Amiral Miot

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La France coloniale : histoire,

géographie, commerce
(Sixième édition entièrement
refondue) / ouvrage publié
sous la [...]

Source gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France


. La France coloniale : histoire, géographie, commerce (Sixième
édition entièrement refondue) / ouvrage publié sous la direction
de M. Alfred Rambaud,.... 1893.

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FRANCE COLONIALE
SCEAUX. — IMPRIMERIE CHARAIRE ET Cie.
LA

FRANCE COLONIALE

HISTOIRE - GÉOGRAPHIE
- COMMERCE

Dutreuil de Rhins, Charles Lemire, Paul Soleillet, explorateurs;


Paul Bonnetain, ancien directeur de l'Armée coloniale ;
A. Paulus, J. Tissot, Henri Deloncle, G. Marcel, H. Schirmer, géographes;
Brétignère, Béraud, négociants à la côte de Guinée;
l'abbé Bouche, missionnaire à la côte de Guinée ;
Isaac, sénateur; Hurard, député;
Jacob de Cordemoy, membre du Conseil général de La Réunion ;
A. Goupil, membre des conseils privé et colonial de l'archipel Tahiti ;
Jules Leveillé, professeur à la Faculté de droit de Paris,
chargé de mission à la Guyane.

AVEC 13 CARTES EN TROIS COULEURS

SIXIÈME ÉDITION

1, 3, 5, EUE DE MÉZIERES

1893
Tous droits réservés.
PRÉFACE

Nous ne manquons pas de livres traitant des colonies françaises


en général, et, dans le nombre, il y en a d'excellents 1. Cependant
le sujet est si vaste et si complexe que la compétence d'un homme,
si étendue qu'on la suppose, ne semble pas pouvoir suffire à une
telle tâche. Il lui manquera toujours de n'avoir pas vécu dans toutes
les colonies, de n'avoir pas une impression personnelle sur l'état
actuel de chacune d'elles, car il ne peut, en l'année 1891 ou 1892,
s'être trouvé, à la fois, au Tonkin et au Sénégal, à l'île de la Réunion
et à la Guyane.
Ce qu'un seul ne peut faire, plusieurs peuvent le tenter : de là,
l'idée de confier la description de chaque colonie à un écrivain qui
l'ait étudiée sur place, autant que possible à l'époque la plus récente,
et qui ait d'ailleurs toute la compétence requise pour la décrire
scientifiquement.
C'est cette idée que nous avons mise à exécution, et, comme nos
premiers travaux pour notre première édition datent du mois de
mars 1885, nous espérons qu'on ne pensera pas que nous avons
marché sur les brisées de personne.
Un tel livre ne peut s'établir aussi rapidement qu'un livre ordi-
naire. Pour arriver à réunir toutes ces notices, il a fallu une vaste
correspondance, et l'entreprise a dû être traversée par de nombreux
incidents. Tel écrivain, au moment où il venait de nous promettre
sa collaboration et de commencer son travail, a été obligé, par sa
situation officielle, de partir subitement ou pour le Soudan, ou
pour le Congo, ou pour Madagascar, ou pour le Tonkin. Telle pro-
1. Nous avons plaisir à citer ceux de M. Gaffarel, les Colonies fran-
çaises, 1880; de M. Louis Vignon, les Colonies françaises, 1886, et l'Ex-
pansion de la France, 1891; do M. Lanessan, l'Expansion coloniale de la
France, sans parler d'ouvrages plus anciens, mais d'une haute valeur,
comme celui de M. Duval, les Colonies et la politique coloniale de la France,
1864. Toutefois l'Atlas colonial Mager, qui a paru en même temps que l'a pre-
mière édition du présent ouvrage (1885) et les Notices illustrées qui ont
paru aux environs de 1889, sont les seuls ouvrages français qui soient
fondés, comme le nôtre, sur l'idée de collaboration.
FRANCE COLONIALE.
PRÉFACE

messe de concours, contractée à Cherbourg, n'a pu se réaliser que


dans un manuscrit daté de Mojonga. La copie n'a pas exécuté seu-
lement, à Paris, les voyages obligés du bureau de l'éditeur à l'im-
primerie, mais parfois aussi la traversée de l'Océan.
Le présent ouvrage aura, sur toute publication similaire, l'avan-
tage de se présenter avec plus de méthode, de coordination, d'unité.
Il sera plus complet puisque nous ne nous sommes pas bornés à
y comprendre les colonies proprement dites, celles qui dépendent
aujourd'hui du ministère de la Marine, mais aussi l'Algérie, mais
les protectorats qui relèvent du ministère des Affaires étrangères.
Il nous reste à marquer la part de nos collaborateurs.

De la première édition (1885) à la présente sixième édition, il y.


a eu quelques modifications dans le personnel de nos collaborateurs.
Paul Soleillet, le célèbre explorateur africain, qui a voyagé dans
le Soudan français et dans l'Abyssinie, et à qui la France doit l'ac-
quisition des forts et rades de Sagallo, est mort glorieusement dans
une de ses expéditions (1886). Le commandant Archinard, après ses
trois brillantes campagnes du Soudan, est devenu le colonel Archi-
nard, le vainqueur d'Ahmadou et de Samory, le commandant supé-
rieur du Soudan français. Le capitaine Boûinais, après de nouveaux
services en Indo-Chine, est devenu le colonel Boüinais, etc. Cepen-
dant la distribution des matières reste sensiblement la même qu'à
l'époque de notre première édition.
L'ALGÉRIE : M. Pierre FONCIN, inspecteur général de l'Instruction
publique, secrétaire général de l'Alliance française, chargé plusieurs
fois de missions en Algérie par le ministère de l'instruction publique,
et bien connu par ses travaux géographiques;
La TUNISIE : M. Jacques TISSOT, qui a vécu longtemps dans
l'Afrique du Nord et qui, en particulier, a pu étudier de très près
l'établissement fondé dans la Régence ;
Le SÉNÉGAL et le SOUDAN FRANÇAIS : M. le colonel ARCHINARD, de
l'artillerie de marine, qui, pendant quatre années, sous les ordres
du colonel Borgnis-Desbordes, a pris part aux campagnes sur le
Haut-Sénégal et le Haut-Niger et à la construction des forts de Kita,
Bafoulabé, Badombé, Koundou et Bammako, puis, en qualité de
commandant supérieur, y a dirigé les trois décisives campagnes de
1888 à 1891. Nous indiquerons les modifications que nous avons dû
ajouter à son travail primitif pour le mettre au courant et y mar-
quer là place des grandes actions de l'auteur ;
La GUINÉE FRANÇAISE : M. BRÉTIGNÈRE, de la maison Verdier, de
la Rochelle, son représentant à la Côte-d'Or, et M. Médard BÉRAUD,
de; la maison Daumas, Béraud et Cie, de Paris, son représentant à
la Côte des Esclaves, et qui, comme agent consulaire de France,
joué un rôle important dans les négociations pour l'établissement a
PRÉFACE III
du protectorat sur Porto-Novo 1; le travail de M. Béraud a été
ensuite revu par M. l'abbé BOUCHE, missionnaire à la côte de Gui-
née. Et enfin nous avons dû ajouter nous-même le récit des der-
niers événements.
L'OUEST AFRICAIN (Gabon et Congo français) : M. DUTREUIL DE
RHINS, ancien officier de la marine française, ancien commandant
de la flotte du roi d'Annam, l'un des compagnons de Savorgnan
de Brazza dans l'exploration du Congo et auteur d'importantes
publications sur les pays visités par lui 2 ;
L'ILE DE LA RÉUNION : M. JACOB DE CORDEMOY, membre du con-
seil général de cette île ;
MADAGASCAR ET LES ÎLES VOISINES : M. Gabriel MARCEL, de la
Bibliothèque nationale (service de la géographie), qui a fait de « la
France orientale » une étude particulière et qui a tenu cependant à
faire revoir son travail par M. Alfred GRANDIDIER, si connu par son
exploration de Madagascar et ses études sur l'île 3 ;
Le travail sur OBOCK est toujours, comme fond, celui de M. Paul
SOLEILLET 4. Nous nous sommes contentés de le tenir au courant des
nouveaux faits historiques et économiques ;
CHEÏKH-SAÏD : M. Paul BONNETAIN, le publiciste et le romancier
bien connu, qui a servi dans l'infanterie de marine, a vu Cheïkh-
Saïd et plusieurs de nos colonies et a été un moment directeur de
l'Armée coloniale;
L'INDE FRANÇAISE : M. Henri DELONCLE, attaché au ministère des
Affaires étrangères, auteur de publications estimées sur les colonies
actuelles et les anciennes, et qui a séjourné dans l'Indoustan;
L'INDO-CHINE FRANÇAISE : M. le lieutenant-colonel BOUINAIS, de
l'infanterie de marine, premier aide de camp de M. Le Myre de
Villers (alors gouverneur de la Cochinchine), puis membre de la
commission franco-chinoise de délimitation des frontières au Ton-
kin, et M. PAULUS, son collaborateur dans ses principales publi-
cations sur la péninsule indo-chinoise 5 ;
L'ARCHIPEL DE TAHITI : M. A. GOUPIL, habitant Papeete depuis

1. Auteur d'un Rapport au ministre des Affaires étrangères sur le


royaume de Dahomey et inséré dans le Bulletin de la Société de géogra-
phie, novembre 1886.
2. Le royaume d'Annam et les Annamites, journal de voyage, Plon, 1869.
— Le Congo français,
Dentu, 1883, etc.
3. Bulletin de la Société de géographie, octobre 1867, avril, août 1872. —
Revue scientifique, mai 1872. — Rapports de M. Grandidier à l'Institut, 1867,
1868, 1872. — Surtout son grand ouvrage sur la faune de Madagascar.
4. Voyez Jules Gros, Les voyages et découvertes de Paul Soleillet dans
le Sahara et dans le Soudan, racontés par lui-même, avec une préface de
M. Levasseur, de l'Institut, Dreyfous, 1881. — Paul Soleillet, Voyages en
Ethiopie, Rouen, 1886.
5. La Cochinchine française contemporaine, Challamel. — L'Indo-Chine
française contemporaine, 2 vol. in-8, Challamel. — De Hanoï à Pékin, Ber-
ger-Levrault, 1892.
IV
PRÉFACE
vingt-cinq ans, président de la Chambre d'agriculture, membre du
Conseil privé, membre du Conseil colonial, consul du Chili aux îles
Tahiti 1;
La NOUVELLE-CALÉDONIE, les TUAMOTOU, les MARQUISES et autres
archipels océaniens : M. LEMIRE, qui a parcouru à pied toute la
Calédonie et a publié sur nos îles d'importants travaux 2;
TERRE-NEUVE, SAINT-PIERRE et MIQUELON : M. le capitaine NICOLAS
de l'infanterie de marine, qui y a longtemps séjourné ;
La GUADELOUPE et ses DÉPENDANCES : M. ISAAC, sénateur de la
Guadeloupe ;
La MARTINIQUE : M. HURARD, député de la Martinique;
La GUYANE avait d'abord été rédigée par M. Jules LEVEILLÉ, pro-
fesseur à la faculté de droit de Paris, bien connu par ses articles
dans le journal Le Temps, et qui revenait d'un long voyage dans
cette colonie, entrepris dans le but d'y étudier toutes les questions
relatives au régime pénitentiaire et à la déportation des récidi-
vistes. Il a tenu à nous laisser le soin de remanier son travail pour
cette sixième édition, se réservant pour un chapitre nouveau inti-
tulé ; Nos COLONIES PÉNITENTIAIRES ET LA TRANSPORTATION.
Nous avons pensé que la description de chacune de nos colonies
par un écrivain qui en a fait son étude particulière offrirait au
public des garanties incomparables d'exactitude, de sincérité et en
même temps de vivacité d'impressions. Les récits d'hommes qui
ont accompli des voyages d'études, qui ont fait la guerre, adminis-
tré, trafiqué aux colonies ou qui les représentent au Parlement ou
dans les conseils locaux, qui connaissent et qui aiment la France
d'outre-mer, présenteront assurément un plus grand intérêt pour
le public que l'ouvrage le plus savant et le mieux combiné, rédigé
d'après les documents les plus exacts et les plus récents, mais,
enfin, conçu dans le cabinet et écrit par un homme seul, et qui
n'aurait pas vu de ses yeux.

Cette sixième édition vient à un moment plus favorable que les


premières, à un moment où les passions anticoloniales semblent
avoir désarmé dans le Parlement et dans le public. Le temps n'est
plus où l'on mettait aux voix dans la Chambre des députés l'éva-
cuation du Tonkin, où l'une de nos plus belles possessions n'était
sauvée qu'à une voix de majorité, où l'homme d'État auquel nous
sommes principalement redevables de l'acquisition de la Tunisie, du
1. A publié et rédigé, depuis 1883, L'Océanie française.
2. Chez Challamel : La colonisation française en Nouvelle-Calédonie et
ses dépendances. — Guide de France en Calédonie et en Australie, par
Suez. — Guide de France en Calédonie et à Tahiti, par les deux caps. —
Voyage à pied en Calédonie. — Description des Nouvelles-Hébrides. — L'Aus-
tralie contemporaine comparée d la France, etc.
PREFACE V

Congo, de Madagascar, de l'Indo-Chine, succombait sous le poids de


l'impopularité la plus imméritée.
Dans le pays et dans les Chambres on a compris enfin l'impor-
tance du but à atteindre dans l'âpre concurrence de toutes les
grandes nations européennes, et l'on a admis la nécessité de
sacrifices proportionnés aux tâches entreprises. On ne discute plus
que sur le meilleur parti à tirer des colonies déjà acquises ou sur
les moyens les plus efficaces pour assurer notre influence dans les
limites reconnues par les traités. Mais, en 1885, qui eût pu prévoir
qu'un jour les victoires sur Ahmadou et Samory seraient célébrées
comme des victoires, que les crédits pour une expédition au Daho-
mey seraient votés presque sans opposition, que le désastre de
Crampel serait seulement le point de départ de nouvelles entre-
prises, que les noms des Dybowski et des Monteil seraient dans
toutes les bouches, que le lieutenant Mizon serait fêté à l'Hôtel de
Ville et qu'il se formerait à la Chambre des députés un imposant
« groupe colonial » ? Certes il est regrettable que ce revirement ne
se soit pas produit plus tôt ; nous n'aurions pas toléré que les
Anglais de Calcutta, par les conséquences qu'ils prétendent tirer
de leur conquête de Birmanie, nous ravissent sur le Mékong une
partie des fruits de nos succès au Tonkin ; nous serions solidement
établis à Madagascar ; nous n'aurions pas laissé grandir la puissance
de Samory et l'insolence du roi Béhanzin ; nous n'aurions pas
livré à la Royal African Company le bas Niger, la Bénué et un
immense hinterland jusqu'au lac Tchad; nous aurions prévenu, par
des traités conclus en temps utile, le développement incommode
pour nous qu'a pris le Togo allemand ; nous aurions obtenu de
meilleures frontières dans la région du Congo, aux sources du Niger
et dans mainte autre région. Du moins, lorsque nous revenons
d'une erreur, nous en revenons vite; et c'est à pas de géants, avec
des bottes de sept lieues, que nous avons reconquis une partie du
terrain perdu. Au reste, chaque génération a ses ignorances et ses
incertitudes et il ne faut pas être plus sévère pour la nôtre qu'il ne
convient. Si aux jours de la Restauration, môme dans les aimées
tranquilles de Louis-Philippe, ou môme seulement vers 1858,
lorsque le second Empire n'avait pas encore mis le doigt dans
l'engrenage qui l'a pris tout entier, la France avait eu l'intuition
nette des destinées qui l'attendaient dans le grand continent du
sud, imagine-t-on ce que serait aujourd'hui l'Afrique ? non pas ce
triangle bizarrement découpé en rectangles, démembré, déchiqueté,
bariolé de couleurs anglaises, allemandes, italiennes, portugaises,
belges-congolaises, mais un empire immense, presque compact,
qui eût compensé pour la France ceux que les guerres du
XVIIIe siècle et la chute de Napoléon lui avaient fait perdre dans
l'Indoustan, en Amérique et sur le continent européen. L'Afrique
eût été. pour nous les véritables Indes noires, plus précieuses mêmes
que celles du Gange, car il y a là un monde de clients inconnus,
VI PREFACE
de peuples nus et qui ne demandent qu'à pouvoir se vêtir. Il y a là
aussi une réserve prodigieuse de races guerrières et disciplinables,
auprès desquelles nulle discipline n'a encore aussi bien réussi que
celle de la France. Là nous aurions trouvé le moyen de rétablir
l'équilibre détruit à notre détriment dans le reste du monde,
absolument comme la Russie, par la conquête de l'Asie centrale, a
pris sa revanche des agrandissements de l'Allemagne en Europe et
des acquisitions anglaises un peu partout.

A. R.
INTRODUCTION HISTORIQUE

La France, en essayant de reconstituer un empire colonial,


n'a fait que reprendre une des plus vieilles et l'une des plus
profitables traditions de son passé. Depuis près de quatre Cents
ans, c'est-à-dire depuis que notre patrie a pris conscience
de sa force, depuis qu'elle a une marine et des armées,
elle a essayé de prendre sa part des mondes nouvellement
découverts. Quand les rois ont failli à ce devoir, l'initiative
privée s'est substituée à la leur; avec ou sans eux, les arma-
teurs, les aventuriers, les négociants de France ont travaillé
à étendre au delà des mers la puissance, le commerce et la
langue de la patrie. Quand la fausse politique des Bourbons
eut compromis les résultats acquis, quand notre premier
empire colonial, fondé par François Ier, Henri IV, Richelieu,
Colbert, eut été perdu par les fautes de Louis XIV et de
Louis XV, on s'est mis immédiatement à l'oeuvre pour en
reconstituer un second par les traités franco-espagnols de
1795 et de 1800; et, quand le second eut été en partie détruit
pendant les guerres napoléoniennes, on a travaillé à en recons-
tituer un troisième. C'est celui que la République actuelle a
augmenté d'importantes acquisitions, au point d'en décupler
l'étendue.

1
I. — JUSQU'A HENRI IV

Les plus anciens explorateurs français. — Nous


avons peut-être précédé tous les autres peuples, même ceux
qui s'y sont fait le nom le plus glorieux, dans la voie des décou-
vertes. Nos pêcheurs du pays basque, lancés à la poursuite de
FRANCE COLONIALE.
2 LA FRANCE COLONIALE
la baleine dans les mers du Nord, ont peut-être, dès le
IXe siècle, six cents ans avant Christophe Colomb, mis
le
pied sur le continent américain. Nos marins de la côte nor-
mande, les Dieppois, les Rouennais, se sont montrés sur les
rivages du Sénégal et de la Guinée, et dans les îles voisines,
peut-être avant les Portugais eux-mêmes. Vers 1365, ils avaient
fondé en Guinée des établissements dont les noms sont assez
caractéristiques : le Petit-Paris, le Petit-Dieppe, la Mine. Ils en
rapportaient des gommes, de l'or, des défenses d'éléphants.
C'est de cette époque que date la grande industrie dieppoise :
le travail de l'ivoire. En 1402, Jean de Béthencourt, un seigneur
normand, chambellan de Charles VI, débarqua dans les îles
Canaries, en opéra la conquête dans l'espace de deux ans, y fit
prêcher le christianisme et s'en déclara le souverain. C'est le
premier colonisateur français (pour ne point parler des croi-
sades) dont le nom nous ait été conservé.
Jean Cousin. — Vient l'époque des grandes explorations
maritimes, le siècle de Colomb et de Gama. Un Français a
peut-être disputé à ces deux héros l'honneur de leur double
découverte. Dieppe était resté et resta longtemps encore une
pépinière de hardis marins et le point de départ des entre-
prises aventureuses. Or, un Dieppois, Jean Cousin, partit de
ce port en 1488 à la recherche des Indes Orientales ; il y revint
en 1499. Qu'avait-il fait pendant ces onze années ? D'après une
tradition constante à Dieppe, mais que malheureusement ne
confirme aucun monument écrit, il aurait d'abord cinglé vers
les Açores; de là, un courant de mer l'aurait emporté au loin
vers l'ouest; il aurait débarqué sur une terre inconnue, près
de l'embouchure d'un grand fleuve. Après avoir fait acte de
possession sur ces rivages, il aurait repris la direction du sud-
est; il aurait alors abordé sur la côte d'Afrique, près de la
pointe appelée depuis cap des Aiguilles, et, remontant le long
du Congo et la Guinée, serait revenu dans sa patrie, chargé de
denrées des tropiques. A-t-il vraiment, avant Vespuce, avant
Colomb, vu le continent américain, près de l'estuaire de l'Ama-
zone ou de la Plata, et, avant Gama, vu la pointe méridionale
de l'Afrique ? Un doute, malgré les arguments et les probabi-
lités accumulés par nos historiens, plane encore sur la ques-
tion 1.
1. On aremarqué que le lieutenant de Cousin, dans cette mystérieuse
expédition, est un Castillan nommé Pinçon, c'est-à-dire du même pays
et du même nom que les trois frères Pinçon qui accompagnèrent
INTRODUCTION HISTORIQUE 3
Jamais on ne saura à quel moment précis nos Dieppois, nos
Rouennais s'établirent pour la première fois sur les côtes de
l'Amérique. Loin de revendiquer la gloire de ces voyages, ils
les dissimulaient soigneusement. Il n'y avait pas alors d'Aca-
démie des sciences ou de Société de géographie dont ils eussent
à éveiller l'attention; mais il y avait des concurrents espagnols,
portugais, anglais, auxquels ils avaient intérêt à cacher leurs
découvertes et les lieux où ils s'approvisionnaient. La plupart
de leurs expéditions furent donc tenues secrètes.
Paulniier de Gonneville. — Le premier voyage fran-
çais en Amérique qui soit certifié par des documents écrits n'est
donc sans doute pas le premier qui ait été effectué. C'est celui
de Paulmier de Gonneville, un autre Normand qui, en juin 1503,
partit de Honfleur sur le navire l'Espoir, passa l'équateur et
aborda sur une terre où les indigènes, vêtus de manteaux en
nattes, en peaux, en plumes, lui firent un accueil hospitalier.
Les perroquets y étaient en si grand nombre que Gonneville
donna à ce pays le nom de « Terre des Perroquets ». Il en prit
possession, le jour de Pâques de 1504, en y plantant une grande
croix, qui fut saluée de décharges d'artillerie et de mousque-
terie, en donnant un festin aux natifs et en leur distribuant des
cadeaux. Lorsqu'il repartit pour la France, un roi du pays lui
confia son fils, nommé Essoméricq. Gonneville, n'ayant pas eu
occasion de retourner en ces contrées, adopta cet enfant, lui
accorda plus tard la main de sa fille, et c'est de lui que descen-
dent les Gonneville des siècles suivants. Telle fut la première
prise de possession du Brésil par les Français. Elle eut lieu
douze ans après l'arrivée de Colomb aux Antilles, six ou sept
ans après l'apparition d'Americ Vespuce sur les côtes du con-
tinent, quatre ans après la prise de possession du Brésil, au nom
du roi de Portugal, par Alvarès Cabral.
Les Ango et le groupe dieppoïs. — A Dieppe avait
commencé la fortune des Ango qui, enrichis par le commerce
d'Amérique et d'Afrique, fondèrent comme une dynastie d'ar-
mateurs. Le premier des Ango avait réuni autour de lui un
groupe de hardis capitaines, parmi lesquels figurent Jean Denis,
de Honfleur; Gamart, de Rouen; Thomas Aubert, de Dieppe.
Colomb à son premier voyage. On sait que des relations fréquentes et
cordiales s'étaient établies entre les marins normands et les marins
castillans, qui avaient monté la flotte du roi de France pendant la guerre
de Cent ans. Dès lors, non seulement Cousin peut avoir précédé Colomb,
mais les renseignements recueillis par celui-là ont pu guider celui-ci.
A LA FRANCE COLONIALE
Son fils, Jean Ango, put ajouter à ce groupe héroïque de nou-
velles recrues : Pierre Mauclerc, Pierre Crignon, Jean et Raoul
Parmentier, de Dieppe; Giovanni Verazzano, de Florence, le
seul d'entre eux qui fût étranger '.
Or, parmi tous ces capitaines français, deux surtout ont
laissé un nom dans l'histoire des découvertes. Denis de Hon-
fleur est signalé comme ayant pris pied, en 1504, dans la baie
de Bahia au Brésil. Il y fut suivi, en 1508, par Thomas Aubert,
et, en 1509, sept indigènes brésiliens furent amenés à Rouen.
En 1523, Jean III, roi de Portugal, ordonna de couler les navires
français qui navigueraient dans les eaux du Brésil : en repré-
sailles, les Français détruisent en 1530 l'établissement portugais
de Fernambouc et capturent plus de trois cents bâtiments.
Puis, Jean Ango, à la tête d'une vingtaine de navires, vient
bloquer l'embouchure du Tage, remonte le fleuve jusqu'en vue
de Lisbonne et oblige le roi à demander la paix 2.
Dans d'autres mers, cette fois sur les traces de Vasco de
Gama, Jean Parmentier, qui avait aussi navigué au Brésil,
explora, vers 1529, Sumatra, les îles des Moluques, l'archipel
des Maldives, Madagascar. Il mérita le nom que lui donna
l'historien vénitien Ramusio : Il gran capitano francese.
Les compagnons français de Magellan. — Les
Français sont si bien mêlés à toutes les hardies entreprises du
temps que, sur les quatre vaisseaux avec lesquels Magellan
accomplit le premier tour du monde et, en 1520, découvrit le
détroit qui porte son nom, on trouve une douzaine de nos com-
patriotes : Jean-Baptiste, de Montpellier; Petit-Jean, d'Angers;
Jean, de Rouen ; Bernard Calmet, de Lectoure ; Simon, de la
Rochelle; Prieur, de Saint-Malo, etc.
Remarquons qu'à cette époque les Anglais, ces dominateurs
actuels des mers, étaient bien loin de pouvoir rivaliser avec les
marins de race latine, Français, Espagnols, Portugais, Italiens.
Ces insulaires ne s'étaient pas encore risqués sur les vagues de
l'Atlantique. C'est seulement dans la seconde moitié du siècle
que leur Francis Drake commence ses expéditions de piraterie
contre l'Amérique espagnole : son fameux voyage autour du
1. Un curieux monument du grand rôle de Dieppe à cette époque,
c'est la frise de l'église Saint-Jacques, construite dans cette ville
entre 1528 et 1530 ; elle représente des indigènes de tous les pays visités
par les bâtiments normands : nègres de l'Afrique, Indiens de l'Indoustan,
Brésiliens, etc.
2. Sur tout ceci, voyez Gaffarel, Histoire du Brésil français au
XVIe siècle.
INTRODUCTION HISTORIQUE 5
monde ne date que de 1576 (cinquante-six ans après celui de
Magellan et de ses compagnons français). Leur autre grand
navigateur, John Hawkins, le premier Anglais qui ait fait la
traite des nègres, est de la même époque.
François Ier. — Jusqu'alors tout s'était fait chez nous par
l'initiative privée, sans le concours et presque à l'insu de la
royauté française. C'est ce qui explique pourquoi nos décou-
vreurs, à qui leur gouvernement ne fournissait pas, comme
l'Espagne à ses aventuriers, desflottes imposantes et des troupes
de débarquement, durent se borner à explorer et à commercer,
tandis que les Espagnols conquéraient le Mexique et le Pérou
et que les Portugais couvraient de leurs établissements les côtes
du Brésil, de l'Afrique et de l'Indoustan.
François Ier est le premier de nos princes qui de l'expansion
au dehors ait fait une affaire du roi. En 1537, il fondait la Ville
française (Franciscopolis ou le Havre). Il eut sa flotte de la Médi-
terranée, sous son amiral du Levant, et sa flotte de l'Océan,
sous son amiral du Ponant. Il demandait qu'on lui montrât l'ar-
ticle du testament de notre premier père qui aurait adjugé le
monde aux Espagnols et aux Portugais, à l'exclusion des Fran-
çais. Il résolut de se faire à lui-même sa part.
Les Français dans l'Amérique du Nord : Jacques
Cartier à Terre-Neuve et au Canada. — Il chargea
un des lieutenants d'Ango, Giovanni Verazzano, d'une expédi-
tion-dans l'Amérique du Nord : celui-ci, entre les années 1520
et 1527, explora toute la côte, de la Géorgie actuelle jusqu'au
cap Breton, c'est-à-dire du 33e au 47e degré, sur une longueur
de près de trois cent cinquante lieues, et découvrit Terre-
Neuve.
Verazzano s'était borné à suivre les rivages. Jacques Cartier,
de Saint-Malo, pénétra dans l'intérieur des terres. Entre les
années 1534 et 1535, il entra dans le fleuve Saint-Laurent,
cette grande artère de la région nouvelle, ce fleuve large comme
un bras de mer, déversoir de cinq grands lacs qui sont comme
autant de petites mers. Si Cartier ne pénétra pas jusqu'aux lacs,
il remonta du moins le fleuve jusqu'à une cataracte qui fut
appelée le Saut-Saint-Louis. C'est l'endroit où s'élève aujour-
d'hui Montréal.
Entre les années 1541 et 1542, Jacques Cartier et le seigneur
de Roberval, qui était chargé de conduire sur ce sol vierge,
comme premiers colons, un convoi de condamnés, créèrent
deux établissements : l'un au cap Breton, l'autre dans l'île
6 LA FRANCE COLONIALE
d'Orléans, que baigne le grand fleuve. En même temps, le
Saintongeois Alphonse explorait le Labrador:
Toute la région du Saint-Laurent prit le nom de Canada :
ce nom lui venait du mot indien Kanata, qui signifie cabane.
Un autre nom, plein de promesses, tendit à se substituer à
celui-là : celui de Nouvelle-France. Et, en effet, dans cette
Europe nouvelle qui se constituait par delà l'Atlantique, avec
une nouvelle Espagne, un. nouveau Portugal, bientôt avec une
nouvelle Angleterre, et une nouvelle Hollande, la vraie place
d'une France nouvelle était marquée là. C'était là, dans la région
du grand fleuve et des grands lacs, sur une terre fertile, sous
un climat qui rappelle le nôtre, avec le stimulant nécessaire du
travail et la récompense certaine de celui-ci, au milieu de peu-
plades assez peu nombreuses pour ne pouvoir ni entraver la
colonisation, ni altérer par leur mélange le vieux sang gaulois,
que notre race semblait appelée à grandir, à faire prévaloir sa
langue et ses lois, à créer une France transatlantique.
Malheureusement les rois du XVIe siècle ne le comprirent
pas ainsi. Ecrasés de dépenses par les besoins croissants de
l'armée et de l'administration modernes, ruinés par les fêtes de
leur cour et le luxe de leurs bâtiments, réduits à se faire crou-
piers de la loterie royale, faux-monnayeurs, banqueroutiers,
ce qu'ils demandaient aux. terres nouvelles c'était de l'or et de
l'argent. Ils dédaignèrent les pays qui pouvaient produire des
nations pour ceux qui produisaient des piastres. La colonisa-
tion du Saint-Laurent et des grands lacs leur parut une oeuvre
ingrate, qui ne payait pas les avances d'argent qu'elle exigeait.
De François Ier à Henri IV il n'est presque plus question du
Canada.
Les entreprises de Coligny 1. — D'autres tentatives
furent faites pour nous mettre en possession de notre part d'hé-
ritage dans le Nouveau-Monde. Elles se firent, non dans la
région du nord, mais dans les terres chaudes ; non plus sous
l'action d'une volonté royale, mais presque uniquement, comme
autrefois, par l'initiative des sujets. Il se trouva alors un bon
patriote, un grand Français, l'amiral Gaspard de Coligny, celui-
là même dont l'assassinat devait être plus tard le premier acte
de la Saint-Barthélemy.
Vcllegagnon au Brésil. — Coligny conçut le. projet de
Tessier, Étude sur l'amiral de Coligny. — Gaffarel, Histoire de la
1.
Floride française, 1878. — Id., Histoire du Brésil français au XVIe siècle, 1878.
— A. Moireau, Histoire des Etats-Unis, t. I, 1892.
INTRODUCTION HISTORIQUE 7
fonder au Brésil une colonie où pourraient se réfugier les pro-
testants inquiétés en France pour leurs opinions religieuses. Il
en chargea Nicolas Durand de Villegagnon, gentilhomme de
Provins. Le choix n'était pas heureux, car Villegagnon était
d'humeur fantasque et despotique. Quoiqu'il affectât, pour com-
plaire à Coligny, des idées de tolérance religieuse,, il était d'un
catholicisme ardent et d'esprit sectaire. Pourtant, sur ses deux
vaisseaux, prirent place à la fois des protestants et des catho-
liques. Pour compléter le noyau de la future colonie, il obtint
de faire une tournée dans les prisons de Paris et d'y choisir
ceux des détenus. « qui n'estoient trop vieils ni caduques ». En
tout, il emmenait 600 personnes.
L'expédition partit du Havre le 2 juillet 1555. Elle aborda
dans une baie immense que les Portugais avaient prise pour
l'embouchure d'un fleuve et qu'ils avaient baptisée rivière de
janvier : Rio de Janeiro. Les Portugais s'y étaient fait exécrer
des indigènes : les Français y furent accueillis avec enthou-
siasme. Ils occupèrent d'abord une île que les Brésiliens appel-
lent encore aujourd'hui ilha de Villaganhon : ils y élevèrent le
fort Coligny, assez solide pour avoir résisté plus tard à un long
siège.
Malheureusement les éléments de la nouvelle colonie étaient
assez défectueux : il y avait là des gentilshommes, des marins,
des forçats, mais pas de laboureurs et fort peu d'artisans.
Aucune femme n'était venue de France, et Villegagnon défen-
dait les unions avec les femmes indigènes. Enfin, les émigrants
avaient apporté de France la maladie régnante, c'est-à-dire la
manie théologique : il y eut là aussi des huguenots et des papistes.
Cette fâcheuse disposition s'accrut lorsque Calvin eut envoyé
là-bas, en 1556, quatorze de ses Genevois. Villegagnon donna
cours à son humeur impérieuse et intolérante. Une partie des
protestants français et des colons genevois l'abandonnèrent.
Trois autres Genevois furent par ses ordres décapités. Dès lors
l'immigration protestante d'Europe, qui aurait fait la fortune
de la colonie, fut arrêtée net. Villegagnon lui-même repartit
précipitamment pour la France. Après son départ, l'établisse-
ment du fort Coligny fut attaqué par les Portugais ; les colons
furent massacrés ou emmenés comme esclaves; mais une partie
d'entre eux, réfugiés dans les bois, continuèrent contre l'enva-
hisseur, avec le secours de leurs alliés indigènes, les Tupinam-
bas, une longue guerre de boucaniers.
L'impéritie de Villegagnon avait compromis une tentative
dont les résultats s'étaient d'abord annoncés comme magni-
8 LA FRANCE COLONIALE
fiques. Léry, un de ses compagnons, qui fut plus tard l'historien
de l'expédition, raconte que des personnages considérables du
parti protestant en France avaient envoyé des agents fidèles
pour reconnaître le pays, et que plus de dix mille colons se
préparaient à passer l'Océan. Simon Renard, ambassadeur du
roi d'Espagne Philippe II, lui montrait en 1556 les Français
« armant bateaux en Bretagne et Normandie et tout près de
« conquester les Indes ».
Si les desseins de Coligny avaient été mieux exécutés, si ces
immenses régions du Brésil, que les Portugais occupaient alors
si faiblement, avaient passé sous les lois françaises, si une
vaste France brésilienne, une France antarctique, comme
l'appelait déjà Villegagnon, s'était élevée de l'autre côté de
l'Atlantique, combien l'histoire des deux mondes aurait été tout
autre aux siècles suivants !
Cependant, malgré le premier échec, Coligny ne perdait pas
de vue le nouveau continent.

Jean Ribaud et Laudonnière à la Floride. — En


1562, il confie à Jean Ribaud, marin de Dieppe, deux petits
navires, qui sortent de Dieppe le 2 février. Le but de l'expédi-
tion, ce n'est plus le Brésil, mais la Floride. Ce nom de Floride,
la « terre fleurie », qui est limité aujourd'hui à un seul Etat de
l'Union américaine et à la seule presqu'île floridienne, avait
alors une signification bien plus étendue. La Floride du
XVIe siècle s'allongeait sur cent cinquante lieues de côte entre les
30e et 36e degrés, et comprenait la Géorgie actuelle et les deux
Carolines. Les Espagnols étendaient sur toutes ces terres leurs
prétentions, qui, si nous l'avions bien voulu, eussent été impuis-
santes. Jean Ribaud emportait avec lui, pour la planter sur ces
rivages, une colonne élégamment sculptée et portant les armes
du roi de France. Le capitaine dieppois reconnut la côte, donna
à tous les cours d'eau des noms français : la Seine, la Somme,
la rivière de Mai, la rivière Basse, le Chenonceaux, le Jour-
dain, et, au confluent de ces deux derniers, éleva le fort
Charles. Tout le pays prit, du nom de Charles IX, celui de
Caroline, qui depuis cette époque, en souvenir de l'expédition
française, lui est resté.
Chez les indigènes, même haine contre les Espagnols qu'au
Brésil contre les Portugais : même accueil sympathique aux
Français.
Ribaud revient en Europe pour rendre compte de sa décou-
verte; mais une tempête le jette en Angleterre et là il apprend
INTRODUCTION HISTORIQUE 9
que la guerre civile a éclaté en France. Ceux de ses compa-
gnons qu'il a laissés à la garde du fort Charles viennent le
rejoindre. Et c'en est fait de la Caroline. En France, le Havre,
cette création de François Ier, a été livré aux Anglais par les
protestants.
La paix d'Amboise ramène l'attention sur l'Amérique ; catho-
liques et protestants sont allés reprendre ensemble le Havre ;
Coligny, rentré dans sa maison, ne songe qu'à une chose :
«
Je regarde, écrivait-il, à trouver moyens par lesquels l'on
pourra trafiquer et faire son profit aux pays estrangers, et
j'espère en peu de temps faire en sorte que nous ferons le plus
beau trafic qui soit en la chrétienté. »
N'ayant plus Ribaud sous la main, il charge un des compa-
gnons de celui-ci, le Poitevin Laudonnière, d'une nouvelle
expédition à la Caroline. Celui-ci part du Havre, avec trois
vaisseaux, le 22 avril 1564, aborde le 22 juin sur le rivage
floridien, y retrouve la colonne de Ribaud dont les indigènes
ont fait un objet de leur culte et qu'ils ont pieusement entourée
de feuillages. Seulement il abandonne le fort Charles et, plus
au sud, sur la rivière de Mai, fonde le fort Caroline.
L'Espagne était fort inquiète de ce nouvel établissement.
Son ambassadeur à Paris, Chantonnay, l'avertissait que, si l'on
ne se hâtait de le détruire, ce serait bientôt impossible ; car
« il y a plus de quarante mille hommes en France, desquels il
est besoin de décharger le pays ».
Coligny comprend le danger qui menace sa colonie. Il
équipe en toute hâte à Dieppe sept nouveaux navires et les
confie à Jean Ribaud. Celui-ci arrive, en mai 1565, au fort
Caroline.
A ce moment apparaît la flotte espagnole, commandée par
Pedro Menendez. En pleine paix, quand les deux cours de
Madrid et de Paris affectaient de vivre en bonne amitié, les
Castillans venaient attaquer un établissement français. Ribaud
croise avec ses navires pour empêcher le débarquement de
Ménendez ; mais une tempête survient et disperse sa flotte.
Alors les Espagnols débarquent et surprennent le fort Caroline :
la garnison et les colons sont massacrés, même les malades et
les blessés, à l'exception des femmes et des enfants au-dessous
de quinze ans ; encore beaucoup de ceux-ci sont-ils égorgés
dans la première fureur de l'assaut. Laudonnière et quelques
autres réussirent à s'échapper à travers les bois et furent
recueillis par un des vaisseaux de Ribaud. Quant à Ribaud lui-
même, jeté à la côte par la tempête, ayant perdu quatre de
10 LA FRANCE COLONIALE

ses navires, il essayait de regagner le fort Caroline, dont il


ignorait la prise, lorsque lui-même rencontra les forces supé-
rieures des Espagnols. Il dut capituler non loin de San-Agustino.
Les Espagnols lui avaient promis la vie sauve ; ils lui tran-
chèrent la tète, coupèrent son corps en quatre morceaux qu'ils
plantèrent sur des piques aux quatre coins du fort, et rasèrent
sa barbe pour l'envoyer au roi d'Espagne. Des quelques cen-
taines d'hommes qui accompagnaient Ribaud, un petit nombre
seulement se déclarèrent catholiques et furent épargnés ; tous
les autres, gentilshommes, soldats, matelots, ouvriers, furent
froidement égorgés. Leurs cadavres furent brûlés sur des
bûchers ou pendus aux arbres du voisinage. Sur le lieu du
massacre, Menendez fit dresser cette inscription : « Pendus,
non comme Français, mais comme luthériens. »
Dans le double massacre de la Caroline et de San-Agustino,
neuf cents Français avaient péri ; une centaine erraient dans
les bois ; d'autres réussirent à atteindre les vaisseaux épargnés
par la tempête et revinrent en Europe.
Il se produisit en France un véritable soulèvement de l'opi-
nion quand y parvint la nouvelle des massacres. Une « Requeste
présentée au roi Charles neuvième, en forme de complaincte,
par les femmes veuves et enfants orphelins, parents et amis de
ses subjets qui furent tués audit pays de Floride » fut imprimée
et répandue à milliers d'exemplaires. Puis il sembla que la
seconde guerre civile, signalée par la meurtrière bataille de
Saint-Denis et terminée par la paix de Longjumeau, eût lavé
le sang de Floride sous de nouveaux flots de sang français, et
l'on commença à oublier.
Un homme, un simple particulier, se souvenait. De Gour-
gues, gentilhomme de Mont-de-Marsan et catholique, se chargea
de venger les huguenots de Ribaud. Il partit de Bordeaux, le
2 août 1567, avec trois méchants petits navires, montés par
deux cents hommes. En avril 1568, il débarquait sur la côte
de Floride. La nouvelle se répandit avec une incroyable rapi-
dité parmi les sauvages : le jour même, il en eut plusieurs
centaines autour de lui; le lendemain, il en eut plusieurs mil-
liers, aussi animés que lui contre les tyrans de l'Amérique. On
se mit en marche à travers les bois ; les soldats passaient les
rivières avec de l'eau jusqu'au cou, en élevant les poires à
poudre au-dessus de leurs tètes; on arriva à l'improviste devant
le fort Caroline. Les Espagnols finissaient à peine de dîner,
«
ils se curaient encore les dents », dit la Relation, quand l'as-
saut commença. Pas un des quatre cents Espagnols ne put
INTRODUCTION HISTORIQUE 11
échapper. Tout fut tué ou pris (27 avril). Quant aux prisonniers,
Gourgues, après leur avoir rappelé leur cruauté et la violation
de la parole jurée à Ribaud, les fit pendre aux mêmes arbres
auxquels ils avaient pendu les Français. Il retourna la planche
sur laquelle Menendez avait fait graver son injurieuse légende
et y inscrivit ces mots : « Pendus, non comme Espagnols,
mais comme traîtres, voleurs et écumeurs de mer. » Puis il fit
sauter le fort Caroline et repartit pour la France. Le 6 juin, il
rentrait à la Rochelle.
La Floride n'en était pas moins perdue pour nous. Huit
guerres civiles consécutives, l'assassinat de Coligny en août 1572,
l'ineptie de Henri III, la fureur des haines religieuses, le déchaî-
nement des passions anarchiques et démagogiques firent oublier
l'empire d'outre-mer et délaisser la marine. Il périt sur des
champs de bataille maudits vingt fois plus de vaillants hommes
qu'il n'en aurait fallu pour conquérir sur les Espagnols et les
Portugais et pour coloniser à fond les deux Amériques. Pen-
dant que les Français s'entr'égorgeaient à propos de dogmes
qu'ils comprenaient fort mal, le Nouveau-Monde leur échappait 1.

II.— JUSQU'AU TRAITÉ D'UTRECHT (1713)

Projets et entreprises de Henri IV. — Il fallut que


Henri IV eût rétabli l'autorité royale et fait prévaloir, par l'édit
de Nantes, les principes de la tolérance religieuse, pour que
l'on tournât de nouveau les yeux vers l'Atlantique.
Un écrivain de l'époque, Lescarbot, s'attache à montrer la
haute valeur du lot qui nous est encore réservé dans l'Amérique
du Nord. A ceux qui ne veulent entendre parler que de mines
d'or et d'argent, il répond ces sages paroles : « La plus belle
mine que je sache, c'est du blé et du vin, avec la nourriture du
bétail. Qui a de ceci, a de l'argent. Des mines nous n'en vivons
point, et tel souvent a belle mine qui n'a pas beau jeu. »
Une autre idée encore inspire les explorateurs, une idée de
propagande religieuse. Convertir les sauvages à la religion
chrétienne, en faire des Français par le droit de cité que con-
fère le baptême, tel est l'autre but qu'ils se proposent. Désor-
mais aux chercheurs d'or vont succéder, dans l'Amérique
française, les agriculteurs et les missionnaires.
1.En revanche, l'établissement fondé en 1520, sur les côtes de la
régence d'Alger, par une Compagnie française, au lieu appelé Bastion
de France ou Bastion du Roi, pour la pêche du corail, était en pleine
prospérité.
12 LA FRANCE COLONIALE
Les Français à la Guyane. — Dans l'Amérique du
Sud, un cadet de Gascogne, Adalbert de la Ravardière, recon-
naît la Guyane et en prend possession au nom de Henri IV : il
a la prétention de fonder là une « France équatoriale ».
Colonisation de la Nouvelle-France : Champlain.
C'est vers l'Amérique du Nord, vers la Nouvelle-France, que

se porte le principal effort 1.
L'expédition malheureuse de La Roche, en 1598, et les
molles tentatives de Chauvin, à partir de 1599, ne méritent pas
de nous arrêter.
En 1598 Henri IV nomma lieutenant général, dans l'Amé-
rique du Nord, de Chastes, gouverneur de Dieppe. Celui-ci
forma une compagnie de commerce, dans laquelle entrèrent
des gentilshommes et des négociants de Rouen et de la Rochelle.
Il confia le soin d'explorer le cours du Saint-Laurent à deux
capitaines de la marine royale, du Pont-Gravé, de Saint-Malo,
et Samuel de Champlain, né à Brouage 2. Dans un premier
voyage (1603), ils relevèrent plus exactement que ne l'avait
fait Cartier les deux rives de l'immense estuaire du Saint-Lau-
rent; mais, pas plus que lui, ils ne remontèrent le fleuve au
delà de la cataracte de Montréal. Ils n'en avaient pas moins
reconnu 450 lieues de pays et rapportaient des renseignements
précis sur le climat et les productions, plus un précieux char-
gement de pelleteries.
De Chastes eut pour successeur le sieur de Monts. Dans les
lettres patentes qui nommèrent celui-ci et qui sont de 1603, on
voit que le roi ne revendique que les régions au nord du
40e degré, c'est-à-dire ce qui forme aujourd'hui l'Amérique
anglaise et la partie septentrionale des États-Unis jusqu'à Phi-
ladelphie. Il renonce à la Floride et à la Caroline, réoccupées
par les Espagnols, et à la Virginie, où se sont établis les
Anglais et qu'ils ont ainsi appelée du nom de leur souveraine,
la reine-vierge Elisabeth.
Dans un second voyage, Pont-Gravé, Poutrincourt et Cham-
plain fondèrent Port-Royal en Acadie (1605). Ils reconnurent
les points du rivage américain où s'élèvent aujourd'hui les
florissantes cités de Portland, Boston, Providence et New-York
avec ses quinze cent mille habitants. Là, il n'y avait alors que
1. Poirson, Histoire du règne de Henri IV, t. III. Lescarbot, Histoire
de la Nouvelle-France. Paris, 1618, in-8°. —
— Le R. P. Charlevoix, Histoire
de la Nouvelle-France. Paris, 1744, 3 vol. in-4°.
2. Voyages du sieur de Champlain ou Journal ès découvertes de la Nou-
velle-France, 2 vol. Paris, 1830.
INTRODUCTION HISTORIQUE 13

