 4. 22 Nous reviendrons en dtail sur cette dichotomie entre nature et socit ; cf. ci-dessous, pages 441-448.
23 Nous reviendrons en dtail plus loin sur ce que les conceptions et pratiques des Sophistes peuvent nous apporter aujourdhui afin de repenser le fonctionnement linguistique et langagier (cf. infra, pages 474-486). 24 V. Goldschmidt nuance nanmoins cette reprise : Les concepts du nmoj et de la fsij paraissent entirement sophistiques : Platon, au cours de la discussion, leur donnera un sens tout diffrent. (GOLDSCHMIDT Victor, Essai sur le Cratyle , op. cit., p. 42.) Selon V. Goldschmidt (qui signale, p. 64, que le mme mouvement se retrouve dans Les Lois, livre X, 888e-891e sqq.), Platon a tendance rduire le nmoj, nmos la fsij, phsis, au point de confondre presque le premier avec la seconde. 21
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Les deux protagonistes du dialogue, je lai dit plus haut, sont en dsaccord sur la nature de la conformit, mais ils sont daccord pour dire que les mots sont conformes aux choses, cest--dire que les mots dsignent les choses, correspondent aux choses et quils leur correspondent de manire pertinente, judicieuse, cest-dire de telle sorte que le dcoupage de la ralit en diffrents groupes de choses qui portent toutes le mme nom est pertinent. Ils demandent Socrate de les dpartager. Ce dernier ne prend cependant parti ni pour lun ni pour lautre ; il conteste au contraire lide quils ont en commun, savoir quil existe une conformit entre les mots et les choses, que les mots sont effectivement conformes aux choses. En cela, Socrate parachve la distinction entre mots et choses plus encore, il la redouble : selon lui, les mots ne sont pas conformes aux choses quils dsignent, mais aux apparences des choses quils servent dsigner (i.e. les mots ne dsignent pas les choses telles quelles sont en ralit, mais les choses telles quelles apparaissent). Lopration nous confirme ainsi que les mots et les choses ne doivent (et ne peuvent) pas tre assimils : entre les mots et les choses vient maintenant sintercaler lapparence de ces dernires. Autrement dit, la rduplication des choses par les mots qui les reprsenteraient, sajoute le ddoublement des apparences. De manire corrle, ce dialogue (et plus gnralement le systme philosophique platonicien) peut tre vu non seulement comme un moment dcisif dans la pense occidentale proccupe de ladquation ou du rapport des mots aux choses, mais aussi, et dans la continuit du coup de force parmnidien selon lequel parler cest dire ltre, comme lassociation du langage une problmatique de la connaissance et une association qui sarticule troitement ce qui vient dtre expos. En effet, avec le Cratyle (nous lavons signal, le dialogue est traditionnellement sous-titr Per nomtwn rqthtoj, Per onomton orthttos cest--dire Sur la justesse des noms ), le langage devient loutil de la connaissance. Dsormais, et pour prs de 2400 ans, le langage est un instrument pour connatre le monde. Socrate dfinit en effet le nom comme un instrument qui sert instruire et discerner lessence des choses, montrer la ralit de la chose laquelle il est attribu (393d) ; le nom fait voir , il montre (dhloumen, dloumen), et cette fonction instrumentale est tablie ds le dbut du dialogue avec lassentiment dHermogne et sans protestation de la part de Cratyle :
SOCRATE. Tu peux donc aussi rpondre sagissant du nom. En nommant avec linstrument quest le nom, que faisons-nous ? HERMOGNE. Je ne peux rpondre. SOCRATE. Nest-ce pas que nous nous instruisons mutuellement en distinguant entre elles les choses comme elles sont ? HERMOGNE. Parfaitement. SOCRATE. Dans ce cas, le nom est une sorte dinstrument qui permet, en dmlant la ralit, de nous en instruire, tout comme la navette le fait avec un tissu. 25
25
Si nous revenons quelques lignes en arrire pour examiner lintroduction de cette problmatique instrumentale, il apparat que Platon ne discute pas un seul instant de la pertinence de la dfinition du nom en termes utilitaires :
SOCRATE. Alors, ce quil faut nommer, il faut le nommer avec quelque chose ? HERMOGNE. Cest cela. SOCRATE. Et avec quoi faut-il percer ? HERMOGNE. Avec une percette. SOCRATE. Avec quoi faut-il passer la trame ? HERMOGNE. Avec une navette. SOCRATE. Avec quoi faut-il nommer ? HERMOGNE. Avec un nom. SOCRATE. Bien ! Mais alors, le nom est, lui aussi, une sorte dinstrument ? HERMOGNE. Parfaitement. 26
Cest donc avec Platon que dbute la rflexion du moins celle qui nous reste, cest--dire celle qui a travers lhistoire27 sur la capacit du langage reprsenter correctement le rel. Cest lobjet de la conclusion laquelle aboutit galement F. Desbordes :
Loriginalit de Platon nest donc sans doute pas tant davoir produit le schma lettre-syllabe-mot-nonc, que davoir introduit entre la syllabe et le lgos le couple noma et rhma[28]. Un logos se compose de noms et de choses dites, parce quune combinaison suppose au moins deux espces dlments. Revenant sur la question dans le Sophiste, Platon compare la composition du sens dans le logos la composition de la syllabe (253a sq.) : de mme que plusieurs sortes de lettres se combinent pour former une syllabe, de mme un nonc doit comporter au minimum un noma et un rhma, lequel apparat dans ce contexte comme un verbe (Thtte est assis ; Thtte vole). Platon prolonge les analyses des potes, des musiciens et des grammatistes, mais il en change le sens. La parole nest plus envisage dans son rapport la posie, lcriture ou la lecture, mais dans sa capacit reprsenter, correctement ou non, le rel. Lanalyse du lgos est une rponse aux questions souleves par les Sophistes, avec lesquels la rflexion sur le langage a pris un nouveau dpart. 29
PLATON, ibid., 387e-388a, pp. 77-78. Notons, titre rtrospectif et comparatif, que de telles interrogations ( quoi servent les mots ? etc.) impliquent que le langage soit construit et pratiqu comme actif. En effet, pareilles questions sont dlicates avec un objet que lon construit traditionnellement comme passif, simplement ractif ou sur le rgime du subi comme justement les motions ou les passions. 27 Ce succs doit certainement aussi beaucoup dautres raisons que de simples considrations techniquement philologiques. 28 lgoj, lgos : parole, discours ; noma, noma : nom, autrement dit, le sujet des phrases ; ma, rhma : verbe, cest--dire le prdicat, ce qui est dit du sujet (Note de A. C.). 29 DESBORDES Franoise, Les ides sur le langage avant la constitution des disciplines spcifiques , op. cit., p. 161. On pourra galement se reporter PLATON, Sophiste, 259a-264a, et ARISTOTE, De linterprtation, 16a-18a.
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Platon, en dclarant que ce ne sont pas les noms30 qui sont vrais ou faux, mais les phrases, composes de noms-sujets (noma, noma) et de verbes-prdicats (ma, rhma), a du mme geste ouvert la voie la grammaire occidentale31, cest--dire la thorie des parties, des lments formels du discours ou de la phrase (lgoj, lgos a les deux sens en grec). Mais, de faon plus fondamentale, lAcadmicien installe surtout en Occident un langage qui dit le monde (tenu distance) et une ontologie statique (voire, mme, stabilise32) articule par le concept de vrit33 (comme adquation de ce qui est dit aux choses). Ceci soppose une conception dynamique dun monde changeant, comme le professaient par exemple Hraclite ou Gorgias. Ces conceptions platoniciennes semblent travailles par des obsessions de scurisation, de stabilisation et de contrle de lexistence et du monde34. Et cest galement dans cette perspective, dveloppe dans un autre dialogue platonicien, le Thtte, quil sera suivi par Aristote et les Stociens (Znon, Clanthe, Chrysippe). En dautres termes, pour Platon, la raison ou la connaissance doivent donc sexercer distance. Nous pouvons peut-tre faire lhypothse que cette conception sappuie sur une distinction, commune ds son poque, entre le connatre et le sentir et que nous retrouvons par exemple, selon G. Romeyer Dherbey, chez le sophiste Critias :
Critias trace une ligne de dmarcation nette entre le sentir et le connatre ; pour cela il oppose la pense (gnmh) qui connat et les diffrentes instances corporelles qui sentent. Pense et sensations sopposent comme lunit la multiplicit. Un autre fragment nous permet de relier le premier thme de lascse la thorie de la pense : Si toi-mme tu tentranes afin dtre de pense pntrante, ainsi tu subiras de leur fait le moins de dommage35. De leur fait (p' atn) dsigne vraisemblablement ici les sensations ; ainsi par lexercice devient plus forte et plus acre la gnm, qui est alors capable de dominer les multiples sollicitations du sentir. 36
En somme, pour connatre, il faut rompre le contact, repousser linfluence du monde, conformment ce que nous avons vu partir de la thorie platonicienne de lme et des passions37. Et ce confinement de linfluence extrieure est
30 lpoque de Platon, la distinction propose par les Stociens entre nom propre, nom commun et adjectif dans la catgorie gnrale du nom (noma, noma) na pas encore t labore (cf. AUROUX Sylvain, La philosophie du langage, Paris, Presses Universitaires de France, 1996, p. 141, note 1). 31 Cette distinction est reprise, dveloppe et prolonge par Aristote dans son De linterprtation. Cest sur cette base que se fondent sa grammaire et sa logique. 32 Lidologie ractionnaire de Platon a t maintes fois souligne ; elle est apparue plusieurs reprises dans les passages que jai cits plus haut. 33 Nous avons aussi mis en vidence limportance et le rle des notions de sincrit et dauthenticit (qui sont labores partir du concept de vrit) dans nos conceptions de la passion puis de lmotion. 34 Cest ce que nous avons tch de mettre en vidence propos de la thorie platonicienne de lme et des passions (cf. ci-dessus, pages 29-53 et notamment ce qui a t dit sur les rapports entre passion et pharmakon, pages 41-44). 35 Fr.B 40. [N.d.A.] 36 37
ROMEYER DHERBEY Gilbert, Les Sophistes, op. cit., pp. 118-119. Cf. ci-dessus, pages 44-53.
cohrent avec une attitude de contemplation et de distanciation commandant une conception non plus oprative mais reprsentationnelle du langage. Autrement dit, si dans des temps qui ont prcd le sicle de Platon, on a pens que le langage, activit collective, servait dabord linteraction sociale, agissant sur elle ou mme plus spcialement sur ou avec linterlocuteur, Platon tente, lui, de dvelopper une conception selon laquelle le langage, en tant quactivit gnosologique, provoque une dissociation asymtrique entre lobjet et le sujet : tous les deux ninteragissent pas activement dans lactivit de connaissance. Si le sujet est actif (et se protge de linfluence extrieure), la connaissance est possible, mais sil subit lobjet, cest la passion (pqoj, pthos, cest--dire littralement lexprience subie) qui survient. En consquence, pour connatre le monde, le sujet connaissant doit se sparer du monde connatre. La distinction entre les mots et les choses sappuie sur une conception et une pratique du savoir ou de la connaissance comme contemplation, forme de contrle et de mise distance, et non comme capacit daction. Cest cette distanciation, rsultant de la thorie et de la pratique de la connaissance et de laction (ou de la non-action), et servant de principe de base la thorie et la politique platonicienne, qui impose la dichotomie entre linguistique et extralinguistique, labore en raction et en contraste avec limportance que les Sophistes accordaient lefficacit du discours ou leur intrt pour leffet performatif du langage38. Dans le monde grec et nous en avons largement hrit sur ce point , cest donc une pratique et une conception du langage cryptique parce que se voulant transparent39 qui vont tre dveloppes : parce que le langage est cens dire le monde (le donnant voir), il lui a t attribu un principe mta-physique, symbolique. Cependant, cette assimilation de la raison et du langage qui stend au-del de la seule notion de lgoj, lgos ( parole mais aussi facult de raisonner ) fait du langage une nomenclature qui se construit sur une double abstraction : primo, selon une conception des choses (dailleurs transcendes en Ides ternelles par Platon) comme des entits stables, isolables et ce titre, tiquetables par des mots tout aussi stables et identifis ; et, secundo, de faon indpendante de laccs ces choses ou de leur mise en pratique. La premire abstraction a t rejete ds la fin du XVIIe sicle, et en particulier par les crits de John Locke (rejet entrin par F. de Saussure plus rcemment, et la base de la linguistique contemporaine). J. Locke est sans doute le premier en Occident mettre en valeur un double arbitraire du signe. En effet, selon lui, il y a certes un arbitraire dans le rapport du son la chose, mais plus important encore dans celui du concept la chose, comme le dtaille L. Formigari :
Dans cette description de la conduite smiotique de lesprit, larbitraire du signe nest donc pas la simple indiffrence du son par rapport la chose.
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Pour une attitude linguistique et langagire toute diffrente, cf. JULLIEN Franois, Le dtour et laccs, op. cit., passim et, en particulier, p. 132. F. Jullien y explique quen Chine, cest l expression subtile , notamment travers le dtour de linsinuation, qui est recherche : Car cest toujours dans ce va-etvient, non point entre lapparence et la ralit, mais plutt entre les aspects latent et patent des choses, que sont conus en Chine, lavnement du sens et lexploration du rel. (loc. cit.) Cf. ci-dessous, pages 486-489.
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422 Cest au contraire une caractristique du concept mme (ou ide abstraite ou essence nominale). En bref, le nom nest pas arbitraire seulement en tant que son nayant aucun lien ncessaire avec son signifi mais dans la mesure o lide mme quil dsigne est une classification arbitraire de la ralit. 40
La seconde abstraction, par contre, celle qui considre au-del du prsuppos dun monde relativement stable et discontinu que le rel est donn , cest-dire que les faits ne sont pas faire , na jamais t concrtement branle et rvise par les (socio)linguistes. Si les science studies, ou les travaux danthropologie des sciences, ont depuis une vingtaine dannes apport des lments nouveaux dans ce domaine, les consquences sociolinguistiques tardent en tre tires41. Cette double abstraction, laquelle il vient dtre fait mention, est relie aux approches traditionnelles de lmotion que nous tudies plus haut : en mettant en vidence les principes de mise distance et de contrle organisant nos conceptions et usages des passions, nous avions soulign, lorsque nous avions explor leur structure centrale (cest--dire, notamment, le complexe tel quil est analysable partir de lexamen de deux romans significatifs de la fin du XVIIe sicle), que la passion se trouvait au cur de nos comprhensions et de nos pratiques des articulations entre le singulier et le collectif dune part, et entre lun et le divers dautre part. Les mtaphores tyrannique et smiotique, qui se dploient de faon concurrentielle articules notamment autour de la figure de lalination ou, dit autrement, autour de la possession spirite, interrogent lessence, lidentit et lipsit de la passion et de la personne42. Nous avions ajout que si la passion pouvait la fin du XVIIe sicle tre considre comme univoque, il nen tait plus de mme pour lmotion lpoque actuelle43 et enfin que ceci pouvait tre rapproch de certains aspects de la mtaphorisation du cur comme possibilit daccs ou de contact, elle-mme troitement corrle la mtaphore tyrannique44. Lobjectif final du travail qui est prsent ici, rside prcisment dans une tentative desquisser, partir des lments que nous fournissent ltude des discours de lmotion ainsi que le panorama de lmergence historique de la notion, les principes fondamentaux sur lesquels fonder la rectification de cette lacune thorique de la sociolinguistique. Et pour effectuer cette synthse, il faut ouvrir sur le mode du dtour, nouveau le parcours historico-linguistico-psychologique qui a t suivi jusquici des perspectives extrieures, les plus accessibles tant celles proposes par lanthropologie culturelle de lmotion.
FORMIGARI Lia, Le langage et la pense , pp. 442-465, in AUROUX Sylvain, Histoire des ides linguistiques, op. cit., tome 2, p. 446. 41 Je ne nglige pas, ici, les contributions importantes des paradigmes constructivistes (cf. par exemple la synthse de LE MOIGNE Jean-Louis, Les pistmologies constructivistes, op. cit.). Si jen parle peu nanmoins, cest parce que ces derniers ont davantage invers les cadres de penses ralistes quils ne les ont dpasss. Nous verrons plus loin que les science studies ne sinscrivent ni dans un paradigme ni dans lautre, dveloppant plutt une approche constructiviste a priori et raliste a posteriori (cf. cidessous, note 101 page 439). 42 Cf. ci-dessus, pages 100-145, et en particulier page 139.
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Cf. supra, pages 141 et suivante. Cf. plus haut, pages 143-145.
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424 Gerhards, 1989). Increasing democratization is also part of this shift, as emotional standards used in the 19th century to separate respectable and unrespectable classes are now more widely enjoined (Wouters, 1995). 46
De manire complmentaire, dautres chercheurs (principalement nord-amricains), insistant eux aussi sur la mme transformation, se focalisent davantage sur le processus dvolution lui-mme, et notamment sur la faon selon laquelle les socits et les individus du XXe sicle ont ragi aux normes et aux habitudes adoptes et subies par les gnrations prcdentes. Les deux coles mettent en lumire lvolution des pratiques et des conceptions du vcu motionnel et, de manire corrle, de la personne.
Le travail motionnel
Parmi cet ensemble de recherches, je retiendrais celles dA. Hochschild et en particulier ses travaux sur le management motionnel47. Lauteure a mis en vidence le fait que lmotion ne prexiste ni sa mise en forme, ni sa mise en adquation avec la situation quelle participe laborer. A. Hochschild appelle ainsi travail motionnel ( emotion work ) un processus conscient tentant de susciter, dvoquer, de modeler, de rprimer ou de contenir le ressenti motionnel (et non pas seulement son expression) vcu comme discordant avec les habitudes et normes motionnelles dune socit48. Elle rappelle, de plus, que cette discordance motionnelle peut tre apprhende selon deux perspectives complmentaires, celle de la wrongness (linadquation entre ce qui est ressenti et ce qui devrait ltre) et celle de la falseness (linadquation entre ce qui est ressenti et ce qui parat ltre)49. Ces deux perspectives viennent travailler respectivement les principes de pertinence, et de sincrit ou dauthenticit. Autrement dit, le management motionnel pratiqu par les personnes mues redfinit ou conteste dune part le postulat dune prexistence dune situation (cest--dire dun contexte donn de laction) puisque cette situation est un produit du management, et dautre part et de manire corrle la prsupposition dune raction motionnelle50 (i.e. une motion comme raction ou comme faisant ragir). Selon A. Hochschild, les personnes mettent ainsi en uvre deux modes daction pour supprimer ou rduire cette discordance motionnelle en transformant, dune manire consciente et intentionnelle, leur motion, disposant dune mthode soit de
46 STEARNS Peter N., History of Emotions: Issues of Change and Impact , pp. 16-29, in LEWIS Michael et HAVILAND Jeanette (ds), Handbook of Emotion, op. cit., p. 23. 47 Pour une prsentation synthtique du travail de A. Hochschild sur lmotion, on pourra par exemple se reporter KEMPER Theodore D., Social Models in the Explanation of Emotions , pp. 45-58, in LEWIS Michael et HAVILAND Jeanette (ds), Handbook of Emotion, op. cit., pp. 51-52. Le management motionnel quexamine A. Hochschild correspond une volution, progressive, des conceptions et pratiques de lmotion, dont nous avons dj trouv des traces dans notre tude de la verbalisation de lmotion (cf. ci-dessus, pages 354-357). 48 Quelques tmoignages defforts pour ressentir des motions conformment aux attentes collectives ou en raction un a priori sont donnes par HOCHSCHILD Arlie Russell, The Managed Heart, op. cit., pp. 38-39. 49 HOCHSCHILD Arlie Russell, ibid., p. 60. 50
surface acting , soit de deep acting 51. La premire consiste, selon une forme dintroversion, modifier leur expression et attitude extrieure de faon modifier leur ressenti, conformment ce qui est habituellement appel leffet Campanella52 ; suivant la seconde, les personnes tentent, linverse de la prcdente, cest--dire plutt sur le mode projectif, de transformer leur motion en modifiant attitude corporelle, en focalisant leur attention sur une image ou une ide, ou encore en essayant de visualiser un changement dans la ralit53. Ce qui vient dtre rsum suffira sans doute percevoir quon est bien loin ici de la matrise de lmotion54. A. Hochschild a sans doute t parmi les premiers chercheurs mettre en vidence, dans nos socits, le rle de lmotion comme contribution la situation, linteraction ou au groupe :
We often say that we try to feel. But how can we do this? Feelings, I suggest, are not stored inside us, and they are not independent of acts of management. Both the act of getting in touch with feeling and the act of trying to feel may become part of the process that makes the thing we get in touch with, or the thing we manage, into a feeling or emotion. In managing feeling, we contribute to the creation of it. If this is so, what we think of as intrinsic to feeling or emotion may have always been shaped to social form and put to civic use. Consider what happens when young men roused to anger go willingly to war, or when followers rally enthusiastically around their king, or mullah, or football team. Private social life may always have called for the management of feeling. The party guest summons up a gaiety owed to the host, the mourner summons up a proper sadness for a funeral. Each offers up feeling as a momentary contribution to the collective good. In the absence of an English-language name for feelings-as-contribution-tothe-group (which the more group-centered Hopi culture called arofa), I shall offer the concept of a gift exchange. Muted anger, conjured gratitude, and suppressed envy are offerings back and forth from parent to child, wife to husband, friend to friend, and lover to lover. 55
51 52
Du nom de T. Campanella (1568-1639), gnralement tenu pour lun des premiers le dcrire (nanmoins, nous en trouvons dj une brve allusion chez Montaigne dans ses Essais, livre III, chapitre IV). Pour lillustrer, W. James cite G. Th. Fechner (1801-1887), le promoteur dune psychophysique , qui fut sans doute lun des penseurs qui marqurent le plus lAllemagne du XIXe sicle : Fechner (Vorschule der Aesthetik,156) says almost the same thing of himself: One may find by ones own observation that the imitation of the bodily expression of a mental condition makes us understand it much better than the merely looking on. . . . When I walk behind some one whom I do not know, and imitate as accurately as possible his gait and carriage, I get the most curious impression of feeling as the person himself must feel. To go tripping and mincing after the fashion of a young woman puts one, so to speak, in a feminine mood of mind. (JAMES William, The Principles of Psychology (1890), chap. XXV, dition en ligne : <http://psychclassics.yorku.ca/James/Principles/ prin25.htm>, dit par Christopher D. Green, n. d., p. 464, note 18.) Ce principe bien connu a fait lobjet de thorisation. Nous le retrouvons par exemple la base de thories du jeu dramatique, comme celle, clbre, dveloppe par le metteur en scne russe Stanislavski (1863-1938). 53 HOCHSCHILD Arlie Russel, Ideology and Emotion Management: A Perspective and Path for Future Research , pp. 117-142, in KEMPER Theodore D. (d.), Research agendas in the sociology of emotions, Albany, State University of New York Press, 1990, pp. 120-121. 54 Je renvoie ici aux conclusions auxquelles nous tions parvenus au sujet de la passion lpoque classique (cf. ci-dessus, pages 139-145). 55 HOCHSCHILD Arlie Russell, The Managed Heart, op. cit., pp. 17-18.
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Lanthropologue C. Lutz, qui a travaill sur la population dun petit atoll des les Carolines dans lOcan Pacifique, les Ifaluk, aboutit une observation analogue :
The Ifaluk frequently talk about their thoughts and emotions. However, rather than modeling this as the outcome of something like our concept of introspection, their discussion of thoughts and emotions is seen as an awareness of what is happening in their world and in their relationship with others, not primarily as what is happening inside their heads. When a parent says I am angry to the child who has run off to play without completing her assigned errand, he or she sees this as a statement about the childs behavior and about the right of parents to demand obedience from their children. This approach contracts with an ethnopsychological model in which the parents statement would be seen as the result of introspection and subsequent labeling of an internally discovered feeling state. 56
Mais rciproquement, A. Hochschild ajoute que les habitudes ou les rles socioindividuels servent galement de cadre motionnel :
A social rolesuch as that of bride, wife, or motheris partly a way of describing what feelings people think are owed and are owing. A role establishes a baseline for what feelings seem appropriate to a certain series of events. When roles change, so do rules for how to feel and interpret events. A rising divorce rate, a rising remarriage rate, a declining birthrate, a rising number of working women, and a greater legitimation of homosexuality are the outer signs of changing roles. What, when she works outside the home, is a wife? What, when others care for children, is a parent? And what, then, is a child? What, when marriages easily dissolve, is a lover and what is a friend? According to which standard, among all those that are culturally available, do we assess how appropriate our feelings are to a situation? If periods of rapid change induce status anxiety, they also lead to anxiety about what, after all, the feeling rules are. 57
Les motions sont ainsi mobilises pour dfinir (et plus uniquement sur le mode discriminatoire58) ou instituer lidentit des personnes sur un plan clairement social nous sommes bien loin ici de lindividu conu prcisment et radicalement comme non social et rationnel59, une poque o lmotion tait galement construite comme naturelle, authentique. Pour tout un chacun, conforter une habitude ou adopter un rle social permet en effet dinterprter des situations ambigus selon au moins trois stratgies. Il sagit tout dabord dune logique de cause effet (suivant un habitus, cest--dire un cadre structurel fourni par la socit)
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LUTZ Catherine, Culture and Consciousness: A Problem in the Anthropology of Knowledge , pp. 64-87, in KESSEL Frank S., COLE Pamela M. et JOHNSON Dale L. (ds), Self and Consciousness: Multiple Perspectives, op. cit., p. 84. 57 HOCHSCHILD Arlie Russell, The Managed Heart, op. cit., pp. 74-75.
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propos de lutilisation discriminatoire de lmotion, cf. plus haut, pages 179 sqq. et 358-385. Cf. ce sujet, ce qui a t rappel ci-dessus, pages 147-161.
utilise par les individus pour donner sens leur exprience intrieure : Mon chien est mort, pas tonnant que je sois dprim . La personne peut galement mobiliser sur une reconnaissance dun consensus social propos dune situation : Tout le monde est excit dans cette fte, pas tonnant que je le sois aussi . Enfin, les habitudes fournissent aussi des sortes de scnarios culturels donnant des informations sur les motions : Je ne peux pas attendre jusqu ce que je la revois, je dois tre amoureux . Les discours de lmotion dans la vie quotidienne sont gnralement values, coproduisant ainsi une valuation des vnements ou de la situation :
Talk about emotions in everyday life frequently has the effect of moral commentary, delivering at least an implicit evaluation of the desirability of specific actions and their consequences for self and society. To talk about feeling a certain way in a certain context is to talk about inclinations to think or act in a certain way. As Ortony et al. (1988) and others have noted, emotion words are always valenced, signifying an evaluation of events and a desire to maintain or adjust some state of affairs (as suggested by the strong evaluative dimension that emerges in scaling studies of emotion terminology []). Whereas positive emotions express an acceptance or willingness to maintain a situation, negative emotions function as signs of discontent, signifying a desire to change the situation, the self, or both. The moral work done by emotion language is reflected in the preponderance of negative terms in emotion lexicons across cultures. 60
Lmotion se trouve lie llaboration du sens de ce qui arrive, et pas uniquement dun point de vue personnel ; cest entre autres dans cette perspective que nous pouvons comprendre le rattachement du discours motionnel public la sphre politique et le discours motionnel priv la morale. Les dclarations des parents, des mdias, du gouvernement (i.e. des autorits) contribuent aussi, comme le rappelle A. Hochschild61, graduer et valider motionnellement les situations que lon pense par exemple au traitement du nuage de Tchernobyl, des problmes de la vache folle, des vnements du 11 septembre 2001, du second tour de llection prsidentielle de 2002, etc.
60 WHITE Geoffrey M., Representing Emotional Meaning: Category, Metaphor, Schema, Discourse , pp. 3044, in LEWIS Michael et HAVILAND Jeanette (ds), Handbook of Emotion, op. cit., pp. 39-40. 61 HOCHSCHILD Arlie Russell, The Managed Heart, op. cit., p. 254.
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volution collective et individuelle progressive vers un controlled decontrolling of emotional controls. Toutefois, ceci nest que lun des aspects de la transition du contrle au management motionnel. Le second versant de cette volution concerne la perception du vcu intrieur et extrieur, et donc la rvision de la distinction entre les deux sphres de lintriorit et du monde extrieur. La transition du contrle au management devient en particulier sensible avec lapparition de passions ou dmotions positives ou ayant explicitement lieu dtre, voire mme de la valorisation de labsence de contrle, cest--dire, dune faon qui frle linjonction paradoxale (double bind), lencouragement de lexpression ou de lextriorisation de ce qui est en mme temps prsuppos comme devant tre rprim. Lexemple suivant de valorisation du decontrolling control (il sagit dune publicit diffuse sur Radio Classique en janvier 2005) est significatif : Dans un monde o tout va trop vite, dans un monde o tout va trop fort, arrtez-vous. Laissez-vous aller lmotion. Dcouvrez le nouveau disque de [X] . Le management correspond une conscientisation progressive du contrle (ngatif ou positif) et des contraintes socio-culturelles. Il est donc un amnagement de lvolution des conceptions et pratiques de la personne (en tant que mode historique dexistence individuelle et collective donc), et de ses relations avec son environnement. Ce processus prend notamment la forme dune curiosit plus affiche pour des phnomnes fortement connects lmotion, comme la sexualit, la violence et la mort :
In the processes of democratization, the rise in Mutually Expected Selfrestraint has been accompanied by increasing curiosity about sex, violence and death, which in the course of centuries have been put behind the social and individual scene; the emotions involved are increasingly allowed both individually and socially speaking to reenter consciousness. In the long-term process of informalization, a collective search for these hidden emotions have gained acceptance as important guides for behaviour and knowledge, whereas before they were predominantly seen as a source of transgression and misbehaviour. 62
Durant le processus de formalisation, les motions taient vues comme dangereuses et dominer, alors quaujourdhui elles sont aussi recherches, dveloppes et cultives pour leur fonction essentielle de signal (dans le processus de communication ou au sein des relations interindividuelles). Ce genre dexploration ( je voulais voir jusquo je pourrais aller ), voire de dpassement de ses propres limites , cest par exemple ce quinvoquent, pour justifier leur prsence, de nombreux participants lmission Zone Rouge (dont le slogan rpt lenvie tait Contrlez vos motions ) prsente par Jean-Pierre Foucault sur TF1 :
dans la vie en gnral, il men faut beaucoup pour stresser donc je suis venue Zone Rouge pour justement relever le dfi (candidate prsente comme Patricia, 31 ans, mission du 12 mars 2003)
WOUTERS Cas, On Status Competition and Emotion Management: The Study of Emotions as a New Field , pp. 229-252, in Theory, Culture & Society, vol. 9, n1, 1992, p. 245.
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Ce qui prcde illustre de manire significative lvolution de la notion de personne, et des conceptions et pratiques affrentes. Mais si partir du travail de A. Hochschild, nous comprenons mieux ce que nous faisons de lmotion entre autres, des moments de coordination et non plus de simples dispositions individuelles , ce que lmotion fait de nous reste esquiss seulement, or ce point est crucial. Et afin de mieux lapprcier, nous pouvons examiner la synthse que propose P. P. Pedersen :
The notion of emotion management or work refers to the fact that emotion is not just a matter of automatic emotional response, but is coconstructed through our attempts to feel and express emotions that are appropriate in connection with specific situations. 63
Ce que P. P. Pedersen nglige de prciser, cest, nous lavons vu, que si lmotion doit tre considre comme une co-construction, cette dernire inclut le contexte ou la situation traditionnellement censs provoquer lmotion. Or de telles considrations ont des consquences capitales pour la sociolinguistique, dune part parce que lmotion percole dans lensemble des interactions, et dautre part parce que cette co-construction de la situation ou du contexte et de la personne na aucune raison dtre restreinte un sous-ensemble des interactions (ces situations en tant un rsultat, un produit). Partant dhypothses trs diffrentes, dautres tudes ont dailleurs t amenes conclure, galement, sur la ncessit de reconnatre lextrme difficult catgoriser un contexte, et mme dfinir a priori des taxinomies pertinentes64. Pour complter ce qui vient dtre dit et dvelopper cette faon dinterroger et de se laisser interroger par les motions, je propose donc maintenant de lenrichir des travaux, complmentaires quoique nettement plus anciens, dun autre auteur. Cet enrichissement nous permettant dentrevoir de nouvelles perspectives dans les domaines connexes qui nous intressent au premier chef, savoir les questions de fonctionnement sociolinguistique. Llaboration de cette version alternative de lmotion65 nous aidera repenser la question disjonctive rcurrente de notre rapport au monde , cest--dire la dichotomie entre notre intriorit et notre univers alentour comme sil sagissait de deux sphres disjointes. Cette approche
PEDERSEN Poul Poder, Managing emotion in organisational change. Emotion management as power , document en ligne : <http://www.mngt.waikato.ac.nz/research/ejrot/cmsconference/2001/ Papers/Change%20and%20Organisation/Pedersen.pdf>, n. d., p. 6. 64 Cf. ce propos SAARNI Carloyn, The Social Context of Emotional Development , pp. 306-322, in LEWIS Michael et HAVILAND Jeanette (ds), Handbook of Emotion, op. cit., p. 312. 65 Pour laborer cette version alternative, je reprends en essayant de les rsumer la dmarche, les principales sources et lesprit des conclusions de DESPRET Vinciane, Ces motions qui nous fabriquent, op. cit.
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disjonctive est en effet celle qui soutient la distinction entre les univers linguistiques et extralinguistiques et notre conception fondamentale du langage comme disant le monde . Nous avons dailleurs mis en vidence, ci-dessus, les correspondances entre mise distance et contrle ; autrement dit, comme cela peut apparatre maintenant, une approche disjonctive et un langage disant le monde font cho aux mtaphores tyrannique et smiotique tudies plus haut.
Lextrait des publications de W. James que les auteurs contemporains mentionnent ou citent le plus frquemment propos de sa thorie de lmotion est le suivant68 :
Our natural way of thinking about these standard emotions is that the mental perception of some fact excites the mental affection called the emotion, and that this latter state of mind gives rise to the bodily expression. My thesis on the contrary is that the bodily changes follow directly the PERCEPTION of the exciting fact, and that our feeling of the same changes as they occur IS the emotion. Common sense says, we lose our
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CHRISTOPHE Vronique, Les motions. Tour dhorizon des principales thories, Villeneuve dAscq (Nord), Presses Universitaires du Septentrion, 1998, p. 17. 67 CHRISTOPHE Vronique, ibid., p. 18.
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Cest ce passage qui est par exemple cit dans DAMASIO Antonio R., LErreur de Descartes, la raison des motions, op. cit., p. 3. On pourra galement se reporter la prsentation de la thorie jamesienne par DE BONIS Monique, Connatre les motions humaines, Hayen, Pierre Mardaga diteur, 1996, p. 44.
