Le chiisme

« Le sunnisme est la religion du Coran, la parole de Dieu faite Livre,

alors que le chiisme est la religion de la parole de Dieu faite homme :
le chiisme est la religion de l’imam, interprète de la parole divine,
comme le christianisme est la religion du Christ »
ENTRETIEN AVEC MOHAMMAD ALI AMIR-MOEZZI

Mohammad Ali Amir-Moezzi est Professeur des Universités, Direc-

teur d’études à l’Ecole Pratique des Hautes Etudes / Paris Sciences
et Lettres Université où il occupe la chaire de l’islamologie classique
jadis occupée par Louis Massignon, Henry Corbin et Daniel Gimaret.
Membre de l’Académie ambrosienne (Milan), de plusieurs sociétés
savantes et de nombreux comités de lecture de publications scienti-
fiques, il est l’auteur de nombreux livres et près de 200 articles dont
certains ont été traduits dans plusieurs langues européennes et
orientales.

Qu’est-ce que le chiisme ?

Selon les sources musulmanes, la distinction
entre chiisme et sunnisme tire son origine de la
délicate question de la succession du prophète.
Selon les sunnites, à sa mort le Prophète n’avait
désigné personne pour sa succession. Il reve-
nait donc à sa communauté, c’est-à-dire les
membres éminents parmi ses compagnons,
d’élire un successeur. Pour les chiites, le
prophète avait explicitement désigné un
successeur et ce à plusieurs reprises : Ali, son
gendre, cousin et un de ses compagnons. Après
la mort du Prophète, Ali est écarté et un conseil
choisit Abou Bakr, un des beaux-pères du
Prophète, comme premier Calife. Pour les parti-
sans d’Ali, les Alides, il s’agit d’un coup de force
qui trahit le vœu du Prophète.

A partir de cette question, il y a un clivage extrê-

mement fort entre le pouvoir califal et les parti-
sans d’Ali qui aboutira à la séparation d’une
minorité de musulmans, qu’on appellera les
chiites, du tronc principal, le sunnisme.

Cette étincelle déclenche tout un dynamisme

religieux. Le chiisme, peu à peu, devient une
véritable religion. Il considérera Ali comme le
guide par excellence, seul successeur véritable
du Prophète, et que les descendants d’Ali et
Fatima, sont les seuls guides légitimes de la
communauté. Ils appellent ce guide par le terme L‘investiture d’Ali - Codex d'Edimbourg
d’ « imam ». Ce titre est absolument sacré dans