des tribus errantes de Peaux-Rouges, avec lesquelles ils con-


tractèrent des alliances. Ils leur firent défricher de vastes ter-
rains, où ils semèrent du blé et plantèrent de la vigne. Enfin,
Champlain, le 3 juillet 1608, sur la rive gauche du grand
fleuve, jeta les fondations de la ville de Québec, la future capi-
tale du Canada, qui compte aujourd'hui 63 000 habitants.
En 1609, à l'occasion d'une guerre entre les Algonquins, nos
alliés, et les Iroquois, nos adversaires, Champlain remonta la
rivière des Iroquois et découvrit le lac qui porte son nom. En
1611, il bâtit un fort auprès du Saut-Saint-Louis et commença
à défricher le sol où s'éleva depuis la cité de Montréal (ou
Mont-Royal), qui ne fut réellement fondée qu'en 1661 et qui
compte aujourd'hui 216 650 habitants. Enfin, dans les années
1614 à 1615, il découvrit successivement les grands lacs du
nord ; d'abord le Nissiping, auquel il attribuait vingt-cinq lieues
de long sur huit de large; les lacs Huron, Michigan, Supérieur,
qui s'étendent sur près de trois cents lieues et qu'il appela la mer
Douce; l'Ontario, qui a quatre-vingts lieues de longueur sur
vingt-cinq de large.
Grâce à Champlain et à ses compagnons, Henri IV, en mou-
rant, léguait à la France un empire américain de seize cents
lieues de long sur cinq cents lieues de large, où des villes se
fondaient, où un commerce actif avait commencé avec les
Peaux-Rouges, et que jalousaient déjà les Anglais et les Hollan-
dais.
Il avait voulu faire à la France sa part dans l'océan Indien
comme dans l'Atlantique. En 1664 il avait constitué une com-
pagnie pour le commerce de l'Indoustan, mais, comme la
marine royale n'était pas encore assez puissante pour protéger
nos marchands, dans ces mers lointaines, contre les violences
et les pirateries de nos concurrents anglais, hollandais et por-
tugais, notre trafic indien prit peu de développement sous ce
règne.
François Ier et Coligny n'avaient guère fait que des tenta-
tives : Henri IV a donc été vraiment le premier fondateur de
notre empire colonial.
Projets et entreprises de Richelieu. — Le second
fut Richelieu. Il a exprimé aussi nettement ses vues sur la poli-
tique maritime que ses vues sur la politique à suivre, en France,
à l'égard des féodaux et des protestants et, en Europe, à l'égard
de la maison d'Autriche.
«
Il semble, a-t-il écrit dans son Testament, que la nature
14 LA FRANCE COLONIALE
ait voulu offrir l'empire de la mer à la France par l'avanta-
geuse situation de ses deux côtes, également pourvues d'excel-
lents ports, aux deux mers Océane et Méditerranée. » En même
temps, Richelieu constate les progrès qu'ont accomplis depuis
peu, et déjà à nos dépens, nos voisins d'outre-Manche. Il cite
aussi l'exemple de la Hollande « qui n'est qu'une poignée de
gens disputant à l'Océan leur coin de terre et qui, cependant,
se sont livrés à l'opulence : exemple frappant et preuve incon-
testable de l'utilité du commerce ». Enfin, il regrette de voir
nos hardis marins aller chercher de l'emploi hors de France,
«
n'en trouvant pas en leur pays ».
Richelieu, après avoir aboli la charge de grand-amiral, lequel
n'était le plus souvent qu'un marin de cour, prend le titre de
«
chef et surintendant général de la marine, navigation et
commerce de France » : titre un peu long, mais qu'il s'étudia à
justifier de tous points.
Le Canada repris aux Anglais. — En Amérique, les
Anglais, profitant de la faiblesse de la régente Marie de Médicis,
avaient, en pleine paix comme naguère les Espagnols à la
Floride, brûlé Port-Royal et ravagé l'Acadie. Puis, en 1628, ils
avaient attaqué le Canada. Champlain, une première fois,
défendit avec succès Québec; mais, en 1629, les Anglais revin-
rent en force, tandis que notre découvreur n'avait reçu de
France aucun renfort : cette fois il fut obligé de capituler et la
chute de Québec entraîna celle du Canada. De retour en
Europe, il n'eut pas de peine à convaincre Richelieu que l'hon-
neur et l'intérêt du roi étaient engagés à la reprise de la colonie.
Le cardinal en réclama énergiquement la restitution, arma des
vaisseaux, menaça l'Angleterre et la contraignit, par la paix
de Saint-Germain, en 1632, à rendre le bien volé. Champlain,
qui mourut en 1635, eut la consolation de voir son oeuvre en
bonne voie. Comme le dit le R. P. Charlevoix, le vieil historien
du Canada, Champlain « peut être à bon titre appelé le père
de la Nouvelle-France ».
Les Français dans la mer des Antilles. — Dans
l'Amérique du Centre, en des régions où les Espagnols préten-
daient exercer leur souveraineté, D'Esnambuc et autres prirent
possession, de 1635 à 1655, de Saint-Christophe, de la Marti-
nique et de la Guadeloupe, ainsi que des petites îles qui dépen-
dent de celle-ci (Marie-Galante, les Saintes, la Désirade). Les
boucaniers français occupèrent l'île de la Tortue et s'établirent
dans Saint-Domingue. A la Guyane, la ville de Cayenne fut fon-
INTRODUCTION HISTORIQUE 15
dée. Ainsi la colonie que Coligny avait rêvé d'installer en Floride
ou au Brésil se reconstituait, mais cette fois, pour la plus grande
part, en dehors du continent : dans la région des Antilles.
Les Français au Sénégal. — Sur la côte ouest de
l'Afrique, nos Français retrouvèrent la trace des Dieppois du
XIVe siècle. Dès 1582, les Normands de Rouen, pillés et
chassés de la Guinée par les Portugais, avaient formé une com-
pagnie et occupé fortement l'île Saint-Louis au Sénégal. En
1620, Thomas Lombart était directeur de la Compagnie.
Les Français dans la mer des Indes.— Dans l'autre
océan, Richelieu avait fait occuper l'île de la Réunion et jeté les
yeux sur Madagascar. « La Providence, a-t-il écrit dans son
Testament, veut aussi que nos colonies se dressent en face des
possessions de l'Angleterre dans la mer des Indes orientales,
afin de faire contrepoids à sa toute-puissance maritime, dans
l'intérêt du monde entier. » Cinq mois avant sa mort, le 24 juin
1642, il avait fait signer à Louis XIII l'acte qui constituait une
Compagnie des Indes orientales.
Ainsi Richelieu avait reconquis sur les Anglais la Nouvelle-
France, reconstitué dans les Antilles la France équinoxiale, et
jeté la première base de notre domination dans les eaux de
Madagascar.
La Nouvelle-France sous Colbert. — Près de dix-neuf
ans sont encore perdus dans les misères d'une nouvelle régence.
Alors apparaît Colbert. C'est le troisième fondateur de l'empire
colonial français.
Dans la Nouvelle-France, l'Angleterre avait profité des
troubles de la Fronde pour intervenir encore et s'emparer,
en 1654, de l'Acadie. Elle dut la restituer au traité de Bréda
(1667).
En 1662, la Compagnie des Cent-Associés, qui trafiquait
dans ces parages, fut dissoute : le gouvernement royal prit
possession de la Nouvelle-France, et celle-ci, qui n'avait été
jusqu'alors qu'un comptoir pour le trafic des pelleteries et une
mission pour la conversion des sauvages, devint une possession
de la couronne. Toutefois le monopole du commerce du Canada
ne fut pas aboli : il fut attribué, en 1664, à la Compagnie des
Indes occidentales.
Colbert envoya dans la Nouvelle-France un vieillard éner-
gique, le marquis de Tracy, qui fit une guerre d'extermination
aux Iroquois, nos ennemis acharnés, perpétuellement excités
contre nous par les Anglais, et qui se faisaient un jeu de scalper
16 LA FRANCE COLONIALE
les colons, les missionnaires et les néophytes indiens. Il leur
imposa la paix, en 1666, et en débarrassa pour près de vingt
ans la colonie. Au marquis de Tracy furent adjoints, comme
gouverneur, de Courcelles. et, comme intendant, Talon.
Talon était le plus habile administrateur qu'on pût envoyer
dans le Nouveau-Monde. En fait de commerce, il avait des idées
plus modernes que Colbert : il réclama et obtint l'abolition du
monopole, le rétablissement de la liberté du trafic. Il insista
pour qu'on envoyât au Canada le plus grand nombre possible
de colons. Après la guerre contre les Iroquois, Colbert décida
que tous les hommes du régiment de Carignan qui voudraient
se fixer dans le pays obtiendraient leur congé. Ce régiment
s'était signalé, en 1664, à la bataille de Saint-Gothard (Hongrie)
contre les Turcs. C'est de ces vaillants soldats que descend une
bonne partie de la population canadienne d'aujourd'hui. En
même temps que l'Acadie et le Canada, on colonisait Terre-
Neuve. Dès 1556, Jean Bourdon avait découvert la baie d'Hud-
son et, en 1663, Després-Couture avait élevé des forts dans
cette vaste région. De hardis aventuriers poussaient jusqu'aux
montagnes Rocheuses, dans le Far-West américain. La popu-
lation de la Nouvelle-France quadrupla. Elle était, vers 1661,
de 2 500 Européens; elle atteignit, vers 1688, le chiffre de
11 249 habitants.
Cavelier de la Salle ; le Mississipi, la Louisiane. —
Le fait le plus considérable de l'histoire de la Nouvelle-France
dans la seconde moitié du XVIIe siècle, c'est la découverte du
Mississipi par Cavelier de la Salle et la fondation de la Loui-
siane.
Au Canada, on avait achevé la reconnaissance des grands
lacs et établi sur tous les points importants des forts destinés
à contenir les sauvages. On avait découvert les sources de l'Ohio,
de l'Illinois, du Wisconsin, affluents du Mississipi; mais per-
sonne ne soupçonnait encore l'importance capitale de ce grand
fleuve qui a pour bassin plus de la moitié des États-Unis actuels;
on ignorait même qu'il eût son embouchure dans le golfe du
Mexique 1.
Sous la lieutenance générale du comte de Frontenac, l'in-
tendant Talon imagina que l'un des cours d'eau qui avoisinaient
Margry, Découvertes et établissements des Français dans l'ouest et le sud
1.
de l'Amérique septentrionale (1614-1691); Mémoires et documents inédits
I. Voyages des Français sur les grands lacs et découverte de l'Ohio et du Mis-:
sissipi. — II. Lettres de Cavelier de la Salle. III. Recherches des bouches
du Mississipi. — 3 vol., 1879. —
INTRODUCTION HISTORIQUE 17
les grands lacs et descendaient vers le midi, pourrait bien con-
duire un explorateur jusqu'à la « mer du sud », c'est-à-dire
à l'océan Pacifique. Il pensait que le Mississipi, ou la rivière
Colbert, comme on l'appelait alors, se jetait dans la mer Ver-
meille ou golfe de Californie, et qu'il pouvait mettre la Nouvelle-
France en relations directes avec la Chine et le Japon.
Il confia le soin de vérifier cette conjecture à un hardi explo-
rateur, Louis Jolliet. Celui-ci, en l'année 1673, accompagné du
Père Marquette et de cinq autres Français, passa d'un affluent
méridional du lac Supérieur, en faisant porter sa barque, dans
le Wisconsin. Le Wisconsin le conduisit dans le Mississipi, qui
l'étonna par la largeur de son cours et la splendeur de ses
rivages. Jolliet constata que le fleuve, ayant une direction
presque constante du nord au sud, ne pouvait l'amener, comme
l'avait espéré Talon, dans la mer Vermeille, et qu'il avait pro-
bablement son embouchure dans le golfe du Mexique. Il s'ar-
rêta donc au 33e degré, c'est-à-dire vers le confluent avec l'Ar-
kansas, et revint sur ses pas.
Cavelier de la Salle, né à Rouen en 1640, s'était déjà signalé
dans l'exploration des grands lacs. A deux reprises, en 1671 et
en 1679, il avait atteint le Mississipi, la première fois en
descendant l'Ohio, la seconde fois en suivant l'Illinois. En
décembre 1681, il descendit de nouveau cette dernière rivière,
atteignit le Mississipi et entreprit de l'explorer jusqu'à son
embouchure. Il avait avec lui vingt-trois autres Français et
vingt-cinq sauvages, dont sept femmes. Il s'embarqua sur des
canots faits d'écorce de bouleau. Il reconnut successivement
l'embouchure du Missouri, celle de l'Ohio, celle de l'Arkansas,
s'arrêtant tous les soirs près du rivage pour la nuitée, fumant
le calumet avec les sauvages qu'il rencontrait, parfois essuyant
leurs volées de flèches; vivant des hasards de la chasse et de la
pèche, mangeant même du crocodile, du corbeau blanc et du
cuir de boeuf. Il arriva enfin dans un pays inondé et constata
que l'embouchure du fleuve « s'avançait beaucoup en mer,
faisant de chaque côté une chaussée » : tel en effet est l'aspect
du delta formé par le Mississipi. Sur la rive, La Salle planta une
croix et au-dessous de la croix enterra une plaque de plomb
avec cette inscription : « Au nom de Louis XIV, roi de France
et de Navarre, le 9 avril 1682. » — « On chanta le Vexilla regis
au plantement de la croix, puis le Te Deum, et l'on fit trois
décharges de mousqueterie. » Du nom de Louis XIV, le pays
s'appela la Louisiane.
La Salle ne pouvait songer à gagner la haute mer avec
FRANCE
COLONIALE.
2
18 LA FRANCE COLONIALE
des canots d'écorce; dès le lendemain, il remonta le fleuve pour
revenir au Canada. C'est seulement en 1687 qu'il retrouva par
mer l'embouchure du Mississipi, qu'il avait découverte en des-
cendant le fleuve 1, et c'est dans cette nouvelle expédition qu'il
périt assassiné.
Autres colonies françaises sous Colbert. — Dans
cette même période, à nos possessions des Antilles, s'ajoutaient
Grenade, Sainte-Lucie, Saint-Martin, Saint-Barthélemy, Sainte-
Croix, la Dominique, Tabago. Colbert prenait sous la protection
du roi les flibustiers français établis à Saint-Domingue et enle-
vait aux Espagnols toute la partie occidentale de l'île, où Ogeron
de Boire fondait une colonie modèle.
Madagascar, possession de la Compagnie des Indes, puis
colonie de la couronne, prend alors le nom d'île Dauphine et de
France orientale. Cette époque est surtout signalée par les
essais colonisateurs de Pronis et de Flacourt 2. La Compagnie
1. Cette contre-épreuve était d'autant plus nécessaire que les envieux
et les incrédules dénigraient les résultats de son voyage. Une lettre du
temps constate que « la Louisiane n'a pas eu grande vogue » en France
et que « quelques-uns doutent de la vérité de ce qu'il dit ». D'autres le
traitent de « visionnaire ». Seignelay, fils et successeur de Colbert, avait
à coeur d'achever l'oeuvre commencée sous son père. En 1684, il met à
la disposition de La Salle un vaisseau de guerre, Le Joly, commandé par
M. de Beaujeu, et trois petits navires. Entre La Salle et Beaujeu s'éle-
vèrent, même avant l'embarquement, des discussions sur leurs pouvoirs
respectifs : elles s'aggravèrent pendant la navigation. Beaujeu débarqua
La Salle près d'un étang du Texas, à l'ouest du Mississipi, en janvier 1687.
Cinq semaines se passèrent à chercher l'embouchure du fleuve. Un des
petits navires, la flûte L'Aimable, qui devait rester au service de La Salle
et qui portait des vivres, des munitions et quatre pièces de canon, coula
par la faute du pilote. Le capitaine du Joly, alléguant la nécessité de
mettre son vaisseau en lieu sûr, n'en reprit pas moins la mer avec le
reste de la flottille. La Salle s'établit à terre avec cent vingt ou cent trente
hommes. Les privations qu'ils éprouvèrent pendant un campement de
plus de deux mois dans les marécages du fleuve, les aigrirent bientôt
contre leur chef. Dans les excursions pénibles, à travers les bois, qu'il
leur imposa pour retrouver le chemin du Canada, plusieurs de ses
hommes conspirèrent sa mort. L'un d'eux l'abattit d'une balle dans la
tête; ils dépouillèrent le cadavre et lui ôtèrent jusqu'à sa chemise; puis,
raconte un de ses compagnons, Joutel, « ils le traînèrent dans des hal-
liers, où ils le laissèrent à la discrétion des loups et autres bêtes sau-
vages » (19 mars 1687). Telle fut l'unique sépulture accordée à l'homme
qui venait de découvrir tout un empire, tout un monde, qui eût fait de
la France la première puissance coloniale de la terre, si elle avait su le
garder, et qui constitue aujourd'hui la force et la richesse principales de
l'Union américaine.
2. Henry d'Escamps, Histoire et géographie de Madagascar, 1883.
Louis Pauliat, Madagascar sous Louis XIV, 1886 —
INTRODUCTION HISTORIQUE 19
des Indes; reconstituée en 1665, prend pied dans l'Indoustan.
Situation de notre empire colonial à la mort de
Colbert. — En résumé, pendant l'administration de Col-
bert (1661-1683), la Nouvelle-France a été colonisée d'une
manière suivie et s'est agrandie d'une annexe immense, la
Louisiane; la France équinaxiale s'est étendue dans les Antilles;
la France orientale a été rattachée plus étroitement à la métro-
pole.
A sa mort (1683), cet empire colonial, le premier que nous
ayons possédé, celui auquel ont travaillé avant lui François Ier,
Coligny, Henri IV, Richelieu, est à son maximum de puissance.
Ce qui caractérise ce premier empire colonial, c'est qu'il était
principalement établi en Amérique, où nous n'avons plus
aujourd'hui que des possessions de faible importance. En négli-
geant nos établissements en Afrique, et même nos établisse-
ments à la Guyane et aux Antilles, on peut dire que nos posses-
sions comprenaient la presque totalité de l'Amérique du Nord,
Elles étaient bornées au sud-ouest par le Texas et la Californie,
alors espagnols ; mais l'immense territoire triangulaire qui
commence au nord de ces deux provinces était à nous, à
l'exception de la Floride qui était espagnole et des treize petites
colonies anglaises, alors resserrées entre les monts Alléghanys
et la mer : nous les enveloppions, au nord, par le Canada et
par l'Acadie, à l'ouest, par la Louisiane qui comprenait alors
tout le bassin du Mississipi. Malheureusement, ni le Canada ni
surtout la Louisiane n'étaient assez fortement colonisés pour
que nous pussions enfermer les colonies britanniques dans une
frontière inflexible. Déjà les Anglais de la Nouvelle-Angleterre
commençaient à disputer à la Nouvelle-France la région des
grands lacs; ils arrivaient encore par la baie d'Hudson, où,
contre tout droit, ils faisaient concurrence à notre commerce de
pelleteries, mais où nous étions impuissants à surveiller une
si vaste étendue de solitudes. On peut dire cependant que les
pays sur lesquels l'Angleterre elle-même ne contestait pas
ouvertement les droits de la France comprenaient la totalité de
l'Amérique anglaise d'aujourd'hui et les neuf dixièmes du ter-
ritoire actuel des Etats-Unis, c'est-à-dire un pays vingt-cinq fois
plus étendu que la France, qui est peuplé actuellement de
quarante millions d'âmes et qui en comptera peut-être le
double vers le milieu du siècle prochain.
La Nouvelle-France attaquée par les Anglais. —
A la fin du règne de Louis XIV, cet empire français subit une
20 LA FRANCE COLONIALE
première mutilation. Pendant les deux dernières grandes
guerres de ce règne, les Anglais insultèrent toutes nos colonies.
Ils s'attaquèrent surtout à celles de la Nouvelle-France et le
firent avec plus de suçcès ; car leurs possessions de la Nouvelle-
Angleterre étaient beaucoup plus peuplées que les nôtres, et à
nos quinze ou vingt mille colons canadiens ils pouvaient déjà
en opposer près de deux cent mille. Dans la guerre de la ligue
d'Augsbourg, qui eut pour épisode en Amérique la première
guerre intercoloniale, les Français conçurent le projet d'enlever
New-York et les Anglais celui de nous enlever Québec. Ceux-ci
éprouvèrent, en 1690, une défaite sous les murs de Québec, et
Louis XIV fit frapper une médaille pour perpétuer le souvenir
de cette victoire. Le traité de Ryswick (1697) laissa les choses
en l'état.
Pendant la guerre de la succession d'Espagne, les Anglais
nous enlevèrent l'Acadie, mais échouèrent encore contre le
Canada, énergiquement défendu par le marquis de Vaudreuil.
Nos revers en Europe avaient été trop grands : ils amenèrent
une paix désastreuse dont notre colonie fit les frais 1.
Le traité d'Utrecht. — Au traité d'Utrecht (1713),
Louis XIV dut, en effet, céder l'île de Terre-Neuve, l'Acadie et
les immenses territoire de la baie d'Hudson. Les Anglais pre-
naient donc position sur trois côtés du Canada : celui-ci était
comme démantelé, car ces trois provinces avaient été comme
ses bastions.

III. — JUSQU'AU TRAITÉ DE PARIS (1763)

Progrès du Canada et de la Louisiane.— Dans les


années qui suivirent, on chercha à réparer ces pertes. De 1713
à 1744, le nombre de colons canadiens s'éleva de 25 000 à 50 000.
La Louisiane commença à se peupler : la Nouvelle-Orléans fut
fondée en 1717; Saint-Louis ne devait l'être qu'en 1764. Sur
l'Ohio, dont le bassin mettait en communication le bassin du
Saint-Laurent, c'est-à-dire le Canada, et le bassin du Mississipi,
c'est-à-dire la Louisiane, on établit une ligne de forts pour
arrêter l'invasion des colons anglais qui aurait coupé en deux
l'Amérique française. En 1741, les Anglais prirent Louisbourg;
mais ils durent le restituer en 1748, à la paix d'Aix-la-Chapelle.
L'île de France. — Dans la mer des Indes, nous avions
occupé une île qui constitue une position de premier ordre. Les
1. A. Moireau, Histoire des États-Unis, t. Ier.
INTRODUCTION HISTORIQUE 21
Hollandais la possédaient depuis 1598 et l'avait appelée île
Maurice, en l'honneur d'un de leurs princes, Maurice de Nas-
sau. Ils l'abandonnèrent en 1712. Puis nous l'occupâmes, en
1721, et lui donnâmes le nom de l'île de France. En 1722, le roi
la concéda à la Compagnie des Indes orientales. Un des gouver-
neurs nommés par cette compagnie, Mahé de la Bourdonnais,
commença, en 1735, à la mettre en valeur. Il y créa des villes,
des ports, des cultures. Il en fit la principale station militaire
de l'océan Indien, le centre d'où notre influence rayonna à la
fois sur Madagascar et sur l'Indoustan, l'imprenable citadelle de
la puissance française, d'où nous avons pu, au milieu des
guerres les plus désastreuses de la République et de l'Empire,
tenir si longtemps en échec toutes les forces de l'Angleterre.
Premiers établissements flans l'Indoustan. —
Dans l'Inde, pendant la même période, on jeta les fonde-
ments d'un grand empire. D'abord notre Compagnie fran-
çaise des Indes s'y trouva sur le même pied que les compa-
gnies rivales fondées par les Anglais, les Hollandais et les
Portugais. L'Indoustan obéissait à un puissant empereur, le
Grand-Mogol, qui était alors Aureng-Zeb. Il n'aurait pas
permis aux Européens de jouer dans ses Etats un autre rôle
que celui de trafiquants. Nous n'y occupions que des postes
précaires, par concession du souverain, et en payant, à lui et
aux souverains ses vassaux, une sorte de tribut. Quand Aureng-
Zeb mourut, en 1707, ses successeurs n'eurent plus qu'une
autorité nominale. Son empire se morcela en une infinité de
petits États, gouvernés par des soubabs et nababs musul-
mans, rajahs indous, etc. Tous les aventuriers de l'Inde et des
pays voisins, tous les chefs indous, mongols ou afghans qui
pouvaient entretenir une bande de mercenaires, même de bri-
gands, s'y taillèrent des principautés. Les marchands européens
firent de même; c'est alors que la Compagnie française et la
Compagnie anglaise s'essayèrent à devenir des puissances ter-
ritoriales, et presque aussitôt elles entrèrent en conflit. Dans
le Bengale, en face de la ville anglaise de Calcutta, nous avions
Chandemagor, fondé en 1673 ; sur la côte de Coromandel, en
face de la ville anglaise de Madras, Pondichéry, fondé en 1674.
D'autres comptoirs moins importants furent constitués : Surate,
en 1669; San-Thomé, Mazulipatam, vers la même époque;
Mahé, en 1725; Karikal, en 1739; Yanaon, en 1750.
Dans l'Inde, nos premiers ennemis ne furent pas d'abord les
Anglais, mais les Hollandais. Ceux-ci nous enlevèrent San-Thomé
22 LA FRANCE COLONIALE
en 1674 et Pondichéry en 1693. Ils restituèrent leurs conquêtes
à la paix. Puis, à mesure qu'ils s'affaiblirent, les Anglais prirent
leur place en face de nous,
Gouvernementde Martin et de Dumas 1. — Pendant
longtemps, notre Compagnie ne sortit pas de son rôle de
société de négoce. Sans doute elle fortifiait ses comptoirs, mais
c'était avec l'autorisation des souverains du pays, et unique-
ment pour se défendre contre les concurrents européens ou les
brigands d'alentour. Martin, un de nos premiers gouverneurs
(1674-1701), qui se défendit héroïquement dans Pondichéry
en 1693 et qui y rentra après la paix de Ryswick, agissait
surtout auprès des indigènes par la persuasion : souvent les
princes indous le prenaient pour arbitre dans leurs différends.
Un de ses successeurs, Dumas (1735-1741), prit une attitude
plus impérieuse : quand Ragoghi, chef des brigands mahrattes,
vers 1739, envahit les royaumes du Dekkan et du Carnatic,
Dumas donna asile dans Pondichéry à la famille princière du Car-
natic. Ragoghi n'osa attaquer cette forteresse, défendue par une
artillerie imposante. Dumas est le premier de nos gouverneurs
qui soit devenu un prince indou pour le compte de la Compa-
gnie : le Grand-Mogol lui conféra le titre de nabab et le droit
de lever 4 500 soldats.
A ce moment encore, la. Compagnie n'affecte pas une poli-
tique conquérante. Il ne semblait pas possible à nos marchands,
pas plus qu'à ceux d'Angleterre ou de Hollande, d'affronter,
avec le peu d'Européens dont ils disposaient, les grands États
indous de leur voisinage.
Gouvernementde Dupleix2. —L'homme qui osa rêver
de donner à la France un empire dans l'Inde et qui trouva les.
moyens de réaliser son rêve, ce fut Dupleix, né à Landrecies
en 1697. Les services qu'il avait rendus, depuis 1730, comme
directeur du comptoir de Chandernagor, le firent nommer
en 1741 gouverneur général, en résidence à Pondichéry.
Les Anglais eux-mêmes lui font honneur d'avoir trouvé
avant eux les deux moyens qu'ils ont employés depuis sur une
vaste échelle et qui leur ont valu la domination sur 250 millions
d'Indous. Le premier consistait, pour suppléer au petit nombre
de nos soldats européens, à dresser à la discipline européenne
des cipayes ou soldats indigènes. Le second consistait à inter-
venir dans les guerres entre souverains indous, à aider tantôt
1. Castonnet des Fosses, L'Inde française avant Dupleix, 1887.
2. Tibulle Hamont, Dupleix, 1881.
INTRODUCTION HISTORIQUE 23
l'un, tantôt l'autre, à profiter des dépouilles du vaincu et à se
faire récompenser par le vainqueur.
Prise de Madras. — Dès le temps de la guerre de la
succession d'Autriche, quand Français et Anglais se trouvèrent
aux prises, aussi bien dans l'Inde qu'en Amérique et en Europe,
Dupleix montra que la Compagnie française était devenue une
puissance militaire. Sur ses ordres, La Bourdonnais, gouver-
neur de l'île de France et son subordonné, lui amena des ren-
forts, assiégea Madras, la ville anglaise, et s'en empara (1746).
Après la victoire, les deux chefs ne purent s'entendre : le gou-
verneur de l'île de France refusa l'obéissance à son supérieur
hiérarchique. Il dut être rappelé en France.
Bataille de San-Thomé. — Les Anglais, pour rentrer
en possession de Madras, excitèrent le nabab du Carnatic à
reprendre cette ville. Ce prince envoya son général Maphiz-
Khan assiéger Madras avec dix mille hommes et une artillerie
formidable. De Pondichéry, Dupleix ne peut envoyer contre
lui que 230 Européens, 700 cipayes, sans un seul canon, sous
la conduite d'un officier nommé Paradis. Paradis trouva l'ar-
mée indoue dans une forte position, protégée par une rivière,
puis par une ligne de batteries. Sous le feu de l'ennemi, il
passa audacieusement la rivière et fit charger à la baïonnette.
En quelques minutes, l'armée indoue fuyait dans toutes les
directions, abandonnant toute son artillerie et de grandes
richesses (4 novembre 1746).
Cette affaire, qu'on a appelée la bataille de San-Thomé,
décida, pour plusieurs siècles peut-être, du sort de l'Inde.
Jusqu'alors les Européens avaient redouté les princes indous
et s'étaient soumis à certaines obligations parfois humiliantes.
Mais quand on vit qu'une poignée d'Européens dispersait des
milliers d'indigènes, le secret de la faiblesse des Indous éclata
à tous les yeux. Les rôles changèrent, et bientôt les plus puis-
sants princes de la péninsule tremblèrent devant le moindre
commis d'une compagnie de marchands. Bien que la bataille
ait été gagnée sur un allié des Anglais, ceux-ci rendent hom-
mage à Dupleix pour cette révolution inattendue qui un jour
devait leur valoir un empire : « Nous ne devons pas oublier,
nous autres Anglais, dit l'historien Malleson, que tout le mérite
en appartient uniquement et entièrement à cette grande nation
française, à laquelle nous disputâmes plus tard la suprématie
dans l'Indoustan et qui n'y remporta pas la dernière victoire. »
Pourtant ce sont les mêmes Indous qui, disciplinés à l'eu-
24 LA FRANCE COLONIALE
ropéenne, pourront, sous les drapeaux de Dupleix, résister
même aux Anglais. C'est avec une garnison composée en
partie de cipayes que l'année suivante Dupleix, assiégé à son
tour dans Pondichéry par une armée anglaise, la contraignit
à lever le siège (1748).
Louis XV, qui faisait « la paix en roi et non en mar-
chand », consentit, au traité d'Aix-la-Chapelle (1748), à
restituer Madras. Il se bornait à exiger la restitution du cap
Breton, dont les Anglais s'étaient emparés pendant la guerre 1.
Guerre pour la succession du Dekkan et du
Carnatic. — Dupleix en éprouva un vif chagrin. Il trouva
l'occasion de se dédommager ailleurs. Deux des plus grands
Etats de l'Indoustan étaient en proie à la guerre civile : le
Dekkan et le Carnatic. Dans chacun de ces Etats, les Anglais se
déclarèrent pour l'un des prétendants; dans chacun, Dupleix
se déclara pour l'autre concurrent. Tandis que la paix régnait
en Europe entre la France et l'Angleterre, Anglais et Français
se battaient dans l'Indoustan. Sous les noms des prétendants
Nazir-Sing ou Mousafer-Sing, Anaverdi ou Chanda-Saëb, ils
se livraient de sanglants combats.
Dans la nuit du 15 novembre 1750, La Touche, lieutenant
de Dupleix, osa, avec 800 Français, 300 cipayes et 10 canons,
attaquer, auprès de Gingi, le soubab du Dekkan, Nazir-
Sing, qui amenait 100 000 fantassins, 40 000 cavaliers,
700 éléphants, 350 canons. Il remporta une première victoire
et se disposait à poursuivre ses avantages, lorsqu'il apprit que
le soubab venait d'être tué par un des siens, et qu'on prome-
nait sa tête plantée sur une pique, au milieu des acclamations,
en l'honneur du candidat français, Mousafer-Sing. La diplo-
matie de Dupleix était venue en aide à la bravoure téméraire
de La Touche : dans le camp même de l'adversaire il avait
fomenté la conspiration qui renversa celui-ci. Mousafer revint à
Pondichéry faire ratifier par Dupleix son titre de soubab, et
alors celui-ci se trouva, sous le nom de son protégé, maître de
près d'un tiers de la péninsule.
Il fallut bientôt soutenir. Mousafer contre les intrigues des
Anglais qui avaient suscité contre lui un autre concurrent,
avaient obtenu pour celui-ci du Grand-Mogol le titre de sou-
bab du Dekkan et lui avaient assuré le concours des
Mahrattes, puissante confédération de montagnards. Dupleix
confia à Bussy la mission de défendre notre protégé : il crut
1. Le duc de Broglie, La Paix d'Aix-la-Chapelle, 1892.
INTRODUCTION HISTORIQUE 25
suffisant de lui donner 300 Français, 1 000 cipayes et 10 canons.
Bussy marchait déjà contre les Mahrattes, lorsqu'une nouvelle
conspiration, semblable à celle qui avait donné à Mousafer l'em-
pire du Dekkan, ôta à celui-ci en même temps la couronne et la
vie. Bussy ne se laissa pas arrêter pour si peu: il remplaça immé-
diatement Mousafer par un de ses neveux, Salabet, qui alla éga-
lement chercher l'investiture à Pondichéry. Puis il continua sa
route et, dans trois batailles, écrasa la formidable cavalerie
des Mahrattes. Il leur imposa un traité d'alliance avec nous 1.
Disgrâce de Dupleix. — Dupleix, qui devait déjà au
Grand-Mogol le titre de nabab, obtient de Salabet les cinq pro-
vinces de Goulamir, Mustaphanagar, Ellora, Rajah-Mundri et
Tchicacoli : c'était tout un royaume, qui occupait la côte des
Circars et dont Mazulipatam était comme la capitale.
Ainsi, par ces acquisitions nouvelles, par son protectorat
sur les deux souverains du Carnatic et du Dekkan, par son
alliance avec les Mahrattes, Dupleix était maître de presque
toute la partie péninsulaire de l'Inde : au milieu de nos posses-
sions, Madras, restitué aux Anglais, n'était plus qu'un îlot.
L'Angleterre s'émut; elle exigea de la cour de Versailles le
rappel de Dupleix. Louis XV n'eut pas honte de sacrifier
l'homme qui lui avait donné un empire au désir de maintenir
une paix que les Anglais allaient outragement violer deux
années après. D'ailleurs la Compagnie française des Indes
entendait la politique comme pouvait l'entendre une association
de marchands timides et à courte vue. Dupleix fut rappelé,
passa dix ans à disputer les débris de sa fortune à ses créan-
ciers et mourut misérablement, le 10 novembre 1763. Les
Anglais devaient un jour lui rendre plus de justice : ils ont
placé son buste, à Calcutta, parmi ceux des grands hommes
qui ont fait de l'Inde une terre européenne.
Traité Godebeu. — Son successeur Godeheu avait signé
avec les Anglais, le 26 décembre 1754, un traité par lequel les
deux compagnies rivales s'interdisaient d'intervenir dans les
affaires de l'Indoustan et renonçaient à toute possession anté-
rieure à la dernière guerre du Carnatic et du Dekkan. Les
Anglais n'avaient rien à abandonner ; mais les Français se
trouvaient renoncer à tout un empire. « On conviendra, dit,
1. Malleson, Histoire des Français dans l'Inde (Trad. française). — Bar-
chou de Penhoen, Histoire de la domination anglaise dans les Indes. —
Saint-Priest, Éludes historiques, la perte de l'Inde sous Louis XV. —
T. Hamont, Dupleix.
26 LA FRANCE COLONIALE

non sans ironie, l'écrivain anglais Mill, que peu de nations ont
jamais fait à l'amour de la paix des sacrifices d'une importance
plus considérable. »
Rivalité des Français et des Anglais dans l'In-
doustan, aux Antilles et dans l'Amérique du Nord.
Apeine les Français avaient-ils signé ce malheureux traité

que les prétentions des Anglais se manifestèrent partout avec
un redoublement d'audace.
Dans l'Inde, ils soutenaient Clive, qui, sans souci du traité
de 1754, commençait la conquête du Bengale.
Dans les Antilles, ils disputaient aux colons français les îles
Sainte-Lucie, Tabago, la Dominique et Saint-Vincent.
Dans l'Amérique du Nord, ils essayaient de couper les com-
munications entre les bassins du Saint-Laurent et du Mississipi,
c'est-à-dire entre nos deux grandes colonies du Canada et de
la Louisiane. Ce qu'ils convoitaient, c'était surtout la vallée de
l'Ohio, cet affluent de Mississipi. Là, Français et Anglais
étaient déjà aux prises, mêlant à leurs querelles les Indiens,
qui scalpaient tour à tour les colons des deux nations. On
nomma des commissaires pour résoudre cette question : c'est
alors que fut tué Jumonville, l'un des commissaires français
(1754).
La guerre de Sept ans. — Le gouvernement français
protestait, mais Louis XV espérait encore garder la paix. Alors
l'amiral anglais Boscawen, toujours sans déclaration de guerre,
se mit à courir sus à la marine française, enleva 300 navires
marchands, portant pour 30 millions de marchandises et
montés par 10 000 matelots.
Louis XV fut bien obligé de reconnaître que c'était la guerre.
La nation acceptait avec enthousiasme la lutte contre l'Angle-
terre. On eut d'abord, sur terre et sur mer (1756), deux écla-
tantes victoires : la prise de Minorque et la défaite de la flotte
de secours amenée par l'amiral Byng.
Malgré l'incapacité du gouvernement royal, la France était
donc assez forte pour punir l'Angleterre et reprendre tout ce
qu'elle avait dû abandonner, soit en Amérique, au traité de 1713,
soit dans l'Inde, au traité de 1754. Pour cela, il aurait fallu
concentrer tout l'effort du pays sur la guerre maritime et colo-
niale.
Or, à ce moment même, Louis XV s'engageait dans une
guerre entre la Prusse et l'Autriche qui se disputaient la Silésie.
Il lui parut plus important de savoir si Breslau resterait à Fré-
INTRODUCTION HISTORIQUE 27
déric II ou à Marie-Thérèse que d'assurer à la France ces deux
vastes empires de l'Inde et de l'Amérique du Nord. Toutes les
armées, tous les trésors dont on pouvait disposer furent pro-
digués dans la guerre d'Allemagne; l'Angleterre eut les mains
libres en Amérique et en Asie; le Canada et l'Indoustan furent
presque abandonnés à eux-mêmes.
Perte du Canada. — Dès l'année 1755, les Anglais
avaient commencé par exiger de tous les habitants de
l'Acadie, cédée en 1713, le serment de fidélité au roi d'Angle-
terre. Les Acadiens étaient des Français : ils refusèrent. Alors
on les enleva en masse à leurs maisons, à leurs terres ; on les
entassa pêle-mêle sur des vaisseaux anglais, si bien que des
familles furent séparées et qu'un vieux notaire mourut du
chagrin de ne pouvoir retrouver ses enfants. C'était une popu-
lation de 7 000 âmes qui était, en masse, frappée de transpor-
tation. Les maisons, les terres et les bestiaux des Acadiens
furent distribués à des colons anglais. La même année la
guerre, avant qu'elle ne fût déclarée en Europe, avait éclaté au
Canada.
Le marquis de Vaudreuil 1, gouverneur du Canada, appela
aux armes nos colons ; on battit le général Braddock et
Washington qui avaient attaqué le fort Duquesne ; on leur tua
800 hommes sur 1 200 (1755). Puis, quand le marquis de
Montcalm eut amené des renforts de France, on enleva aux
Anglais les forts Ontario et Oswégo, où l'on prit 1 640 hommes
et 113 canons (1756). La Nouvelle-Angleterre fut attaquée à
son tour et un millier de colons britanniques furent massa-
crés par nos alliés les sauvages. L'année suivante, on enleva
le fort George sur le Saint-Sacrement. Alors les Anglais,
réduits d'abord à la défensive, portèrent leurs forces à près
de 80 000 hommes, tant soldats anglais que miliciens anglo-
américains. La colonie semblait hors d'état de résister à ce
déluge d'hommes ; car nous n'avions pas alors 6 000 soldats
sous les armes et toute la population canadienne ne s'élevait
pas à 65 000 âmes. Montcalm écrivait : « Nous combattrons,
nous nous ensevelirons, s'il le faut, sous les ruines de la
colonie. »
On continua à combattre. En 1758, les forts de Louisbourg
et de Frontenac succombèrent; mais celui de Carillon, défendu
par Montcalm, résista aux efforts de 20 000 Anglais et leur
1. Fils de celui qui avait défendu le Canada pendant la guerre de la
succession d'Espagne.
28 LA FRANCE COLONIALE
infligea une perte de 5 000 hommes. A Paris, « la victoire de
Carillon » fut célébrée par un Te Deum.
L'année suivante, 1759, se produisit la crise finale. En juin,
le général anglais Wolf remonta le Saint-Laurent jusque sous
les murs de Québec avec vingt vaisseaux, 30 000 soldats ou
matelots et une formidable artillerie. Malgré l'infériorité de
nos forces, il fut repoussé une première fois. Le 13 septembre,
en vue de Québec, sur les hauteurs d'Abraham, s'engagea la
bataille décisive. Montcalm n'avait pas plus de 4 500 hommes
à opposer aux 20 000 hommes de Wolf : et cependant les
Français osèrent monter à l'assaut des positions anglaises.
On se battit avec acharnement : les deux généraux furent
blessés à mort : Wolf expira le jour même, et Montcalm le
lendemain. Sa dernière parole fut : « Au moins je ne verrai
pas les Anglais dans Québec ». Ses soldats lui donnèrent pour
tombe le trou creusé par une bombe. L'armée française se
retira sur la rivière Jacques Cartier et le lendemain Québec
capitula. Dans la campagne de l'année 1760, MM. de Lévis et
de Burlamaque défendirent, l'un après l'autre, les forts qui
nous restaient : l'Europe fut étonnée de tant de ténacité; mais
à la un les derniers défenseurs du Canada succombèrent '.
Perte de l'Indoustan 2. — Dans l'Inde, Godeheu avait eu
pour successeur Lally-Tollendal, né à Romans en Dauphiné,
mais originaire d'Irlande. Il était d'une bravoure héroïque et
avait pris pour devise : « Plus d'Anglais dans la péninsule. »
Malheureusement il était violent et obstiné. Il obligea les
Indous, sans distinction de caste, brahmanes ou parias, à
s'atteler aux chariots de munitions, et par là s'aliéna complè-
tement ces utiles alliés. Il rappela Bussy qui, depuis Dupleix,
avait continué à se défendre dans le Dekkan. Par ses mala-
dresses, il jeta la division parmi les Français. D'autre part, la
métropole ne lui envoyait ni renforts ni munitions. Il mit cepen-
dant le siège devant Madras ; l'arrivée d'une flotte de secours
l'obligea à enclouer ses canons et à se retirer dans Pondichéry.
Le brave Bussy fut fait prisonnier au combat de Vandavachi
(1760), qui ouvrait aux Anglais la route de Pondichéry. Notre
capitale fut à son tour attaquée, et, après deux mois de siège,
n'ayant que pour un jour de vivres, Lally dut capituler
(15 janvier 1761). Chandernagor, moins facile à défendre, avait

Garneau, Histoire du Canada. — Dussieux, Le Canada sous la domi-


1.
nation française: — Bonnechose, Montcalm, et le Canada.
2. Tibulle Hamont, Lally-Tollendal, 1887.
INTRODUCTION HISTORIQUE 29
succombé dès 1757. Trois mois après la prise de Chandernagor,
Clive avait livré au nabab du Bengale la bataille de Plassey,
où 1000 Anglais et 2 000 cipayes dispersèrent une armée de
60 000 Asiatiques. Désormais les Anglais étaient maîtres au
Bengale comme sur la côte de Coromandel. Clive occupait la
place restée vide après Dupleix, reprenait toutes ses traditions
diplomatiques et militaires et inaugurait cette série de grands
capitaines ou d'habiles administrateurs qui ont rendu l'Angle-
terre maîtresse d'un des plus grands empires du monde,
presque égal en étendue et en population à l'Europe entière.
Ainsi, pour avoir voulu soutenir une double guerre, en
Allemagne, contre la Prusse, sur mer, contre l'Angleterre, on
était vaincu à la fois en. Allemagne, en Amérique et en Asie. A
la honte de Rosbach s'ajoutait la perte du Canada et de l'Inde.
L'héroïsme de Montcalm et de Lévis, de Lally-Tollendal et de
Bussy, ne put suppléer à l'incapacité d'un gouvernement de
courtisans et de favorites.
Traité de Paris (1763). — Au traité de Paris, les
Anglais rendirent bien Chandernagor, Pondichéry et trois
autres villes de l'Inde, mais démantelées et privées de toute
influence sur l'intérieur de la péninsule. En Amérique, on leur
céda le Canada et la moitié est de la Louisiane : et, comme
notre alliée l'Espagne avait perdu la Floride, en dédommage-
ment, on lui céda, l'année suivante, la moitié ouest de la Loui-
siane. Aux Antilles, les Anglais obtinrent la plupart des îles
contestées : Saint-Vincent, la Dominique, Tabago ; en Afrique,
ils gardèrent le Sénégal et ne nous rendirent que l'îlot de Gorée.
Ainsi la guerre de Sept ans et le traité de Paris ont com-
plété la ruine de cet empire colonial, commencée au traité
d'Utrecht. Les Anglais ont hérité des découvertes et des tra-
vaux des Jacques Cartier, des Champlain, des Talon, des La
Salle, en Amérique; des Martin, des Mathieu Dumas, des La
Bourdonnais, des Dupleix, des Bussy, dans l'Inde. De ces
immenses territoires, vingt ou trente fois grands comme la
France, il nous restait des bribes : sur la côte de Terre-Neuve,
deux îlots ; dans les Antilles, la Guadeloupe et ses dépendances,
la Martinique, Sainte-Lucie et la partie ouest de Saint-Domingue ;
dans l'Amérique du Sud, la Guyane ; sur la côte du Sénégal,
l'îlot de Gorée.
Chose étrange, on ne parut même pas se douter alors de
l'étendue de ces pertes et de l'immensité du désastre. Voltaire,
à propos des territoires contestés dans la vallée de l'Ohio, par-
30 LA FRANCE COLONIALE

lait de quelques arpents de neige au Canada ». Quand M. de


«
Bougainville, en 1759, vint réclamer à Versailles des secours
pour le Canada, le ministre de la Marine le reçut fort mal :
Eh ! Monsieur, s'écria le ministre, quand le feu est à la maison,
«
on ne s'occupe pas des écuries. On ne dira pas du moins,

Monsieur, repartit le héros, que vous parlez comme un cheval. »
Choiseul, en cédant le Canada aux Anglais, se vantait de les
avoir attrapés, car il prévoyait que les colonies anglaises,
n'étant pas tenues en respect par le voisinage de la France,
feraient défection à la Grande-Bretagne 1.

IV. — JUSQU'AU TEMPS PRESENT

Découvertes des Français sous Louis XVI. —


Il ne fut pas donné à l'ancienne monarchie de réparer ses
pour la géo-
fautes. Louis XVI était passionné pour la marine,
graphie, pour les découvertes. Sous ses auspices, de hardis
marins parcoururent les mers et les archipels encore à peine
connus de l'Océanie. Avant lui Bougainville (1768) avait
reconnu les îles Tuamotou, les îles Tahiti, les îles des Naviga-
teurs, les Nouvelles-Hébrides, l'archipel de la Louisiade, les
îles Salomon, la Nouvelle-Irlande, la Nouvelle-Guinée, et sur
plusieurs points devancé Cook, le célèbre capitaine anglais. La
Pérouse, en 1787, découvrit les îles des Amis, les îles Norfolk,
aborda à Botany-Bay sur le littoral même du grand continent
australien, et alla périr sur les récifs des îles Vanikoro. D'En-
trecasteaux, envoyé, en 1791, à la recherche de La Pérouse,
parcourut les mêmes archipels, reconnut la côte sud-ouest de
l'Australie et aborda à l'île de Van-Diémen. La découverte de
ces îles et de ces peuplades aux moeurs étranges émut profon-
dément les Français du XVIIIe siècle, inspira même à nos philo-
sophes d'ingénieuses réflexions sur la morale et les religions,
mais n'ajouta pas un îlot aux possessions coloniales de
la France. Ni sur les archipels océaniens, ni sur la Nouvelle-
Guinée, ni sur l'île de Van-Diémen, ni sur le grand continent
australien, la seule terre qui, à cette époque, eût pu, quoique
bien imparfaitement, nous indemniser de la perte du Canada,
1. Bancroft, Hist. des Etats-Unis. — Moireau, Hist. des Etats-Unis.
Barbé-Marbois, Histoire de la Louisiane, 1829. L'auteur estime que les
Espagnols auraient mieux fait de céder gratuitement la Floride, sans
même réclamer la Louisiane. — Voir aussi Raynal, Histoire philosophique
du commerce des Européens dans les deux Indes.
INTRODUCTION HISTORIQUE 31

personne ne songeait à déployer le drapeau blanc aux trois fleurs


de lis.
Madagascar et l'Indo-Chine. — Sur deux points seu-
lement, il y eut pendant le règne de Louis XVI quelques efforts
sérieux : à Madagascar et dans l'Indo-Chine.
A Madagascar, c'est la tentative du comte Beniowski ; dans
l'Indo-Chine, c'est le traité d'alliance ménagée par l'évêque
Pigneau de Béhaine avec l'empire d'Annam ».
La guerre d'Amérique et le traité de Ver-
sailles (1783). — Quand Louis XVI commença la guerre
pour l'indépendance américaine, non seulement il ne songea
pas à reprendre le Canada, mais il se laissa imposer par ses
nouveaux alliés, par ces trois millions de colons anglo-saxons
qui ne pouvaient attendre leur salut que du secours de la
France, une condition qui consacrait une fois de plus le désastre
de 1763. Dans le traité d'alliance, il « renonce pour jamais à la
possession d'aucune partie du continent de l'Amérique septen-
trionale qui est à présent ou qui a été récemment sous le pou-
voir du roi et de la couronne de la Grande-Bretagne ». Ainsi
les Américains faisaient consacrer, cette fois comme nos alliés,
la spoliation qu'ils avaient aidé, comme alliés et sujets des
Anglais, à exercer contre nous. Le même peuple dont les
milices avaient, en 1754, pris part au meurtre de Jumonville,
traitant avec le petit-fils de Louis XV, exigeait et obtenait que
la Nouvelle-France fût à jamais séparée de la France.
Dans l'Inde, on aurait pu profiter de cette nouvelle guerre
avec l'Angleterre pour reprendre nos possessions. Les Français
de l'Indoustan, aux premières nouvelles de la rupture, s'étaient
armés et avaient soudoyé des cipayes ; mais le gouvernement
les laissa écraser ; toutes nos villes, mal fortifiées, tombèrent
presque sans coup férir aux mains des Anglais. Haïder-Ali, sultan
de Mysore, qui avait couru aux armes en attendant notre
secours, se trouva lui-même en péril. C'est seulement trois ans
après la déclaration de guerre que le bailli de Suffren, un des
plus grands hommes de mer de l'époque, fut envoyé dans les
parages des Indes. Le 17 février 1782, il remporta, en vue de
Madras, une brillante victoire navale, reprit Pondichéry, entra
en relations avec Haïder-Ali. « Les Anglais ont enfin trouvé leur
maître, lui dit le vaillant roi de Mysore... je veux qu'avant deux
ans il n'en reste plus un seul dans l'Indoustan. »
1.Voyez, ci-déssous, les chapitres consacrés à Madagascar et à l'Indo-
Chine.
32 LA FRANCE COLONIALE
Peu s'en fallut que cette parole ne se réalisât : Haïder-Ali
marchait sur Madras ; Bussy, celui que les Indous appelaient
« le demi-dieu », alors vieux et perclus de rhumatismes, reparut
sur le théâtre de ses exploits; Suffren pour la cinquième fois
battait la flotte anglaise. Il allait tenter un grand effort sur
Madras lorsqu'une frégate lui apporta la nouvelle de l'armistice.
A la paix, on abandonna Tippo-Saëb, fils et successeur d'Haïder-
Ali, sultan, et l'on renonça dans l'Inde, comme on avait fait
dans l'Amérique, à redevenir une grande puissance coloniale.
Par cette paix, signée à Versailles en 1785, les Anglais resti-
tuaient ce qu'ils avaient pu nous prendre pendant la guerre
d'Amérique et quelques-unes des conquêtes de la guerre de
Sept ans : parmi celles-ci, Tabago et le Sénégal. Ils rendirent
la Floride à l'Espagne. Mais qu'étaient-ce que ces résultats en
comparaison de ceux qu'aurait produits une guerre conduite
avec persévérance contre les Anglais et, pour la première fois,
sans qu'une guerre continentale vînt diviser nos forces?
Les colonies pendant la Révolution. —
Pendant la
Révolution, la France, assaillie sur toutes ses frontières, dut
abandonner à elles-mêmes ses colonies. Elles se défendirent
vaillamment. Sous la Convention, Victor Hugues, de Marseille,
envoyé par Jean-Bon Saint-André, trouva nos Antilles occupées,
en partie par les Anglais : avec quelques centaines d'hommes,
il enleva tous leurs forts de la Guadeloupe, força Prescott et
Graham à capituler, et reconquit l'île entière; puis il chassa
les Anglais de Sainte-Lucie et des îles voisines. Non seulement
nos îles de l'océan Indien, Maurice et la Réunion, se maintin-
rent, mais, jusque dans les dernières années de l'Empire, elles
firent une guerre de corsaires qui anéantit presque le commerce
britannique dans ces parages.
C'est l'Assemblée législative qui, par la loi du 28 mars 1792,
accorda pour le première fois à nos colonies une représenta-
tion dans le Parlement de la métropole. « Considérant que les
colonies font partie intégrante de l'empire français », elle leur
attribua trente-quatre représentants 1.
Malheureusement le décret de la Convention du 4 février 1794,
qui abolissait l'esclavage, eut pour conséquence, grâce aux
résistances des planteurs, le soulèvement des noirs dans les
1. Savoir à Saint-Domingue, 18; à la Guadeloupe, 4; à la Marti-
:
nique, 3; à la Réunion, à l'Ile de France, à l'Inde française, chacune 2;
à Sainte-Lucie, à Tabago, à la Guyane, chacune, 1 Décret du
22 août 1792. —
INTRODUCTION HISTORIQUE 33
Antilles. Puis des mesures impolitiques de réaction allaient
compromettre la possession des petites îles et préparer la perte
de Saint-Domingue.