Cette thse est prsente aujourdhui avec une condescendance bienveillante dans les manuels contemporains de psychologie. W. James est ainsi souvent prsent comme un radicaliste (dont la thorie serait proto-scientifique ou quasi-scientifique mais nanmoins exotique), mais les auteurs ne citent pour ainsi dire jamais la suite immdiate de cet extrait. Pourtant W. James continue ainsi :
Stated in this crude way, the hypothesis is pretty sure to meet with immediate disbelief. And yet neither many nor far-fetched considerations are required to mitigate its paradoxical character, and possibly to produce conviction of its truth. 70
Sans doute cette dclaration de W. James doit-elle tre considre comme une invitation une prise de distance par rapport la lettre de lhypothse et non la rduire une version strictement causaliste. En tout cas, nous avons intrt la mettre en regard avec ses thories philosophiques plus gnrales71. Pourtant, nous pouvons affirmer que W. James a sans doute t ultrieurement intgr dans lhistoire de la psychologie de lmotion selon une perspective trs diffrente de celle quil proposait. Dans le rcit des origines (le caractre rvolutionnaire 72 attribu la thorie jamesienne accentue cet aspect mythologique, fondateur, de cette histoire de la discipline) qui relate les premires thories psychologiques de lmotion, il est associ lun de ses contemporains, le Danois C. Lange, pour faire figures ambigus de prcurseurs, mais de prcurseurs dpasss, travers ce qui est aujourdhui appel lhypothse James-Lange 73 ou la thorie priphrique :
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William, What is Emotion? , op. cit., pp. 189-190, passage repris dans JAMES William, The Principles of Psychology, op. cit., chapitre XXV, pp. 449-450. 70 JAMES William, What is Emotion? , op. cit., p. 190. Cette dmarche pourrait paratre incohrente dans une perspective gnalogique ou historique qui se proccuperait dune vrit (au sens traditionnel, cf. ci-dessous, page 434). Les travaux philosophiques de W. James sont en effet postrieurs ses recherches psychologiques. Mais, mon objectif ici nest pas de brandir la vraie thorie jamesienne de lmotion en argument dautorit, mais plutt dlaborer ce qui pourrait nous tre utile pour penser les difficults sociolinguistiques que jai souleves. 72 Cf. le qualificatif choisi par V. Christophe cite ci-dessus, page 428. Cette convergence entre les deux thories est rtrospective, comme lindique la prsentation quen fait V. Christophe. La version de lmotion propose par C. Lange semble, elle, se rsumer uniquement
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Premirement, James et Lange dcrivent le processus motionnel selon la squence suivante : un stimulus, des rponses physiologiques, la sensation de ces changements priphriques, lmotion. Deuximement, James et Lange saccordent sur le fait que les rponses corporelles dans les motions sont constitues de changements physiologiques diffrents selon les motions. Troisimement, les deux thories concordent aussi sur un de leurs postulats centraux : cest la perception des changements priphriques qui constitue en soi lmotion. Le feed back corporel en est une composante ncessaire : sans perception viscrale, pas dmotion. Dans cette perspective, chaque type dmotion correspond une structure diffrente de sensations. Le dsaccord le plus important entre ces deux thories concerne le problme de lexistence ou non dun centre motionnel spcifique. 74
Lhypothse James-Lange est ensuite institue par lhistoire de la psychologie contemporaine comme un stade initial que la thorie centrale de W.B. Cannon (saccordant beaucoup mieux avec les approches cognitivistes actuellement dominantes) infirme exprimentalement et par rapport auquel, donc, cette dernire peut constituer un progrs scientifique. partir de ce moment-l, la psychologie de lmotion peut donc enfin se dvelopper, aprs des dbuts accidents et quelques errements. V. Christophe explique75 ainsi que les thories de W. James, C. Lange et W. Cannon
sont lorigine de nombreux travaux sur le rle des rponses priphriques ou sur lidentification des structures corticales ou souscorticales qui interviennent dans le dclenchement et le droulement du processus motionnel. La conception priphrique de James a suscit un nombre non ngligeable de recherches, notamment sur la relation causale entre les changements physiologiques et lmotion, la squence temporelle entre ces changements et lapparition de lmotion, lexistence de configurations physiologiques spcifiques chaque motion.
et strictement aux changements corporels : We have in every emotion as sure and tangible factors: (1) a cause a sensory impression which usually is modified by memory or a previous associated image; and (2) an effect namely, the above mentioned vasomotor changes and consequent changes in bodily and mental functions. And now we have the question: What lies between them? If I start to tremble when I am threatened with a loaded pistol, does a purely mental process arise, fear, which is what causes my trembling, palpitation of the heart, and confusion; or are these bodily phenomena aroused immediately by the frightening cause, so that the emotion consists exclusively of these functional disturbances of the body? (LANGE C., The Emotions (1885), in LANGE C.G. et JAMES W., The Emotions, Baltimore, Williams and Wilkins, 1922, cit par AVERILL James R., An Analysis of Psychophysiological Symbolism and its Influence on Theories of Emotion (1974), pp. 204-228, in HARR Rom et PARROT W. Gerrod (dir.), The Emotions. Social, Cultural, and Biological Dimensions, op. cit., p. 216. Daprs J. Averill (ibid.), C. Lange rejette catgoriquement la premire alternative, mais ne rpondra pas de faon univoque par laffirmative la seconde proposition. 74 CHRISTOPHE Vronique, Les motions, op. cit., p. 19.
75
Comme tout mythe, cette fondation est incessamment redfinie, renouvele et renforce par chaque discours sur les origines ou les dbuts de la psychologie. Lacte de fondation nest donc videmment pas restreint ce qucrit V. Christophe. Le fait quil sagisse dun ouvrage pdagogique mincite lui accorder cependant une certaine reprsentativit.
Pourtant, les travaux de W. James sur lmotion (1884-90) napparaissent pas dans un champ vierge de savoir. son poque, nous lavons vu plus haut77, de nombreuses thories scientifiques des motions ont dj t proposes depuis quelques dcennies. W. James les commente lui-mme svrement, dplorant dj notamment la contradiction des descriptions physiologiques censes diffrencier les motions : Rigidity of this muscle, relaxation of that, constriction of arteries here, dilatation there, breathing of this sort or that, pulse slowing or quickening, this gland secreting and that one dry, etc., etc. 78. Il ajoute, non sans ironie, quil prfrerait mme la lecture des descriptions of the shapes of the rocks on a New Hampshire farm plutt que dendurer les ouvrages classiques de psychologie sur les motions : the merely descriptive literature of the emotions is one of the most tedious parts of psychology. And not only is it tedious, but you fell that its subdivisions are to a great extent either fictitious or unimportant, and that its pretences to accuracy are a sham 79. La thorie de W. James sopposait dj son poque aux thories centrales alors existantes la version centrale de lmotion nous est aujourdhui encore la plus vidente ou la plus habituelle, comme le soulignait dj W. James. Mais inscrire W. James comme premire et unique version de lmotion permet de redfinir W. Cannon (dont les travaux datent de 1927) comme largement postrieur, cest-dire un Cannon qui, comme lcrit V. Christophe, ne considrant plus les changements physiologiques comme cause de lmotion mais plutt comme consquence de lexprience de lmotion 80, pourra dmontrer lerreur de la thse prcdente et ouvrir ainsi de nouvelles perspectives de recherche, autrement dit un Cannon venant dans un second temps comme rcusation par lexprience, comme dveloppement de la rflexion, etc. La thorie de W. Cannon nest donc pas prsente comme un retour en arrire ou une rgression, mais comme une avance (celle qui consiste corriger une erreur passe en renversant la direction du rapport de causalit de lhypothse priphrique), un progrs de la conceptualisation, voire une clarification, qui permettra louverture de perspectives nouvelles. Prcisons pour conclure sur ce point que la prsentation de V. Christophe nest pas un cas isol81. Elle est en cela tout fait en phase avec les autres discours savants psychologiques occidentaux que jai rencontrs.
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Cf. supra, le chapitre consacr lmergence historique de la notion dmotion, et particulirement pour la priode qui nous intresse, les pages 165-179. 78 JAMES William, The Principles of Psychology, op. cit., chapitre XXV, p. 447.
79 JAMES 80 81
CHRISTOPHE Vronique, Les motions, op. cit., pp. 21-22 (cest moi, A. C., qui souligne).
Lexercice de prsentation de lhistoire dune discipline est dailleurs toujours prilleux : il sagit le plus souvent de se trouver des pionniers illustres (dont le statut hroque est sous-jacent) lhistoire dun progrs, prcurseurs sur les traces desquels on ne paraisse donc pas trop insignifiant. La
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La tche de la philosophie nest donc pas de rechercher le vrai ou le rationnel, mais de nous donner des raisons de croire en ce monde comme le religieux se donne des raisons de croire en un autre monde. La mthode pragmatique est insparable de ce problme gnral. Quand James demande : quest-ce quune ide vraie ? cela doit signifier : quels sont les signes auxquels on peut faire confiance. 83
Do il rsulte une posture constructiviste mais aussi et malgr les prventions de W. James , le risque dune interprtation trompeuse par inversion de la dialectique, comme le souligne D. Lapoujade :
La vrit est ce qui est rentable, ce qui paie ; cest laction avantageuse qui russit. Il suffit de renverser la dfinition pour ne plus voir dans le pragmatisme que la caricature du symbole de la russite lamricaine : le profit, la sant, la force sont les seules vrits. 84
Dune faon corollaire la version du pragmatisme qui est propose (cest--dire regardant des processus), W. James considre que les relations qui servent de trame au monde sont au moins aussi relles que les choses elles-mmes ; il rcuse ainsi
prsentation de V. Christophe est dailleurs, ce propos, ambigu voire contradictoire : Ces conceptions [les thories de W. James (1884), C. Lange (1885) et W. Cannon (1927)], fondes sur une approche physiologique, ont domin le champ dinvestigation des motions pendant de nombreuses annes, pour finalement ntre dveloppes quavec le premier courant des thories cognitives des motions. (CHRISTOPHE Vronique, ibid., p. 17.) Quelle est en effet la pertinence de ce pour finalement ntre dveloppes quavec le premier courant des thories cognitives si les conceptions physiologiques ont domin [] pendant de nombreuses annes ? Jy vois pour ma part les traces dune tentative dtablir une filiation entre cette base historiquement antrieure (et reconstitue par la prsentation ncessairement partiale qui en est faite) et le courant cognitiviste dominant qui y trouve, comme je lai dj dit, un ancrage scientifique relativement solide. Des considrations chimicobiologiques offrent en effet des critres de scientificit, comme cela a t dtaill plus haut (cf. pages 168-179). 82 LAPOUJADE David, William James. Empirisme et pragmatisme, Paris, Presses Universitaires de France, 1997, p. 7. 83 LAPOUJADE David, ibid., p. 14.
84
la ncessit de recourir a priori un ego : la croyance, lmotion, linterprtation, pourrions-nous demander, ne prsupposent-elles pas la prsence sous-jacente dun ego qui croit, smeut, interprte ?
Une telle question inverse le rapport de primaut : ce qui est premier, ce sont les interprtations, les croyances : non pas un je crois, mais une intensit, une motion qui nous traverse et nous fait croire. Ce nest pas un sujet qui fait les interprtations, mais linverse : le sujet se fait dans les interprtations ; mieux, il est lui-mme une interprtation, une interprtation des affections corporelles. 85
En effet, si W. James est rest clbre dans lhistoire de la psychologie pour tre lun des premiers avoir tudi le courant de conscience (stream of consciousness), ce flux nest pas ce partir de quoi il part. Selon W. James, le psychologue doit dabord se pencher et se fonder sur un phnomne plus radical, plus brut, et qui doit tre considr comme premier, le courant de pense impersonnel (stream of thought), dont le courant de conscience nest, ensuite, quun produit driv.
The only thing which psychology has a right to postulate at the outset is the fact of thinking itself, and that must first be taken up and analyzed. [] The first fact for us, then, as psychologists, is that thinking of some sort goes on. I use the word thinking, in accordance with what was said on p. 186, for every form of consciousness indiscriminately. If we could say in English it thinks, as we say it rains or it blows, we should be stating the fact most simply and with the minimum of assumption. As we cannot, we must simply say that thought goes on. 86
Dans cette perspective qui aborde la conscience comme une focale, le corps et le rapport au monde acquirent une considration renouvele :
Cest parce que le corps est toujours au centre des expriences dites subjectives que je linterprte comme un moi. On ne dira pas cependant : le corps est le moi, dans une sorte de cartsianisme renvers, mais plutt le corps est moi, condition que le moi ne soit rien dautre que cet acte dappropriation toujours renouvel, conformment aux descriptions prcdentes. A un moi invariable, James substitue la variation continue dun mien. Cela signifie que ltendue ou plutt lobturation des champs de conscience varie dun moment lautre. Tantt la conscience se rtracte et diminue le champ de ce quelle appelle mien dans les tats de fatigue par exemple , tantt, au contraire, elle largit son horizon et dploie de nouvelles connexions quand on retrouve lnergie. Ce nest pas que je fasse le compte de mes possessions, mais une chose que je croyais en mon pouvoir devient soudainement impossible parce que je suis fatigu ou que mon corps tombe dans une
85
LAPOUJADE David, ibid., p. 39. William, The Principles of Psychology, op. cit., chapitre IX, pp. 224-225.
86 JAMES
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436 profonde asthnie. Cest la conscience qui pense mais cest le corps qui dlimite ce que je peux penser, ce quil est en mon pouvoir de penser. 87
La conscience fonctionne alors fondamentalement comme une exprience incarne, en mme temps que la perception consiste en une action guide par la perception. De cette faon, le corps nest plus conu comme une interface (cest--dire un intermdiaire ou un interprte aux deux sens du terme) mais comme un compos. Lopposition ontologique de la conscience (ou celle du langage) et de la chose peut ainsi tre remise en cause (comme non pertinente, voire comme superflue), car lexprience du corps brouille ncessairement la distinction entre sujet et objet, qui sont bien davantage inscrits dans un rgime de co-dtermination.
Alors quune chose se caractrise par le fait que je peux en faire le tour, multiplier volont les points de vue sur elle, mon corps se prsente toujours du mme ct : sa prsence nest pas lenvers dune absence possible, il est avec moi plutt que devant moi. Lorsque je le touche, je ne dcouvre pas seulement des proprits sensibles (douceur, froideur, etc.) comme il arrive avec les autres objets, mais une sensibilit nat sa surface, si bien que la main qui palpait devient son tour objet touch. En tout point de son tendue, le corps est capable de sensibilit, senti comme sensible : les rles du sujet et de lobjet sinversent et se mlent constamment en lui. 88
Pour W. James, il ny a donc pas quun simple rapport de causalit ou de succession temporelle, de dtermination linaire entre la conscience, le corps et le monde. Remarquons en mme temps que la conception que propose W. James dbouche aussi sur une contestation de la notion de reprsentation89 :
Le propre de lide est de nous faire penser dans une direction dtermine. Les ides sont conductrices. Nous navons pas rechercher do provient lide mais o elle conduit. Lide na pas pour fonction essentielle de reprsenter adquatement la ralit ou dtablir des correspondances entre une image dans lesprit et un objet dans la ralit. James conteste que les ides soient des copies dune ralit prexistante physique ou mtaphysique. 90
BARBARAS Renaud, De la phnomnologie du corps lontologie de la chair , pp. 242-280, in GODDARD Jean-Christophe et LABRUNE Monique (dirs), Le corps, op. cit., p. 242. 89 La notion de reprsentation est, nous lavons vu, la base de la notion instrumentale du langage (cf. plus haut, pages 416-423). Nous y reviendrons avec davantage de dtails un peu plus loin (cf. cidessous, pages 457-459). 90 LAPOUJADE David, William James, op. cit., p. 47 ; la citation de W. James est tire de The Will to Believe, 1897, p. 24 ; tr. fr., I, p. 37.
semble que le prsuppos dun rapport de causalit, unidirectionnel entre conscience, corps et monde risquait sans doute de gner ou de biaiser notre approche de lmotion jamesienne. Or pour W. James, il sagit bien davantage dun rapport de co-affectation : de mme quil nous prsente une ide qui est autant ce que nous pensons que ce qui nous fait penser, nous pouvons retenir une motion qui soit autant ce qui nous fabrique que ce que nous fabriquons, autant ce qui est senti que ce qui fait sentir.
Dans la mesure o la mthode pragmatique consiste traiter les ides, non plus en tant que forme, mais en tant que fonction, nous navons plus demander ce que lide est, mais ce quelle fait. On ne considre plus lide en tant quelle est pense, mais en tant quelle fait penser. Les dfinitions traditionnelles de lide comme image, reprsentation ou modification de lesprit sont incompltes dans la mesure o elles ne rendent pas compte de sa proprit essentielle : produire des effets dans la pense et dans le corps. 91
Ce qui est propos ci-dessus me semble en effet transposable lmotion qui, elle aussi, est un processus : The emotional brain-processes not only resemble the ordinary sensorial brain-processes, but in very truth are nothing but such processes variously combined. 92 Si la conscience est partie intgrante de lorganisation (au sens dynamique) de ltre vivant et son rapport au rel (selon un mode non disjonctif), lmotion est donc bien avant tout corporelle, priphrique mais sur le mode de la co-dtermination, et non pas dans le cadre dune simple relation de cause effet. Lmotion est bien alors aussi la perception de son action, la perception-laboration de son contexte. Lmotion, dans ce rapport dindtermination, nest pas seulement ce qui est senti, mais aussi ce qui fait sentir 93. Lmotion nous fabrique en mme temps que nous la fabriquons ; lmotion nous ngocie en mme temps que nous la ngocions. Elle fonctionne comme une exprience dynamique de co-affectation. Je serais enclin, ds lors, exprimer dimportantes rticences lencontre des conceptions statiques de la conscience et de lmotion. Les travaux de P. Ekman, par exemple, sur les expressions faciales de lmotion, partir de photographies, absolutisent les motions, les figent en rduisant les processus motionnels des instantans, des moments, abstraits de tout contexte dinterprtation, afin de pouvoir plaider pour une universalit des motions. De telles tudes perdent normment mes yeux de lventuel intrt quelles pourraient susciter ou de la pertinence laquelle elles prtendent en se rapprochant de la pratique de lherbier botanique.
Lhomme nest pas au monde comme un objet travers par instant de sentiments. Impliqu dans ses actions, ses relations aux autres, aux objets qui lentourent, son environnement, etc., il est en permanence affect, touch par les vnements. Les dcisions mme les plus raisonnes, les
91
LAPOUJADE David, ibid., p. 47. William, What is Emotion? , op. cit., p. 188. DESPRET Vinciane, Ces motions qui nous fabriquent, op. cit., p. 255.
92 JAMES 93
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438 plus froides, mobilisent laffectivit, ce sont des processus sous-tendus par des valeurs, des significations, des attentes, etc. Leur processus est ml de sentiments, diffrenciant ainsi lhomme de lordinateur. 94
Une motion sinscrit donc dans un rseau incarn de structures conceptuelles et perceptuelles (sensori-motrices) au sein duquel le monde alentour, nos actions et celles des autres sont constitues de faon signifiante unique par chacun mais de manire congruente au milieu environnant. Dans ce rseau, lmotion merge ou est merge sur le mode de la complmentarit, de lentrelacement et de la co-dtermination de lunivers que nous enactons, que nous faisons-merger95, pour lui donner un sens, une signification, autrement dit pour participer la construction mme de ce monde96. Autrement dit, le monde nact ou qui est fait-merger par chaque individu, cest--dire lorganisation du flux incessant de perception-cratrice dont il est la focale, dpend de la projection pragmatique et smantique queffectue la personne. Or cette projection se ralise en tant dtermine par le vcu personnel et donc galement par la socioculture affective qui la form. Lmotion apparat alors comme lun des modes de coordination ou de ngociation de ce monde nact de manire congruente (avec lautre, humain ou non-humain). Ces ngociations peuvent dailleurs parfois chouer :
En cas dchec, si lindividu se sent motionnellement en rupture ou en dcalage avec les autres, il peut se redfinir comme psychologiquement perturb et solliciter laide dun thrapeute afin de retrouver ce quil juge tre un meilleur ajustement au rel 97.
Le cur, ou davantage aujourdhui le psy ou lducateur spcialis, assure dans notre socio-culture cette fonction de mdiation et de rinsertion des individus dans le collectif (humain et non-humain) qui est celle-l mme, ailleurs, du chaman, du sorcier, de lexorciste98. Pour illustrer par dautres voies ce rgime de la perception cratrice que nous venons dvoquer avec les approches jamesiennes, je propose de les mettre en regard des rsultats majeurs des travaux danthropologie des sciences mens depuis une vingtaine dannes. En effet, ces recherches aboutissent, elles aussi, comme nous allons le dtailler, une rvision de la notion de personne et de son vcu motionnel non plus fonctions dune situation donne ou extrieure mais co-construits en
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LE BRETON David, Les passions ordinaires. Anthropologie des motions, op. cit., pp. 91-92.
Le faire-merger ou lenaction de F. Varela et al. se composent de deux points : (1) la perception consiste en une action guide par la perception ; (2) les structures cognitives mergent des schmes sensori-moteurs rcurrents qui permettent laction dtre guide par la perception (VARELA Francisco J., THOMPSON Evan et ROSCH Eleanor, Linscription corporelle de lesprit. Sciences cognitives et exprience humaine, traduction de langlais par Vronique Havelange (d. orig. : 1991), Paris, Le Seuil, coll. La couleur des ides , 1993, pp. 234-235). Ainsi, cest la structure sensori-motrice de la personne, cest--dire la manire dont le systme nerveux relie les surfaces sensorielles et motrices et y est reli, autrement dit la faon dont le sujet est inscrit dans un corps, qui devient le point de rfrence de notre comprhension de la perception, et non plus un monde prdonn indpendant du sujet. 96 Cf. ce qui a t dit ce sujet, ci-dessus, page 142.
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LE BRETON David, ibid., p. 118. Je pense notamment ici aux travaux dethnopsychiatrie initis par T. Nathan.
mme temps que ce qui devient par-l mme la situation. Autrement dit, lanthropologie des sciences arrive, par des voies trs diffrentes, des conclusions similaires celles auxquelles parvient lanthropologie culturelle : ici encore, il ny a pas de contexte , du moins, sil y a un contexte, il nest pas prdfini mais est un co-produit du vcu. Nous ne nous rpterons pas cependant, car ce que nous avons vu avec lanthropologie culturelle tait centr sur lmotion ou abordait les questions qui nous proccupent par le biais de lmotion. Les science studies se focalisent prioritairement, elles, de manire complmentaire, sur son revers, la rationalit et son laboration.
Du nom donn au principe mthodologique fondamental de ces travaux (cf. plus bas, page 440).
Avant den venir au contenu de ces travaux, une prcaution simpose : jai bien conscience de rduire sous ltiquette gnraliste de science studies un ensemble thoriquement htrogne. En anthropologie des sciences, comme ailleurs, les recherches sont diverses et les controverses ne sont pas exclues, y compris propos des attitudes et des programmes les plus fondamentaux. Cf. par exemple, propos de points qui vont tre exposs ici, COLLINS Harry et YEARLEY Steven, Epistemological Chicken , pp. 301-326, et CALLON Michel et LATOUR Bruno, Dont throw the Baby out with the Bath School! A reply to Collins and Yearley , pp. 343-368, in PICKERING Andy (dir.), Science as Practice and Culture, Chicago, Chicago University Press, 1992, ou plus rcemment, BLOOR David, Anti-Latour , pp. 81-112, in Studies in History and Philosophy of Science, vol. 30, n1, 1998, et LATOUR Bruno, For Bloor and beyond a Response to David Bloors Anti-Latour , pp. 113-129, in Studies in History and Philosophy of Science, vol. 31, n1, 1999. Si je retiens un courant particulier, cest parce certains travaux me paraissent plus pertinents et intressants pour nos propres recherches que dautres. Ce courant a pris depuis le dbut des annes 1980 o il est apparu, une importance, une visibilit toujours croissante (y compris par rapport aux autres tendances, devenues aujourdhui minoritaires, de lanthropologie ou de la sociologie des sciences). Sur la visibilit des diffrents courants et la transformation de leur influence relative, cf. DUBOIS Michel, La nouvelle sociologie des sciences, Paris, Presses Universitaires de France, 2001, pp. 35-39. 101 DUBOIS Michel, ibid., p. 33 (soulign par lauteur, M. D.). M. Dubois qualifie ce courant de socioconstructivisme (ibid., p. 34) mais B. Latour a, plusieurs reprises, expliqu en quoi et pourquoi il ne sinscrivait pas dans une opposition entre constructivisme et ralisme (jy reviendrai
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Ce qui mintresse plus prcisment rside dans le fait que ce courant, comme le spcifie M. Dubois, dveloppe une interprtation radicale de lide dinterdpendance qui conduit ses membres affirmer lindiscernabilit des dimensions techniques, sociales, conomiques et cognitives, constitutives de toute pratique scientifique. 102 Je prcise immdiatement que je ne vise pas ici le dveloppement dune rflexion sur les sciences, leur pense, et leurs pratiques mais seulement, partir de cet ensemble de travaux, lextraction des lments qui, outre cette indiscernabilit a priori103 qui vient dtre cite, nous permettent de renouveler nos conceptions et usages du fonctionnement du langage. La sociologie des sciences est un domaine scientifique qui nest pas ma spcialit, mes yeux aussi tranger et complexe que les autres domaines qui ne sont pas ma spcialit, quil sagisse de gographie rurale, darchologie radiomtrique, de physique de lultra-vide ou de mathmatique stochastique. Je naurai donc non seulement aucune ambition dintervenir dans cette discipline, mais pas non plus lintention ni la prtention de la rsumer. La seule posture que jadopterai sera donc celle dun passeur ou dun emprunteur de produits et de technologies, doutils (mthodologiques essentiellement). Ds lors, la prsentation qui est tente ici nest pas un digest de sociologie des sciences ; limportation, dune part, se limite quelques aspects qui ont retenu mon attention, et dautre part, nest pas une translation neutre, mais plutt le produit dune ncessaire acclimatation. Avant dexaminer les rsultats de ces travaux qui pourraient nous intresser, il convient dinsister sur deux points fondamentaux, complmentaires lun de lautre. Tout dabord, il est important daccepter le principe selon lequel les science studies ne sont ni un radicalisme ni un relativisme de plus. En sintressant des processus (dlaboration dobjets, de collectifs, etc.) et non plus des entits, elles ajoutent une dimension supplmentaire (temporelle) aux approches traditionnelles. Leur dmarche est donc orthogonale (au sens algbrique) par rapport aux pistmologies classiques et non pas critique 104 et encore moins contraire. Le second est le
plus bas, cf. page 456). Sur ce point, on pourra, par exemple, se reporter au premier chapitre de LATOUR Bruno, Pandoras Hope, op. cit., pp. 1-23. 102 DUBOIS Michel, La nouvelle sociologie des sciences, op. cit., p. 34. Nous pourrions ajouter quil sagit dune dmarche le plus souvent non-disjonctive qui, par contraste, souligne combien nous avions lhabitude de penser en termes de rupture. 103 Comme nous allons lexaminer avec davantage de dtails plus loin, cette indiscernabilit a priori, cest--dire le refus du dualisme tel que les pistmologies traditionnelles le pratiquaient, ne correspond pas la substitution dun monisme ce dualisme. Ce sont la prexistence ou lantriorit attribues au dualisme qui sont problmatiques. Les distinctions dont il sagit peuvent tre pertinentes, mais pour cela, elles doivent tre construites, et elles seront dautant plus pertinentes, efficaces, vraies donc (au sens du pragmatisme et de lempirisme radical), quelles seront bien construites. Cest donc plutt une forme de non-dualisme que prnent ces travaux. ma connaissance, la rflexion philosophique occidentale thorique du non-dualisme est trs peu dveloppe, bien que ds lors elle soit devenue indispensable. Une premire piste pourrait consister sintresser la pense de ladwata (littralement non-dualisme ) et aux recherches effectues dans la ligne des travaux du philosophe indien Shankara (fin du VIIIe sicle). Une autre ventualit rsiderait dans la poursuite de la dmarche propose par BONARDEL Franoise, Philosophie de lalchimie. Grand uvre et modernit, Paris, Presses Universitaires de France, 1993. 104 Au sujet de la posture critique des pistmologies traditionnelles cette fois, cf. ci-dessous, pages 448-457.
prcepte mthodologique essentiel, lide matresse qui prside ces sciences studies, ce qui fonde lindiscernabilit a priori voque linstant, savoir le principe de symtrie propos par D. Bloor105 :
Le principe de symtrie implique que lon analyse avec les mmes causes la russite et lchec, les croyances vraies et les croyances fausses, celles qui gagnent et celles qui perdent, celles des sauvages comme celles des savants. Les mmes termes, les mmes grilles danalyses et les mmes causes doivent tre utilises de part et dautres. Il nest pas question dexpliquer, dune part, les thories scientifiques par les donnes empiriques tires de la nature, par la mthode scientifique ou par la logique du raisonnement (lvidence de la preuve) et, dautre part, les thories errones et les croyances non scientifiques par des facteurs psychologiques et sociaux (les prjugs idologiques aveuglants). Des facteurs sociaux jouent de part et dautre et ce sont eux quil sagit danalyser pour rendre compte du succs et de lchec. 106
Les (nouveaux107) sociologues des sciences se sont donc appliqus traiter a priori de la mme manire lchec et le succs scientifiques. En dautres termes, ils ont considr quil tait interdit de changer de grille danalyse, de concepts, selon que lon rend compte du rejet dune thorie ou de son acceptation 108. Toutefois, et cest capital, le principe de symtrie ne prsuppose pas un relativisme radical qui prnerait, contre toute vidence, une quivalence entre les thories : il nest pas mobilis pour contester cette asymtrie qui finit par dpartager lchec et le succs, mais pour expliquer son laboration sans la supposer acquise.
Le principe de symtrie est une rgle de mthode. Il ne postule pas que croyances acceptes et rejetes soient quivalentes ni que toutes les positions se valent []. Il impose seulement de ne pas poser lasymtrie au dpart de lanalyse. Il sagit de prendre distance par rapport nos prsupposs culturels selon lesquels il y a une diffrence fondamentale entre les connaissances vraies et les croyances errones. Le principe de symtrie sert se dbarrasser de ces prjugs mais il nexclut pas quen bout de course certains gagnent et dautres perdent et donc quil y ait finalement une importante diffrence entre eux. 109
Le Grand Partage
Pour aborder lintrt que revtent les rsultats des science studies, nous pouvons procder partir de lanalyse de lune de nos habitudes caractristique de notre
105 Cf. BLOOR David, Knowledge and Social Imagery, Routledge & Paul Kegan, Londres, 1976 (traduction franaise : Sociologie de la logique : les limites de lpistmologie, Pandore, Paris, 1983 (puis), mentionn par VINCK Dominique, Sociologie des sciences, Paris, Armand Colin, 1995, p. 104. 106 VINCK Dominique, ibid., p. 105. 107 108 109
Cf. ci-dessus, notes 100 et 101 page 439. CALLON Michel et LATOUR Bruno (dirs), La science telle quelle se fait, op. cit., p. 21. VINCK Dominique, Sociologie des sciences, op. cit., pp. 105-106.
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tradition scientifique, mais assurment lui est-elle antrieure qui consiste partager le monde entre objets et sujets et rcursivement en objets-sujets de nature et en objets-sujets de socit110, incluant la seconde dans la premire. Cest ce partage entre nature et socit que recourt par exemple Cl.-A. Helvtius (1715-1771) dans De lesprit pour structurer son raisonnement et son analyse :
CHAPITRE IX De lorigine des passions Pour slever cette connaissance, il faut distinguer deux sortes de passions. Il en est qui nous sont immdiatement donnes par la nature ; il en est aussi que nous ne devons qu ltablissement des socits. Pour savoir laquelle de ces deux diffrentes espces de passions a produit lautre, quon se transporte en esprit aux premiers jours du monde : on y verra la nature, par la soif, la faim, le froid et le chaud, avertir lhomme de ses besoins, attacher une infinit de plaisirs et de peines la satisfaction ou la privation de ces besoins ; on y verra lhomme capable de recevoir des impressions de plaisir et de douleur, et natre, pour ainsi dire, avec lamour de lun et la haine de lautre. Tel est lhomme au sortir des mains de la nature. Or, dans cet tat, lenvie, lorgueil, lavarice, lambition nexistaient point pour lui : uniquement sensible au plaisir et la douleur physique, il ignorait toutes ces peines et ces plaisirs factices que nous procurent les passions que je viens de nommer. De pareilles passions ne nous sont donc pas immdiatement donnes par la nature ; mais leur existence, qui suppose celle des socits, suppose encore en nous le germe cach de ces mmes passions. Cest pourquoi, si la nature ne nous donne, en naissant, que des besoins, cest dans nos besoins et nos premiers dsirs quil faut chercher lorigine de ces passions factices, qui ne peuvent jamais tre quun dveloppement de la facult de sentir. 111
Le mme principe sous-tend lexemple suivant, nettement plus rcent, celui tir de la clbre Construction sociale de la ralit de P. Berger et Th. Luckmann :
Nous avons discut auparavant des prsuppositions organiques et des limitations organiques de la construction sociale de la ralit. Il est important de souligner maintenant que lorganisme continue affecter chaque phase de lactivit constructrice de ralit de lhomme et que lorganisme son tour est lui-mme affect par cette activit. Pour le dire grossirement, lanimalit de lhomme est transforme en socialisation, mais elle nest pas abolie. Lestomac de lhomme continue grommeler mme quand il est en train de construire le monde. Inversement, les vnements qui apparaissent lintrieur de cette construction, son produit, peuvent influencer les grommellements de son estomac ; lhomme est capable de manger et de thoriser au mme moment.
Ce quil faut entendre ici par nature, cest de faon primoridiale un monde donn, prexistant, et par socit, un monde en constitution. Cest ainsi, et sans les prcautions oratoires qui simposeraient chaque occurrence, que les termes sont employs dans ce qui suit. 111 HELVTIUS Claude-Adrien, De lesprit (1758), Discours troisime, Chap. IX, Verviers (Belgique), d. Grard & C, 1973, pp. 258-259 (cest moi, A. C., qui souligne).
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Sil nous faut revenir sur cette distinction entre nature et socit cest que, comme nous lannonc plus haut113, elle est parallle la distinction entre choses et mots. En outre, ce dualisme entre nature et socit est galement corrl lopposition entre motion et raison114 nous allons tcher dexpliciter davantage cette dernire corrlation un peu plus loin115. Mais auparavant, il est essentiel de comprendre comment les science studies en sont venues interroger ce dualisme fondamental, ou, dit autrement, dapprcier quelle fut la spcificit des science studies par rapport aux recherches antrieures en pistmologie, en histoire, philosophie et sociologie des sciences. La conception classique de la posture pistmologique consistait dj observer et expliquer la science, mais en ne distinguant pas la science-en-train-de-se-faire et la science-faite, autrement dit dune part lactivit scientifique ou les pratiques scientifiques, cest--dire la recherche, et dautre part le savoir et le savoir-faire constitus116. Les rflexions pistmologiques traditionnelles se limitaient ainsi une perspective interne, cest--dire cherchant parler scientifiquement (ou en scientifique) autrement dit, du point de vue de la science constitue de la science-faite tout autant que de la science-en-train-de-se-faire. Or ce quont montr les observations au sein des laboratoires et sintressant notamment aux controverses scientifiques avant leur clture, cest--dire ce quont mis en vidence les tudes se penchant exprimentalement sur les processus (empiriques et conceptuels,
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BERGER Peter et LUCKMANN Thomas, La construction sociale de la ralit, traduit de lamricain par Pierre Tasminiaux (d. orig. : 1966), prface de Michel Maffesoli, Paris, Armand Colin, 1996, pp. 244-245 (cest moi, A. C., qui souligne). 113 Cf. ce qui a t dit ci-dessus, page 417, au sujet des traces de cette opposition entre nature et socit que nous trouvons chez les Sophistes, et propos du paralllisme entre cette opposition et la disjonction en mots et choses. 114 Nous avions expliqu ci-dessus (cf. pages 167-179) que lmotion, pour devenir un concept scientifique, avait t labore comme naturelle. Cest galement ce que confirme, diffremment, ltude de la verbalisation de lmotion (cf. supra, pages 223-227). 115 Cf. ci-dessous, page 453. Au sujet de cette distinction entre science-faite et science-en-train-de-se-faire, cf. LATOUR Bruno, Le mtier de chercheur. Regard dun anthropologue, Paris, Institut national de la recherche agronomique, 1995.
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mais aussi conomiques, sociaux, politiques, etc.) dlaboration de la science-faite117, cest prcisment la rupture radicale entre lactivit scientifique et la science constitue et le fait que cette rupture est externe, ou rige comme une externalit118. En effet, plus quune simple catgorisation analytique supplmentaire, la dichotomie entre nature et socit fut, comme le suggrent P. Descola et G. Plsson, the key foundation of modernist epistemology 119 ; bien au-del, la nature (comme la science dont elle est cense tre lobjet) a justement t dans nos socits lobjet part par excellence ; les scientifiques staient prcisment donns pour objets et pour mthode, depuis les dbuts des Temps Modernes120, au XVIIe sicle, ce qui ne dpend pas de la socit : les objets dans toute leur objectivit . Parmi les grandes tendances pistmologiques quil est possible de dgager schmatiquement, toutes confirment ou sous-entendent en effet une discrimination entre pense ou discours scientifiques, dune part, et pense ou discours non-scientifiques, dautre part. Nous allons en dtailler les principes essentiels et les consquences ; mais en attendant et pour donner plus de corps cette discrimination, je prendrai comme exemple, un peu au hasard, ces mots de Gaston Bachelard :
La science, dans son besoin dachvement comme dans son principe, soppose absolument lopinion. Sil lui arrive, sur un point particulier, de lgitimer lopinion, cest pour dautres raisons que celles qui fondent lopinion ; de sorte que lopinion a, en droit, toujours tort. 121
Notons ds maintenant que cette distinction postule deux rgimes, deux formes de fonctionnement sociolinguistique. Pour saisir les ressorts dun tel raisonnement, il faut reprer lamalgame entre science-faite et science-en-train-de-se-faire que cultive G. Bachelard lorsquil parle de la science , qui permet lopposition spcieuse entre la science (constitue) et lopinion122. Opposition spcieuse, car lopinion objet
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Un savoir scientifique est potentiellement toujours susceptible dtre rvis, mais ceci nempche pas, aprs sa validation par la communaut scientifique (le processus de publication et de revue par les pairs), sa reconnaissance temporaire et nentrave pas sa promotion, son enseignement, etc. 118 Au sens conomique deffet (positif ou ngatif) non pris en compte dans lactivit.