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le chiisme puisqu’il désigne la figure du guide
divin. Le chiisme est la religion de l’imam
Dans quelles régions du monde le chiisme
comme le christianisme est la religion du Christ. est-il implanté ?
Il s’agit de l’axe autour duquel pivote la religion Il y a donc d’abord les chiites zaydites, présents
chiite, de sorte que tous les chapitres religieux, au Yémen. Cela remonte à Zayd, un des petits
toutes les disciplines, du droit à la mystique, fils d’Hussein. On parle de cinq à dix millions de
sont déterminés par rapport à l’imâmologie, fidèles, essentiellement au Yémen et en Afrique
c’est-à-dire la question de la nature et des fonc- orientale.
tions de guide.
Deuxième famille : les ismaéliens (septimains).
La fonction principale du guide est d’être l’inter- Là également il y a des sous-branches : les
prète de la parole divine, l’herméneute. Dans sa fatimides, remontant à la famille fatimide du
nature, l’imam est un être théophanique, moyen-âge, et les chiites ismaéliens Agakha-
c’est-à-dire qui manifeste les noms et les attri- nides, du nom d’Aga Khan, imam actuel, assez
buts de Dieu. C’est pour cela que l’un des titres nombreux en Inde, en Afghanistan, en Iran mais
de l’imam est « le Coran parlant ». également en Europe et aux Etats-Unis (on
La différence fondamentale est donc la suivante parle de dix à quinze millions).
: le sunnisme est la religion du Coran, la parole Enfin, la branche de loin majoritaire, les chiites
de Dieu faite Livre, alors que le chiisme est la duodécimains ou imamites, dont la lignée
religion de la parole de Dieu faite homme. Le descend jusqu’au onzième descendant d’Ali,
verbe divin, avant de devenir un livre, est un considéré comme le sauveur eschatologique, le
homme. mahdi, et l’imam caché. L’occultation serait
arrivée au début du IVe siècle de l’Hégire. Selon
les fidèles duodécimains, cet imam est vivant, il
Quelles différences y a-t-il entre sunnisme traverse les âges pour se manifester à la fin en
et chiisme ? tant que sauveur. Cette branche est de loin
Le point de départ est cette question de la majoritaire puisqu’ils sont entre cent soixante et
succession. Comme le Prophète n’avait pas deux cents millions de fidèles. Ce chiisme est la
désigné de successeur, les compagnons ont religion officielle de l’Iran depuis le XIIe siècle
désigné Abou Bakr comme premier Calife, ce mais il y a également des duodécimains nom-
qui constituait une trahison. A partir de là, pour breux en Inde, au Pakistan, également en Irak,
les chiites, les seuls successeurs légitimes sont en Azerbaïdjan, à Bahreïn, au Liban etc. Le
ceux d’Ali et Fatima. Pour les sunnites, ce sont à chiisme représente un cinquième des musul-
l’inverse les premiers Califes. mans. C’est une branche minoritaire mais une
minorité respectable.
Existe-t-il différents courants au sein du
chiisme ? Quels sont les rapports entre politique et
Dès le départ, les ouvrages historiques parlent
du fait que pendant les trois premiers siècles de religieux en Islam chiite ?
l’Hégire, il y a eu près plus de cent courants S’agissant du rapport entre politique et religieux
chiites. Ali a eu deux fils, Hassan et Hussein. dans l’Islam chiite, d’une manière générale dans
Dans ces deux lignées, à la mort de chaque l’Islam, les frontières entre le temporel et le
imam, les partisans se divisent sur la question spirituel sont floues. C’est peut-être un des
de la succession, ce qui créé à chaque fois de problèmes de cette religion. Pour le chiisme,
nouveaux courants. Sur cette centaine, il n’en c’est la même chose. Pour des questions histo-
reste que trois aujourd’hui : les zaydites, les riques, l’Islam en tant que religion institution-
ismaéliens et les duodécimains. nelle est née dans un contexte politique parti-
culier, c’est-à-dire de guerre civile et de consti-
tution d’un Empire. L’Islam devint, très probable-
ment sous Abd Al-Malik, le cinquième Calife, la