Les colonies sous le Consulat et l'Empire. — Une


des grandes ambitions de Bonaparte, et l'une des plus constantes,
ce fut de relever la puissance maritime de la France. Général
du Directoire, il désigna l'Egypte comme le point d'où l'on
pourrait attaquer les Anglais dans les Indes; à peine maître du
Caire, il écrivit au sultan de Mysore, Tippo-Saëb, pour se
mettre en relations avec lui et lui annoncer sa prochaine arrivée
dans l'Inde; mais, presque dans le même temps où Bonaparte
était obligé d'abandonner l'Egypte, Tippo-Saëb succombait les
armes à la main, sur la brèche de Séringapatam, sa capitale
(4 mai 1799).
Devenu Premier consul, Bonaparte négocie avec l'Angleterre.
Si l'armée française d'Egypte avait pu s'y maintenir plus long-
temps, si Kléber n'avait pas été poignardé où si Menou eût
montré plus de capacité, la Grande-Bretagne aurait fini par
consentir à nous abandonner la vallée du Nil. Du moins, à la
paix d'Amiens (1802), elle restitue à la France toutes les
conquêtes qu'elle a pu faire dans nos colonies pendant les
guerres de la Révolution. La paix signée, Bonaparte travaille
avec une fiévreuse activité à reconstituer notre domination
coloniale, au moins dans les Antilles.
Par le traité de Bâle, en 1795, sous la Convention, l'Espagne
nous avait cédé la partie espagnole de Saint-Domingue;
Bonaparte obtint encore d'elle, en 1800, la cession de la Loui-
siane, puis une promesse de cession de la Floride. Or, avec les
Antilles françaises, la Louisiane, la Floride, l'île de Saint-
Domingue en totalité, nous étions maîtres du golfe du Mexique.
Bonaparte avait encore à faire accepter son autorité aux
insurgés de Saint-Domingue : il s'y prit mal, laissa croire
qu'il voulait rétablir l'esclavage et provoqua une résistance
désespérée ; puis les fièvres décimèrent les troupes envoyées
contre eux. Enfin une nouvelle rupture avec l'Angleterre étant
imminente, Bonaparte dut liquider cette entreprise coloniale :
il abandonna Saint-Domingue à ses destinées, laissa la Flo-

3
ride à l'Espagne et vendit l'immense Louisiane aux Etats-
Unis pour une somme de 80 millions (1803).
Bonaparte fit peut-être sagement, car tous ces territoires
auraient été une proie pour l'Angleterre. Il ne pouvait même
plus défendre contre celle-ci les colonies qui restaient à la
FRANCE COLONIALE.
34 LA FRANCE COLONIALE
France. Pendant que Napoléon, après la destruction de sa
marine, cherchait à atteindre l'Angleterre en battant ses alliés
sur le continent ou à se frayer une route vers les Indes en
attaquant la Russie, l'Angleterre avait les mains libres sur
toutes les mers. Toutes nos colonies, l'une après l'autre, tom-
bèrent en son pouvoir. L'Ile de France succomba la dernière
et, par sa capitulation de 1810, ne put que se réserver l'usage
des lois et de la langue françaises.

Traité de Paris (1814). — Il semblait qu'à la fin de


l'ancien régime notre empire colonial ne pût être réduit : et
cependant les guerres de la Révolution et de l'Empire le lais-
sèrent encore plus petit: A la vérité, au traité de Paris, en 1814,
l'Angleterre nous rendit la plupart des colonies que nous possé-
dions au temps de Louis XVI; mais elle gardait, dans les Antilles,
Sainte-Lucie et Tabago; dans l'océan Indien, l'Ile de France;
l'insurrection des noirs nous avait fait perdre même la partie
française de Saint-Domingue.
L'empire colonial français fut alors à son minimum d'étendue,
ou plutôt il ne méritait plus le nom d'empire, car nous tombions
au dernier rang des peuples colonisateurs, à un moment où
l'Espagne possédait encore ses immenses vice-royautés d'Amé-
rique, où le Portugal conservait cette colonie du Brésil dont il
ne connaissait pas les limites, où la Hollande, même après la
perte du Cap et de Ceylan, restait une puissance respectable
et où l'empire anglais s'était démesurément accru, notamment
dans l'Indoustan.
Les colonies que nous restituait l'Angleterre, nous paraissions
à peine en comprendre la valeur : ce n'est qu'en 1817 qu'on
envoya la Méduse prendre possession du Sénégal, et le tragique
naufrage de cette frégate ajourna encore la rentrée des Français
dans le pays. Quant à acquérir de nouvelles colonies, personne
n'y songeait alors. Il paraît que l'Angleterre, très entichée alors
de l'abolition de la traite, offrit, en 1814, de nous céder la
Trinité si nous voulions nous associer à elle pour cette oeuvre
philanthropique : on lui fit une réponse évasive ; plus tard la
traite n'en fut pas moins abolie chez nous, et la Trinité lui
resta.
C'est de ce degré extrême d'insignifiance que notre empire
d'outre-mer s'est peu à peu relevé, qu'il s'est accru de nou-
velles possessions et qu'il est parvenu au point de puissance
relative où nous le voyons aujourd'hui. Depuis la chute de
Napoléon, aucune nouvelle catastrophe comme celles de 1713
INTRODUCTION HISTORIQUE 35
de 1763 et de 1814, ces trois dates néfastes de notre histoire
maritime, ne s'est produite. Nous n'avons dû, malgré de cruelles
épreuves, renoncer à aucune de nos possessions d'outre-mer;
elles se sont accrues, lentement, il est vrai, mais elles n'ont
pas décru ; et, comme si tous les Français, à quelque parti qu'ils se
rattachent, devaient être solidaires dans cette grande oeuvre, il
n'est pas un seul des gouvernements qui se sont succédé depuis
1815 qui n'ait ajouté à nos possessions. La monarchie légitime,
la royauté de Juillet, le second Empire ont apporté leur pierre
au monument. Au premier de ces régimes, nous devons Alger;
au second, la conquête de l'Algérie, de nouveaux établissements
sur la côte de Guinée et dans les eaux de Madagascar, l'occu-
pation des archipels océaniens ; au troisième, les premiers
agrandissements du Sénégal, l'acquisition de la Nouvelle-
Calédonie et la conquête de la Cochinchine.
La République a travaillé plus énergiquement et plus heu-
reusement à cette oeuvre qu'aucun des gouvernements qui
l'ont précédée en ce siècle. Depuis moins de dix ans, l'Algérie
s'est agrandie de plusieurs oasis dans le sud, de toute la
Tunisie, et, par là, nos possessions de l'Afrique du Nord se
sont accrues de plus d'un tiers, comme étendue et comme popu-
lation. Du côté du Sénégal, nos possessions sont devenues tout
un empire ; du bassin de ce fleuve, nous avons pénétré dans
celui du Niger; nous avons joint nos possessions du Soudan à
celles de la. côte de Guinée. Notre colonie du Gabon, insignifiante
il y a quelques années, est devenue le point de départ d'agran-
dissements au Congo qui présentent une étendue supérieure à
celle de la France et qui peuvent faire de nous des riverains
du lac Tchad. Nous avons fait reconnaître nos droits sur Mada-
gascar, une île qui est également supérieure en superficie au
territoire français, et sur les Comores. Dans l'Indo-Chine, les
provinces conquises sous le second Empire ne forment plus
que le cinquième de nos possessions actuelles et la population
des pays placés sous notre domination ou notre protectorat a
été portée de 2 millions à environ 18 millions d'âmes.
Nous n'entrerons pas dans le détail de notre histoire colo-
niale au XIXe siècle. Les colonies dont nous aurions à parler
sont encore des colonies françaises : nos collaborateurs, dans
les chapitres consacrés à l'Algérie, à la Tunisie, au Sénégal,
au Soudan, à la Guinée, au Congo, à Madagascar, à Obock, à
l'Indo-Chine, à l'Océanie, auront à traiter cette histoire. Dans
les monographies qni vont suivre, on verra quels titres ont
acquis à la reconnaissance du pays, pour l'Algérie, Bugeaud et
36 LA FRANCE COLONIALE

ses émules; pour la Tunisie, le consul Roustan, les généraux


Forgemol et Bréart; pour le Sénégal et le Niger, Faidherbe,
fondateur et sauveur de Médine, les colonels ou généraux Pinet-
Laprade, Valière, Borgnis-Desbordes, Combes, Gallieni, Archi-
nard, Humbert, conquérants du Soudan, les explorateurs Mage,
Quintin, Binger; pour le Congo et les régions du lac Tchad,
les explorateurs Savorgnan de Brazza, Ballay, Crampel,
Dybowski, Monteil, Mizon; pour Madasgascar, l'amiral Pierre;
pour l'Indo-Chine, Francis Garnier, le commandant Rivière,
l'amiral Courbet, les généraux ou colonels Brionval, Dominé,
Millot, de Négrier, Brière de Lisle, Warnet, et tant d'autres
vaillants officiers des armées de terre et de mer.

Ce qui nous reste des colonies perdues. — Dans


les régions où nous avons pénétré autrefois en conquérants et
où nous n'étions qu'une minorité imperceptible au milieu des
masses énormes de population indigène, dans l'Indoustan par
exemple, presque rien n'a subsisté de nous après que notre
domination y eut pris fin. L'Inde est restée l'Inde, après que le
drapeau français eut fait place dans le Dekkan ou dans la
Carnatic au drapeau britannique. Le fond même de la vie
indoue est resté intact, et, le jour où la domination anglaise
disparaîtrait de ces contrées, elle n'y laisserait pas beaucoup
plus de traces que la nôtre.
Il n'en est pas de même dans les pays où nous avons été
non des conquérants, mais les premiers colons européens et
où, grâce au peu de densité des populations indigènes, la race
française a été vraiment implantée. Ces pays-là sont restés
français malgré le changement de domination.
Parmi ces épaves de notre ancienne colonisation, en pre-
mière ligne il faut citer le Canada. Dans la vaste région située
au nord des Etats-Unis, qui est baignée par les deux océans,
l'Atlantique et le Pacifique, et qui est connue sous le nom
d'Amérique anglaise, de Dominion of Canada ou de Confédé-
ration canadienne, il faut distinguer entre les territoires qui
ont été primitivement colonisés par la race française et ceux
qui, dans le même temps ou presque aussitôt après, ont été
colonisés par la race anglaise.
Les premiers furent surtout le Bas-Canada, qui s'appelle
aussi la province de Québec, et l'Acadie. On sait par quels pro-
cédés les Anglais ont réussi, au XVIIIe siècle, à extirper la
race
française de la petite presqu'île acadienne. Ils ne pouvaient
songer à les employer contre 65000 colons français qui peu-
INTRODUCTION HISTORIQUE 37
plaient le Canada au moment de sa cession à l'Angleterre. Ils
leur laissèrent leurs terres, leur langue, leur religion, qui
était le catholicisme, et leur loi civile, qui était alors la Cou-
tume de Paris. La colonisation anglaise se porta sur d'autres
points et notamment sur le Haut-Canada, ou province d'On-
tario, sur le Nouveau-Brunswick,la Colombie britannique, etc.
Or, ces 65 000 colons français du XVIIIe siècle se sont
multipliés. Bien qu'aucune grande émigration, arrivée de
France, ne soit venue les renforcer ; principalement par la
fécondité de leurs mariages, ils ont fini par dépasser le chiffre
de 1500000. Ces sujets français de la Grande-Bretagne sont
répandus dans presque toutes les provinces de la confédération
canadienne ; mais c'est surtout dans le Bas-Canada, leur pays
d'origine, et dans le Manitoba, une petite province située sur
la frontière des Etats-Unis, qu'ils sont en masse compacte. Il
faut y ajouter 25 à 26 000 Français récemment immigrés.
A ces 15 ou 1 600 000 Français qui habitent l'Amérique an-
glaise il faut en ajouter environ 1 300 000 Français ou Franco-
Canadiens répandus dans les Etats septentrionaux de l'Union
américaine, les plus voisins du Canada. En sorte que nos
65 000 colons du XVIIIe siècle sont devenus une population de
près de trois millions de Français.
C'est un exemple de fécondité que n'offre aucune race,
même la race britannique. Les familles de douze enfants se
rencontrent souvent au Canada français et celles de vingt n'y
sont pas une rareté. Il s'ensuit que, bien que le chiffre des
colons de race britannique, dans l'Amérique anglaise, soit pour
le moment supérieur au chiffre des colons français 1, les deux
races se font sensiblement équilibre et les chances d'accrois-
sement paraissent plutôt en faveur de la nôtre. Si donc le
Dominion of Canada devait compter dans un siècle, comme
l'estiment certains statisticiens, une population de 50 millions
d'âmes, 20 millions au moins seraient d'origine française. C'est
toute une France qui grandit sur les bords du Saint-Laurent, à
l'ombre du drapeau britannique.
Les Franco-Canadiens ont montré, daus les troubles de 1837,
lors de l'insurrection de Papineau, qu'ils étaient capables de

1. D'après le recensement de 1889, la population du Dominion of Canada


avec Terre-Neuve, mais non compris les Indiens, serait de 5 250 000 âmes.
Dans le Canada propre, au recensement de 1881, on comptait 1 299 161 Ca-
nadiens-Français et 225 327 Français contre 666 666 Canadiens-Anglais, et
470 092 Anglais, Écossais et Irlandais (ceux-ci comptent pour 185 526) et
77 753 Américains des États-Unis.
38 LA FRANCE COLONIALE
maintenir leurs droits, fût-ce les armes à la main; l'acte
de 1840 a dû consacrer l'autonomie du Bas-Canada français
que menaçaient les Anglais du Haut-Canada. En 1885, le métis
Louis Riel s'insurgea pour faire reconnaître celle du Manitoba.
Il fut vaincu, condamné à mort, exécuté; mais l'insurrection
faillit gagner le Canada tout entier et donna à réfléchir aux
Anglais. Une tentative faite au moyen du bill Mac-Carthy, pour
détruire le français comme langue officielle dans le nord-
ouest, soumettre l'existence des écoles françaises à l'arbitraire
du gouvernement du Dominion, a échoué devant l'énergique
résistance des Manitobiens et Canadiens : en 1892, le Parle-
ment fédéral du Dominion a rejeté, par 432 voix contre 83, le
bill Mac-Carthy.
Les Franco-Canadiens ont conservé non seulement leur
langue, mais l'amour de la France. Sans doute ils sont de
loyaux sujets de l'Angleterre, et la protection britannique est
une de leurs garanties contre les ambitions de la République
américaine. Comme drapeau national, à côté du drapeau bri-
tannique, ils ont le drapeau français : non celui de l'ancienne
monarchie, mais celui de la France de 1789. Dans leurs fêtes
nationales, ce sont les pavillons et les oriflammes tricolores
qui pavoisent les monuments, et c'est le drapeau tricolore qui
flotte dans les manifestations publiques. Plus d'une fois déjà,
dans la guerre du Mexique, dans la guerre de 1870, de nom-
breux volontaires canadiens sont venus partager nos dangers 1.
Sur un autre point du continent américain, à l'embouchure
de ce Mississipi que découvrit Cavelier de La Salle, dans notre
ancienne colonie de Louisiane, autour des villes de Saint-Louis
et de la Nouvelle-Orléans, notre langue s'est maintenue égale-
ment dans la descendance d'une poignée de nos anciens colons
ou de nos anciens noirs affranchis et francisés : elle compte
aujourd'hui environ 80 000 âmes.
Dans la partie ouest de Saint-Domingue, celle qui était
autrefois la partie française de l'île et qui forme aujourd'hui la
République haïtienne, une nombreuse population, environ
960000 habitants, dont les neuf dixièmes sont des hommes
de couleur, a conservé la langue et les sympathies françaises.
Il en est de même à la Dominique, où la presque totalité de la
population (29000 âmes) a gardé notre langue, et dans plu-
sieurs des Antilles aujourd'hui anglaises.
L'île de France, bien qu'elle ait cessé d'appartenir à la

1. Frédéric Gerbié, Le Canada et l'émigration française, 1885.


INTRODUCTION HISTORIQUE 39
France, et que son ancien nom ait été changé officiellement
en celui d'île Maurice, n'en est pas moins, dans la majeure
partie de sa population de 372 664 âmes, restée française. Notre
langue, dans laquelle Bernardin de Saint-Pierre a écrit Paul et
Virginie, est celle que parlent tous les habitants de l'île, de
race blanche ou gens de couleur, à l'exception de quelques
fonctionnaires ou militaires anglais et des coolies indous. Elle
n'est pas la langue officielle cependant, car les Anglais ont
violé sur ce point la capitulation de 1810, et, en 1861 encore,
la reine Victoria a refusé d'autoriser l'usage du français dans
les tribunaux. Cependant, comme on a dû laisser aux Mauri-
ciens leurs lois nationales, c'est-à-dire le Code Napoléon, les
conquérants ont imaginé cette fiction : c'est la traduction
anglaise du Code Napoléon qui doit en être considérée comme
le texte officiel, le texte original.
De même que les Canadiens ont fourni parfois des volon-
taires à nos armées, les Mauriciens sont un appui sérieux,
presque autant que leurs frères de la Réunion, pour notre
action sur la grande île de Madagascar.
Tels sont les principaux groupes d'hommes qui ont main-
tenu la France dans les colonies mêmes d'où son drapeau a été
retiré. On voit que ces anciennes colonies ne sont pas entière-
ment des colonies perdues.
Les colonies libres. — Il en est de même d'autres grou-
pes de population française qui se sont établis sous dés lois
étrangères : quelques-uns se rencontrent précisément sur des
points où parurent autrefois nos premiers explorateurs. Dans
l'Amérique du Sud, le groupe qui réalise le mieux le type d'une
France antarctique, rêvé au XVIe siècle par Coligny, c'est notre
colonie de la République Argentine : elle compte près de
200 000 Français.
— A la République Argentine les importations françaises
ont presque doublé en dix ans : de 73 à 170 millions de
francs : la France, pour le mouvement commercial, y tient le
second rang, après l'Angleterre et avant l'Allemagne.
Le Brésil reçoit par an une immigration de 5 à 600 Français
et le nombre total doit être de près de 10 000; il y en a près
de 3 000 au Pérou; un nombre un peu moindre au Chili.
Même aux États-Unis il a immigré de 1821 à 1889, 362000 Fran-
çais, quoique les statistiques américaines n'en accusent aujour-
d'huique 107 000 ayant conservé leur nationalité et leur langue 1.

1. Louis Vignon, L'Expansion de la France, 1891.


40 LA FRANCE COLONIALE
Toutes ces colonies, à des degrés différents, d'une part, le
Canada, la Louisiane, Saint-Domingue, Maurice, d'autre part
les groupes français de la République Argentine, du Brésil, du
Pérou, du Chili, des États-Unis, ajoutent quelque chose à notre
influence dans le monde; elles étendent le domaine de la
langue française et la clientèle de nos littérateurs; elles mani-
festent une préférence marquée pour les produits de notre
industrie; elles conservent avec nous une communauté de goûts
et d'habitudes: sous les climats les plus divers, elles vivent
plus ou moins de la vie française.

ALFRED RAMBAUD.
L'ALGÉRIE

PARTIE HISTORIQUE 1

CHAPITRE PREMIER

JUSQU'A LA PRISE D'ALGER (1830)

La Berbérie. — Il est en Afrique une petite Afrique ou


Afrique mineure, sorte de grande île à demi continentale, bai-
gnée à l'est et au nord par la Méditerranée, à l'ouest par
l'océan Atlantique, séparée du Soudan au sud et de la grande
Afrique par le désert du Sahara. C'est la Berbérie ou pays des
Berbères, que les Arabes appellent Maghreb, c'est-à-dire Cou-
chant, et que nous pourrions nommer aussi Atlantide ou région
de l'Atlas. Trois fois grande comme la France, elle forme un
tout compact et homogène, dont toutes les parties, presque
symétriques, conservent d'un bout à l'autre les mêmes carac-
tères et ont eu à peu près les mêmes destinées. Politiquement,
elle se divise en trois États dits barbaresques : à l'extrémité
orientale, la Tunisie, placée depuis 1881 sous le protectorat de
la France; à l'extrémité occidentale, le Maroc dont nous som-
mes les alliés naturels et qu'il est de notre devoir de protéger
contre toute agression extérieure; entre les deux, l'Algérie,
1. G. Boissière, L'Algérie romaine, 1886. — E. Cat, Essai sur la Mauré-
tanie Césarienne, 1891. — Rotalier, Histoire d'Alger, 2 vol., 1841. — Eugène
Plantet, Correspondance des deys d'Alger avec la cour de France (1579-1833),
2 vol., 1889. — Camille Rousset, La Conquête d'Alger, 1879; L'Algérie de
1830 à 1840, 2 vol., 1887; La Conquête de l'Algérie (1841-1837), 2 vol., 1889.
42 LA FRANCE COLONIALE

terre française depuis 1830, qui occupe en Berbérie et au sud


du bassin occidental de la Méditerranée une position prépon-
dérante et centrale.
Temps primitifs : Maures et Numides (Berbères).
Il est difficile de savoir quelles races primitives ont, sous le

nom général de Berbères, peuplé le nord de l'Afrique. Avant
les temps historiques, elle fut visitée par des peuples construc-
teurs de dolmens, arrivant de la Gaule et de l'Espagne. L'histo-
rien romain Salluste mentionne les Libyens et les Gélules, ceux-
là habitant sur le rivage, ceux-ci dans l'intérieur. De leur
mélange partiel avec des conquérants venus d'Asie seraient
issus les Maures (dans la Mauritanie ou Maroc actuel) et les
Numides (dans l'Algérie et la Tunisie).
Il paraît certain que, dès une époque lointaine, tous ne
formaient en réalité qu'un même peuple, et que la véritable
distinction entre eux n'était pas tant la race que le genre de
vie : les uns sédentaires (Maures?) 1, fixés dans les villes ou
cultivant le sol; les autres nomades (Numides?), parcourant
les pâturages et vivant du produit de leurs troupeaux; d'ail-
leurs tous agiles, intrépides, durs à la fatigue et combattant
déjà comme les Kabyles et les Arabes de nos jours, excellents
cavaliers, prompts à l'attaque, plus rapides encore dans la
fuite, d'humeur inconstante et farouche, déchirés entre eux
par de continuelles discordes. Les anciennes cités de Theveste
(Tebessa), Cirta (Constantine) et Auza (Aumale) furent proba-
blement fondées durant cette période anté-historique.
Domination carthaginoise. — De leur côté, les Phé-
niciens ou Puniques, de race sémitique comme les Juifs et les
Arabes, mais appartenant à la branche chananéenne, avaient
exploré les côtes de l'Afrique, comme toutes celles de l'ancien
monde, et y avaient créé des comptoirs. Ils fondèrent Carthage
sur le golfe de Tunis. La domination des Carthaginois n'a pas
laissé de traces appréciables, au moins en Algérie. Il semble
que l'aristocratie punique se soit contentée d'exploiter la
Numidie par le commerce et les Numides en leur empruntant
des cavaliers mercenaires.
Conquête romaine (202 av. J.-C. 43 ap. J.-C). —

Tout autre fut l'ambition de Rome, dont l'oeuvre civilisa-
trice est pour nous, maîtres et éducateurs actuels de l'Algérie,
1. Aamaur » en kabyle, signifie massif montagneux, d'où « iaamua-
«
ren », montagnards.
L'ALGÉRIE
le plus précieux des enseignements. Il y a aujourd'hui
43
soixante-trois ans que nous avons mis le pied en Afrique, et
déjà. l'Algérie est soumise, la Tunisie est placée sous notre
protectorat. Si notre tâche ne parait point terminée, et si
même, dans les deux pays conquis, nous sommes exposés à
des accidents qu'il faut toujours prévoir, l'exemple de Rome
est bien fait pour calmer nos impatiences et pour nous inspirer
cette ténacité dans les desseins, cette persévérance dans l'action
qui seules assurent le succès et marquent le caractère des peu-
ples colonisateurs.
Sait-on combien il a fallu de temps aux Romains pour
réduire tout entière à l'état de province la Berbérie actuelle? Il
leur a fallu plus de deux cent quarante ans, et cette pru-
dente lenteur de leur conquête en explique la solidité relative
et la durée 1.
La conquête romaine comparée à la conquête
française. — Les Romains avaient sur nous plusieurs avan-
tages. Tandis que nous avons attaqué l'Algérie de front, nous
heurtant aux murailles parallèles de l'Atlas qui en défendent
les terrasses et les plaines, obligés de franchir à chaque expé-
dition de dangereux défilés, Rome, une fois maîtresse de Car-

1. L'an 202 avant le Christ, Scipion l'Africain est vainqueur d'Annibal,


il est aux portes de Carthage : le Sénat se contente d'imposer à Carthage
un traité humiliant et onéreux et de donner à Massinissa cette Numidie
que Syphax avait entraînée dans la guerre. — En 146, Carthage est
détruite par Scipion Emilien : le Sénat se borne à occuper les villes du
littoral et à constituer solidement la petite province romaine d'Afrique;
il abandonne à Utique, son alliée, le reste du territoire punique. — En
107, le Numide Jugurtha oblige Rome à la guerre; il tient en échec
pendant plusieurs années les meilleurs généraux de la République :
Metellus, Marius et Sylla ; enfin il est livré par son beau-père Bocchus,
roi de Mauritanie ; il orne le triomphe du vainqueur et il est jeté dans
un cachot où il meurt de faim. Cependant le Sénat consent à peine à
agrandir la province romaine d'Afrique, il laisse à son indépendance la
plus grande partie de la Numidie qu'il partage entre Hiempsal et
Bocchus. — Ce n'est qu'en 46 que Jules César, vainqueur de Juba, fils
d'Hiempsal, qui avait embrassé le parti de Pompée, se décide à réduire
la Numidie en province romaine. — Ce n'est qu'en 32 que l'empereur
Auguste fit une province de la Mauritanie ; encore l'abandonna-t-il bien-
tôt au Numide Juba II, et ce n'est qu'en l'an 43 après Jésus-Christ, sous
le règne de Claude, qu'elle forma définitivement deux provinces romai-
nes, les deux Mauritanies Césarienne et Tingitane. Ainsi, depuis l'an 202
avant J.-C., jusqu'à l'an 43 après J.-C., pendant 245 ans, les Romains
ont poursuivi lentement mais sûrement la conquête de l'Afrique septen-
trionale. Comment nous étonner qu'en soixante-deux ans nous ne l'ayons
point encore achevée?
44 LA FRANCE COLONIALE
thage, avait dans le nord-est du massif de l'Atlas une excel-
lente base d'opérations, et, par les vallées longitudinales qui
s'ouvrent sur les rivages carthaginois, elle pouvait pénétrer
jusqu'au coeur de la Numidie et en tourner les retranchements
naturels. En second lieu, elle n'avait pas à vaincre l'hostilité
religieuse des habitants, dont les croyances polythéistes pou-
vaient s'adapter aisément au vieux culte latin. Enfin, déjà
maîtresse de presque tout le monde méditerranéen, elle
n'avait aucune puissance rivale à ménager, et elle était libre de
diriger ses meilleures forces en Afrique. De notre côté, nous
l'emportons sur nos prédécesseurs romains par les moyens
perfectionnés dont nous disposons pour l'attaque et la domi-
nation : le tir rapide et la longue portée de nos armes à feu, la
célérité de nos transports par eau ou par terre et de nos com-
munications télégraphiques. Mais tous ces engins, qui assurent
notre supériorité matérielle, pourraient se retourner contre
nous : il n'y a qu'une sécurité véritable pour le vainqueur,
c'est de régner dans le coeur du vaincu.
Administration romaine : elle n'assimile pas les
Berbères. — Un fait hors de doute nous est attesté par
l'importance des ruines romaines en Algérie : c'est le nombre
et la prospérité des colonies fondées par Rome : Lambèse, rési-
dence de la 3e légion Auguste et centre militaire de la région ;
Coesarea (Cherchell), dont l'antique emplacement est dix fois
supérieur à celui de la ville actuelle; Theveste, aujourd'hui
Tebessa, dont le cirque pouvait contenir 7,000 spectateurs;
Constantine, l'ancienne Cirta ; Russicada, qu'a remplacée Phi-
lippeville, et tant d'autres villes. Les temples, aqueducs, por-
tiques, arcs de triomphe, voies publiques montrent partout
leurs débris, malheureusement trop peu respectés par nos
colons.
Les provinces correspondant à l'Algérie de nos jours étaient :
la Numidie, depuis Tabarca jusqu'au fleuve Ampsagas (Oued-
el-Kébir), avec Cirta pour capitale; la Mauritanie Siti-
fienne, dont le centre était à Sitifis (Sétif); la Mauritanie
Césarienne, la plus étendue des trois, qui allait des environs
de Saldoe (Bougie) jusqu'à l'embouchure de la Malva (Moulouïa),
et qui avait Iol ou Césarée pour capitale. Elles étaient, aussi
bien que l'Afrique propre, les greniers de Rome. Nous connais-
sons enfin des Africains illustres, tels que l'empereur Septime-
Sévère, le pape Victor, Tertullien, saint Cyprien, saint Optat et
saint Augustin, dont les noms seuls attestent la fécondité
intellectuelle de l'Afrique romaine. Mais ni l'histoire, ni les
L'ALGERIE
monuments épigraphiques ne nous éclairent exactement sur le
45
sort des indigènes. Il semble que la plupart, dépossédés de
leurs propriétés, aient continué à les cultiver, en qualité de
serfs, pour le compte de leurs maîtres romains; que d'autres,
comme les Kabyles du Djurdjura, aient conservé leur autonomie,
ou qu'ils aient plié sous le joug de chefs indigènes investis par
Rome d'une puissance légale; que bien peu, en somme, aient
pu s'élever au rang de citoyens romains. Ainsi, malgré leur
patience et leur habileté, en dépit de leur réseau savant de colo-
nies qui enveloppaient tout le territoire, les Romains n'avaient
pas réussi à s'assimiler la population africaine; peut-être même
n'y avaient-ils pas songé 1.
Résistance sourde et révoltes des Berbères.— Géo-
graphiquement, la domination romaine n'atteignit jamais les
limites de la nôtre et laissa à leur indépendance et à leur bar-
barie de nombreuses tribus. S'ils s'avancèrent jusqu'à Biskra,
au sud de l'Aurès, ils n'occupèrent pas les hauts plateaux situés
à l'ouest du Chélif et dépassèrent peu Pomaria (Tlemcen), dans
l'Ouest oranais. La paix romaine, il est vrai, dura plus de trois
siècles. Après l'insurrection de Tacfarinas et des Musulans
sous Tibère, après celle de la Mauritanie sous Caligula, et enfin
après la tentative du propréteur Macer pour se rendre indé-
pendant à la mort de Néron, pendant 336 ans la Berbérie
entière est tranquille. Mais, dès la fin du IIIe siècle, dès que la
force matérielle de l'Empire est affaiblie, les révoltes recom-
mencent. Sous Dioclétien, l'Afrique proclame empereur Auré-
lius Julianus, et il faut que Maximien, après avoir battu et
tué l'usurpateur, combatte les Maures et en transplante une
partie en diverses contrées. Sous Valentinien Ier, nouvelle insur-
rection des Maures avec Firmus, que la bravoure et l'habileté du
général Théodose ont peine à dompter. Puis usurpation du
féroce Gildon. Ainsi se prépare l'effondrement de la puissance
romaine en Afrique. D'autres indices semblent indiquer la
désaffection profonde qui n'aurait cessé de couver dans le coeur
des Africains. Nous voulons parler de leur empressement à
embrasser le christianisme pour s'en faire une arme de pro-
testation contre l'Empire, tant qu'il est païen; de leur impé-
tuosité à se précipiter dans le schisme et l'hérésie, aussitôt que
1. Les Romains n'avaient pas su imposer leur langue aux indigènes,
puisque, au début du Ve siècle, saint Augustin proposait à l'évêque
Crispinus de faire traduire leurs sermons « en langue punique », afin
d'être entendus des habitants de Colama (Guelma), ville située en plein
territoire romain (en 402).
46 LA FRANCE COLONIALE
l'Empire est devenu chrétien. C'est l'histoire de Tertullien et de
son zèle implacable; c'est aussi celle des farouches Dona-
tistes, bientôt surpassés par les Circoncellions et leurs san-
glants excès.
Caractère de l'oeuvre romaine. — En résumé, Rome
a été admirable dans sa conquête, qu'elle a poursuivie avec
constance pendant deux siècles et demi; la conquête achevée,
elle a su maintenir la paix matérielle en Afrique pendant plus
de trois siècles, et ses colonies y ont atteint une brillante pros-
périté ; mais elle est demeurée impuissante à s'assimiler les Afri-
cains, à fonder une nation africo-romaine. Aussi la civilisa-
tion qu'elle avait apportée a-t-elle été balayée du sol de la
Numidie avec une extrême rapidité, et les indigènes, doublement
rebelles contre l'Église et contre l'Empire, avaient déjà com-
mencé eux-mêmes l'oeuvre de destruction, lorsque les Van-
dales parurent. Le problème que les Romains n'ont pu résoudre
subsistepour nous : notre civilisation ne sera pas plus solidement
implantée en Afrique que la leur, tant que nous n'aurons pas
réussi à rallier les indigènes et à constituer en Berbérie une
véritable France africaine.
Dominations diverses. — Les Vandales. — La suite
de l'histoire algérienne jusqu'au débarquement de nos troupes
en 1830 ne nous offre qu'un intérêt secondaire, puisque, après
les Romains et avant nous, aucun peuple européen n'a tenté
sérieusement de s'établir en Afrique.
Les Vandales, peuple germanique, qui étaient chrétiens,
mais qui professaient l'hérésie arienne, arrivant en 429 par
le détroit de Gibraltar avec Genséric, n'eurent pas de peine à
soumettre un pays déjà désorganisé et moralement détaché de
Rome. Ils démantelèrent les villes, saccagèrent les églises catho-
liques, puis, séduits par la beauté du climat, s'établirent à
demeure et essayèrent de gouverner au moyen d'une sorte de
féodalité. Mais ils étaient grossiers, ignorants, peu nombreux,
et ils n'ont modifié d'une façon appréciable, ni dans son orga-
nisation, ni dans sa. race, le vieux fonds berbère.
Les Byzantins. — Les Byzantins, ou Grecs de Constanti-
nople, qui se prétendaient les héritiers de l'ancien Empire,
abordèrent à leur tour en Afrique avec Bélisaire, le célèbre
général de Justinien, et, à la bataille de Tricaméron, en 533,
mirent fin d'un seul coup à la domination des Vandales. Ils
se montrèrent plus avides et ne furent pas plus heureux que
leurs devanciers. La dureté de leur fisc acheva de ruiner les
L'ALGÉRIE 47
villes romaines. L'insurrection des indigènes, devenue perma-
nente, porta de tous côtés la dévastation. Ni Bélisaire, ni ses
successeurs Salomon et Jean Troglita ne parvinrent à rétablir
l'ordre. L'historien Procope affirme qu'en vingt ans la popula-
tion diminua de cinq millions d'habitants. Au bout d'un siècle,
personne n'eût reconnu l'Afrique romaine. De véritables déserts
parcourus par les nomades avaient remplacé en maintes con-
trées les cultures et les villes.
Première invasion arabe. — Au milieu du VIIe siè-
cle, nouvelle invasion, celle des Arabes : le fondateur de
Kérouan, le fameux Okba, dont les os reposent près de Biskra,
dans le plus ancien monument musulman de l'Algérie, un peu
plus tard Hassan, soumettent au Koran la Berbérie qui prend
dès lors le nom de Maghreb. Les Grecs et les derniers Romains
disparaissent. Les habitants de l'Aurès s'étaient défendus
quelque temps dans leurs montagnes, ayant à leur tête la
Kahina, reine et prophétesse. Cependant la majorité des Ber-
bères accueille sans répugnance la foi islamique, la considé-
rant peut-être comme une revanche suprême contre la tyran-
nie et l'orthodoxie byzantines. Mais bientôt ils s'aperçoivent
qu'ils n'ont fait que changer de maîtres; ils se jettent dans
l'hérésie avec une ferveur nouvelle : musulmans, ils deviennent
ouahbites et chiites, de même que, chrétiens, ils avaient naguère
embrassé le donatisme. Enfin ils se séparent des khalifes de
Cordoue, ils absorbent une fois de plus leurs conquérants et ils
fondent, à l'ombre du Croissant, des dynasties nationales.
Dynasties berbères du VIIIe au XIe siècle. — Une
partie de l'Algérie, ou Maghreb-el-Ouassath, c'est-à-dire « cou-
chant du milieu », fut ainsi gouvernée, dans la seconde moi-
tié du VIIIe et pendant tout le IXe siècle, par les Restamites ouah-
bites. Leur capitale était Tiaret (Tagdempt en berbère),
centre stratégique protégé par le massif de l'Ouarsenis et qui
commande à la fois le Tell et les hauts plateaux. Ils furent les
contemporains des Edrissites de Fez et des Aghlabites de
Kérouan.
Pendant le Xe et au commencement du XIe siècle, l'Algé-
rie fut comprise dans l'empire des Fatimites, fondé par le
chiite Obéid-Allah et qui s'étendit jusqu'à l'Egypte. A la fin du
XIe siècle, elle suivit dans leur rébellion les
chefs berbères
Zirites qui, en haine de leurs maîtres du Caire, adoptèrent le
rite orthodoxe malékite, suivi encore de nos jours par la plu-
part des indigènes algériens.
48 LA FRANCE COLONIALE
Seconde invasion arabe et nouvelles dynasties
berbères. — Les Fatimites se vengèrent en déchaînant sur
le Maghreb une invasion d'Arabes autrement terrible que celle
du VIIe siècle : plus de deux cent mille nomades, véritables
brigands, dévastèrent les campagnes et forcèrent la population
agricole à se réfugier dans les montagnes. Vers le même temps,
arrivèrent du Sahara occidental et du Maroc des Berbères
voilés, semblables aux Touareg actuels, et qui, sous le nom
d'Almoravides ou Morabethin (marabouts, liés à Dieu), poussè-
rent de tous côtés jusqu'au Nil et jusqu'au Guadalquivir leurs
rapides conquêtes. Après les Almoravides, au XIIe siècle, sur-
girent les Almohades ou unitairiens, qui les remplacèrent. Cette
dynastie de race berbère assura près d'un siècle et demi de
tranquillité et d'éclat à l'Espagne méridionale (c'est le temps
d'Averroès, c'est alors que fut construite la Giralda de Séville) ;
mais elle ne parvint pas à réprimer complètement dans
l'Afrique du nord l'anarchie qui y régnait depuis la seconde
invasion arabe.
Les Zianides de Tlemcen. — Après la dissolution de
l'empire almohade, les Beni-Zian ou Zianides, établis à Tlem-
cen en 1248, ne furent guère plus heureux. Ils se rendirent
maîtres, il est vrai, d'Oran, d'Alger et d'une portion notable
de l'Algérie. Leur capitale Tlemcen, assise au bord d'un pla-
teau frais et ombreux, protégée par les montagnes contre le
vent du Sahara, devint par ses palais, ses mosquées, ses jar-
dins, ses écoles, son université, son industrie', son commerce
et sa population de 125 000 âmes, la première" ville de tout le
Maghreb. Cependant ils furent impuissants à réprimer les
dévastations des nomades ; ils eurent peine eux-mêmes à se
défendre contre leurs voisins, les Mérinides du Maroc et les
Hafzides de Tunisie ; Alger leur échappa; Tlemcen fut étroite-
ment bloquée, et l'on voit encore les ruines du camp ou plu-
tôt de la cité militaire (Mansourah) construite à ses portes par
les assiégeants. Au XVIe siècle enfin, les Espagnols, irrités par
les pirateries des villes maures du littoral, s'emparèrent d'Oran
et de Bougie. La dynastie des Zianides n'en avait pas moins duré
deux siècles et demi lorsqu'elle fut renversée par les Turcs. La
race berbère avait prouvé qu'elle n'était incapable ni d'organi-
sation politique, ni de travail fécond, ni de développement intel-
lectuel. Le géographe Ibn-Batouta et l'historien Ibn-Khaldoun,
qui vivaient au XIVe siècle, sont tous deux des Berbères.
Entre la Tunisie et le Maroc, l'Algérie s'était constituée et
avait trouvé à peu près ses limites actuelles.
L'ALGÉRIE 49
Domination turque. — Deux aventuriers habiles et
énergiques, Aroudj et Khaïr-Eddin Barberousse, établirent
alors (1510) en Algérie une oligarchie militaire connue sous le
nom de l'Odjak.
Cette milice fanatique, recrutée surtout parmi les Turcs,
commandée par des chefs électifs ou deys, solidement établie
dans les ports et dans quelques villes de l'intérieur, leva des
tributs sur les indigènes, organisa une puissante marine et
s'enrichit par la piraterie et la traite des blancs. Pendant trois
siècles et demi, elle brava l'Europe et, en dépit des expéditions
de Charles-Quint (1541), de Duquesne (1682-83), de lord
Exmouth (1817), continuait à exercer impunément son odieuse
industrie. La domination turque eut du moins cet avantage de
donner à l'Algérie une capitale définitive : l'ancien Icosium des
Romains, le port berbère d'Al-Djezaïr (les îles), la ville
d'ALGER.
Sous l'autorité du dey d'Alger, le reste de l'Algérie était
gouverné par trois autres chefs turcs : les beys d'Oran, Titeri
ou Médéa, Constantine. De ceux-ci relevaient les grands chefs
indigènes.
Ainsi, à la veille de la conquête française, les Berbères
d'Algérie, fils des anciens Maures et Numides, à peine modifiés
par les Romains, effleurés par les Vandales et les Byzantins,
en partie arabisés, mais à la surface seulement, par deux inva-
sions, par une conversion plus ou moins profonde à la foi
musulmane, par l'adoption (sauf dans le Djurdjura et l'Aurès)
de la langue arabe, demeurés intacts sous le régime turc, se
retrouvaient après quatorze cents ans en face d'un conquérant
civilisé et allaient lui opposer le même esprit de résistance
obstinée effarouche.

CHAPITRE II

DEPUIS LA PRISE D'ALGER

Conquête d'Alger par les Français (1830). — La


France était dans le cas de légitime défense lorsqu'elle attaqua
les Turcs en Algérie. Les comptoirs qu'elle possédait près de
La Colle depuis 1520, et pour lesquels elle payait une redevance
annuelle, avaient été maintes fois saccagés. A la suite de con-
FRANCE COLONIALE. 4
50 LA FRANCE COLONIALE
testations élevées au sujet de cette redevance et du payement
d'une fourniture de blés faite naguère à l'armée d'Egypte par
deux Juifs algériens, le dey Hussein avait insulté publiquement
notre consul, M. Deval, en le frappant à trois reprises du man-
che de son chasse-mouches. Enfin, depuis trois siècles, nos
navires, comme ceux des autres puissances, étaient constam-
ment exposés aux rapines des forbans algériens. En déclarant
la guerre aux Turcs, nous ne vengions pas seulement nos inté-
rêts et nos droits outragés, mais ceux de tout le monde civi-
lisé.
Le gouvernement de la Restauration hésita néanmoins pen-
dant trois années avant de prendre un parti décisif. Enfin une
flotte commandée par l'amiral Duperré débarqua (15 juin), à
Sidi-Ferruch, un corps expéditionnaire de 37,000 hommes dont
le chef était le général Bourmont. Les Anglais avaient cherché
en vain à nous intimider et à entraver l'expédition : Charles X
avait eu le bon sens de ne point s'arrêter à leurs intrigues et à
leurs menaces. En cinq jours de combat le plateau de Staouéli
fut occupé par nos troupes ; le fort l'Empereur fut emporté
(4 juillet). Alger était tourné, le dey capitula. Nous étions les
maîtres du centre politique et militaire de la Régence.
Occupation du littoral algérien (1830-1834). — La
révolution de 1830 détourna tout d'abord du grand événement
qui venait de s'accomplir en Afrique l'attention de la France.
Puis on se heurta à de telles difficultés que le nouveau roi
Louis-Philippe songea un instant à abandonner notre récente
conquête, et, plusieurs fois par la suite, nos affaires en Algérie
furent compromises par l'hostilité ou la parcimonie d'une par-
tie de la Chambre. Le député Desjobert s'illustra dans le genre
ridicule en répétant à la fin de chacun de ses discours qu'il
fallait évacuer l'Algérie.
Notre plus grand tort était de ne pas la connaître. A peine
nos colonnes essayèrent-elles de sortir d'Alger qu'elles furent
accueillies à coups de fusil. L'administration improvisée après
le départ des Turcs était livrée au désordre et au gaspillage.
Cependant on occupa les ports d'Oran et de Bône. Clauzel,
successeur de Bourmont, tenta une pointe hardie dans l'inté-
rieur : Médéa à peine pris dut être évacué, et nous ne pûmes
garder que Blida. Ensuite arriva Berthezène qui occupa la
Métidja, Mostaganem et Bougie. Savary, duc de Rovigo, crut
aisé de régner par la terreur: il ne réussit qu'à irriter davan-
tage les indigènes. Voirol, au contraire, sut se faire estimer et
L'ALGÉRIE 51
aimer, mais fut bientôt remplacé. On allait ainsi à l'aventure,
usant cinq chefs militaires en quatre ans, gouvernant sans
principes, sans plan arrêté, compromettant chaque jour davan-
tage une situation qui aurait pu être tolérable dès le début
si l'on avait d'abord étudié le pays, si l'on avait toujours agi
avec discernement, prudence, fermeté et justice. Toutefois, par
la force des choses, obéissant à la loi de la configuration
géographique du terrain, on avait pris pied dans le Sahel,
dans les plaines littorales, dans les ports, en face des pre-
mières crêtes de l'Atlas Tellien ; on campait devant les avant-
postes de cette grande forteresse berbère. Comment s'arrêter
désormais et ne pas monter à l'assaut ?
Les troupes d'Afrique. — L'expédition infructueuse
de Médéa avait montré les difficultés de l'attaque. Instinc-
tivement on inventa pour cette guerre d'un genre nouveau des
moyens nouveaux d'offensive. Les zouaves, ainsi nommés des
«
Zouaoua », tribu kabyle, furent d'abord formés de trois élé-
ments : des Kabyles et des Arabes, des étrangers, des Parisiens
qui avaient combattu aux barricades de juillet. Puis ils ne se
composèrent plus que d'indigènes; puis, en 1841, on ne trouve
plus dans leurs rangs que des Français. Les zouaves, emprun-
tant aux Africains une partie de leur costume, plus approprié
au climat que notre uniforme, furent chargés de marcher à
l'avant-garde, de sonder le terrain, de déjouer les embuscades,
entraînant l'armée par leur impétueuse bravoure.
Plus tard, au temps de Bugeaud, se formèrent les autres
corps spéciaux de l'armée d'Afrique : de Français, les chasseurs
d'Afrique, l'infanterie légère ou bataillon d'Afrique; d'étran-
gers, la légion étrangère; d'indigènes, les bataillons de tirail-
leurs algériens (1841), les escadrons de spahis, les goums, ou
milice indigène à cheval, etc. Toutes ces troupes étaient parti-
culièrement adaptées, par leur costume et leur équipement,
aux conditions de la guerre nouvelle.
Les bureaux arabes. — Ce n'était pas tout que
d'aller à l'ennemi, il fallait d'abord le connaître. Les bureaux
arabes, dus au chef d'état-major Trézel, furent composés
d'officiers qui eurent mission d'entrer en rapports directs
avec les indigènes, d'apprendre leur langue, d'étudier leurs
usages, leurs croyances, de surveiller leurs agissements et
aussi de les administrer, mais surtout de renseigner le général
en chef sur leurs forces, leurs mouvements et leurs secrets
projets. Tel fut le début de cette institution excellente pour
52 LA FRANCE COLONIALE
l'état de guerre en Afrique, et qui n'est devenue abusive, par
la suite, que là où elle a survécu aux circonstances qui la ren-
daient utile.
L'Atlas Tellien :
Abd-el-Kader. —
Les Romains
n'avaient guère dépassé le Tell ou région fertile des plaines et
des vallées septentrionales, fossés naturels qui s'ouvrent entre
les escarpements de l'Atlas, en avant des hauts plateaux. C'est
là qu'ils avaient combattu Jugurtha; c'est là que nous rencon-
trâmes notre ennemi le plus redoutable, ABD-EL-KADER. Nulle
part les montagnes du Tell ne forment un massif plus enche-
vêtré et d'accès plus difficile que dans l'Ouarsenis, « l'oeil du
monde », suivant l'expression arabe. Il se prolonge au delà de
la Mina par le relief qui porte la plaine d'Égris et la ville de
Mascara. Abd-el-Kader naquit près de cette ville dans la tribu
des Hachem. Dès son enfance il contempla ces murailles puis-
santes de roches à demi effondrées qui plus tard lui servirent
de place d'armes centrale : le jour où il en fut chassé, il était
vaincu d'avance; mais il fallut pour le vaincre treize ans de
combats acharnés.
Abd-el-Kader maître de la province d'Oran (1833-
1836). — Abd-el-Kader était de taille moyenne, élégante et
bien prise, sec, nerveux, l'oeil ardent, l'air sérieux, avec une
simplicité austère dans la tenue, aussi habile que brave, très
instruit, capable de générosité par élan et de férocité par calcul,
éloquent, fanatique, ambitieux. Fils de marabout et considéré
comme un descendant du Prophète, il fit le pèlerinage de la
Mecque et à son retour ne tarda pas à acquérir sur les indigènes
de Mascara un ascendant extraordinaire. Desmichels, qui com-
mandait alors à Oran, manqua de clairvoyance : il crut possible
de faire d'Abd-el-Kader un ami utile à notre cause et signa
avec lui un traité (février 1834) qui livrait à l'émir le gouver-
nement de la plupart des tribus de la province et qui n'eut
d'autre résultat que d'accroître son influence aux dépens de la
nôtre. Puis, irrité de ses progrès et de son arrogance, l'impru-
dent général l'attaqua, lui livra bataillé dans les marécages de
la Macta (juin 1835) et y éprouva une sanglante défaite. Il
fallut, pour venger cet affront, envoyer en Afrique le maréchal
Clauzel avec le duc d'Orléans. Mascara fut détruit; Tlemcen,
qui était à nous et que menaçait Abd-el-Kader, fut ravitaillé.
Malheureusement l'émir ne tarda pas à reprendre l'avantage :
il bloqua dans Raschgoun nos soldats trop peu nombreux, les
repoussa sur les bords de la Tafna, dès qu'ils voulurent tenir
L'ALGERIE

campagne, assiégea de nouveau Tlemcen et, sauf trois ou


33
quatre ports, se trouva bientôt maître de toute la province
d'Oran.
Les deux sièges de Constantine (1836-1837).