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DESCOLA Philippe et PLSSON Gsli (ds), Nature and Society. Anthropological perspectives, Londres et New York, Routledge, 1996, p. 12. 120 Au sujet de la notion de Modernit, cf. ci-dessous, note 141 page 449. BACHELARD Gaston, La Formation de lesprit scientifique, Paris, Vrin, 1999, p. 14 (cest moi, A. C., qui souligne). Le parallle est frappant entre cette dclaration de G. Bachelard et la posture dfendue par Platon dans le Gorgias, 454c sqq. B. Latour a analys la symtrie entre les thses opposes de manire rhtorique par Platon (cf. aussi PLATON, La Rpublique, livre VI, 494a) et formul la thorie politique sous-jacente foncirement anti-dmocratique (nous la qualifierions sans doute aujourdhui de fascisante) qui les rconcilie : Callicls et Socrate y souhaitent, lun comme lautre, imposer leur diktat politique en rduisant le peuple au silence, que ce soit par lusage de la force pour le premier ou au nom de la rationalit pour le second. Cf. LATOUR Bruno, Socrates and Callicles Settlement or the Invention of the Impossible Body Politic , Configurations , vol. 2, 1997, pp. 189-240, repris in LATOUR Bruno, Pandoras Hope, op. cit., chapitres 7 et 8. Nous remarquerons au passage que chez Platon comme chez G. Bachelard, il est question dopposer croyance (ou opinion ) et savoir (ou science ). Cf. infra, pages 448-457. 122 Comme le fait remarquer A.-M. Drouin-Hans, mme si leur formation peut tre scientifique, nous sommes bien obligs de considrer que les fondateurs dun domaine scientifique sont en quelque sorte tous des amateurs : Aucun en effet ne peut avoir reu la formation dun champ disciplinaire quil contribue crer. Sans doute toute science, de ce point de vue, commence-t-elle par des amateurs.
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social et politique paradigmatique nest jamais tablie, ni certaine, ni fige, ni perptuelle, quand les qualits contraires (stabilit, certitude, atemporalit, etc.) sont attribues la science(-faite) ou la nature quelle dcrit. Laccent mis sur une diffrence capitale entre les pratiques de la recherche et le savoir constitu nous jette ainsi au cur du complexe que nous essayons dapprhender et de renouveler. Cette dichotomie entre nature et socit je ne parle pas ici de la manire ni des modalits selon lesquelles cette dichotomie est tablie, mais de sa pertinence sinscrit, comme B. Latour la expliqu de manire convaincante123, dans une tradition savante occidentale qui a labor la notion dune nature affranchie de la socit des hommes et du divin grce quatre verrouillages les dfinissant en les disjoignant, par exclusions rciproques croises et successives.
Trois fois la transcendance et trois fois limmanence dans un tableau crois qui verrouille toutes les possibilits. Nous navons pas fait la nature ; nous faisons la socit ; nous faisons la nature ; nous navons pas fait la socit ; nous navons fait ni lune, ni lautre, Dieu a tout fait ; Dieu na rien fait, nous avons tout fait. On ne comprend rien aux modernes si lon ne voit pas que les quatre garanties se servent lune lautre de checks and balances. Les deux premires permettent dalterner les sources de pouvoir en passant sans coup frir de la pure force naturelle la pure force politique, et inversement. La troisime garantie interdit toute contamination entre ce qui appartient la nature et ce qui appartient la politique, alors mme que les deux premires garanties permettent lalternance rapide entre lune et lautre. La contradiction serait-elle trop visible entre la troisime qui spare et les deux premires qui alternent ? Non, parce que la quatrime garantie constitutionnelle tablit en arbitre un Dieu infiniment lointain qui est la fois totalement impotent et souverain juge. 124
Cette srie de disjonctions fondamentales intercorrles, ce que B. Latour a appel le Grand Partage 125, est celle qui invente conjointement, mais sur le mode de la sparation, la nature et la socit (ou, de faon quivalente, les cultures), cest--dire en dfinissant lune comme sopposant lautre.
Les modernes ont dvelopp quatre rpertoires diffrents quils croient incompatibles pour accommoder la prolifration des quasi-objets. Le premier rpertoire traite de la ralit extrieure dune nature dont nous ne sommes pas matres, qui existe en dehors de nous et qui na ni nos passions ni nos dsirs, bien que nous soyons capables de la mobiliser et de la construire. Le deuxime rpertoire traite du lien social, de ce qui
(DROUIN-HANS Anne-Marie, La communication non verbale avant la lettre, op. cit., p. 236.) Sil ne sagit pas de remettre en cause le srieux et la qualit de rflexion des disciples, il convient ncessairement de relativiser la pertinence des concepts fondamentaux dune science, ou celle du cadre conceptuel mis en place, et leur contraste avec les savoirs vernaculaires. Autrement dit, la rupture bachelardienne entre la science et le sens commun commence par une obligatoire continuit. Le foss construit et revendiqu entre les thories expertes et vernaculaires na donc rien dvident y compris dun point de vue interne. 123 Cf. LATOUR Bruno, Nous navons jamais t modernes, op. cit.
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446 attache les humains entre eux, des passions et des dsirs qui nous agitent, des forces personnifies qui structurent la socit, laquelle nous dpasse tous bien que nous la construisions. Le troisime traite de la signification et du sens, des actants qui composent les histoires que nous nous racontons, des preuves quils subissent, des aventures quils traversent, des tropes et des genres qui les organisent, des grands rcits qui nous dominent infiniment, bien quils soient en mme temps simple texte et discours. Le quatrime enfin parle de ltre et dconstruit ce que nous oublions toujours lorsque nous avons le seul souci de ltant, bien que la diffrence de ltre soit distribue travers les tants, coexistensifs leur existence mme. 126
Mais cette sparation entre la nature et la socit est immdiatement ddouble127 puisque sy ajoute celle entre nous, modernes , qui faisons cette premire distinction, et les autres, pr-modernes , qui ne la font pas (encore). Rappelons que cette disjonction entre nature et socit nest pas invente par les modernes . Elle trouve dj des fondements explicites, par exemple, dans la Rpublique aristocratique de Platon, dans ce que B. Latour a appel le mythe de la Caverne 128 : dune part un monde naturel, indpendant, donn, prexistant lacte de connaissance, extrieur, insensible aux proccupations humaines, et dautre part, un monde social cherchant dsesprment le consensus qui rsoudrait enfin ses continuelles divisions, une socit dchire par les individualits et les intrts personnels, par les oppositions entre les subjectivits et les opinions, les croyances et autres constructions prcisment sociales . Le scientifique, comme antrieurement le savant et son modle le philosophe platonicien, est cens, dans la plupart des discours pistmologiques modernes , sarracher aux agitations, aux passions de la vie publique, la subjectivit de la sphre politique pour pouvoir accder la vrit, indpendante des constructions et des bassesses humaines. En retour, arm de la puissance scientifique, le savant (comme le faisait le philosophe platonicien) peut pacifier les luttes intestines de la socit et ses discussions interminables en apportant la vrit qui permet (ou impose) le consensus129. Ce mythe (qui pourrait fonder notre distinction nature-culture) cre donc dans le mme mouvement une certaine conception du savoir et une anti-conception de la sphre sociale lie la prcdente puisquelle est le ple rfrentiel ngatif qui justifie la premire , un corps social infernal, dchir, que seule une vrit indiscutable pourra faire se taire. Et le fonctionnement paradoxal dune telle construction tient videmment grce une clef de vote improbable, la figure salvatrice du philosophe (et de ses successeurs scientifiques) :
Cf. LATOUR Bruno, Pandoras Hope, op. cit., chapitres 7 et 8, et pour une prsentation plus synthtique, cf. LATOUR Bruno, Politiques de la nature, op. cit., pp. 23-24. 129 Attestent de la vivacit de ce mythe les usages vernaculaires (en contradiction avec les pratiques scientifiques mmes) du label Scientifique pour court-circuiter toute forme de dbat, la dclaration Cest scientifiquement prouv ! permettant de rduire les interlocuteurs au silence. Cf. ce propos LATOUR Bruno, Vous avez dit scientifique ? , p. 106, in La Recherche, n334, septembre 2000.
Mais comme cela apparat tout de suite, cette figure du scientifique sauveur que construit le mythe de la Caverne, ncessite pour tenir lacceptation de linvention concomitante dune sociologie du chaos : parce quelles sont la condition sine qua non dun monde extrieur indpendant (la nature), la socit fait tacitement ou involontairement rfrence une hypothtique foule non-intellectuelle toujours prte sauto-dvorer (chez nous) ou daussi hypothtiques autres (qui ne diffrencient pas la socit ou la culture de la nature131), ces peuplades quil faut imprativement coloniser ou asservir132 dans les deux cas, une multitude quil sagit de contrler au motif quelle est incapable de se contrler elle-mme (ou prsuppose telle). Comme le suggre B. Latour, toute la machine ne fonctionnera que si le peuple se trouve pralablement plong dans lobscurit de la grotte, chaque individu coup des autres, enchan son banc, sans contact avec la ralit, en proie aux rumeurs et aux prjugs, toujours prt se jeter la gorge de ceux qui viennent le rformer. 133 Ajoutons que lambition politique de cette entreprise (platonicienne ou moderne) qui se prsente comme purement pistmologique en opposant nature et socit, construit deux univers htrognes muets ou rduits au silence pour pouvoir accorder lexclusivit et le monopole de la parole politique lexpert scientifique (il a aujourdhui vinc le philosophe) : la distinction a priori, de principe, entre nature et socit ou culture deux sphres donc, dont lune a lautorit mais pas la parole et lautre la parole mais pas lautorit. Lopposition nous obligerait, comme le souligne P. Thuiller, choisir entre deux nants :
En vertu mme de ladmiration communment porte aux sciences, il est admis que cest la science qui connat la ralit. Mais alors ? Si larriremonde des protons et des lectrons est le monde rel, que devient notre monde nous ? Il y a un monde rel, que nous ne connaissons pas. Et le monde que nous connaissons, mais qui nest pas rel. Car telle est la subtile alchimie mentale que la science russit parfois dclencher dans lesprit profane : la table que je touche nest pas la vraie table, ce
LATOUR Bruno, Politiques de la nature, op. cit., pp. 23-24. Cf. ci-dessus, page 446.
Cf. ce que nous avons vu, ci-dessus, propos de la mobilisation rhtorique de lmotion et de son assimilation la foule, lanimal et au primitif , pages 179 sqq. ainsi que les pages 358-367. 133 LATOUR Bruno, ibid., p. 30.
DISCOURS DE LMOTION
448 qui est rel, en fait, ce sont les molcules (invisibles) qui la composent. 134
Deux mondes incommensurables135 donc, mais aussi impalpables lun que lautre : dun ct, la nature, extrieure, indpendante, monopolisant lessence, lessentiel (ce qui tait traditionnellement appel les qualits primaires), mais invisible, inaccessible on ne croise pas tous les matins un brin dADN ou le rayonnement X dun trou noir et toujours incertaine (ce nest quune conjecture scientifique que la prochaine thorie renverra au nant) ; de lautre, la socit ou la culture cest--dire le royaume relativiste des croyances , des reprsentations et des visions du monde (les qualits secondes), le seul monde auquel chacun ait accs, mais qui est illusoire, inessentiel et dont toutes les versions doivent rester gales devant le savoir, la science-faite. Une conception et des pratiques traditionnelles du langage appuyes sur un principe de fonctionnement reprsentationnel se base sur une telle irralit du monde. En intgrant les versions alternatives proposes par les science studies, nous disposerons dlments de fondation pour laborer une version alternative du fonctionnement sociolinguistique correspondante. Nanmoins, pour y parvenir, il importe auparavant de dtailler la faon selon laquelle nous faisons fonctionner ce principe reprsentationnel et, corollairement, la notion de reprsentation. Pour cela, il nous faut en effet saisir la mobilisation rhtorique de la notion de croyance. Nous avions signal plus haut lopposition revendique entre la science et lopinion136, et annonc quelle entretenait les liens avec la dichotomie entre nature et socit.
La rhtorique de la dnonciation
Nous pourrions largir lexpression dA. Piette en considrant que le projet scientifique moderne est traditionnellement fond sur un principe htroexplicatif 137 ramenant la comprhension des faits interrogs autre chose queuxmmes. Dans la majorit des usages, opposer des savoirs des opinions ou des reprsentations et dans ce rgime de vrit, la croyance correspond une opinion
134 THUILLIER Pierre, Les savoirs ventriloques. Ou comment la culture parle travers la science, Paris, Le Seuil, 1983, pp. 162-163. 135 Cf. aussi la remarque dj ancienne dA. N. Whitehead : Ce contre quoi je mlve essentiellement, est la bifurcation de la nature en deux systmes de ralit, qui, pour autant quils sont rels, sont rels en des sens diffrents. Une de ces ralits serait les entits telles que les lectrons, tudies par la physique spculative. Ce serait la ralit qui soffre la connaissance ; bien que selon cette thorie ce ne soit jamais connu. Car ce qui est connu, cest lautre espce de ralit qui rsulte du concours de lesprit. Ainsi, il y aurait deux natures, dont lune serait conjecture et lautre rve. (WHITEHEAD Alfred North, Le Concept de Nature, traduit de langlais par Jean Douchement (d. orig. : 1920), Paris, Vrin, 1998, p. 54.) 136 Cf. ci-dessus, page 444.
PIETTE Albert, La religion de prs. Lactivit religieuse en train de se faire, Paris, Mtaili, 1999, p. 12. Comme le fait sentir A. Piette, lhtro-explication construit des humains alins agissant sans capacit critique.
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faisant lobjet dune discrditation ou dune dnonciation138 , cest donc implicitement poser lexistence dune universalit prexistante, universelle car nonconstruite de main dhomme donc ne dpendant daucune socit, et ntant donc particulire aucune. Car dpendre de la socit, ce serait, pour une entit candidate luniversalit, tre entache dinstabilit ou dambigut139 ; parce que rsulter, pour cette universalit, dun consensus social, ce serait ntre que le rsultat dun compromis et relever du rgime de linfluence, de la sduction ou de la dmagogie (voire de lmotion) tout ce qui, dans le discours moderne (ou platonicien), discrdite lopinion. Do lalternative tacite, tout la fois rductrice, impraticable et sappuyant sur lamalgame de la science analys supra, entre lindpendance scientifique du monde extrieur ou lenfer du social, alternative sur laquelle se fondent la notion de croyance et son utilisation (politique). Bien sr, ce rductionnisme rhtorique peut fonctionner tant que personne nexamine la fois lide de Science et celle de socit, que personne ne doute simultanment de lpistmologie et de la sociologie. Il faut que ceux qui tudient la Science croient ce que les sociologues disent de la politique, et que, inversement, les sociologues croient ce que les pistmologues (politiques) affirment de la Science. 140 Mais parce quils chouaient donner une explication sociologique des objets (la science-faite) prcisment construits antisociologiquement, les sociologues des sciences se sont interrogs sur la signification de cet chec, autrement dit, sur la construction disjonctive entre nature et socit. Ce que les sociologues des sciences ont alors essay de mettre jour, cest pourquoi et comment, dans nos socits (depuis, grosso modo, les Temps Modernes141), la science a acquis ce statut part, comment justement son objet (dsign de faon rductrice comme la nature ) se retrouve-t-il (i.e. est-il construit) disjoint de la socit ou sopposant la culture. Cest en retrouvant cette construction historique, quils en sont venus contester lopposition a priori entre la ralit scientifique et le monde social, et mettre en lumire la co-construction du collectif constitu
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Dans un sens juridique du terme. Toutefois, lide de publicisation et de rupture, jaimerais donc de plus y adjoindre une notion dhtronomie ou dexplication par des facteurs trangers. 139 Nous avons besoin semble-t-il plus que dautres socio-cultures de stabilit, de repres, de scurit, de contrle, do cette ncessit de cristalliser, de ptrifier le monde par une attitude-aumonde manichenne rassurante (la logique aristotlicienne du tiers exclu sinscrit sans aucun doute dans une perspective similaire). Cf. ce qui a t dvelopp supra au sujet de la notion de pharmakon, pages 41-44. 140 LATOUR Bruno, Politiques de la nature, op. cit., p. 31. Cest la mme poque et selon des dynamiques corrles que se dveloppent la conscience individuelle tout la fois permettant et renforant lintriorisation de la religion (et rciproquement), une sphre politique sous la seule autorit royale ( lissue des guerres de religion), et lessor et la construction de lindpendance du savoir scientifique (vis--vis du sujet connaissant, du dogme religieux et du politique). Ces distinctions ont t la base mme de notre pense de la Modernit (disons par commodit mais de faon schmatique, depuis le XVIIe sicle), comme lexpliquait par exemple, A. Touraine : Il ne suffit pas que soient prsentes les applications technologiques de la science pour quon parle de socit moderne. Il faut en plus que lactivit intellectuelle soit protge des propagandes politiques ou des croyances religieuses, que limpersonnalit des lois protge contre le npotisme, le clientlisme et la corruption [...]. (TOURAINE Alain, Critique de la modernit, Paris, Fayard, 1992, p. 24.). Cf. ce sujet les travaux de B. Latour depuis le dbut des annes 1990, surtout LATOUR Bruno, Nous navons jamais t modernes, op. cit., et propos de certains de ces aspects, ci-dessus, pages 74-88.
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dhybrides. Les science studies ont en effet mis en vidence quil tait plus judicieux de considrer que le collectif associait des humains et des non-humains, plutt que de conserver lopposition entre socit et nature ou celle entre sujet et objet142. Pour faire le lien avec la notion de croyance et son utilisation, il faut revenir sur la dmarche pistmologique traditionnelle qui, nous lavons dit ci-dessus, a construit son discours en avanant la science en opposition au sens commun et (ou) aux savoirs vernaculaires143. Cette attitude sinscrit, enfin, comme la montr notamment L. Boltanski, dans une pistmologie pratique du dvoilement et dune rhtorique144 connexe le rel est suppos cach, occult, et il reviendrait au scientifique de le mettre jour145 , rhtorique qui va de pair avec une mthodologie, mais qui la dpasse largement pour formater en profondeur les phrasologies et jusque les mtaphysiques occidentales. Mais le vocabulaire du dvoilement, sil pose certains problmes, nest pas ce qui est le plus gnant dans cette pistmologie (et plus spcialement dans la dclinaison sociologique de celle-ci) ; il doit notamment tre mis en correspondance avec le rle particulier et paradigmatique que nous faisons jouer au sens de la vue, par rapport aux autres facults sensitives, en associant vue et ide, vision et comprhension, lumire et connaissance (voire, vrit). Beaucoup plus fcheuse est en effet lpistmologie qui, outre le fait quelle pousse craser la subtilit des donnes empiriques, commande la qute dun sens cach (quil sagisse du sens de lHistoire ou encore de structures symboliques). Cette attitude a t particulirement sensible dans lhistoire de la sociologie, ainsi que le fait remarquer L. Boltanski, qui mrite dtre cit longuement ici :
Le dvoilement de lillusion religieuse a servi implicitement, et le plus souvent linsu de ceux qui le mettaient en uvre, de paradigme pour aborder des domaines de plus en plus loigns de lactivit sociale, dabord ceux relevant de la thorie de la connaissance ou de la thorie de lart, qui pouvaient facilement tre rinterprts en leur appliquant la thorie de la religion de Durkheim (Durkheim, 1960), jusqu atteindre, de proche en proche, la totalit du monde social, trait comme un systme de rapports symboliques, dont on a puis lanalyse lorsquon la rvl comme reprsentation ou comme croyance. Ainsi, pour cette sociologie polmique tout est croyance, mais tout nest que croyance, ce qui est aussi une faon de dire que la croyance nest rien et, par consquent, de suggrer, au moins implicitement et dans le registre de la nostalgie, quil pourrait ou quil devrait exister quelque chose qui ne serait pas du semblant. Car le dvoilement de la croyance ne peut, sous peine de tomber dans un nihilisme difficilement soutenable, renoncer
Cf. par exemple CALLON Michel, lments pour une sociologie de la traduction. La domestication des coquilles Saint-Jacques et des marins-pcheurs en baie de Saint-Brieuc , pp. 169-208, in LAnne sociologique, vol. 36, 1986. 143 Cf. la citation de G. Bachelard ci-dessus, page 444. Une attention vis--vis des mtaphores employes (relevant principalement du champ lexical de la dcouverte) permet de prendre conscience de sa frquence. Bien davantage, les efforts considrables quil faut dployer pour viter soi-mme cette mtaphorisation en font sentir la prgnance mieux que toute autre dmonstration. 145 propos du rle spcifique de mdiation attribu au philosophe platonicien, au savant, ou au scientifique, cf. ci-dessus, pages 446 et suivante.
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Une telle sociologie, fonde sur le concept de croyance et le dvoilement de lillusion, pose problme, entre autres, puisquelle a besoin de prsupposer une rfrence prexistante sur laquelle le scientifique prtend pouvoir sappuyer pour dnoncer lillusion. En cela, cette entreprise critique, cette stratgie du soupon qui sadosse notamment la mtaphore du monde comme thtre147, semblant, inauthentique, sinscrit pleinement, comme nous allons le dtailler ci-dessous, dans le Grand Partage moderne voqu plus haut. Ajoutons quinterprter des objets, des vnements, des comportements par rfrence aux croyances, aux intrts, au contexte, etc., cest essayer de les ramener vers la contingence (cest--dire, dans le schma moderne, la sphre politique), ce en quoi consiste lexplication sociologique traditionnelle . Cette attitude est symtrique de lexplication scientifique (naturaliste), ramenant luniversel, au ncessaire et au certain. Cependant, il me semble important de prciser trs vite que pour le sociologue, il ne sagit pas alors pour autant de dnoncer la dnonciation148 mais plutt dadopter une dmarche de clarification (cest--dire dabord et avant tout rendre intelligible, tant sur le mode de la transmutation que de la restitution) en mme temps quil abandonne une sociologie de lagent pour passer une sociologie de la traduction149 :
Au lieu de dfinir des agents au moyen dattributs stables, de les doter dintrts et de dispositions inscrites dans le corps et capables dengendrer des intentions objectives et non conscientes, et de se donner pour tche dexpliquer laction de ces agents quand ils rencontrent des obstacles extrieurs, la sociologie de la traduction montre comment les acteurs laborent des discours sur laction ou, pour reprendre les termes
146 BOLTANSKI Luc, LAmour et la justice comme comptences. Trois essais de sociologie de laction, Paris, Mtaili, 1990, pp. 43-44. 147 Jusquau XVIIIe sicle, lusage mtaphorique du thtre pour dfinir lessence de la socit, sexprime essentiellement dans le topos selon lequel le monde est une scne (theatrum mundi). (BOLTANSKI Luc, La souffrance distance, op. cit., p. 45.) L. Boltanski ajoute que ce lieu commun figure dans la posie satirique hellnistique et romaine, chez les stociens, et dans la littrature patristique, est absent du Moyen Age (o, avec le dclin du thtre, il est remplac par limage selon laquelle le monde est un rve), mais fait nouveau lobjet dune utilisation considrable aux XVIe et XVIIe sicles. 148 Cf. BOLTANSKI Luc, LAmour et la justice comme comptences, op. cit., pp. 50-51. 149
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452 de Paul Ricur, accomplissent le travail de mise en intrigue de leurs actions (Ricur, 1983). 150
Dans ce qui vient dtre dvelopp au sujet de la dnonciation, il est galement apparu et cest lessentiel pour notre propos car ce qui y est problmatique ce nest pas tant loccultation que la prsupposition dune rfrence prexistante et universelle quune pistmologie et une rhtorique du dvoilement sont consubstantielles une mta-physique qui, comme lontologie parmnidienne151 dont nous avons hrit, a besoin, de mme que lastronomie ptolmaque avait besoin des picycles, d apparences juxtaposes au rel ou la vrit pour supporter la confrontation lexprience (en loccurrence au changement, limpermanence et au devenir). Pour pouvoir dvoiler , il faut ddoubler le rel, afin de distribuer la vrit entre le faussement rel et le vraiment rel ou, en dautres termes, pour cacher limperceptible derrire le sensible ou lvident152. Nous comprenons maintenant que la notion de croyance is not a psychological state, not a way of grasping statements, but a polemical mode of relations 153. Le rapprochement avec lindignation lgitime de laccusateur est ais : la croyance est le savoir dun autre, illgitime ; elle est dfinie ngativement, sur le mode de la dnonciation, comme ce quoi laccusateur, prcisment, nadhre pas ou ce quil ne reconnat pas. Autrement dit, la stratgie est minemment rhtorique, et ses enjeux sont en mme temps fondamentalement politiques. Au-del de la tentative de destruction discursive ou de contrle intellectuel, de confinement ou dasservissement politiques, la manuvre est aussi une entreprise de reconnaissance publique, comme le souligne F. Tricaud :
Lacte daccuser apporte aussi lhomme un bnfice plus intime : il disculpe magiquement laccusateur en tablissant entre laccus et lui une sorte de vecteur fortement polaris o toute la puret morale sest porte une extrmit et lautre toute limpuret. [] Tout se passe, dans le monde de laccusation, comme si le seul rvlateur possible de laccusation tait linnocence scandalise 154.
Ainsi apparat, sur le mode de la dnonciation (ou de faon quivalente mais plus sobre, sur celui du dvoilement), larticulation du complexe qui runit trois dyades fondamentales pour notre problmatique. Nous voyons se dessiner derrire lopposition entre savoir et croyance celle entre fait (scientifique, avr, vrai , rel donc) et reprsentation (la construction socioculturelle, tout ce que B. Latour a dsign sous ltiquette de ftiche ), et corollairement linvention-construction de la polarit entre les deux entits htrognes du sujet et de lobjet, invention
BOLTANSKI Luc, ibid., p. 56. Cest ce quont fait L. Boltanski et L. Thvenot dans leur tude, qui sert de rfrence bien des gards, des discours de rationalisation ou de justification (Cf. BOLTANSKI Luc et THVENOT Laurent, De la justification, op. cit.). 151 Cf. ci-dessus, pages 414-416.
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Nous avons dailleurs rappel plus haut que ctait dj exactement la dmarche quadopte Platon (par le truchement du personnage de Socrate) dans le Cratyle (cf. supra, page 418). 153 LATOUR Bruno, Pandoras Hope, op. cit., p. 271.
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TRICAUD Franois, Laccusation. Recherche sur les figures de lagression thique, Paris, Dalloz, 1977, p. 27.
permanente, incessamment renouvele. Le couple nature-socit est en effet expliqu en articulant chacun de ses termes ce deuxime couple, la disjonction du sujet et de lobjet, sur le mode dune double dnonciation critique croise ou antisymtrique : la nature trouve un sens grce la dnonciation de lobjet-fe (le ftiche, cest--dire la construction socioculturelle) par lacteur humain libre (le sujet), et qui sattaque la croyance nave dans un au-del de lobjet ; la seconde dnonciation tche dexpliquer la socit et pour cela oppose lobjet-fait (la dtermination sociologique) et lacteur humain dtermin (le sujet) et se rit de la croyance nave de ce dernier dans ses soi-disant libert et autonomie155. OBJET
constructions socioculturelles, croyances
SUJET
dnonciation fondant la nature libre (rationnel) (irrationnel) dtermin
libert, autonomie
ftiche
Autrement dit, dun ct, la distinction par le sujet (libre) entre lobjet (les faits, lobjet-fait) et son au-del dnonc (socioculturel, lobjet-fe) fonde la nature. Et dun autre ct, par le recours lobjet-fait (la dtermination sociologique), la dnonciation de la libert et de lautonomie du sujet (dtermin donc) entreprend de dcrire la socit. Notons quici encore, la notion articulatoire est celle de libert ou de dtermination, cest--dire, fondamentalement, de contrle, dont nous avons vu plus haut que de faon traditionnelle elle structurait le couple raison/motion, mais que les travaux danthropologie culturelle incitaient penser la transition du modle du contrle celui de management, dans lequel la notion de personne (ou, donc, de sujet) tait rvise156. Or, prcisment, la notion de sujet (personne indpendante, spare du monde ou assujettie ?) est ambigu ici, dans ce double rgime moderne de dnonciation. Et la mme ambigut se retrouve, par simple symtrie, propos des notions dobjet ou de fait : est fait tout la fois ce qui est fabriqu, lartefact, et aussi ce qui, justement, nest pas fabriqu mais donn , prexistant. Pour notre bonheur, la premire sociologie des sciences avait maladroitement essay de croiser les deux
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Cf. LATOUR Bruno, Petite rflexion sur le culte moderne des dieux faitiches, op. cit., p. 42. Cf. ci-dessus, pages 423-430.
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dnonciations en tchant vainement de dvoiler une croyance de lacteur humain libre (le sujet indpendant) dans lobjet-fait, mettant ainsi finalement jour le fonctionnement de cette double dnonciation de croyances . En cherchant comprendre larticulation entre nature et socit, en observant lactivit scientifique et llaboration de la science-faite, les science studies ont mis en vidence la spcificit de lactivit scientifique dont la distinction entre nature et socit est un produit, un rsultat ou une consquence157, et non un a priori ou une condition initiale. La sociologie des sciences se distingue ainsi des sociologies qui lont prcde et quelle avait cru pourtant au dpart pouvoir prolonger. Les sociologues, en tentant danalyser les pratiques scientifiques, pensaient ainsi substituer des croyances un dterminisme social, cest--dire expliquer leur objet la recherche scientifique en le rduisant des phnomnes sociaux sous-jacents que, prcisment, la sociologie rvlerait (selon la logique du dvoilement voque ci-dessus), avec le mme enthousiasme que lavait fait lanthropologie culturelle depuis la fin du XIXe sicle, comme le soulignent P. Descola et G. Plsson :
After all, burning conceptual fetishes has long been a favourite pastime of anthropologists and very few domains have escaped this iconoclastic trend. If such analytical categories as economics, totemism, kinship, politics, individualism, or even society, have been characterised as ethnocentric constructs, why should it be any different with the disjuncture between nature and society? 158
Expliquer un nouvel objet en dvoilant son soi-disant vritable fonctionnement sociologique et (ou) sa spcificit socioculturelle , en remplaant un objet de croyance (local) par une fonction sociale (globale, et donc cense prexister lexplication sociologique) que la croyance, en tant linstance de cette fonction, tout la fois masquait et exprimait159. Telle est bien la dmarche qui avait t suivie depuis le XIXme sicle avec la religion, lart, le droit, ou plus rcemment, par exemple, les sexes (gender), etc. Notons au passage que substituer un fonctionnement social des croyances, cest postuler que le social en question, le groupe tudi, est dj constitu160. Lexplication de la puissance des modernes (leurs russites technologiques ou coloniales), ou la comprhension de leur double rpertoire nest pas dcouvrir dans leur distinction de la croyance et du savoir, celle de la socit et de la nature, ni celle des faits et des reprsentations, mais, comme lexplique B. Latour, dans la seconde distinction, plus subtile, entre la sparation de la croyance et du savoir quils
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Ce rsultat, ce produit, est sans cesse renouvel dans lactivit politico-scientifique. Cest notamment ce que montre bien CALLON Michel, lments pour une sociologie de la traduction , op. cit. 158 DESCOLA Philippe et PLSSON Gsli (ds), Nature and Society, op. cit., p. 12.
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Cf. LATOUR Bruno, When things strike back. A possible contribution of science studies to the social sciences , pp. 105-123, in British Journal of Sociology, vol. 51, 2000 : What has to be done, it seems, is changing the object of attention wrongly assumed by the actors into the real object which derive from society. propos du mcanisme de masquage-dsignation, cf. ci-dessus, note 139 page 339. 160 Nous disposons dune approche sociologique alternative, cohrente avec les principes de base et les rsultats des science studies, la sociologie de la traduction .
font en thorie, dune part, et le passage la pratique qui en diffre totalement161, dautre part. Se pose alors la question cruciale de comprendre lintrt quil peut y avoir distinguer de cette faon savoir et croyance si cette distinction absolue ne peut jamais tre applique : cest quune telle disjonction sert, selon B. Latour, complter les avantages de la pratique par ceux de la thorie.
La croyance prend alors un autre sens : cest ce qui permet de tenir distance la forme de vie pratique o lon fait faire et les formes de vie thoriques o lon doit choisir entre [savoir] et [croyance]. Cest le moyen de purifier indfiniment la thorie sans risquer pourtant les consquences de cette purification. 162
Lavantage de la dnonciation de la croyance, ou du recours des objets et une vrit scientifiques indpendants, est de pouvoir innocemment et impunment mobiliser des forces extraordinaires, sans que jamais celles-ci napparaissent comme dangereuses ou menaantes pour la socit ou le monde commun (puisque cela ne concerne que la nature, cest--dire un monde indpendant de la socit). Un tel recours chamboule la thorie de laction, cre le monde indpendant de la pratique, et lui permet de se dployer sans avoir rendre instantanment des comptes. Grce aux idoles brises[163], on peut innover sans risque, sans responsabilit, sans danger. Dautres, plus tard, ailleurs, en supporteront les consquences, en mesureront limpact, en valueront les retombes, en limiteront les dgts. 164 Lextraordinaire russite des sciences et technologies, cest--dire une efficacit certaine, sexplique par une formidable possibilit dhybridation quont les hommes dans notre socit grce ce que ce dispositif (les dfinitions rciproquement excluantes de la nature, de la socit et du divin) autorise :
Les sciences et les techniques ne sont pas remarquables parce quelles sont vraies ou efficaces ces proprits leur sont donnes par surcrot et pour de tout autres raisons que celles des pistmologues [] , mais parce quelles multiplient les non-humains enrls dans la fabrique des collectifs et quelles rendent plus intime la communaut que nous formons avec ces tres. Cest lextension de la spirale, lampleur des enrlements quelle va susciter, la distance de plus en plus grande o elle va recruter ces tre qui caractrisent les sciences modernes et non pas quelque coupure pistmologique qui romprait pour toujours avec leur pass prscientifique. Les savoirs et les pouvoirs modernes ne sont pas diffrents en ce quils chapperaient la tyrannie du social, mais en ce quils ajoutent beaucoup plus dhybrides afin de recomposer le lien social et daccrotre encore son chelle. 165
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Cest prcisment ce que les science studies ont montr en se penchant justement sur les pratiques scientifiques et non plus seulement sur les discours internes. Notons que ce constat na nanmoins pas de quoi surprendre, puisque cette distinction est souvent reconnue, parfois sous la forme dune boutade : en thorie, thorie et pratique peuvent tre assimiles, mais pas en pratique. 162 LATOUR Bruno, Petite rflexion sur le culte moderne des dieux faitiches, op. cit., p. 43.
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Cest--dire la dnonciation de la croyance (note dA. C.). LATOUR Bruno, ibid., p. 60. LATOUR Bruno, Nous navons jamais t modernes, op. cit., pp. 146-147.