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 religion impériale. C’est pourquoi selon la tradi- roès au XIIe siècle. Henri Corbin est venu
tion, le prophète Mahomet était aussi un démontrer avec énormément de sources à
homme d’Etat. Tout cela fait que dans l’Islam, l’appui que ce n’était pas le cas, surtout dans
politique et religieux sont liés. De même concer- l’Islam oriental et tout particulièrement en Iran,
nant le chiisme. dans l’Islam chiite. Il a démontré que philosophie
continuait surtout à partir de l’époque safavide
Si on regarde les sources duodécimaines, en
au XVIe siècle et a fait découvrir à l’Occident
revanche, cette branche du chiisme est prati-
des géants de la philosophie.
quement apolitique, c’est-à-dire qu’il y a distinc-
tion entre politique et religieux. Nous avons des Il y a deux raisons historiques à cela. Le chiisme
textes où les imams interdisent à leurs fidèles est fondé sur une doctrine de manifeste et de
d’avoir une activité politique. Cela arrive surtout caché, Zâhir et de Bâtin en arabe, c’est-à-dire de
après le drame de Kerbala, c’est-à-dire le mas- l’exotérique et de l’ésotérique. Très schémati-
sacre d’Hussein par les forces omeyyades. Cela quement, toute réalité, selon le chiisme, com-
marque un tournant dans le positionnement porte deux niveaux : un niveau manifeste, appa-
politique chiite. C’est la fin de la bonne entente rent, et un niveau caché. Cela va de Dieu jusqu’à
entre le spirituel et le temporel. A partir de là, les l’exégèse, et tous les domaines de la pensée.
imams demandent à leurs fidèles de rester à Cela ouvre une porte vers la philosophie qui
l’écart de toute activité politique pour garder la peut constituer une discipline pour découvrir
pureté de leur foi. Dans cette branche du les vérités cachées de l’être. Un autre élément
chiisme, le seul souverain juste est le sauveur historique est que l’arrivée au pouvoir des
de la fin des temps. D’ici là, le monde est gouver- chiites au Xe siècle dans l’Islam est accompa-
né par des injustes. Il y a donc cette position gnée d’un autre phénomène important : l’émer-
apolitique dans le chiisme imamite. gence de la raison, le tournant rationaliste de
l’Islam. Dans le sunnisme, ce rationalisme va
Les choses changent au IVe siècle de l’Hégire,
être abandonné avec la victoire du traditiona-
c’est-à-dire au Xe siècle de notre ère avec l’arri-
lisme, lorsque la théologie acharite devient
vée au pouvoir des chiites, notamment les
théologie officielle de l’Islam. C’est la mort de la
bouyides au centre du Califat, à Bagdad. L’exer-
théologie rationnelle, c’est-à-dire du mutazi-
cice du pouvoir change les choses : les théolo-
lisme, dans le sunnisme, alors que le rationa-
giens qui entourent le pouvoir bouyide essaient
lisme se perpétue dans l’Islam chiite. Les
de justifier ce pouvoir chiite, en contradiction
juristes-théologiens chiites sont aussi des
avec les textes. A partir de là, soit il y a une
défenseurs de la pensée rationaliste.
rupture par rapport aux sources primitives, soit
on les réinterprète pour justifier le pouvoir Ces deux éléments ont permis l’éclosion de
chiite. Sachant qu’il n’y a plus d’imam à la tête de mouvements et d’écoles philosophiques dans
la communauté puisqu’il est entre temps l’Islam chiite à partir du XVIe siècle et qui conti-
devenu occulté au début de ce même siècle, nuent jusqu’à aujourd’hui. L’Iran est, avec la
commence un processus où le juriste-théolo- France, le seul pays où la philosophie fait partie
gien prend la place de l’imam absent. On remet des matières du baccalauréat.
en question l’apolitisme du chiisme originel. En conclusion, ce qui est important dans l’étude
du chiisme, c’est la pluralité de l’Islam. Jusqu’à il
y a une trentaine d’années, le chiisme était
Quelle est la place de la philosophie dans le véritablement le parent pauvre des études
chiisme ? islamiques. L’Islam dont on parlait surtout dans
le monde académique était l’islam sunnite, voire
La philosophie dans le chiisme a une histoire maghrébin concernant la France, ce qui est une
complexe. D’abord, jusqu’aux années 60-70, la vision partielle. Le chiisme est une branche
tradition orientaliste prétendait que la philoso- minoritaire mais a toujours été au centre de la
phie était morte en Islam avec la mort d’Aver- pensée d’une manière générale. Il n’est pas vrai

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de dire que le chiisme est marginal et ne mérite-
rait pas d’être étudié, au contraire. D’une
manière générale, c’est aussi une religion com-
plexe, avec sa philosophie, sa mystique, sa théo-
logie et qui jette une vraie lumière sur l’étude de
l’Islam en général.

Pour aller + loin

Mohammad Ali Amir-Moezzi, La religion

discrète, Vrin, 2006 et 2015.
Mohammad Ali Amir-Moezzi ed., L’ésotérisme
shi’ite, ses racines et ses prolongements,
Brepols, 2016.
Mohammad Ali Amir-Moezzi, Le Guide divin
dans le shi’isme originel, Verdier 1992 et 2005.
Mohammad Ali Amir-Moezzi et Etan Kohlberg,
Revelation and Falsification, Brill, 2009.

Campus numérique consacré à la pensée, à

l’histoire et aux cultures de l’Islam.

www.campuslumieresdislam.fr
[email protected]
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