Tandis que la province d'Oran menaçait de nous échapper,
nous n'étions pas tout d'abord plus heureux dans celle de
Constantine. Un bey turc, le féroce Ahmed, régnait toujours
dans cette ville, ancienne capitale des Numides, véritable nid
d'aigles que le Rummel et des rochers à pic1 de 500 et 600 mètres
isolent, sauf à l'ouest, des plateaux voisins. En novembre 1836,
le maréchal Clauzel dirigea, avec des moyens insuffisants et
dans une saison très défavorable, une première expédition
contre Constantine. Vaincu surtout par la pluie, le froid, le
manque de munitions et de vivres, il fut contraint à la retraite.
L'année suivante, nouvelle expédition, cette fois décisive,
à laquelle prit part le duc de Nemours. Malgré des pluies tor-
rentielles, le siège commence ; une batterie de brèche est ouverte
par le général Valée; l'ennemi riposte avec acharnement : un
boulet emporte Damrémont, le général en chef; enfin l'assaut
est donné et, après une série de combats sanglants livrés dans
les rues et les maisons, la ville est prise (13 octobre 1837).
Bugeaud et Abd-el-Kader : traité de la Tafna
(1836-1839). — Le général Bugeaud 2, esprit indépendant et
original, caractère énergique soutenu par une confiance absolue
en soi-même, arrivait pendant ce temps dans l'Ouest oranais
avec tout un nouveau système de guerre. Il se proposait
d'alléger le soldat, de l'habituer à vivre sur le pays, de le
rendre assez rapide en ses mouvements pour surprendre à
volonté son adversaire ou lui échapper. C'est ainsi que, dès son
arrivée, il ravitailla Tlemcen, attira Abd-el-Kader sur les bords
de la Sikka (juillet 1836) et le battit. Malheureusement, trop
impatient d'obtenir la paix, qu'il savait désirée à la cour, et
sans doute aussi séduit par les façons chevaleresques du
grand chef musulman, il signa avec lui le traité de la Tafna
(30 mai 1837), lui livrant d'un trait de plume et sans conditions
sérieuses le gouvernement des provinces d'Oran, de Titeri
(Médéa) et d'Alger ; il ne réservait à la France que la possession
des ports et de leur banlieue, avec une portion de la Métidja.
1. Cirta, l'ancien nom de Constantine, signifie en langue punique
«taillé à pic ».
2. Bugeaud, envoyé en 1836 en Algérie, fut nommé gouverneur
général en 1840 ; il ne quitta l'Algérie qu'en septembre 1847.
34 LA FRANCE COLONIALE
Abd-el-Kader triomphait : il s'empressa de profiter de la paix
inespérée qu'on lui accordait pour former des corps de réguliers,
pour soumettre les tribus qui lui refusaient obéissance, pour
organiser l'administration du pays, pour créer des arsenaux
et fortifier des places, pour s'établir solidement enfin dans
l'Ouarsenis, dont Miliana et Thaza au nord, Mascara et Saïda
à l'ouest, Médéa et Boghar à l'est, Tagdempt (ancienne capitale
des Restamites), près de Tiaret, au sud, étaient les bastions,
tandis que Tlemcen et Sebdou, sur la lisière du Maroc, et Biskra,
à la porte du désert, en étaient les avant-postes. Quand il eut
tout préparé, quand il se crut invincible, il envahit la Métidja,
en massacra, les colons et dénonça le traité de la Tafna
(novembre 1839).
Conquête du Tell et des liants plateaux (1839-1843),
— Le maréchal Valée était alors gouverneur général et il venait
de faire une promenade militaire de Philippeville à Constantine,
Sétif et Alger. Se retournant contre Abd-el-Kader, il le repoussa
de la. Métidja, lui enleva Médéa en forçant le col de Mouzaia,
et occupa Miliana. En même temps, le capitaine Lelièvre
et 123 hommes de la 16° compagnie du bataillon d'Afrique
s'immortalisaient en défendant Mazagran, près de Mostaganem,
pendant cinq jours, contre dix ou quinze mille indigènes. Sur
ces entrefaites, Bugeaud fut nommé gouverneur général.
Occuper fortement le littoral, s'appuyer sur cette base d'opé-
rations pour marcher résolument à la conquête des places fortes
du Tell, de là s'avancer jusqu'aux postes extrêmes du Sud
pour couper la retraite à l'ennemi : tel était son plan. Il
l'exécuta jusqu'au bout, guéri cette fois de toute illusion sur la
bonne foi africaine. En 1841, il ruine Thaza, Boghar, Tagdempt,
il jette une garnison dans Mascara. En 1842, il occupe Tlemcen
et détruit Sebdou. Les approches de l'Ouarsenis étant libres, il
y pénètre et attache à ses flancs le poste d'Orléansville.
Débusqué désormais de tout abri, abandonné par les tribus
que déroute la rapidité foudroyante des coups frappés par
notre armée, accablé par la perte de sa smala (avril 1843),
Abd-el-Kader se résigne à une retraite au moins momentanée
et il se réfugie sur le territoire marocain. Le plan de Bugeaud
avait réussi : l'Ouarsenis forcé, le Tell était conquis.
Guerre du Maroc et soumission d'Abd-el-Kader
(1845-1847). — L'empereur du Maroc Abd-er-Rahman tarda
ne
pas à se laisser entraîner par son hôte à des hostilités contre
nous; mais Bugeaud occupa la ville d'Oudjda, puis, sur les
L'ALGERIE 55
bords de l'Isly, mit en déroute complète l'armée marocaine
(août 1844), tandis qu'une escadre allait bombarder les ports
de Tanger et de Mogador. Le Maroc fut alors obligé de signer la
paix de Tanger et d'abandonner la cause d'Abd-el-Kader.
Cependant l'Algérie n'était pas soumise. En 1845, le marabout
Bou-Maza souleva les Berbères du Dahra, domptés bientôt par
une répression implacable. De son côté Abd-el-Kader reparut;
il attaqua Nemours, massacra à Sidi-Brahim le capitaine
Géreaux et presque toute sa compagnie, provoqua une prise.
d'armes générale. Puis, poursuivi sans relâche par nos colonnes,
mal accueilli chez les Kabyles, traqué jusque dans le Sahara,
repoussé par l'empereur du Maroc, il finit par s'avouer vaincu
et se rendit au colonel Lamoricière, le 23 décembre 1847.
Envoyé d'abord à Toulon, puis à Pau et à Amboise, il fut mis
plus tard en liberté, se retira en Syrie, et garda sa promesse
de rester désormais l'ami de la France. Il est mort en 1883.

Extension de la conquête : soumission du Sa-


li ara algérien (1848-1885). — Si nous avons débarqué à
Alger en 1830, c'est en 1847 seulement que commence la prise
de possession définitive du territoire algérien. Encore, en ces
trente-huit dernières années, notre domaine n'a-t-il cessé de
s'étendre, chaque insurrection aboutissant forcément à une
conquête nouvelle. En 1847, soumission de l'Aurès et de Biskra.
En 1849, prise de l'oasis de Zaatcha par le colonel Canrobert,
après un combat des plus meurtriers. En 1852, expédition de
Laghouat. En 1854, occupation de Tougourt. En 1857, cam-
pagne décisive en Kabylie dirigée par le général Randon et
construction au coeur du pays de Fort-Napoléon (aujourd'hui
Fort-National).
L'Algérie proprement dite peut alors être considérée comme
conquise. Reste la soumission du Sahara. En 1859, châtiment
des tribus pillardes, voisines de la frontière marocaine. En
1864, soulèvement des Ouled-Sidi-Cheikh avec Si-Lala et mas-
sacre de la colonne du lieutenant-colonel Beauprêtre dans le
Djebel-Amour; l'insurrection se propage dans l'Ouarsenis; il
faut cinq ans pour rétablir provisoirement l'ordre dans le sud
oranais. En 1870, expédition du général de Wimpfen sur
l'oued Guir. En 1871, insurrection des deux Kabylies et d'une
partie des provinces d'Alger et de Constantine : les principaux
chefs furent le Mokrani et son frère Bou-Mezrag, Aziz, fils de
Cheïkh-Haddad, grand-maître des Rhamania, Bou-Choucha, etc.
Après une campagne de cinq mois, où l'on eut à livrer 340 com-
56 LA FRANCE COLONIALE
bats, châtiment sévère des pays insurgés : on leur confisque
près de 300,000 hectares de terre et l'on frappa sur eux une
contribution de guerre de 30 millions 1. En 1879, mouvement
dans l'Aurès, bientôt réprimé. En 1881, insurrection du mara-
bout Bou-Amama, puis de Si-Sliman dans le sud oranais, expé-
dition du général Négrier dans les Ksour, construction de postes
fortifiés et création du chemin de fer stratégique de la Méchéria.
En 1881, massacre de la mission du colonel Flatters par les
Touareg 2. En 1882, occupation des cinq villes du M'zab.
En mars 1886, le lieutenant Palat a été encore assassiné par
les Touareg sur la route de Tombouctou, à l'oued Plissen, à
deux jours de marche d'In-Salah 3. En 1892, des troubles dans
les oasis du Touat (In-Salah), le meurtre de plusieurs de nos
partisans indigènes, les prétentions affectées par le sultan du
Maroc à la suzeraineté sur cette région, ont provoqué de notre
côté certaines mesures : prolongement vers le sud de la voie
ferrée depuis Aïn-Sefra, augmentation de la garnison d'El-
Goléa et formation d'un corps de méharistes (montés sur des
mahara ou chameaux de course) pour la police du désert 4.
Sécurité actuelle; moyens de la maintenir. —
En résumé notre domination, assise en Algérie depuis trente-
cinq ans (conquête de la Kabylie, 1857), n'a pas été dès lors
sérieusement compromise. Chaque révolte n'a fait que la con-
solider. L'établissement de notre protectorat en Tunisie couvre
notre frontière à l'est. Au sud, nos avant-postes s'étendent assez
loin dans le Sahara pour mettre la colonie à l'abri de toute
incursion des nomades, en attendant que nous vengions Flat-
ters et que nous fassions la police dans le Grand Désert. A
l'ouest, nos bons rapports avec le Maroc nous permettent de
poursuivre jusque sur son territoire les tribus remuantes qui
seraient tentées de s'insurger encore. Il faut reconnaître toute-
fois que notre frontière a été fort mal tracée de ce côté en 1845.
L'histoire aussi bien que la géographie commandaient d'adopter
1. Voyez ci-dessous, page 81, une note bibliographique sur la grande
insurrection de 1871.
2. Brosselard, Les deux expéditions Flatters, 1889. — Derrégarais, La
deuxième expédition Flatlers, 1882.
3. Un autre explorateur français, Camille Douls, a été massacré
en 1891, mais hors des limites de notre Algérie : le meurtre a été
commis à Sali, à mi-chemin entre l'Alouef et Akabli, par les Touareg
de l'Adrar, fraction des Khenaken.
4. Le Chatellier, Description de l'oasis d'In-Salah, 1888. C. Sabatier,
Tonat, Sahara et Soudan, 1891. —
L'ALGÉRIE 57

le cours de la Moulouïa comme barrière naturelle entre les


deux pays ; une rectification du tracé actuel s'imposera tôt ou
tard. Dans l'intérieur de l'Algérie, l'extension rapide du réseau
des chemins de fer rend tout soulèvement de plus en plus dif-
cile et assure au contraire à la répression des moyens d'action
tout-puissants. En résumé, la soumission matérielle de l'Algérie
est un fait accompli. Il reste à prévoir les attaques qui pour-
raient venir du dehors. Quant à la conquête intellectuelle et
morale des indigènes, qui seule fondera réellement une France
nouvelle en Afrique, elle est à peine commencée. Il s'agit de
réussir là où Rome a échoué.
PARTIE GÉOGRAPHIQUE

CHAPITRE PREMIER

GÉOGRAPHIE GÉNÉRALE DE L'ALGÉRIE.

Situation, limites et superficie. — L'Algérie s'étend


en face de l'Espagne, de la France, de l'Italie sur une largeur
de 1,100 kilomètres environ, entre 4° 40' de longitude O. et
6° 30' de longitude E. Elle est traversée et partagée en deux
moitiés inégales par le méridien de Paris qui passe à l'ouest
de Port-Vendres, à travers les Baléares, à l'ouest d'Alger, de
Laghouat et d'El-Goléa et suit à peu près le cours supérieur
du Chélif. En latitude, elle est comprise entre 37° et 30° au
nord de l'équateur, comme la Syrie, le Japon et la Californie.
Ses limites sont les suivantes: Au nord, la Méditerranée. Au
sud, le Sahara. A l'ouest, du côté du Maroc, une ligne conven-
tionnelle, fixée en 1845, qui part de la baie d'Adjeroud, laissant
au Maroc l'embouchure de la Moulouïa, remonte l'oued Kiss,
coupe l'oued Isly, passe à l'est d'Oudjda, traverse le chott-el-
Gharbi et abandonne au Maroc l'oasis de Figuig; ensuite elle
est indéterminée. A l'est, du côté de la Tunisie, la frontière part
du cap Roux, à l'est de la Calle, laisse à la Régence la Khrou-
mirie, coupe la Medjerda et le chemin de fer de Constantine à
Tunis à l'ouest de Ghardimaou, puis, suivant à peu près le 6°
de long. E., coupe l'oued Mellègue et passe à l'est de Tebessa,
enfin traverse le chott Rharsa et aboutit à Berresof, où elle se
perd dans le Sahara, laissant toutefois à la Tripolitaine l'oasis
de Ghadamès.
60 LA FRANCE COLONIALE
Sa superficie, de 670,000 kilomètres carrés, est égale à celle
de la France (529,000), de la Belgique, de la Hollande et de la
Suisse réunies; mais sur ce vaste territoire il n'y a que
320,000 kilomètres qui soient occupés réellement. Sa profon-
deur du nord au sud est de 800 kilomètres depuis la côte de la
Méditerranée jusque dans le Sahara. La distance entre la France
et l'Algérie est de 190 lieues ; on va en 30 ou 36 heures, et même
en 24 ou 25 heures, de Marseille à Alger.
Relief général du sol : les montagnes. — Deux
grandes vagues terrestres, à peu près parallèles, dirigées du
sud-ouest au nord-est, largement écartées dans la région maro-
caine, se rapprochant et se touchant dans la région tunisienne,
distantes de 200 à 100 kilomètres en Algérie, tel est l'Atlas dont
le relief constitue la Berbérie : il est le noeud de sa puissante
unité. Le plissement septentrional, le plus épais et le plus com-
pact des deux et qui borde le rivage de la Méditerranée, est
l'Atlas Tellien, ainsi appelé de la région du Tell, dont il forme
en grande partie l'ossature. Le plissement méridional, très
inégal dans son épaisseur et ouvert par des brèches nom-
breuses, est l'Atlas Saharien, voisin du Sahara. Entre les deux
s'étendent les Hauts Plateaux, sorte de grande terrasse dont
l'Atlas forme le double parapet. Chacun des deux grands plisse-
ments de l'Atlas se compose lui-même de rides ou crêtes secon-
daires s'élevant graduellementà partir de la mer ou du Sahara
vers la terrasse intérieure dont elles sont comme les gradins.
De l'oued Mela à Alger s'étend une première chaîne littorale
qu'on pourrait appeler le Sahel (rivage), et qui est séparée du
reste de l'Atlas Tellien par la Sebkha d'Oran, la vallée du Chélif
et la plaine de la Métidja.
Les principaux massifs telliens sont les monts de Tlemcen
et de l'Ouarsenis, du Djurdjura (point culminant, Lalla-Khedidja,
2,308 mètres), des Babor et des Biban 1.
Les principaux massifs sahariens sont les monts des Ksour,
le Djebel-Amour2, les monts des Oulad-Nayl et l'Aurès (Chelia,
point culminant de toute l'Algérie, 2,312 mètres).
Aperçu géologique. — Les mouvements de l'écorce ter-
restre qui ont dressé vers le ciel les crêtes de l'Atlas appartien-
nent principalement à l'âge secondaire. D'une manière générale,
ce sont des masses épaisses de grès dans le sud, de craie, de
calcaire et surtout de marne argileuse dans le nord. Les eaux,
1. Pluriel de Bab, porte. Les Bibans sont les « Portes de fer ».
2. Voyez l'étymologie de ce mot ci-dessus, page 42, note 1.
L'ALGÉRIE 61
dans leurs déplacements violents, ont ensuite modifié cette struc-
ture première, approfondi les vallées longitudinales (c'est-à-
dire dirigées, avec l'Atlas tout entier, de l'ouest à l'est), ouvert
et creusé des vallées transversales, véritables défilés orientés
du sud au nord, déposé dans les plaines les terrains tertiaires.
A l'époque quaternaire enfin se sont formés les alluvions des
rivages, les berges des cours d'eau actuels, les sables, les lacs,
les dunes du Sahara. Le terrain houiller fait malheureusement
défaut à l'Algérie, sauf un gisement très mince découvert
en 1881 à Bou-Saada. Les granits, gneiss et schistes ne forment
que de petits massifs isolés émergeant çà et là dans la région
du littoral, notamment à l'ouest de Bône. Les tremblements de
terre sont assez fréquents, mais beaucoup moins violents que
sur les côtes voisines d'Espagne et d'Italie.
Le littoral : caps, golfes, îles. — Peu de côtes ont été
aussi profondément sculptées par la mer que celles de l'Algérie.
A l'ouest, elle a détruit la chaîne du Sahel jusqu'au cap Figalo,
n'y laissant pour témoin que l'île de Raschgoun; elle continue à
ronger les falaises argileuses du golfe d'Oran; elle a pratiqué
dans le Sahel la vaste échancrure du golfe d'Arzew; elle assiège
le massif plus résistant du Dahra, dont la pointe principale est
le cap Tenès. A l'est de la rade d'Alger, elle a supprimé entiè-
rement la chaîne littorale. A partir d'Alger, en effet, le rivage,
orienté précédemment du sud-ouest au nord-est, parallèlement
aux montagnes bordières, prend une direction générale de
l'ouest à l'est, si bien que les crêtes telliennes, se projetant au
nord-ouest et comme de biais dans les flots, offrent aux navires
des abris plus sûrs que les arcs de cercles trop ouvert des rades
occidentales. Le cap Carbon, prolongement du Djurdjura, pro-
tège au nord-ouest le golfe de Bougie, comme le cap de Garde,
prolongement du Babor, protège celui de Bône. Quant au Cap de
Fer, pointe nord-est de l'Edough, il est, comme tout ce massif,
de formation volcanique, ce qui explique pourquoi il s'avance
en sens inverse de la direction normale des autres chaînes.
Quelques récifs sans importance, notamment l'île Pisan et l'île
Collo, sont des débris du rivage ancien de la côte orientale dont
le seuil sous-marin se prolonge au nord-est de La Calle jusqu'à
l'archipel tunisien de La Galite.
Les cours d'eau telliens. — L'Algérie se divise en
trois grands bassins hydrographiques : le bassin ou versant
méditerranéen qui comprend le Tell ; le bassin intérieur des
hauts plateaux ; le versant saharien.
62 LA FRANCE COLONIALE
Les cours d'eau qui aboutissent au nord à la Méditerranée,
la Tafna, la Macta, le Chélif, l'oued Isser, l'oued Sahel, l'oued-
el-Kébir, la Seybouse, coulent dans les vallées longitudinales
formées par les plis de l'Atlas ou franchissent les défilés trans-
versaux qui les unissent comme le petit oued Agrioun, qui s'est
ouvert le passage infernal du Chabet-el-Akra dans les Babor.
Ils changent ainsi fréquemment de direction par des coudes
brusques, et de niveau par des rapides ou des chutes, comme
celles du Rummel à Constantine. Ce sont de véritables torrents
tourmentés, capricieux, roulant des masses d'eaux troubles
pendant les orages et les pluies, plus ou moins à sec pendant
le reste de l'année.
Un seul de ces torrents, le Chélif, prend sa source dans les
hauts plateaux et les traverse du sud au nord, avant de par-
courir dans le Tell une large vallée longitudinale qui aboutit
à la Méditerranée.
Les chotts. — A part cette exception, les hauts pla-
teaux constituent un bassin fermé sans écoulementvers la mer;
ils se divisent en un certain nombre de cuvettes intérieures
appelées chotts ou lacs salés : le choit Chergui, les deux Zahrez,
le cholt-el-Hodna. Ces vastes lagunes reçoivent en hiver une
mince couche d'eau que leur apportent les petites rivières de
leur pourtour; elles se dessèchent en été et se couvrent alors
d'efflorescences salines d'une blancheur éblouissante. C'est là
que les voyageurs observent le plus fréquemment le phéno-
mène bien connu du mirage.
Les eaux du versant saharien. — Les eaux qui cou-
lent vers le Sahara, ne tardent pas à s'y perdre dans les sables,
ou elles forment des nappes souterraines que vont atteindre et
que font jaillir nos puits artésiens. Ce versant se divise lui-
même en deux bassins dont nous ne connaissons bien d'ailleurs
qu'une faible partie. A l'ouest, dans la province d'Oran, les
eaux s'écoulent suivant une pente dirigée vers l'océan Atlan-
tique. A l'est, dans les provinces d'Alger et de Constantine, les
eaux convergent vers le chott Melghir, réservoir atrophié
d'une vaste étendue lacustre qui s'écoulait autrefois dans la
Méditerranée.
En résumé, l'Algérie est pauvre en eau et cette sécheresse
s'explique surtout par le climat.
Caractère général du climat. — L'Algérie occupe
une situation intermédiaire entre la zone tempérée proprement
dite et la zone équatoriale. Son climat n'est pas sensiblement
L'ALGÉRIE 63
influencé par l'océan Atlantique dont la séparent les massifs
compacts et élevés du double Atlas marocain. Il obéit à l'action
alternée et contradictoire de la Méditerranée, d'une part, et du
Sahara, de l'autre. Mais l'écran multiple des chaînes telliennes
empêche l'influence méditerranéenne de se propager fort loin
dans l'intérieur, si bien que le littoral seul jouit d'un climat
véritablement marin ou méditerranéen. La majeure partie du
pays, au contraire, a un climat continental, et l'Atlas saharien,
qui est loin de former au sud, surtout dans les monts des Ksour,
une muraille continue, ne le défend que fort mal contre le voi-
sinage du Sahara. Or la surface de la mer s'échauffant lente-
ment, se refroidissant de même, exerce une action modératrice
sur le climat des régions qui la bordent, tandis que les vastes
étendues de terres, surtout lorsqu'elles sont dénudées, s'échauf-
fent très vite sous un soleil presque tropical et se refroidissent
très vite aussi. Il résulte de là que les brusques changements de
température sont fréquents en Algérie, et qu'une bonne hygiène
commande de les prévoir. Aussi les indigènes sont-ils toujours
habillés de laine et depuis longtemps les Européens y ont
adopté la flanelle comme le plus sûr et le meilleur des vête-
ments.
Vents et brises.— C'est du Sahara que soufflent à d'assez
longs intervalles et, heureusement, surtout en hiver, les vents
brûlants du sud-est et du sud-ouest connus sous le nom de
siroco; ils dessèchent les plantes, fatiguent les hommes et les
animaux, crevassent le sol, répandent dans l'atmosphère une
poussière ténue qui colore le ciel de teintes rougeâtres. Les
vents de mer, au contraire, qui soufflent du nord-est, du nord,
de l'ouest et surtout du nord-ouest, rafraîchissent l'air et appor-
tent la pluie. Ils sont l'antidote du siroco. Sur tout le littoral et
principalement en été, la brise de mer pure et salubre qui se
lève vers dix heures du matin alterne avec la brise de terre
qui souffle pendant toute la nuit, chargée d'âcres parfums.
Pluies et brumes. — Durant la saison humide, qui s'é-
tend des mois de septembre ou d'octobre jusqu'aux mois d'avril
ou mai, de violents abats d'eau tombent par accès irréguliers
et souvent trop rares, inondent tout à coup les vallées, en ravi-
nant les flancs des montagnes. Alors aussi les hauts plateaux et
les cimes les plus élevées de l'Atlas se couvrent de neige qui
d'ailleurs ne persiste jamais longtemps ; la neige est accueillie
avec joie par les cultivateurs de l'intérieur, car elle humecte
profondément, elle fertilise les champs de céréales. Les pluies
64 LA FRANCE COLONIALE

se répartissent inégalement entre les trois provinces ; plus


abondantes dans celle de Constantine qui est la plus accidentée
et la plus boisée, elles vont en diminuant d'intensité jusqu'à
la frontière marocaine, au delà de laquelle commence à se faire
sentir l'influence océanique. Elles sont plus rares aussi à
mesure que l'on s'éloigne de la mer: dans le Sahara il ne pleut
presque jamais. En été, surtout pendant les longues séche-
resses, les rosées sont très abondantes et suppléent en partie à
la pauvreté ou à l'absence de pluies. Durant la même saison,
des brumes intenses couvrent parfois les rivages et entravent la
navigation. Dans les vallées et les plaines basses, on observe
aussi, le matin, des brouillards fréquents qui ne tardent pas à
se dissiper aux premiers rayons de soleil.
Température. — Elle est inégale suivant la saison, la
direction des montagnes, l'exposition et l'orientation des
plaines et des vallées, l'altitude, la proximité ou l'éloignement
de la mer. Alger est une station hivernale de plus en plus
recherchée par les malades et par les étrangers, à cause de
l'égalité remarquable de sa température. Le thermomètre y
descend rarement à + 3° ou + 5°, se maintient en moyenne
à + 20°, ne s'élève guère en été au-dessus de + 35° ou + 40°.
L'hiver y est délicieux et ressemble à nos meilleurs printemps.
Plus on s'avance vers le sud, plus il y a d'écart entre les
extrêmes, ombre et soleil, nuit et jour, été et hiver. A Biskra,
la chaleur atteint en été un maximum de + 50° et même
de + 52°, tandis qu'elle descend en hiver et pendant la nuit à
zéro ou un peu au-dessus de zéro.
Lumière. — Le ciel brumeux et bas des contrées du
nord de l'Europe ne peut donner aucune idée de la transpa-
rence, de l'éclat, de la profondeur du ciel algérien. Sauf pen-
dant les orages et les averses qui sont toujours de courte
durée et ne surviennent que pendant quelques mois d'hiver, à
part quelques brouillards locaux et passagers, le soleil ne cesse
de luire, et sa lumière répand sur toutes choses un sourire
éblouissant qui est la fête perpétuelle des yeux. La blancheur
aveuglante des murailles des villes et des moindres chapelles
musulmanes, la verdure intense des bois et des plus maigres
taillis, les colorations violentes des plus simples fleurs, les
teintes tranchées des rocs les plus ordinaires, l'âpre silhouette
des profils les plus lointains, le bleu sombre du firmament,
tout contribue à frapper, à illuminer le regard, à l'enivrer
d'une inoubliable émotion. C'est là surtout qu'est l'attrait
L'ALGÉRIE 68
puissant de l'Afrique, capable d'y fixer à jamais ceux qui la
visitent et d'y ramener toujours ceux qui l'ont quittée après
l'avoir vue.
Salubrité. — L'Algérie n'est pas moins salubre que les
autres pays méditerranéens. Si dans les plaines humides et
encaissées, dans les vallées basses et marécageuses, la fièvre
est à craindre pendant les saisons chaudes, tout comme en
Italie, en Corse ou en Languedoc, les progrès de la culture et
des plantations diminuent chaque année l'étendue du fléau. Sur
le littoral, sur les flancs et les sommets des montagnes, sur les
hauts plateaux, dans la majeure partie du Sahara, il n'y a
point de fièvres. Aucun climat n'est aussi agréable que celui
de la côte : à Alger, Bougie, Philippeville, la chaleur estivale
même est supportable. Cependant l'humidité y est parfois
excessive et la douceur même de la température pourrait
à la longue y énerver les Européens, qui ont besoin de se
retremper de temps en temps par un séjour de quelques
semaines dans un air plus vif et plus frais. Les hauteurs du
Tell, avec leurs hivers plus rigoureux, leurs étés plus courts,
mais plus chauds, les séjours charmants de Tebessa, Tlemcen,
Médéa, Miliana, conviennent mieux à notre race. Le climat
plus extrême encore des hauts plateaux, battus par des vents
violents, mais salubres, comme à Sétif et à Constantine, est
vivifiant par sa rudesse même. Quant au Sahara, dont Biskra
est le type climatérique le plus visité, torréfié par des étés de
six à sept mois, avec des écarts de 45° de température entre
midi et minuit, il n'est pas malsain, sauf dans les oasis fié-
vreuses, comme celles de Ouargla ou de Tougourt, mais il
n'est pas fait pour nous, et si les Blancs peuvent y séjourner
impunément, il est difficile de croire qu'ils puissent réellement
s'y acclimater. Le Tell, les hauts plateaux avec certaines
parties de l'Atlas saharien, comme le Djebel-Amour ou l'Aurès,
offriront longtemps encore à nos colons un champ d'activité
assez vaste, sans qu'il soit besoin de prévoir leur expansion au
delà des limites naturelles de l'Atlas et de la Berbérie propre-
ment dite.
Situation centrale de l'Algérie. —
L'Algérie, flan-
quée à l'ouest par le Maroc et à l'est par la Tunisie, n'a pas la
même orientation que ces deux pays. En Algérie, les vents
dominants viennent du nord; les rivières algériennes (et
géographiquement la Moulouïa en est une) coulent vers le
nord; c'est du nord que l'Algérie reçoit les pluies qui la
FRANCE COLONIALE. 5
66 LA FRANCE COLONIALE
fécondent. C'est la Méditerranée qu'elle regarde, et non pas
toute la Méditerranée, mais seulement ce bassin occidental de
la Méditerranée qui est compris entre l'Espagne, la France et
l'Italie. Elle est donc orientée vers la France, et il était naturel
que la France en fit la conquête et y implantât sa civilisation.
Le Maroc, au contraire, est largement ouvert aux vents
d'ouest, exposé à l'influence prépondérante de l'Atlantique;
ses fleuves, le Sébou, le Tensif, l'oued Draa, sont des tribu-
taires de l'Océan. La Tunisie, de son côté, tournant le dos au
Maroc, regarde vers le bassin oriental de la Méditerranée. Ce
sont surtout les vents d'est librement développés de l'ancienne
Tyr à l'ancienne Carthage qui lui apportent ses pluies ; c'est
vers l'est que s'épand la fécondante Medjerda, le principal de
ses cours d'eau. Entre ces deux directions divergentes, l'Algérie
obéit à une direction moyenne, elle tient la Berbérie en équilibre,
elle en est le noeud et le centre. Qui est maître de l'Algérie
domine forcément la Berbérie tout entière.

Imperfection des régions naturelles de l'Al-


gérie. — Les larges plaines qui sont arrosées par un même
fleuve et ses affluents, et qui présentent dans toute leur
étendue les mêmes caractères, constituent de grandes régions
naturelles faciles à déterminer. Il n'y a rien de pareil en
Algérie, puisqu'elle n'est que la portion médiane d'un épais
massif montagneux bordé par la Méditerranée. A vrai dire, le
seul grand bassin hydrographique de l'Algérie, c'est la Méditer-
ranée elle-même. Quant aux bandes longitudinales du Tell,
des hauts plateaux, du Sahara algérien, elles ne forment pas
des régions indépendantes. Ces zones, purement climatériques
et botaniques, se retrouvent à peu de chose près dans tous les
pays de montagnes et sont étroitement solidaires entre elles :
le berger va, suivant la saison, des pâturages d'amont aux
prairies d'aval ; le bûcheron de la zone forestière jette ses
bûches dans le torrent qui les porte à la rivière, au fond de la
vallée; l'habitant de la vallée, placé au bas et comme au
débouché de la montagne, vit des produits de la montagne
tout entière. La véritable région naturelle dans nos Alpes ou
nos Pyrénées, c'est la vallée, image du grand bassin hydrogra-
phique, Rhône ou Garonnne, auquel elle aboutit. Il en est à
peu près de même en Algérie : les nomades conduisent leurs
troupeaux en été sur les hauts plateaux, mais ils hivernent
dans le Sahara, au pied du versant des monts; les agricul-
teurs et les industriels du Tell écoulent leurs produits par les
L'ALGÉRIE 67
ports du littoral. Malheureusement, il n'y a point en Algérie,
comme dans nos montagnes françaises, de vallées proprement
dites : les cours d'eau n'y sont que des torrents temporaires,
barrés par les chaînes de l'Atlas, étranglés par des défilés,
détournés, par de brusques ressauts et de longs coudes, de leur
direction normale vers la Méditerranée. Les régions naturelles
n'y sont qu'ébauchées, elles n'y sauraient exister que grâce à
l'industrie humaine.
Les régions naturelles complétées par les che-
mins de fer. — En dépit de ses crêtes longitudinales,
l'Algérie tout entière est orientée transversalement vers la
Méditerranée, son unique bassin, naturel et sa route maîtresse.
Par la Méditerranée, elle reçoit avec ses colons tous les instru-
ments de travail, tous les instruments qui lui font défaut. Vers
la Méditerranée et par le chemin le plus court, doivent s'écou-
ler tous ses produits. Aussi les voies ferrées dites de pénétra-
tion, dirigées du nord au sud, des ports de la côte vers
l'intérieur du pays, sont-elles indispensables à l'Algérie. Com-
plétant la nature, perfectionnant le travail inachevé des eaux,
atténuant les seuils par des courbes, des rampes ou des lacets,
débridant les cols, perçant les murailles de roc par des tun-
nels, elles tendent à créer des vallées non pas artificielles,
mais rectifiées par l'art. Ainsi naissent et se développent sous
nos yeux, avec les progrès de la colonisation et ceux des tra-
vaux publics, des régions nouvelles, mais pourtant vraiment
naturelles, puisqu'elles sont déterminées par la communauté
des intérêts agricoles, industriels et commerciaux dont le che-
min de fer n'est que l'expression matérielle. Comme les
grandes communes de la Corse, ces régions se prolongent en
longues bandes étroites de la mer à la montagne.
Les trois provinces. — La division de l'Algérie en
trois provinces n'est l'effet ni du caprice, ni du hasard. Leurs
limites, cherchées sous les Romains, ébauchées, pendant la
longue période des États berbères, ont été fixées sous les
Turcs et adoptées par nous. Si elles n'ont rien d'absolument
immuable, elles répondent dans leur direction générale à des
différences naturelles. Dans la province d'Oran, la zone
tellienne est étroite ; la zone des hauts plateaux est très large,
très plate, très dénudée, d'aspect désertique ; l'Atlas saharien
est ouvert par de nombreux passages. Dans la province de
Constantine, la zone tellienne, très large, se confond par de
hautes plaines cultivables avec l'Atlas saharien qui forme,
68 LA FRANCE COLONIALE

sous le nom d'Aurès, un véritable Tell méridional, très épais


et d'accès difficile. A l'ouest, le Sahara empiète sur le Tell ;
à l'est, le Tell empiète sur le Sahara. La province occidentale,
véritable « bouche du désert », sorte de carrefour, est largement
ouverte aux communications, aux échanges; son port d'Oran
est déjà le plus actif de toute l'Algérie. La province orientale,
surtout agricole, forme un large pâté montagneux qui s'abaisse
au nord sur la mer, à l'ouest sur la vallée de l'oued Sahel et le
bassin du Hodna, au sud sur le chott Melghir, à l'est sur les
vallées tunisiennes de la Medjerda et de l'oued Mellègue. C'est
par excellence le grenier de l'Algérie. Entre les deux, la
province d'Alger participe aux caractères de chacune d'elles
et leur sert de lien. Plus ouverte que sa voisine de l'est,
moins exposée à l'influence saharienne que sa voisine de
l'ouest, elle communique avec la seconde par la vallée
inférieure du Chélif qui tourne le massif du Dabra, avec la
première par les vallées de l'oued Isser et de l'oued Sahel qui
tournent le massif du Djurdjura; elle possède en majeure
partie sur les hauts plateaux la route naturelle du haut Chélif,
la seule rivière qui les traverse de part en part et qui aboutit
dans le Sahara algérien vers Laghouat, au dos de pays qui
sépare les deux versants de l'Atlantique et de la Méditerranée.
Sa situation centrale n'est donc point artificielle et correspond
à la réalité des choses.

Alger, centre naturel et capitale de l'Algérie. —


On s'est demandé si l'Algérie avait réellement un centre
naturel. Pour n'être pas indiqué aussi clairement que Paris
pour la France ou Bordeaux pour le bassin de la Garonne, ce
centre n'en est pas moins tout désigné en ce sens qu'il est le
seul possible : c'est ALGER. Jusqu'au XVIe siècle, l'Algérie avait
été attaquée de flanc, du côté de l'est par les Romains, les
Byzantins, les Arabes; du côté de l'ouest par les Vandales et
les Berbères marocains. Ses dominateurs se trouvaient ainsi
dans de mauvaises conditions pour choisir une capitale, et
cependant l'adoption de Cherchel par les Romains comme
tète de la Mauritanie césarienne était déjà une indication pour
l'avenir; car Cherchel est très voisine d'Alger. Arrivant par
mer, par la grande plaine méditerranéenne, abordant l'Algérie
de front, les Turcs n'hésitèrent point dans leur choix: c'est à
Alger qu'ils se fixèrent. Située à peu près à égale distance de
chaque frontière, au point où la chaîne côtière occidentale
s'arrête et disparaît sous les flots, en face du littoral français,
L'ALGERIE 69
abritée au fond d'une large baie, adossée aux massifs pitto-
resques du Sahel qu'enveloppe l'admirable plaine de la
Metidja, Alger occupe le bord d'une sorte de delta fortement
retranché par les chaînes telliennes, mais auquel peuvent
aboutir par des issues naturelles toutes les routes du pays, A
l'est, le col des Beni-Aïcha conduit en Grande-Kabylie ; les
gorges de Palestro mènent, d'une part, à la Petite-Kabylie, de
l'autre, par les Biban, à Sétif, à la province de Constantine et
en Tunisie. Au sud, les gorges de la Chiffa, ouvrent l'accès de
Médéa, de Boghar, du Chélif supérieur, des hauts plateaux et
du Sahara par Laghouat. A l'ouest enfin, au pied de Miliana
se déroule l'immense vallée du Chélif inférieur, qui débouche
plus loin vers Oran et le Maroc. Qu'un réseau de chemins de
fer, déjà en grande partie tracé, se ramifie dans toutes ces
directions, et la ville d'Alger sera véritablement au coeur de
l'Algérie. Le jour où la suprématie d'Alger cesserait d'être
reconnue par les Algériens, l'Algérie cesserait d'être un corps
organisé et vivant, solidement rattaché à la France. Capitale
indispensable à l'Algérie, trait d'union nécessaire avec la mère
patrie, Alger seule peut devenir un jour la métropole de toute
la Berbérie. Cependant Alger sortirait de son rôle s'il aspirait
à être plus que le centre militaire, politique, intellectuel et
moral de l'Algérie, s'il prétendait absorber à son profit le
développement matériel du pays. Il ne faut pas que les vallées
et les voies ferrées longitudinales, principaux instruments de
sa grandeur, fassent perdre de vue l'importance des vallées
transversales et des chemins de fer de pénétration, qui assu-
reront l'autonomie économique et la prospérité des régions de
chaque province.

CHAPITRE II

LES INDIGENES

Berbères et Arabes. — La race prédominante en


Algérie est l'antique race indigène qu'on est convenu d'appeler
berbère, et qui a réussi jusqu'à ce jour à absorber presque en
totalité ses conquérants. Où sont les Phéniciens, les Cartha-
ginois, les Romains eux-mêmes ? Disparus. Où sont les
70 LA FRANCE COLONIALE
Vandales, les Byzantins ? Effacés. On retrouve bien çà et là des
traits rappelant l'effigie des vieilles monnaies impériales; on à
pu noter aussi en Kabylie et dans l'Aurès des types blonds
dont on fait honneur à la descendance des soldats de Genséric.
Mais tous les éléments étrangers introduits en Berbérie pen-
dant l'antiquité et pendant les premiers siècles du moyen âge
ont été emportés, noyés dans le torrent du sang berbère. Les
Arabes ont mieux résisté en apparence ; il est probable qu'ils
n'ont pas beaucoup mieux résisté en réalité. Leur langue est
prépondérante et continue à s'étendre sous nos yeux ; mais 1

la langue ne constitue pas la race : les Normands de Nor-


mandie, qui parlent français, ne sont pas tous de souche
gallo-romaine ou française. Une autre cause d'erreur pour
nous, c'est qu'on a pris l'habitude d'appeler Arabes tous les
nomades algériens. Il y avait pourtant des nomades à l'époque
de Salluste, et les Arabes, en ce temps-là, ne songeaient pas
encore à envahir l'Afrique. Si quelques tribus paraissent avoir
conservé, surtout dans le Sahara, le type arabe pur, elles sont
clairsemées et peu nombreuses. En réalité, il n'y a plus en
Algérie que des Berbères arabisés (2,900,000 environ) et des
Arabes berbérisés (1 million). Quant aux Maures, aux Turcs, aux
nègres, ils sont représentés par des échantillons sans impor-
tance numérique et tendent à s'effacer. Les Juifs seuls se main-
tiennent et s'accroissent, comme partout. Il est temps de con-
sidérer les indigènes algériens comme appartenant à une même
race, mêlée d'apports très divers, mais persistant avec les mêmes
caractères à travers les âges. Comme aux temps les plus
reculés, les indigènes, suivant leur distribution géographique,
ont adopté une manière de vivre, des moeurs et des institutions
assez différentes. La distinction essentielle à établir tout d'abord
entre eux, c'est que les uns sont nomades et les autres séden-
taires.
Les indigènes sédentaires : la Grande-Kabylie.
— L'un des types les mieux conservés et les plus connus de la
race berbère est celui des Kabyles. Ce petit peuple a été
protégé contre toutes les invasions par ses montagnes du
Djurdjura, dont les pics aigus, étincelants de neige en hiver, se
profilent à quarante lieues à l'est d'Alger. Une large percée que
parcourt l'oued Sebaou divise le pays en deux massifs : l'un,
maritime, a pour port Dellys; l'autre, plus épais, s'appuie à la
chaîne du Djurdjura proprement dit, qui se termine brusque-
1. Nous avons même contribué à la répandre en Kabylie.
L'ALGÉRIE 71
ment au sud par des escarpements gigantesques sur les fossés
profonds où coulent l'oued Isser et l'oued Sahel. Un enchevê-
trement inextricable de talus verdoyants et de murailles nues,
de vallées opulentes et de crêtes sinistres, de jardins ombreux
et de blocs stériles, peu d'eaux courantes, peu de sources,
partout des cultures et des villages, une population active,
toute bourdonnante comme une immense ruche, telle est la
Grande-Kabylie.
Les Kabyles. — Le Kabyle, costume à part, ressemble à
beaucoup de nos paysans du Massif central. Il est lourd de
formes et d'allures, il a la tête carrée. Il s'habille misérablement :
bras nus, jambes nues, il porte une calotte de laine, une chemise
grossière et un ou deux burnous. Les femmes ont un capuchon
serré à la tète par des mouchoirs ; leur tunique flottante, agrafée
sur chaque épaule, est retenue à la taille par une ceinture.
Tous, sauf les plus riches, sont très malpropres. Ils se nour-
rissent de lait, de fruits, de pain grossier et de galettes arrosées
d'huile, de figues sèches, et quelquefois de viande. Leur plat
national est le couscous, farine granulée de froment, d'orge,
de sorgho ou même de gland, que l'on place dans un vase en
terre percé de trous et que cuit lentement la vapeur d'une sorte
de pot-au-feu. Une sauce très pimentée accompagne toujours
le couscous, que l'on sert sur un grand plat où chacun puise
avec sa cuiller. La sobriété des Kabyles est extrême, mais à
l'occasion leur gloutonnerie n'est pas moindre. Ils sont surtout
pauvres ou économes jusqu'à la rapacité. Leurs maisons sans
fenêtres et sans cheminées, où ils couchent sur des nattes à
côté de leurs bestiaux, sont sordides et malsaines. Leurs rues
étroites sont encombrées d'immondices. Mais leurs villages
blancs, aux toits rouges à demi cachés dans une corbeille de
verdure et de fleurs, sont, de loin, charmants et pittoresques.
Agriculture et industrie des Kabyles. — Les
Kabyles sont des cultivateurs intrépides, ingénieux et têtus.
Comme leur population est très dense, très serrée, ils ont soin
de ne rien laisser perdre dans leurs montagnes. Ils profitent
des moindres parcelles de terre, et l'on en voit, attachés avec
des cordes, ensemencer ou moissonner le rebord de quelque
précipice. C'est à la fois pour économiser le sol arable et par
mesure de défense qu'ils ont construit leurs habitations sur les
cimes rocheuses et stériles. Des chemins muletiers, tout juste
assez larges pour le passage d'un animal chargé, suivent les
crêtes ou les précipices, longent les flancs des vallées, unissent
72 LA FRANCE COLONIALE
entre eux tous les villages. Outre les diverses céréales, ils
cultivent les courges, les melons, les tomates et divers légumes,
tels que fèves, haricots, artichauts. Ils ont beaucoup de figuiers,
des poiriers, pruniers, abricotiers, grenadiers. Ils fabriquent,
mais par des procédés grossiers, une huile qui pourrait être
excellente. Ils ne font pas de vin, mais cultivent et récoltent le
raisin. Ils donnent à leurs bestiaux les feuilles des frênes. Ils
élèvent des volailles, des abeilles. Ils sont habiles à irriguer
leurs champs, à maçonner leurs murailles, à forger leurs outils,
à préparer les peaux dont ils font des outres, des selles, des
courroies, des tabliers de cuir. Leurs femmes tissent les vête-
ments de toute la famille. Ils fabriquent encore des bijoux, des
poteries, des fusils, des sabres, de la poudre ; autrefois ils fabri-
quaient de la fausse monnaie. Comme tous les montagnards,
ils descendent volontiers dans la plaine, se font colporteurs,
ou bien louent leurs bras pour les moissons, ou s'engagent
comme soldats dans les corps indigènes.