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Ces hybrides dont parle B. Latour (cest--dire les humains et non-humains indissociables), que les sciences multiplient sans frein et ajoutent sans cesse au monde commun, ne menacent pas la socit selon les discours scientifiques et pistmologiques modernes puisque, toujours selon ces mmes discours, nature et socit nont rien de commun. Ctait prcisment lavantage des modernes de pouvoir, sans valuation socio-politique, crer sur le mode dun bricolage toujours plus efficace ces hybrides. Les non-modernes (ceux qui ne font pas lopposition entre nature et socit166) doivent eux, avant de pouvoir sautoriser bricoler-tester-modifier le monde commun (des humains et non-humains), dcider si laventure nest pas dangereuse ou trop risque167. Ainsi le fait pouvait-il tre tout la fois fabriqu (dans la pratique scientifique) et non-fabriqu (dans la thorie). Do lefficacit pratique fantastique des technologies modernes et lindpendance, linnocence, la virginit de la science vis--vis des problmes, des doutes et des inquitudes168 qui se posent au sein de la socit. Lefficacit tait donc indissociable dune impunit, dune insouciance sociopolitique. Ce dernier point doit tre intgr dans la solution que nous tenterons dlaborer, mais il nous faudra surtout retenir quil ny a de faits ou de donnes que construits par llargissement et la complexification continuels de rseaux de diffrents actants (humains et non-humains) :
It should be clear by now that the discovery of science studies is not that a science could be influenced or distorted by outside factors such as ideologies, politics, cultural biases or psychological passions. The discovery --if this grand word can be used for such a humble discipline-is much more interesting yet, and slightly resembles that, if I dare say, of the great William Harvey himself! Facts are circulating entities. They are like a fluid flowing through a complex network. 169
Il est essentiel de souligner nos difficults traditionnelles propos des faits ; il semble en effet, comme le rappelle B. Latour, que dans nos langues et dans nos socits, nous ayons toutes les peines du monde dire en un mme souffle fabriqu donc autonome. Telle est pourtant la proprit essentielle des faitiches , ces tres
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Voil aussi pourquoi cette interrogation des discours et des pratiques scientifico-politiques modernes entreprise par les science studies a lieu et est possible de nos jours : ces discours (qui prnent une exprimentation sans concertation politique) ne peuvent plus tre tenus lheure de la vache folle, des O.G.M., du clonage, du rchauffement climatique, etc. o des citoyens interviennent dans le champ politique pour semparer de ces questions et les revendiquer comme politiques et non plus exclusivement scientifiques ou techniques. 168 La multiplication des comits dits dthique et des chartes dontologiques la fin des annes 1980 et au dbut des annes 1990 est sans doute comprendre comme lune des dernires rponses modernes cette machinerie-phrasologie moderne qui senraye de plus en plus, lagonie de laquelle nous assistons et que nous acclrons en en prsentant les fonctionnements. Rponses que je qualifie de modernes car, prcisment, elles tendent dsesprment de prserver cette impossible et dangereuse virginit des pratiques scientifiques en cherchant inlassablement les purifier . 169 LATOUR Bruno, A Well-Articulated Primatology Reflexions of a Fellow-Traveller , pp. 358-381, in STRUM Shirley C. et FEDIGAN Linda M. (ds), Primate Encounters, Chicago, University of Chicago Press, 2000, document en ligne, <http://www.ensmp.fr/~latour/articles/article/074.html>, 1997.
hybrides que nous fabriquons et qui nous fabriquent, ce que lon construit et qui va devenir ce que personne na fabriqu170. I. Stengers explique ainsi :
Bref, le neutrino existe la fois et indissociablement en soi et pour nous, devenant dautant plus en soi, acteur dvnements innombrables o nous cherchons les principes de la matire, quil se met exister pour nous, ingrdient de pratiques, de dispositifs, de possibles toujours plus nombreux. Ce mode dexistence apparemment paradoxal, o, loin de sopposer comme cest de tradition en philosophie, len soi et le pour nous se produisent corrlativement, est bel et bien celui que vise la pratique exprimentale au sens fort, celle dont le triomphe est de faire exister des faitiches la fois dats et transhistoriques. 171
Cest pourquoi la sociologie des sciences ne sinscrit pas dans lopposition entre constructivisme et ralisme, puisque pour pouvoir tre donn , le monde commun, et plus encore laccs au monde commun, doit dabord tre construit. Et quil soit construit et ngoci nimplique pas que le monde devienne pour autant subjectif et irrel, relevant de la convention et donc de larbitraire humain (une telle alternative entre nature et socit, objectif et subjectif, universel et contingent, relve de lapproche moderne). Bien au contraire, cest parce quil est bien construit (constituant une solution robuste ) quil devient rel, objectif, rcalcitrant au dsir, au fantasme de contrle ou de toute-puissance des hommes : lobjectivit devient la possibilit pour un objet de se comporter en objet, cest--dire une capacit dobjection, de rcalcitrance172, qui contraste avec lextraordinaire aptitude des humains rpondre linfluence, la sollicitation. Notons au passage que le discours scientifique moderne sarrogeant pour le scientifique lexclusivit de laction avait tendance, lui, transformer (considrer ou rduire) laction de lobjet en raction, cest--dire la ramener sur le registre de la passivit173. Cest donc dans cette direction non-dualiste quil conviendra que nous avancions. En outre, si comme nous venons de le dire, lexplication de lavantage primordial de la dnonciation de la croyance rsidait dans le hiatus existant entre la disjonction de la croyance et du savoir faite en thorie et celle faite (annule) en pratique, les versions alternatives que nous tcherons de dgager ne seront donc pas sans corrlation avec nos thories de laction. Or ceci nest pas ngligeable sil sagit de repenser une sociolinguistique de lagir ou de lefficace.
Le faitiche peut donc se dfinir comme la sagesse de la passe, comme ce qui permet le passage de la fabrication la ralit ; comme ce qui donne lautonomie que nous ne possdons pas des tres qui ne lont pas non plus mais qui, de ce fait, nous la donne. Le faitiche est ce qui fait-faire, ce qui fait-parler. Grce aux faitiches pourraient dire les sorciers, les adeptes, les savants, les artistes, les politiques, nous pouvons produire des tres lgrement autonomes qui nous dpassent quelque peu : divinits, faits, uvres, reprsentations. (LATOUR Bruno, Petite rflexion sur le culte moderne des dieux faitiches, op. cit., p. 67.) 171 STENGERS Isabelle, Cosmopolitiques, op. cit., tome 1, La guerre des sciences , p. 42.
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Cf. ce qui a t dit plus haut propos de llaboration de la passivit de lmotion scientifique, page 170.
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La notion de reprsentation
Il faut compter galement partir de ce qui vient dtre prsent que la notion de reprsentation et sa pratique, son usage scientifique sen voient rforms. En effet, lide de reprsentation, traditionnellement fonde (comme le propose lgamment J. Ladrire174) sur une double mtaphore thtrale et diplomatique, permettait de concevoir en cohrence avec la disjonction moderne entre nature (extrieure, indpendante) et culture (lintriorisation de la socit175) la connaissance comme la construction dune sorte de double de lobjet rel (extrieur, distance, donc inaccessible). La mtaphore du thtre illustrait alors lide de mise en prsence. La reprsentation offrait au participant (quil soit scientifique, spectateur ou interlocuteur) une instance physique, sensible et concrte avec donc ses attributs signifiants explicits ou suggrs. La mtaphore de la diplomatie illustrait, elle, lide de dlgation, de vicariance. La reprsentation tait alors considre comme un transfert de qualits, de pouvoirs ou dattributions par lequel un objet (intrieur, manipulable) se substituait un autre (extrieur, intangible) et pouvait agir ou servir sa place. Ces deux sens taient manifestement conus et mis en uvre pour tre intimement lis dans lunivers dualiste de la nature et de la socit : la reprsentation-vicariance tait oprationnelle parce que le substitut-signifi tait prsent et incarn , sans quoi il tait fait pour ne pas pouvoir fonctionner ; et rciproquement, cest la dlgation qui fondait en signification lacteur-signifiant. Il y avait donc dans le concept de reprsentation une prsence double qui permettait une part mdiate et nappartenant pas la sphre de lapprhension directe daccder grce lautre immdiate mais qui seffaait fonctionnellement devant la premire la ralit concrte et la manipulation, tout en restant hors de cette sphre.
Cf. LADRIRE Jean, Reprsentation et connaissance , pp. 822-824, in Encyclopdia Universalis, vol. 19, 1998. 175 Les conceptualisations de la culture ont beaucoup volu depuis les dbuts de lethnologie ou de lanthropologie culturelle (sans parler donc de son histoire antrieure). Le terme a nanmoins pris un sens radicalement nouveau partir de la dfinition cognitive propose par W. Goodenough : A societys culture consists of whatever it is one has to know or believe in order to operate in a manner acceptable to its members, and do so in any role that they accept for any one of themselves. Culture, being what people have to learn as distinct from their biological heritage, must consist of the end product of learning: knowledge, in a most general, if relative, sense of the term. By this definition, we should note that culture is not a material phenomenon; it does not consist of things, people, behavior, or emotions. It is rather an organization of these things. It is the forms of things people have in mind, their models for perceiving, relating, and otherwise interpreting them. (GOODENOUGH Ward H., Cultural Anthropology and Linguistics (1957), pp. 36-39, in HYMES Dell H. (d.), Language in Culture and Society: A Reader in Linguistics and Anthropology, New York, Harper & Row, 1964, p. 36.) Mme si lattention ne porte pas exclusivement sur lindividu et que cest laspect communautaire, identitaire ou partag de la culture qui est valoris, linstance cognitive ou psychologique est gnralement conserve, comme par exemple chez Cl. Clanet, qui dfinit la culture comme lensemble des formes imaginaires/symboliques qui mdiatisent les relations dun sujet aux autres et lui-mme, et plus largement, au groupe et au contexte ; de mme que, rciproquement, les formes imaginaires/symboliques qui mdiatisent les relations du contexte, du groupe, des autres au sujet singulier. (CLANET Claude, Linterculturel, Introduction aux approches interculturelles en ducation et en Sciences Humaines, Toulouse, Presses Universitaires du Mirail, 1990, p. 16.) Dans ce cadre, que ce soit de manire explicite ou non, la notion sous-entend le plus souvent un monde universel, la nature , que prcisment la culture reprsente ou vectorise.
174
Mais partir du moment o le dualisme du monde est remis en question, que le monde pour tre rel doit tre construit et quil devient dautant plus indpendant ou autonome, voire prexistant, cest--dire objectif, quil est bien construit et non plus quil est distance ou chappant linfluence (cest--dire au contrle) , alors la reprsentation-vicariance perd toute signification ; de mme, laspect diplomatique de la reprsentation, du concept ou de la modlisation devient obsolte. Le paradoxe platonicien ( tre matre de soi-mme ), repris et amplifi par les Temps Modernes, qui a t lun des emblmes de lethnopsychologie occidentale savante puis scientifique en mme temps quil en tait le principe, est apparu comme vide aux anthropologues des sciences. Il ny a pas de matre ; le contrle, quel quil soit, est illusoire :
Derrire le thme ressass de la neutralit des techniques-qui-ne-sontni-bonnes-ni-mauvaises-mais-ne-seront-que-ce-que-lhomme-en-fera, ou du thme, identique en son fond, dune technique-devenue-folle-parcequelle-sest-autonomise-et-na-plus-dautre-fin-que-sondveloppement-sans-but, se cache la peur de dcouvrir cette ralit si nouvelle pour lhomme moderne habitu dominer : il ny a pas du tout de matre pas mme les techniques devenues folles. 176
Ds lors, cest un autre principe que le contrle et la distanciation177 qui doit commander laction, et y compris lagir sociolinguistique. Reprenant limage du paralllogramme des forces quapprennent tous les collgiens, B. Latour explique que le modle sappuyant sur la dichotomie entre nature et socit concevait le monde et notre intellect (ou notre langage rfrentiel) comme deux forces divergentes dont nos reprsentations sont pareilles une rsultante : pour un tel dualiste, a statement is the resultant between two opposite forces, what the world is like and what we are equipped to say about it 178. Or, comme nous lavons vu propos de ce qui est labor dans le cadre de la philosophie de lefficace de W. James179, considrer que nos ides ne fonctionnent pas selon un principe rfrentiel ds lors que le monde commun ne prexiste pas sa co-laboration, nous permet de dpasser le principe de contrle. Nous devrons donc laborer une version alternative du fonctionnement linguistique (non pas tant autre que dpassant la prcdente) ne prsupposant pas de divergence a priori entre le monde commun et discours.
LATOUR Bruno, Morale et technique : la fin des moyens , article prpar pour le n100 de la revue Rseaux, 1999, document en ligne, <http://www.ensmp.fr/~latour/articles/article/080.html>, 1999 (soulign par lauteur, B. L.). 177 Nous avons montr plus haut que contrle et mise distance pouvaient tre mis en correspondance.
178 179
176
LATOUR Bruno, A Well-Articulated Primatology Reflexions of a Fellow-Traveller , op. cit. Cf. ci-dessus, pages 434-436.
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460
Jai dj brivement voqu ce point en faisant allusion la notion de pharmakon (cf. note 139 page 448), et jy reviendrai en conclusion (cf. partir de la page 474 et notamment pages 480-484). 181 Cf. ce qui a t dit sur lmergence historique du concept dmotion.
182
Comme nous lavons signal plus haut, ce que nous apprend galement lanthropologie des sciences, cest que construit nest pas ncessairement quivalent d irrel , ou de factice comme nous avions souvent lhabitude de le considrer (cf. ci-dessus, notamment page 456).
galement de continuelles ngociations. Redfinir ce qui est rationnel ou pas, cest-dire redfinir la notion de rationalit, cest une part (mais seulement une part) du travail effectu au cours des controverses scientifiques. Mais ce travail ne se restreint pas aux controverses scientifiques, ni mme savantes.
Ce paradigme rfrentiel se retrouve y compris dans les sociolinguistiques annonant sintresser prioritairement lagir linguistique. C. Kerbrat-Orecchioni explique, par exemple, que dire, cest sans doute transmettre autrui certaines informations sur lobjet dont on parle, mais cest aussi faire, cest-dire tenter dagir sur son interlocuteur, voire sur le monde environnant. Au lieu dopposer comme on le fait souvent la parole et laction, il convient de considrer que la parole elle-mme est une forme daction. (KERBRAT-ORECCHIONI Catherine, Les actes de langage dans le discours. Thorie et fonctionnement, Paris, Nathan, 2001, p. 1, soulign par lauteur, C. K.-O.) Nanmoins, les hirarchies sont conserves. Il est trs rarement considr que dire soit dabord tenter dagir sur le monde, et encore moins que ce soit faire du monde commun (cette dernire approche est alors encadre dans un constructivisme social sinscrivant dans les oppositions modernes voques plus haut). Le postulat individualisant ou psychologisant de lagir linguistique reste galement trs prsent : C. Kerbrat-Orecchioni emploie, comme dautres, la formule actes de langage et non pas actions du langage , impliquant des individus acteurs plus que des actants (concept qui permet de ne pas opposer objets et sujets, humains et non-humains, agent, agi et rsultat de laction). 184 Cf. ci-dessous, page 467.
183
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462 Anthropological tradition tells us that strong emotion is a sign of social import, because cultural practice generates such affects as will guarantee the constraining force of social norms upon the self. But a functional view that renders sentiments the servants of society has made us inclined to view affective life more as a sign that points to social rule than as itself a sphere of meaning that is as public and socially significant as are the names of kin. Unable to participate directly in the emotional worlds of our informants, we have failed to see that personal life is shaped by terms with social implications, and correspondingly that persons are themselves constructed in terms of shared understandings that inform the ways they act and feel. My discussions with the Ilongots suggested that for them (and, I imagine, people elsewhere) talk of the emotions provided such constructions a set of images through which they understood at once their world and themselves as particular sorts of beings in it, fitting persons with whom they were familiar to the activities in which they were, of necessity, involved. Not cosmology, but action and response, energy and anger, were what concerned them. Neither inward-looking nor oriented to the unique and individual, Ilongots spoke of feelings (and used an imagery of feelings) in describing the relation of their past to a rapidly changing present, and of themselves to social processes and to the natural world. Order and discontinuity, sense and contradiction, were things that they described, in part, through talk of the human heart and its reactions. And so, following my own theoretical inclinations and their lead, I came to see my task as one of understanding Ilongot experience through attention not to headhunting per se as violent deed or cosmic feat with significance bound to deities or demography but instead to the ritual forms and everyday reflections through which Ilongots communicated something of how, or why, activities like killing make good sense. The key here was the heart that Tukbaw and Wagat said had pained them an organ which, for Ilongots, unites concerns for thought and feeling, inner life and social context, violent anger and such desirable consequences as fertility and health. 185
M. Rosaldo met en vidence limportance, chez les Ilongots, des concepts de bya et liget, et mme la place fondamentale, centrale quils occupent dans leur socit186. Le langage des curs est ainsi articul chez les Ilongots par une dialectique ou une tension entre un ple de socialit et une tendance lopposition ou au retrait, entre laisance de la personne dans son environnement et son isolement, les deux ples de la dialectique tant autant lun que lautre ncessaire et luvre dans la vie personnelle et dans linteraction sociale. Leurs discussions sont nanmoins, pour M. Rosaldo, moins axes sur lintrospection, la vie intrieure ou le ressenti, que sur la qualit affective dun monde dans lequel la prennit des liens sociaux euxmmes dpend des principes potentiellement facteurs de dissension du liget, lnergie ou la colre. Les concepts de bya et liget, condensant la tension entre civilit et vitalit dbordante, la dpendance de la coopration entre les membres
185 186
ROSALDO Michelle Z., Knowledge and Passion, op. cit., pp. 35-36.
propos des concepts Ilongot de bya (savoir, connaissance) et de liget (passion, nergie, colre) et de leurs usages qui donnent son titre louvrage de M. Rosaldo, cf. spcialement ROSALDO Michelle Z., ibid., chapitre 2, pp. 31 sqq.
des communauts et de laction raisonne sur la force potentiellement perturbatrice, sont, toujours selon M. Rosaldo187, les termes les plus significatifs dans les discussions propos des motions et de la vie sociale chez les Ilongots.
For Ilongots, bad feeling, bad health, social withdrawal, and disruption are all, as we have seen, related. They are associated with liget energy, anger, passion and opposed to such cooperative dispositions as are associated with knowledge, ease, and health. But if anger may be criticized because it leads to wild acts or illness and the dangers of anothers discontent are often all too clear Ilongot attitudes toward violence, threat, and anger are ambivalent, combining fear and disapproval with a marked aesthetic interest, appreciation for the headhunter with dislike of men too quick to fight. Bound cooperatively by bya, or knowledge, Ilongots consider themselves dependent on a liget that energizes as it divides them; and though stimulated by liget, the individual requires knowledge to give affective impulses intelligible, social form. 188
Ses conclusions tendent confirmer la pertinence de notre objet, le discours de lmotion , pour cette tude sociolinguistique. Elles assurent entre autres la ncessit pressentie de repenser les relations qui font correspondre des catgories de formes daction et lunivers socioculturel dans lesquelles ces dernires sont utilises :
Cf. ROSALDO Michelle Z., ibid., p. 44. ROSALDO Michelle Z., ibid., pp. 43-44.
ROSALDO Michelle Z., The Things We Do With Words: Ilongot Speech Acts and Speech Act Theory in Philosophy , op. cit., pp. 391-392.
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464 Although one can, in Ilongot, discriminate verbal actions in terms of categories like those proposed by Searle and demonstrate, in English, that discriminations such as his may be misleading for the analyst concerned with interactive functions the cultural limitations of Searles categories and his assumptions about individuated human selves appear precisely in the fact that Ilongots do not appear to find in one anothers speech appropriate circumstance to talk about or query Searles concerns. Ilongots lack out interest in considerations like sincerity and truth; their lives lead them to concentrate, instead, on social bonds and interactive meanings. 190
Comme nous allons le voir plus bas en dtail, J. R. Searle a en effet propos une catgorisation des actes de langage qui correspondent chacun des tats (psychologiques) possibles dun locuteur, et non ce quil est possible de construire plusieurs. Paralllement, M. Rosaldo fait remarquer que pour les Ilongots lexemple paradigmatique de lacte linguistique est le tuydek, cest--dire lordre, la commande, linstruction ( commands to do petty tasks ) :
Tuydek, epitomized in sentences of the form, Rawmuy ma X, Go for the X, or Man-X-ka, Go X, you (no matter what is being requested), are, for Ilongots, a sort of prototype of all language (just as, one imagines, the declarative sentence is for us); they are also seen as the primary means through which children acquire the linguistic and technical knowledge which, as infants, they lack. [] When schoolboys were asked to compose sample sentences for our vocabulary cards, close to fifty percent were cast in the imperative form of tuydek; similar results emerged when adults were asked to explain a words use. Most dialogue in Ilongot narrative takes a command form, and stories of hunting or killing almost universally begin by reporting: I said to my sister/wife/mother, Pound me rice, for I am going off. Through tuydek, Ilongots claim, children learn how things are called and they show that they know what a word is. In hearing and attending to tuydek, they learn something of what work and talk are; they learn the meaning adults give to action, and come to participate in the rhythms of life in their homes. 191
Nous nous trouvons ici face une diffrence radicale avec nos habitudes linguistiques et mtalinguistiques192, dont les consquences pour notre apprhension du fonctionnement du langage sont, comme nous allons le dvelopper ci-dessous, considrables. Dans cette perspective, M. Rosaldo tablit une relation entre cette approche du langage centre sur lordre ou linstruction, et les conceptions de la personne humaine et les traditions culturelles des Ilongots. Ces liens avec les thories linguistiques et les formes linguistiques sont galement confirms par lanthropologue C. Lutz, qui a, elle aussi, soulign la corrlation entre
ROSALDO Michelle Z., ibid., p. 392. ROSALDO Michelle Z., Knowledge and Passion, op. cit., p. 73. Cf. ci-dessous, page 469 et en particulier la note 207.
la conception individualise de la conscience et celle du langage comme intrioris (ou permettant lexpression) :
This orientation is also consistent with the tendency, found in the West, to view consciousness as an introspective function and to view language as an individual achievement, as an expression of self and thought, rather than as a form of social consciousness emergent in social action. 193
Dans le mme temps, les conceptions traditionnelles occidentales du langage correspondent souvent un code partag par les locuteurs, cest--dire que les locuteurs doivent apprendre, intgrer, intrioriser et apprendre matriser pour ensuite pouvoir sexprimer, cest--dire extrioriser leurs penses ; autrement dit, nous avons lhabitude de considrer selon un principe qui semble d une focalisation sur une soi-disant rationalit de lacteur que les individus doivent intrioriser un chiffrage (au sens cryptologique) pour pouvoir ensuite extrioriser leur intriorit. Et cette intgration du langage dans ce schma rationaliste est, nous lavons dj vu plus haut, corrle une approche du langage comme servant fondamentalement dire le monde.
DISCOURS DE LMOTION
466 Tuydek, then, were seen as the exemplary act of speech. As significant in ordering domestic life as in the socialization of the young, directive utterances were, for my Ilongot friends, the very stuff of language: knowing how to speak itself was virtually identical to knowing how and when to act. 195
Le dcentrement que provoque pour nous le contraste de lapproche linguistique et mtalinguistique des Ilongots enracine dans un principe du langage (et des pratiques affrentes, par exemple dapprentissage ou de transmission) non pas rfrentiel (ou intentionnel) mais relationnel, nous permet de mettre en lumire en mme temps que M. Rosaldo la tradition informationnelle de nos thories linguistiques :
Thus, if most Western linguists have been primarily impressed with language as a resource that can represent the world (and that the individual can then use as a tool to argue, promise, criticize, or lie), the Ilongot case points toward a rather different view of speech and meaning. For them, words are not made to represent objective truth, because all truth is relative to the relationships and experiences of those who claim to know. We may well recognize the context-boundedness of speech and yet tend ultimately to think that meaning grows from what the individual intends to say. For Ilongots, I think, it is relations, not intentions, that come first. 196
Comme lexplique M. Rosaldo, cette translation du principe linguistique primordial de lintention (le langage dit le monde, est une expression) la relation (le langage permet ltre-ensemble et lagir-ensemble) remet radicalement en question la catgorisation des actes de langage. Lanthropologue prend comme exemple la promesse :
I argue later that the act of promising is alien to the Ilongot repertory of kinds of speech. More immediately relevant, however, is the question as to why, and with what consequences, the act of promising has been used as a paradigm in theories presently available. To think of promising is, I would claim, to focus on the sincerity and integrity of the one who speaks. Unlike such things as greetings that we often speak because, it seems, one must, a promise would appear to come, authentically, from inside out. It is a public testimony to commitments we sincerely undertake, born of a genuine human need to contract social bonds, an altruism that makes us want to publicize our plans. Thus the promise leads us to think of meaning as a thing derived from inner life. A world of promises appears as one where privacy, not community, is what gives rise to talk. 197
195
ROSALDO Michelle Z., The Things We Do With Words: Ilongot Speech Acts and Speech Act Theory in Philosophy , op. cit., pp. 378-379. 196 ROSALDO Michelle Z., ibid., p. 380.
197
Le paralllisme avec lmotion apparat ici comme vident, du moins avec lmotion telle que nous avions lhabitude de la mettre en uvre, jaillissant elle aussi de la vie intrieure, engageant la sincrit ou marquant lauthenticit de la personne, etc. Le travail de M. Rosaldo incite paralllement penser lmotion aussi comme fondamentalement incomprhensible, quivoque, comme une interprtation socialement ngocie, comme une difficult de certains lments rentrer dans les cadres dinterprtation de la socit et des individus. Cette difficult se retourne galement contre la socit en interrogeant son fonctionnement et sa dfinition : lmotion devient une faon de questionner la socit, le rapport aux autres. Ceci rejoint la proposition de G. White selon qui il est certainement plus pertinent de considrer lmotion comme un signe mdiat entre corps, esprit et socit dans les interactions, plutt que de linscrire dans les dichotomies traditionnelles correspondantes :
Rather than essentialize definitions of emotion by locating them on one side or the other of such binaries as mind-body or individual-society, it is more productive to view emotions and emotion talk as communicative signs that mediate body, mind, and society in ongoing interaction. 198
Envisager lmotion comme signe mdiat entre corps, esprit et socit, cest dailleurs tablir un nouveau parallle avec le langage, pourtant dabord assimil habituellement la raison ou la rationalit, permettant plutt dlaborer le monde commun comme un tre-ensemble. En prenant lexemple de la promesse, nous venons de voir que M. Rosaldo nous permettait de souligner les rapports entre les maximes de coopration conversationnelle de P. Grice dune part, et limportance des notions dauthenticit ou de sincrit (cest--dire, fondamentalement, limportance des mtaphores tyrannique et smiotique qui, comme nous lavons montr, sont au cur de nos conceptions et pratiques de lmotion et de la raison) pour les Occidentaux dautre part. Mais son questionnement de la thorie des actes de langage est beaucoup plus ample. Examinant la taxinomie des actes de langage de J. R. Searle199, M. Rosaldo reproche tout dabord au philosophe les limites mthodologiques de sa dmarche : videmment le dfaut dapproche anthropologique ou ethnographique mais surtout le fait que, comme le montrent ses propres enqutes auprs des Ilongots, aucun compte-rendu de laction verbale ne peut raisonnablement ngliger les interrelations entre lorganisation sociale, et les considrations des personnes des socits interroges propos du monde et des faons de parler200. Et en effet, la premire catgorie de proposition correspond, selon J. R. Searle, aux assertives : or aborder le langage (pour comprendre comment il fonctionne) par le concept de proposition
WHITE Geoffrey M., Representing Emotional Meaning: Category, Metaphor, Schema, Discourse , op. cit., p. 31. 199 Cf. SEARLE John R., A classification of illocutionary acts (1971), pp. 349-372, in CARBAUGH Donal (d.), Cultural Communication and Intercultural Contact, op. cit. 200 Cf. ROSALDO Michelle Z., The Things We Do With Words: Ilongot Speech Acts and Speech Act Theory in Philosophy , op. cit., pp. 382-383 et ci-dessus, page 464.
198
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et en faire une typologie, cest supposer que cette approche est pertinente et que le concept de proposition est fondamental201.
En critiquant lapproche rfrentielle du langage ethnocentre de la thorie de J. R. Searle (qui ne fait en cela que sinscrire dans notre perspective linguistique traditionnelle), M. Rosaldo sinterroge sur ce que nous font oublier les prsupposs qui ont guid ou model nos faons habituelles de questionner les actions humaines. Elle insiste en particulier sur les consquences de notre focalisation usuelle sur lindividu :
Ilongot views of language and, in particular, their emphasis on commands suggest alternatives to the philosophers account of referential, individually deployed, systems of speech. They help display the problems that inhere in all attempts to construe action in universal and subjective terms, without regard for how societies and cultures shape our selves, our motives, and our activities. Searle uses English performative verbs as guides to something like a universal law. I think his efforts might better be understood as an ethnography however partial of contemporary views of human personhood and action as these are linked to culturally particular modes of speaking. 203
Lorsque que M. Rosaldo discute le referential, individually deployed, systems of speech quelle attribue J. R. Searle, nous pourrions de prime abord considrer que la formule condense de lanthropologue caricature la pense du philosophe.
201
La dmarche scientifique de J. R. Searle privilgiera de faon attendue une approche implicitement descriptive et vridictionnelle : elle sadresse dautres scientifiques et use du langage en scientifique, cest--dire, selon les pistmologies traditionnelles ( modernes ) pour dire le monde (prexistant). propos des pistmologies modernes , cf. ci-dessus, notamment pages 441-448. 202 ROSALDO Michelle Z., ibid., pp. 397-398.
203
Nanmoins, J. R. Searle rsume lui-mme ainsi son article prsentant sa taxinomie des illocutionary acts et ses principes classificatoires :
There are at least a dozen linguistically significant dimensions of differences between illocutionary acts. Of these, the most important are illocutionary point, direction of fit, and expressed psychological state. These three form the basis of a taxonomy of the fundamental classes of illocutionary acts. The five basic kinds of illocutionary acts are: representatives (or assertives), directives, commissives, expressives, and declarations. Each of these notions is defined. An earlier attempt at constructing a taxonomy by Austin is defective for several reasons, especially in its lack of clear criteria for distinguishing one kind of illocutionary force from another. Paradigm performative verbs in each of the five categories exhibit different syntactical properties. These are explained. 204
Le philosophe, dont lapproche instrumentale205, rfrentielle ou informationnelle, et psychologisante, est donc revendique, continue ainsi son article : One of the crucial questions in studying language in society is, How many ways of using language are there? 206 Mais la mtaphore instrumentale (J. R. Searle sinterroge sur les ways of using ) impose implicitement des contraintes sur la comprhension du fonctionnement langagier207 : le langage-outil se rapporte prfrentiellement un individu qui le manipule (et saccorde alors mal avec lapprhension ou la comprhension dun phnomne collectif ou impliquant ncessairement au moins deux protagonistes comme la lutte grco-romaine par exemple) ; il en est distinct (il ne saurait alors fonctionner comme un membre) ; le langage-outil produit de faon attendue quelque chose dont il est lui-mme distinct
204 SEARLE John R., A classification of illocutionary acts , op. cit., p. 349. Vingt ans plus tard, J. R. Searle maintient sa position : In the illocutionary line of business there are five and only five basic things we can do with propositions: We tell people how things are (assertives), We try to get them to do things (directives), We commit ourselves to doing things (commissives), We express our feelings and attitudes (expressives), and We bring about changes in the world so that the world matches the proposition just in virtue of the utterance (declarations). This is a strong claim, in the sense that it is not just an empirical sociolinguistic claim about this or that speech community, but is intended to delimit the possibilities of human communication in speech acts. (SEARLE John R., Epilogue to the Taxonomy of Illocutionary Acts , pp. 409-417, in CARBAUGH Donal (d.), Cultural Communication and Intercultural Contact, op. cit., p. 410.) 205 Je renvoie ici de nouveau PLATON, Cratyle, 387e-388a, op. cit., pp. 77-78, et ce qui a t rappel cidessus (pages 417 et suivantes) propos de son introduction de cette approche instrumentale. 206 SEARLE John R., A classification of illocutionary acts , op. cit., p. 349. 207
Les ethnologues ont depuis longtemps signal les variations dune socit lautre des systmes mtaphoriques du fonctionnement langagier. G. Palmer, par exemple, explique : Discourse itself is structured and governed by schematic imagery of sociolinguistic events, by its own metalinguistic or metadiscursive imagery. This reflexive imagery of discourse is as culturally defined as that of figurative language. Indeed, folk metalanguage may be metaphorical, as when we speak of carrying on a conversation or we say that words contain information, as though they were physical containers and information consisted of material objects (Reddy 1979). The Kaluli [population du sud de la Nouvelle Guine] pattern their songs after birdcalls, describe their stories as hardening into clear images, and compare narratives to the murmur and splash of flowing and falling water (Feld 1990). The Apache use a hunting metaphor in which stories are arrows (Basso 1984, 1990b). (PALMER Gary B., Toward a theory of cultural linguistics, Austin, University of Texas Press, 1996, pp. 8-9.)
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(contrairement, par exemple, la danse, qui ne peut tre dissocie du danseur), etc. Les consquences quasiment forces (au sens de la prestidigitation) par la mtaphore instrumentale du langage font de ce dernier un phnomne mdiat ou interprtatif entre les individus et le monde, en mme temps que ces caractristiques (prsupposes) justifient lemploi de la mtaphore dans le cadre de leur ngociationacceptation-pertinence. Or, toutes ces proprits, qui mon sens devraient faire lobjet de discussions explicites, sont gnralement (et en loccurrence) prsupposes sans que leur pertinence soit questionne. J. R. Searle court-circuite le fonctionnement social des actes illocutoires208, fonctionnement qui rside dans la co-construction du contexte, de la situation et de laction sur la situation que constitue lnonciation. Ce sont prcisment des prsuppositions contraires que M. Rosaldo reproche J. R. Searle, ainsi que sa revendication tacite dune universalit pour sa thorie. Il est important de remarquer que J. R. Searle a contest la remise en question de sa taxinomie dactes illocutoires par M. Rosaldo en considrant que lanthropologue navait pas compris que lui, J. R. Searle, navait pas cherch adopter une approche comparative :
She thinks I am doing what she calls a cross-cultural study of uses of language; that is, she really seems to think that I am doing an ethnography of which the data is limited. But I am doing nothing of the sort. I am doing an investigation into the possibilities of linguistic representation in illocutionary acts. The question I am asking, to repeat, is: How many types of illocutionary points are there? 209
Ce que J. R. Searle revendique, cest donc une forme dextraterritorialit de la dmarche philosophique, une extriorit par rapport aux problmes socioculturels, autrement dit une universalit qui ne serait pas le fruit dune ngociation mais dune posture210 :
The taxonomy, to repeat, is not an anthropological, empirical claim about existing forms of speech acts in every language. It is rather an attempt to analyze the possibilities of linguistic representation. 211
Car la posture quil adopte apparat comme une caricature de lattitude des modernes analyse et mise en doute par B. Latour et les anthropologues des
208
Il serait peut-tre intressant de se pencher avec attention sur la dfinition tautologique de lacte illocutoire, acte par lequel un locuteur manifeste son intention communicative un auditeur. Dfinition que je qualifie de tautologique car J. R. Searle dclare galement : The basic unit of human communication is the illocutionary act (SEARLE John R., Epilogue to the Taxonomy of Illocutionary Acts , op. cit., p. 410). 209 SEARLE John R., ibid., p. 413.
210
Si J. R. Searle a contest la pertinence de la remise en question de sa taxinomie par M. Rosaldo, D. Hymes sest charg (M. Rosaldo est dcde accidentellement au dbut des annes 1980 sur le terrain) de poliment signifier au philosophe quune telle posture extraterritoriale navait aucune lgitimit. Cf. HYMES Dell, Epilogue to The Things We Do With Words , op. cit. 211 SEARLE John R., Epilogue to the Taxonomy of Illocutionary Acts , op. cit., p. 414.
En dfinitive, les travaux ethnographiques de M. Rosaldo pointent des faiblesses de lapproche traditionnelle de la thorie des actes de langage ainsi que les causes de ses dfaillances. Toutefois, ils nincluent pas de solutions ou de propositions concrtes, propositions quil sagit maintenant pour nous dlaborer. C. KerbratOrecchioni laisse entrevoir quelques pistes pour la poursuite des investigations lorsquelle reconnat le dfaut majeur des formalisations actuelles des actes de langage :
il apparat en effet que la grande majorit des spcialistes de la communication non verbale se sont intresss exclusivement la gesticulation communicative, au dtriment de la gesticulation instrumentale [214]. Cette lacune affaiblit gravement la thorie des actes de langage, qui repose sur lide que les AL ne constituent quune sousclasse au sein du vaste ensemble des actes en tous genres il est pour le moins paradoxal de constater qualors que la notion dAL sinspire de la notion dANL quelle ne fait que transposer au domaine langagier, on sait finalement beaucoup moins de choses sur le modle que sur la copie 215
Une autre attitude, celle que dveloppent les recherches sur le langage au travail, celle par exemple de M. Lacoste, parat nettement plus prometteuse :
Cf. ce qui a t expos ci-dessus, pages 441-448. SEARLE John R., ibid., p. 415 (cest moi qui souligne).
C. Kerbrat-Orecchioni entend par-l les actes non-communicatifs, finalit essentiellement pratique (note dA. C.). 215 KERBRAT-ORECCHIONI Catherine, Les actes de langage dans le discours, op. cit., pp. 151-152.
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472 On ne peut plus traiter seulement lactivit comme contexte du langage, au sens classique que ce terme revt en linguistique. [] Une analyse de lactivit doit tre mene en mme temps quune analyse du langage. [] Le langage ne peut fonctionner quen rapport avec des structures daction qui le dpassent et le guident, mais celles-ci se constituent aussi, pour une part, sur la base du langage, si bien que les deux faces de la recherche sont partiellement interdpendantes. 216
Cependant une dmarche allant dans le mme sens se trouvait dj dans les travaux de B. Malinowski sur lesquels je souhaiterais maintenant que nous nous penchions.
LACOSTE M., Paroles daction sur un chantier, pp. 451-461, in VRONIQUE D. et VION R. (ds), Des Savoir-faire communicationnels, Publications de luniversit de Provence, 1995, p. 453, cit par KERBRATORECCHIONI Catherine, Les actes de langage dans le discours, op. cit., p. 157. 217 MALINOWSKI Bronislaw, Les jardins de corail, prface de et traduction de lamricain par Pierre Clinquart (d. orig. : 1935, rd. 1965), Paris, Franois Maspro, 1974, p. 243. 218 MALINOWSKI Bronislaw, ibid., p. 242.
219
216
B. Malinowski insiste sur le fait constatable quotidiennement de lusage non rfrentiel des mots changs, qui ainsi, pas plus que les gestes, nont pas fonction de transmettre la pense ni dinstruire sur le monde, mais dunifier le travail et de coordonner les activits des mains et du corps. Les mots participent de laction et sont autant dactions. 220
Nos rflexions nous ont permis de conclure que les mots, dans leur sens premier et essentiel, font, agissent, produisent et accomplissent. Par consquent, si lon veut comprendre en quoi consiste la signification, cest la fonction dynamique des mots quil convient dtudier et non leur fonction purement intellectuelle. Le langage est essentiellement un moyen dagir, et non pas de raconter une histoire, de divertir ou dinstruire dun point de vue purement intellectuel. Voyons comment laction conditionne lemploi des mots et comment, leur tour, ces mots usuels influencent la conduite humaine. Car, si notre thse est juste, cest lutilisation pragmatique de la langue dans le contexte de laction qui lui a donn sa structure, qui a conditionn son vocabulaire et cr les problmes qui lui sont propres polysmie, mtaphores, redondances et rticences du discours. 221
B. Malinowski fut sans doute lun des premiers lpoque contemporaine dvelopper une telle approche du langage et nous ne pouvons que lui reconnatre une lucidit anticipatrice certaine, en particulier lorsquil considre, devanant certains des rsultats de lanthropologie des sciences des vingt dernires annes ou de lanthropologie culturelle de lmotion, que la signification est issue de lexprience du corps :
En un mot, il nest pas de science dont lappareil conceptuel, et partant linguistique, ne soit issu en dernier ressort dune manipulation concrte de la matire. Jinsiste beaucoup sur ce point, parce que, dans une publication prcdente, jai oppos le discours civilis et scientifique au discours primitif en raisonnant comme si les mots, tels quils sont utiliss sur le mode thorique dans lcriture philosophique et scientifique moderne, ne devaient rien leurs origines pragmatiques222. Ctait une erreur, et mme une grave erreur. Entre lutilisation sauvage des mots et lutilisation abstraite et thorique, il ny a quune diffrence de degr. En dernier ressort, la signification de tous les mots est tout entire issue de lexprience du corps. 223
Nanmoins, outre les problmes que pose sa mthodologie bhavioriste, il adhre sans doute encore trop la version platonicienne du langage (quil retourne simplement) pour pouvoir avoir des rsultats concrets. Or comme nous lavons montr, la question du fonctionnement sociolinguistique inclut notamment la faon selon laquelle nous concevons et mettons en pratique le monde commun, la personne humaine, le collectif des humains et des non-humains, ou encore laction.
220 221 222
MALINOWSKI Bronislaw, ibid., p. 243. MALINOWSKI Bronislaw, ibid., p. 291. Annexe de The Meaning of Meaning, de C.K. OGDEN et J.A. RICHARDS, 1923, p. 466, 474 [N. d. A.].
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474
Cest cette complexit considrable laquelle la sociologie de la traduction ou de laction en train de se faire peut sans doute aujourdhui rpondre.
MALINOWSKI Bronislaw, Les jardins de corail, op. cit., p. 297. Cf. ci-dessus, pages 414-423.
Nous ne possdons des textes in extenso que de Gorgias (ca483-ca374 av. J. C.) et encore se comptent-ils sur les doigts de la main (les principaux sont lloge dHlne et le Plaidoyer pour Palamde). 226 Cf. par exemple PLATON, Gorgias, 465c, op. cit., p. 88.
227
Un exemple : de Protagoras, qui fut, dit-on, le premier des sophistes, on ne possde somme toute que deux phrases. Mais la plus clbre dentre elles, quon a lhabitude de rendre par : Lhomme est la mesure de toutes choses : de celles qui sont, quelles sont, de celles qui ne sont pas, quelles ne sont pas (= 80 B1 D.K.), a de faon paradigmatique pour contexte de transmission ou dinterprtation rien de moins, entre autres, que le Thtte de Platon et le livre Gamma de la Mtaphysique dAristote. Ainsi le dialogue entre Socrate et Thtte accrdite jamais le sens relativiste et subjectiviste de la proposition de Protagoras : si la vrit se rduit pour chacun lopinion qui traduit sa sensation, Protagoras aurait ce compte aussi bien fait de dire que la mesure de toutes choses, cest le cochon, ou le cynocphale (161 c4 s.). son tour, Aristote rfute ceux qui prtendent avec Protagoras que tous les phnomnes sont vrais et croient pouvoir ainsi refuser de se soumettre au principe de non-contradiction : cest tout simplement quils confondent, comme Hraclite, la pense avec la sensation, et la sensation avec laltration (5, 1009 b12 s.). Du coup, Aristote ne se contente pas de rduire la sophistique lombre, nuisible, porte par la philosophie : il labore une vritable stratgie dexclusion. 228
Les reproches qui sont ainsi le plus souvent adresss aux Sophistes de se contenter dun savoir en apparence229, quil touche lastrologie, la mdecine ou aux mathmatiques, peuvent tre rapprochs des conceptions (pistmologiques, ontologiques ou gnosologiques) de leurs adversaires disjoignant monde et conscience ou langage, et inventant du mme coup (ou mettant laccent sur) limportance du concept de vrit , en tant que conformit du savoir aux choses que lon a disjoints au pralable. Nous retrouvons galement ici la distinction entre thorie et pratique dont nous avons discut plus haut230. Si Platon et ses successeurs accusent les Sophistes de confondre apparences et vrit cest aussi, comme nous lavons dj signal plus haut, parce ces derniers ont refus le recours des rfrences stables, extrieures au dbat (politique), cest-dire non discutables, soutenu par les promoteurs de lontologie et de la mtaphysique, et qu la place ils ont, semble-t-il, comme le rappelle I. Stengers, cultiv lart politique du dosage, du fluctuant, du subtil, du complexe :
Si linstabilit du pharmakon nest pas notre problme spcifique, ce qui semble nous singulariser en revanche, ce dont semble tmoigner, sa manire, lexclusion des sophistes, est lintolrance de notre tradition face ce type de situation ambigu, langoisse quelle suscite. Il faut un point fixe, un fondement, un garant. Il faut une diffrenciation stable entre le mdicament bnfique et la drogue malfique, entre la pdagogie rationnelle et linfluence suggestive, entre la raison et lopinion. 231
228 229
Cf. par exemple PLATON, Sophiste 267-268 et Gorgias, 456a-e, XNOPHON, Cyngtique, 13.8, ou ARISTOTE, De la dcouverte des sophismes, 165a et 171b. 230 Cf. ce qui a t dit plus haut ce sujet, pages 448-457 et notamment page 454.
231
STENGERS Isabelle, Cosmopolitiques, op. cit., tome 1, La guerre des sciences , 1996, p. 53.
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476
Et cest dans cette dmarche, et parce quils lont applique au langage ou au discours, que rside prcisment lintrt des Sophistes pour nous. Pour dtailler cet intrt, B. Cassin emprunte une approche symtrique232 comparable en de nombreux points celle quont adopte les anthropologues des sciences, ne postulant pas la lgitimit a priori doppositions qui nous sont cependant dautant plus familires quelles ont structur la posture des Modernes prsente ci-dessus, celles entre philosophie et rhtorique, entre conviction et manipulation, entre savoir et croyance, etc. Nous pouvons sans doute prendre comme point de dpart ce qui constitue le noyau dur des thories et pratiques des Sophistes, savoir leur attitude rfractaire lontologie et la mtaphysique. Elle illustre en ngatif, lacharnement platonicoaristotlicien tout la fois discrditer de trs srieux adversaires et instaurer les postulats ontologique et mtaphysique en principes indiscutables. Comme lcrit B. Cassin233, les Sophistes nous proposent en effet la possibilit dune esquive du mtaphysique, des prises de position pertinentes contre lontologie, et une alternative la ligne classique de la philosophie. Parmnide a institu une coappartenance entre ltre, le dire et le penser qui constitue lespace mme de ce qui sappelle pour les sicles ontologie , mais
[] la sophistique ft, dans tous les sens, rfractaire cette perception rellement grandiose. Dans le Trait du non-tre de Gorgias, il sagit, quelques dcades aprs le Pome [de Parmnide], dun tout autre rapport entre ltre et le dire. Gorgias manifeste comment le pome est lui aussi, lui dabord, quil le sache et quil le veuille ou non, une performance discursive : loin davoir charge de dire une donation originaire, quelque est ou il y a, il produit bel et bien son objet, jusque dans et par la syntaxe de ses phrases. Ltre, de manire radicalement critique par rapport lontologie, nest pas ce que la parole dvoile mais ce que le discours cre, effet du pome comme le hros Ulysse est un effet de lOdysse. 234
Dans son Trait du non-tre, Gorgias milite en effet explicitement, et contre lcole ontologique, pour lide et la pratique dun langage au fonctionnement fondamentalement performatif qui cre, ou produit, le monde et ne le dit pas.
Le rel tant dchir par les contradictions, le monde humain exige un parti pris et ce monde humain est faire, et cest, conformment ltymologie, la posie que Gorgias sadresse pour ce faire. 235
Le premier argument en faveur de cette logologie 236 propose en remplacement de lontologie tient au fait que perception et langage sont htrognes, do il rsulte
232 233 234 235 236
propos du principe de symtrie propos par D. Bloor, cf. ci-dessus, pages 441 et suivante. Cf. CASSIN Barbara, Leffet sophistique, op. cit., p. 12. CASSIN Barbara, ibid., p. 13. ROMEYER DHERBEY Gilbert, Les Sophistes, op. cit., p. 42.
Je propose de nommer logologie, dun terme emprunt Novalis, cette perception de lontologie comme discours, cette insistance sur lautonomie performative du langage et sur leffet-monde quil produit. (CASSIN Barbara, Leffet sophistique, op. cit., p. 13.)
que le langage ne peut pas servir dire le monde, instruire sur comment il est. Parler des couleurs un aveugle ne linstruit en rien sur ce que sont ces couleurs. Dans cette perspective, nous pouvons en revanche, la suite des Sophistes, proposer que le langage serve voquer, rveiller, faire surgir des expriences analogues chez les locuteurs, cest--dire produire des effets sur chacun qui permettent laccord. Nous allons y revenir.
LTRANGER : Quand il y a discours, ce doit tre un discours qui porte sur quelque chose ; un discours qui ne porte sur aucune chose, est impossible. THTTE : Cest ainsi. 237
Cette thse pourrait paratre anecdotique ou secondaire ; elle est cependant primordiale dans le systme platonicien. Cest elle qui soutient la conception du critre de vrit (signale plus haut) comme correspondance entre ce que lon dit et les faits ou les choses238. Aristote dveloppe lide et la radicalise, comme lexplique B. Cassin. Pour Aristote, dire quelque chose ce nest pas dire ltant mais signifier quelque chose, et signifier quelque chose cest dmontrer :
Le ressort proprement dit de la rfutation tient une rinterprtation de ce legein ti, qui bloque, contrairement ce qui se passe chez Platon, la seconde quivalence : dire quelque chose, ce nest pas dire ltant, parce que ce nest pas asserter ltre du quelque chose quon dit ni dailleurs son non-tre (ce qui, un premier niveau, ne change rien, puisque Aristote, comme mais tout autrement que Platon, nous permet aussi de penser que le non-tre est, au moins comme non-tre, cf. 2, 1003 b10). Non, dire quelque chose, cest, de manire radicalement autre, signifier quelque chose. Voici le texte : Le point de dpart [...] nest pas de rclamer quon dise que quelque chose ou bien est ou bien nest pas ( einai ti [...] m einai) car on aurait tt fait de soutenir que cest l la ptition de principe , mais que du moins on signifie quelque chose, et pour soi et pour un autre (smainein ge ti auti kai alli) ; car cest ncessaire du moment quon dit quelque chose (eiper legoi ti). Car pour qui ne signifie pas, il ny aurait pas discours, ni sadressant soi-mme ni adress un autre. Et si quelquun accepte de signifier, il y aura dmonstration : ds lors en effet il y aura quelque chose de dtermin. Mais le
237 238
PLATON, Le Sophiste, 262e, op. cit., p. 193. Le raisonnement est dvelopp ibid., 263a-c, pp. 194-196.
Cf. Le Sophiste, 262b, Cratyle, 385b, et Euthydme, 283e, o des dfinitions similaires du discours vrai ont t proposes par Platon.
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478 responsable nest pas celui qui dmontre, cest celui qui soutient lassaut : car en dtruisant le discours, il soutient un discours (anairn gar logon hupomenei logon) [1006 a18-26]. Avec une gale assurance, Aristote, qui vient de fonder limpratif de dire quelque chose dans lessence de lhomme, fonde maintenant celui de signifier quelque chose dans la dfinition du langage. 239
En effet, Aristote tente dimposer (et y russit avec un succs certain) une lgitimit de parole pour la philosophie ontologique et mtaphysique, et une illgitimit symtrique pour les Sophistes. Comme lexplique B. Cassin, le Stagirite prolonge les hypothses parmnido-platoniciennes dun langage disant ltre en assimilant signification et signification de quelque chose, et dcide pour cela de conditions sur ce qui mrite ou pas le statut de signification.
Aristote, en faisant quivaloir exigence de non-contradiction et exigence de signification, parvient marginaliser les rfractaires et les relguer, plantes qui parlent, aux confins non seulement de la philosophie mais de lhumanit. 240
Ce coup de force politique aristotlicien correspond un geste de censure qui, selon B. Cassin241, cre deux types dextriorits, deux manires, possible ou impossible, de parler. La premire impossibilit touche le fait de profrer des sons sans gard au sens, des sons qui nont pas un seul sens, et qui ce titre nont pas de sens. La seconde impossibilit frappe ce qui pourrait tre dit sans correspondre quelque chose dexistant :
Puisque la dcision du sens est faite pour bloquer la transitivit entre ltre et le dire, elle ouvre et rgularise la possibilit quon puisse dire des choses qui ont un sens, sans dire pour autant des choses qui existent : bouc-cerf cette fois, comme paradigme, non plus du signifiant sans sens, mais du sens sans rfrence. On mesure dun coup la violence de la rduction possible : oui, ceux qui ne sont pas phnomnologuesontologues peuvent toujours raconter des histoires, crire des romans. La sophistique est relgue dans le hors-philosophie par excellence, dans la littrature. 242
La rgulation aristotlicienne du langage (la dcision du sens ) postule, cre ou impose une quivalence et une rciprocit entre sens et essence : signifier quelque chose est assimil signifier une seule chose, ceci tant identifi signifier lessence de ce que le mot nomme. Il convient ici de saisir que ce verrouillage fige la fois les potentialits de ltre et celles du sens, autrement dit, celles du monde et celles du dire. Aristote dnonce donc le sens sans rfrence dune part, et le signifiant sans sens dautre part, dcrtant dans le mme temps que celui qui ne respecte pas cette
239 240 241 242
CASSIN Barbara, Leffet sophistique, op. cit., pp. 56-57. CASSIN Barbara, ibid., p. 12. Cf. CASSIN Barbara, ibid., p. 14. CASSIN Barbara, id.
quivalence ne tient aucun discours : tel homme, en tant quil est tel, est demble pareil une plante (Mtaphysique, 1006a13-15). Ds lors, Aristote exclut de lhumanit ceux qui nacceptent pas le principe de non-contradiction et lexigence de signifier quelque chose. Depuis le livre G de la Mtaphysique, la norme du langage est la signification, fonde sur la formule squentielle : parler (legein), cest--dire dire quelque chose (legein ti), cest--dire signifier quelque chose (smainein ti), cest--dire signifier une seule chose pour soi-mme et pour autrui (smainein hen auti kai alli) cette dernire proposition correspondant au principe de non-contradiction. Pour rsumer, ce quexige Aristote pour reconnatre aux discours de ses interlocuteurs une qualit philosophique (rationnel ou scientifique, dirait-on aujourdhui243, cest--dire suffisamment srieux pour tre digne dun droit de cit), cest que ce qui est dit devra avoir une signification, cest--dire dire quelque chose et ce quelque chose devra exister. Or cette approche dclinaison de la dcision parmnidienne244 sappuie sur le paradigme de la proposition didentit, cest--dire sujet-prdicat (du genre Socrate est mortel ), proposition didentit qui est de fait, et B. Cassin insiste sur ce point, problmatique : Lidentification du sujet exige sa rptition en prdicat, et laffirmation de lidentit des deux : elle implique donc simultanment lnonc de leur diffrence. 245 Ce que Gorgias met en lumire, cest que dire quune chose est une autre, cest affirmer leur identit mais galement, par lnonciation mme, mettre en avant leur diffrence. De plus, et cest un point remarqu par les linguistes depuis dj longtemps, le discours ontologique confond (i.e. joue sur) copule et existence. La dmonstration de Gorgias peut sinterprter comme travaillant sur deux plans. La premire contestation que fait Gorgias de la thse de Parmnide concerne la faon suivant laquelle llate a joint ltre, le dire et le penser246 : pour Gorgias, le langage ne dit pas ltre car ltre est inconnaissable.
Leffet-limite produit par Gorgias, avec cette premire thse du Trait du non-tre, est de montrer que si le texte de lontologie est rigoureux, cest--dire sil ne constitue pas lui-mme une exception par rapport la rgle quil instaure, alors cest un texte sophistique. Doublement : dabord parce que toute identification de ltre, ainsi que le prouve celle du non-tre, repose sur une quivoque entre copule et existence jamais caractristique du sophisme. Ensuite parce que ltre lui-mme, comme Ulysse par le pome homrique, est de facto produit comme un effet de langage, et de ce langage luvre dans le pome : ltre de lontologie nest jamais quun effet de dire. On le constate sans peine, et cela confirme notre critique dune certaine revalorisation ambiante, loprateur sophistique nest pas lvidence sensible des pragmata, mais le fait mme du logos, sa ralit concrte. Le monde extrieur ne fait pas irruption pour convaincre
ce propos, cf. ci-dessus, note 129 page 446. Cf. ci-dessus, pages 414-416 sqq. CASSIN Barbara, ibid., p. 42. Cf. ce qui a t dit plus haut, page 476.
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480 Parmnide derreur ou dutopie, et le discours du sophiste ne rfute pas le pome par un plus grand souci dadquation aux choses mais par une plus grande attention au discours lui-mme, commencer par celui de Parmnide. 247
La deuxime thse du Trait (en lien avec la premire, cest--dire limpossibilit du pseudos : si cest, cest inconnaissable) : tout ce qui est est sur le modle du nontre, lui qui se met tre simplement parce quon lnonce. La critique de lontologie revient alors sous forme de thse discursive : ltre parmniden nest quun effet de dire, mais cest parce quil ny a dautre tre que celui qui est produit par le dire. Du coup, tre change de sens : il ne sagit plus de ltre triomphant des origines, mais de ltre sub specie non entis, quand rien nest, une fois dmontr que ltre de ltre et celui du non-tre, cest la mme chose. 248
Dans ce cadre, lmotion ou la passion sont prcisment censes tre leffet du mot do les liens entre thorie linguistique et thorie de lmotion que nous avons dj signals plusieurs reprises. Et en tant que lefficace de quelque chose, passion ou motion sont, une nouvelle fois, minemment politiques. Cependant, la comparaison entre logos et pharmakon tablie par Gorgias doit, je pense, nous inciter relativiser limpression de familiarit que nous percevions nous sommes manifestement dans un autre ordre ici :
Il y a le mme rapport entre le pouvoir du discours et la disposition de lme, le dispositif des drogues et la nature des corps : comme telle drogue fait sortir du corps telle humeur, et que les unes font cesser la maladie, les autres la vie, ainsi, parmi les discours, certains chagrinent, dautres charment, font peur, mettent les auditeurs en hardiesse, et
CASSIN Barbara, ibid., p. 43. CASSIN Barbara, ibid., p. 45. GORGIAS, loge dHlne, 9, cit par CASSIN Barbara, Leffet sophistique, op. cit., p. 144.
Si nous ne retenons pas une motion intrieure, individuelle et ractionnelle, et si nous lui prfrons une version dinspiration jamesienne251, cet effet, ce pouvoir du discours correspond la capacit que possde le langage de susciter, de performer la syntonisation, laccord ou ladhsion, et non pas la communication (le transfert dinformations). Toutefois, cette syntonisation des personnes que porte le langage (y compris dans le dbat contradictoire) nest pas exacte mais floue, pharmakologique elle aussi, relevant du dosage. Et ce processus dajustement fonctionne notamment par lmotion. Mais par ailleurs, et cest l le plus important mes yeux, pour Gorgias, les effets linguistiques sexercent aussi sur le monde, et tout dabord parce que les mots ne sont pas des substituts aux choses. Pour apprcier la justesse de la proposition de Gorgias et de la version que nous en donne B. Cassin, il me semble intressant de garder en mmoire lide jamesienne prsente plus haut selon laquelle les relations qui servent de trame au monde sont au moins aussi relles que les choses ellesmmes :
Les mots ne tiennent pas lieu dobjets absents mais, par leur seule force, ils produisent la terreur et la piti, la peine et le plaisir en ceux qui, au lieu de les prononcer, les entendent. Bref, comme le thorisera fidlement Aristote, la posie, en cela plus philosophique que lhistoire, fait passer du singulier luniversel et percevoir lautre comme soi-mme, soi-mme dans lautre. Le concept de substitut ne rsiste pas davantage lexamen du second modle : la thrapie, mme lamricaine, ne tire pas son efficacit de la ralit des objets dont les mots seraient le substitut (quelque viande, momentanment absente), mais des incantations proprement dites qui, par les mots ( nouveau dia logn, 10), transforment lopinion de lme. Il en va de mme pour les trois autres types de discours considrs, et dabord pour celui qui est, non pas discours de la science en gnral, mots substituables leurs objets parfaitement dfinis, mais mtorologiques, prsentation dobjets dont on ne sait rien et qui sont par dfinition absents, incroyables et invisibles : o force est de comprendre que ce sont les mots et eux seuls qui constituent toute lobjectivit de lobjet, telle srie de mots faisant opiner pour tel objet, telle autre pour tel autre, au gr des mots mais non selon lordre des objets. De mme lvidence pour les tribunaux, o il sagit au long des plaidoiries, selon les pratiques antilogiques daccusation et de dfense, voire les allers et retours des ttralogies, de constituer lobjet lui-mme et de dterminer catgoriquement le corps du dlit. De mme enfin pour les philosophes, qui nont dautres objets que ceux dont leurs discours en bataille les dote. Bref, ou bien les mots sont des stimuli-substitutifs, au sens pavlovien de substituts dobjets absents mais autrement rels queux do ils tirent toute leur efficacit de stimuli, et les exemples de Gorgias sont inadquats et excdentaires ; ou bien les mots sont de vrais stimuli, cest--dire, plus exactement, les vrais stimuli,
250 251
GORGIAS, loge dHlne, 14, cit par CASSIN Barbara, Leffet sophistique, op. cit., pp. 146-147. Cf. plus haut, pages 430-439.
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482 et dans ce cas on ne voit pas ce quils auraient encore de substitutifs. Ce nest pas un objet prexistant qui est efficace travers le mot, cest le mot qui produit immdiatement quelque chose comme un objet : sentiment, opinion, croyance en telle ou telle ralit, tat du monde, ralit mme, indiscernablement. 252
Lefficacit et la production du mot ne sont donc pas dues au fait quil serait substitu des choses qui lui transfreraient leur pouvoir, mais sa puissance propre. De sorte que le dire agit sur le monde, en lui donnant forme, en le transformant. Lefficacit linguistique, selon les Sophistes, ne se rduit donc pas celle dune simple rhtorique sur les auditeurs mais se mute en un effetmonde 253. Dautant que cette efficace ne peut pas tre profitablement interroge sur la base dune distinction entre lagir linguistique sur le rel (annul, car seulement reprsentationnel) et celui sur les interlocuteurs (constatable et reconnu mais maintenu sur un plan irrel, symbolique, mta-physique). Cette distinction rsulte en effet du prsuppos dun langage informationnel (rfrentiel et individualiste) qui tente de rsoudre ses propres apories sans percevoir do elles viennent, et qui essaie donc de les transformer en une alternative entre langage symbolique ou des effets symboliques qui brouille mais ne rsorbe pas le problme. Nous avons manifestement ici un systme crois, antisymtrique qui rappelle fortement les laborations modernes mises en vidence par les science studies. Pour dvelopper le fonctionnement de cet effet-monde , suivons lexplication que B. Cassin dployant, en alternative lontologie, les modalits dune logologie254 donne de la phrase de lAdversus Mathematicos (VII, 83) de Sextus Empiricus qui lui semble la meilleure faon de prciser le rapport qui sinstaure entre discours sophistique et monde, Ce nest pas le discours qui commmore le dehors, cest le dehors qui devient rvlateur du discours . Lide force qui en est drive est lapidaire : celui qui dit dit un dire.
Ce nest pas le discours qui commmore le dehors : le discours ne peut reprsenter le rel et il na pas le faire, il ne tient pas lieu de, ne fait pas rfrence , une chose ou une ide extrieures, trangres lui. Bref, nous ne sommes pas dans le rgime parmnido-aristotlicien de la communicabilit, qui va de la co-appartenance et de lclosion simultane ladquation. Mais cest le dehors qui devient le rvlateur du discours : si la relation de signification existe, il faut linverser. Proposition que, tenant compte de tout lacquis du trait, jarticulerai de la manire suivante : le discours fait tre, et cest pourquoi son sens ne peut tre apprhend quaprs coup, au vu du monde quil a produit. Reprenons. Onto-logie : le discours commmore ltre, il a pour tche de le dire. Logologie : le discours fait tre, ltre est un effet de dire. Dans un cas, le dehors simpose, et impose quon le dise ; dans lautre, le discours produit le dehors. On comprend quun de ces effets-monde puisse tre leffet rhtorique sur le comportement de lauditeur, mais ce nest l quun de ses effets possibles. Si lon retrouve encore lide de
CASSIN Barbara, ibid., pp. 6869. CASSIN Barbara, ibid., p. 69. Cf. ci-dessus, note 236 page 476.
Dans cette perspective, le monde extrieur ne peut tre apprhend et organis quau fur et mesure de sa cration-transformation discursive. La figure paradigmatique devient alors celle de loracle, loracle qui a toujours raison, ou, dit autrement, pour qui le rgime platonicien ou moderne de vrit nest pas pertinent : les devins, comme les thrapeutes, font en effet jouer la force du dire pour induire un nouvel tat et une nouvelle perception du monde, lisibles dans la clart de laprs-coup. 256 De sorte que le discours nest pas commmoratif dun extralinguistique quil re-prsenterait, mais linverse, si extrieur il y a, ce dernier devient ou se fait le rvlateur du discours. B. Cassin commente ce fonctionnement en expliquant qu il y a, du point de vue de lauditeur, non pas passage du mot entendu la chose suppose code ou rfre (je comprends ce que vous me dites), mais infrence du dehors form ou transform au discours alors entendu et maintenant rempli de sens (ctait donc a !). 257 Cest dans lnonciation et la composition rvlatrice avec les choses que se cre la signification. Ds lors, nous pouvons galement considrer que la signification, comme de nombreux sociolinguistiques lont soulign, est le plus gnralement rtrospective : elle doit tre valide pour advenir258. Ainsi, enfin, leffet de vrit ne rsulte-t-il pas de ladquation entre le rel et le reprsent mais de la concidence entre deux discours qui, du coup, donne forme au rel, le cre (voire, mme, rtrospectivement). En loccurrence, ce qui fait quune proposition fonctionne bien ou pas, cest la qualit de son articulation. Ainsi Le chat est sur le paillasson est-elle une proposition faiblement articule, comme si les possibilits de se connecter autre chose quelle nous offrait taient limites : elle ne nous permet pas dagir beaucoup. Nous pourrions illustrer ce principe darticulation et de rapprochement par la suggestion de P. Reverdy propos de limage (au sens de trope) :
Limage est une cration pure de lesprit. Elle ne peut natre dune comparaison mais du rapprochement de deux ralits plus ou moins loignes.
255 256
CASSIN Barbara, ibid., p. 74. Ce point pourrait faire cho au deep acting caractris par A. Hochschild (cf. ci-dessus, page 425). 257 CASSIN Barbara, ibid., p. 139, note. Cf. par exemple GHIGLIONE Rodolphe et TROGNON Alain, O va la pragmatique ? De la pragmatique la psychologie sociale, Grenoble, Presses Universitaires de Grenoble, 1993, p. 216.
258
DISCOURS DE LMOTION
484 Plus les rapports des deux ralits rapproches seront lointains et justes, plus limage sera forte plus elle aura de puissance motive et de ralit potique []. 259
Comme limage de P. Reverdy, une proposition sera donc dautant plus intressante quelle permet de connecter des entits (linguistiques mais aussi, par leur intermdiaire, humaines et non-humaines) trs loignes et pas encore relies.
Du physique au politique
Dautre part, et cela est dj apparu plusieurs reprises, lapproche sophistique du langage associe troitement thorie et pratique, au point que leur distinction ne semble mme plus pertinente. Et en mme temps que le langage cesse dtre mobilis comme un instrument immatriel de connaissance, la pratique langagire investit la sphre politique ou y retourne. Car si nous reprenons la formule de B. Cassin pour rsumer la position anti-parmnidienne de Gorgias, nous pouvons conclure que rien nest, cest le non-tre qui ne cesse de crotre, et ltre nen est quun effet, leffet de ce quasi-non-tre quest le discours. 260 Il est important de remarque que ceci correspond un double renversement de la position de Parmnide. Le premier considre que ce nest pas ltre qui est et le non-tre (cest-dire le devenir, le en-devenir) qui nest pas, mais la nature qui est le non-tant. Le second nous oblige nous dplacer de la nature et de ltre, domaine dorigine de llqeia, altheia (la vrit, conue comme ce quoi lon nchappe pas), au politique, au logique, au rhtorique. Et de fait, pour les Sophistes, la politique doit prcder lontologie :
Cest l quAntiphon intervient : les uvres du sophiste-orateur font comprendre quel type de monde le logos cre. Le premier constat du Sur la Vrit nest pas que est, mais que on citoyenne. La nature (que les papyri nomment ce quoi lon nchappe pas, laltheia justement) nest plus alors que la rsurgence du priv au sein du public, lui-mme compris comme un accord de discours, exactement comme, pour lorateur des Ttralogies, le vrai nest jamais quun tour rsurgent du vraisemblable. Une Grce o le lien rhtorique, performance aprs performance, constitue le politique, est une toute autre Grce que celle o linstance du politique est soumise ltre (la polis comme ple du pelein, vieux mot pour leinai, dit nettement Heidegger), au Vrai ou au Bien. Le politique grec, peut-tre le politique tout simplement, est alors instruire comme impact du logologique et non plus dans lemprise de lontologie. 261
Dans ce cadre, la nature est considre comme ce qui chappe au politique dans le politique mme et non pas la politique comme ce qui chappe la nature dans la nature mme.
259
REVERDY Pierre, Nord-Sud, n13, mars 1918, cit par BRETON Andr, Manifestes du surralisme, Paris, Gallimard, 1995, p. 31. 260 CASSIN Barbara, Leffet sophistique, op. cit., p. 170.
261
Enfin, dans une telle perspective, nous pouvons aussi comprendre que lopposition, voque plus haut, entre fsij, phsis (nature en devenir) et nmoj, nmos (loi, coutume, convention, i.e. relevant de la socit, de la culture) fonde, dans le cadre dun langage pouvant dire ou reprsenter le monde, lopposition entre sens littral et sens mtaphorique.
Mon argument est donc que la distinction entre le littral et le mtaphorique comme la distinction entre le mythe (en tant que fiction) et le rcit rationnel ntait pas seulement, lorigine, un lment neutre et innocent danalyse logique, mais une arme forge pour dfendre un territoire, repousser lennemi, humilier les rivaux. [] Les donnes grecques inspirent une rflexion : la reconnaissance effective de ces catgories marqua une tape dans le dbat entre des styles de sagesse rivaux, et elle aboutit en soi une intensification de ce dbat. Les catgories servaient tablir une opposition entre ce qui relevait du potique et ce qui relevait de la science de la nature. 262
Si la distinction entre littral et mtaphorique est mobilise avec une stratgie politique (la mme qui mobilise la distinction entre raison et motion263), cest quelle sert des enjeux essentiels, puisquelle permet trs efficacement de discrditer le discours de ladversaire et de mettre en doute son engagement. Il convient en effet de noter le caractre trs spcifique de cette catgorisation, en particulier par lintensit de la corrlation tablie et entretenue avec la pense du fonctionnement densemble du langage, de la communication en gnral et du rapport entre langage et ralit en particulier. G. Lloyd dtaille son raisonnement :
Sans aucun doute, on reconnat plus ou moins gnralement beaucoup de diffrences entre divers types de discours. Il existe du moins de nombreux tmoignages dans beaucoup de socits sur lexistence des catgories explicites de lnigme, de loracle et du texte sacr, par exemple, dont chacune distingue assez bien un type de discours spcifique. Mais aucune ne conduit aussi directement que la dichotomie entre le littral et le mtaphorique la question fondamentale de la manire dont fonctionne le langage dans son ensemble, au rapport entre les mots et la ralit, et la nature de la communication. Le caractre rflchi de ces questions saccompagne certainement dune gamme de diffrences dans les modalits des changes entre individus, et de la possibilit dune problmatisation radicale de la question de la comprhension mutuelle. Ds lors que cette possibilit et cette rflexion existent, elles peuvent avoir des rpercussions profondes sur les hypothses relatives la ncessit de satisfaire aux exigences dexplication et de justification dune opinion. 264
LLOYD Geoffrey E.R., Pour en finir avec les mentalits, traduit de langlais par Franz Regnot (d. orig. : 1990), Paris, La Dcouverte, 1993, pp. 46 et 49-50. 263 Cf. ci-dessus, pages 179 et suivantes, ainsi que ce qui a t dit, supra, ce propos au sujet de la dfinition rflexive de lhomme propose par Platon. 264 LLOYD Geoffrey E.R., ibid., pp. 50-51.