Institutions des Kabyles. — Kbila, d'où nous avons


fait le nom de Kabyles, signifie confédération. Une confédération
embrasse un certain nombre de tribus (arch). L'élément essentiel
de chaque tribu kabyle est le village (toufik ou thaddert). C'était
autrefois une sorte de petite république autonome, divisée en
quartiers ou karouba, administrée par la djemâa, véritable
conseil communal présidé par un amîn, assisté de tamen, ou
adjoints. Elle exerçait le droit de paix et de guerre. Elle jugeait,
au civil et au criminel, d'après la coutume ou kanoun qui
n'était point écrite, mais se conservait dans la mémoire des
anciens. Un esprit étroit de solidarité unit les habitants de
chaque village; le pauvre est secouru fraternellement. L'hospi-
talité est un devoir non moins sacré que la charité. La promesse
de secours, la protection jurée même à un étranger, l'anaïa, n'a
jamais été violée. Mais la vengeance est un droit, comme chez
les Corses, et parfois elle s'exerce terriblement : c'est la rekba.
Les femmes jouissent d'une certaine liberté, se montrent à
découvert, ont de l'influence dans la famille et l'anaïa qu'elles
accordent à l'étranger engagent tout le village, toute la tribu.
Des dissensions perpétuelles troublent les communautés
kabyles : il est rare que le moindre hameau ne soit point
partagé en deux camps, en deux partis ennemis ou çof. Les
chefs de ces çof sont d'ordinaire des chefs de familles d'origine
noble, dont la clientèle est nombreuse et puissante. Les mara-
bouts ou chefs religieux exerçaient aussi autrefois
une grande
L'ALGÉRIE 73
autorité qui décline aujourd'hui, et dont la décadence profite
malheureusement aux progrès des confréries religieuses. Il y
a donc chez les Kabyles un bizarre mélange d'institutions
disparates qui rappellent notre moyen âge et ne semblent
avoir réussi jusqu'à ce jour qu'à organiser l'anarchie. La paix
française est un bienfait nécessaire en Kabylie plus que partout
ailleurs. Mais il faudra du temps avant que les Kabyles s'y
soumettent de leur plein gré 1.
Autres tribus sédentaires du Tell. — Les indigènes
sont fixés au sol et manifestementde race berbère dans plusieurs
autres régions du Tell : dans la Petite-Kabylie, amas de monta-
gnes pittoresques (Biban, Babor) qui s'étendent entre Bougie,
Philippeville et Sétif; dans le Dahra, fertile massif compris
entre le Chélif et la mer, à l'ouest d'Alger et au sud de Cherchel
et Tenès: dans l'Ouarsenis, au sud du Chélif, entre Boghar,
Orléansville et Mascara; dans les Traras, au sud de Nemours;
d'une manière générale, dans toutes les montagnes cultivables.
Hors du Tell, les indigènes sont également sédentaires dans
l'Aurès et dans les oasis du Sahara.
L'Aurès et les Aurasiens. — Au sud de Batna s'éten-
dent obliquement les plis serrés de l'Aurès, le massif le plus
élevé de toute l'Algérie. Là aussi habitent des Berbères que
l'on peut considérer comme sédentaires, les Aurasiens. Bien
qu'ils se nomment eux-mêmes Chaouïa ou gardeurs de moutons
et qu'ils se déplacent volontiers, ils sont agriculteurs, comme
leurs frères les Kabyles. Ils ont des jardins, ils cultivent des
céréales dans leurs belles vallées, fertiles surtout dans l'Aurès
septentrional. Ils construisent leurs villages, dont les maisons
en pisé et à terrasses se confondent presque avec le sol par
leur couleur rougeâtre, sur les flancs ou sur les sommets de la
montagne. Jadis préoccupés avant tout de se garder et de se
défendre, ils avaient élevé des guelâa ou tours de guet, qui ne
servent plus guère aujourd'hui que de lieux de dépôt et de
magasins. Ils possèdent enfin, sur les plateaux, d'immenses
pâturages qui sont leur principale richesse. Malheureusement,
en dépit de la neige qui tombe chaque hiver, l'eau n'est pas
très abondante, le pays s'assèche, et lentement les cèdres qui
couvraient autrefois les pentes de l'Aurès dépérissent ou
1.Sur les populations si intéressantes de la Grande-Kabylie, voyez :
Hanoteau et Letourneux, La Kabylie et les coutumes kabyles, 3 vol., 1873;
— Hanoteau, Poésies populaires de la Kabylie, 1867 ; — E.
Masqueray,
Formation des cités chez les populations sédentaires de l'Algérie, 1886.
74 LA FRANGE COLONIALE
meurent. La craie, l'argile apparaissent de plus en plus dans
toute leur nudité. Les Chaouïa ont des institutions très sem-
blables à celles des Kabyles. Ils ont conservé des usages et des
fêtes qui rappellent les temps de Rome et du christianisme.
Ksouriens. — On appelle ksar au singulier, ksour au
pluriel, les villages des oasis situées soit dans les vallées de la
chaîne saharienne, soit dans les Dayas ou dépressions du
Sahara proprement dit. Les habitants, de race berbère mêlée
de sang nègre et quelquefois arabe, sont les Ksouriens. L'oasis,
ceinte d'une muraille en terre, est divisée en jardins séparés
de même. A l'ombre des palmiers dattiers, dont la tête s'étale
dans l'air embrasé, verdoie toute une forêt d'arbres fruitiers,
tandis que, plus bas, le sol est planté de légumes ou de céréales.
Partout l'eau circule en canaux savamment distribués, répand
la fraîcheur et la vie. Mais il faut un rude travail pour puiser
l'eau, tantôt dérivée des réservoirs de la montagne par des
conduites souterraines, tantôt péniblement atteinte à travers
le sable, l'argile, le grès, par des puits profonds. C'est la tâche
des Ksouriens, presque toujours métayers ou khammès de
maîtres et seigneurs puissants, chefs de tribus nomades, qui
viennent à époque fixe visiter leurs domaines. Pour ne pas
empiéter sur le terrain irrigué et résister plus aisément aux
hordes pillardes qui parcourent le désert, le ksar est construit
sur une éminence, hors de l'oasis. Les murailles crénelées, les
tours, les maisons couvertes de terrasses sont en pisé. Les rues
sont étroites et sales. Les Ksouriens, affaiblis par un travail
excessif et par un séjour continuel dans l'air humide et fiévreux
de l'oasis, sujets à des ophtalmies causées par les sables
qu'apporte le simoun ou vent du désert, sont d'ordinaire misé-
rables et craintifs.
Tels sont, dans la province d'Oran, les habitants des monts
des Ksour, sujets des Ouled-Sidi-Cheikh ; dans celle d'Alger,
ceux du Djebel-Amour et de Laghouat ; dans celle de Constan-
tine, les indigènes des Ziban et de Biskra, de l'oued Righ et de
Tougourt, du Souf avec El-Oued, enfin d'Ouargla où les nègres
du Soudan sont en majorité. Opprimés depuis des siècles, les
Ksouriens sont en secret tous plus ou moins favorables à la
France.
Les Mzabites. — Les indigènes du Mzab sont des Ksou-
riens aussi ; mais ils forment comme un petit peuple à part, et
ils ne sont soumis que depuis 1882 à notre domination. Leurs
oasis sont cachées en plein désert entre Laghouat et El-Goléa,
L'ALGERIE 75
dans cette région pierreuse et désolée située au sud de celle
des Dayas et qu'on nomme la Chebkha. Les travaux qu'ils
ont accomplis pour retenir les eaux des pluies et alimenter
leurs palmiers sont vraiment incroyables. Rien n'égale leur
énergie, leur patience, leur économie, leur discipline. Affiliés
à une secte musulmane dissidente, celle des Ibadites, très atta-
chés aux pratiques religieuses, ils sont gouvernés théocratique-
ment et forment une sorte de grande confrérie puritaine. Mais
leur mysticisme s'allie à un esprit très pratique et à un remar-
quable instinct du négoce. Beaucoup d'entre eux, laissant leurs
femmes et leurs enfants au village, émigrent dans les villes du
Tell. Facilement reconnaissables à leur teint mat, à leur tète
carrée, à leur regard doux et fin, à leur tunique qui ressemble à
une chasuble avec des raies multicolores, ils vendent du charbon,
des légumes, de l'épicerie, et, quand ils ont amassé un petit
pécule, ils retournent avec joie dans leurs jardins et sous leurs
palmiers. Ils se sont résignés sans grande difficulté à l'occupa-
tion française, qui a mis fin à leurs dissensions intestines.
Ils pourront devenir des agents précieux de notre civilisation 1.
Les nomades. — Le contraste est grand entre les indi-
gènes sédentaires et les indigènes nomades. Rien ne ressemble
moins à un village du Djurdjura ou à un ksar du Mzab qu'une
tribu en marche dans le désert, avec ses chameaux portant les
outres, les tentes, les ustensiles de ménage, avec ses troupeaux
bêlants, harcelés dans la poussière par les chiens, avec son
escorte de cavaliers sauvages aux burnous flottants et aux
longs fusils, tandis que les femmes, portant leurs enfants sur
le dos, suivent péniblement à pied. Arrivée auprès d'un puits
ou d'une source, à portée de pâturages encore verdoyants, la
caravane s'arrête. Chaque douar dresse ses tentes, et, le soir
venu, on allume des feux pour écarter les fauves et les voleurs.
Les hommes ne ferment pas l'oeil de la nuit. A l'aube ils s'en-
dorment; les enfants s'éveillent, ils se roulent nus et jouent
sur le sable; les jeunes bergers s'écartent avec leurs bêtes; les
femmes vont chercher de l'eau, du bois, tissent les cordes en
poil de chameau, les étoffes de laine grossière, préparent le
repas de leurs maris. Du lait, des galettes de farine, des dattes
sèches, du couscous, plus rarement et dans les grandes occa-
sions un mouton rôti, pour boisson de l'eau pure, tel est le
régime des nomades. Toujours en marche, l'hiver dans le
1. Sur les origines des Mzabites, voyez la Chronique d'Abou-Zakharia,
publiée et traduite pour la première fois par E. Masqueray, 1879.
76 LA FRANCE COLONIALE
Sahara, l'été sur les hauts plateaux, ils ont horreur d'un toit,
ils méprisent le citadin et tout leur est prison, hors la double
immensité du désert et du ciel.
Parmi ces nomades, dont la race est très mélangée, on
rencontre encore, surtout chez les grands chefs du Sud, le type
pur sémite. L'Arabe véritable est aisément reconnaissable. Il
est maigre, svelte ; il a le visage ovale et blanc, mais hâlé par
le soleil, le nez aquilin, l'oeil cave, le regard vif, les lèvres
minces, les dents d'une blancheur éclatante, la barbe noire et
frisée. Il séduit par sa beauté, qui a quelque analogie avec
celle des félins (lions, tigres ou chats), par l'aisance, la sou-
plesse de ses mouvements, la gravité majestueuse et la noble
simplicité de son maintien, l'ample élégance du burnous qui
le drape, du haïk qui encadre sa figure. Il a l'intelligence sub-
tile, il est observateur patient, réfléchi, et il n'en a pas moins
la passion du merveilleux. Il est terrible en sa colère, capable
des plus basses hypocrisies comme des plus cruelles ven-
geances, et pourtant esclave de la foi jurée. Alors même qu'il
est menteur effronté, voleur, pillard, assassin, il a une telle
assurance, un tel mépris de la vie, qu'il n'est jamais vulgaire.
Cavalier admirable et s'il le faut piéton infatigable, capable de
supporter les plus dures privations, brave jusqu'à la folie, il
est fait pour la guerre, et il peut être pour notre armée un
auxiliaire excellent, à condition qu'on ne se livre jamais à lui
et qu'on soit toujours prêt à réprimer ses velléités de révolte,
car il obéit volontiers, mais seulement à plus fort que lui.
Les Touareg. — Un type de la vie nomade non moins
curieux que l'Arabe « de grande tente » est celui des Berbères
Imôhgagh, vulgairement appelés Touareg 1, trop connus chez
nous par le massacre de la mission Flatters, et qui étendent
leurs parcours jusqu'à ceux de nos grandes tribus sahariennes.
Le Targui (singulier de Touareg) est grand, maigre, mais
d'une rare vigueur de muscles. Il porte, comme nos pères les
Gaulois, une longue blouse et un pantalon de cotonnade bleu
foncé et lustré. Les chefs seulement ajoutent à ces vêtements
un burnous de couleur noire ou rouge et un haïk blanc,
empruntés à la mode arabe. Le voile est la pièce caractéris-
tique du costume targui ; c'est une bande d'étoffe qui enroule
1. Touareg signifieapostats. C'est le nom donné aux Imôhgagh par
les Arabes, qui ne leur pardonnent pas d'avoir renié plusieurs fois la
religion musulmane. Voyez: Duvergier, Les Touareg du Nord, 1865 ; Bis-
suel, Les Touareg de l'Ouest, 1889; Largeau, Le Sahara algérien, 1878.
L'ALGERIE 77
la tête et le visage de manière à ne laisser voir que les yeux ;
elle sert de préservatif contre le sable, le vent et le soleil. La
monture des Touareg est le mehari (plur. mahara) ou droma-
daire de course, dont la rapidité et la sobriété sont extraordi-
naires. Les Touareg sont armés d'une longue épée, d'une lance,
d'un poignard et d'un bouclier carré. Ils forment une aristocra-
tie orgueilleuse et impitoyable; ils ont des esclaves noirs, des
tributaires et des serfs; ils possèdent d'immenses troupeaux;
ils font payer des redevances aux caravanes et les rançonnent
ou les pillent. Ils n'admettent pas la polygamie. Leurs femmes
sont influentes, respectées; elles savent pour la plupart lire et
écrire. Ils sont braves, rusés, patients, hospitaliers et féroces.
La langue des Touareg est un idiome berbère : ils se servent
pour l'écrire d'un alphabet particulier dont les caractères rap-
pellent ceux des anciennes inscriptions libyques.
Les semi-nomades. — Entre les nomades purs et les
sédentaires, il y a un grand nombre d'indigènes algériens qui
sont à la fois, et suivant la saison, sédentaires ou nomades.
Lorsque le froid et la neige les chassent des hauts plateaux, ils
descendent avec leurs troupeaux dans le Tell et y prennent
leurs quartiers d'hiver. Ils se construisent alors de misérables
huttes ou gourbis, sorte d'intermédiaires entre la tente et la
maison. Ils se hâtent de gratter le sol avec leur charrue au soc
de bois et sans roues, contournant et évitant soigneusement
d'arracher les buissons ou les palmiers nains qui les gênent.
Ils sèment de l'orge, du blé. Dès que la moisson est faite, ils
remontent vers les hauts plateaux. Ils suivent ainsi chaque
année des parcours réguliers et parfaitement connus d'avance.
Il arrive aussi que quelques familles se fixent définitivement
auprès de nos colons, qui les emploient comme travailleurs de
la terre. Alors leurs gourbis sordides, entourés de débris et
d'immondices, blottis dans quelque pli de terrain, se dressent
à l'écart de la ferme. Lorsque l'ordure et les parasites les incom-
modent par trop, ils abandonnent la place et vont s'établir un
peu plus loin. Ainsi, même fixés au sol, ils conservent toujours
un reste de leurs instincts vagabonds. On ne modifie pas en un
jour des habitudes transmises de génération en génération par
une longue hérédité. Le temps, l'exemple, l'instruction parvien-
dront seuls à transformer en agriculteurs véritables tous les
indigènes du Tell. Quant aux nomades sahariens, ils ne pour-
raient vivre sans leurs troupeaux, et leurs troupeaux ne peu-
vent subsister qu'en se déplaçant de pâturage en pâturage.
Sauf dans les oasis, le désert n'admet que la vie nomade.
78 LA FRANCE COLONIALE
Organisation sociale des indigènes : la tribu. —
Les indigènes algériens, à part 47 000 juifs et quelques nègres
à demi fétichistes, sont tous musulmans. On sait que le Koran
n'est pas seulement la loi religieuse, mais aussi la loi civile des
peuples islamiques 1. Toutefois, il n'a pas créé de toutes pièces
l'organisation sociale des indigènes algériens; il n'a fait que la
régulariser et la consacrer ; et c'est peut-être parce qu'il répon-
dait en grande partie à leur situation et à leurs tendances qu'ils
l'ont si facilement accepté des conquérants arabes. Or, chez
les peuples primitifs, la division politique naturelle est la
tribu, et le pouvoir y appartient, après Dieu, au père de famille.
Ce régime patriarcal, auquel s'adaptent si bien les préceptes
du Prophète, est encore aujourd'hui prépondérant chez nos
indigènes algériens. La tribu se compose chez eux de 100 à
500 tentes. Chaque tente représente en moyenne quatre ou
cinq personnes. Une réunion de dix à trente tentes forme le
douar. On entend par tribu l'ensemble de tous les fils, cousins,
neveux, petits-fils, petits-cousins, petits-neveux, parents,
obéissant, eux, leurs femmes, leurs enfants, leurs esclaves et
leurs clients, à un même père de famille. Ainsi conçue, la
famille est une association pour la vie en commun : c'est la
famille biblique. Son chef, le caïd, exerce à la fois tous les
pouvoirs, et, bien qu'il soit devenu sous notre domination un
simple fonctionnaire, il est toujours considéré par nous comme
le représentant responsable de toute sa tribu. Lorsque la tribu
est trop nombreuse, elle se divise en fractions qui sont com-
mandées par des cheikhs (vieillards). Même chez les Kabyles, la
tribu existe, avec cette différence que le douar, fixé au sol et
devenu village, a pris par cela môme une importance telle
qu'il a fait perdre de vue les antiques liens unissant entre eux
les membres de la même tribu.
La famille. — L'autorité du père de famille est, en théo-
rie, toute-puissante sur ses femmes et sur ses enfants. En
réalité, les sentiments naturels et les conditions ordinaires de
la vie tempèrent ce que cette tyrannie légale comporterait
d'abusif. Si le père, soucieux avant tout d'assurer la perpé-
tuité de sa race, professe un dédain visible pour ses filles, il a
une tendresse marquée et souvent touchante pour ses garçons.
Si le mari achète sa femme, il est rare que sa fortune lui permette
la polygamie. La femme, assujettie aux plus durs travaux chez
1. Excepté chez les Kabyles et la plupart des Berbères, qui ont leurs
Kanoun.
L'ALGÉRIE 79
le nomade, qui mène lui-même une rude existence, a du moins
une certaine liberté d'allures : elle n'est ni enfermée, ni voilée.
Il en est ainsi dans les villages. Au contraire, la femme
des villes est condamnée à une réclusion presque continuelle
et ne doit montrer son visage qu'à ses proches; mais elle
exerce dans sa maison une influence qui, pour être cachée,
n'en est pas moins réelle. Elle est souvent écoutée de son mari,
qui la consulte, et respectée de ses enfants. La corruption des
moeurs, qui rend les divorces fréquents ou entraîne des abus de
sensualité plus odieux, l'ignorance grossière ou la brutalité,
bien plus que les lois ou les coutumes, telles sont les véritables
causes de l'infériorité de la population musulmane.
La propriété. — Il y a chez les indigènes algériens plu-
sieurs sortes de propriété. Les biens habous sont les biens de
mainmorte, dont le revenu servait jadis à l'entretien des mos-
quées et des autres établissements religieux ; telles étaient chez
nous les possessions du clergé avant 1789. Les terres du beylik
ou beylikales, également inaliénables, appartenaient au prince
qui en avait l'usufruit; elles sont l'équivalent de nos biens
domaniaux. La propriété arch est la propriété commune à
l'ensemble des familles de chaque tribu; elle est donc très
analogue à nos biens communaux. Enfin les biens melk consti-
tuent de véritables propriétés personnelles et individuelles.
Malheureusement, à l'inverse de ce qui existe dans nos sociétés
civilisées, l'arch est la règle, tandis que le melk est l'exception.
La possession de la majorité des terres par les tribus à l'état
de territoires indivis est un des principaux obstacles qui s'oppo-
sent au développement économique du pays.

Les marabouts. — A côté de l'aristocratie des nobles


d'épée qui sont d'origine arabe ou se disent tels, l'influence
appartient dans le monde indigène aux descendants plus ou
moins authentiques du Prophète, aux Cheurfa (au sing. chérif)
et aux Marabouts (mrabet, lié, consacré à Dieu), dont l'origine
remonte aux Almoravides. Comme il n'y a pas, à proprement
parler, de clergé chez les musulmans, et que tout le monde
peut être imam, c'est-à-dire chef de la prière, les marabouts
tiennent lieu de prêtres. Ce sont des hommes dont la famille
se rattache à quelque saint personnage et qui, spéculant sur
la vénération des fidèles, vivent de quêtes, d'aumônes et de
dons prétendus volontaires. Ils dirigent les zaouia, sortes
d'écoles et de séminaires, servant aussi de lieux d'asile pour
80 LA FRANCE COLONIALE
les voyageurs, d'hospices et de sanctuaires qui donnent lieu à
des pèlerinages périodiques 1.
Les ordres religieux. — En outre, il existe, des ordres
religieux composés de khouan, ou frères, et même de khouatates,
soeurs. Ils se distinguent entre eux par certaines pratiques,
certaines formules de prières (dikr), la forme même de leur
chapelet, et obéissent chacun à une règle (ouerd).
Les ordres les plus répandus en Algérie sont : 1° celui de
Moulaï-Taïeb ou des Taïbia, dont le chef Si Abd-es-Selem,
chérif d'Ouezzan, est favorable à la France; 2° celui de Tidjany,
dont le centre est dans l'oasis d'Aïn-Madhi, à 50 kilomètres à
l'ouest de Laghouat, et qui a une succursale très importante à
Temacin dans l'Oued-Righ; il est prépondérant en Tunisie et
vit en bons termes avec l'autorité française; 3° celui d'Abd-er-
Rahman ou des Rahmania, qui domine en Kabylie. D'après la
légende, le corps de son fondateur s'est miraculeusement
dédoublé et repose à la fois au Hamma, près d'Alger, et chez
les Beni-Ismaïl, dans le Djurdjura. C'est pour cela qu'on l'appelle
aussi Bou-Kobreïn, « l'homme aux deux tombeaux ». Parmi les
autres ordres, celui qui nous est particulièrement hostile, est
celui des Snoussiâ, qui vit en Algérie à l'état de société secrète
et a établi son quartier général loin de tout contact chrétien, à
la zaouïa de Djerboub dans la Tripolitaine; il cherche à englo-
ber les autres ordres; il est le promoteur principal du panisla-
misme; il pousse, sinon à la révolte, du moins à l'émigration
des musulmans, obligés de subir une domination chrétienne.
Son chef s'intitule Cheikh-el-Mahdi ; aussi a-t-il refusé de
reconnaître le Madhi qui récemment souleva la Nubie contre
le gouvernement égyptien.
Le chef d'un ordre porte le titre de cheikh-trika, c'est-à-dire
« maître
de la voie » ou grand-maître. Les khouan doivent aux
instructions de leur cheikh une déférence absolue : la célèbre
formule d'obéissance qui fait partie de la règle des jésuites
(perinde ac cadaver) est depuis longtemps familière aux
membres de plusieurs confréries musulmanes, entre autres les
Rahmania, avec une expression d'un réalisme plus énergique :
«
Sois comme le cadavre sous la main du laveur des morts. »
Le grand-maître a sous ses ordres une hiérarchie de khalifa et
naïb, ou vicaires généraux; de moqaddem ou prieurs. Ils
gouvernent au moyen de chapitres généraux ou provinciaux,
1.Par extension, on appelle aussi marabouts les petites chapelles, blan-
chies à la chaux, élevées d'ordinaire au sommet des collines, sur la
tombe de pieux musulmans morts en odeur de sainteté.
L'ALGÉRIE 81

appelés hadra et djelala. La caisse de l'association est ali-


mentée au moyen des offrandes volontaires ou des cotisations
fixes des khouan. Le fanatisme musulman, attisé par quelques-
uns de ces ordres religieux, est l'un des dangers les plus sérieux
qui nous menacent en Algérie. L'ordre des Rahmania a été l'un
des éléments les plus actifs de la grande insurrection de 1871. Il
comptait dans les deux Kabylies près de 100 000 adhérents 1.
Les Aïssaoua. — L'ordre de Sidi Mohammed-ben-Aïssa,
originaire du Maroc, est le plus connu de tous; c'est heureu-
sement l'un des moins nombreux. Ses adeptes se livrent en
effet à des excentricités répugnantes : elles relèvent de la patho-
logie plutôt qu'elles n'intéressent la politique ou la religion.
Les Aïssaoua, réunis le soir, à la lueur de quelques lampes,
dans une mosquée ou une maison écartée, s'entraînent d'abord,
aux sons d'une musique barbare, dans une danse sauvage. Ils
se penchent, se relèvent, remuent la tète avec une rapidité
croissante et arrivent peu à peu à une sorte d'insensibilité et
d'ivresse qui a quelque analogie avec l'hypnotisme. Saisis alors
de délire, ils poussent des rugissements, s'enfoncent des aiguil-
les dans les bras, les joues, la langue, marchent sur des lames
de fer rougies à blanc, broient entre leurs mâchoires des mor-
ceaux de verre, dévorent des scorpions. Ils veulent démontrer
ainsi sans doute qu'ils sont capables de tout souffrir pour
l'Islam.
Les Maures. — A côté de la grande masse indigène, les
Maures forment dans les villes une population à part. Ils sont
probablement issus du mélange de toutes les races qui ont
successivement peuplé les rivages africains et, en dernier lieu,
des Mores chassés d'Espagne par Philippe III et à qui ils doi-
vent leur nom, comme ceux-ci avaient emprunté le leur au
Maroc, leur patrie d'origine. Il ne faudrait donc pas les consi-
dérer comme les descendants de ces Maures dont parle Salluste
et qui se partageaient avec les Numides le sol de la Berbérie. Ils
ont les traits réguliers, le teint blanc, la chevelure noire. Ils
sont indolents, lymphatiques, souvent obèses. Vêtus d'une
large culotte bouffante, d'une veste étroite et collante, coiffés
d'un turban, chaussés de babouches, assis nonchalamment

6
devant leur boutique, les jambes croisées, ils vendent du tabac,
des parfums, des bijoux, des étoffes. Quelques-uns exercent
1. Voyez : Louis Rinn, Marabouts et Khouan, Alger, 1884, et Histoire de
l'insurection de 1871, Alger, 1891. — Alfred Rambaud, L'Insurrection algé-
rienne de 1871, étude sociale et religieuse, Paris, 1891.
FRANCE
COLONIALE.
82 LA FRANCE COLONIALE
de petites fonctions dans l'administration. Le' soir venu, ils
vont s'enfermer dans leurs maisons soigneusement closes, ou ils
regagnent sur une mule, jamais à pied, leurs fraîches villas,
qui restent impénétrables à tout regard indiscret. Affables,
soupçonneux, rusés, ils n'ont rien ni de la rudesse du Kabyle,
ni de la majesté farouche du nomade. A force de subir des
maîtres, ils paraissent indifférents à toute domination. Le
dévouement sincère leur est aussi difficile que la résistance
armée.
Les Israélites. —
Dès l'antiquité il y avait des Juifs dans
l'Afrique du Nord : la Kahina, l'héroïne de l'indépendance ber-
bère au VIIe siècle, professait le judaïsme. Ils s'y maintinrent
pendant le moyen âge et furent renforcés, au XIVe et au XVe
siècles, par une émigration de Juifs d'Espagne dont ils ont
conservé les traditions et la langue. Persécutés par les Turcs,
astreints à un costume spécial, parqués dans des quartiers
misérables, ils sont devenus obséquieux et cauteleux. Eloignés
systématiquement pendant des siècles de toute charge civile ou
militaire, de toute profession relevée, ainsi que de la possession
des terres, ils ont été obligés de s'adonner aux métiers inférieurs.
Ils ont aussi pratiqué l'usure, qui leur a valu la haine et le
mépris des musulmans, et aujourd'hui ils ont une tendance à
accaparer les terres par des prêts usuraires, pour les revendre
à gros bénéfices ou les louer chèrement aux malheureux pro-
priétaires dépossédés.
Les Coulougblis. —
Les Couloughlis sont issus de l'union
des Turcs avec des femmes indigènes. Braves comme leurs pères,
ils ont été d'utiles auxiliaires de la conquête française. Ce sont
des Couloughlis qui défendirent Tlemcen contre les entreprises
d'Abd-el-Kader. Aujourd'hui ils disparaissent rapidement et se
fondent dans la population maure.
Les nègres. —
Il n'y a pas de préjugé de couleur en
Algérie. De tout temps, des nègres du Soudan étaient importés
comme esclaves, soit dans les oasis du Sahara, dont ils ont
fortement modifié la population, soit dans les tribus du nord.
L'esclavage est d'ailleurs très doux chez les musulmans. Ils
affranchissaient volontiers leurs esclaves noirs convertis à
l'Islamisme. Des négresses devenaient fréquemment les épouses
de leurs maîtres, et leurs fils naissaient libres. Aussi n'est-il pas
rare de rencontrer des traces visibles de sang noir dans les
familles indigènes. Aujourd'hui le commercé des esclaves est
L'ALGÉRIE 83
interdit, ce qui a contribué à éloigner de nos marchés du sud,
véritables ports du Sahara, les caravanes venant du Soudan.
La population nègre, cessant d'être renouvelée, diminue, car
elle résiste mal au climat du Tell et surtout des hauts plateaux.
Dans nos villes algériennes, les nègres, grands enfants in-
souciants, exercent pourtant d'utiles métiers. Ils affectionnent
particulièrement celui de blanchisseurs de bâtiments. Bien
que musulmans, ils ont conservé certaines coutumes fétichistes :
on les voit encore, à certains jours, égorger des poulets et des
moutons, dans le quartier de Bab-el-Oued, à Alger.
Diversité des races ; unité de la religion et de la
langue. — En résumé, l'Algérie est bien près de former une
tour de Babel par la diversité des types et des costumes, par la
variété des moeurs et des usages, et c'est là, avec le charme de
sa lumière, un de ses plus puissants attraits. Les indigènes y
forment pourtant au fond une agglomération homogène. Si le
patriotisme proprement dit leur est inconnu, s'ils ne peuvent
s'élever, dans leur conception sociale, au-dessus de l'idée de
famille, de village, de tribu ou de çof rivaux, ils sont unis
par des liens puissants, ceux de la religion et de la langue.
Sauf les Juifs, qui sont à part, Berbères ou Arabes, Turcs,
Couloughlis, Maures et nègres, nomades ou sédentaires, habi-
tants des oasis ou des hauts plateaux, du rivage ou de la
montagne, des cités ou du désert, tous reconnaissent pour loi
l'Islam. Tous, à part un certain nombre de tribus qui ont Con-
servé l'usage exclusif d'un dialecte berbère (le kabyle du Djurd-
jura où le chaouïa de l'Aurès), entendent ou parlent l'arabe.
Langue, religion, ces deux obstacles à la civilisation sont-ils
invincibles? Il n'est pas démontré que le Koran soit un obstacle
au progrès, qu'il né puisse s'accommoder, tout aussi bien
que le christianisme, aux aspirations nouvelles de la con-
science occidentale. Pourquoi, comme tout ce qui est humain,
ne serait-il pas transformable? Laissons au temps, au pou-
voir irrésistible des clartés scientifiques, à notre impartiale
tolérance, le soin d'accomplir au sein de la religion du Pro-
phète une lente et salutaire évolution. Reste la langue. Elle est
par excellence la marque distinctive des nationalités. Tant que
nous parlerons seuls français en Afrique et que la Berbérie
continuera à parler arabe, il y aura deux peuples ennemis
campés en face l'un de l'autre sur ce sol arrosé déjà par le sang
de tant d'armées. Indigènes et colons ne se connaîtront pas, ne
s'entendront pas. Il faut donc ENSEIGNER LE FRANÇAIS aux indi-
84 LA FRANCE COLONIALE
gènes. L'ignorance du français, telle est cette nouvelle Carthage
qui doit diparaître si nous voulons, plus humains que le vieux
Caton, conquérir pacifiquement l'Algérie, après l'avoir domptée.

CHAPITRE III

GOUVERNEMENT ET ADMINISTRATION

Les débuts de l'administration française en


Algérie (1830-1834). — L'Algérie a passé depuis 1830 par les
régimes les plus divers, elle a subi toute sorte d'expériences :
elle y a résisté. Tout d'abord on se contenta d'installer à Alger
des fonctionnaires chargés d'y représenter les divers services
publics de la métropole ; ils furent bientôt placés sous la direc-
tion d'un fonctionnaire en chef ou intendant civil, assisté d'un
conseil et relevant lui-même de l'autorité militaire. Quant aux
indigènes, on les fit administrer par un agha (nom emprunté à
l'administration turque), et cette charge fut d'abord confiée à
un Maure d'Alger, ce qui était une grande erreur ; puis à un
officier supérieur de gendarmerie; ensuite à un chef arabe;
enfin, mais provisoirement, au bureau arabe, créé en 1832.
Les gouverneurs généraux militaires et les
bureaux arabes. —
L'Algérie avait déjà eu, en trois ans,
quatre commandants en chef titulaires et deux intérimaires,
lorsqu'une ordonnance royale, du 22 juillet 1833, institua un
gouverneur général (militaire) des « Possessions françaises dans
le nord de l'Afrique » (tel fut alors le nom officiel de la colonie).
On lui confiait le commandement des troupes et toute l'admi-
nistration du pays, en le subordonnant lui-même au ministre
de la guerre. Le premier gouverneur général, le comte Drouet
d'Erlon, s'empressa de supprimer le bureau arabe et de rétablir
l'emploi d'agha, qu'il confia au lieutenant-colonel Marcy. « Le
nouvel agha, assis à la turque et armé d'une longue pipe, tint
ses audiences à Alger et remplaça à lui seul les officiers qui
auparavant parcouraient les tribus en voyant les choses par
eux-mêmes. » Cependant la direction des affaires arabes, réta-
blie en 1837, supprimée de nouveau en 1839, fut reconstituée
par un arrêté du général Bugeaud, en date du 17 août 1841, et
définitivement organisée. Ce fut l'âge héroïque de l'institution.
L'ALGÉRIE 85
Braves, énergiques, instruits, sachant la langue du pays, vivant
au milieu des tribus, les officiers des bureaux arabes contri-
buèrent à la conquête, firent connaître l'Algérie, trouvèrent et
employèrent avec succès la plupart des procédés de gouverne-
ment dont on s'est servi depuis à l'égard des indigènes.
Premier essai de gouvernement civil (1848-1851).
— En 1848, la majeure partie de l'Algérie était conquise ;
nombre de colons s'y étaient fixés. La seconde République
comprit que l'Algérie n'était pas une colonie ordinaire, qu'elle
devait un jour devenir une France africaine. Elle s'efforça de
faire une part à l'élément civil dans son administration. Elle
déclara l'Algérie territoire français, afin qu'elle fût régie désor-
mais par des lois, et non par des ordonnances ou des décrets
soustraits au contrôle des Chambres. Elle lui donna le droit
d'élire trois députés1. Elle forma dans les anciennes divisions
militaires — où l'on distinguait déjà, depuis 1845, les territoires
civil, mixte et arabe, — trois départements (Alger, Oran et
Constantine). L'administration du territoire civil fut confiée
à une hiérarchie comprenant les préfets, sous-préfets, commis-
saires civils et maires ; celle du territoire à une autre
militaire,

hiérarchie comprenant des généraux de division, des chefs


de subdivision, de cercle, d'annexe, et enfin les chefs indigènes.
Cette double administration répondait assez bien à la situation
réelle de l'Algérie, où la paix succédait à la guerre, où les colons
commençaient à prendre place à côté des indigènes. Préfets et
généraux restaient d'ailleurs subordonnés au gouverneur
général (militaire), qui, assisté d'un Conseil de gouvernement,
continuait à relever du ministre de la guerre. Ce premier et
timide essai de gouvernement civil ne devait pas avoir une longue
durée.
Retour au régime militaire (1851-1858). — L'atten-
tat du 2 décembre 1851 et la proclamation de l'Empire rétabli-
rent en Algérie le régime militaire, au détriment d'une partie
des libertés civiles de 1848. L'armée, qui n'avait plus d'Abd-el-
Kader à combattre, fut chargée de surveiller les déportés
politiques cantonnés dans la colonie. Ceux-ci contribuèrent
d'ailleurs à y répandre les idées républicaines qui y sont
demeurées si vivaces. Les officiers des bureaux arabes, n'ayant
plus de dangers sérieux à courir, ni de grands services à
1. L'Algérie perdit ses députés en 1852; elle les a recouvrés aux
élections de 1871 ; elle est aujourd'hui représentée au Parlement français
par trois sénateurs et six députés.
86 LA FRANCE COLONIALE
rendre, se relâchèrent; devinrent quelquefois des potentats fas-
tueux, cherchèrent à s'affranchirde l'autorité militaire régulière,
et certains furent accusés de partager avec les grands chefs
indigènes l'impôt levé sur les tribus. Le scandale de l'affaire
Doineau, en 1857, révéla d'odieux abus dont le corps de ces
officiers ne pouvait être rendu responsable, mais qui excitèrent
l'indignation publique et donnèrent lieu aux plus vives polé-
miques.
Le ministère de l'Algérie (1858-1860). — Napo-
léon III crut faire à l'opinion une concession décisive en créant
le ministère de l'Algérie et des colonies, qu'il confia à son cou-
sin le prince Jérôme. Celui-ci, gouvernant de loin et sans aucune
connaissance personnelle du pays, se laissa entraîner dans une
réaction un peu hâtive contre le régime militaire. On lui doit
pourtant, entre autres mesures utiles, la. création de conseils
généraux non élus, premier pas vers la représentation départe-
mentale.
Le royaume arabe (1860-1870). — Les protestations
de l'armée furent bientôt si vives que Napoléon III se décida à
visiter l'Algérie. Il y fut accueilli, entouré et bientôt accaparé
par les généraux qui venaient de prendre part avec lui à la
guerre d'Italie. Ceux-ci, presque tous anciens chefs de bureaux
arabes, s'attachèrent à lui signaler les fautes qu'avaient pu
commettre leurs successeurs civils. Ils lui masquèrent une
partie du pays, tinrent les colons à l'écart, ne lui montrèrent
que les indigènes, qui le séduisirent par l'éclat de leurs cos-
tumes et l'hyperbole de leurs louanges. L'empereur supprima
le ministère de l'Algérie, nomma le général Pélissier gouverneur
général avec des pouvoirs plus étendus que ses prédécesseurs,
restaura les bureaux arabes ; puis, dans une lettre restée célèbre
et adressée au maréchal, le 6 février 1863, il écrivit ces mots
qui provoquèrent parmi les colons une explosion générale de
colère : L'Algérie n'est pas une colonie proprement dite, mais
un royaume arabe. Si la première partie de cette phrase
exprimait une idée juste, l'expression de « royaume arabe ».
était malheureuse, et même, isolée du reste de la lettre qui en
atténuait la portée, elle était fausse. Quant au sénatus-consulte
d'avril-mai 1863, qui déclara les tribus « propriétaires des
territoires dont elles avaient la jouissance permanente et tradi-
tionnelle à quelque titre que ce soit », on reconnaîtra plus
tard, même en Algérie, lorsque la colonisation sera définitive-
ment rentrée dans le régime du droit commun, que c'était un
L'ALGÉRIE 87
acte de justice. Alors il fut interprété comme l'arrêt de mort de
la colonisation, et cette opinion même contribua à en arrêter l'es-
sor. Cependant comme ce même sénatus-consulte ordonnait
de constituer, outre la propriété des tribus, la propriété indivi-
duelle des indigènes, il facilitait en réalité l'acquisition de cette
dernière par nos colons. L'insurrection des Ouled-Sidi-Cheikh,
l'impuissance de l'administration militaire à prévenir et à sou-
lager l'horrible famine de 1867, qui causa la mort de 500 000
indigènes, les réclamations énergiques des colons, l'enquête du
comte Le Hon en 1869, tout accabla bientôt le « royaume arabe ».
Le Corps législatifimpérial lui-même en sanctionna la déchéance :
par un vote presque unanime (avril 1870), il demandait le réta-
blissement du régime civil pour une partie du territoire algé-
rien, quand éclata la guerre néfaste qui devait bientôt aboutir
à Sedan et au siège de Paris.
Retour au régime civil (1870). — Après la chute de
l'Empire, la troisième République, reprenant les traditions
de 1848, restaura le régime civil, par les décrets de Bordeaux
(octobre 1871). Le gouverneur prit le tritre de gouverneur
général civil. Les départements furent pourvus de conseils
généraux élus. Malgré nos désastres sur le continent, malgré
la grande insurrection, l'organisation nouvelle se régularisa
peu à peu. Le contre-amiral Gueydon (1871-73) rétablit le
Conseil supérieur de gouvernement, s'efforça de constituer un
corps d'administrateurs capables de remplacer en territoire
civil les bureaux arabes. Son successeur, le général Chanzy
(1873-79), rattacha au territoire civil un certain nombre de
tribus du territoire militaire. Il commença l'application de la
loi du 23 juillet 1873 qui de nouveau prescrivait la constitution
de la propriété individuelle chez les indigènes. M. Albert Grévy,
premier gouverneur véritablement civil, fut remplacé en 1881
par M. Tirman, et celui-ci en 1891 , a eu pour successeur
M. Jules Cambon. Cette même année, les discussions dans les
Chambres françaises et la formation d'une commission d'en-
quête sénatoriale pour l'Algérie, sous la présidence de M. Jules
Ferry, les consciencieuses études des commissaires et de leur
président dans le pays même ont assez marqué la ferme volonté
qu'ont les pouvoirs publics d'assurer la bonne administration
de la colonie et d'établir des rapports plus équitables entre les
colons et les indigènes.
L'organisation actuelle : le gouvernement géné-
ral. — Ainsi, au bout de cinquante ans d'expériences, le régime
88 LA FRANGE COLONIALE
civil, qui est déjà, pour les colons au moins, le régime normal
et régulier, après avoir été subordonné longtemps au régime
militaire, puis en lutte avec lui, a fini par triompher. Désor-
mais l'Algérie est bien véritablement un prolongement de la
France au delà de la Méditerranée. Elle peut donc, en ce qui
concerne la population européenne, être assimilée complètement
et immédiatement à la France. Le simple jeu des institutions
républicaines lui assure toutes les libertés compatibles avec
l'unité de la République. Toutefois, en même temps qu'elle est
terre française, elle reste, par sa population indigène, terre
africaine, et l'état social des indigènes est si différent du nôtre
qu'ils ne sauraient être soumis brusquement et sans transition
à nos lois. En ce qui les concerne, l'assimilation de l'Algérie à
la France ne saurait être que progressive. Il faut même qu'une
partie d'entre eux restent placés sous l'autorité militaire et
que tous soient soumis à une surveillance sévère, afin d'assurer
la sécurité complète du pays. L'organisation administrative
actuelle, qu'il est d'ailleurs toujours possible de perfectionner,
répond assez bien à la situation. Elle affirme la solidité des
liens politiques qui unissent l'Algérie à la France. Elle fait une
part aux conditions spéciales créées par la présence de l'élément
indigène, en conservant des pouvoirs étendus au gouverneur
général et à l'autorité militaire.
Les décrets du 26 août 1881, dits de rattachement, ont
rattaché les divers services de l'Algérie à leurs ministères
respectifs. Toutefois le gouverneur conserve la haute direction
des affaires, mais seulement en vertu de délégations spéciales
que lui donne chacun des ministres. Il peut venir, en qualité
de commissaire du gouvernement, défendre son administration
devant les Chambres. D'autre part, il est assisté d'un Conseil
de gouvernement, composé des chefs de service, l'archevêque
d'Alger, le recteur de l'Académie, le premier président, le pro-
cureur général, le vice-amiral commandant la marine, l'inspec-
teur général chargé du service des ponts et chaussées, l'inspec-
teur général chargé du service des finances, le général
commandant le génie, le secrétaire général du gouvernement
et quatre conseillers rapporteurs. Ce Conseil de gouvernement,
par l'adjonction des trois généraux divisionnaires (Alger,
Oran, Constantine), des trois préfets, et de dix-huit conseillers
généraux élus par les conseils généraux des trois départe-
ments (six pour chacun), se transforme en un Conseil supérieur
de gouvernement. Cette dernière assemblée, sorte de petit
parlement consultatif de l'Algérie, se réunit chaque année en
L'ALGÉRIE 89
novembre, elle entend un exposé de la situation générale de
l'Algérie présenté par le gouverneur ; elle examine les états des
dépenses afférentes à chaque ministère, qui sont ensuite sou-
mises aux Chambres et votées par elles. Le gouverneur général
peut en outre convoquer ce Conseil en séance extraordinaire
toutes les fois qu'il le juge nécessaire.
D'autre part, les trois sénateurs et les six députés de
l'Algérie constituent en fait, dans le sein du Parlement, une
sorte de comité de défense des intérêts algériens.
L'administration départementale. — L'Algérie est
divisée en trois provinces, comprenant chacune un territoire
civil et un territoire militaire. Les territoires civils ne com-
prennent qu'environ 12 500 000 hectares, tandis que les terri-
toires militaires en comprennent plus de 35 millions, c'est-à-dire
le triple; mais, pour la population, la proportion est renversée
les seconds n'ayant qu'environ 500 000 habitants et les premiers
trois millions et demi, c'est-à-dire sept fois plus.
Les territoires civils occupent principalement le Tell et
forment les trois départements d'Alger, Constantine et Oran.
Les territoires militaires, embrassant la plus grande partie
des Hauts Plateaux et du Sahara, sont répartis en trois divisions
militaires, dont les chefs-lieux sont les mêmes que ceux des
départements. Il y a douze subdivisions militaires qui sont,
pour la division d'Alger : Alger, Dellys, Orléansville, Aumale
et Médéa; pour la division d'Oran : Oran, Mascara et Tlemcen;
pour la division de Constantine : Constantine, Sétif, Bône et
Batna.
L'administration des départements est à peu près semblable
à celle des autres départements français. Les préfets sont assistés
de conseils généraux élus par les citoyens français ou natu-
ralisés français; les musulmans sont représentés dans ces
conseils par des assesseurs ; mais, par une anomalie désormais
peu justifiable, ces assesseurs ne sont pas élus : ils sont désignés
par le gouvernement général. Il y a dix-sept arrondissements,
mais pas de conseils d'arrondissement, parce que les contribu-
tions directes, n'existant pas dans le pays 1, ne peuvent donner
lieu à des réclamations, et que chez nous l'examen de ces récla-
mations Constitue la principale attribution des conseils d'arron-
dissement. Les sous-préfectures du département d'ALGER sont :
Miliana, Médéa, Orléansville et Tizi-Ouzou; celles du dépar-
tement d'ORAN : Mascara, Mostaganem, Sidi-bel-Abbès et
1. Au moins jusqu'au budget de 1892; voyez ci-dessous, page 98.
90 LA FRANCE COLONIALE
Tlemcen; celles du département de CONSTANTINE : Bône, Bougie,
Guelma, Philippeville, Sétif et Batna. Il a été question de
dédoubler chaque département par la création des nouveaux
départements du Chélif, de la Kabylie et de la Seybouse. Ce
projet semblait conforme aux données de la géographie, qui
nous montre l'Algérie divisée en régions naturelles de péné-
tration. Il était favorable également aux intérêts généraux et
au développement normal de la colonie; mais il s'est heurté
à des oppositions locales qui l'ont fait ajourner.
L'administration communale. — Il y a en Algérie
quatre sortes de communes : les communes de plein exercice,
les communes mixtes civiles, les communes mixtes militaires
et les communes indigènes. — 1° Les communes de plein,
exercice ont une organisation très semblable à nos communes
de France. Ce sont des centres de population européenne,
administrés par un maire élu et par un conseil municipal éga-
lement élu. Jusqu'à ces derniers temps, les musulmans et les
étrangers nommaient des délégués chargés de les représenter
dans les assemblées municipales. Ce droit, très légitimement
accordé aux indigènes, a été avec non moins de raison retiré
récemment aux étrangers; car ceux-là, fixés dans le pays, sont,
à part leur statut personnel, des citoyens français, tandis que
ceux-ci, bénéficiant dès avantages de leur séjour passager en
Algérie, mais n'y ayant aucune attache nationale, n'ont aucun
droit à s'y mêler de nos affaires. Au reste, les conseillers indi-
gènes sont élus par un corps spécial et assez restreint d'élec-
teurs, comprenant à peu près le dixième de la population. Ils ne
peuvent jamais former plus du sixième dans le conseil muni-
cipal. — 2° Les communes mixtes civiles sont celles où la colo-
nisation n'a encore pénétré que faiblement; chacune comprend
un territoire très étendu (de 15 000 à 400 000 hectares), parfois
aussi vaste que celui d'un arrondissement ou d'un département
de France ; elles sont surtout peuplées d'indigènes (de 10 000 à
88 000 habitants). Elles sont régies par des administrateurs
qui ont remplacé les anciens bureaux arabes. Les administra-
teurs sont assistés d'une commission municipale composée
des présidents ou caïds des tribus, nommés par le gouverne-
ment, et de délégués européens, élus par les sections françaises
de la commune mixte. Le personnel de ces administrateurs,
improvisé en quelques années, a d'abord laissé beaucoup à
désirer; mais il se forme peu à peu et pourra devenir excel-
lent. — 3° et 4° Les communes mixtes militaires et les com-
L'ALGÉRIE 91

munes indigènes ne se rencontrent qu'en territoire militaire :


les premières sont celles où habitent un petit nombre d'Euro-
péens; les secondes sont celles où n'habite aucun Européen.
Dans les unes comme dans les autres, l'administrateur de la com-
mune est le commandant militaire, assisté d'une commission
municipale : la seule différence est que celle-ci, dans les pre-
mières, comprend le juge de paix et des adjoints européens,
désignés par l'autorité militaire, et que, dans les secondes, elle
ne comprend que des officiers français et des chefs indigènes,
ceux-ci en nombre égal à celui des tribus comprises dans la
commune. Dans les deux cas le régime électif est également
supprimé. Certaines de ces communes embrassent un territoire
immense : celle de Géryville a trois millions d'hectares et celle
de Biskra onze millions d'hectares, l'étendue de quinze dépar-
tements français; mais la population y est extrêmement
clairsemée 1.
Difficultés spéciales à l'administration algé-
rienne. — Telles sont les principales divisions administra-
tives de l'Algérie. Pour bien comprendre l'importance et la
difficulté de notre oeuvre civilisatrice en ce pays, il faut se rap-
peler que les mêmes mots n'ont pas toujours une signification
identique des deux côtés de la Méditerranée, que l'Algérie est
peuplée de 4107 987 habitants 2 répartis sur une surface plus
grande que celle de la France, que par conséquent toutes les
circonscriptions administratives sont en Algérie très étendues,
avec une population relativement considérable, mais très clair-
semée. De là toute sorte de difficultés inconnues à nos admi-
nistrateurs de France. Ainsi, chez nous, la région du Jura et
des Alpes, avec la Corse, mais sans le Rhône, c'est-à-dire Pro-
vence, Jura, Dauphiné, Savoie, Corse, sont peuplés, comme
l'Algérie, d'environ 4 millions d'habitants. Mais cette région du
sud-est comprend onze départements, et l'Algérie n'en a que
TROIS; trente-neuf arrondissements, et l'Algérie n'en a que DIX-
SEPT ; près de trois mille communes, et l'Algérie n'en a que TROIS
CENT-TRENTE-NEUF; si bien que la moyenne de la population de.
chaque commune est en Algérie de ONZE MILLE habitants, tandis
qu'elle ne dépasse guère onze cents dans le sud-est de la France.
Exigerait-on qu'un maire français surveillât et administrât onze
1. Voyez A. Rambaud, L'Enseignement primaire en Algérie, Paris, 1892
(dans ses rapports avec l'organisation communale).
2. Recensement de 189-2 (arrêté au 31 décembre 1891) dans le Bulletin
officiel du Gouvernement général de l'Algérie, année 1892, n° 1248.
92 LA FRANCE COLONIALE
mille personnes disséminées sur un territoire grand comme un
arrondissement, un département ou même plusieurs départe-
ments? C'est la tâche moyenne imposée aux maires et adminis-
trateurs algériens. Quoi d'étonnant si quelques-uns restent
au dessous de leur tâche ?
Naturalisation et état civil. — Les étrangers européens
qui demandent la naturalisation française sont assez nombreux :
1 401 dans le courant de l'année 1890, dont 239 Espagnols,
368 Italiens, 571 dits Allemands, mais qui pour la plupart
sont des Alsaciens-Lorrains. Le nombre de ceux qui l'ont
obtenue a été de 1 343 : soit 239 Espagnols, 399 Italiens,
499 Allemands. En vertu d'une convention consulaire signée
avec le gouvernement espagnol, les jeunes Espagnols en Algérie
sont considérés comme optants pour la naturalisation française
si, à l'époque de leur majorité, ils ne se rendent point en
Espagne pour y satisfaire à l'obligation du recrutement. La
loi du 26 juin 1889, en exécution du sénatus-consulte de 1865,
déclare Français : 1° tout individu né sur le territoire français
d'un étranger qui lui-même y est né; 2° les jeunes gens nés
sur le territoire français de parents étrangers et qui ne déclinent
pas la qualité de Français dans l'année qui suit leur ma-
jorité.
Les indigènes musulmans, bien que considérés comme
citoyens français, ne jouissent des droits politiques attachés à
cette qualité que s'ils se font naturaliser. Mais ceux qui con-
sentent ainsi à abandonner leur statut personnel sont très peu
nombreux (26 seulement en 1890, 783 de 1865 à 1890), et ils
sont considérés un peu comme des renégats par leurs compa-
triotes. D'autre part, l'identité des indigènes musulmans est
assez difficile à établir, les noms de famille n'existant pas chez
eux. La loi du 23 mars 1882 a prescrit la constitution de leur
état civil. Elle a déjà été exécutée pour une notable partie de la
population : 1181 309 âmes au 30 septembre 1891.
Un décret prématuré, signé à Bordeaux le 24 octobre 1870,
à l'instigation de M. Crémieux, par le gouvernement de la
Défense nationale, a accordé en bloc à tous les Israélites indi-
gènes la qualité de citoyens français. Cette mesure nous a beau-
coup nui dans l'esprit des musulmans, mais elle ne saurait
aujourd'hui être rapportée sans injustice. Les Israélites natu-
ralisés s'efforcent d'ailleurs de justifier le privilège que nous
leur avons concédé en s'initiant rapidement à notre civilisa-
tion.
L'ALGÉRIE 93
L'armée et la sécurité. — L'armée d'Algérie, qui forme
le 19e corps, est forte de cinquante mille hommes environ 1,
sans y comprendre les goums ou milices indigènes.
En 1891, la gendarmerie comprenait 205 brigades dont 51 à
pied et 154 à cheval, plus 2 postes provisoires (Mendez et Le
Telagh, dans le département d'Oran).
La gendarmerie outre l'effectif français, comprend 138 gen-
darmes auxiliaires indigènes.
Les Français d'Algérie, les Juifs naturalisés et les jeunes Espa-
gnols qui n'optent pas pour la nationalité espagnole ne restent
qu'un an ou même six mois sous les drapeaux. Ils reçoivent
leur instruction militaire en Algérie, sauf les Israélites qui
sont envoyés dans le midi de la France. Ils passent ensuite
dans la réserve. En cas de guerre, tous les hommes valides
peuvent faire partie de l'armée territoriale 2. Des armes et des
munitions sont distribuées, même en temps de paix, aux
communes dépourvues de garnison.
Il n'y a pas de service obligatoire pour les musulmans : les
corps indigènes se recrutent uniquement par les engagements
volontaires.
L'inscription maritime existe en Algérie : ce service est
réparti en trois quartiers : Alger, Oran, Bône, Philippeville.
La station maritime comprend 1 aviso à vapeur et 1 batterie
flottante.
La surveillance la plus attentive doit être exercée, surtout
dans les tribus éloignées, pour prévenir toute tentative d'insur-
rection". Les crimes contre les personnes et surtout les attentats
contre les propriétés sont nombreux : leur chiffre, enregistré par
les statistiques, s'élève à mesure qu'ils sont mieux relevés, que
la population s'accroît et que les points de contact se multiplient
entre indigènes et colons. La police des villes est encore insuf-
fisante. La désagrégation des tribus qui passent par fractions

1. Elle renferme les corps spéciaux à l'Algérie : dans l'infanterie,


3 régiments de zouaves, les 2 régiments de légion étrangère, 14 bataillons
d'infanterie légère d'Afrique, 3 régiments de tirailleurs algériens ou turcos
qui se recrutent parmi les indigènes. Dans la cavalerie, 6 régiments de
chasseurs d'Afrique et 3 régiments de spahis; ceux-ci sont des indigènes.
Artillerie : 12° et 13e régiments. Il y a une direction du génie, et le
9e bataillon de cette arme. Un escadron du train. Ajoutez : 4 compagnies
de disciplinaires et 5 pénitenciers militaires ; les sections d'infirmiers,
d'ouvriers d'artillerie et de génie, etc.
2. Il existe 10 bataillons territoriaux de zouaves, 6 escadrons territo-
riaux de chasseurs d'Afrique et 13 batteries territoriales d'artillerie à
pied.
94 LA FRANCE COLONIALE

sous notre administration directe, le séquestre de certaines


terres qui a réduit au prolétariat des tribus insurgées en 1871,
même des achats légaux dont le produit bientôt dissipé a
laissé sans ressources d'anciens propriétaires indigènes, telles
sont les causes principales du vagabondage et de la mendicité,
conseillers trop ordinaires du vol et du meurtre. Toutefois les
pires vagabonds sont les soldats de cette armée roulante,
écume de toutes les nationalités, qui n'a pas encore disparu du
sol algérien. La loi des récidivistes sera contre eux une arme
puissante et sans doute efficace. Le gouvernement général a
pris une mesure excellente en ordonnant en principe l'expul-
sion de tout étranger condamné à plus de huit jours de prison 1.
La responsabilité collective, qui est encore appliquée en matière
d'incendies forestiers, est injuste et illusoire. A mesure que la
nouvelle administration civile sera mieux assise et mieux
informée, que les colons observeront plus complètement dans
leurs rapports avec les indigènes les lois d'une bienveillante
équité, que les moyens de communication se multiplieront, que
l'aisance et l'instruction se répandront, la sécurité augmentera.
Somme toute, elle n'est pas plus mauvaise qu'en beaucoup de
régions civilisées, et il est infiniment plus sûr de parcourir les
montagnes ou les déserts d'Algérie que la banlieue dé nos
grandes villes.
Justice européenne. — Il y a, depuis 1834, une cour
d'appel à Alger.
Quatre cours d'assises sont établies, depuis 1870, à Alger,
Oran, Constantine et Bône. Elles siègent presque en permanence,
à cause de l'immense étendue de leur ressort. Il a fallu dimi-
nuer le nombre réglementaire des jurés, afin de rendre l'accom-
plissement de leur devoir civique moins dur et moins onéreux
aux colons. Les tribunaux de première instance sont au nombre
de seize ; il y a quatre tribunaux de commerce 2 et cent dix juges
de paix (dont six militaires). Les juges de paix ont des attribu-
tions bien plus larges qu'en France ; ils sont presque tous à
compétence étendue, c'est-à-dire qu'ils jugent en dernier ressort
les contestations dont la valeur atteint jusqu'à 500 francs, et
qu'ils connaissent des délits dont la punition peut aller jusqu'à
1. Les expulsions se font par application de la loi française du
3 décembre 1849. Du 1er octobre 1890 au 31 septembre 1891, il y a eu
312 expulsions, dont 168 d'Espagnols, 162 d'Italiens, 10 d'Allemands,
152 de Marocains, 11 de Tunisiens, etc.
2. Alger, Oran, Constantine, Bône.
L'ALGERIE 93
six mois de prison. Souvent même, ils remplacent le parquet
et sont chargés de constater les crimes commis. Ils sont mal-
heureusement trop peu nombreux, et leur circonscription judi-
ciaire est trop étendue; elle a parfois une superficie égale à l'un
de nos départements. En Kabylie, où la justice musulmane a
été supprimée, ils doivent tenir compte des coutumes indigènes,
bien que ces coutumes nous paraissent, dans certaines de leurs
dispositions, injustes ou absurdes. Ils sont assistés à cet effet
d'un assesseur musulman qui a voix consultative. Les prévenus
de crimes et délits sont tous déférés, sans distinction de nationa-
lité, aux tribunaux français. En territoire militaire, ils sont
traduits devant les conseils de guerre ou les commissions dis-
ciplinaires. Toutes les affaires civiles entre indigènes et Euro-
péens ou Israélites sont également jugées par les tribunaux
français.
Depuis 1881, les administrateurs civils sont armés de pou-
voirs disciplinaires spéciaux pour réprimer, de la part des indi-
gènes, certains actes que la loi française ne qualifie même pas
de délits, mais qui sont considérés comme des infractions,
prévues et punies par le code de l'indigénat. Cette juridiction
exceptionnelle, plusieurs fois attaquée dans les Chambres fran-
çaises, a été, par la loi du 25 juin 1890, confirmée pour une
nouvelle période de sept années. La même loi accorde aux
indigènes punis par les administrateurs un droit de recours au
sous-préfet, puis au préfet. Au reste lé nombre de ces condam-
nations administratives tend à diminuer : il n'y en a eu que
8239 dans le second semestre de 1890, et le chiffre des recours
n'a été que de 107.
Justice musulmane. — Les Arabes ont conservé la
jouissance de leur statut personnel, ou des lois civiles édictées
avec plus ou moins de clarté par le Koran et commentées par
les docteurs des deux rites, malékite et hanéfite, qui sont suivis en
Algérie. Aussi, jusqu'au décret du 10 septembre 1886, étaient-
ils toujours jugés au civil d'après la loi musulmane. Récemment
encore, ils pouvaient presque partout porter leurs procès
devant la justice musulmane, c'est-à-dire devant les mahakma ou
tribunaux des cadis. Il y avait naguère en Algérie 160 mahakma.
Le cadi jugeait sommairement ; c'était là un avantage; mais il
était trop souvent ignorant et vénal. Aussi s'efforçait-on de
diminuer le nombre des mahakma, et déjà toutes celles des
chefs-lieux d'arrondissement avaient été remplacées par les
justices de paix. Les cadis étaient assistés d'adel ou suppléants
96 LA FRANCE COLONIALE

et d'aoun ou huissiers; les oukil sont des défenseurs avoués,


chargés de représenter les parties.
Le décret de 1889 a dépouillé les cadis, pour les transférer
aux juges de paix, de la plupart de leurs attributionsjudiciaires,
les réduisant aux litiges concernant l'état des personnes et les
partages de successions. Le cadi n'est plus guère qu'un cadi-
notaire.
On pouvait et on peut encore en appeler des jugements des
cadis, soit aux medjelès ou chambres d'appel musulmanes, soit
aux tribunaux français. Ainsi les tribunaux français sont sans
cesse obligés de juger directement ou sur appel des affaires
arabes, d'après le droit musulman, des affaires kabyles,
d'après le droit kabyle. Ce devoir souvent délicat exige de
notre magistrature algérienne des connaissances toutes spé-
ciales. Par la force des choses, nous devenons ainsi des inter-
prètes du Koran, des interprètes des kanoun : nous détenons
par cela même, si nous savons en user avec discrétion et pru-
dence, un moyen d'influence progressive des plus efficaces sur
la société indigène. Nous pouvons travailler à mettre peu à
peu ses lois diverses plus en harmonie avec les nôtres. Ainsi
faisaient chez les peuples barbares, qu'ils jugeaient et adminis-
traient, les préteurs de Rome à l'aide du jus proetorium.
Impôts : leur perception ; leur affectation. — Le
service de l'enregistrement et des domaines et celui des douanes
fonctionnent en Algérie comme en France. La perception des
contributions directes et indirectes est confiée à un service
mixte : celui des contributions diverses. L'assiette de l'impôt
est confiée au service des contributions directes.
Pour les Européens, l'impôt est plus doux en Algérie qu'en
France : on a voulu ménager un pays neuf et attirer l'immi-
gration. Ainsi le tarif des droits d'enregistrement n'est que le
tiers du tarif du continent. Les droits de succession, les contri-
butions personnelle, mobilière, des portes et fenêtres, les taxes
sur les chemins de fer, voitures, chevaux, mulets, billards,
cercles, n'existent pas. Jusqu'au budget de 1892 la contribution
foncière n'existait pas : sur les propriétés bâties on percevait
seulement des centimes additionnels, établis en 1884, au profit
des départements ou des communes; en 1892 on a imposé sur
la propriété bâtie une somme de 1 576 000 francs au profit
de l'État. La fabrication et la vente des tabacs, vins, alcools,
huiles, vinaigres, allumettes, sel, etc., sont libres; en 1892 seule-
ment les Chambres françaises ont voté une taxe de 30 francs
L'ALGERIE 97
par hectolitre d'alcool 1, soit sur la fabrication algérienne, soit
à l'entrée en Algérie. L'État ne s'est réservé que le monopole
de la vente des tabacs et cigares provenant de ses manufactures
de France.
Quant aux indigènes, ils payent des impôts spéciaux et assez
lourds, confondus sous le nom d'impôt arabe. Ce sont : l'âchour,
ou dîme sur les grains; le zekkat, ou taxe sur le bétail; la
lezma, capitation prélevée en Kabylie; l'impôt frappant les
palmiers dans les oasis, et qui s'appelle aussi lezma; l'eussa,
payé par les tribus du désert; le hokor, ou taxe foncière payée
par des tribus de la province de Constantine.
Un prélèvement de cinq dixièmes sur l'impôt arabe constitue
la principale ressource des budgets départementaux. Il en
résulte que l'impôt arabe ne figure que pour moitié au budget
de l'Algérie, et qu'au lieu d'être d'environ dix millions, il est
en réalité d'une vingtaine de millions. En outre, les indigènes
paient les centimes additionnels à l'impôt foncier et, depuis 1892,
ils paient à l'Etat, comme les colons, le principal de cet impôt.
Enfin, ils sont astreints à des journées de prestations pour les
chemins ruraux et à plusieurs autres espèces de prestations ou
de réquisitions.