262
DISCOURS DE LMOTION
486
Nous pouvons aussi considrer, rciproquement, que cette distinction entre mtaphorique et littral est le corollaire quasi direct dune conception dun monde que le langage sert fondamentalement dire, ce qui enferme la formulation de linterrogation sur le langage dans les termes dont Platon use notamment dans le Cratyle. Autrement dit, les termes du dbat sont tout imposs par cette attitude au monde (qui se dfinit elle-mme comme une conception du monde, cest--dire la fois une mise distance et un contrle). La discussion, par lartifice de la controverse, a donc comme effet radical dinstitutionnaliser cette attitude conceptuelle car de faon subtile sur le plan politique, les questionnements sont poss, de manire dcale, sur dautres objets mais en intgrant ces prsupposs, et donc en tentant de les imposer sans discussion. Linteraction et leffet sur lautre devient transfert (dinformation, de signes, etc.), et ds lors problmatique. Cest cette mme conception du monde qui supporte une obsession du dvoilement, de dmystification, de dnonciation265, dont les discours de justification (scientifiques et autres) sont un des avatars. Pour complter ce que proposent les Sophistes travers la synthse de B. Cassin, nous pouvons maintenant esquisser un nouveau dtour par les rflexions sur le langage en Chine antique, cette fois. Nous avons en effet essay de dtailler les consquences linguistiques de la dcision parmnidienne, et de les mettre en regard de lalternative sophistique. Il sagit maintenant de tenter de donner corps cette dernire ou, plus exactement, dlaborer partir de la proposition des Sophistes une version de la sociolinguistique attache lagir linguistique, lefficace du langage.
265
Cf. plus haut, pages 448-457. Franois, Le dtour et laccs. Stratgies du sens en Chine, en Grce, op. cit., p. 63.
266 JULLIEN
Labsence dune dmarche mtaphysique ou son existence sont lourdes de consquences sur lutilisation du langage en tout cas telle quelle est thorise par les penseurs grecs et chinois. Ce parallle avec la Grce antique nous permet ainsi, la suite de F. Jullien, de mettre de nouveau en regard deux formes dutilisation ou deux vises du langage. Dune part, un langage servant instruire sur le monde (i.e. le dire), fond sur le principe de dfinition et une mobilisation du discours dans le cadre dune volont de convaincre ou de persuader267 ; de lautre, un langage fonctionnant sur le principe de la modulation, de linsinuation (comme lon peut dire que le vent sinsinue), cherchant davantage fconder. Do la suggestion de F. Jullien, confrontant les deux traditions :
[] si la gnralit ntait plus ce que visait la pense et que la parole, ds lors, ne tendait plus dfinir (pour difier une universalit dessences) mais plutt se moduler pour pouser la circonstance ? Bref, si leffort de la conscience ne portait plus ddoubler le rel pour le fonder en transcendance (de lEtre ou de Dieu) ; et que ce que nous cherchions dire du monde, pour le rendre intelligible, ntait plus la Vrit ? 268
Notre questionnement doit donc intgrer linterrogation suivante : que nous apprend le fait que nous nous servions, explicitement ou pas, de tel ou tel genre discursif comme paradigme ou encore de mtaphore gnrale pour lactivit langagire ? Considre-t-on, par exemple, que lorsquelles parlent, les personnes dclament de la posie ou quelles philosophent, et en quoi ce choix dtermine-t-il, ou est-il dtermin par, la thorisation mtalinguistique ? Dans cette perspective, il est intressant de voir que les lettrs chinois ont majoritairement considr, au dtriment dun discours direct , quil convenait duser du dtour pour mieux dire :
Ce nest pas seulement que le pote nose pas ou veut viter de dire ; il ne peut, par principe, faire autrement. Ce point de vue rsume la vision la plus commune (Shen Deqian, XVIIe sicle) : quand une situation est malaise exposer clairement ou quune raison est difficile noncer compltement, on la loge au sein de ralits extrieures et lon procde par association analogique, de faon la caractriser ; et quand lmotion tend, dans son intense profusion, se dployer au dehors et que nos dispositions se meuvent en accord avec lincitation du monde, on emprunte aux ralits extrieures pour introduire ce quon prouve, de faon lpancher. En logeant au sein des ralits extrieures ou en leur empruntant : quil suive lune ou lautre voie, ce dtour de la parole sert non plus voiler
267
Mais mes yeux, cette tendance rhtorique, persuasive, dborde largement lactivit philosophique ou politique. Il me semble en effet que, pendant trs longtemps en tout cas, dans la ligne de lcriture grco-latine, la posie occidentale est reste principalement descriptive et narrative, cherchant en particulier par lhypotypose renforcer le face--face de lauditeur avec les choses dites, faire croire ce qui est dcrit . 268 JULLIEN Franois, ibid., pp. 8-9.
DISCOURS DE LMOTION
488 mais mieux dire dire plus compltement, plus intensment aussi. 269
Alors que nous comprenions, de manire traditionnelle, le fonctionnement linguistique comme rfrentiel de faon primordiale, nous avons vu comment les Sophistes nous proposaient une version alternative du langage dans laquelle le dehors devenait le rvlateur du discours. Cest donc une solution similaire quont galement retenue les lettrs chinois, pour qui le langage loge dans une ralit qui lui est extrieure, ce quil dit, cest--dire la situation quil voque et quil cre en mme temps. F. Jullien montre que, ds lors, ce nest pas un hasard si ces penseurs se sont surtout attachs la posie et quils ont considr lincitation allusive comme la forme paradigmatique du principe potique.
De fait, cette importance accorde lincitation allusive (xing), parmi les modalits du discours potique, ne se comprend pleinement que si on la relie la reprsentation la plus gnrale que les Chinois se sont forme de la posie. Car, on le constate aisment, cette modalit particulire du discours potique quon voit ainsi range parmi les autres, en mme temps, nen est pas une ; elle dborde le plan des modalits du discours et renvoie lorigine du phnomne potique. Elle claire la base la relation qui unit la conscience au rel. Cest de cette duplicit de la notion, parce quelle nous fait osciller entre le plan rhtorique et celui de notre tre au monde, que nat la difficult quon prouve logiquement la bien saisir ; mais cest de l aussi, bien sr, que vient son intrt. 270
Comme le fait remarquer F. Jullien, cest la posie les faons selon lesquelles elle est tant pratique que thorise qui claire le plus commodment la relation, en la faisant advenir au niveau du langage, que la conscience noue avec le monde. Et cette relation, nous avons tent de montrer plus haut271 quelle tait troitement corrle lmotion :
Les lettrs chinois, quant eux (et surtout partir des Song), ont pris lhabitude de concevoir cette incitation potique en termes dinteraction entre paysage et motion (jing et qing). A quoi les portait bien sr leur philosophie de limmanence qui comprend le rel en termes de polarit : tout advient dans le monde partir du seul jeu des nergies yin et yang, la fois opposes et corrles. Il en va de mme entre ces deux ples que sont lmotion intrieure et le paysage au dehors : le paysage suscite lmotion et lmotion engendre son tour le paysage ; lintriorit emprunte au monde extrieur pour exprimer ses sentiments les plus intimes en mme temps quelle limprgne de son affectivit. [] En dautres termes, il ny a plus l de sujet ni dobjet ; il ny a plus l, non plus, de reprsentation : le monde extrieur sert de partenaire au for intrieur et les deux cooprent dans un mme procs. 272
269 JULLIEN 270 JULLIEN 271 272 JULLIEN
Franois, ibid., pp. 163-164. Franois, ibid., p. 180. Franois, ibid., pp. 176-177.
Et de fait, lmotion a t depuis longtemps considre par les lettrs chinois sur un mode qui voque fortement celui jamesien, propos ci-dessus de la perception cratrice. noter enfin, le fait que cette approche linguistique (soucieuse de lagir ou de lefficace linguistique) demande une thorie de laction cohrente avec elle273. Si le langage peut tre jug comme si efficace, cest aussi et avant tout parce que les traditions chinoises considrent fondamentalement suivant des principes tout fait compatibles avec le cadre du pragmatisme et de lempirisme radical que nous avons proposs plus haut274 que les potentialits daction de quelque chose qui sest actualis et a pris forme, sur quelque chose qui a galement pris forme (et qui possde ainsi des caractristiques concrtes et particulires) sont bien moindres que celles de quelque chose agissant alors quil na pas encore pris forme. Ce qui est encore virtuel est en effet beaucoup plus mallable que ce qui est dj actualis ; noffrant pas de prises qui permettraient de le contrecarrer ou qui limiteraient laction porte (puisquil faudrait alors quelle se restreigne pour sy conformer), le encore-virtuel exploite et bnficie dautant mieux des ressources du possible275. Si nous disposons dsormais dune plate-forme solide, il est essentiel de tirer les enseignements des tentatives prcdentes de penser la question des discours de lmotion afin de ne pas rpter les mmes erreurs. Et pour cela, je propose duser des rflexions linguistiques mdivales comme (contre-)modle.
Pour une prsentation dune telle thorie de laction, cf. JULLIEN Franois, Trait de lefficacit, op. cit. (F. Jullien y montre dailleurs que nous pouvons considrer que lefficacit na jamais pu tre pense et thorise dans les traditions occidentales). A contrario, nous pourrions considrer quune conception instrumentale (rfrentielle et individualisante) du langage, sappuyant donc sur un principe dintentionalit (au sens transitif que donnent les philosophes au terme) est cohrente avec une thorie rationaliste de lagir comme action en connaissance de cause (malgr toutes les rserves quune telle thorie suscite : cf. ce qui a t dit plus haut ce sujet, en particulier note 427 page 160). 274 Cf. supra, pages 434-436.
275
273
Cf. aussi JULLIEN Franois, La Propension des Choses. Pour une histoire de lefficacit en Chine, Paris, Le Seuil, 1992.
DISCOURS DE LMOTION
490 Lanalyse de linterjection par les grammairiens a fait apparatre son statut trs particulier : cette catgorie sapparente en effet dun ct aux autres expressions signifiant par convention, par son institution, de lautre aux expressions signifiant naturellement, gmissements, cris et mme langage animal, par son mode de profration. Les grammairiens sont alors conduits dpasser le cadre traditionnel de ltude des parties du discours pour prsenter un systme qui part des types daffects pour arriver leur mode dexpression, et non des expressions pour en dcrire la signification. 276
En effet, au cours de la seconde moiti du XIIIe sicle (et mme au-del), et la suite des travaux de Roger Kilwardby277 et des premiers ouvrages et enseignements de Roger Bacon, les discussions des grammairiens sont de faon croissante, selon I. Rosier278, spcialement centrs sur linterjection, ses significations et son statut. Linterjection interroge en effet la nature et le fonctionnement du langage. Les penseurs mdivaux considrent, la suite du grammairien antique Priscien279 (Ve-VIe sicles) sinscrivant lui-mme ici dans une postrit aristotlicienne280, que toute partie du discours doit ncessairement, pour tre langage, signifier un concept. Dans ce contexte, les passions sont le critre, la variable qui permet de distinguer, de discuter ce qui est ou ce qui fait langage, ou pas. Au milieu du XIIIe sicle, cette discussion sest dplace sur les modes de signifier (signification sur le mode de laffect ou sur le mode du concept) :
Signifier un concept sur le mode de laffect, cest signifier un concept de la raison en tant que celle-ci succombe aux affects ou aux passions
276
ROSIER Irne, La parole comme acte. Sur la grammaire et la smantique au XIIIe sicle, Paris, Vrin, 1994, p. 85. 277 Robert Kilwardby (vers 1215-1279) fut renomm tant pour la saintet de sa vie que pour son savoir dans les disciplines profanes et sacres. Ayant tudi puis enseign les Arts Paris jusquen 1245, il entra dans lordre dominicain, tudia puis enseigna la thologie Oxford, probablement de 1256 1261, avant de devenir archevque de Canterbury en 1272, puis cardinal et vque de Porto (cf. ROSIER Irne, ibid., pp. 16-17). 278 Cf. ROSIER Irne, ibid., p. 236.
279 280
Cf. Institutiones Grammatic, XI 7 (GLK II, p. 522 : 2), mentionn par ROSIER Irne, ibid., p. 56.
Cf. plus haut, pages 477-480. Dune manire plus gnrale, en ce qui concerne la question linguistique des passions, le texte servant gnralement de rfrence, ce dont tmoignent sa notorit et ses nombreuses reprises par les mdivaux, grammairiens et autres, est ( partir des annes 1230) lthique Nicomaque, I, 13 (cf. ROSIER Irne, ibid., p. 66 note 22). Comme nous lavons vu, Aristote y distingue me rationnelle et me irrationnelle, cette dernire partie tant elle-mme compose dune partie vgtative (anime par le principe de nutrition et de dveloppement) commune aux animaux et aux plantes, et dune partie concupiscible (principe de dsir). Cf. ci-dessus, pages 54-57. Pour tre trs exact, il faut ajouter deux autres sources essentielles selon I. Rosier. Celle du thologien saint Jean Damascne (VIIIe sicle) tout dabord, chez qui les influences aristotliciennes mais la taxinomie platonicienne sont manifestes. Celle, ensuite, du De Anima dAvicenne (cf. ROSIER Irne, ibid., pp. 66-67. Cf. aussi, propos du rayonnement de la pense dAvicenne et du fil de sa transmission aux philosophes mdivaux chrtiens, GILSON Etienne, Les sources grco-arabes de laugustinisme avicennisant, suivi de MASSIGNON Louis, Notes sur le texte original arabe de De intellectu dAl Farabi, reprises darticles parus in Archives dHistoire doctrinale et littraire du Moyen Age, t. IV, 1929-30, Paris, Vrin, 1986).
Notons au passage que ces rflexions grammaticales et les thories de lesprit se ctoient dans le mme texte (et dans de nombreux autres) et sadossent les unes sur les autres282 :
Lme agit parfois lgard de la douleur et des autres affects, dlibre leur propos Parfois elle dlibre sur laffect, car il est en devenir. Mais parfois linverse, elle subit leffet de laffect, elle en est trouble, et donc succombe aux affections des puissances infrieures, savoir lirascible et la concupiscible. 283
Nous retiendrons que larticulation logique du propos se fait autour de la nature du vritable affect. Par-l mme, la passion est galement luvre au cur de la question de la vrit (conue comme ladquation avec le monde extralinguistique), et donc rciproquement : la pense, et le langage, sont bien conus comme disjoints
MAGISTER JOHANNES, Sicut dicit Remigius, SOPHISME O VIRUM INEFFABILEM, f. 61ra, cit par ROSIER Irne, La parole comme acte, op. cit., p. 61. 282 I. Rosier signale, avec davantage de prcision, que [] les questions poses par ces classifications [] tmoignent entre autres dune interaction entre le systme dorigine aristotlicienne des passions, et le systme thologique des vertus. (ROSIER Irne, ibid., p. 65.) 283 MAGISTER JOHANNES, Sicut dicit Remigius, f. 48va, cit par ROSIER Irne, ibid., p. 61.
284 281
MAGISTER JOHANNES, Sicut dicit Remigius, f. 49ra-rb, cit par ROSIER Irne, ibid., p. 62.
DISCOURS DE LMOTION
492
de la ralit ainsi la passion vcue ou ressentie est-elle vraie, alors que dite, elle ne lest pas, la conjonction des deux tats (ressentie et dite) ne semblant pas envisageable. Retenons donc aussi la triple disjonction que permet le texte attribu au Magister Johannes : conceptuel versus passionnel ou affectif, vritable versus simul, et conventionnel versus naturel se croisent et sappuient rciproquement, comme cela apparat bien dans lextrait suivant.
En dautres termes, lorsquil [un enfant] dit je pleure, nous ne nous attendons pas ce quil pleure ou souffre vritablement, et il ne suscite pas en nous douleur ou piti. A linverse, sil emploie une expression du second type, savoir une expression non scriptible de souffrance (vox illiterata plorantis), il suscite en nous douleur ou piti. En effet, cette expression signifie quil y a en lui de la douleur qui y subsiste en tant que douleur, et donc de la douleur relle et non de la douleur conue ; cet affect quest la douleur dnote quil existe en lui un vritable affect, et non un affect simul, un affect qui nexiste pas seulement dans lme par sa similitude ou en tant que conu, mais qui existe dans lme en tant que chose et en acte. Voici ce quest signifier sur le mode de laffect (significare per modum affectus). Cette expression de souffrance nest en cela nullement diffrente de linterjection grammaticale, par le fait de signifier sur le mode de laffect. Elle convient tout fait avec linterjection, et serait mme cette partie du discours quest linterjection, si ce nest quelle nest pas scriptible et ne signifie pas conventionnellement (ad placitum) mais naturellement. 285
La question, propos de linterjection, a t de comprendre ce quelle exprime : si ce nest pas un concept, quest-ce ? Mais fondamentalement, nous lavons dit plus haut, linterrogation touche le langage et son principe de fonctionnement. Le questionnement ne dbordant pas du cadre de lopposition raison versus passion ( lpoque, les grammairiens parlent daffectus ou daffectio), la rponse donne est : une passion. Les grammairiens du XIIIe sicle sappuient ici sur lautorit du grammairien antique Donat qui considrait que les interjections servaient exprimer des affects286. Lide fondamentale est que lexpression de lmotion na pas de contenu propre : elle a un contenu non-linguistique (linterjection, compare au cri animal), et elle na pas de contenu linguistique (informationnel). Cest dailleurs aussi la conclusion laquelle F. Ungere, dans un tout autre contexte, aboutit287.
285 286
MAGISTER JOHANNES, Sicut dicit Remigius, f. 49rb, cit par ROSIER Irne, ibid., pp. 62-63.
DONAT, Ars Maior, II, 17, d. holtz, p. 625 : 56 (GLK IV, p. 391 : 2527), mentionn par ROSIER Irne, ibid., p. 57. La thse sest mme sans doute radicalise aujourdhui, suite au processus moderne de drationalisation des passions en motion (cest--dire la tendance accentuer lopposition, lantagonisme entre raison et motion). 287 Dans le cadre de son tude comparative de la relation dpisodes motionnels dans la presse de diffrents pays, F. Ungere dclare : As the pilot studies have shown, the emotional cues are often much more ambiguous than in the Tokyo articles. Quite often the reader is faced with an emotional content, but is not given much overt linguistic assistance in drawing his emotional inferences. (UNGERE Friedrich, Emotions and emotional language in English and German new stories , pp. 307-328, in NIEMEIER Susanne et DIRVEN Ren (ds), The Language of Emotions, op. cit., p. 326, note 7.)
En ce qui concerne le statut de linterjection, ou la faon selon laquelle elle est mobilise, il est frappant de faire le parallle, sept sicles de distance, avec les explications de R. Jakobson alors quil dtaille son schma de la communication et les fonctions langagires quil associe chacun de ses lments. Pour R. Jakobson aussi, linterjection reprsente un chantillon purement motif du langage :
La structure verbale dun message dpend avant tout de la fonction prdominante. Mais, mme si la vise du rfrent, lorientation vers le contexte bref la fonction dite dnotative, cognitive, rfrentielle est la tche dominante de nombreux messages, la participation secondaire des autres fonctions de tels messages doit tre prise en considration par un linguiste attentif. La fonction dite expressive ou motive, centre sur le destinateur, vise une expression directe de lattitude du sujet lgard de ce dont il parle. Elle tend donner limpression dune certaine motion, vraie ou feinte ; cest pourquoi la dnomination de fonction motive, propose par Marty sest rvle prfrable celle de fonction motionnelle. La couche purement motive, dans la langue, est prsente par les interjections. Celles-ci scartent des procds du langage rfrentiel la fois par leur configuration phonique (on y trouve des squences phoniques particulires ou mme des sons inhabituels partout ailleurs) et par leur rle syntaxique (une interjection nest par un lment de phrase, mais lquivalent dune phrase complte). 288
Mme si R. Jakobson ne sy cantonne pas, il considre nanmoins que la fonction rfrentielle du langage est la principale. Et lapproche informationnelle y est manifestement impose par le concept de message. Ces fonctions langagires sont en effet dduites du schma de la communication propos par le linguiste (et non linverse), schma dont la filiation est vidente avec celui de C. Shannon et W. Weaver (1949), qui taient respectivement lectronicien et mathmaticien. Alors, certes, le schma de R. Jakobson ne sert plus de rfrence aux sociolinguistes ; mais il est encore utilis comme base de rflexion ou de contestation Mais revenons nos grammairiens mdivaux. Si la question quest-ce que linterjection exprime ? , la rponse est : une passion , alors linterrogation suivante est de faon attendue : mais quelle sorte de passion ? . Do il rsulte une recatgorisation des passions en fonction de ce qui est exprimable et concevable, confirmant lorientation individuelle et informationnelle de lanalyse, et la mtaphore instrumentale289 du langage qui est cohrente avec elle. Cependant, si nous reprenons le dernier extrait du Magister Johannes selon une approche oblique par rapport son objet, il nous semblera que recourir, pour son exemple, un enfant mu nest pas innocent. Car le mme raisonnement mais tenu
Roman, Essais de linguistique gnrale, tome 1 : Les fondations du langage, traduit de langlais et prfac par Nicolas Ruwet, Paris, Minuit, 1963, pp. 214-215 (soulign par lauteur, R. J.). 289 Lide que le langage est un instrument, qui permet de signifier, dexprimer ses penses, mais aussi dagir sur autrui, avait des chos et des rpercussions sociales et religieuses qui dbordaient largement le corpus grammatical, par exemple, chez les thologiens, dans les discussions sur la causalit des sacrements. (ROSIER Irne, La parole comme acte, op. cit., p. 234, soulign par lauteur, I. R.) propos de la mtaphore instrumentale du langage, cf. notamment ce qui a t dit plus haut, pages 417 et suivantes, ainsi que 469 et suivantes.
288 JAKOBSON
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partir de lexemple du troubadour amoureux de sa dame nous aurait certainement paru beaucoup moins convaincant et nettement plus problmatique. De fait, nous reconnaissons la posie un fonctionnement non-informationnel ou non-reprsentationnel. Les grammairiens mdivaux considrent en effet que laffect peut (contrairement au fonctionnement du conceptuel) tre dans lme, la fois rellement et par limpression ou limage quil y laisse (la reprsentation). La raison, elle, est fonde sur la mise distance et le principe reprsentationnel : la raison, le concept est prcisment ce qui nest pas rel quand il est pens et inversement. loppos, laffect se trouve rellement dans lme et ny subsiste pas seulement sous la forme conue, en tant quimage ou similitude. Toutefois cette double modalit dexistence est mine par la nature du conceptuel : comme nous lavons vu linstant, conceptualise, intellectualise, lmotion cesse dtre motionnelle290. Et cela, prcisment en raison du verrouillage de la signification opr par Aristote. Car lautorit de Priscien et travers elle, celle dAristote , cest--dire le principe de base de ces rflexions linguistiques (i.e. toute partie du discours signifie ncessairement un concept), et au-del les consquences de la dcision parmnidienne, ne sont jamais questionns. Pourtant le problme et les interrogations quil suscite nous paraissent rtrospectivement prometteurs dautant plus quil est alors abord dans un contexte intellectuel dans lequel les questions linguistiques et thologiques se croisent intimement :
A cause de la dimension linguistique du sacrement, la formule qui accompagne tel ou tel geste, la question de la virtus sanctificandi est souvent rapproche de celle de la virtus significandi du mot. 291
Et de fait, ce mlange des virtus sanctificandi et significandi entrane machinalement la thorisation linguistique vers une interrogation sur les actes de langage.
Pour le clerc-grammairien, le prtre qui dit In nomine Patris et filii et spiritus sancti, exerce la bndiction. Sintresser ce type dnoncs a des consquences importantes : constater quil est incomplet, quil a une certaine force, quil ne nomme pas lacte quil effectue, etc. En tant
290
Pour beaucoup de penseurs de lpoque, on peut soit ressentir lmotion, soit y penser : Celui qui pense la douleur nen est pas affect, la diffrence de celui qui souffre (Pseudo-Grosseteste, Tractatus de grammatica = REICHL Karl, Tractatus de grammatica eine flschlich Robert Grosseteste zugeschriebene spekulative Grammatik, Edition und Kommentar (Verffentlichungen des GrabmannInstitutes, 28), Munich, F. Schningh, 1976, p. 59 : 26, cit par ROSIER Irne, La parole comme acte, op. cit., p. 58. Le Pseudo-Grosseteste est un texte anonyme accompagnant, dans un mme manuscrit, le texte du thologien Robert Grosseteste (vers 1175-1253), grand traducteur et commentateur aux connaissances encyclopdiques, matre de Roger Bacon). 291 ROSIER Irne, ibid., p. 130. Le sacrement, selon les dfinitions des thologiens, est un signe qui effectue ce quil reprsente (id efficit quodfigurat). Le sacrement signifie et cause la grce. Il est donc la fois signe et cause et a de ce fait une double valeur cognitive et oprative. [] Cette caractrisation du sacrement comme signe et cause, va rejaillir sur les formules linguistiques qui en constituent un des lments. Elle va prendre une importance particulire dans lanalyse de la formule de la conscration du fait que dans ce seul cas cest dans sa prononciation que rside toute lefficacit, aucune autre action ntant effectue, la diffrence du baptme []. (ibid., p. 200.)
Mais par anticipation, ces dveloppements nous indiquent, en miroir, les apories auxquelles sont voues les recherches contemporaines portant, elles aussi, sur les actes de langage (conservant une approche individualisante) et non les actions du langage (dans la perspective non-individuelle et celle de la perception cratrice que nous avons propose partir de lmotion). Corollairement, le faire, lagir, lefficace linguistiques ont t alors penss et nous devons, mon sens, nous carter dune telle approche sur le mode quantitatif, de la cration (conue en Occident, au-del des aspects thologiques, comme laction ou comme le faire justement par excellence, de faon paradigmatique), plutt que sur celui, plus qualitatif de la transformation, lmanation, la rnovation (rien ne se cre, rien ne se perd, tout se transforme). Au dbut du sicle dernier, certains linguistes comme K. O. Erdmann, J. van Ginnenken ou, dans le domaine francophone, le discipline de F. de Saussure, Ch. Bally ont cherch reprendre cette question et ont de nouveau essay de focaliser leur attention sur les aspects expressifs, critiquant le prsuppos informationnel (ou cognitif, dirait-on aujourdhui). Le dernier, par exemple, et ce malgr une dmarche essentialiste (recherchant la vritable nature du langage 293 paradigme pistmologique qui na pas grand chose dtonnant pour son poque), dnonce lillusion dun principe linguistique informationnel. Comme J. Locke lavait mis en vidence, Ch. Bally considre lui aussi que le langage ne fonctionne pas comme une nomenclature :
La premire condition que la logique pose au langage, cest dtre clair et dviter lambigut ; pour cela, il faut, autant que possible, que chaque signe nait quune valeur et que chaque valeur ne soit reprsente que par un signe ; quun mot, par exemple, nait quun sens, et que chaque ide nait quun mot pour la reprsenter ; que les prfixes et les suffixes aient chacun une fonction bien vivante et une seule ; quil en soit de mme des signes grammaticaux, dsinences, pronoms, particules, etc. Cest le principe dunivocit. En outre, les signes lexicaux, exprimant les ides, doivent tre distincts des signes grammaticaux qui les relient entre eux. Il ne sagit pas l positivement dune chimre ; les langues internationales sont bases l-dessus : preuve indirecte que les langues ordinaires ne sen rapprochent pas assez. Une langue satisferait aux besoins intellectuels de la pense si elle tendait au moins habituellement dans cette direction ; mais cest lexception plutt que la rgle. Comment en serait-il autrement ? Le langage est une construction qui se fait et se dfait sans cesse, et les survivances du pass font la plupart du temps double emploi avec les crations nouvelles. 294
ROSIER Irne, ibid., p. 9. BALLY Charles, Le langage et la vie, Genve, Droz et Lille, Giard, 1952, p. 13. BALLY Charles, ibid., p. 37.
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Cependant, cette remise en cause na pas inclus le prsuppos individualisant, insuffisamment dconstruit, mes yeux, des approches antrieures : lexpressif , sur lequel se focalisent ces chercheurs, reste en effet le fait dun locuteur. Plus rcemment, les sociolinguistes ont, eux, critiqu le prsuppos individuel, toutefois en gnral sans tablir explicitement un rapport entre celui-ci et laspect informationnel voire mme chez certains, en sefforant de traduire les aspects collectifs (politiques ou identitaires, notamment) en processus informationnel (ou de transfert). En outre, il me semble que les pistmologies et, en particulier, les mthodologies qui ont t labores par et pour la sociolinguistique souffrent dun dficit dintgration des dveloppements rcents des recherches en sociologie (et je pense ici spcialement la sociologie de la traduction). Ds lors, la plupart des recherches en sociolinguistique ne me paraissent pas tre parvenues organiser des cadres thoriques pleinement cohrents avec lapproche de leur objet de recherche que leurs auteurs souhaiteraient adopter. Et jinterprte cette difficult comme tant principalement due une apprhension insatisfaisante des rapports troits entre les orientations individuelle et informationnelle de lanalyse, ce que nous avons appel la mtaphore instrumentale cest--dire les liens entre distanciation et contrle que nous avons tch dclaircir ici et de reformuler dans notre exploration des discours de lmotion.
Cependant, si nous pouvons suivre la voie propose par les Sophistes, il faut convenir que le langage ne peut pas dire le monde. Ce qui a t prsent jusquici incite penser que la posture gnosologique nest pas tenable du moins ne semble-t-elle pas pertinente : plutt, le langage dit/ngocie/cre lacte politique dun vivre ensemble, cest--dire, aussi, dun agir-ensemble possible. Sans que nous ne nous soyons attards sur ce point, il sera clairement apparu, je pense, que la mthode moderne souffre de travers ou, pour le moins, de drives potentielles anti-dmocratiques, principalement parce quelle nie le caractre politique de certains processus fondamentaux. Aussi, pour avancer davantage, nous faut-il adopter une mthode non-moderne. Comme lont indiqu les sociologues des sciences, si cette mthode nonmoderne doit renoncer une vrit existant a priori de manire absolue, elle ne pourra pas non plus reprendre lattitude relativiste (qui nest que le symtrique de la premire). Pour cela, il est ncessaire daccorder la primaut la sphre politique et non plus la sphre physique, et de dcliner ce principe sur le plan sociolinguistique. Quand on dit Ceci est une chaise , ce nest pas dans un but informationnel mais pour faire une tentative qui pourrait tre glose de la manire suivante : Partageons lexprience dun monde commun qui offre prise nos existences . La tentative en question est celle qui rside dans le test de russite du partageons , cest--dire une tentative de construction dun monde commun. Remarquons dailleurs que lon dit, me semble-t-il, plus facilement quelque chose du genre : Tiens, voil Superman que Ceci est une chaise Si dans le cadre du paradigme moderne, nous pouvions peut-tre lgitimement considrer que les exemples paradigmatiques dactes langagiers taient des dclarations du type : Le chat est sur le paillasson , Pierre aime Marie , ou Le roi de France est chauve , dans un paradigme non-moderne les exemples paradigmatiques seraient plutt du genre : Je vous ai compris ! , Tous ensemble, tous ensemble, tous ! , voire Prenez et mangez-en tous car ceci est mon corps . Autrement dit, le langage devient le lieu des propositions (politiques) et non des affirmations (gnosologiques). Et pour clarifier ce point, je propose de nous attarder un moment sur les problmes que le signe soulve la lumire de ce qui a t prsent jusquici.
295
Cf. comme un premier pas dans cette direction, ci-dessus, note 183 page 461.
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En effet et ce point me semble crucial , si la (socio)linguistique contemporaine attribue un fonctionnement systmique (ngatif) au signifiant et au signifi, et confirme le caractre arbitraire de leurs relations tant rciproques quavec le rfrent, elle ne dit gnralement pas grand chose du rfrent. Bien plus, elle adopte le plus souvent une attitude ambigu, voire contradictoire qui laisse entrevoir que si les (socio)linguistes ont jusquici contourn la question du rfrent, ce nest pas par ngligence du problme, mais peut-tre davantage par un embarras provoqu par un postulat implicite qui na pas encore t reconnu et abord de manire satisfaisante. Cest pourquoi je retiens particulirement ce sur quoi, entre autres, est revenu L.-J. Calvet dans son dernier ouvrage, propos de larbitraire du signe296 :
Pour dmontrer larbitraire du signe, Saussure se mettait dans une norme contradiction interne. Aprs avoir en effet fortement insist sur le fait que la langue nest pas une nomenclature (cest--dire une liste de termes correspondant autant de choses), il donnait comme preuve de larbitraire les diffrences entre les langues et lexistence mme de langues diffrentes : le signifi buf a pour signifiant b--f dun ct de la frontire, et o-k-s (Ochs) de lautre. Or, vouloir dmontrer larbitraire du signe en rappelant que les Franais appellent buf et les Allemands Ochs le bos latin, cest bien entendu sortir du signe : ce nest plus le lien unissant le signifiant au signifi qui est arbitraire, mais le lien unissant le signe dans son ensemble au rfrent (lanimal), et la langue est alors considre prcisment comme une nomenclature Certains auteurs ont not cette contradiction, douard Pichon ds 1937, puis mile Benvniste par exemple, mais on nen a pas pour autant mis en question la faon dont Saussure formulait le principe de larbitraire, qui demeure comme un des dogmes de la linguistique structurale, ni la conception quil avait des rapports entre le signifiant et le signifi. 297
Sil fallait conserver un principe rfrentiel du langage, il faudrait alors considrer le signe non seulement comme arbitraire mais surtout comme non tabli, comme fluctuant, continuellement reconstruit, en permanente rengociation. Cest me semble-t-il lorientation que pourrait retenir L.-J. Calvet, bien que lui-mme se montre embarrass avec cette approche298 :
La linguistique nous a rebattu les oreilles dexemples comme celui de la neige (chez les Inuits par exemple et chez les Parisiens) ou de larc-en-ciel (en franais par exemple et en breton) qui montrent que les locuteurs,
Pour lhistoire de cette discussion sur larbitraire du signe et le traitement quen fait F. de Saussure, L.-J. Calvet renvoie ARRIV Michel, Langage et psychanalyse, linguistique et inconscient, Paris, Presses Universitaires de France, 1994, pp. 47 sqq. 297 CALVET Louis-Jean, Essais de linguistique. La langue est-elle une invention des linguistes ?, Paris, Plon, 2004, pp. 139-140. 298 L.-J. Calvet laisserait presque entrevoir que la pluralit de ces principes fonctionnels du langage pourrait suggrer le manque de pertinence de la mtaphore instrumentale, rfrentielle et individualiste de nos traditions linguistiques : Si le linguiste change maintenant de critre de pertinence (la langue sert exprimer les passions, ou manifester son pouvoir, ou marquer son identit, etc.), [] le rsultat de ses descriptions sera chaque fois diffrent. (CALVET Louis-Jean, ibid., p. 25.)
296
La solution sophistique dun langage rvl par lextralinguistique et donnant forme au rel en modifiant son accs (et par-l mme co-dterminant le potentiel daction sur ce rel), me parat toutefois nettement plus satisfaisante, en particulier parce quelle est davantage cohrente avec ce que nous avons retenu des rsultats des science studies, de lanthropologie culturelle de lmotion et de leurs consquences pour la thorie sociolinguistique.
Il me semble essentiel de nous interroger en deux temps sur ce genre dapproche. Il sagit tout dabord de nous demander ce quune telle dclaration nous fait oublier. nen pas douter, lintgration des paramtres sociolinguistiques classiques fait dfaut. Mais au-del, il convient de nous questionner sur ce que cette approche, prsupposant lexistence du rfrent dont il est question nous empche de penser. Et l aussi, les premiers lments de rponse apparaissent rapidement, dautant que le courant interactionniste la soulign depuis dj longtemps : dans les relations humaines (et certainement au-del), la relation prime sur ses termes. Autrement dit, ce qui prime, ce nest certainement pas la prexistence dun rfrent, dun monde commun donn, dj l, mais la facult de se mettre daccord, le partage301. Il faut insister en effet, je crois, sur les formidables capacit, dsir et tendance quont les personnes cooprer capacit qui, si elle nest pas lexclusivit des humains et se retrouve chez les tres vivants (dveloppe en particulier chez les animaux domestiques), atteint nanmoins chez les humains un niveau de dveloppement extraordinaire. Cest cette capacit dadhsion de ceux que nous entranons et qui nous entranent dans les aventures de la transformation que constitue la capacit dinfluencer et dtre influenc, qui est mobilise et ranime
299 300
DTRIE Catherine, SIBLOT Paul et VERINE Bertrand, Termes et concepts pour lanalyse du discours. Une approche praxmatique, Paris, Honor Champion, 2001, p. 270 (Paul Siblot, Entre Prdicat de dnomination , pp. 270-271). 301 Cf. ce qui a t dit, plus haut, propos de cette capacit des humains saccorder, page 197.
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chaque interaction. A contrario, la capacit de rsistance des objets constitue prcisment le fondement sur lequel les humains et en particulier les scientifiques peuvent sappuyer pour construire leur objectivit. De sorte que ce qui compte pour entrer dans le jeu de la communaut humaine et nous le percevons ici, la diffrence entre les humains et les non-humains est labile , cest prcisment cette aptitude saccorder aux autres, se transformer, influencer et tre influenc, construire des comptences mutuelles, devenir sensible au fait que quelque chose importe pour ces humains. Cest cette capacit, comme le fait remarquer V. Despret, quavait acquise par exemple Hans, le cheval de M. Von Osten302. partir de l, nous pouvons suggrer que le rationnel, comme lmotionnel, est relationnel, cest--dire ce qui peut et doit faire lobjet dune ngociation, dun ajustement. Dans cet esprit, sera jug dautant plus rationnel ce qui facilite lextension de la sphre de la ngociation ou du partage. Paralllement, lmotionnel pour tre considr comme ce qui accrot la densit de la mme sphre. Ce que B. Latour propose au sujet de Dieu, me semble alors tout fait transposable lmotion :
Ce nest pas le nom dune substance vise par un acte de langage. Cest plutt lun des termes possibles pour dsigner la russite ou la flicit dun acte de langage, dune prdication, par lequel labsence devient prsence, lloign devient prochain, le mort devient vivant, le perdu devient sauv, lindiffrent devient sensible. 303
Quand le rationnel est tenu par le sociologue des sciences comme ce qui permet de construire du monde commun partir de labsent, du lointain, distance, etc., lmotionnel me semble fonctionner comme le religieux, correspondant ce qui permet de construire du monde commun partir du prsent, du proche304. ce titre, lnonciation motionnelle, comme la prdication, est un acte politique : lmotion correspond sa russite (i.e. la construction dun monde commun), la recherche (et la prouesse) dtre nouveau proches. Ainsi faut-il reconnatre, en convertissant le propos de B. Latour, que
[] lexigence de vrit qui porte sur la parole [motionnelle] est particulirement crasante : il faut quelle devienne capable de faire ce quelle dit, cest dire quelle rende proche ce dont elle parle, quelle reprsente fidlement, cest--dire rende nouveau prsent (tel est le sens religieux du mot reprsentation) le sujet mme de sa parole. 305
Dun point de vue linguistique, ce qui permet alors notamment lmotion de diffuser, cest assurment son caractre vague, polyvalent, allusif. Inversement,
302
Cf. DESPRET Vinciane, Hans, le cheval qui savait compter, Paris, Les empcheurs de penser en rond / Le Seuil, 2004, p. 73 et passim. 303 LATOUR Bruno, Science et raison : une comdie des erreurs , pp. 66-69, in La Recherche, Hors srie Dieu , janvier 2004, p. 69. 304 Cf. LATOUR Bruno, Jubiler ou les tourments de la parole religieuse, op. cit., p. 133.
305
LATOUR Bruno, Science et raison : une comdie des erreurs , op. cit., p. 69.
comme dans le cas de la dmarche scientifique, plus le langage est prcis, cest-dire moins il est allusif, indiciel, plus laccord est difficile, dlicat raliser, et ncessite la mobilisation dhybrides, autrement dit de rseaux distants.
306 Il est regrettable que les tudes pertinentes sur ces rgimes dnonciation soient, ma connaissance, si rares quil faille ici nous concentrer sur les travaux dun seul auteur (il est ds lors dautant plus ennuyeux que ce dernier ne soit pas sociolinguiste). Cependant, nous utiliserons ces travaux, non pas comme une rfrence, mais comme une base de rflexion. 307 LATOUR Bruno, Jubiler ou les tourments de la parole religieuse, op. cit., p. 60. 308
Cest, comme nous lavons signal plus haut (cf. pages 76-78), lune des innovations majeures des paix de religion que dinventer lautorit royale comme rfrence commune.
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Lnonciation motionnelle ne fonctionne certainement pas dans la rfrence une quelconque substance extralinguistique rien dextrieur qui puisse assurer sa russite. Elle sappuie essentiellement sur la justesse de lnonciation, une nonciation on ne peut plus fragile :
[] un mot de travers et cest lloignement, peut-tre la crise. Ce que les amants appellent leur amour, cet amour capable de durer et de sapprofondir, surgit toujours pour eux dans la fragilit dun acte de parole risqu qui les oblige toujours relancer la mise. Selon la faon dont ils se parlent, ils se trouvent aussi loigns que des trangers ou plus proches quils ne lont jamais t. Qui a vcu assez insensible ou assez malheureux pour ne pas avoir la double exprience foudroyante de la crise amoureuse ? Ce mot de trop qui transforme des amants en ennemis qui ne comprennent pas comment ils ont pu vivre si longtemps dans une si touffante intimit ; ce mot de plus qui transforme des ennemis en amants qui ne comprennent pas comment ils ont pu sasphyxier si longtemps par un tel loignement. En un clair, ils basculent de lune lautre existence, pourtant radicalement diffrentes. 309
De fait, la parole motionnelle est une parole qui ne dit rien. Non pas quelle dise le nant (ce qui reviendrait, par la ngative, faire de nouveau rfrence). Elle a davantage pour but de bien parler310.
In love injunction, attention is redirected not to the content of the message, but to the container itself, the person-making. One does not attempt to decrypt it as if it transported a message, but as if it transformed the messengers themselves. And yet, it would be wrong to say that they have no truth value simply because they possess no informational content. On the contrary, although one could not tick ps and qs to calculate the truth table of those statements, it is a very important matter one to which we devote many nights and days to decide whether they are truthful, faithful, deceitful, superficial or simply obscure and vague. 311
B. Latour retient ainsi trois notions, capitales, par rapport ce qui touche la forme de pacte entre les personnes impliques dans un discours (mu) de lmotion : (i) la proximit ou laccessibilit, (ii) la prsence et (iii) la transformation ou la conversion312. Il les attribue la parole religieuse, mais elles me semblent tout aussi pertinentes pour le discours de lmotion. Plus prcisment, il propose pour la parole amoureuse (mais je pense que cela est valable pour la parole motionnelle en gnral), plusieurs conditions de flicit313. Le langage dans lequel on co-construit lmotion doit tout dabord tre
309 310 311
LATOUR Bruno, Another take on the science and religion debate , s.l., mai 2002 (document en ligne). 312 Cf. LATOUR Bruno, ibid.
313
Cf. LATOUR Bruno, Jubiler ou les tourments de la parole religieuse, op. cit., pp. 65-67.
comprhensible. Il faut entendre par-l quil doit faire preuve d invention fidle 314 : il est indispensable de parler dans le cadre dune tradition vivante, dune habitude adapte, juste (dans laquelle hypocoristique et htrozygote , par exemple, ont peu de chance se sinscrire). En effet, et cest la condition suivante, les paroles changes doivent se diriger vers la situation prsente, le nous et le hic et nunc, sans tcher non plus de faire resurgir le pass dans le prsent.
Pour marquer le transfert dun temps lautre, il a donc fallu leur faire subir une minuscule mais violente torsion. Cette torsion nest pas une adaptation, une dformation, un ajustement, une modernisation, mais une totale transformation, puisque au lieu de dsigner le pass lointain elle force dsigner le prsent. Mais comment faire pour quun nonc emprunt un autre temps, un autre lieu, un autre peuple, devienne propice cette transformation radicale ? En le saisissant de telle sorte quil devienne impropre tout autre usage. En empchant, par une srie dinventions, de traductions, dastuces, quen lcoutant on se trouve entran vers le pass, vers lailleurs, et quon oublie de quoi il sagit en se mettant biller aux corneilles. 315
Elles doivent donc viter rigoureusement la recherche dun accs au lointain, et mme fuir la tentation de contaminer le prsent-proche avec des hybrides et les longues chanes dquivalence qui les caractrisent : hors de question de penser, dans ce cadre, parler srieusement rsolution du rchauffement climatique. Enfin, cette prsentification doit permettre une actualisation du futur ou un ressaisissement du temps pass, et pour cela conjuguer deux formes de reconduction, complmentaires et aussi indispensables lune que lautre, la rptition de rcurrence et la rptition de renouvellement. Ce processus, qui fonctionne sur le mode du prolongement (par restauration ou anticipation) constitue laspect le plus politique dans ce sens que son objectif et son action de continuit, de continuation et damorce fabriquent pour les interlocuteurs sil russit une communaut dexistence. Ce quexplique B. Latour nous permet en outre (bien que ce ne soit pas son propos) dillustrer cette fonction de rvlateur du discours assur par le dehors quont propose les Sophistes :
En effet, quand on est loin, tous les moments dloignement se relient entre eux pour former un destin inluctable, une essence dfinitive, un fatum : Dcidment, nous ntions pas faits lun pour lautre. Alors, les moments de proximit paraissent autant dgarement ; le temps se met couler du pass vers le prsent, comme si lon avait dilapid un capital damour. Mais ds quils sont redevenus proches, tous les moments dloignement paraissent aux amants dincomprhensibles aberrations : les pisodes de proximit se regroupent pour former une tout autre histoire, qui reflue de cette premire fois daujourdhui vers toutes les autres fois, remontant, par un mouvement rtroactif, du prsent vers le
314 315
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504 pass, vers la premire premire fois. Comme sils venaient de dcouvrir un capital inpuisable qui enrichit le pass autant quil assure lavenir. 316
Par ailleurs, la sociologie des sciences a montr quon ne pouvait considrer que lide de contrle (de lobjet par le scientifique, de la science par le politique, etc.) tait pertinente317. De mme, lanthropologie culturelle de lmotion, et en particulier les travaux dans la ligne de ceux dA. Hochschild, a jug plus adapt aux pratiques des personnes mues, de parler de management plutt que de contrle, cest--dire penser en termes daction transformatrice (ouverte) de soi, de lautre et de la situation, plutt que de domination ou possession de soi318. Ltude de la parole religieuse aboutit une conclusion analogue :
Il ny a ni contrle ni crateur tout-puissant pas plus Dieu quhomme , mais il y a soin, scrupule, prcaution, attention, recueillement, hsitation et reprise. 319
Le fait que la notion traditionnelle de fabrication sous-entendant celle dun fabricant tout-puissant, matrisant sa fabrication, autrement dit la notion de cration sousentendant celle de matrise, de contrle, de domination, peut tre compris comme un effet driv de lapproche ontologique et mtaphysique que nous avons tudie cidessus. En tudiant les discours de lmotion, nous avons en effet essay de montrer la consubstantialit des mtaphores smiotique et tyrannique, autrement dit de la mise distance et du contrle, cest--dire de lapproche individualisante (isolante et stabilisante, ontologique) et rfrentielle (symbolique, mta-physique). Ds lors, je reste peut-tre dubitatif lorsque B. Latour affirme une diffrence radicale entre lnonciation religieuse (que je transpose en motionnelle) qui construit la proximit et lnonciation scientifique, celle qui permet dlaborer les faitiches320 et dagir sur le monde :
Il existerait donc une forme dnonciation originale qui parlerait du prsent, de la prsence dfinitive, de lachvement, de laccomplissement des temps, et qui, parce quelle en parle au prsent, devrait toujours se dcaler pour compenser linvitable glissement de linstant vers le pass ; une forme de parole qui aurait pour seule caractristique de constituer ceux qui elle sadresse comme tant proches et sauvs ; un genre de vhicule qui diffrerait absolument de ceux que nous avons par ailleurs dvelopps pour accder au lointain, pour matriser les informations sur le monde. 321
LATOUR Bruno, ibid., p. 63. Cf. ci-dessus, passim, et en particulier page 459. Cf. supra, notamment pages 423-430. LATOUR Bruno, ibid., p. 171. Cf. supra, page 456, en particulier la note 170. LATOUR Bruno, ibid., p. 140.
Il serait sans doute intressant que des recherches futures explorent lopportunit de distinguer ainsi deux principes dnonciation. En effet, comme cela apparat dans sa dernire citation, et malgr certaines des remarques contradictoires, B. Latour conserve parfois un discours de matrise et une approche informationnelle qui, sans remettre en cause ce qui mapparat pertinent dans ce qui a t dvelopp ci-dessus, confortent mon doute vis--vis de cette dernire annonce. Nous avions dit plus haut que la plupart des sociolinguistes convenaient que la comptence linguistique tait assimilable, et mme quivalente, la comptence sociale. Or les sociologues des sciences ont montr que llaboration du social ntait jamais dissociable de celle du naturel (et rciproquement) :
La ralit sociale et naturelle est une consquence laquelle aboutit la ngociation gnralise sur la reprsentativit des porte-parole. Si le consensus est atteint les marges de manuvre de chaque entit sont alors troitement dlimites. 322
Do il ressort quil serait pertinent, pour les sociolinguistes, de considrer galement cette comptence linguistique comme la capacit et lart de construire non seulement ltre-ensemble, mais mme le monde commun (socio-naturel ou naturalo-social). Comment, ds lors, concevoir cette construction323 du monde commun ? Tout dabord, et pour reprendre les termes de la sociologie de la traduction, comme le dploiement du collectif dhumains et de non-humains, des faitiches, ces hybrides associant humains et non-humains composant le monde, sur lesquels sappuie laction collective (hybrides que lopposition rationalit/ftichisme, nature/culture ou faits/valeurs nous empchait prcisment de penser). Ensuite, en tant attentifs ce que la parole ajoute. Celle-ci instaure en effet un autre commencement par rapport la faon selon laquelle le cours de choses voluait : elle cre un dbut, ou plutt un renouveau. Lefficace du langage tient alors notamment cet acte dinauguration, celle de quelque chose qui ntait pas impliqu jusqualors et donc qui interfre ncessairement : la parole devient une entrave au simple droulement, un ce qui fait en sorte que , surgissant dans ce qui se faisait de lui-mme. Mais cette construction du monde commun se conoit aussi, paralllement ce qui prcde, en considrant quil ny a pas plus d avant que d aprs ce processus de co-construction, puisquil na ni commencement ni fin : il est toujours une continuation, une prolongation et un inachev. Enfin, en abandonnant toute approche causaliste unidimensionnelle (et donc en particulier toute approche chronologique unidimensionnelle) : la mobilisation dun lment du monde commun est toujours accompagne de sa rvlation (au sens photochimique), sa construction, sa constitution, son institution. Ce nest pas que le monde commun ne prcde pas linteraction humaine mais que lexistence partage
322
CALLON Michel, lments pour une sociologie de la traduction , op. cit., p. 198. Cf. galement cidessus, en particulier page 454. 323 Je rappelle que cette construction ne doit pas tre comprise ici comme impliquant ncessairement un caractre irrel (symbolique), local, particulier (priv ou subjectif), ou encore singulier (cf. ci-dessus, notamment page 456).
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sappuie sur une procdure politique (i.e. de ngociation, dajustement). Ce nest pas que le monde commun soit postrieur lhumain mais que le langage est activit langagire et que celle-ci est politique (il ny a pas dexistence commune sans langage et donc sans dmarche politique). ce titre, il est ncessaire de reconnatre la dynamique spirodale ou hlicodale de construction du monde commun mobilisant humains, non-humains et langage. Le monde commun oscille donc entre le dj-commun et le -construire-ensemble, la distinction entre ces deux modalits ntant jamais a priori construite, dj-l. Autrement dit, cette distinction est, elle aussi, construire. Dans ce cadre, il convient de penser loscillation synchrone du langage et de ses usages ou mobilisations, entre un fonctionnement mobilisant (pour agir sur un monde convoqu sur le mode du dj-l, et pour construire ainsi celui construire) et un fonctionnement politique (pour faire advenir la communaut de ce monde commun en construction/ngociation). La distinction entre les deux modes nest certainement pas dterminable a priori (quelques soient les intentions des interlocuteurs, mme si lon peut concevoir des stratgies plus ou moins couronnes de succs a posteriori) : elle fait partie du monde commun construire. Il me semble quil sagit l de rsultats sur lesquels un grand nombre de sociolinguistes saccorderont sans que cela ait t trs formalis, ni que lon en nait, mon sens, tir suffisamment de consquences thoriques et pratiques. En premier lieu, il serait assurment profitable que le socio de sociolinguistique cesse, sil le fait encore, de renvoyer une sociologie critique, du dvoilement ou de lacteur, et signifie lintgration des rsultats de la sociologie de la traduction.
la lumire de ce qui a t entrepris, il apparat fructueux de ne pas se satisfaire du seul dcodage dune culture ou de collectifs dont les tudes ethnosociolinguistiques se sont pendant longtemps content. En effet, nous pouvons galement, et cest ce que nous avons tent dexprimenter avec les discours de lmotion, faire travailler nos constructions discursives afin de leur permettre de dire ce quelles peuvent dire de nous. Nous avons essay de mettre en uvre cette dmarche, en souhaitant que la recherche prsente fonctionne comme un pendant de celles qui portent sur des discours de la rationalit (ou de la rationalisation) comme les travaux sinscrivant dans la perspective des science studies (sintressant donc notamment au discours scientifique) ou comme le travail de L. Boltanski et L. Thvenot sur la justification1 et les recherches qui lont prolong.
Synthse panoramique
Nous tions partis dun questionnement sur le fonctionnement linguistique, et en particulier sur le principe rfrentiel que les linguistes avaient lhabitude dattribuer au langage, questionnement en regard duquel nous avons fait un double constat : dune part le caractre problmatique de lmotion et des discours de lmotion dans le cadre sociolinguistique, et dautre part (ce qui peut sans doute aussi sexpliquer par le point prcdent), le faible nombre dtudes de ces discours, autrement dit le peu de place accord lmotion dans le champ de la sociolinguistique (surtout francophone). Do lintrt dune telle tude. La premire tape de cette recherche dcompose en deux temps a consist construire loutil qui nous a servi laborer la seconde : tout dabord un panorama historique se penchant sur la gense de la notion dmotion et de ses mises en discours, et ensuite ltude des mtaphorisations de lmotion dans un large corpus. Ces deux premiers volets ont ainsi eu pour tche de rpondre une lacune, sans pour autant la remplir intgralement (loin sen faut), savoir le manque de travaux francophones portant sur les discours de lmotion, et leurs limites. La dernire partie a tent de comprendre et dnoncer les causes de cette carence ou dy apporter des explications mais surtout den tirer les enseignements et de proposer dans cette perspective, des lments contribuant llaboration dune sociolinguistique de lefficace. Ainsi avons-nous pu saisir comment la notion dmotion sinscrit dans la suite de la longue histoire de la notion de passion, et antrieurement, dans lunivers hellnisant, de celle de pqoj (pthos). Celle-ci nest pas au dpart un concept mais si lon peut dire un rsidu, un rebut. Le pqoj (pthos) est en effet dfini comme un reste, celui du lgoj (lgos), cest--dire de la raison. En outre, ds sa conceptualisation platonicienne, elle est marque par son intgration (de faon explicite) dans une problmatique politique, mais aussi pistmologique et portant sur le processus dindividuation, corollairement travaille par un discours de matrise et de distanciation. Linvention platonicienne, qui consistait conjoindre dans une mme problmatique aux aspects principalement politico-pistmologico-psychologiques,
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est reprise et enrichie par les penseurs latins et chrtiens au-del de la traduction mais aussi travers elle. Ce complexe conceptuel et praxique est accentu et radicalis lpoque Moderne suite aux bouleversements politico-religieux survenus au XVIe sicle. Ltude spcifique du discours de la passion dans deux romans essentiels de la fin du XVIIe sicle nous a permis de comprendre ltroitesse des liens entre les principes (et les discours) de contrle, de distanciation et de signification (ou dinterprtation) ce que jai appel les mtaphores tyrannique et smiotique. La mme poque connat galement (et de faon corrle) un renforcement de la subjectivit, du processus dindividuation quaccompagnent une reconfiguration de la polarisation entre raison et passions par la notion dintrt (en particulier la faveur de linstitutionnalisation de lconomie politique) et la valorisation de la sensibilit et des passions. Mais il faut attendre llaboration du concept scientifique dmotion au XVIIIe sicle (laboration contrainte entre autres par une volont de faire-science et les exigences du laboratoire), pour voir lmotion hriter de la passion lessentiel de ses modes de verbalisation et des caractristiques qui nous sont les plus familires. Le deuxime temps de cette recherche, complmentaire du premier, sappuyant sur celui-ci quoique sen distinguant radicalement, a cherch apprhender les modles mtaphoriques de lmotion et donner accs aux cohrences qui se dessinent entre eux. Il sagissait ainsi de proposer un tableau synoptique le plus exhaustif possible de nos habitudes de verbalisation de lmotion et, partir de l, desquisser un aperu des consquences que nous pouvions en tirer afin de connecter, avec des lments ancrs dans le concret de pratiques sociolinguistiques, les rflexions dveloppes dans le but de contribuer llaboration dune sociolinguistique de lefficace. Si nous le considrons comme un rsultat en soi (et javais annonc ds le dbut que je souhaitais plutt le mobiliser comme un outil au service des dveloppements qui allaient suivre), nous retiendrons de ce travail danalyse partir du TLFi la mise en vidence des caractristiques gnrales (intriorit, non-rationalit, qualit eu- ou dysphorique, raction, naturalit, variation, intensit et profondeur) de lmotion, de ses modles mtaphoriques, ainsi que des dynamiques (cest--dire ses processus de gense, ses causes et ses effets) et des valeurs sociales qui lui sont attribues. Mais lintrt principal de cette tude de la verbalisation de lmotion tient surtout, je crois, lexplicitation de modles discursifs alternatifs (ceux valorisant positivement lmotion mais aussi ceux la mobilisant comme un critre discriminatoire), au-del des versions dominantes auxquelles se rduisaient les recherches qui ont t entreprises jusquici. En tant quoutil mobilis dans loptique des questionnements dvelopps dans le dernier chapitre (cest--dire linterrogation sur le fonctionnement linguistique et la conception des lments ncessaires pour llaboration dune sociolinguistique de lefficace), cette tude mene sur un large corpus a permis, tout particulirement grce lexplicitation et lanalyse des versions alternatives (notamment lmotion esthtique, religieuse et comme critre dhumanit), dindiquer et dbaucher les pistes suivant lesquelles une nouvelle version du fonctionnement linguistique pourrait tre envisage et dploye.
SYNTHSE PANORAMIQUE
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En effet, le panorama historique retraant la gense de la notion dmotion et ltude de la verbalisation de lmotion entreprise partir du TLFi qui ont t dvelopps dans les deux premiers chapitres, ont abouti ltablissement de fortes corrlations entre contrle et distanciation, autrement dit la mise en vidence de la symtrie et de lintrication entre les mtaphores tyrannique et smiotique. Ce premier rsultat a ensuite permis, dans un troisime temps, de comprendre que lvolution du contrle au management (tablie par les science studies et lanthropologie culturelle de lmotion et rapporte dans le dernier chapitre) devait non seulement tre accompagne dune volution parallle du principe rfrence (cest--dire de notre comprhension du fonctionnement linguistique) mais, bien plus, en indiquait aussi la direction. Le troisime et dernier chapitre a ainsi consist, toujours sur le mode du dtour (en loccurrence des parcours historique, socioculturel et disciplinaire ou thmatique) et dans la continuit des chemins frays par les chapitres prcdents, montrer pourquoi et en quoi le langage ne dit pas le monde, pourquoi et en quoi il ny a pas de fonctionnement linguistique rfrentiel un extralinguistique, mais plutt un effet-monde, agissant sur le linguistique et lextralinguistique sur le mode de la transformation et de lajustement. La parole vise galement la disposition des interlocuteurs (dans le but dagir sur elle) : soit pour la connatre, soit pour la transformer (lun ne se faisant pas sans lautre). Autrement dit, il sagit ds lors de parler, non plus pour dire, mais plutt pour faire dire lautre, et dcouter, non pour apprendre, mais plutt pour transformer lautre. Le dernier intrt de ce travail (dernier dans lordre de rcapitulation, mais certainement pas en importance) demeure dans les capacits de prdiction quil permet de construire. Une part majeure du travail prsent ici a en effet consist nous donner accs au complexe psychologico-thologico-politico-pistmologicolinguistique dcoulant de ce que nous avons appel l invention platonicienne et la dcision parmnidienne , confirmes, compltes et densifies depuis lpoque Moderne complexe au cur duquel ses diffrents aspects se croisent par lmotion. Ce complexe se trouve ainsi constitu comme un faisceau dindices convergents mais surtout cohrents (au sens optique, cest--dire dont le dphasage ne varie pas dans le temps) ou corrls (au sens quantique, autrement dit respectant un principe de non-sparabilit). De sorte que ces indices correspondent des dynamiques qui tout la fois participent, de manire coordonne, dun mme processus (y compris parce que celui-ci se compose de ces diverses facettes), mais y participent aussi sur des modes homologiques et dpendants. Ce qui nous permet denvisager et de comprendre ces dynamiques, une chelle trs large, et sans videmment penser pouvoir annoncer lavance les rsultats du loto, la lumire lune de lautre. Comme nous lavons vu plus haut, la polarisation entre raison et motion est oscillante, synchroniquement du fait de son processus de ngociation-construction mis en vidence, et diachroniquement en particulier sous la forme dune transition du contrle au management. Cette oscillation correspond ainsi une volution de lensemble du complexe (et non pas seulement de lmotion) vers la subtilit, une complexit accrue, le brouillage des catgorisations tranches et des disjonctions qui caractrisaient le discours Moderne, cest--dire labandon du principe dune
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identit essentielle au bnfice dun principe de ngociation-construction. Ce rejet est de plus accompagn dune rvision des relations dopposition dualiste entre des formes de transcendance et dimmanence au profit dinterrelations non-dualistes et dun principe dindiscernabilit a priori. La mme volution doit donc tre sensible pour lensemble des aspects du complexe. titre illustratif, nous pourrions signaler que, sur le plan scientifique, cela prend notamment la forme dune rvision des rapports (prsumment tanches, dans le discours Moderne) entre science et socit. Dans cette perspective, il nest assurment pas anodin que le premier des quatre thmes retenus par les tats gnraux de la recherche en France en 2004 ait t la question des rapports entre science et socit. Sur le plan individuel, cela se traduit par un brouillage et une reconfiguration des frontires entre individu et collectif, priv, public, professionnel, etc. Sur le plan religieux, spirituel ou thologique, lactualit des dbats sur la lacit, ou la question de la place des religions et des pratiques religieuses dans la vie publique, doivent, mon sens, tre comprises et gres dans le cadre de ce complexe. Sur le plan politique, la demande de participation accrue et limplication croissante des citoyens notamment en corps constitus, paralllement une spectacularisation toujours plus importante de la vie politique, correspondent cette mme tendance. Ou encore, sur le plan anthropologique, lvolution de la comprhension de la distinction entre lhomme et lanimal, ou celle de la place et le rle de lhomme dans le monde qui lentoure (non plus tant sur le mode du contrle, mais sur celui, plus complexe, du management et de la ngociation) me semblent galement participer de ce processus. Et ceci nous permet dailleurs denvisager les prolongements possibles de ce travail.
Perspectives de recherche
Tout au long du parcours que nous venons deffectuer, nous avons abord diffrents points qui me semblent mriter de faire lobjet de recherches ou de dveloppements scientifiques spcifiques, mais qui nanmoins nous ne pouvions pas accorder cette attention dans le cadre contraint du travail prsent ici. Je pense tout dabord la notion de mtaphore, ou au fonctionnement mtaphorique, question qui est apparue de manire trs rcurrente sur notre route. Assurment, la question na pas encore trouv de formulation ou de forme qui puissent nous satisfaire puisquelle se fonde sur une distinction (entre littral et mtaphorique) dont nous avons soulign dans ce qui prcde les problmes quelle soulve. Nous avons en effet voqu le problme des noncs ontologiques, indiquant une identit entre deux entits mais prsupposant en mme temps leur diffrence2. Or la comprhension traditionnelle de la mtaphore (quelque soit les nuances des diffrentes thories), cohrente avec une approche rfrentielle du langage, est celle dun cart accentu, mis en valeur, ou au contraire, par exemple selon P. Ricur, sur le mode de la rsorption ou de la rduction de lcart. Cest entre autres pourquoi, il me semble que cette question de la mtaphore ou le principe de fonctionnement mtaphorique demandent une tude sociolinguistique
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PERSPECTIVES DE RECHERCHE
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approfondie, afin de pouvoir les repenser dans le cadre dun paradigme nonrfrentiel. Un tel travail pourra commencer par prouver, selon une approche pragmatique, proccupe par les choses en train de se faire, lhypothse intuitive dune indiscernabilit entre le sens mtaphorique et le sens littral, cest--dire, plus prcisment, le fait que cette distinction nest pas pertinente (puisque le fonctionnement linguistique nest pas rfrentiel), en particulier dans le cas des verbes et des adjectifs mtaphoriques non substitutifs comme (je reprends les exemples indiqus par J. Drrenmatt3) : la lune rve, le soleil boit la lumire ou encore un aprs-midi chenu. Le second point mritant des gards particuliers est le problme du signe et de son inscription dans les thories de la communication4. Car de faon rciproque, la question de la communication, de linteraction verbale, me semble mcaniquement entrane (du moins risque-t-elle sans cesse de ltre) dans une perspective informationnelle, rfrentielle ou mta-physique, et individualisante ds lors que le signe y est introduit. Une des premires tapes consisterait alors amender les thorisations sociolinguistiques de la communication ou de linteraction verbale en en retirant les lments qui pourraient la contraindre une drive rfrentielle. Il serait alors sans doute judicieux de mobiliser le schma ethno-sociolinguistique de la communication propos par Ph. Blanchet5, par exemple, cette fin :
3 4 5
Cf. DRRENMATT Jacques, La mtaphore, op. cit., p. 16, note 11. Cf. ce qui a t esquiss plus haut, page 497.
Cf. BLANCHET Philippe, La linguistique de terrain. Mthode et thorie. Une approche ethno-sociolinguistique, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2000, p. 101.
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Cette modlisation de la communication comme systme complexe, assurment la plus satisfaisante actuellement avoir t propose, appellerait nanmoins quelques nuances. Tout dabord, et ceci ne se rduit peut-tre pas un dtail, il me semble quil serait prfrable dy parler dhabitudes6 plutt que de codes (langagiers, discursifs, socio-culturels et psychologiques), afin de faciliter une approche qui ne nglige surtout pas leurs aspects dynamiques, leur ncessaire ngociationvalidation, et leurs continuels ajustement-cration-renforcement individuels et interpersonnels. De plus, une telle substitution me paratrait plus cohrente avec la comprhension de la comptence sociolinguistique comme une comptence sociale ou interactionnelle gnralement retenue par les sociolinguistes. Par ailleurs, si dans son schma et sa modlisation, Ph. Blanchet ne distingue pas formellement les contextes et les significations (et leurs rles) dans ce sens que la construction des uns rtroagit sur celle des autres , sa proposition nest peuttre pas assez explicite sur le fait que la construction opre par les interprtes inclut ces contextes autant que les significations . Je serais mme tent daller plus loin et de faire fusionner les deux notions afin daider ne pas faire de distinctions actantielles entre elles. Ceci requerrait dailleurs que ce travail dlaboration
Au double sens que donne J.-C. Kaufmann la notion (cf. ci-dessus, page 19 et passim).
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conceptuelle soit men de manire conjointe et coordonne avec celui devant tre entrepris sur le concept de signe. Mais ce travail demandera en particulier, et quoi quil en soit, une rnovation de la notion de signe car cette dernire reste encore au fondement de ce qui est considr comme les briques lmentaires du langage, et la source des explications actuelles du fonctionnement linguistique diffrentiel (cest--dire notamment le principe de double articulation du langage). Un troisime7 problme mriterait mes yeux une attention toute particulire des sociolinguistes, celui qui inclut dans llaboration dun paradigme nonrfrentiel une interrogation de notre conception linaire du temps (chronologique), et des pratiques affrentes. De mme que la question des discours de lmotion pouvait sembler trs anecdotique pour la sociolinguistique, cette question de lirrversibilit (conjointe celle du divin) qui, nous allons le voir brivement, est manifestement lie au complexe pistmologico-politico-psychologico-linguistique que nous avons explor plus haut partir des discours de lmotion, pourrait paratre bien peu fconde de prime abord. Cest pourquoi nous allons tenter den esquisser, de faon sommaire et sur le mode du dtour, la richesse et le potentiel heuristique. Je prcise nanmoins quil ne sagit pas ici de traiter cette question, mais dessayer den (faire) sentir tant lintrt que la complexit, cest--dire les diffrents aspects, enjeux et connexions. Pour apprhender le sens et la porte de la question du temps chronologique non-linaire, je propose que nous nous penchions sur la transition socioculturelle qua connu la Grce archaque, cest--dire, pour reprendre les catgories popularises par F. Nietzsche8, la transition dun tre-au-monde dionysiaque un regard apollinien (en termes nietzschens, le passage de la Culture la Civilisation). F. Nietzsche, qui a t largement repris9, oppose deux systmes en proposant deux ples fondamentaux, lun diurne (solaire ou apollinien) et lautre nocturne (chthonien i.e. souterrain ou dionysiaque). Apollon reprsente ici le lgoj, lgos, lintellect, lordre, la mesure, la metriopqeia (metrioptheia) cest--dire la matrise des passions, quand Dionysos symbolise lternelle jubilation de la viemort-vie dans la splendeur de la puissance cratrice ou de llan vital.
Comme nous allons le voir, ce troisime problme est davantage une formulation qui retourne le problme prcdent (en en proposant une voie daccs) quune nouvelle question. 8 Cf. NIETZSCHE Friedrich, La Naissance de la Tragdie (1869-1872), textes, fragments et variantes tablis par Giorgio Colli et Mazzino Montinari, traduit de lallemand par Michel Haar, Philippe LacoueLabarthe et Jean-Luc Nancy, Paris, Gallimard, Folio, 1989. 9 La distinction nietzschenne entre apollinien et dionysiaque se retrouve chez des auteurs contemporains, par exemple chez P. Heelas, pour diffrencier les attitudes des socio-cultures vis--vis des motions : Members of Apollonian societies regard the majority of emotions as dangerous threats to themselves and to their institutions. Typically emotions to do with anything other than those which enhance the power of the established order are accorded negative moral value. [] In contrast, members of Dionysian societies regard the majority of emotions as vital to both themselves and the social order. (HEELAS Paul, Emotion Talk across Cultures , pp. 171-199, in HARR Rom et PARROT W. Gerrod (dirs), The Emotions. Social, Cultural, and Biological Dimensions, op. cit., pp. 178-179.) La distinction est videmment grossire. Elle a cependant permis de retenir deux grands modles de socio-cultures selon que ces dernires adoptent une attitude et une valorisation plutt positives (ou neutres) ou plutt ngatives lgard des motions.