Octroi de mer. — Il n'y a pas d'octrois municipaux en


Algérie. Ils sont remplacés par les' produits de la taxe dite
octroi de mer, qui frappe les marchandises à l'entrée des ports
algériens, et qui est perçue par le service des douanes, puis dis-
tribuée aux communes de plein exercice et aux communes
mixtes. L'octroi de mer atteint presque exclusivement les Euro-
péens, puisque les indigènes consomment très peu de mar-
chandises importées. C'est pour cette raison que le produit de
l'octroi de mer affecté aux communes est réparti entre elles,
non pas au prorata de la population réelle, mais au prorata
d'une population conventionnelle. Dans le calcul de cette popu-
lation, les Européens comptent pour une unité, tandis que les
musulmans ne comptent que pour un septième dans les com-
munes de plein exercice et pour un vingt-huitième 2 dans les
communes mixtes. Ce système choque nos idées françaises de
solidarité; mais il est ingénieux : en tout cas la proportion
1. Voyez sur tout ceci l'Exposé de la situation générale de l'Algérie,
suivie des Procès-verbaux des délibérations du Conseil supérieur pour 1892.
98 LA FRANCE COLONIALE
adoptée semble excessive. Le régime de l'octroi de mer a été
modifié en 1884 de manière à ne pas entraver les relations de
l'Algérie et de la métropole, tout en ne diminuant pas les res-
sources qu'il procure aux communes algériennes.
Budget de l'Algérie. — Le budget des dépenses, préparé
par le conseil supérieur de l'Algérie, est voté chaque année
par les Chambres. Encore en 1892, ce budget est réparti par
fractions annexées au budget de chacun des ministères compé-
tents. En 1893, il sera fait un premier pas vers l'unification de
ce budget 1.
Les dépenses de l'Algérie s'élèvent, pour 1892, à
127 264 614 francs (le tiers environ du budget des posses-
sions hollandaises de Malaisie). Elles se répartissent ainsi :
Dépenses des ministères civils
Garanties d'intérêts aux Compagnies
de chemins de fer
...
43 201 036 fr.

20200 000
Annuités à la Compagnie algérienne et
à la Compagnie P.-L.-M 8 658 797
Dépenses de l'armée.. 52 497 475
— de la marine 496 406
Pensions civiles 2 211000
Total 127 264 614 fr.
Dans ces dépenses, il y en a qui sont faites tout autant dans
l'intérêt de la France que dans celui de la colonie, comme les
dépenses militaires et maritimes. Le rapporteur du budget de
1892 a reconnu que ni les pensions civiles, ni les annuités aux
compagnies ne devaient entrer dans le compte des dépenses
de la colonie. Mais il reste encore pour les deux premières
sections : 63 401 036 francs. Avec quelles recettes l'Algérie
peut-elle faire face à ces dépenses ?
Le budget des recettes, pour 1892, comprend :
1° Budget ordinaire (44 481 818 fr.), se décomposant
comme suit :
1. Impôt direct : 10384700 francs, dont 6 976 500 pour l'impôt
arabe ; 1576 000 pour la nouvelle contribution foncière sur les

1. Voyezsur les questions d'organisation, de réformes, et notamment


de finances et de budget, le remarquable Rapport présenté par M. Bur-
deau, pour 1892, à la Chambre des députés. Paris, imprimerie de la
Chambre, 1891, et sa récente publication, L'Algérie en 1891, Paris, Hachette.
— Et aussi :
Commission d'études des questions algériennes, dépositions,
imprimerie du Sénat, 1891.
L'ALGÉRIE 99
propriétés bâties ; 16 331 300 pour les patentes ; 10 000 pour la
taxe militaire; le reste pour les redevances des mines, etc.
2. Produits domaniaux : 3 307 250 francs. (Droit sur les
pêcheries, locations, produits des forêts.)
3. Impôts et revenus indirects : 21 857000 francs. (Enregis-
trement, greffe, hypothèques, timbre, douanes, contributions
diverses, y compris le nouveau droit de 1800000 francs sur
les alcools.
4. Monopoles : ventes des tabacs des manufactures de
France, 422 800; des poudres, 740 000; produit des postes,
2 639 900 ; des télégraphes et téléphones, 1 310 800 francs.
5. Produits divers : 893 210 francs. (Taxe sur les brevets
d'invention, remboursement des frais de contrôle des chemins
de fer, produit des maisons centrales.)
6. Recettes d'ordre (Produits universitaires, amendes, pré-
lèvements du sixième de l'octroi de mer, etc.), 2927 858 francs.
2° Budget sur ressources spéciales : 5 304 640 francs. Il se
compose du dixième de l'impôt arabe, attribué aux chefs
chargés du recouvrement de cet impôt (1395 300 fr.) ; des pro-
duits de l'assistance hospitalière (2284 340 fr.), etc.
Ce budget sur ressources spéciales s'équilibre de lui-même.
Il n'en est pas de même pour le budget ordinaire : avec
44481 818 francs de recettes et 63 401 036 francs de dépenses, le
déficit est de 18 919 218 pour 1892. Ce déficit, qui doit être
soldé par la métropole, a un caractère permanent : il a été de
20528650 francs en 1891, et de 19 520127 francs en 1890.
D'après les évaluations de M. Burdeau, les sommes payées par
les indigènes s'élèveraient à 40 800 000 francs, dont 19 600 000
d'impôt arabe et 21 200 000 francs pour les taxes qui leur sont
communes avec les Européens. Cela ferait environ 11 fr. 50 par
tête, chiffre sensiblement égal aux 12 fr. 85 de l'indigène tunisien.
Prisons et dépôts de mendicité. — Il y a en Algérie
un pénitencier agricole, à Berrouaghia, dans l'arrondissement
de Médéa; 4 pénitenciers agricoles indigènes; 17 maisons
d'arrêt ou prisons civiles; 2 maisons centrales, l'une au
Lazaret, à Alger, l'autre à Lambèze; une colonie pénitentiaire
de jeunes détenus à M'zéra, non loin d'Alger. Les deux dépar-
tements d'Alger et de Contantine possèdent chacun leur maison
de refuge ou dépôt de mendicité, avec annexes diverses, telles
que asile pour vieillards et dépôt provisoire pour jeunes
détenus.
Assistance et santé publiques. — Les établissements
100 LA FRANCE COLONIALE
hospitaliers militaires étaient, en 1890, au nombre de 60, dont
44 hôpitaux, et 3 hôpitaux thermaux. Il y a 20 hôpitaux ou
hospices civils, avec des sections pour les vieillards et les
incurables. Les malades civils sont admis dans les hôpitaux
militaires des villes où il n'existe pas d'hôpital civil, et réci-
proquement.
Il y a un service publique de secours pour les enfants
trouvés ou abandonnés et pour les orphelins pauvres, et une
dizaine d'orphelinats privés 1.
Le service de l'assistance n'est réellement organisé que
depuis 1874. Ce n'est que depuis 1882 que les trois princi-
paux hôpitaux civils ont des directeurs responsables ; les
autres sont encore confiés à des commissions administratives.
Un Comité central consultatif de l'assistance publique composé
de médecins, entré autres attributions, a la surveillance des
médecins dits de colonisation, qui sont chargés par l'administra-
tion de distribuer les secours médicaux dans les contrées éloi-
gnées et récemment ouvertes à l'immigration.
Les aliénés et paralytiques sont reçus provisoirement dans
les hôpitaux civils et militaires, puis dirigés sur l'un des éta-
blissements spéciaux de la métropole. Il y a pour eux, depuis
1882, une section spéciale à la maison de refuge de Beni-Messous
(près d'Alger). Cette maison, ainsi que celle d'El-Arouch (dépar-
tement de Constantine), reçoit des mendiants, des ouvriers sans
travail et d'autres malheureux. Un hospice d'aliénés est en
construction à la Bouzaréa, près d'Alger.
Le nombre des bureaux de bienfaisance est de 30. La ville
d'Alger possède un bureau de bienfaisance musulman, auquel
sont annexés une maison de refuge pour les vieillards, un
asile de. nuit, un orphelinat, une salle d'asile pour les enfants
pauvres.
Lorsque l'Algérie a été menacée en 1887 de l'invasion de
l'épidémie cholérique, elle ne possédait, à proprement parler,
aucun lazaret. Il a fallut en improviser quatre : au fort de
Mers-el-Kebir, près d'Oran; au cap Matifou, près d'Alger;
au Fort génois, près de Bône; au ravin du Lion, près de Stora-
Philippeville. Sauf une invasion tardive du fléau à Oran, l'Al-
gérie a été préservée, et l'expérience a prouvé l'efficacité des.
quarantaines. Grâce à sa situation quasi insulaire, la colonie peut,
par des précautions prises à temps, échapper aux épidémies.
1. L'un de ces orphelinats a été créé, en 1870, pour les enfants des
Alsaciens-Lorrains, par les dames de Constantine.
L'ALGÉRIE 101
Institutions de prévoyance. — Les caisses d'épargne
sont au nombre de huit. Leur dépôt était de 5 316 835 francs
à la fin de l'année 1890. Aucune institution ne sera plus utile à
l'Algérie et surtout aux indigènes, dont l'imprévoyance est
générale et notoire. Sur 2 131 livrets, on n'en compte que 73
appartenant à des musulmans. Une caisse nationale d'épargne
postale a été instituée en 1884 ; l'excédent de ses recettes a été,
en 1890, de 2 200 298 francs. Il y a 55 sociétés de secours
mutuels, composées de 6232 sociétaires participants, dont
55 indigènes seulement. Deux monts-de-piété existent, l'un à
Alger, l'autre à Oran : leur clientèle musulmane est importante :
en 1890, ifs ont prêté 1 779 653 francs aux Européens, 935 539
aux Israélites, 1 237 146 aux musulmans. Le mouvement des
prêts a donc été de 3 953 338 francs.
Cultes. — Le catholicisme, le protestantisme, le judaïsme,
l'islamisme sont également cultes reconnus et subventionnés
par le gouvernement français. La religion catholique est celle
de la majorité des colons. Il y a un archevêché à Alger, deux
évêchés à Oran et à Constantine, des églises dans tous les
centres de colonisation. Le nombre des protestants (Eglise
réformée et confession d'Augsbourg) est d'environ 7 000. Les
israélites ont un consistoire provincial dans chaque départe-
ment. Les musulmans ont des mosquées, dont les administra-
teurs, muphli ou imam, des deux rites malékite et hanéfite,
sont rétribués par l'État. Celui-ci dépense 222 430 francs pour
le personnel et 75 000 francs pour le matériel du culte musulman.
Instruction publique : administration. — L'Algérie
forme une académie à peu près semblable aux quinze autres
académies du continent et relevant directement du ministère
de l'Instruction publique. Le chef de cette académie, le recteur,
réside à Alger. Il est assisté d'un conseil académique, et de trois
inspecteurs d'académie, un par département, assistés eux-mêmes
de conseils départementaux et d'inspecteurs primaires.
Enseignement supérieur. — L'Algérie n'a pas de
facultés proprement dites, mais elle possède quatre Écoles
supérieures ou préparatoires : de droit, — de médecine et de
pharmacie, des sciences, — et des lettres. Elles sont admi-

nistrées chacune par un directeur, assisté d'un conseil des
professeurs, et placées sous la haute direction du recteur
1° Les dix-huit cours de l'École de droit ont été suivis,
en 1890, par 75 étudiants assidus, 10 auditeurs bénévoles et à
distance par 68 étudiants inscrits, mais dispensés de l'assiduité,
102 LA FRANCE COLONIALE
et par environ 200 personnes qui, pour la plupart, sont prépa-
rées par correspondance aux examens de législation algérienne,
de droit administratif et de coutumes indigènes. L'École de
droit est autorisée à délivrer des diplômes de licenciés. Elle
publie une Revue algérienne et tunisienne de législation et de
jurisprudence. A cette école enfin sont rattachées les medraça
établies à Alger, Constantine et Tlemcen, qui préparent de
jeunes musulmans, les futurs tolba (pluriel de tâleb), aux
fonctions diverses de la justice musulmane.
2° L'École de médecine et de pharmacie a onze cours,
105 élèves, 4 auditeurs bénévoles et 10 élèves sages-femmes.
3° L'École des sciences a sept cours et 30 élèves. L'observa-
toire et le service météorologique lui sont rattachés.
4° Les onze cours de l'École des lettres sont suivis par
16 étudiants de licence, par 657 élèves pour la langue arabe,
par 6 élèves pour la langue kabyle. Elle prépare, par corres-
pondance, aux grades universitaires et aux brevets de langue
arabe et kabyle. Elle publie un Bulletin de correspondance
africaine. — A cette école sont rattachés les trois cours publics
de langue arabe existant au chef-lieu de chaque département.
Les Écoles des sciences et des lettres délivrent des diplômes
de bacheliers.
La bibliothèque universitaire possède plus de 62 000 brochures
ou volumes.
Les quatre Écoles sont installées dans un magnifique palais
imiversitaire, construit sur le plateau d'Isly, d'où la vue
s'étend sur la mer. La dépense, autorisée par la loi du 19 juil-
let 1884, a été d'environ 2500000 francs.
Une École des beaux-arts existe à Alger.
Pendant l'exercice 1890-1891, les trois médraça, ou établis-
sements d'enseignement supérieur musulman, ont distribué
l'enseignement à 80 étudiants inscrits et 12 auditeurs bénévoles
et délivré 24 brevets d'études musulmanes.
Enseignement secondaire. — Pour l'instruction des
garçons, l'Algérie possède trois lycées, ceux d'Alger, Oran et
Constantine; sept collèges etsept établissements libres. Le
petit lycée de Ben-Aknoun, près d'Alger, a été fondé en 1884.
Un autre petit lycée, réservé aux externes, est projeté à Mus-
tapha (Alger). Pour l'enseignement secondaire des jeunes filles
il y a un lycée à Oran, des cours secondaires à Constantine,
1. Ceux de Blida, Médéa, Miliana, Mostaganem, Tlemcen, Bône,
Philippeville, Sétif.
L'ALGERIE 103
Bône, Philippeville, et l'école de la Ligue de l'enseignement à
Alger. Au 1er mai 1891, nos lycées et collèges comptaient
2 744 élèves, sur lesquels seulement 73 musulmans. En outre,
479 jeunes filles reçoivent l'enseignement secondaire.

Enseignementprimaire. —Il y a quatre écoles normales :


pour les filles, à Miliana et à Oran; pour les garçons, à Mustapha
(Alger), et Constantine. Le personnel de ces écoles est recruté à
la fois en France et en Algérie. Il y a huit inspecteurs pri-
maires, un inspecteur des écoles indigènes, et à Oran une inspec-
trice départementale. Tandis qu'en France les instituteurs et
institutrices sont nommés par les préfets, sur la proposition des
inspecteurs d'académie, ils sont nommés en Algérie par le
recteur.
Pour l'exercice 1890-1891, on comptait 3 écoles primaires
supérieures, dont 2 de garçons (Constantine et Sidi-bel-Abbès)
et 1 de filles (Constantine). Les écoles publiques étaient au
nombre de 865, dont 55 tenues par des congréganistes; elles
ont coûté 2250 000 francs, dont 1 million fourni par les com-
munes et le reste par l'Etat. Les écoles libres sont au nombre
de 118, dont 24 tenues par des laïques. Toutes ensemble sont
fréquentées par 82 257 élèves, dont 56 408 garçons et
36 000 filles. Sur ces chiffres, les musulmans, comptent pour
10 581, dont 9 724 garçons et 857 filles. Aux écoles primaires
de tout ordre ajoutons 154 écoles maternelles, dont 94 publiques
et 60 libres, avec 25 250 élèves, sur lesquels 328 garçons musul-
mans et 233 fillettes musulmanes. Toutes les écoles sont
gratuites. Le principe de l'obligation est déjà applicable dans
la presque totalité des centres européens.
Si l'on ne considère que la population européenne, on verra
que nulle part l'instruction primaire n'est plus répandue qu'en
Algérie. Des progrès constants s'accomplissent grâce au zèle
des communes, au concours de l'administration départementale
et du gouvernement général, à l'activité de l'académie. Mais
le personnel administratif est surmené : les inspecteurs pri-
maires notamment sont trop peu nombreux, ils inspectent
fort peu en réalité et suffisent difficilement au reste de leur
tâche. Leurs circonscriptions devraient être pour le moins
dédoublées.
Une école d'apprentissage d'arts et métiers existe à Dellys. Il
ya aussi deux écoles d'agriculture, l'une à Rouiba, l'autre à
Moudjebeur pour les bergers, et un laboratoire de chimie agri-
cole à Sidi-Bel-Abbès.
104 LA FRANCE COLONIALE

Enseignement des indigènes. — Si les enfants


des colons reçoivent presque tous l'enseignement primaire et
peuvent aspirer ensuite à une instruction plus complète,
renseignement des indigènes reste encore très insuffisant.
Quelques jeunes musulmans suivent les cours des medraça,
des Écoles supérieures, des lycées ou des collèges; mais ils
forment une infime exception ; et lorsque, pourvus par nous
d'une instruction de luxe, ils rentrent dans le milieu indigène, ils
s'y trouvent si désorientés qu'ils se hâtent pour la plupart
de reprendre leurs anciennes habitudes d'esprit. Tant qu'on
n'aura pas commencé par le commencement, tant que la masse
entière des enfants indigènes n'aura pas été dégrossie, n'aura
pas appris notre langue, ne sera pas pourvue d'une instruction
élémentaire, nous aurons dépensé nos efforts en pure perte.
Avant la conquête, il existait un enseignement musulman.
Tout insuffisant qu'il fût, nous aurions pu nous en emparer,
faire de l'école primaire arabe (mecid) une école publique, rétri-
buer ou surveiller tout au moins l'instituteur (mouadeb).
Dans notre ignorance des moeurs indigènes, nous avons laissé
dépérir ces écoles et, sans nous en douter, nous avons fait ainsi
la fortune des zaouïa, dirigées par les khouan des confréries
religieuses, et qui ne sont le plus souvent, comme on l'a très
bien dit, que des « écoles préparatoires d'insurrection ». L'ad-
ministration militaire s'aperçut trop tard de la faute commise ;
elle créa les écoles arabes-françaises, mais en trop petit nom-
bre (jamais plus de 36) pour produire des résultats apprécia-
bles. Il n'en subsistait qu'une dizaine en 1880. Cependant
quelques-unes ont rendu des services, et, à Biskra notamment,
grâce à l'instituteur Colombo, bien connu des anciens touristes,
presque tous les musulmans parlent français. Parler le fran-
çais, voilà l'essentiel pour les indigènes. Qu'ils le parlent mal
d'abord, peu importe : ils le parleront mieux plus tard. Des
écoles, encore des écoles et partout des écoles : là est le salut
de l'Algérie. Ajoutons que les Jésuites, puis, après l'expulsion
de ceux-ci, les Pères Blancs de Notre-Dame d'Afrique avaient
créé quelques écoles, principalement dans la Kabylie. Les
choses en étaient là, et, par ces écoles si peu nombreuses, nous
n'instruisions dans toute l'Algérie que 3 172 élèves musulmans,
c'est-à-dire 1 par cent indigènes, lorsque M. Ferry arriva au
ministère de l'Instruction publique. En 1881, il ordonna la
construction de quatre écoles modèles dans la Grande-Kabylie :
ce furent celles de Beni-Yenni, de Tizi-Rached, de Djemaâ-
Sahridj et de Mira. Puis le décret du 15 février 1883 a tracé un
L'ALGÉRIE 103
plan d'ensemble; la loi du 19 juillet 1889 a établi nettement les
obligations des communes et de l'État. L'idée maîtresse de
l'organisation nouvelle, déjà ancienne d'ailleurs, est celle-ci :
fonder de petites écoles disséminées dans les tribus et confiées
à des maîtres indigènes ; les grouper autour d'écoles centrales
dirigées par des instituteurs français qui seraient chargés de
surveiller leurs adjoints. Une difficulté s'opposait à l'exécution
de ce projet : le manque de maîtres. Des cours normaux indi-
gènes ont été institués en 1883, dans les écoles normales d'Alger
et Constantine. De 1881 à 1891, le nombre des écoles spécialement
réservées aux indigènes s'est élevé à une centaine. C'est dans les
communes mixtes de Fort-National, Djurdjura, Guergours, que
les administrateurs civils ont montré le plus de zèle, et dans la
division d'Alger que l'autorité militaire a fait le plus d'efforts.
Un progrès, encore qu'assez lent, s'est manifesté : en 1882,
nous n'instruisions que 3 172 élèves indigènes ; le nombre s'en
est élevé à 7 341 en 1886, à 9 064 en 1887, à 10 415 en 1889, à
10 581 en 1890-1891. C'est encore insuffisant, car le nombre des,
enfants musulmans d'âge scolaire est d'au moins 400 000. Nous
n'instruisons pas encore 0,33 pour cent de la population indi-
gène, tandis que la proportion est de 14 pour cent en France
et de 18 pour cent dans la population européenne de l'Algérie.
Sur certains points, des écoles manuelles d'apprentissage
pour le travail du fer et du bois, pour l'agriculture et l'horti-
culture, ont été adjointes aux écoles primaires. Évitant de
recourir aux mesures coercitives prévues par la loi de l'obliga-
tion, on espère amener les enfants indigènes à fréquenter l'école,
en leur distribuant des primes d'encouragement, telles que
vêtements, chaussures, coiffures, bons points remboursables en
argent, livrets de caisse d'épargne. Ainsi commence la conquête
morale de l'Algérie, trente ans après l'achèvement de la con-
quête matérielle. Une campagne si heureusemententreprise me-
naçait de s'arrêter tout à coup devant le manque de fonds.L'en-
seignement des indigènes n'était inscrit aux budgets de 1881 à
1887 que pour la somme dérisoire de 45 000 francs. En 1887, il
été porté à 219 000 francs. C'était encore insuffisant l'État
a :
ne pouvait, pour sa quote-part, contribuer aux dépenses de
fondation des écoles proposées par les communes. Enfin, par
l'accord de M. Bourgeois, ministre de l'Instruction publique,
et de M. Burdeau, rapporteur du budget, le crédit a été porté à
400 000 francs pour le budget de 1892 «. L'Alliance française,
1. Consulter : P. Foncin, L'Instruction des indigènes en Algérie. Paris,
Chamerot, 1883. — A. Rambaud, L'Enseignementprimaire chez les musul-
106 LA FRANCE COLONIALE
association nationale pour la propagation de la langue fran-
çaise dans les colonies et à l'étranger (2, rue Saint-Simon, à
Paris) a rendu aussi des services. Ses comités d'Oran, d'Alger,
de Médéa, etc., se sont mis à l'oeuvre. Elle a entrepris une agi-
tation en faveur de l'enseignement des indigènes, et, bien qu'elle
ne dispose pas encore de ressources considérables, elle est
décidée à en consacrer une bonne partie à l'Algérie.
Il serait prématuré, sauf peut-être en Kabylie, de vouloir
instruire les jeunes filles indigènes. Quelques écoles de filles,
comme celles de Bougie, Constantine, Chellala (commune de
Boghar), Nédroma, celle des Soeurs de N.-D. d'Afrique chez
les Beni-Ouadhia, l'orphelinat de Thaddert-ou-Fella, l'école
mixte d'Aït-Hichem. (ces trois derniers établissements dans
la Grande-Kabylie), ont pourtant donné des résultats satisfai-
sants. Nous avons vu que le nombre des jeunes filles musul-
manes instruites par nous est de près d'un millier.

CHAPITRE IV

GÉOGRAPHIE ÉCONOMIQUE ET COLONISATION

Statistique : population musulmane.— La population


totale de l'Algérie est de 4 107 987 habitants, dont 1 254 461
pour les communes de plein exercice, 2 366 134 pour les com-
munes mixtes civiles et 487 392 pour les territoires militaires.
Combien l'Algérie avait-elle d'habitants en 1830? Nul ne pour-
rait le dire. Autant que les recensements sont exacts, il y avait
2 320 000 indigènes musulmans en 1851, à peu près autant
en 1856, 2 730 000 en 1861, 2680000 en 1866. Après l'horrible
famine de 1867, leur nombre tombe à 2125 000 en 1872; il se
relève à 2470000 en 1877; il était de 3260000 en 1886; il est
de 3 5599 687 au recensement de 1892 1. Ainsi, sauf un fléau
accidentel indépendant de toutes les forces humaines, la popu-

1892.
lation indigène s'est accrue depuis que nous sommes les maîtres
de l'Algérie. Cela prouve, premièrement, que notre domination
n'est pas nuisible aux indigènes et, en second lieu, que leur
mans d'Algérie. Paris, Delagrave, 1892. On y trouvera aussi la bibliogra-
phie de la question. — Le sénateur Combes, L'Enseignement indigène en
Algérie,
1. Plus exactement, au 31 décembre 1891.
L'ALGÉRIE 407
extinction progressive, rêvée par certains esprits absolus, est
plus qu'un espoir inhumain : c'est une utopie. A la population
musulmane indigène, il faut ajouter 2 731 Tunisiens et 14645
Marocains.
Population israélite. La fécondité des Israélites est

proverbiale. Ils étaient 33 287 en 1876. Livrés à leurs seules
forces et sans le secours d'aucune immigration, ils se sont éle-
vés au chiffre de 35 663 en 1881, à 42 744 en 1886, à 47 459
en 1892. Leur natalité est de 53 naissances pour 1000 habi-
tants, leur mortalité de 31 décès.
Population, étrangère européenne. — Il faut distin-
guer entre les Européens. Les uns émigrent beaucoup et s'accli-
matent très bien en Algérie: ce sont les Espagnols, les Italiens
et les Maltais. Les Espagnols étaient 58 500 en 1886 ; le recen-
sement de 1886 en accuse 120 0001. Leur natalité est de
39 naissances pour 1000 habitants; ils viennent, pour la
fécondité, au second rang, immédiatement après les Israélites.
Leur mortalité est de 29. — Les Italiens, de 16 600 en 1856, sont
arrivés à 35 000 en 1886. Natalité : 31. Mortalité : 26 seule-
ment. — Les Maltais ont progressé de 10 200 en 1856, à
14 700 en 1886; leur émigration est relativement faible; leur
natalité considérable : 36; leur mortalité : 30. — Les Allemands
seuls diminuent, parce que le climat ne leur convient pas. Ils
étaient 5 400 en 1856; ils n'étaient déjà plus que 3 900 en
1881. Leur natalité est pourtant de 31, mais leur mortalité est
considérable : 43. — Au total, en 1892, 815 793 étrangers.
Population française. —On a pu craindre que la race
française émigrant peu, se reproduisant peu, rencontrât en
outre, en Algérie, un obstacle invincible à son développement :
le climat. Il n'en est rien. En 1836, il n'y avait que 5485 Fran-
çais. Leur nombre s'est élevé à 47 274 en 1846; à 77 558 en
1853 ; à 92 738 en 1856 ; à 112 229 en 1861. Cette augmentation
constante subit alors un temps d'arrêt pendant la période
néfaste du royaume arabe. En 1866, 112119 Français seule-
1. Le recensement arrêté au 31 décembre 1891 (Voyez ci-dessus
page 91, note 2) ne donne pas les chiffres particuliers pour les nationa-
lités espagnole, italienne, maltaise, allemande, etc. Il se borne à indiquer
(à part des Français, indigènes musulmans. Israélites, Tunisiens, Maro-
cains) les nationalités diverses. Or, sous cette rubrique, nous trouvons
199283 étrangers établis dans les communes de plein exercice, 14 648
dans les communes mixtes civiles, 1 862 dans les territoires militaires ;
total : 215 793.
108 LA FRANCE COLONIALE
ment. Mais bientôt le mouvement ascensionnel recommence
avec la reprise de l'émigration. On compte, en 1872, 129601
Français; en 1877, 155 727; en 1886, 261 591; au 31 décembre
1891, 267 672 , sans compter la population recensée à part,
c'est-à-dire l'armée, les hospices, prisons, etc., qui figure au
recensement pour 16 745 têtes. — D'autre part, la natalité
française, très faible au début de l'occupation, est aujour-
d'hui de 33,3, inférieure à celle des Israélites et des Espagnols,
mais supérieure à celle des Italiens et, ce qu'il y a de très
remarquable, plus élevée que la natalité française (26) sur le
continent. Quant à la mortalité des Français en Algérie, elle est
de 29, supérieure à celle de la France (23), égale seulement à
celle de l'Espagne, mais elle tend à diminuer et elle laisse
subsister un gain annuel de 4 pour 1000. Il y a donc dès
maintenant, en Algérie, une race acclimatée de Français afri-
cains, et cette fille de la France continentale tend à se développer
plus rapidement que sa mère.
La population indigène paraît s'accroître dans la propor-
tion de 1 3/4 pour cent par an; la population européenne dans
la proportion de 3 1/2 pour cent. Si cette double progression
se maintenait dans un quart de siècle, les Européens attein-
draient en Algérie le chiffre de 1 million, les indigènes celui
de 5 millions. La proportion deviendrait alors beaucoup plus
favorable pour l'élément européen.
Histoire de la colonisation : débuts. — Les débuts de
la colonisation ont été pénibles en Algérie et nous voyons claire-
ment aujourd'hui les fautes commises par nos devanciers; mais
nous sommes instruits par l'expérience et ils ne l'étaient pas.
Les premiers colons étaient pour la plupart des insurgés de
1830 et 1831 que la police, sous un prétexte honorable, éloigna
de Paris. Ils s'installèrent dans la Métidja, alors en friche et à
demi couverte de marais pestilentiels. Ils étaient mal protégés
contre un ennemi plus redoutable encore : l'insurrection.
Presque tous furent massacrés et dispersés par les cavaliers
d'Abd-el-Kader. Le maréchal Bugeaud, prenant exemple sur
les Romains, essaya alors de la colonisation militaire et décréta
même le mariage obligatoire pour les soldats qu'il improvisait
laboureurs. Ces mariages militaires ne tournèrent pas tous bien
et beaucoup des villages militaires ne réussirent pas. Il fallut
revenir à la colonisation civile.
Le régime des concessions. Pour attirer les colons,

on imagina, en 1844, de leur distribuer des terres gratuite-
L'ALGERIE 109
ment. En même temps, on imposa aux concessionnaires des
clauses résolutoires destinées à écarter les spéculateurs, mais
qui étaient aussi, pour les colons sérieux, une gêne et un épou-
vantail. Ne devenaient propriétaires, au bout de cinq ans d'oc-
cupation effective, que ceux qui avaient construit une maison
de dimensions déterminées, planté un certain nombre d'arbres,
défriché et mis en culture une superficie fixée d'avance, entouré
leur domaine de fossés et de haies. Pendant les cinq ans, ils ne
pouvaient recevoir qu'un titre de propriété provisoire. Les
cinq ans expirés, des inspecteurs de colonisation visitaient la
concession, et, si les conditions réglementaires étaient remplies,
le concessionnaire recevait un titre définitif; sinon il était
frappé de déchéance. Malgré les vices de ce système, qui a été
adouci, mais qui subsiste encore, des villages furent créées
aux environs d'Alger, de Bône, de Philippeville. Ceux qui par-
courent aujourd'hui leurs riantes campagnes ne se doutent
guère que plusieurs générations d'intrépides travailleurs ont
succombé là dans une lutte obscure contre la misère, la fatigue
et la fièvre.
Les colons de 1848. —L'expérience en grand du régime
des concessions, poussé jusqu'à ses dernières conséquences, a
été faite en 1848. Le gouvernement de Février, mû par un sen-
timent très louable, mais mal éclairé, envoya en Algérie 20 000
ouvriers de Paris sans travail. Il leur distribua des lots de
culture, leur bâtit des villages, en leur assurant des vivres et
des secours en argent jusqu'à ce que leurs terres fussent mises
en valeur. Malheureusement, ces Parisiens n'avaient jamais
appris le métier de cultivateur et, lorsque les ressources offi-
cielles vinrent à manquer, presque tous se dispersèrent.
Cependant les centres ainsi créés ne furent pas tout à fait aban-
donnés et, malgré bien des vicissitudes, plusieurs sont deve-
nus des villes prospères.
Les grandes compagnies. — Après l'échec de l'expé-
rience tentée en 1848, l'administration n'abandonna pas le
principe des concessions, mais elle renonça désormais à entre-
tenir les concessionnaires. Elle essaya en même temps d'un
autre système. Des sociétés de capitalistes obtinrent de vastes
étendues de terrain sous condition d'y créer des villages : la
Compagnie génevoise, aux environs de Sétif ; les Trappistes à
Staouéli. Plus tard, la Société générale algérienne reçut du
gouvernement impérial une concession de 100000 hectares.
Sauf les Trappistes, qui se trouvent dans des conditions spé-
410 LA FRANCE COLONIALE
ciales, mais qui ne sont pas de véritables colons, les grandes
compagnies anonymes n'ont été d'aucun secours pour la colo-
nisation. Elles se sont bornées à exploiter le sol et à en tirer
bénéfice. En dernier lieu, la Société générale louait purement
et simplement des terres aux indigènes. La Compagnie gene-
voise ne fait pas autre chose aujourd'hui. Malgré tous ces
tâtonnements administratifs, la colonisation a étendu chaque
jour ses progrès et conquis des champs fertiles sur les aspho-
dèles et les palmiers nains.
Les Alsaciens-Lorrains en Algérie. — En 1871,
l'Assemblée nationale, imitant celle de 1848, cédant comme
celle-ci à un entraînement patriotique des plus excusables,
attribua 100 000 hectares de terres aux malheureuses famil-
les d'AIsace-Lorraine qui avaient opté pour la nationalité fran-
çaise. Ce nouvel essai de colonisation artificielle ne donna pas,
à vingt ans d'intervalle, des résultats beaucoup plus brillants.
Parmi les 10 000 émigrants qui furent transportés en Algérie,
accueillis à bras ouverts, logés, nourris, secourus pendant
plusieurs années, bien peu connaissaient la terre. La plupart
étaient des ouvriers de fabriqué, aussi mal préparés que pos-
sible à leur nouveau métier et au climat. Les uns quittèrent
leur concession, lorsque les distributions de vivres et d'argent
cessèrent; les autres, lorsque leur bail de cinq ans fut expiré.
Le petit nombre qui resta savait cultiver, et leur labeur opi-
niâtre a été récompensé par le succès. La Société de protection
des Alsaciens-Lorrains, dirigée avec le plus charitable désinté-
ressement par le comte d'Haussonville, dont il ne faut pas con-
fondre l'oeuvre avec la tentative officielle de 1871, a donné de
meilleurs résultats.
La colonisation pendant ces dernières années.
— Pendant le gouvernement de l'amiral de Gueydon, l'ancien
mode de concession fut modifié. Le titre II de la loi de 1871
remplaça le titre provisoire de propriété par un bail de neuf
années, aggravant ainsi les conditions faites jadis aux conces-
sionnaires. Aussi le titre II souleva-t-il d'unanimes protesta-
tions en Algérie, et il fallut bientôt revenir au délai de cinq ans.
Sous le général Chanzy, un grand nombre de concessions
furent accordées, et ce système produisit son effet ordinaire :
des succès partiels parmi beaucoup de revers. M. Albert Grévy,
combinant l'ancienne méthode avec une innovation déjà pro-
jetée par le comte Chasseloup-Laubat, lors de son court minis-
tère, proposa « l'application sagement combinée de la vente et
L'ALGÉRIE 111
de la concession » et, comme les terres venaient à manquer,
demanda cinquante millions pour l'exécution d'un vaste pro-
gramme de colonisation. Son successeur M. Tirman a vaine-
ment défendu ce projet devant les Chambres. S'inspirant alors
des idées de M. d'Haussonville, il étudia un plan nouveau,
d'après lequel une partie des terres domaniales seraient affec-
tées à la colonisation et mises en vente ; une caisse dite de
colonisation serait instituée; le système des concessions ne serait
plus conservé que pour récompenser des services exception-
nels. C'est à peu près le système qui est aujourd'hui en pra-
tique.
Difficultés de la colonisation en Algérie. — Si la
routine administrative, qui est une des plaies de notre pays, si
l'utopie césarienne du royaume arabe ont entravé le libre déve-
loppement de la colonisation, il serait injuste de ne pas recon-
naître que nulle part plus qu'en Algérie le problème toujours
délicat de la fondation d'établissements européens en pays neuf
n'a présenté plus d'obscurité et de complexité, n'a rencontré
plus d'obstacles. Dans aucune de leurs colonies les Anglais,
par exemple, n'ont eu à se mesurer avec des difficultés pareilles.
Dans l'Amérique du Nord comme en Australie ou en Nouvelle-
Zélande, le climat s'est trouvé d'une salubrité absolue. Les
indigènes, de race très inférieure, n'ont opposé qu'une résis-
tance facile à vaincre et ils ont été bientôt exterminés ou
refoulés. Quant aux terres, elles se sont offertes d'elles-mêmes
en quelque sorte aux colons, et en quantité presque illimitée.
En Algérie, au contraire, il a fallu triompher du climat par
l'assainissement des plaines et des vallées, lutter contre des
indigènes braves, fanatiques, nombreux, et non seulement les
dompter, mais les gouverner, enfin s'établir au milieu d'eux.
Pour avoir des terres, on a dû obliger les anciens possesseurs
du sol à se serrer et à nous faire place, et, comme les procédés
de colonisation mis en pratique ailleurs n'étaient pas exacte-
ment applicables à l'Algérie, on s'est trouvé réduit à les essayer
tous, progressant péniblement d'essai en essai à la recherche
d'une méthode définitive. Colonies militaires, concessions,
grandes compagnies, tous les anciens procédés ont été pris et
repris, et chacun d'eux, avec bien des déboires, a donné quel-
ques résultats. Assurément on s'est attardé en ces expériences.
Cependant, au bout d'environ trente-cinq années (car la conquête
n'a guère été achevée que vers 1857), près de 500 000 Européens
sont établis en Algérie, et sur ce nombre 200 000 sont exclusive-
112 LA FRANCE COLONIALE
ment des agriculteurs. Pour un pays qui a subi tant de vicissi-
tudes, voilà encore un assez beau résultat.
Les terres et la propriété. — Diverses méthodes ont
été proposées ou suivies pour procurer des terres aux colons.
Armé de la loi de 1851 sur l'expropriation, on entreprit de
cantonner les tribus, c'est-à-dire de limiter leur territoire en le
restreignant et de garder le surplus pour la colonisation. Le
sénatus-consulte de 1863, s'inspirant des principes qui régis-
sent la propriété en France, et ayant déclaré les tribus proprié-
taires de toutes les terres dont elles avaient la jouissance tradi-
tionnelle, le cantonnement fut arrêté. La loi de 1873 a ordonné
la constitution de la propriété individuelle. Malheureusement
cette opération, conduite avec une lenteur désespérante, a
coûté des sommes énormes. De 1874 à 1882 la dépense a été de
8 millions, couverte à l'aide de centimes additionnels payés
par les Arabes, et la propriété ainsi constituée ne comprenait
pas 400 000 hectares en 1882. Elle n'atteignait que 712 000 hec-
tares en 1884; 2 200 000 à la fin de 1890, mais alors la dépense
s'élevait à 14 millions. A ce compte il serait plus économique
d'acheter les terres que de les délimiter 1. La loi de 1887 a
cependant amendé sur plusieurs points celle de 1873.
Le séquestre infligé aux tribus insurgées, comme en 1871,
est un moyen excessif, d'ordre purement militaire, et sur lequel
il est interdit de fonder ses espérances. L'expropriation est tout
aussi odieuse et n'a pas l'excuse des nécessités de la guerre. Le
domaine, après avoir vendu aux enchères ou de gré à gré plus de
260 000 hectares, est encore riche de 800 000 hectares ; il pour-
rait en fournir tout de suite 270 000 ; ce n'est là qu'une ressource
provisoire. Restent le régime de droit commun et la vente :
après de longues hésitations, et par la force des choses, on y
arrive.
L'act Torrens — Il n'y a en Algérie que 10 habitants
par kilomètre carré (71 en France). Sur les 15 millions d'hec-
tares qui constituent le Tell, 3 millions seulement sont cultivés,
dont 1 environ par les Européens. Les terres ne manquent donc
pas. Pour les rendre disponibles il est temps d'abandonner le
système des concessions gratuites, qui n'a fourni que 450 000 hec-
tares. Il suffira d'emprunter à notre ancienne législation une
ingénieuse combinaison qui a contribué à la fortune agricole
de l'Australie et qui nous est revenue de là-bas sous le nom
1. Au 1er juillet 1891, les travaux, à divers états d'avancement,
portent sur un peu plus de 2 500 000 hectares.
L'ALGÉRIE
113
d'act Torrens. Déjà adoptée par le gouvernement tunisien, elle
le sera prochainement par celui de l'Algérie, à la suite d'une
étude approfondie faite par M. Dam, professeur à l'École de
droit. D'après ce système, tout acquéreur peut imposer à son
vendeur, comme condition préalable, l'inscription de sa terre
sur un registre public. Chaque immeuble acheté ainsi a son
sommier, sa case, son état civil et son plan; il est délimité,
connu, il devient une réalité ; il peut se transmettre avec une
facilité extrême : de sorte que peu à peu, sans dépense pour
l'État, sans contrainte pour personne, le cadastre s'établit, la
propriété indivise se morcelle et la colonisation s'étend à
l'infini.
Les villes. — Le seul aspect des villesalgériennes résume
1