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Si cette polarisation a souvent t prsente dans le monde grec comme correspondant au remplacement dun culte par un autre, nous ne pouvons pas considrer toutefois que la religion olympienne ait supplant le culte chthonien ; elle le conserve au contraire, mais sur le mode du confinement (cest--dire la principale formule du contrle). Nous retrouvons une trace de ce phagocytage , autrement dit de lassimilation et de la rcupration danciens rites par de nouveaux, par exemple dans la tragdie des Eumnides10 dans laquelle Eschyle met en scne cet pisode de confrontation entre les deux religions, solaire (i.e. fixiste) et chthonienne (cest--dire circulatoire) : Athna, qui reprsente les Olympiens, y enferme les anciennes divinits sous le sol, aux lieux qui souvrent en bas, sous terre (v. 1036). La pice est en effet loccasion dun affrontement entre divinits anciennes (les rinyes, divinits de lenfer, souterraines donc, autrement dit associes, entre beaucoup autres, au serpent Pythos, la Terre-Mre, et Dionysos) et nouveaux dieux (Olympiens, cest--dire ceux de la gnration de Zeus). La tragdie dEschyle met donc ainsi en scne deux vnements corrls : la fondation du tribunal (historique) de lAropage par Athna, autrement dit sa re-cration ou sa r-invention mythologiques, et la transformation des rinyes (divinits malfiques vengeresses) en divinits bienveillantes (les Eumnides), cest--dire lassimilation danciens cultes par une nouvelle religion11. Or le tribunal de lAropage que fonde Athna peut, lui aussi, se lire comme une figuration de la raison intellectuelle, du lgoj, lgos12. M. Daraki parle, elle, propos de ce processus, dune conjonction de deux rvolutions la vague du dionysisme et le parachvement de la Raison dmocratique :
Au VIe sicle avant notre re, alors que Dionysos est implant en Grce depuis longtemps, la vague du dionysisme dferle sur le pays. On peut sinterroger sur cette manifestation, soudain conqurante, dun dieu prsent sur les lieux depuis le second millnaire au moins. Enigme
10 Les Eumnides est le troisime volet de la trilogie de lOrestie (cre autour de 458 avant J.C.) qui relate la vengeance meurtrire par Oreste contre sa mre Clytemnestre qui a assassin Agamemnon, son poux (et pre dOreste), son retour de la guerre de Troie. Le devoir filial de vengeance dOreste lui est impos par Zeus, mais est poursuivi par les rinyes (les divinits charges de punir et venger les crimes de sang, cest--dire lassassinat dun pre ou dune mre). Dans ce troisime pisode, Oreste, traqu par leur tourment, sest rfugi Delphes, dans le sanctuaire dApollon qui lui avait transmis loracle de Zeus. Apollon lui ordonne alors de rejoindre le temple dAthna Athnes, auquel se rend Oreste toujours pourchass par les rinyes. L-bas, Athna apparat et senquiert du diffrend auprs des deux parties pour les dpartager ; elle fonde alors le tribunal de lAropage pour juger de laffaire. lissue du procs, la voix dAthna en faveur dOreste permet dinverser le vote et de prononcer son acquittement, la fureur des rinyes humilies, qui en ddommagement sont accueillies par la ville et deviennent les Eumnides. 11 La rfrence la supplantation danciens cultes par de nouveaux est explicite et rpte (cf. vv. 731-1047). 12 Les dclarations de la desse nous rappellent dailleurs (anachroniquement) la mtaphore poliorctique de Platon au sujet de lme, dcrite comme une cit (cf. ci-dessus, pages 34-36) : Si vous rvrez, comme vous le devez, ce pouvoir auguste [i.e. le tribunal], vous aurez l, pour protger votre pays et votre ville, un rempart tel qui nen est point au monde, ni chez les Scythes, ni sur le sol de Plops. Incorruptible, vnrable, impitoyable, sentinelle veille pour garder la cit endormie, tel sera le tribunal que jinstitue. (ESCHYLE, Les Eumnides (ca458 av. J.C.), in Thtre complet, traduit du grec ancien par mile Chambry, Paris, Garnier, 1964, p. 227.)
PERSPECTIVES DE RECHERCHE
517 fondatrice du dionysisme, ce dferlement qui se propage comme une pidmie, soulve une question qui dans lhistoire humaine est une des plus troublantes : celle des rvolutions, des mutations, des renouvellements internes et brusques. Il en soulve une autre galement, sur laquelle nous choisissons dinsister. Ce mme VIe sicle marque le point culminant dune rvolution, celle qui forma la Grce des sicles classiques. Elle a parachev ldifice de la cit, donn naissance la Raison, consolid un systme religieux conforme lune et lautre, la religion olympienne. Prenant son point de dpart dans la stasis, la guerre civile quasi gnralise des VIIe et VIe sicles, la rvolution civique sest rgle cas par cas et, selon les cits, elle accoucha de solutions diverses. Mais, dans lensemble, elle mit en place tout ce que nous reconnaissons comme loriginalit de lexprience grecque. Cest dire quelle mit en place tout ce qui rend le dionysisme inattendu. 13
Mais le dionysisme est rendu inattendu lorsquil devient, dans notre reconstitution mythologique de la Grce classique (athnienne), loppos, apparemment inconciliable, de la Grce socratique, celle qui a exalt la Raison : le dionysisme se dveloppe solidairement avec ce quil combat. 14 Or il sagit plutt de deux aspects opposs dune mme ralit qui les dpasse en les subsumant, deux contraires qui sautodfinissent, sautoconstruisent, rciproquement ncessaire chacun aux excs de lautre, comme les Lumires du XVIIIe sicle ont t accompagnes dAntiLumires exaltant lirrationnel, loccultisme, etc. Le dionysisme correspond donc la forme que prend pour ressurgir, la fin de la priode archaque, lancienne religion en contestant le culte olympien de lintrieur :
On ne peut pas faire coexister deux modles incompatibles dorganisation sociale. Mais on peut lvidence faire coexister le dionysisme et la cit. Afin de mieux le conserver, il a fallu dsincarner lancien systme, le transformer en univers pens. Le dionysisme est le produit de cette transformation. 15
La dsincarnation par lintellectualisation est le processus gnral qui saccomplit dans la Grce civique (nous lavons vu plus haut en tudiant la gense de lmotion). Cette dsincarnation nest pas seulement, comme le prsente M. Daraki lorsquelle rsume sa pense, la solution apporte au problme de la confrontation de deux modles de socit, mais plutt galement et linverse, laspect que prend, sur un point particulier le champ cultuel ou religieux lintellectualisation par laquelle passe lavnement dune pense (juridique en loccurrence) de la personne (individuelle, egoque, rationnelle), de lorganisation sociale et de la cosmologie cohrentes entre elles. Cest cette cohrence, qui repose sur les liens troits entre individuation (ou personnalisation, autrement dit sa version juridicise), droit et filiation patrilinaire (cest--dire politique et juridique, et non plus naturelle ),
13 14 15
DARAKI Maria, Dionysos et la Desse Terre, Paris, Flammarion, 1994, pp. 13-14. DARAKI Maria, ibid., p. 14. DARAKI Maria, ibid., p. 226.
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qui donne galement un rle particulier et valoris aux hommes (lancien systme nest pas fminin mais fminis16).
Dans le cas de la Grce, nous serons prcis : cest la construction de la personne, de lidentit individuelle, qui introduit contrainte et intolrance, et ouvre une guerre sans merci lme sauvage. On ne peut pas tre tout la fois individu et sujet collectif, avoir et navoir pas contour. Mais comme cela mne loin ! La personne est au centre de lordre olympien, au centre de la filiation linaire, au centre du temps irrversible, au centre du tribunal et de la citoyennet active. En dautres termes, elle est au centre de toutes les composantes de la Raison grecque Aussi, il faut voir la crise archaque dans ses trfonds, l o souvre un gouffre que rien ne peut combler. Le besoin de transition dun type dhomme un autre. La construction dun nouveau mode logique qui impose la frustration du choix, dune nouvelle conception de la mort, non plus spatiale mais temporelle, qui permet lhomme de se penser partir de sa fin, mais qui en mme temps rend la mort odieuse ; la construction de lidentit avec tout ce quelle comporte comme vertu organisationnelle, mais aussi avec tout ce quelle a de privatif, de contraignant, et disons-le, de petit ; tout cela donne voir le prix de la Raison. 17
La filiation patrilinraire, fondement de lidentit individuelle (instaure et valide par le politique) est en effet la premire expression du temps irrversible. Autrement dit, le temps irrversible va de pair avec le patriarcat , llaboration dune identit individuelle, la subordination au systme politique18 et la rationalisation du monde et du vcu (cest--dire leur intellectualisation et leur dsincarnation). Toutefois, il ne sagit pas dopposer la filiation patrilinaire une filiation matrilinaire , mais plus radicalement un systme de filiation circulaire, cest--dire une filiation qui reproduit le rgne vivant (le cycle incessant vie-mortvie) quand la filiation patrilinaire reproduit le corps civique en mme temps quelle focalise sur lindividu dfini de manire irrvocable par sa naissance et son terme. Et cette filiation circulaire sinscrit dans un schme et une logique plus vastes :
Le dionysisme est le champ dune logique circulaire : elle manie parfaitement lopposition binaire, mais elle la solde par oui et non. Au lieu dopposer les termes antagoniques, ainsi que lesprit humain laurait fait a-t-on soutenu en tous lieux et de tout temps, elle les relie, elle en assure la jonction dans des circuits rptitifs qui se regroupent en un systme rigoureux. 19
Dans cette perspective, les rapports entre les notions dinceste, de rationalit, de personne (entendue comme version juridicise et politicise de lindividu) et donc
16 Je rappelle que la mme dynamique a t voque plus haut au sujet de lmotion (cf. ci-dessus, pp. 182-187 et 364-367). 17 DARAKI Maria, ibid., p. 235. 18 19
PERSPECTIVES DE RECHERCHE
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de filiation (patri)linaire apparaissent comme fondamentaux. En effet, quand le devin Tirsias reprsente la figure dionysiaque, transitive, du mdium20, dipe incarne le rationnel (ou lintellectuel), celui qui rsout lnigme et en termine avec le monstre, sans aucune divination, par un simple effort de rflexion21. Paralllement, chez dipe, le forfait nest pas sexuel mais offense les lois de filiation fondes sur les principes du type linaire ou chrono-logique, dune part, et le principe dunicit de la personne, dautre part. linverse, lune des figures de Dionysos (notamment dans les mystres leusiniens) est celle de lenfant-phallus22, le symbole dune union qui porte immdiatement ses fruits, assimilant cause et effet23 :
Lextraordinaire figure de lenfant-phallus dit quelque chose de simple, mais elle le dit en grand. Par la magie de lunion sexuelle, le pre renat en la figure du fils. Un fils autopator puisque la langue grecque a conserv ce terme si difficile traduire. Etymologiquement, lautopator, est la fois son propre pre et entirement identique son pre. On peut comprendre cela si lon fait abstraction de la notion de personne, absente de notre dossier, et que lon mette sa place celle de lidentit-sexe que nous proposent nos documents. Le phallus anthropomorphe fixe la catgorie de llment mle, peru comme sujet collectif. Le type de filiation dont relve lenfant-phallus se satisfait de la perptuation non dune ligne, mais de llment masculin. Le sein fminin, qui, dans les rituels, est travers par le pre et par le fils tout la fois, est tout simplement dcrit dans sa double fonction, sexuelle et procratrice. Lunion qui fructifie immdiatement, cet acte sexuel que lon annonce comme un accouchement, superpose la cause sexuelle et leffet procrateur pour clbrer lextraordinaire pouvoir de la sexualit : elle reconduit la vie, renouvelle la jeunesse, fait quun pre devienne fils. Le phallus-adulte plonge dans le sein fminin comme dans un bain de jouvence, et en ressort sous forme de phallus-enfant, fils autopator, entirement identique son pre. Cest propos de Dionysos, prcisment, que les Orphiques prononcent le terme dautopator. 24
A contrario, dans la tragdie de Sophocle, ce qui est terrible et insupportable pour dipe, lindividu, le rationnel, ce nest pas quil se soit uni avec sa mre mais quil
Nous avons signal que loracle pouvait tre tenu comme la figure paradigmatique du fonctionnement linguistique, en ce quil fait jouer la force du dire pour induire un nouvel tat et une nouvelle perception du monde, lisibles dans la clart de laprs-coup car le dehors devient le rvlateur de ce qui est dit (cf. ci-dessus, page 483). De sorte que le dionysisme pourrait sans doute tre ainsi mobilis pour servir comme lune des bases llaboration dune pense philosophique de la nondualit qui viendrait soutenir la rflexion sociolinguistique et que jai appele de mes vux ci-dessus (cf. note 103 page 440). 21 Cf. SOPHOCLE, dipe Roi, vv.396 sqq., in Tragdies, tome II : Ajax, dipe Roi, lectre , texte tabli par Alphonse Dain et traduit du grec ancien par Paul Mazon, Paris, Les Belles Lettres, 2002, p. 86. 22 Cf. galement la figure parallle ou quivalente de la Desse femme-sexe, Baubo.
23 Nous avons montr comme (les discours de) lmotion fonctionnai(en)t selon une mme assimilation contestant lirrversibilit chronologique (cf. supra, passim, et en particulier pages 217-223). Un parallle pourrait galement, pour les mmes raisons, tre fait avec le jeu. 24 DARAKI Maria, Dionysos et la Desse Terre, op. cit., pp. 134-135.
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en a eu des enfants, cest--dire, comme lexplique M. Daraki, quil ait t la fois le gniteur et lengendr25 :
Sophocle le sait : dipe est un autopator de temps de crise. Il aurait pu tre le fils de Dionysos et dune Nymphe, dit le chur (v. 1106). Il aurait pu tre un roi porte-bonheur, dont le berceau aurait t lherbe dun pturage (v. 1350) ; son mariage, un gamos o le pre et le fils traversent le mme champ maternel, lieu bni o la sexualit devient procration. Il aurait pu, en somme, rester ce roi-mage quil est au commencement de la pice. Mais dipe entra dans la vie par une qute didentit personnelle : de qui suis-je le fils ? demanda-t-il Delphes. De lui-mme, il sest dtach de son statut dautopator. Sa fonction, dans lordre symbolique des Grecs, est de montrer quon ne peut pas russir dans la conqute de lidentit quen se dtournant, avec horreur, de la figure de lenfant-phallus. dipe saura enfin qui il est lorsquil aura montr, en payant de sa personne, que les notions dinceste et de personne naissent la main dans la main. 26
Dans le systme socratique, la raison et lindividu sont des fondamentaux aussi bien juridiques (et judiciaires ou politiques) que philosophiques (ou scientifiques) de lensemble du complexe. Les dieux olympiens sont du ct des rapports contractuels du juridique, du droit, de la personne27, de lacteur agent (i.e. rationnel), et le Dieu des Pres de lglise (je pense en particulier saint Augustin28) sinscrit bien des gards dans la mme perspective29. Nous pourrions ainsi mais cela demanderait donc dautres investigations repenser le Grand Partage30 par son verso. Il serait en effet tout aussi juste de considrer que le nouveau systme (olympien) tablit une opposition entre la sphre juridique ou politique dune part, et le domaine du hors-politique, le monde sauvage, chaotique ou monstrueux (celui, prcisment, du pqoj, pthos, mais aussi celui que la science tchera dapprhender), autrement dit que le nouveau systme fait de lancien un dehors (cest--dire une tranget, une anomalie ou une monstruosit) qui soppose lui. De telles investigations nous permettraient galement, du moins est-ce lhypothse intuitive que je formule, de consolider les aspects thologiques du questionnement qui nous a occup ici. Car si nous avons examin la faon selon laquelle la dichotomie raison/motion se juxtaposait la distinction masculin/fminin, humain/animal, savant/populaire, scientifique/vernaculaire,
25 26 27
Cf. SOPHOCLE, dipe Roi, op. cit., vv. 1250, 1257 sqq., 1360 sqq. et 1402 sqq. DARAKI Maria, Dionysos et la Desse Terre, op. cit., p. 136.
Les Olympiens sont eux-mmes des personnes biens dfinies, identifies, ayant chacun leur attribution, leur fonction et leur domaine rservs contrairement aux Infernaux qui ne sont quun (la Terre-Mre) sous plusieurs formes. 28 Cf. ce qui a t dit ci-dessus, pages 61-68, de linfluence no-platonicienne sur le dogme chrtien.
29 30
propos de la notion chrtienne de personne, cf. plus haut, page 73. Cf. supra, notamment pages 441-448.
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nature/culture, etc., nous navons queffleur ce point ici ou l31, trs peu trait par ailleurs, bien quil me semble galement intimement impliqu dans ce complexe. La question de la prdestination ou de la grce cest--dire de la libert ou de la dtermination, i.e. du contrle autrement dit du rapport de la personne au divin, tait dj au cur des guerres de religion, mais avait aussi resurgi au cours du XVIIe sicle dans le mouvement de radicalisation de labsolutisme dont le rle dans la mise en place du paradigme Moderne a t significatif32. Lintgration de la question de la linarit ou de lirrversibilit temporelle dans ce complexe permettrait donc den explorer de nouvelles connexions internes, cest-dire den renforcer et den approfondir notre comprhension. Or cette comprhension est indispensable cest ce que jai essay de montrer dans le travail prsent ici pour laborer une sociolinguistique de lefficace : lirrversibilit nest pas une option pistmologique que nous pourrions, de faon indpendante, choisir ou pas, mais un des lments dun complexe systmique dont chaque composante est cohrente avec les autres et le fonctionnement densemble. Dautant que nous retrouverions, in absentia, lmotion dans lensemble des lments qui viennent dtre dcrits (puisque pour chacun, nous avons crois la raison, la personne, les aspects politiques, etc.). Or nous avons constat la transformation de lmotion passant du rgime du contrle celui du management (comme bien dautres composantes de ce systme), ce qui nous autorise mettre lhypothse dune volution congruente en ce qui concerne la linarit et lirrversibilit temporelle33. Ltude des discours de lmotion tait principalement traite comme une question pistmologico-politique : lmotion comme jeu anti-rationnel34 interrogeant le principe de distanciation rfrentielle (cest--dire le dualisme opposant transcendance et immanence). Une recherche complmentaire qui mettrait laccent sur les aspects thologiques que nous avons rencontrs plusieurs reprises, clairerait donc le complexe systmique que nous avons tudi en mettant dabord laccent sur des dynamiques moins traites ici, et rquilibrerait ainsi tant lapproche adopte que notre comprhension de ce complexe. Par ailleurs, nous avons suggr plus haut lintrt dune rflexion sur le concept de signe et sur le fonctionnement de la communication. La difficult dune telle rflexion tient notamment linertie des habitudes dont il sagit de saffranchir pour la mener bien. Pour une telle problmatique encore, et pour les raisons qui ont t prsentes en Introduction, la voie du dtour me semble la seule qui puisse avoir une chance dtre fructueuse. Cest pourquoi je fais lhypothse quune tude sociolinguistique autour du signe concept dont lappartenance au registre
Cf. par exemple, ci-dessus, note 201 page 391. Il est en effet ais de proposer une correspondance entre, dune part, lalternative entre cration et manation, et dautre part, le croisement de la problmatique de lirrversibilit avec la question de la transcendance et de limmanence. 32 Je pense notamment limportance et au rle (de renforcement de la conscience individuelle) de la querelle jansniste durant la seconde moiti du XVIIe sicle. 33 M. Daraki a dailleurs montr que lopposition nietzschenne tait caricaturale. Nous pourrions mme dire quelle est manifestement inscrite dans le paradigme moderne. 34 Anti doit ici sentendre au sens dantipode, plus quau sens de contraire.
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religieux a dj t souligne par plusieurs35 tirera les plus grands bnfices dune approche retenant comme entre la question de lirrversibilit chronologique telle que nous venons de lesquisser. Un retour sur lmergence-invention dun temps linaire (cest--dire irrversible) me semble en effet un outil36 sociolinguistique pertinent et efficace pour aborder la question du signe et de la communication, en permettant en particulier dy introduire un travail sur larticulation entre cration et manation qui se trouve au cur dune comprhension satisfaisante des processus de construction (spiralaire ou hlicodale) des significations-contextes. Cest donc cette hypothse qui, mes yeux, mriterait dtre davantage examine, les retombes pour llaboration dun paradigme sociolinguistique non-rfrentiel ntant certainement pas ngligeables.
Ouvertures
Je souhaiterais enfin esquisser de possibles dveloppements ou continuations du travail qui a t prsent ici. Les premires applications industrielles auxquelles nous pouvons songer se rattachent assurment au traitement automatique des langues. Une modification de lapproche et de la comprhension du fonctionnement linguistique ne peut tre sans rpercussion en terme dingnierie linguistique proprement dite, quil sagisse de simulation de dialogue, dinterface daccompagnement dutilisateurs ou autres. Dans une perspective plus large, mais peut-tre plus rapidement accessible, il pourrait tre intressant et fructueux de travailler sur les outils de ralit virtuelle et leurs usages. Les systmes et technologies de linformation sont en effet le plus souvent penss et conus dans un cadre strictement rfrentiel (ontologique et mtaphysique). Il serait donc certainement trs utile de dvelopper une approche non-informationnelle, qui intgrerait bien davantage les aspects humains dans ces outils. La ralit virtuelle est gnralement aborde comme un duplicata du monde rel, au mieux comme un au-del irrel. On pourrait cependant la traiter, dans une optique non-informationnelle, comme prolongement du monde commun. Mais si nous retenons la dernire option, ce prolongement doit ncessairement suivre les mmes processus que ceux qui ont t prsents et explors ci-dessus. J. Hoorn et alii ont dailleurs propos une approche stimulante, par certains aspects, de la ralit virtuelle :
Virtual Reality (VR), virtual environments, and augmented reality refer to elaborated technologies in interactive systems that render illusory effects of realism. [] We propose that technology is but a means to
Il sagit dabord de penser la solidarit systmatique et historique de concepts et de gestes de pense quon croit souvent pouvoir sparer innocemment. Le signe et la divinit ont le mme lieu et le mme temps de naissance. Lpoque du signe est essentiellement thologique. Elle ne finira peut-tre jamais. Sa clture historique est pourtant dessine. (DERRIDA Jacques, La grammatologie, Paris, d. de Minuit, 1967, pp. 24-25.) Rappelons que cest galement cette co-appartenance du signe qui avaient pouss les grammairiens et les thologiens mdivaux sy intresser (cf. ci-dessus, pages 489-496). 36 Jinsiste sur le fait quil sagirait den faire un outil plus quun objet de recherche.
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OUVERTURES
523 render a VR-experience and that the true discussion should issue the human factors that allow users to have an experience of a virtual environment as if it were real. [] In this paper, we argue that VR is an instance off the broader concept of fiction, that it has its predecessors in the history of art or theater, and that VR and fiction are usual attributes of the workplace. [] We argue that the intensity of possible involvement is lower in fiction (e.g., VR) than in reality, due to the lack of personal relevance to the user. We therefore recommend that VR designers focus on developing features that sustain relevance to the goals of the user, for instance, by performing Group Ware Task Analysis rather than mechanically enhancing the realistic features of an application. 37
Comme cela apparat dans la prsentation de leur travail, J. Hoorn et alii ont bas leur analyse sur une distinction entre fiction et ralit. Or, la lumire de ce que nous avons vu ci-dessus, une telle dichotomie nest sans doute pas si pertinente que nos habitudes pourraient nous le laisser penser et demanderait donc une analyse renouvele. En outre, les auteurs proposent, en reprenant leur compte des lments de la Perceiving and Experiencing Fictional Characters theory, deux axes danalyse du comportement des utilisateurs de machines virtuelles :
The PEFiC theory (Perceiving and Experiencing Fictional Characters theory) states that identification is merely one example of a diversity of involvement-distance conflicts that someone may experience with fictional characters. The theory holds that appreciation for fictional characters is a trade-off between the parallel processes of involvement (psychological tendency to approach) and distance (psychological tendency to avoid). 38
Do ils dduisent que les concepteurs de ralit virtuelle doivent viser lintersection entre participation ou engagement (involvement) et distance, autrement dit lquilibre entre les deux tendances. Or ces deux concepts rappellent fortement des notions et des problmatiques que nous avons croises dans notre tude sur les discours de lmotion et sur leurs consquences sociolinguistiques. la jonction entre le contrle (ou management) et la distanciation, nous avons sans cesse rencontr le jeu. Il me semble donc que J. Hoorn et alii ont nglig dans leur analyse (omission au moins en partie due au fait quils ont conserv une approche rfrentielle) une troisime dimension, orthogonale aux premires, en plus de la participation et de la distanciation, savoir une dimension du jeu qui permette de penser la place de lmotion, du plaisir39 dans cette utilisation de loutil de ralit virtuelle. En effet,
HOORN Johan F., KONIJN Elly A. et Realism, Augment Relevance , lions_paper.html>, n. d., p. 2. 38 HOORN Johan F. et alii, ibid., p. 7.
39 37 VAN DER
VEER Gerrit C., Virtual Reality: Do Not Augment document en ligne, <http://www.cs.vu.nl/~jfhoorn/
La philosophie hindoue du non-dualisme, adwata (cf. ci-dessus, note 103 page 440), sappuie pour penser le monde, et en particulier la diversit de son unit, sur le triple concept de Sachchidananda, conjonction de Sat, existence, Chit, conscience, et Ananda, batitude (cf. SRI AUROBINDO, The Life Divine, Pondichry, Sri Aurobindo Ashram, 1970, passim). Si nous pouvons oser un parallle avec lanalyse qui
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participation et distanciation varient galement vis--vis delles-mmes, variation correspondant au rapport de lutilisateur la fiction en tant que fiction. Sajoutent donc la fiction (engendrant participation et distanciation) le jeu de la fiction autant que la fiction du jeu (lmotion du jeu est bien ressentie pour de vrai ). Une approche envisageable pourrait consister, paralllement et en collaboration avec des informaticiens ou plus gnralement des chercheurs en sciences et technologies de linformation et de la communication (dont les objets de recherche, les outils et les mthodologies sont trs gnralement fonds sur un principe rfrentiel ou informationnel), mener des tudes sociolinguistiques sur lallusion (ou lincitation allusive) en train de se faire. Il ma en effet sembl que ce processus, dont la comprhension du fonctionnement se situe pourtant au cur dune approche non-informationnelle de la co-construction sociolinguistique, restait trs mal connu. Ce travail pourrait mme avoir lambition de participer la conception de nouvelles machines informatiques ou robotiques. Je pense ici aux recherches de F. Varela qui, comme dautres auteurs, a distingu deux grands courants des sciences cognitives, le cognitivisme (dveloppant une conception de la cognition et du cerveau comme information-processing, sur le modle des machines de von Neumann40) et le connexionisme (sappuyant sur les proprits mergentes des rseaux). Toutefois, F. Varela a reproch ces deux courants le maintien dun principe reprsentationnel de la cognition en remplacement duquel il a propos sa conception de l enaction ou faire-merger41, principe dont la proximit avec
nous occupe ici, nous ferons correspondre Sat la participation, Chit la distanciation, et Ananda lmotion. 40 Le mathmaticien Alan Turing (1912-1954) a propos en 1936 le modle des machines de Turing , machines abstraites qui ont servi de base thorique du concept informatique dautomate et dont larchitecture de von Neumann du nom du mathmaticien John von Neumann (1903-1957) qui la propose est lune des principales mises en uvre. Celle-ci est compose, schmatiquement, dune mmoire et dun processeur qui excute un programme (un algorithme, i.e. une squence dinstructions agissant sur des informations dentre et susceptibles de fournir un rsultat en sortie) contenu dans la mmoire. Cette architecture correspond schmatiquement la structure et au fonctionnement de lcrasante majorit des machines informatiques actuellement utilise dans le monde. 41 Cf. VARELA Francisco J., Connatre. Les sciences cognitives : tendances et perspectives, d. du Seuil, Paris, 1989. propos de la notion denaction, cf. aussi VARELA Francisco J., THOMPSON Evan et ROSCH Eleanor, Linscription corporelle de lesprit, op. cit.
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lapproche non-rfrentielle, non-dualiste, est certaine. Ces prolongements du travail prsent ici pourraient donc grandement aider, en retour, je nen doute pas, le dveloppement dune sociolinguistique de lefficace.
Bibliographie
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Tables
I 1
DISCOURS DE LMOTION
568
La dislocation religieuse de lEurope chrtienne .................................................... 74 Lautonomisation du politique.................................................................................. 76 Paix de religion et pax civilis : ltat comme solution aux conflits ........................... 76 Du regimen au gouvernement (des passions) ............................................................ 78 Les transformations sociales, intellectuelles, techniques et conomiques .......... 81 Des mutations intellectuelles ..................................................................................... 81 Introduction et valorisation de la notion dintrt au XVIe sicle............................... 84 LA RVOLUTION CARTSIENNE ...................................................................................... 88 Un trait des passions sinscrivant dans une mutation pistmologique ........... 90 Une rvision radicale du corps, de lme et de leurs rapports ............................. 94 Les innovations de Ren Descartes........................................................................... 97
PASSIONS ET MOTIONS AUTOUR DE LGE CLASSIQUE ........................................... 100 Lmotion et la passion dans les Aventures de Tlmaque de Fnelon ................. 102 motion, mouvoir et mu ....................................................................................... 103 Passion et passions ................................................................................................... 105 Lopposition entre raison et passions ............................................................. 105 Enjeux de pouvoir : la mtaphore tyrannique des passions........................ 108 La mtaphore smiotique des passions.......................................................... 111 La passion amoureuse ...................................................................................... 112 Le cur, entre passion et volont ..................................................................... 114 Le visage, lieu du visible de la passion ............................................................. 116 Autour de la passion et de la raison : le sentiment et lintrt ................................. 116 Discours de matrise : la mtaphore tyrannique gnralise .................................... 118 Les passions du Tlmaque la lumire de la Princesse de Clves ........................ 120 La mtaphore smiotique dans la Princesse de Clves .......................................... 122 Une mtaphore tyrannique fortement travaille par la mtaphore smiotique ........ 124 La violence.......................................................................................................... 125 Lalination......................................................................................................... 126 Discours de dissimulation et de contrle : les mtaphores smiotique et tyrannique gnralises........................................................................................................... 127 La passion comme moteur de laction ou comme cause ............................................ 131 Lvaluation morale de la passion............................................................................. 137 En guise de synthse ................................................................................................. 139 PASSIONS ET INTRT : VOLUTIONS ET RECONFIGURATIONS AUX XVIIE ET XVIIIE SICLES...................................................................................................... 145 Le renforcement de la subjectivit et de lindividuation par labsolutisme...... 147 La reconfiguration de la triade passions-raison-volont ..................................... 150 Au-del de laptheia et de la metrioptheia : distinction conceptuelle et quilibre rciproque........................................................................................................... 156
La valorisation de la sensibilit et des passions.................................................... 161 LA PSYCHOLOGIE DE LMOTION ................................................................................. 164 Lemotion de Thomas Brown et Thomas Chalmers............................................. 165 Lmotion scientifique ou la volont de faire-science.......................................... 167 Llaboration du concept .......................................................................................... 168 Les exigences du laboratoire..................................................................................... 169 Une motion naturelle et mesurable .............................................................. 170 Lauthenticit : le label physiologique ........................................................... 171 Le rquisit causaliste......................................................................................... 173 La mobilisation rhtorique de lmotion ............................................................... 179 Lmotion et lanimal ............................................................................................... 180 Lmotion et la femme, lenfant ou le primitif.......................................................... 182 Lmotion et la foule................................................................................................. 187
2. VERBALISATION DE LMOTION.........................................191
GNRALITS ................................................................................................................. 194 Principes mtaphoriques ......................................................................................... 195 Strotypes motionnels .......................................................................................... 202 Rappels historiques................................................................................................... 205 CARACTRISTIQUES FONDAMENTALES ...................................................................... 207 Internalit, individualit, personnalisation ........................................................... 208 Lopposition raison-motions ................................................................................. 212 La qualit eu-/dysphorique de lmotion ............................................................. 215 La raction motionnelle.......................................................................................... 217 La naturalit............................................................................................................... 223 Variation et inconstance ........................................................................................... 227 Intensit, extrmit, violence ................................................................................... 230 Lintensit de lmotion............................................................................................ 230 La force de lmotion ................................................................................................ 232 Autres mesures de lmotion.................................................................................... 236 Lintensit comme violence ...................................................................................... 241 Profondeur et subtilit.............................................................................................. 242 PLUSIEURS MODLES MTAPHORIQUES GNRAUX .................................................. 246
DISCOURS DE LMOTION
570
La mtaphore hydraulique....................................................................................... 246 La mtaphore smiotique......................................................................................... 250 Lmotion sexprime ................................................................................................. 251 Profondeurs et surface .............................................................................................. 256 La mtaphore pathologique..................................................................................... 256 La mtaphore gravitationnelle ................................................................................ 258 Lanalogie macro-/microcosme : lmotion comme force de la Nature ............ 261 La bte sauvage au cur de la nature humaine.................................................... 266 Lmotion comme tre vivant ................................................................................... 266 Lmotion comme un fauve en cage.......................................................................... 268 DYNAMIQUES DE LMOTION : GENSE, CAUSES ET EFFETS ...................................... 269
Principe daccumulation de lmotion ................................................................... 270 Le remplissage liquide .............................................................................................. 271 Laccumulation thermique........................................................................................ 273 motion et actions physiologiques ......................................................................... 277 Imageries ethnothoriques : la rponse viscrale ...................................................... 277 Le cur................................................................................................................ 277 Les viscres ......................................................................................................... 281 Des traces de la thorie des humeurs ............................................................. 283 Le(s) sang(s) ..................................................................................................... 283 Les autres humeurs .......................................................................................... 285 La physiologie homostatique ........................................................................... 286 Les localisations de lmotion ................................................................................... 287 Le visage, lieu de manifestation de lmotion ............................................... 287 Les couleurs de lmotion................................................................................. 290 Les non-couleurs de la froideur ........................................................................ 291 Les couleurs de la chaleur................................................................................. 294 La dynamique des couleurs .............................................................................. 295 La sueur .............................................................................................................. 296 Le mouvement motionnel : animation et transport............................................ 297 Lagitation ................................................................................................................ 298 La perturbation......................................................................................................... 301 La modification ......................................................................................................... 303 Le dplacement ......................................................................................................... 304 Les effets incapacitants de lmotion ...................................................................... 306 Ltreinte .................................................................................................................. 306 La parole perturbe ................................................................................................... 309 La paralysie............................................................................................................... 313 Lalination de lesprit.............................................................................................. 315 Le contact motionnel............................................................................................... 317 La douceur ................................................................................................................ 319 Lempreinte............................................................................................................... 320
Le choc...................................................................................................................... 321 La circulation de lmotion ...................................................................................... 323 Lchange ................................................................................................................. 324 La communication ............................................................................................ 324 Le partage........................................................................................................... 325 La contagion............................................................................................................. 327 La pntration.................................................................................................... 329 Linspiration....................................................................................................... 330 VALEURS ET ATTENTES SOCIALES : LES RACTIONS AUX MOTIONS ...................... 331 La modration de lmotion .................................................................................... 332 Lexcs ...................................................................................................................... 333 La justesse ................................................................................................................ 336
Lopposition et de lmotion................................................................................. 337 Dissimulations, feintes et simulations..................................................................... 337 Matrise, domination ou contrle de lmotion ........................................................ 341 Matrise des motions et matrise de soi........................................................ 343 La contention ..................................................................................................... 346 motion et libert .............................................................................................. 347 La trahison.......................................................................................................... 348 Dynamiques de laffrontement................................................................................. 349 Le management de lmotion .................................................................................. 354 MODLES ALTERNATIFS DE LMOTION ..................................................................... 357 Lmotion comme critre discriminatoire ............................................................. 358 Individuation versus collectif................................................................................... 360 Lmotion dite populaire ................................................................................. 360 Larticulation entre individuel et collectif ..................................................... 364 Lmotion et lindividuation lge mineur ............................................................ 364 Des versions positives de lmotion ....................................................................... 367 Lmotion comme critre dhumanit....................................................................... 368 motion et principe vital.................................................................................. 372 Prsence et richesse intrieure......................................................................... 377 Sentimentalit, sensiblerie et ambivalences de lmotion ........................... 379 Lmotion esthtique ................................................................................................ 380 Lmotion comme critre discriminant artistique ........................................ 383 Lmotion esthtique comme agir .................................................................. 386 motion et transfert ......................................................................................... 386 motion et convocation.................................................................................... 388 motion et accs : par-del le transfert et la convocation ................................ 392 Le spectacle : art et motion............................................................................. 394 Lmotion religieuse ................................................................................................. 396 MOTION ET THORIE DU LANGAGE ........................................................................... 398
DISCOURS DE LMOTION
572
Des marques linguistiques de lmotion ? ............................................................. 398 Lmotion indescriptible et son expression, ou quel principe smiotique au fondement de lefficace langagire ?............................................................... 400
3
tel-00009356, version 1 - 1 Jun 2005
Rentendre les Sophistes.......................................................................................... 474 Les verrouillages smiotiques de Platon et Aristote................................................. 477 Lefficace linguistique .............................................................................................. 480 Du physique au politique ......................................................................................... 484 Lattitude non-mtaphysique des penseurs chinois et ses prolongements linguistiques....................................................................................................... 486 Les rflexions linguistiques mdivales comme (contre-)modle : la question de linterjection ....................................................................................................... 489 Une approche non-informationnelle des discours ............................................... 496 Les problmes du signe............................................................................................. 497 Jeux dinfluence et laboration de laccord ............................................................... 499 La co-construction sociolinguistique : le paradigme de lnonciation motionnelle 501
B T
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574
Figure 4 Les adjectifs employs avec cur dans le Tlmaque et la Princesse de Clves............................................................................................ 144 Figure 5 Structuration de larticle MOTION, subst. fm. du TFLi ............................ 204 Figure 6 Verbes employs avec cur ......................................................................... 280 Figure 7 Dynamiques de laffrontement avec lmotion ................................................. 354 Figure 8 Double dnonciation fondant la nature et la socit......................................... 453 Figure 9 Schma ethno-sociolinguistique de la communication (Ph. Blanchet) ............. 514
Tableau 1 Les verbes employs avec passion comme complment (synthse). .......... 140