aux yeux du voyageur l'heureux effort de la colonisation euro-


péenne en cet admirable pays. Nemours est une sentinelle
avancée vers la côte marocaine. Béni-Saf et ses minerais, Aïn-
Témouchent et ses minoteries, Misserghin et ses jardins sont
de petits centres déjà très vivants. Le port d'ORAN a toute
l'activité d'une cité américaine, et ses 74 231 habitants, dont
54 656 sont Européens, débordent en longs faubourgs hors
de sa vieille enceinte espagnole. Mostaganem est à moitié euro-
péen. Sidi-Bel-Abbès, colonie agricole improvisée en 1843,
largement abreuvée par les eaux de la Mekerra, est déjà, avec
ses 18 853 habitants, un grand centre commercial. Saïda est le
principal rendez-vous des alfatiers. Perrégaux, Relizane,
Orléansville, jalonnent la riche plaine du Chélif. Tenès et Cher-
chel, le littoral du Dahra. Tlemcen et ses jardins enclos de
roses, Médéa et ses arbres fruitiers d'Europe, Mascara, en face
de l'Ouarsenis, Miliana et ses sources bruissantes dominent de
haut l'amphithéâtre des monts telliens. Blida, parfumée par
les orangers, Boufarik, sous le dôme frais de ses platanes,
Fondouk, l'Arba, Koléa, Marengo, Mouzamville, Douera, Chéraga,
Maison-Carrée sont des villes toutes françaises dans la féconde
Métidja. ALGER, le principal foyer de la civilisation en Afrique,
étage ses maisons monumentales au pied de la Kasba mau-
resque, en face de la mer et du soleil levant ; elle a plus de
81 757 habitants agglomérés et bien près de 100 000 si l'on y
joint sa banlieue, Saint-Eugène, le Frais-Vallon, El-Biar, Mus-
tapha, dont les villas se cachent sous des berceaux de verdure
1. Pour les chiffres de population, consulter le Grand annuaire de
l'Algérie et de la Tunisie de M. Langard et la nouvelle statistique de
l'Algérie.
FRANCE COLONIALE. 88
114 LA FRANCE COLONIALE
et de fleurs. Ménerville, sur Tisser, Tizi-Ouzou, Dellys dans la
Grande-Kabylie, Aumale qui domine les Biban, Bou-Aréridj et
Sétif, assises sur les hauts plateaux, la riante Bougie, adossée
au mont Gouraya, le petit port de Djidjelli, sont de plus en plus
envahis par les colons. Philippeville, port de Constantine, est
avec ses 21 800 habitants, dont 17 427 Européens, une ville
toute moderne. CONSTANTINE, si longtemps inaccessible sur son
socle de pierre environné de précipices où planent les oiseaux
de proie, a déjà 15 413 habitants européens sur 46 133 âmes ;
elle est le grenier toujours grossissant des blés de l'Est. Bône,
par son activité, son esprit d'initiative hardie, rappelle Mar-
seille; elle s'est bâtie près des ruines de l'ancienne Hippone ;
elle est la tête de ligne du chemin de fer de pénétration de la
Tunisie, et, sur 30 052 âmes, elle compte plus de 21 000 Euro-
péens. La Galle en a 3 736 sur 5 823 ; Guelma, 2 297 sur 6 603 ;
Aïn-Mokra, 886 sur 2205. Enfin, dans l'une des régions les plus
boisées, les mieux arrosées, les plus tempérées et les plus
françaises par le climat, Souk-Ahras en a 2 893 sur 5 346, et
Tebessa, cité naissante d'un grand avenir, 1 504 sur 4 340. Ainsi
les centres de colonisation forment d'une frontière à l'autre
une chaîne ininterrompue, bientôt aussi solide que celle des
montagnes de l'Atlas.
La végétation. — La répartition naturelle des plantes
est très inégale en Algérie, et l'agriculture doit tenir compte de
ces différences. L'olivier, qui atteint souvent les dimensions
d'un chêne de France, est l'arbre caractéristique du Tell et se
retrouve aussi sur le versant saharien de l'Aurès. Le châtaignier
ne pousse à l'état sauvage que dans le massif de l'Edough, près
de Bône. Les bas-fonds du Tell, où coulent des rivières bordées
de trembles, de peupliers, de frênes entrelacés de lianes, con-
viennent aux prairies et à la culture maraîchère. On y a intro-
duit l'eucalyptus. L'oranger n'est acclimaté que sur la zone
littorale. Le dattier ne porte de fruits que dans les oasis du
sud. Les plaines telliennes et une grande partie des hauts pla-
teaux, surtout à l'est, conviennent aux légumineuses et aux
céréales. Les pâturages que le soleil dessèche en été couvrent
les croupes des montagnes, les hauts plateaux de l'ouest, séjour
préféré de l'alfa, et les dépressions du Sahara: c'est par excel-
lence la région du bétail. Les massifs boisés se rencontrent
surtout à l'est et au sud-est dans la province de Constantine.
Mais beaucoup de maquis, où dominent le cactus, le palmier
nain, le figuier de Barbarie, le lentisque, le myrte, le jujubier,
L'ALGÉRIE 115
l'arbousier, les bruyères, pourraient, s'ils étaient surveillés et
aménagés, retourner à l'état forestier. Après cinq mois de
sécheresse, les moindres pluies font éclore des fleurs du plus
vif éclat et rendent à la verdure une admirable intensité. Tout
atteste la fécondité du sol.
L'agriculture algérienne : céréales. — Sur la popu-
lation totale de l'Algérie, 3 262 478 (en décembre 1890) vivaient
de l'agriculture. La culture par excellence de l'Algérie est celle
des céréales. En 1890, les indigènes, sur 2 403 022 hectares ense-
mencés, ont récolté 14 733 402 quintaux métriques de céréales
(blés, seigle, orge, avoine). On connaît l'imperfection de leurs
procédés. Les Européens, secondés par la main-d'oeuvre indigène
et suivant de meilleures méthodes, ont ensemencé 417 994 hec-
tares et, sur cette surface cinq fois moindre, ils ont récolté
3 808 499 quintaux métriques. Cette comparaison indique que
l'accroissement du nombre des colons est appelé à développer
la puissance productrice du sol algérien. La production totale
des principales céréales a été, en 1890, de 1 509 676 quintaux
métriques pour le blé tendre, de 6 246 810 pour le blé dur, de
9 953 143 pour l'orge (beaucoup plus que la France entière).
Les autres céréales sont le seigle, l'avoine, le maïs, les fèves,
le bechna.
Culture de la vigne. — La culture de la vigne a pris,
dans ces derniers temps, une extension rapide. En 1890, on
comptait 15 627 Européens et 16 963 indigènes planteurs de
vignes, possédant les premiers 98 541 et les seconds 4 202 hec-
tares. La récolte du vin a été pour les uns de 2 922 036 hecto-
litres et pour les autres de 7 650 hectolitres. C'est donc plus du
vingtième de la production annuelle de la France. Le phylloxera,
il est vrai, a été constaté aux environs de Tlemcen et de Sidi-
Bel-Abbès, puis sur d'autres points ; mais les vignes atteintes
ont été aussitôt arrachées et brûlées, et tout permet d'espérer
que notre colonie sera préservée du redoutable fléau. Les vins
d'Algérie sont déjà appréciés ; ils sont, de jour en jour, fabri-
qués avec plus de soin et de méthode.
Exploitation des forêts. — Le sol forestier de l'Algérie
s'étend sur une superficie de 3 045 692 hectares (entre le tiers
et la moitié de la superficie forestière de France). C'est trop peu.
Encore ce qui s'appelle officiellement forêts n'est-il trop souvent
qu'un terrain couvert de broussailles. Des incendies désastreux,
attribués d'ordinaire à la malveillance des bergers indigènes,
viennent en outre presque chaque année diminuer cette réserve
116 LA FRANCE COLONIALE
forestière qui peut être considérée comme la vraie nourrice de
l'agriculture algérienne, car seule elle attire les pluies et entre-
tient les sources. De vastes reboisements sont indispensables.
Partout où ils ont été entrepris ils ont donné des résultats
immédiats. Non seulement l'eucalyptus chasse la fièvre des
plaines basses, mais à Orléansville la température estivale a
diminué de plusieurs degrés depuis la plantation des environs
de la ville. Les principaux arbres et arbustes des forêts algé-
riennes sont : le chêne-liège (290 023 hectares), qui donne lieu à
une lucrative exploitation, le chêne-vert (663 509 hectares), le
chêne-zéen, le pin d'Alep (710 491 hectares), le pin maritime, le
thuya, l'olivier sauvage, le pistachier, le caroubier, le gené-
vrier. Dans les vallées, le laurier-rose ; sur les collines, le pal-
mier nain et le genêt.
Cultures diverses. — La culture maraîchère, qui est la
spécialité des Mahonnais, s'étend de proche en proche sur le
littoral, et les primeurs d'Algérie figurent aujourd'hui sur tous
les grands marchés de l'Europe. Il en est de même des fruits
tels que figues, amandes, bananes, dattes, et surtout des
oranges, dont le centre de production est Blida. Le tabac occupe
6 333 planteurs et a fourni, en 1890, 2618 952 kilogrammes de
feuilles (total sensiblement égal à la production française, qui
a été, en 1889, de 2 059 290 kilogrammes). Il est question de
créer sur place une manufacture des tabacs. — Les oliviers
fournissent 54 694 441 kilogrammes d'huile (plus du double de
la production française). — Le coton réussirait dans les plaines
chaudes et les oasis, mais il ne peut lutter avantageusement
contre la concurrence américaine. — Le lin, la ramie, l'arachide,
le colza, le ricin, la garance, les plantes fourragères poussent
à merveille. — L'alfa des hauts plateaux est l'objet d'une
immense exploitation des plus lucratives et qui occupe plus de
dix mille ouvriers et fournit plus de 10 500 000 kilogrammes
de cette matière. Cette graminée textile sert à fabriquer des
objets de sparterie et surtout du papier; mais jusqu'ici, elle est
exportée à l'état brut, presque entièrement en Angleterre.
Élève des animaux. Grâce à ses immenses pâtura-

ges, l'Algérie nourrit (1890) un grand nombre de bestiaux de
toutes races : 204 951 chevaux, dont l'élevage est encouragé
par dix-neuf sociétés hippiques ; 140 174 mulets; 300 000 ânes;
247 384 chameaux; 1 232 800 boeufs; près de 9 millions de
moutons (plus du quart de ce qu'en possède la France) ; près de
4 millions de chèvres, beaucoup trop, malheureusement, pour
L'ALGÉRIE 117

a conservation des forêts ; 79 000 porcs, appartenant tous aux


Européens. — L'élève des abeilles est assez répandue, surtout
en Kabylie. — Celle des vers à soie pourrait se développer
aisément. — La domestication de l'autruche, pratiquée avec
succès au Cap, a parfaitement réussi en Algérie 1.
Travaux publics agricoles. — De grands travaux ont
été entrepris pour seconder l'effort des colons et stimuler le
zèle des indigènes, donner aux uns et aux autres l'eau qui leur
manquait, pour les préserver des inondations des torrents ou
des exahalaisons malsaines des marécages. Des barrages rete-
nant les eaux des pluies d'hiver ont été construits ; des canaux
d'irrigation ont été creusés. Tels sont les barrages et canaux de
l'oued Hamiz (Fondouk) et de Meurad (Marengo) dans la
Métidja ; du Chélif et de ses affluents méridionaux : l'oued
Fodda, l'oued Sly, l'oued Riou ; de l'Habra (Perrégaux), du Sig
(Saint-Denis), de l'oued Magoun (Arzew), de Tlemcen, d'El-Goléa
dans le Sahara ; les endiguements du Chélif et de la Mina, son
affluent, de l'oued-el-Kebir, qui menace Blida; l'assainissement
de la Métidja, de la plaine de Bône, etc. ; le desséchement des
lacs Halloula et Fezzara, etc. ; le forage d'un grand nombre de
puits artésiens, surtout dans l'Oued-Righ où les puits nou-
veaux ont donné l'essor à 170 millions de mètres cubes d'eau
par an, et la vie à 300 000 palmiers de plus.
Industries minières, carrières, eaux minérales.
— L'Algérie est très riche en minerais et en roches diverses.
Des 14 mines concédées et en pleine exploitation, la plus impor-
tante est la mine de fer d'Aïn-Mokra, qui emploie 9 machines à
vapeur, occupe 799 ouvriers, produit 129 067 tonnes de minerai,
d'une valeur de 1 127 573 francs et possède un chemin de fer par-
ticulier de 33 kilomètresqui la relie à Bône. La minière de Béni-
Saf, près de Raschgoun, a aussi son chemin de fer : elle a pro-
duit, en 1890, 344 335 tonnes ; elle occupe 1 050 ouvriers. Cinq
autres mines de fer moins importantes produisent ensemble
40 000 tonnes. Le cuivre et le plomb argentifère sont extraits
à Kef-Oum-Théboul près de La Calle ; le plomb argentifère au
Cap Cavallo et à Gar-Rouban. Le cuivre seul, le zinc, le plomb,
l'antimoine sont exploités dans cinq autres mines. On trouve
du mercure à Ras-el-Ma, du salpêtre à Sétif et à Tougourt, du
sel dans tous les chotts. Les eaux minérales sont très nom-
1. Les lions et les panthères ont presque complètement disparu. Les
hyènes, les chacals sont encore nombreux, mais inoffensifs. Les saute-
relles sont un des fléaux de l'agriculture.
118 LA FRANCE COLONIALE
breuses (144). Les plus importantes sont celles de Hammam-
Meskoutine (près de Guelma), qui fournissent 100 000 litres à
l'heure, ont une température de 95° et déposent les sels cal-
caires qu'elles contiennent en cônes d'une blancheur éblouis-
sante. Les autres sources thermales les plus fréquentées sont
celles d'Hammam-Rira (arsenicales), près de Miliana ; du Frais-
Vallon (ferrugineuses) près d'Alger; du Bain de la Reine, près
d'Oran; d'Hammam-Melouan, près d'Alger (Salines) ; d'Ham-
mam-Berroughia (sulfureuses), près de Médéa; de Takitount,
aux Amoucha.
Industries diverses. — Dans les pays neufs, l'industrie
ne se développe que tardivement, surtout la grande industrie.
L'Algérie cependant se suffit déjà à elle-même pour tous les
objets de fabrication courante. C'est ainsi qu'elle possède, sans
parler des petites industries nécessaires à l'alimentation :
248 ouvriers brasseurs, 79 glaciers, 334 distillateurs, 928 em-
ployés aux moulins à huile, 818 pour les salaisons, 199 pour
les pâtes alimentaires, 1 302 minotiers, dont la majeure partie
dans la province de Constantine, 403 carrossiers, 694 tanneurs
et cordonniers, 771 pour l'imprimerie et la papeterie,
2 428 ouvriers en métallurgie, ferblanterie, mécanique, serru-
rerie, 15 023 pour les industries textiles, 1 187 pour les indus-
tries du vêtement, sans parler de 13 à 14000 ouvriers indigènes
occupés à la fabrication des tapis et des tissus, principalement
dans les oasis du Sud, à Ouargla, Guerrara, Gardaïa, etc.
Routes. — L'activité industrielle et commerciale a été
encouragée et facilitée par la création d'un grand nombre de
moyens de communication, dont aucun, on peut le dire,
n'existait avant 1830. L'Algérie possédait, en 1890, 15 237 kilo-
mètres de routes et chemins d'intérêt commun, dont environ
3 000 kilomètres de routes nationales. Plusieurs de ces routes
ont été ouvertes à l'origine par l'armée et ont nécessité des tra-
vaux d'art considérables, tels que le percement des fameux
défilés du Chabet-el-Akra. L'entretien des routes laisse encore
à désirer sur un grand nombre de points et certains tronçons
sont simplement frayés à travers les terrains vagues, mais cette
situation s'améliore chaque jour.
Chemins de fer: réseau rationnel des voies fer-
rées. — Les chemins de fer, longtemps insuffisants et encore
aujourd'hui incomplets, sont poussés avec une grande activité
et nous offrent, en 1890, un total de 2 795 kilomètres (c'est
L'ALGERIE 119
déjà plus que le Portugal). Le réseau comprend notamment
les lignes :
D'Alger à Oran; d'Alger à Tizi-Ouzou; de Bougie à Beni-
Mansour ; de Constantine à Philippeville (Compagnie P.-L.-M.);
— de Constantine à Sétif et Alger (464 kilomètres) ; — de Con-
stantine (El-Guerra) à Batna et Biskra et de Constantine
(Ouled-Rhamoun) à Aïn-Beïda (Est algérien); — d'Arzew à
Saïda et Mozba (Compagnie franco-algérienne) avec un prolonge-
ment jusqu'à Aïn-Sefra, lequel doit être prolongé dans la direc-
tion d'El-Goléa; — d'Oran (la Tlélat) à Sidi-Bel-Abbès et Ras-
el-Ma; — d'Oran (la Sénia) à Aïn-Témouchent et Tlemcen (Ouest
algérien) ; — de Bône à Guelma avec prolongement, d'une
part, de Guelma sur Constantine (le Kroubs); l'autre de
Guelma (Duvivier) sur Souk-Ahras, la frontière tunisienne et
Tunis ; — de Souk-Ahras à Tebessa (Compagnie Bône-Guelma) ;
— de Bône à Aïn-Mokra (Mokta-el-Hadid); — de Kef-Oum-
Theboul à la Messida et d'Arzew aux Salines, lignes indus-
trielles ; de Mostaganem à Relizane et Tiaret.
On a enfin terminé la grande ligne littorale de la frontière
tunisienne à Alger, et d'Alger à Oran et Aïn-Témouchent; mais
il importe que d'Aïn-Témouchent elle atteigne le plus tôt pos-
sible la frontière marocaine par Oudjda.
Parmi les voies de pénétration, les plus utiles pour l'exploi-
tation des richesses du sol algérien, que la géographie phy-
sique réclame et qui ne sont point encore construites, les plus
importantes seraient : celles de Nemours à Lalla-Marnia et
Gar-Rouban ; de Raschgoun à Tlemcen et Sebdou ; de Mostaganem
à l'Hillil, Mascara et Tiaret (en construction); de Tenès à Orléans-
ville; de Cherchel à Miliana et Teniet-el-Had ; de Blida à Médéa
et Boghar et plus tard à Laghouat et au Mzab ; d'Alger à Aumale
et Bou-Saada; de Bougie et de Djidjelli à Sétif et plus tard
Batna; de Collo à la ligne de Constantine; d'Aïn-Beïdaà Guelma
ou à Constantine ; de La Calle au Kef en Tunisie ; de Biskra à
Tougourt et Ouargla (en projet).
De même qu'une ligne ferrée septentrionale suit la côte, une
voie stratégique méridionale parallèle à celle-ci devrait unir
entre elles, au pied de l'Atlas Saharien, les amorces des trois
principales lignes de pénétration : Aïn-Sefra, Laghouat et
Biskra, avec prolongement, en Tunisie, sur Gafsa et Gabès.
Enfin, par Aïn-Sefra et Figuig d'une part, de l'autre par Biskra,
Ouargla, Tougourt, on pourrait se diriger vers In-Salah et le
Touat, première étape nécessaire dans le Grand Désert.
Alors le quadruple réseau des chemins de fer algériens
120 LA FRANCE COLONIALE
serait à peu près complet et, pour la défense des colons comme
pour l'exploitation des produits du sol, suffisamment efficace.
Déjà les revenus des voies ferrées suivent en Algérie une pro-
gression constante : ils ont atteint en 1884 la somme totale de
16 154 222 francs ; en 1890, de 24 660 765 francs, en excédent de
3 694 000 francs, sur l'exercice 1889. Les capitaux français se
portent de plus en plus vers ce genre d'entreprises, dont la
rémunération lucrative semble d'avance assurée.
Postes et télégraphes. L'Algérie possède (1890) 6 890 ki-
lomètres de communications télégraphiques avec une lon-
gueur de fils de 15 946 kilomètres. Le total des bureaux des
postes et télégraphes est de 483. Les recettes, qui ne cessent de
s'accroître, ont été, en 1890, de 2 627193 francs pour les postes
et 1 267 487 francs pour les télégraphes. Les dépêches télégra-
phiques entre la France et l'Algérie, par câble sous-marin,
coûtent 0 fr. 10 par mot. Il y a cinq de ces câbles, trois entre
Alger et Marseille, deux entre Bône et Marseille. Le service télé-
phonique est installé à Alger; il va l'être à Constantine et à
Oran. Le service des colis postaux et celui du recouvrement
des effets de commerce ont parfaitement réussi. — L'armée a
installé, dans le Sud oranais et dans la région de Biskra, en
relation avec la Tunisie, divers postes de télégraphie optique.
Ports et phares. — Avant 1830, l'Algérie n'avait pour
ainsi dire pas de ports. Alger même ne pouvait recevoir que des
bateaux de faible tonnage, et la plupart des mouillages étaient
exposés sans défense aux terribles coups de vent du nord-
ouest. Nous avons créé de toutes pièces les ports actuels de
Beni-Saf, Alger, Oran, Bône, Philippeville. —Ceux de Nemours,
Mers-el-Kebir, Arzew, Mostaganem, Tenès, Cherchel, Dellys,
Bougie, Djidjelli, Collo, La Galle, le débarcadère d'Azeffoun,
l'échouage de Takouch ont été améliorés. Des phares nombreux
éclairent les côtes qui n'en possédaient pas un seul. Des séma-
phores surveillent la navigation. — Le crédit inscrit en 1891
pour les travaux maritimes, ports, quais, phares, a été de
2 466 612 francs.
Services maritimes et navigation. — Les ports
algériens sont en relations assidues soit entre eux, soit avec la
France, la Tunisie, l'Espagne, l'Italie, Tanger, etc. Les princi-
pales compagnies de paquebots qui desservent l'Algérie sont :
1° la Compagnie générale transatlantique : de Marseille, à
Alger, direct rapide, en vingt-quatre ou trente heures, tous
les jours ; de Marseille, Cette et Port-Vendres à Alger; de
L'ALGÉRIE 121
Marseille, Cette et Port-Vendres à Oran, avec escale par quinzaine
à Carthagène; de Marseille à Ajaccio, Bône, Philippeville,
Djidjelli et Bougie; de Marseille à Oran, avec escale par
quinzaine à Carthagène ; de Philippeville à Alger et à tous les
ports de la côte orientale; de Philippeville à Bône; de Bône à
La Calle, Tunis, Tripoli, toutes les semaines; — 2° la Compa-
gnie des messageries maritimes a un départ par semaine pour
Alger; — 3° la Compagnie de navigation mixte (Touache) : de
Marseille et de Cette à Oran, Nemours, Gibraltar et Tanger;
de Marseille à Alger, Bougie, Djidjelli et Tenez; de Marseille à
Philippeville et Bône; de Marseille à Mostaganem, Arzew et
Oran, toutes les semaines ; — 4° la Société générale de transports
maritimes à vapeur : de Marseille à Philippeville et Bône ; de
Marseille à Alger, Bougie et Philippeville; de Marseille à Philip-
peville, Bougie et Alger; de Marseille à Bône; deux ou trois
fois par semaine; — 5° la Compagnie havraise péninsulaire,
du Havre à Oran, Alger, Bône, Philippeville et l'Espagne, tous
les mois; — 6° la Ligne Cunard (anglaise) : de Liverpool
au Havre et Gibraltar, prenant charge pour Tanger, Oran,
Alger, etc., tous les mois.
En 1890, le mouvement moyen de la navigation dite de
concurrence (entre l'Algérie et l'extérieur) a été de 4 211 navires
avec 104 250 hommes d'équipage et 2 319 962 tonnes de mar-
chandises à l'entrée; de 4003 navires, avec 99 216 hommes et
2 270145 tonnes à la sortie. La marine de France figure, à
l'entrée, pour 2226 navires, 74 282 hommes, 1 390 068 tonnes;
à la sortie, pour 2105 navires, 69 942 hommes, 1 341 477
tonnes. — Ce mouvement est plus de cinq fois supérieur à celui
de la navigation dans les colonies anglaises du Cap.
Le mouvement du cabotage (entre les ports algériens) a
été de 5123 navires, 109368 hommes, 2 043 477 tonnes, à
l'entrée; 6699 navires, 139 237 hommes, 2 619 919 tonnes, à
la sortie.
Régime commercial. — Depuis 1884 les douanes algé-
riennes sont assimilées aux douanes françaises, mais sauf de
très légères exceptions (importation des denrées coloniales,
alcools et bières en Algérie), les échanges sont exempts de tous
droits entre les deux pays, si bien qu'ils n'en font qu'un au
point de vue douanier. L'octroi de mer, en effet, n'est qu'une
taxe locale, analogue à nos octrois municipaux, avec cette seule
différence qu'elle est perçue une fois pour toutes à l'entrée des
ports algériens, au lieu de l'être à l'entrée de chaque ville. Les
122 LA FRANCE COLONIALE
marchandises tunisiennes entrent de même en franchise en
Algérie.
Commerce. — La valeur (commerce général) des importa-
tions en Algérie pendant l'année 1890, a été de 893 947 618 fr.
dont les trois quarts provenant de la France. La valeur des expor-
tations a été de 272 029 683 francs dont les deux tiers à desti-
nation de la France. L'Algérie importe principalement des tissus
de coton, de lin ou de chanvre, de laine, de soie et des vête-
ments, du sucre et des denrées coloniales, des peaux préparées,
du papier, des vins, boissons et liqueurs, des outils, des métaux,
des matériaux de construction, du charbon, du savon, des
farines, etc. Elle exporte surtout des céréales, des laines, des
peaux brutes, des animaux vivants, des minerais, des primeurs
et fruits, de l'alfa et autres filaments, des huiles, des légumes
secs, du liège; du vin, du poisson, etc.
Le commerce extérieur de l'Algérie, d'une manière générale,
n'a cessé de s'accroître, comme le prouve le tableau ci-dessous :

Année. Importations. Exportations.

1831 6 504 000 1 000


1834 8 560 236 2
479
376 662
1839 36 877 558 5 281 372
1844... 82 804 550 8 109 747
1850 72 692 782 10 268 383
1854 81234 447 42 176 068
1859 116 485 181 39 741060
1864. 136 458 793 108 067 334
1869..... 183 304 804 110 951 323
1874........ 196 255 214 149 352 895
1879. 272 126 102 151918 421
1880.. 303 434 641 468 835 136
1881............ 342 252 660 143 584 603
1882............ 411929 315 150 032 678
1883..... 320 376 248 144178 160
1884 289 810 891 175 897 889
1885..
1886.
......... 237 957 903
222 167 562
195 369 668
196 399 452
1887. 220 094 772 200 441 457
1888 216 184 336 210 638 992
1889.... 249 206 337 251647 397
1890 272 947 618 273 029 6231

Depuis que la France a planté son drapeau à Alger, l'impor-

1. Tableau emprunté à la Statistique générale de l'Algérie


pour 1888-1890,
page 253.
L'ALGÉRIE 123
tation est devenue cinquante fois plus forte, l'exportation plus
de cent fois.
Ce que l'Algérie coûte à la France. — Pour savoir
exactement ce que l'Algérie coûte à la France, il faut non
seulement mettre en ligne de compte les dépenses du gouver-
nement général, qui sont indiquées partout et dont le chiffre
est très connu, mais encore les dépenses de chacun des minis-
tères pour leurs services algériens et en partie celles de la
guerre et de la marine. On arrive ainsi, comme nous l'avons
constaté plus haut, à un total de dépenses de 127 264 614 francs
pour l'année 1892. Et le déficit, imputable à l'Algérie et mis à
la charge de la métropole (sans parler de ses dépenses de sou-
veraineté pour la guerre et la marine) a été d'environ 19 mil-
lions.
Situation exceptionnelle de l'Algérie. — Assuré-
ment ce déficit annuel était inadmissible, et le rapporteur du
budget de 1890 à la Chambre a eu raison de demander que les
Algériens contribuassent un peu plus qu'ils ne faisaient à la
prospérité de leur pays.
Cette réserve faite, il serait injuste de ne pas tenir compte de
la situation exceptionnelle de l'Algérie. Très riche d'avenir, ce
pays est encore relativement pauvre. Or plusieurs de nos
départements, les Hautes-Alpes, par exemple, sont pauvres
aussi; ils seraient incapables de se suffire à eux-mêmes, et
cependant ils ont part à toutes les largesses du budget national.
C'est que la France entière se sent solidaire. Cette solidarité
doit s'étendre à l'Algérie, qui est France aussi depuis que
nos soldats l'ont conquise. Il ne faut pas perdre de vue non
plus que tout était à créer en Algérie quand nous y avons
débarqué. Où en serait la France, sans l'héritage des efforts
accumulés pour sa civilisation et sa grandeur par les généra-
tions de dix-huit siècles? Que de sommes énormes n'ont pas
dépensées nos ancêtres en défrichements, cultures, chemins,
ports, constructions et établissements de toute sorte A moins
!

de faire un crime à l'Algérie de sa jeunesse, on ne saurait donc


lui reprocher de ne pouvoir encore se suffire entièrement à
elle-même.
Ce que l'Algérie rapporte à la France. — Le défi-
cit algérien n'est d'ailleurs qu'apparent. Ce n'est un déficit
que pour le budget de l'État; mais, si l'on considère l'intérêt
de la nation prise dans son ensemble, non seulement l'ac-
quisition de l'Algérie n'a pas été onéreuse pour la France, mais
124 LA FRANCE COLONIALE
elle a été une affaire excellente qui déjà se solde en bénéfices
et finira par rembourser largement les capitaux dépensés
depuis 1830. Sans parler des avantages politiques et militaires
que l'occupation de l'Algérie procure à la France sur cette rive
de la Méditerranée qui fait face à Port-Vendres et à Toulon,
267 672 Français vivent aujourd'hui sur le sol de l'Afri-
que, y trouvent leur subsistance et s'y développent. Leur exis-
tence seule est un accroissement de force numérique pour la
nation, un moyen nouveau d'expansion pour elle. Qu'un
second Lille ou un second Bordeaux surgisse quelque part sur
le territoire français, chacun s'en réjouirait : la population
française de l'Algérie vaut déjà un Lille ou un Bordeaux.
Ajoutez que cette population, dont l'activité est grande,
emprunte la majeure partie de ses capitaux à la mère patrie.
Les seules recettes des chemins de fer algériens atteignent déjà
près de 25 millions. De là pour les actionnaires français de
fructueux dividendes.
La Banque d'Algérie, le Crédit foncier et agricole, établisse-
ments de crédits spéciaux à l'Algérie, le Crédit lyonnais et
d'autres maisons de banque ayant des succursales en Algérie,
sont alimentés par des capitaux français, et il ne paraît pas
qu'ils fassent de mauvaises affaires.
Les sociétés ou les capitalistes français qui ont dans la colo-
nie des placements en maisons, terrains et cultures, doivent
entrer aussi en ligne de compte.
Presque toute la flotte de paquebots qui dessert l'Algérie
appartient à des compagnies françaises dont le siège est à
Marseille et dont les associés sont Français ; c'est l'Algérie qui
est la principale source de leurs profits.
N'est-ce rien aussi que d'avoir purgé la mer de pirates, en
occupant la côte africaine; que d'avoir rendu la navigation
sûre, en y élevant des phares et en y creusant des ports?
Toute sécurité se paie, et celle-là a diminué les frais d'assu-
rance de tous nos navires.
Il est difficile d'évaluer en millions les divers bénéfices maté-
riels que la France retire ainsi de sa colonie. Il en est du moins
qui figurent dans toutes les statistiques. Les deux pays font
ensemble un commerce annuel de près de 390 millions. Si l'on
veut bien réfléchir que tous les échanges sont lucratifs, sans
quoi ils n'auraient pas lieu, est-ce trop d'évaluer à 30 ou
40 millions les bénéfices que nos industriels et nos négociants
retirent de leur commerce avec l'Algérie?
Or, en additionnant les divers chapitres de l'actif français
L'ALGÉRIE 125
créé par la possession de l'Algérie, on obtient le tableau appro-
ximatif ci-dessous :
267 672 Français de plus, représentant en moyenne un
revenu annuel de 1 000 francs par tête (c'est le prix d'entretien
de nos soldats) 267 672 000 fr.
Recettes des chemins de fer algériens
Etablissements de crédit. ... 24 662 765
Profits ?
Placements en maisons,
terres, cultures. Bénéfices. ?
Compagnies de paque- 20 000 000 (?)
bots. Profits ?
Diminution de frais d'as-
surances pour nos navires.
Bénéfice. ?
Mouvements d'échanges de 390 millions
Profits 35 000 000 (?)
Total. 346 000 000 fr.

En réalité, l'Algérie ajoute donc approximativement un


revenu annuel de 345 millions au revenu national.
Le déficit du budget de l'Etat, imputable aux dépenses
algériennes, étant de 19 à 20 millions, la France gagne encore
annuellement près de 330 millions en Algérie et grâce à l'Algé-
rie. Supprimez l'Algérie, vous supprimez d'un seul trait de
plume 330 millions de revenus français. Voilà ce qu'il faut
répondre aux détracteurs de l'Algérie.
Quant à la gloire d'avoir dompté la barbarie, quant à l'hon-
neur qui s'attache à notre oeuvre en Afrique, quant à l'espoir
qui s'ouvre à nous de fonder à nos portes une seconde France,
vraiment fille de sa mère et capable un jour de contribuer à sa
sécurité, à sa force et à sa grandeur, tout cela ne s'évalue
point en numéraire, et ceux qui ne voient dans la politique
qu'une balance de profits et pertes n'entendront point ce lan-
gage. Mais il y a encore des Français dont il fera battre le
coeur et qui le comprendront. Nous nous contenterons de répé-
ter aux premiers : la conquête de l'Algérie a été une bonne
affaire. Pour les autres, pour tous ceux qui, dans leurs affec-
tions, comptent pour quelque chose l'humanité, la justice et
la patrie, nous ajouterons : la civilisation de l'Algérie par la
France est une des plus grandes choses de ce siècle; c'est l'ac-
complissement d'un devoir national, et peut-être sera-ce par
126 LA FRANCE COLONIALE
surcroît, comme l'avait rêvé Prévost-Paradol 1, l'instrument de
notre salut.
Avenir de l'Algérie. — En résumé, l'Algérie, qui égale
et dépasse même la France en superficie, possède 15 millions
d'hectares de terres cultivables (Tell), qui certainement nourri-
ront un jour, non pas trois millions, mais dix millions d'habi-
tants. Les grands travaux que nous avons entrepris, dessèche-
ments, reboisements, irrigations, sondages artésiens, la création
de grandes industries, le développement de la marine et du
commerce, pourront même, plus tard, doubler ou tripler ce
chiffre. Le plus difficile ne serait pas de vaincre et de féconder
la nature en Algérie, ni même d'y acclimater et d'y répandre
notre race. Les Romains l'ont fait avant nous et, sauf les ruines,
ils n'ont pas laissé de traces de leur domination. Nous avons
entrepris une oeuvre autrement délicate et bien digne, par sa
difficulté même, de tenter le génie d'un grand peuple. Il ne
s'agit pas seulement de refaire tranquille et sûr un pays bou-
leversé par quatorze siècles de guerres et d'anarchie, mais d'y
apaiser le fanatisme, d'y calmer les haines, d'y réconcilier
l'Orient avec la civilisation occidentale, de former, avec des
indigènes de toute race et des colons français ou étrangers, une
société compacte et organisée, de créer en quelque sorte d'élé-
ments contradictoires un être nouveau à l'image de la France.
Tel est le problème qui s'impose à nous. Ou nous le résoudrons,
ou, comme le sphinx de la légende antique, il nous dévorera,
Mais déjà n'entrevoit-on pas les solutions? On pourrait les
résumer en un programme de quelques articles.
Assimilez progressivement l'Algérie à la France.
— Réserver au gouverneur général, sorte de préfet de police
algérien, le maintien de la sécurité qui est le premier et le plus
nécessaire de tous les biens ; créer plusieurs nouveaux départe-
ments suivant les régions naturelles indiquées par les chemins
de fer de pénétration ; admettre dans les conseils généraux des
représentants des indigènes élus par eux; créer aux limites
méridionales du Tell des confins militaires et en confier le gou-
vernement à l'armée; laisser aux chefs de service en Algérie
une large initiative; maintenir le conseil de gouvernement
présidé par le gouverneur, afin que les diverses administrations,
d'ailleurs rattachées aux ministères, puissent concerter leurs
efforts; rendre la justice de plus en plus française; charger des
1. La France nouvelle.
L'ALGÉRIE 127

cours spéciales de juger les crimes et délits commis par les


indigènes entre eux ; créer partout des écoles de langue fran-
çaise pour les indigènes ; fonder à Alger des facultés véritables,
groupées sous le nom d'université; en matière de colonisation,
établir le régime de droit commun; faciliter la mobilisation de
la terre et les échanges ; renoncer pour toujours, sauf à titre
de punition militaire, aux confiscations, expropriations et
séquestre; instituer, à l'usage des indigènes, une naturali-
sation spéciale qui respecte leur statut personnel.
Les articles de ce programme peuvent eux-mêmes se résumer
en quelques mots : s'efforcer de rendre progressivement tous les
Algériens français.

PIERRE FONCIN.
LA TUNISIE

PARTIE HISTORIQUE 1

CHAPITRE PREMIER

JUSQU'A L'INTERVENTION FRANÇAISE DE 1881

Temps primitifs. — La Tunisie, comme l'Algérie,


compte parmi les parties du globe les plus anciennement
habitées. Les silex taillés retrouvés à Oglat-el-Hassi, sous une
couche de traveron de soixante centimètres d'épaisseur, figu-
rent parmi les preuves les plus caractérisées qu'on ait jamais
découvertes de l'antiquité de notre race. Sur ces premiers
habitants du sol africain, on ne sait naturellement rien; mais
sur leurs successeurs immédiats nous sommes d'autant mieux
renseignés que cette race peu changeante et peu assimilable
habite et cultive encore sous nos yeux les domaines sur lesquels,
depuis le commencement des temps historiques, elle est campée.
Cette famille d'hommes qui a conservé jusqu'aujourd'hui sa
langue est la race Berbère. La similitude des mots a fait appeler,
d'une manière générale, les territoires qu'ils occupaient, Bar-
barie par les Romains, États Barbaresques par nous.

9
1. Charles Tissot, Exploration scientifique de la Tunisie : géographie
comparée de la province romaine d'Afrique, 2 vol., 1884-1888. — Rousseau.
Annales tunisiennes, Alger, 1864. — P. H. X. (M. Paul d'Estournelles
de Constant), La Politique française en Tunisie, 1891. — A. Rambaud. Les
Affaires de Tunisie, 1882. — Duveyrier, La Tunisie. — J. de Lanessan, La
Tunisie, 1887. — Paul Leroy-Beaulieu, L'Algérie et la Tunisie, 1887.
FRANCE COLONIALE.
130 LA FRANCE COLONIALE
Il n'est pas nécessaire de décrire ici les moeurs ni l'aspect
de ces populations dont un tableau détaillé a été présenté à
propos de l'Algérie. Il suffira de rappeler qu'elles gardent en
Tunisie les mêmes caractères que dans notre colonie, qu'elles
y présentent, comme dans ce pays, les signes évidents d'un
mélange extrêmement ancien avec une race Aryenne blonde,
venue en Afrique probablement par le détroit de Gibraltar, à
une époque antérieure au XVe siècle avant notre ère ; enfin, que
le sol de la Régence offre, lui aussi, en grand nombre, des
monuments mégalithiques, dolmens, menhirs, etc., pareils à
ceux de la Bretagne et des vieilles contrées celtiques. Il y en a
notamment une grande quantité dans la plaine au sud de
Zaghouan.
Les habitants primitifs de la Tunisie se trouvèrent, dès les
temps les plus reculés, aux prises avec deux peuples dont
l'histoire est familière à tous les enfants de toutes les écoles
d'Europe. Pendant dix siècles, du XVIIe au VIIe avant notre ère,
de Thoutmès III à Tahraka, des expéditionsnombreuses furent
dirigées par les Pharaons contre les Berbères ou Libyens du
nord de l'Afrique. Un souvenir curieux de leur passage est
conservé dans le sud de la Tunisie : un archipel du chott Djerid,
composé de quatre îlots, porte encore aujourd'hui le nom de
Nkal-Farâoun, les Palmiers de Pharaon. « Les dattiers qui les
couvrent, écrit M. Ch. Tissot, n'appartiennent à aucune des
variétés connues dans le Blad-ed-Djerid tunisien et leurs fruits
ne parviennent jamais à une complète maturité. Une tradition
que j'ai recueillie de la bouche même du khalifa de Telemin, Si
el Habib, prétend que les palmiers de Pharaon proviennent
des noyaux de dattes qu'aurait laissés dans ces îles une armée
égyptienne. Au temps de Mohammed-el-Tidjani, ces dattiers
n'appartenaient à personne et les fruits en étaient abandonnés
aux voyageurs. »

Domination. carthaginoise. — En outre, à partir du


XVIe siècle avant notre ère, si ce n'est même plus tôt, les Ber-
bères de Tunisie virent débarquer sur leurs rivages des groupes
d'émigrants chananéens ou phéniciens. Poussés par les besoins
d'un commerce de plus en plus riche et étendu, ou refoulés par
les Israélites revenus en conquérants dans la Terre promise,
les Phéniciens implantèrent en Tunisie les premières souches
d'une population sémitique. On sait quel fut leur succès, com-
ment leurs comptoirs s'enrichirent, comment l'un d'eux, fondé
au IXe siècle, devint la plus puissante ville de la Méditerranée,
LA TUNISIE 131
Carthage, la rivale de Rome, et comment, en l'année 146 avant
J.-C., sur la colline que couvre aujourd'hui la chapelle Saint-
Louis, l'armée de Scipion Émilien vit monter les flammes
qui dévoraient la femme et les enfants du Carthaginois
Asdrubal. Carthage fut alors incendiée et anéantie. Des
monceaux prodigieux de cendres et de scories de toutes sortes,
mêlés de débris calcinés d'ossements humains, attestent encore
à l'heure présente les horreurs du désastre, le plus grand qu'ait
vu l'antiquité, catastrophe plus terrible que celle-là même
qu'Homère a chantée.
Conquête et domination romaines. — A partir de
cette époque, la Tunisie devint romaine, et une Carthage latine
s'éleva sur l'emplacement de l'ancienne ; le pays se couvrit de
monuments et de villas dont les ruines innombrables couvrent
aujourd'hui le sol dans toutes les directions. Des bains, des
théâtres, des amphithéâtres s'élevèrent dans toutes les villes
importantes. L'un d'eux, l'amphithéâtre de l'antique Thysdrus,
aujourd'hui El-Djem, manifeste encore, par ses vastes propor-
tions et sa masse imposante, la richesse et la civilisation
qu'atteignit, un moment, cette partie de la province romaine
d'Afrique. Ce grandiose édifice, qui a souvent servi de forte-
resse au moyen âge, est relativement bien conservé ; trois de
ses étages sur quatre, ses voûtes intérieures, une partie de ses
gradins existent encore; moins grand que le Colisée, il est
beaucoup plus vaste que les arènes de Nîmes.
D'innombrables colonnes et statues ont été retirées, pendant
tout le moyen âge, de ces villes ruinées; une partie de la
cathédrale de Pise fut construite, au XIIe siècle, avec des
colonnes provenant de Carthage. Si quelque génie vengeur de
la vieille cité retirait tout à coup des murs et des maisons de
Tunis ce qu'ils contiennent de colonnes romaines, la ville
entière s'écroulerait. Jusque dans le sud, où s'élevait la riche
Suffetula, dont les ruines attirent aujourd'hui les curieux dans
le désert de Sbeïtla, les Romains avaient établi leurs jardins et
leurs villas, et, en fouillant le sol, on découvre, sur tous les
points où ils étaient fixés, ces mosaïques si caractéristiques
dont ils avaient le goût et dont on retrouve des spécimens
identiques dans les pays les plus différents, partout où ils
allèrent, et jusque sous le ciel brumeux d'York et des villes du
nord de l'Angleterre.
Cette époque est celle de la grande richesse de la Tunisie.
Ses récoltes nourrissent la capitale de l'empire, tandis que ses
102 LA FRANCE COLONIALE
bêtes sauvages l'amusent; le pays fournit à la reine du monde
les deux choses qui lui sont indispensables : panem et cir-
censes. Les terres fertiles de la côte se peuplent d'oliviers
dont les alignements réguliers ont été respectés des Arabes
jusqu'à nos jours; les mines et carrières sont exploitées par
tout le pays et, lorsque les persécutions contre les chrétiens
commencent, un nouveau personnel d'ouvriers qu'on n'avait
point à ménager se recrute parmi les condamnés religieux.
Toutefois la population, sauf sur les côtes où elle était déjà
bien mélangée, garde intacts ses caractères, ses moeurs et sa
langue; l'élément berbère résiste à l'assimilation romaine
comme il avait résisté à l'assimilation carthaginoise.
Du IIe au IIIe siècle, la population des villes s'était
convertie au christianisme. Après avoir entendu Sextius
Augustinus et Thascius Coecilius Cyprianus enseigner dans
ses écoles le christianisme, Carthage les avait vus tous
deux devenir chrétiens et évêques, celui-ci dans la capitale
même, celui-là à Hippone (Bône), l'un au IIIe, l'autre au
Ve siècle. Sous les noms de saint Augustin et de saint Cyprien,
avec Tertullien, originaire aussi de Carthage, ils comptent
parmi les plus illustres des « Pères de l'Eglise d'Afrique ».
Dominations diverses : les Vandales et les Byzan-
tins. — Au Ve siècle arrivent les Vandales, et c'en est
fait des prospérités de la Carthage romaine. Genséric s'en
empare en 439 et en fait sa capitale. Il part du fond de son golfe
pour aller piller Rome en 455 : triste et lointaine revanche
prise par le barbare possesseur de Carthage sur les descen-
dants dégénérés de Scipion. Pendant cent ans, les Vandales
ont, dans cette ville, le centre de leur empire; ils en sont chas-
sés par Bélisaire en 533.
Les Arabes. — Un siècle encore se passe et de nouveaux
maîtres se présentent. La vingt-huitième année de l'hégire,
en 648, les Arabes, déjà maîtres de la Syrie, de la Palestine et
de l'Egypte, envahissent la province sous le commandement
d'Abdallah-ben-Saad, marchent sur Suffetula, alors la première
cité du pays (aujourd'hui Sbeïtla), et écrasent les troupes du
patrice Grégoire. Un nouveau flot d'invasion arabe couvre le
pays en 666; les partisans de l'Islam occupent Sousse, puis
Bizerte; ils fondent la ville sainte de Kérouan ; enfin, en 689,
ils prennent et pillent Carthage et, tout auprès, Tunis ; puis,
rétablissant celle-ci et la dotant d'un arsenal, ils en font la
capitale de la province désormais soumise à leurs lois.
LA TUNISIE 133
Croisade de saint Louis et expéditions euro-
péennes. — Vainement, en 1270, une armée française, com-
mandée par saint Louis, vint-elle camper à La Goulette; le roi
y mourut, l'expédition échoua et l'Arabe triompha de nou-
veau. Vainement, en 1535, Tunis fut-elle soumise et pillée par
une armée d'Espagnols, de Génois, de Flamands, de Portugais,
d'Italiens, de Maltais, commandée par Charles-Quint. Vaine-
ment, André Doria, en 1539, prit-il Sousse, Monastir, Sfax, et
le héros de Lépante, don Juan d'Autriche, s'empara-t-il une
seconde fois de Tunis, eu 1573, au nom de la monarchie espa-
gnole : le brigandage maritime n'était pas près de cesser. Il
dura, à travers toute la période des temps modernes, jusqu'à
la prise d'Alger, en 1830, par une armée française.
Les Turcs. — L'année même où le fils naturel de Charles-
Quint avait reconquis la capitale tunisienne, les Turcs qui,
dans la première moitié du siècle, avaient commencé, avec l'ap-
pui du célèbre corsaire d'Alger Khaïr-Eddin Barberousse, à pren-
dre pied dans le pays, l'envahirent de nouveau avec Sinan-
Paçha et y établirent, sous la suzeraineté nominale du sultan
de Constantinople, un gouvernement qui se composait essen-
tiellement d'un Dey, souverain effectif du pays, et d'un Divan
ou conseil.
Ce régime se prolongea jusqu'au commencementdu XVIIIe siè-
cle. Son histoire est celle de guerres incessantes avec les régences
voisines d'Alger et de Tripoli, d'assassinats terminant le règne
de la plupart des Deys, auxquels une milice de janissaires
donnait ses favoris, souvent d'anciens corsaires, pour succes-
seurs, sans se soucier le moins du monde d'avoir ou non l'agré-
ment du Chef des croyants. C'est aussi l'histoire de querelles
incessantes et de traités d'amitié constamment violés avec les
puissances européennes, d'épouvantables brigandages mari-
times, de captivités dont les plus célèbres sont celles de Michel
de Cervantes et de saint Vincent de Paul. C'est du bagne de
Tunis, « cette tanière et spélonque de voleurs sans aveu du
Grand-Turc», où il était prisonnier depuis deux ans, que ce
dernier s'échappa, le 18 juin 1607, et, monté sur une barque,
eut la bonne fortune de gagner les côtes de Provence.
La dynastie husseïnite : la Tunisie indépendante.
— En 1705, commence pour la Tunisie une nouvelle période
politique. C'est l'année de l'avènement d'un soldat de fortune
nommé Hussein-ben-Ali, qui, porté au trône à la suite d'une
guerre civile, prit le titre de Bey et fonda la dynastie Hus-
134 LA FRANCE COLONIALE
seïnite qui règne encore à l'heure actuelle. Sous cette nouvelle
forme de gouvernement, les liens qui reliaient la Tunisie à la
Porte se relâchèrent tout à fait. Plus que jamais, dans toutes
les questions internationales, la Régence joua le rôle de puis-
sance indépendante, traita en son propre nom, et répondit seule
de ses actes. La destruction, en 1811, par le bey Hamouda, d'une
milice turque demeurée à Tunis, acheva, mieux que tout le
reste, de marquer la rupture. Si, en diverses occasions, la
Tunisie envoya des troupes se joindre à celles du Grand-Sei-
gneur lorsque celui-ci était en guerre, ce fut en tant qu'alliée
naturelle de l'empire ottoman et non en qualité de vassale. Ce
fait mis à part, le gouvernement des Beys ressembla fort à
celui des Deys. Il fut signalé par les mêmes troubles intérieurs,
les mêmes guerres avec les régences voisines et par les mêmes
brigandages maritimes. De temps en temps, la présence d'une
escadre européenne faisait mettre en liberté des centaines
d'esclaves chrétiens; une fois le traité de paix et d'amitié per-
pétuelle signé et l'escadre partie, les déprédations recommen-
çaient.
Traités avec la France. — Au XVIIe siècle, plusieurs
de ces traités avaient été conclus entre la Tunisie et la France.
A partir du XVIIIe siècle jusqu'à l'époque de la prise d'Alger et
de l'abolition définitive de la course et de l'esclavage, ils devin-
rent plus fréquents.
La délivrance des esclaves français avait été arrachée à la
Régence en 1604; puis le duc de Beaufort et son escadre
imposèrent, le 25 novembre 1665, une convention stipulant la
mise en liberté des prisonniers, l'interdiction, à l'avenir d'en
faire de nouveaux et assurant « que le consul français aurait
la prééminence sur tous les autres consuls » (art. 15).
Des traités, ayant ce même objet, furent signés en 1672 par
le marquis de Martel et, en 1685, par le maréchal d'Estrées.
Au XVIIIe siècle, le renvoi des esclaves, la sécurité du com-
merce français, les privilèges des corailleurs de notre pays et
de la Compagnie royale d'Afrique sont garantis, notamment,
par les traités du 6 décembre 1710, du 28 février 1713 (consenti
à la suite d'une expédition de Duquesne), du 20 février 1720,
du 1er juillet 1728, du 9 novembre 1742, du 24 février 1743,
du 14 mars 1768, du 25 août 1770 (signé à la suite du bombar-
dement de Bizerte et de Sousse par la marine française), du
24 juin 1781, du 8 octobre 1782, etc. Enfin, le 23 février 1802,
un traite est signé dans lequel il est accordé au représentant
LA TUNISIE 135
du premier consul Bonaparte que « la nation française sera
maintenue dans la jouissance des privilèges et exemptions
dont elle jouissait avant la guerre et, comme étant la plus
distinguée et la plus utile des autres nations établies à Tunis,
elle sera aussi la plus favorisée » (art. 2). On voit que la
prépondérance française dans la Régence a des origines
anciennes et remonte en fait à Louis XIV et à Napoléon.
Le Congrès de Vienne, qui amena de si graves changements
en Europe, eut son contre-coup jusque sur la côte septentrio-
nale de l'Afrique. En 1816, lord Exmouth se présenta dans
chacune des Régences avec une flotte de guerre et imposa la
suppression de la course et l'abolition de l'esclavage ; le traité
avec Tunis fut signé le 17 avril 1816. Encore une fois cepen-
dant, la dernière, les Régences revinrent de leurs terreurs et,
sans souci des papiers signés, recommencèrent leurs pirateries.
L'acte qui y a mis fin en Tunisie, il semble pour jamais, fut
signé au Bardo, le 8 août 1830, par le consul général Mathieu
de Lesseps, au nom de « la merveille des princes de la nation
du Messie, la gloire des peuples adorateurs de Jésus, l'auguste
rejeton des rois, la couronne des monarques, l'objet resplendis-
sant de l'admiration de ses armées et des ministres, Charles X,
empereur de France ». Par l'article 1er, le bey renonce à la
course; par l'article 2, il « abolit à jamais dans ses Etats
l'esclavage des chrétiens » et s'engage à mettre en liberté
tout ce qu'il peut en rester dans la Régence et à indemniser
leurs propriétaires. Si ce traité fut mieux respecté que les
précédents, c'est qu'il n'avait pas été signé par la crainte des
boulets d'une flotte de passage ; le 5 juillet Alger avait été
prise ; nous étions devenus les voisins permanents des beys de
Tunis.

Rapports entre la Tunisie et la France de-


puis 1830 ; tentatives de réformes. — A partir
de 1830, la piraterie est donc supprimée définitivement et ce
n'est pas pour notre pays une mince gloire, dans ce siècle de
progrès commercial et industriel, d'avoir accompli les deux
grands actes qui devaient le plus faciliter les rapports de
l'Orient avec l'Occident, en détruisant à jamais les repaires
des corsaires africains et en perçant l'isthme de Suez.
Cependant, voisins de provinces françaises dans lesquelles
les principes stricts de l'administration européenne étaient
appliqués, où le commerce commença bientôt à prospérer, où
la justice était la même pour tous, les beys essayèrent,
136 LA FRANCE COLONIALE
après 1830, d'introduire dans leur pays quelques réformes, de
le civiliser et d'en utiliser les richesses. L'un d'eux, le bey
Ahmed (1837-1855), voulut se rendre compte par lui-même
des supériorités diverses que les peuples européens avaient
sur les pays islamiques, et visita, en 1846, la France où il fut
reçu en souverain. Ce même bey, las des désordres des tribus
nomades, voulut doter la Régence d'une armée régulière et fit
venir une mission d'officiers français, à la tète desquels se
trouvaient le lieutenant-colonel Campenon, pour organiser ses
troupes à l'européenne. Un autre, le bey Mohammed (1855-
1859), fournit un contingent de 8 000 hommes pour la guerre
de Crimée, dota son pays d'une loi organique ou constitution,
qui rendait théoriquement applicables à la Tunisie les grandes
règles fondamentales des gouvernements civilisés (1857). Un
troisième, le bey Mohammed-el-Sadok (1859-1882), fit restaurer,'
au prix de 14 millions de francs, l'aqueduc qui amenait, du
temps des Romains, les eaux de Zaghouan à Carthage, dota
Tunis de ses fontaines, créa des routes, concéda à la France
des chemins de fer et des télégraphes, fonda le collège
Sadiki, dans lequel les musulmans reçoivent une instruction
secondaire analogue à celle qui se donne dans nos lycées.
Ces tentatives isolées ne pouvaient suffire à établir d'une
manière durable l'ordre dans la Régence. L'imprévoyance, la
mauvaise administration, l'abandon de mainte entreprise
dispendieuse à moitié terminée, par-dessus tout le désordre
général des finances, que vint aggraver une succession d'années
d'insurrections, de famine et de peste, amenèrent, en 1869,
un premier et éclatant aveu d'impuissance de la part du gou-
vernement beylikal ; l'Etat faisait banqueroute et l'Europe
était obligée d'intervenir. Il était évident dès ce moment
qu'aussi longtemps que la Régence serait abandonnée à elle-
même, elle marcherait à sa ruine. Il lui fallait trouver un
appui, un protecteur, un redresseur de torts. Quel serait-il ?
Depuis que nous étions installés en Algérie, des rapports
étroits s'étaient, comme on voit, établis entre les beys et nous,
et la Régence en avait profité. Les travaux d'utilité publique
qui avaient été accomplis en Tunisie, aqueducs, chemins de
fer, télégraphes, étaient dus à des Français; les quelques
réformes qui avaient été introduites dans l'administration et
l'armée de ce pays étaient dues à notre influence. Sans entre-
tenir d'idée de conquête, nos ministres avaient, à maintes
reprises, laissé entendre que nous ne permettrions jamais à
aucune puissance de s'établir en Tunisie et que, politiquement
LA TUNISIE 137

et géographiquement, nous nous . considérions comme les


protecteurs naturels, désignés à l'avance, des États beylikaux.
Des déclarations, fréquemment répétées, étaient surtout faites
pour tenir en respect la Porte ottomane qui se plaisait à ne
point reconnaître notre conquête de l'Algérie, nommait de
temps en temps un gouverneur général de cette province,
lequel exerçait tranquillement à Constantinople ses fonctions
in partibus. Elle rêvait enfin de rétablir le pouvoir, perdu depuis
des siècles, qu'elle avait eu autrefois sur les Régences. Dans
cette question, la politique de la France, souvent taxée de
versatile à l'étranger, n'a jamais changé; celle de Louis-
Philippe a été aussi celle de la deuxième République et du
second Empire; c'est encore la nôtre aujourd'hui. « Une
escadre turque, écrit M. Guizot dans ses Mémoires, sortait
presque chaque année de la mer de Marmara pour aller faire
sur la côte tunisienne une démonstration plus ou moins mena-
çante... Mais nous voulions le maintien du statu quo, et chaque
fois qu'une escadre turque approchait ou menaçait d'approcher
de Tunis, nos vaisseaux se portaient vers cette côte, avec ordre
de protéger le bey contre toute entreprise des Turcs. » La
Porte qui, en 1835, avait rétabli par la force sa domination à
Tripoli et réduit en simple vilayet cette ancienne Régence,
comprit qu'il fallait renoncer, vis-à-vis de la Tunisie, aux
moyens violents. Elle essaya des voies administratives, mais
sans plus de succès. Les firmans d'investiture qu'elle décerna
au bey, en 1845, en 1864 et en 1871, demeurèrent d'aussi
vain effet que ses nominations de gouverneurs pour le
«
vilayet d'Alger ». Interrogés à tour de rôle sur la question
des firmans, les gouvernements de Constantinople et de Tunis
répondirent l'un et l'autre « en déclarant qu'ils n'entendaient
apporter aucune modification au statu quo. Nous ne pouvions
demander ni désirer davantage ». 1

La question tunisienne au Congrès de Berlin. —


Quant aux sentiments de l'Europe sur nos rapports avec la
Tunisie, ils étaient assez bien résumés dans les déclarations
faites par le marquis de Salisbury à M. Waddington lors du
Congrès de Berlin. Dans la pensée du ministre britannique, « il
ne devait tenir qu'à nous seuls de régler, au gré de nos conve-
nances, la nature et l'étendue de nos rapports avec le bey, et le
gouvernement de la Reine acceptait d'avance toutes les consé-
quences que pouvait impliquer, pour la destination ultérieure
1. Livre jaune, Affaires de Tunisie, supplément, 1881, p. 5.
138 LA FRANCE COLONIALE
du territoire tunisien, le développement naturel de notre poli-
tique ».
1

Telle était la manière dont l'Angleterre envisageait la pos-


sibilité d'une intervention française dans la Régence, et l'on
peut dire qu'à ce moment cette opinion était celle de l'Europe
entière. Si l'exercice de cette action ne fut pas sans exciter dans
quelques pays, en Angleterre même, la manifestation de sen-
timents chagrins, c'est qu'il en est fatalement ainsi toutes les
fois qu'une puissance étend les limites de son influence. Des
manifestations pareilles, beaucoup plus vives même, s'étaient
produites lors de la conquête de l'Algérie et se sont renouvelées
tout récemment lors de l'occupation du Tonkin. Ces jalousies
sont de petites faiblesses dont les nations les plus envahis-
santes ne sont pas exemptes. Elles sont passagères et il ne faut
pas en savoir à ceux qui en sont atteints un mauvais gré dura-
ble. Dans la réalité, nous nous trouvions libres de tout engage-
ment vis-à-vis des puissances européennes et entièrement maî-
tres de notre action.
Dernières années de l'ancien régime tunisien.
— Avant d'exposer quelle a été cette action, il convient de
rappeler, comme ayant marqué les dernières années de l'ancien
régime tunisien, les conventions conclues avec la France, en
1861, pour assurer à notre pays le droit exclusif à l'exploita-
tion des lignes télégraphiques de la Régence; avec l'Italie, en
1868, pour régler les rapports commerciaux des deux nations,
traité qui expire en 1896, mais est renouvelable au commence-
ment de chaque période septennale moyennant mutuel accord;
avec l'Angleterre, en 1875, pour le même objet, convention
renouvelable dès aujourd'hui moyennant que les deux parties
s'entendent sur les modifications à introduire ; enfin la banque-
route de la Régence et l'unification de la dette en 1869-1870.
On sait comment, poussé par son premier ministre, le célèbre
Moustapha-Khaznadar, le bey Sadok fit, ou plutôt laissa faire,
de 1863 à 1869, de gros emprunts. La Tunisie n'avait cependant
pas besoin de beaucoup d'argent, mais le Khaznadar en man-
quait toujours. Aussi était-il constamment disposé à en deman-
der au public européen qui lui en donnait volontiers. Il gardait
pour lui ce qu'il pouvait, le reste était dissipé n'importe com-
ment. Souvent les prêteurs s'entendaient avec le ministre pour
lui faire, comme à un fils de famille aux abois, des livraisons
1. M. Waddington au marquis d'Harcourt, 26 juillet 1878. Livre jaune,
Affaires de Tunisie, supplément.
LA TUNISIE 139
moitié argent, moitié nature, et l'on expédiait à Tunis quelque
vieux bateau hors d'usage afin de renforcer la flotte du bey ou,
sous le nom de canons rayés, de vieilles pièces garnies par le
dehors d'un bourrelet de plomb qui leur donnait l'apparence
de nouveaux modèles. Ayant ainsi renouvelé l'armement de ses
troupes de terre et de mer, le bey payait deux millions et demi
de francs pour le bateau et un million pour les canons.
En 1869, le bey, qui ne distribuait plus rien des gros inté-
rêts promis et se montant parfois à 12 pour 100 et au delà, fut
obligé de déposer son bilan. Il implora l'intervention de la
France d'abord, puis celle de l'Angleterre et de l'Italie. D'un
commun accord, ces trois puissances procédèrent au règlement
de la banqueroute. Le bey fut placé, au point de vue financier,
dans un état équivalent à l'interdiction. Une commission inter-
nationale où figuraient deux représentants de chacune des
trois puissances, fut chargée d'administrer les ressources du
pays et de veiller au payement du coupon de la dette unifiée.
Les créanciers durent consentir à une réduction considérable
dans le montant de leurs créances et dans le taux des intérêts.
Ainsi réduite, la dette, qui était de 175 millions, ne fut plus que
de 125. La commission administra le pays comme elle put;
mais, disposant d'agents et de moyens insuffisants, impuis-
sante à régénérer le personnel de fonctionnaires rapaces qui
pressurait le pays, elle se trouva bientôt, elle aussi, au-dessous
de ses affaires. Les coupons furent irrégulièrement payés; leur
moyenne, jusqu'à notre occupation, fut de 4,75 au lieu de
5 pour 100; les impôts mal assis, plus mal perçus, écrasaient le
pays et, entravant son commerce, devaient, dans un avenir peu
éloigné, l'épuiser complètement. Une dette flottante se formait
à côté de l'ancienne et grossissait d'année en année. Bref, lente-
ment, légalement, paisiblement, sous la surveillance et la
garantie morale des puissances, on s'acheminait à une deuxième
banqueroute.
C'est à ce moment que, nos difficultés avec le bey et les
désordres de la frontière algérienne s'étant accrus, nous fûmes
amenés à intervenir activement dans la Régence.
140 LA FRANCE COLONIALE

CHAPITRE II

INTERVENTION FRANÇAISE ET OCCUPATION DE LA RÉGENCE

Causes de l'intervention. — Les deux causes qui


amenèrent notre intervention en Tunisie ont été données très
exactement et en toute franchise dans le Livre jaune publié
à ce moment. Dans sa circulaire aux agents du gouverne-
ment à l'étranger, M. Barthélemy Saint-Hilaire leur disait,
le 9 mai 1881 :
« Aux confins de la Tunisie et de l'Algérie, il y a toute une
zone de tribus insoumises et belliqueuses qui sont perpétuelle-
ment en guerre et en razzias les unes contre les autres et qui
entretiennent dans ces contrées, naturellement très difficiles, un
foyer d'incursions, de brigandage et de meurtres. Le plus ordi-
nairement, ce sont les tribus de notre domination qui en sont
les victimes, parce que, grâce au régime plus doux dont nous
leur avons apporté le bienfait, elles sont devenues plus séden-
taires et plus paisibles en se civilisant peu à peu; mais les tribus
tunisiennes sont plus barbares et plus aguerries, et, entre celles-
là, on distingue surtout les Ouchtetas, les Freichichs et les
Khroumirs Le premier objet de notre expédition, c'est la
pacification définitive de notre frontière de l'est.
« Mais ce ne serait rien d'y avoir rétabli l'ordre et le calme,
si l'Etat qui nous est limitrophe restait sans cesse hostile et
menaçant. Nous ne pouvons pas craindre une attaque sérieuse
de la part du bey de Tunis tant qu'il en est réduit à ses pro-
pres forces ; mais la plus simple prudence nous fait une loi de
veiller aux obsessions dont il peut être entouré et qui, selon les
circonstances, nous créeraient en Algérie de très graves em-
barras dont le contre-coup porterait jusqu'en France.
«
Jusqu'à ces derniers temps, nous sommes demeurés en
excellente intelligence avec le gouvernement de S. A. le Bey, et,
si parfois nos rapports avaient été troublés pour le règlement
de quelques indemnités dues à nos tribus lésées, l'accord s'était
promptement rétabli ; il s'était même consolidé à la suite de
ces dissentiments légers. Mais dernièrement, et par des causes
LA TUNISIE 141
qu'il serait trop délicat de pénétrer, les dispositions du g'ouver-
nement tunisien envers nous ont totalement changé; une guerre
sourde d'abord, puis de plus en plus manifeste et audacieuse,
a été poursuivie contre toutes les entreprises françaises en
Tunisie, avec une persévérance de mauvais vouloir qui a
amené la situation au point où elle est arrivée aujourd'hui. »
Afin de mieux éclairer encore l'Europe sur nos intentions et
pour qu'aucundoute ne subsistât sur les limites que nous enten-
dions assigner à notre action, le ministre des Affaires étrangères
ajoutait : « Nous avons montré depuis plus de quarante ans que
si nous étions obligés, pour la sécurité de la France algérienne,
de revendiquer dans la Régence une situation prépondérante,
nous savions respecter scrupuleusement les intérêts des autres
nations, qui peuvent, en toute confiance, vivre et se développer
à côté et à l'abri des nôtres. Les puissances savent bien que
nos sentiments à leur égard ne changeront pas. »
Des critiques véritablement peu attentifs ont reproché au
gouvernement français de n'avoir pas su, en entrant en cam-
pagne, « ce qu'il voulait faire ». Il ne semble pas, au contraire,
que les causes, le but et les limites d'une entreprise de ce
genre aient jamais été plus nettement indiqués que dans le cas
présent. Le programme ainsi établi a été suivi de point en
point : la frontière a été pacifiée ; l'autorité beylikale, respectée
dans son indépendance, mais soumise à un contrôle exact, n'a
plus la faculté de suivre contre nous une politique hostile.
Enfin les traités de la Tunisie avec les puissances ont été
respectés; le commerce et les intérêts de celles-ci se sont
développés pacifiquement et sans entraves à côté des nôtres ;
elles n'ont fait que profiter d'un contact plus immédiat avec
nous.
Rôle de M. Roustan, consul général de France. —
Si ce programme a pu être réalisé avec une grande rapidité, nous
le devons à notre armée dont nous allons raconter les mouve-
ments, et tout autant à l'habileté et au sang-froid du représen-
tant de la France, M. Roustan. Venu en Tunisie à une époque
où l'influence française avait subi de fortes atteintes (1874),
M. Roustan avait cherché à rétablir notre prestige compromis.
Il y était parvenu d'abord, mais non sans peine. Sans que
l'Angleterre et l'Italie eussent eu de visées sérieuses sur la
Régence, leurs consuls faisaient tout comme, et, s'étant insinués
dans les bonnes grâces de la cour beylikale, ils se partageaient
le droit de conseiller et d'encourager. Pour justifier cette
142 LA FRANCE COLONIALE
attitude, l'un parlait à son gouvernement des guerres puniques,
l'autre de la route des Indes. Il fallait Carthage à la jeune
Italie, héritière de Rome ; Bizerte était nécessaire à l'Angleterre
pour compléter le jalonnage du grand chemin maritime
d'Orient; il fallait l'ajouter à une série qui comptait déjà
Gibraltar, Malte, Périra et Aden, en attendant Chypre qui ne
devait pas tarder à être occupée. M. Wood était un de ces
agents de l'ancienne carrière consulaire anglaise qui, sans
s'occuper beaucoup des questions de possibilité et de consé-
quences, ne voyaient partout autour d'eux que de nouvelles
Indes à conquérir. Un simple rôle de confident était réservé par
les deux puissants consuls à l'agent de la France. Celui-ci
parvint à changer ce rôle. Avec un tact infini et une habileté
consommée, sans se brouiller avec aucun de ses collègues ni
provoquer de querelles internationales, M. Roustan, et ce sera
sa gloire, sut rendre tout d'abord à notre pays sa place dans
les affaires de la Régence et reconquérir comme au temps des
traités de Louis XIV, « la prééminence sur tous les autres
consuls ». Lorsque, au bout de six ans, le bey, tout à coup,
changea d'attitude, ce fut en vain qu'il voulut se détacher de
nous. Toutes les précautions étaient prises ; dans presque
toutes les provinces de la Régence le nom français était connu;
une partie de la population nous appelait, attendant de nous
des réformes et une meilleure administration. L'entrée en
campagne, que les incursions de la frontière et l'attitude hostile
du bey avaient rendue indispensable, ne pouvait manquer d'être
suivie de faciles et rapides succès, l'opposition que rencontre-
raient nos armes ne pouvant être que partielle.
Les hostilités contre les Khroumirs. — Une première
violation de frontière par les Khroumirs, tribu belliqueuse, qui,
chaque année, repoussait à coups de fusil les collecteurs
d'impôt tunisiens et dont le nom signifie « le ferment, la gent
en ferment », avait eu lieu le 17 février 1881 ; une deuxième,
1

plus grave, se produisit les 30 et 31 mars ; un combat véritable


en fut la suite ; un soldat du 59e de ligne y fut tué, un caporal
grièvement blessé. Le jour suivant, l'entrée en campagne fut
décidée par le gouvernement de la République. La France
sortait du recueillement où elle était demeurée depuis dix ans
et, pour la première fois depuis la douloureuse année 1871, ses
troupes recevaient un ordre de marche.

1. Duveyrier, La Tunisie, ch. VII.


LA TUNISIE 143
Entrée des Français dans la Régence. —
Sous le
commandement en chef du général Forgemol de Bostquenard,
trois divisions, dirigées par les généraux Logerot, Japy et Dele-
becque, furent concentrées dans la région de Bône : au total
23,000 hommes. Des pluies torrentielles et des brouillards
intenses, enveloppantun pays montagneux et à peu près inconnu,
retardèrent le départ des troupes, qui n'eut lieu que le 22 avril.
Devant une force aussi imposante, les tribus tunisiennes se repliè-
rent en toute hâte et furent d'abord insaisissables; la poursuite à
travers des montagnes inexplorées et sans routes, dans les-
quelles chevaux, mulets et canons n'avançaient qu'à grand'-
peine, était fort pénible. Cependant, le 26, l'ennemi fut rejoint
au col de Fedj-Kahla : après une vive résistance, il dut l'aban-
donner en grand désordre, ainsi que les deux autres postes de
Hadjar-Menkoura et Kef-Cheraga. Le même jour la brigade
Logerot arrivait au Kef, et la ville, après quelques velléités de
résistance heureusement calmées grâce à la prudence de notre
agent consulaire, M. Roy, ouvrit ses portes et l'unique citadelle
de la Tunisie occidentale se trouva entre nos mains. Le général
Logerot y laissa garnison et, après un combat très brillant, dans
lequel bon nombre d'ennemis périrent et où nous eûmes six
tués et quatorze blessés, il opéra sa jonction avec la colonne
Delebecque. Refoulées dans toutes les directions, les tribus du
pays Khroumir se trouvaient réduites à l'impuissance.
Pendant ce temps, du côté de la capitale, M. Roustan rem-
plissait avec bonheur la difficile mission qui lui était échue :
empêcher le bey de se déclarer en guerre avec nous et de s'en-
fuir dans l'intérieur, obtenir au contraire la coopération des
réguliers tunisiens avec nos troupes, enfin prévenir tout mou-
vement insurrectionnel dans Tunis même.
Débarquement à Bizerte. — Tandis que sa ferme
attitude rassurait les colonies européennes et tenait en respect
la partie hostile de la population indigène, un débarquement
dont les préparatifs avaient été gardés entièrement secrets avait
lieu à Bizerte. Partis de Toulon, les généraux Bréart et
Maurand, le 2 mai, avaient occupé la ville sans difficulté. Une
colonne française pouvait être de là rapidement conduite
jusqu'à Tunis. Ce fut à ce moment précis que le désir d'inter-
venir se manifesta avec le plus de vivacité à l'étranger.
Essais d'intervention étrangère. — La Porte, qui
depuis le début n'avait cessé de mettre en avant les droits
légendaires qui avaient découlé un moment pour elle de la
141 LA FRANCE COLONIALE
conquête de Tunis par Khaïr-Eddin Barberousse au XVIe siècle,
se voyant perpétuellement éconduite, prit tout à coup la réso-
lution d'agir par la force, et, puisqu'on parlait d'ordre à rétablir
dans un pays musulman, d'accomplir elle-même cette tâche
ardue. Une escadre fut armée à la hâte. Elle était à la hauteur
de La Canée quand ce projet fut connu en France. Le jour
même, 5 mai, M. Barthélemy Saint-Hilaire télégraphiait à notre
ambassadeur à Constantinople, M. Tissot, d'avertir les ministres
ottomans que, si une ingérence pareille se produisait, nous
nous considérerions sur-le-champ comme en état de guerre
avec la Porte. En même temps notre flotte recevait l'ordre
d'arrêter au passage l'escadre turque et de s'opposer par la
force à tout débarquement sur un point quelconque de la
Régence. C'étaient, presque mot pour mot, les instructions qui
avaient été envoyées trente-cinq ans plus tôt, en juin 1846, par
M. Guizot au prince de Joinville, lequel devait aussi repousser
de vive force les Turcs « si quelque tentative hostile avait lieu
de leur part, sur une partie quelconque du territoire de la
Régence ». Comprenant qu'il n'y avait pas là de notre part une
vaine assurance, les ministres ottomans abandonnèrent leur
projet et renoncèrent de même, sur un nouvel avis identique,
à leur intention de faire simplement paraître le pavillon
ottoman en rade de La Goulette. Ils durent se contenter d'en-
voyer à grands frais toute une armée à Tripoli, de faire relever
bruyamment les bastions des abords de la ville, de recevoir à
bras ouverts les dissidents tunisiens qui passaient la frontière.
L'armée mal payée, les dissidents privés de leurs ressources,
mirent le pays au pillage et le ruinèrent à qui mieux mieux;
la Tripolitaine s'en ressent encore aujourd'hui. C'est là l'unique
satisfaction que reçurent, à propos des affaires tunisiennes, les
goûts panislamiques de Sa Majesté Abdul-Hamid.
Une autre proposition d'intervenir, mais celle-là d'une
forme toute pacifique, se produisit à la même époque. Le
7 mai, l'Angleterre fit offrir par lord Lyons ses bons offices à
la France, et, si cela pouvait nous agréer, sa médiation. Le
gouvernement déclina, en termes très amicaux, cette offre
courtoise ; mais il comprit qu'il devait se hâter de terminer
lui-même l'affaire tunisienne en traitant directement avec
le bey.

Traité du Rardo. — Le général Bréart reçut, le


8 mai 1881, l'ordre de quitter Bizerte; il campa le 9 avec ses
troupes au Fondouk, à vingt-cinq kilomètres de Tunis; le 10,
LA TUNISIE 145
il reçut ses pleins pouvoirs pour traiter et, le 12, arrêtant ses
têtes de colonne à La Manouba, à deux kilomètres du Bardo,
fut présenté par M. Roustan à Son Altesse, alors installée au
palais de Kasr-Saïd, à côté du Bardo. Le traité ayant été lu en
arabe à Mohamed-el-Sadok, ce prince demanda à réfléchir et
tint conseil pendant quatre heures. A huit heures du soir, il
fit appeler de nouveau les plénipotentiaires français et signa le
traité en leur présence.
Par cet acte, le gouvernement de la République garantis-
sait l'intégrité du territoire tunisien contre toute attaque du
dehors et assumait la responsabilité de la préservation de
l'ordre au dedans. Il maintenait, conformément à ses engage-
ments antérieurs avec les puissances, les traités qui unissaient
celles-ci à la Tunisie. Les agents diplomatiques et consulaires
de la France étaient chargés de la protection à l'étranger des
intérêts et des nationaux de la Régence. Enfin les parties con-
tractantes se réservaient de procéder, lorsque le moment serait
favorable, à une réorganisation totale de ce système financier
tunisien qui avait donné lieu à tant de plaintes et qui mena-
çait d'amener la ruine totale du pays.
Première pacification de la Régence. — Ce traité
fut communiqué aux diverses puissances européennes. Les
Anglais demandèrent ce que l'on comptait faire de Bizerte : pas
un port de guerre pour le moment, leur fut-il répondu, peut-
être un port de commerce. Il n'y eut pas d'autres observations.
Les mouvements de nos troupes continuèrent dans la partie
septentrionale de la Tunisie ; ils furent appuyés par des colonnes
de l'armée régulière du bey, commandée par Sidi-Ali, depuis
bey de Tunis, lequel avait fait comme son frère sa soumission
la plus complète au nouvel ordre de choses. Au 31 mai, l'in-
surrection était entièrement calmée; les Meknas, les Mogods et
les autres tribus de la frontière et du pays Khroumir reçurent
l'aman, c'est-à-dire l'amnistie, et l'on put considérer la partie
militaire du programme comme terminée.
Rappel d'une partie des troupes. — Une partie
des troupes, (dix mille hommes) fut rappelée en France. C'était
une satisfaction partielle donnée à l'opposition ; celle-ci avait
fait grand bruit du nombre relativement considérable de morts
causées par les fièvres dans l'armée d'occupation et avait créé
en France une vive anxiété de voir ces opérations prompte-
ment terminées. Comme on le sait et comme l'expérience l'a
montré depuis, la Tunisie, à part quelques points qu'il est
10
446 LA FRANCE COLONIALE
facile d'éviter et qui sont bien connus, n'est pas un pays fié-
vreux; mais les fatigues de la marche dans des régions sans
chemins, à la poursuite d'un ennemi la plupart du temps insai-
sissable, par des pluies et des brouillards d'une intensité
exceptionnelle, avaient occasionné dans l'armée beaucoup de
cas de fièvre typhoïde, et ce mauvais état sanitaire, exagéré
par le bruit public, faisait désirer par une partie de la popula-
tion le rappel des troupes.
Nouvelle agitation. — Quoi qu'il en soit, le rappel eut
lieu et on en vit immédiatement les fâcheux effets. Le bruit se
répandit parmi les indigènes qu'un ultimatum du sultan avait
causé cet exode inattendu et qu'une armée ottomane considé-
rable venait au secours des, Tunisiens. On sait avec quelle
rapidité des bruits pareils et même beaucoup d'autres plus
invraisemblables encore se répandent parmi les Arabes et avec
quelle crédulité ils sont accueillis. L'agitation recommença
dans la Régence, non plus dans le nord que nous continuions
d'occuper suffisamment, mais à l'est, au sud et dans les envi-
rons mêmes de Tunis où nous n'avions pas pénétré : des assas-
sinats et des faits de pillage avaient lieu aux portes de la capi-
tale. Vers le milieu de juin, des nouvelles inquiétantes arrivèrent
de. la région du Sahel; à la tête de tribus insoumises, Ali-
ben-Khalifa désolait le pays et y entretenait l'agitation; elle
était grande surtout dans la riche cité de Sfax, dont les habi-
tants, le regard sur la mer, attendaient de jour en jour la venue
de la flotte du Grand-Seigneur. Il fallut renvoyer des troupes
dans la Régence. Les envois se firent par deux et trois batail-
lons à la fois; ils s'élevèrent de juillet à octobre à trente mille
hommes.
Insurrection de Sfax et ses suites. — Le 28 juin,
la ville de Sfax entre en révolte ouverte ; le quartier européen
est envahi et pillé; le vice-consul de France, blessé dans
l'émeute, se retire avec ses nationaux et le reste des étrangers
à bord du Chacal, de l'Alma et des autres bâtiments européens
arrêtés en rade; la rébellion triomphe et s'étend jusqu'à
Gabès, à l'Arad, au Djérid. Il était nécessaire de prendre
d'énergiques mesures. L'escadre de la Méditerranée se réunit
dans les premiers jours de juillet devant Sfax, qui fut bombar-
dée par l'amiral Garnault et par le commandant (depuis ami-
ral) de Marquessac. Les Arabes de la côte, qui n'avaient
aucune idée de la puissance de notre artillerie, s'imaginaient
que, de la distance où les navires français avaient dû s'arrêter,
LA TUNISIE 147

nos obus n'atteindraient pas la ville. Ils furent bientôt convain-


cus du contraire ; en fort peu de temps, les murs et la citadelle
furent battus en brèche; quelques projectiles allèrent même
atteindre, par delà l'enceinte de la ville, des campements de
révoltés établis dans la campagne.
Le 16 juillet au matin, l'ordre de débarquement fut donné.
Par un soleil splendide, les embarcations prirent la mer,
emportant, sous le feu des Arabes, environ trois mille hommes,
tant marins que soldats de l'armée de terre. Les batteries
indigènes installées sur la plage avaient été détruites la
veille; rétablies pendant la nuit, elles avaient été renversées
de nouveau avant le débarquement ; néanmoins, dans les
fossés creusés derrière elles, leurs servants, acharnés à défen-
dre la position, attendirent nos soldats de pied ferme, lut-
tèrent jusqu'au dernier souffle et moururent, sans fuir ni se
rendre, près des pièces qu'ils n'avaient pu protéger. La ville
se défendit de même; il fallut, dans certaines rues, prendre
les maisons une à une; ce qui fut un exemple unique dans
l'histoire de notre occupation de la Tunisie. Enfin marins et
soldats arrivèrent à la Kasba, s'y établirent, et les révoltés
s'enfuirent hors des murs dans la direction du sud, emportant
ce qu'ils pouvaient du butin fait par eux dans le quartier euro-
péen avant la prise de la place. Nous eûmes à l'assaut de la
ville huit morts et quarante blessés ; nous n'en avions eu aucun
pendant le bombardement. Une contribution de 5 millions de
francs fut imposée à la ville qui avait donné l'exemple de la
rébellion. Sousse, Djerba, Gabès furent occupées successive-
ment.
Pendant ce temps, les élections générales avaient eu lieu en
France le 21 août, et, en donnant une forte majorité au minis-
tère, elles avaient montré qu'en somme, malgré les protesta-
tions de la partie hostile de la presse, le pays approuvait l'acte
courageux qui devait nous valoir un si notable accroissement
de puissance africaine. On résolut de poursuivre énergique-
ment l'entreprise et, comme on avait fait pour le pays des
Khroumirs, de balayer toute la Régence, au moyen de colonnes
venues de points différents qui auraient un lieu de jonction
commun.

Occupation de Kérouan. Le général Forgemol



partit de Tebessa, le général Etienne, de Sousse, une troisième
colonne était commandée par le général Logerot. Le rendez-
vous était à la ville sainte de Kérouan, dans laquelle les chré-
148 LA FRANCE COLONIALE
tiens n'avaient jamais pénétré, et qui passait pour le foyer
principal du fanatisme musulman. L'exemple de Sfax donnait
lieu de croire qu'on rencontrerait une vive résistance; mais il
n'en fut rien. Sauf dans le nord-ouest où elles ont gardé leurs
qualités belliqueuses, les tribus tunisiennes n'ont aucunement
les goûts guerriers des habitants du Maroc ou de la province
d'Oran. Sur tout le parcours de nos colonnes, elles s'enfuirent
ou effectuèrent leur soumission. Ce furent pour nous de simples
promenades militaires qui s'exécutèrent avec beaucoup d'ordre,
et qui eurent, outre l'avantage de nous faire connaître le pays,
celui de donner aux Arabes du centre quelque idée de nos
forces et d'étouffer pour longtemps toute velléité de révolte. Le
général Etienne arriva le 26 septembre devant Kérouan, le
général Logerot le 28, le général Forgemol, le 29. La ville ne
se défendit pas et nos troupes entrèrent sans combat dans les
murailles qui renferment le tombeau du barbier du Prophète.
La colonne amenée d'Algérie par le général Forgemol comptait
dix à onze mille musulmans de notre armée, qui ne man-
quèrent pas d'aller faire leurs dévotions devant les saintes
reliques. Ce zèle religieux de la part de soldats français ne
contribua pas peu à faire comprendre à la population que nous
ne venions pas persécuter, que nous arrivions en protecteurs
et non en ennemis, et qu'on pouvait vivre sous notre domina-
tion sans renier pour cela la foi de ses pères.
L'attaque d'une gare sur la ligne de Tunis à la frontière, la
gare de l'Oued-Zargua, par les Arabes, suivie du massacre du
chef de la station et de plusieurs employés (30 septembre),
attaque promptement et sévèrement punie, est le dernier fait
grave qui ait marqué la campagne tunisienne.
Pacification définitive du pays. — A l'automne, le
pays était entièrement pacifié. Dans le sud, il est vrai, Ali-ben-
Khalifa, réfugié avec ses partisans en Tripolitaine, faisait de
temps en temps quelques incursions sur le territoire tunisien;
mais il était surveillé par le général Logerot, dont les troupes
exécutaient de fréquentes marches sur la frontière. Le vieux
révolté fut bientôt réduit à peu près à l'impuissance ; les tribus
soumises et les tribus dissidentes se razzièrent à tour de rôle
pendant quelque temps ; il y eut pillage, mais il n'y eut plus
guerre. Bientôt, du reste, allait commencer, grâce à l'aman que
le bey, sur les conseils du résident de France, accorda à tous
les rebelles, le mouvement de rentrée qui fit le vide autour du
vieil Ali. Il n'avait plus qu'une poignée de partisans lorsqu'il
LA TUNISIE 149

mourut sous sa tente, en novembre 1884. Les efforts de notre


consul général à Tripoli, M. Féraud, et ceux du gouverneur
tunisien de l'Arad, le général Allégro, hâtèrent cette fin pacifique
de la campagne.
L'histoire de la Tunisie, depuis l'année de l'occupation, n'est
guère que celle des réformes que la France y a introduites;
elles seront examinées dans un chapitre à part.
Il suffira de signaler ici la chute de Moustapha-ben-Ismaïl,
l'ancien favori du bey, remplacé, dans l'été de 1881, par
Mohammed-Khaznadar ; la désignation de M. Paul Cambon,
préfet du Nord, pour succéder à M. Roustan, dont la tâche
diplomatique à Tunis était terminée (18 février 1882); l'avène-
ment d'Ali-Bey, frère du bey Sadok, le 28 octobre 1882 ; la 1

nomination de Si-Azis-bou-Atour, premier ministre; enfin la


convention franco-tunisienne du 8 juin 1883, par laquelle le bey
s'engage « à procéder aux réformes administratives, judiciaires
et financières que le gouvernement français jugera utiles » et,
en un mot, reconnaît ouvertement le protectorat de la France.
Attaques de la presse contre M. Roustan. — Ce
rapide historique de l'établissement de notre protectorat en
Tunisie serait incomplet, si nous ne rappelions en terminant
que, comme Dupleix et comme Lally, comme la plupart de
ceux qui se sont voués à l'accroissement de notre empire colo-
nial, M. Roustan, redouté et admiré par tous les étrangers qui
avaient eu à lutter avec lui, fut, en France, abreuvé d'injures
et de calomnies. Appartenant à une famille dont tous les mem-
bres se sont distingués au service de l'Etat, dans l'armée, dans
la marine, dans l'enseignement supérieur, remarqué dès ses
débuts pour le courage dont il avait fait preuve en Egypte pen-
dant la terrible épidémie de 1865 et pour son habileté politique
éprouvée dans nombre de postes difficiles, M. Roustan s'est vu
appliquer les appellations les plus ignominieuses. Il a été
représenté comme un « faiseur d'affaires », un « traître à la
patrie » qui n'avait rien voulu que « voler des millions sur des
cadavres ». Le procès qui s'en est suivi est encore présent à
toutes les mémoires, de même, Dieu merci, que le mouvement
général d'opinion qui, à la fin, a revisé le jugement rendu dans
cette affaire. Il suffira sans doute de rappeler comment les
polémiques furieuses de divers journaux qui, à travers
M. Roustan, cherchaient à atteindre M. Gambetta, ont été

1. Ali-Bey est né en 1817. Suivant la coutume musulmane, l'héritier


présomptif est un autre vieillard, son frère, Mohammed-Taïeb.
450 LA FRANCE COLONIALE
jugées par un écrivain peu suspect de partialité, M. de Mazade,
de l'Académie française : « Voilà, a-t-il écrit sur le moment
même, un homme qui aura servi son pays dans des postes
lointains et souvent pénibles, qui aura eu plus d'une fois à
déployer toute son énergie, à engager sa responsabilité pour la
défense des intérêts nationaux. Naturellement, il. est obligé
d'user, au besoin, des moyens qu'il a sous la main; de l'aveu
de tous, cependant, il est resté honnête, uniquement occupé de
son devoir d'agent de la France, et un jour vient où, sur la foi
d'on ne sait quelles dénonciations obscures ou intéressées, il
est exposé à être offert en spectacle devant un. prétoire, à voir
son nom traîné dans toutes les polémiques, ses plus simples
actions dénaturées par l'esprit de parti. Est-ce par cette manière
de payer le dévouement qu'on se figure recruter, pour les plus
difficiles services du pays, des fonctionnaires intelligents,
actifs et utiles? S'il devait en être ainsi, la première pensée
des agents employés au loin serait bientôt de ne jamais se
compromettre, de ne point engager leur responsabilité poul-
ies intérêts nationaux, d'éviter enfin les affaires le plus pos-
sible, au risque de laisser décliner l'influence française au
milieu de. toutes les compétitions ardentes. On aurait bien
gagné et la République serait bien servie si, dans tous les
postes compromettants, où il y a des intérêts français à
défendre, nos représentants en étaient chaque matin à craindre
d'être dénoncés dans un journal de Paris et d'avoir à intenter,
avec le même succès que M. Roustan, des procès en diffamation
devant le jury de la Seine ! » M. Roustan a été nommé depuis
1

ministre de France à Washington. Il est actuellement ambas-


sadeur à Madrid.
Gouvernements de M. Cambon et de M. Massicault.
— Depuis dix ans, la Tunisie n'a plus donné aucun souci à la
France. A un moment seulement, en 1890, quand M. Crispi, le
chef du cabinet italien, semblait prendre à tâche de rechercher
et d'entretenir des casus belli, des difficultés assez graves se
sont élevées entre les cabinets de Paris et de Rome à propos
du droit d'inspection sur les écoles italiennes de la Régence.
A part ce conflit, assez promptement apaisé, l'histoire de la
Tunisie n'est plus que l'histoire des réformes qui y furent
accomplies, au nom du bey, mais sous l'action de la France.
Ces réformes se sont poursuivies sous deux résidents généraux.
M. Cambon (de 1882 à la fin de 1886) et M. Massicault (depuis

1. Revue des Deux-Mondes, 1er janvier 1882.


LA TUNISIE 151
1886). On peut dire que les principales réformes politiques,
administratives, judiciaires, militaires, datent de la première
de ces deux administrations; la seconde a été surtout signalée
par les réformes et les progrès d'ordre économique : c'est alors
que la Tunisie a pris une part brillante à l'Exposition univer-
selle de 1889.
PARTIE GÉOGRAPHIQUE

CHAPITRE PREMIER

GÉOGRAPHIE GÉNÉRALE DE LA TUNISIE

Situation, limites et superficie. — La Tunisie est


comprise entre les 33e et 37e degrés de latitude nord, et les 5e
et 9e degrés de longitude est.
Elle est bornée au nord et à l'est par la mer, au sud par le
vilayet de Tripoli et par l'Algérie, à l'ouest par l'Algérie.
Elle a une superficie totale de 130 à 150 mille kilomètres
carrés, soit le quart de la France, le tiers de l'Italie, le double
de la Grèce.
Littoral : caps, golfes, îles. — La vaste étendue des
côtes tunisiennes présente deux aspects différents; la partie
septentrionale, depuis la frontière jusqu'au cap Bon, n'est que
la prolongation de la grande ligne de falaises grises ou rou-
geâtres qui commence au détroit de Gibraltar et règne sur les
rives des trois provinces algériennes. A partir du cap, et sur
tout le versant oriental, la côte s'abaisse et ne présente plus
guère que de basses plages sablonneuses qui s'enfoncent dans
la mer par des pentes insensibles et obligent, sur presque tous
les points, les navires à mouiller au large.
Les principaux caps sont, sur la partie septentrionale, les
caps Negro et Serrat dans la riche région minière des Nefza et
des Mogods; le cap Blanc ou Ras-el-Abiad à quelques kilomètres
au nord de Bizerte ; le Bas Sidi-el-Mekki, près de Porto-Farina;
enfin le Ras-Addar ou cap Bon à l'extrémité de la presqu'île de
ce nom. La côte orientale, qui offre des arêtes beaucoup moins
vives, est marquée par le Ras-Maamoura près de Nebel, par le
cap Dimas entre Monastir et Mehdiah, et par le Ras-Caboudia
entre Mehdia et Sfax.
454 LA FRANCE COLONIALE
Trois golfes principaux échancrent les rivages de la Régence,
savoir : le golfe de Tunis au nord, et ceux de Hammamet et de
Gabès ou petite Syrte à l'est.
Les îles principales sont l'île de Tabarka, importante par
sa situation en face de la riche et montagneuse contrée des
Khroumirs; l'archipel volcanique de La Galite, sur lequel doit
s'élever, dans quelque temps, un des phares les plus puissants
que présentera l'Afrique du Nord, de Gibraltar à Port-Saïd;
l'île Plane, en face du cap Sidi-el-Mekki, sur laquelle un phare
est actuellement en construction; puis, sur le versant oriental,
les îles Kouriat, à 18 kilomètres de Monastir; les Kerkenna,
en face de Sfax, grandes îles bien cultivées dont les deux prin-
cipales étaient réunies au temps des Romains par un pont d'un
kilomètre, aujourd'hui ruiné, et sur les rives desquelles, main-
tenant comme autrefois, sont établies des pêcheries importantes
de poulpes, d'éponges et de thons; enfin, tout au sud de la
Régence, la grande île de Djerba, la « terre des Lotophages »
de l'Odyssée, peuplée de quarante mille âmes et qui n'est « tout
entière qu'une vaste forêt de dattiers, abritant elle-même des
vergers d'une merveilleuse richesse. Les oliviers y atteignent
des dimensions inconnues, même dans le Sahel. La vigne, le
pêcher, l'amandier, le figuier, le caroubier, l'oranger, le citron-
nier y prospèrent également 1 ».
Relief général du sol : les montagnes. — Le système
orographique de l'Algérie se continue en Tunisie, mais en s'alté-
rant d'une manière d'autant plus sensible qu'on s'approche
davantage de la mer. On y trouve, comme dans nos trois
provinces, un massif méditerranéen et un massif saharien de
montagnes; au sud du premier, la zone des landes; au sud du
second, la zone des oasis. La première chaîne remplit de ses
ramifications, parfois assez élevées, tout le territoire au nord
de la Medjerda et se termine au cap Sidi-el-Mekki; la deuxième
envoie un rameau, à travers la Régence, jusqu'au fond de la
presqu'île du cap Bon, et une série de branches moindres,
formant des entrelacements compliqués, remplissent toute la
région méridionale jusqu'au bord des chotts.
Régime des eaux : les cours d'eau. — Au fond de
la grande vallée qui sépare ces deux chaînes coule la Medjerda,
l'ancien Makaras ou Bagrada, le fleuve le plus considérable,
1. Ch. Tissot, Géographie comparée de la province romaine d'Afrique
t. I, ch. II.
LA TUNISIE 455
après le Nil, de l'Afrique méditerranéenne. Il se compose de
la réunion de deux ruisseaux, dont l'un prend sa source près
des ruines de Khemissa, l'autre, dans le voisinage de Tebessa en
Algérie. Elle roule du sud-ouest au nord-est et traverse toute
la Régence, arrosant de ses flots tranquilles un vaste bassin,
l'un des territoires les plus féconds de toute la Tunisie. Dans
ses eaux d'un vert glauque se reflètent des quantités de tamaris
et de lauriers-roses. Sur plusieurs points elle est endiguée et
sert à l'arrosage des champs voisins. Dans la saison des pluies,
elle est sujette à des crues subites qui lui font ronger ses rives
et recouvrir au loin la campagne; une partie du limon qu'elle,
entraîne alors va se déposer à son embouchure dans le vaste
estuaire de Porto-Farina, près du cap Sidi-el-Mekki, petit golfe
dont la pente et les bords ont maintes fois changé depuis
l'antiquité.
A part l'oued Méliane, qui sort des massifs montagneux du
centre de la Régence pour se jeter près de Radès, dans le golfe
de Tunis, le reste des rivières tunisiennes, ou bien ne va pas
jusqu'à la mer et se perd dans les vastes lacs ou marais de
l'intérieur, ou bien ne consiste en réalité qu'en torrents à sec
une partie de l'année. Ceux-ci sont fort nombreux et on les voit
l'hiver, sur tout le pourtour des côtes, envoyer à la mer leurs
eaux pour un moment bruissantes et tumultueuses.
Les lacs et chotts. — Les marais ou lacs salés dont une
partie des ruisseaux de l'intérieur sont tributaires se présentent
en assez grande quantité principalement dans le voisinage des
côtes. Sans parler des lacs nombreux qui communiquent direc-
tement avec la mer, tel que le lac de Bizerte qui, avec ses dix
mètres de profondeur et ses 160 kilomètres carrés de superficie,
pourrait devenir le plus beau port de la Méditerranée; le Gar-
el-Mellah ou lac de Porto-Farina, le lac El-Bahira ou lac de Tunis,
qui sépare cette ville de La Goulette, il faut citer les marais
appelés Sebkha Sidi-el-Hani, Seblcha Melah et Sebkha Mokenine,
dont on retire du sel en abondance et qui sont affermés à cet
effet par le gouvernement. Mais les plus intéressants de ces
marais sont les vastes dépressions aqueuses qu'offre le sud de
la Régence et qui sont désignées sous le nom de chotts. Les
chotts Fejej, Djerid et Rharsa en Tunisie, le chott Melghirh en
Algérie 1, forment, depuis le golfe de Gabès jusqu'au fond de la

1. Ces deux derniers sont au-dessous du niveau de la mer. Un vaste


projet émanant du commandant Roudaire, repris par le commandant
Landas, consisterait à. remplir d'eau de mer le bassin où se trouve ladite
456 LA FRANCE COLONIALE
province de Constantine, une sorte de barrière marécageuse
interrompue sur un très petit nombre de points et dont la
traversée est fort dangereuse. Quelques gués connus des Arabes
permettent de les franchir, mais on ne peut jamais le faire
sans prendre de grandes précautions. M. Ch. Tissot, ancien
ambassadeur, raconte ainsi l'expérience qu'il eut, étant élève-
consul, de cette traversée :
Nous quittâmes Dgach pour descendre vers le chott dont
«
la surface unie brille à l'horizon comme un lac de plomb fondu.
Pendant une demi-heure nous traversons une plaine vaseuse,
entrecoupée de bouquets de tamaris, de palmiers nains et de
hautes herbes. Peu à peu les broussailles deviennent plus rares;
bientôt toute végétation disparaît et les efflorescences salines
qui recouvrent le sol sablonneux nous apprennent que nous
avons dépassé la limite des hautes eaux de la Sebkha. Là
commence le danger. Un cavalier merzougui, familiarisé avec
les fondrières du lac, prend la tête de la colonne, en nous
recommandant de mettre nos pas dans ses pas...
«
Aux vases mélangées de sel que nous avons traversées,
succède bientôt une croûte saline de plus en plus épaisse, dure
et transparente comme du verre de bouteille et résonnant à
certains endroits sous les pieds de nos montures comme le sol
de la Solfatara de Naples. Un puits béant dont l'ouverture
montre une eau verte et profonde nous permet de nous rendre
compte de ce singulier terrain : la croûte sur laquelle nous
cheminons n'a qu'une épaisseur de quelques pouces et recouvre
un abîme que nous essayons en vain de sonder. Un sac à balles,
qui nous sert de sonde, disparaît avec toutes les cordes que
nous ajoutons bout à bout, sans que nous trouvions le fond.
«
Une crevasse que nous rencontrons un peu plus loin sur
notre droite ne contient que quatre ou cinq pieds d'eau : mais
au-dessous de cette nappe liquide dorment ces sables mouvants
si redoutés dans le pays et que la tradition assigne comme
tombeau à tant de caravanes... » 1

Le gué dont ce fragment de description peut donner quel-


que idée a 45 kilomètres de long.
Climat, température, saisons. — Le climat de la
Tunisie, bien que marqué par des chaleurs assez élevées
durant certains jours de l'été, appartient cependant à la zone
dépression, par le moyen d'un canal de 170 kilomètres de long, qui par-
tirait de Gabès. (Le canal de Suez a 460 kilomètres.)
1. Ch. Tissot, Géographie comparée de la province romaine d'Afrique.
LA TUNISIE 457
tempérée. La moyenne de la température, à Sousse, est de
+ 36° pendant la saison chaude, de 16° pendant la saison
+
des pluies, et de + 24° pour toute l'année. A Mehdia, le ther-
momètre ne dépasse presque jamais + 34°. Les vents du nord
et du nord-est, qui règnent pendant une partie de l'été, atté-
nuent grandement la chaleur du jour; la fraîcheur relative
des nuits, même à Tunis, est de plus, pour le corps, un repos
dont on ne jouit guère dans beaucoup de capitales européennes.
Un jeune Français, né à Tunis, et qui passait pour la première
fois la Méditerranée, nous disait, il y a un an, que l'été pari-
sien, assez rude, il est vrai, cette année-là, lui paraissait plus
dur à supporter que celui de Tunis, et qu'il lui tardait de
retourner dans son pays pour n'avoir plus à endurer des nuits
semblables aux jours par leur étouffante chaleur.
Les saisons se succèdent régulièrement, mais avec des
durées différentes de celles qui nous sont familières. Le prin-
temps commence avec le mois d'avril et finit avec mai, l'été
dure jusqu'en octobre; l'hiver, qui n'est rien que la saison
des pluies et des boues, et pendant lequel on ne voit jamais
tomber la neige, remplit seulement les deux mois de janvier
et de février. C'est la saison pendant laquelle la Tunisie
est le plus verte ; en avril et en mai, la verdure disparaît
littéralement sous les fleurs. Plus tard, le soleil fait son oeuvre,
et partout où il n'est pas possible d'arroser, la terre rougeâtre
reparaît parmi les tiges desséchées des, plantes.
Salubrité. — Le climat est généralement sain ; il est par-
ticulièrement salutaire pour les personnes faibles de la poitrine,
et on peut déjà prévoir le temps où, les installations devenant
plus confortables, les malades y viendront passer la fin de
l'hiver et les mois de printemps. Quelques points de la Régence
sont fiévreux, mais ces localités sont peu nombreuses et bien
connues; il est facile, par conséquent, de ne. pas s'exposer à
leurs inconvénients. Les fièvres typhoïdes, qui n'ont fait que
trop de ravages parmi nos troupes dans les premiers mois de
l'occupation, venaient, comme on l'a déjà dit, beaucoup plus
de fatigues inaccoutumées, imposées à des soldats jeunes et
imparfaitement aguerris, que de l'insalubrité du pays. Aujour-
d'hui que nos bataillons sont régulièrement cantonnés et n'ont
pas à subir de fatigues exceptionnelles, la moyenne des mala-
dies est inférieure à celle de la France.
188 LA FRANCE COLONIALE

CHAPITRE II

LES HABITANTS

Chiffre total de la population. — Aucun recensement


sérieux de la population tunisienne n'a jamais été fait. Les
géographes et les voyageurs semblent en avoir généralement
exagéré le chiffre; elle ne dépasse certainement pas treize à
quatorze cent mille âmes, soit dix habitants environ par kilo-
mètre carré. Au XVIIIe siècle, cette population était de
près de cinq millions ; elle avait été deux ou trois fois plus
considérable encore dans l'antiquité. La comparaison de ces
chiffres donne une idée du degré de culture que le sol de la
Tunisie peut atteindre. Si cette terre, tout en approvisionnant
les marchés de Rome, a pu nourrir dix fois autant d'habitants
que ses limites en renferment aujourd'hui, on voit quels débou-
chés elle pourrait assurer durant de longues années à l'émi-
gration française.
Population étrangère européenne. — Outre les
Arabes et les Berbères, la population de la Régence comprend
57 000 sujets ou protégés européens qui se subdivisent à peu
près ainsi :
Français 10 030 1
Protégés français, musulmans ou juifs algériens 22 530
Italiens (principalement Siciliens) 12 000
Maltais (sujets anglais) 10 700
Allemands 200
Grecs. 400
Espagnols. 430
Portugais. 20
Divers (environ) 300

1. Rapport de M. Ribot, ministre des Affaires étrangères, à M. le Pré-


sident de la République : Situation de la Tunisie en 1891, datée du
15 janvier 1892. Il y a 4832 Français dans la ville de Tunis, 915 dans le
contrôle de Tunis, etc. — Les chiffres qui suivent, sauf celui de nos proté-
gés algériens ne se trouventpoint dans ce rapport : ils sont empruntés à des
statistiques plus anciennes et, pour aujourd'hui, doivent être considérés
comme approximatifs. — Ce Rapport ainsi que le Rapport sur la Tunisie
de 1881 a 1890 ont été insérés à l'Officiel du 30 avril 1892.
LA TUNISIE 159

Population française. — L'accroissement de la popula-


tion française depuis l'occupation de la Régence a été assez
sensible, et ce mouvement ne peut que s'accentuer, car il s'est
produit en dehors de tout encouragement officiel : l'État en
effet n'accorde pour la Tunisie ni passages, ni concessions gra-
tuites. Cependant un essai de recensement en 1886 n'avait
donné qu'environ 3 500 Français : on voit qu'en cinq ans la
colonie française a presque triplé. Le courant d'émigration
amène en Tunisie près de 1 300 Français par an. De plus, sur
les 10 030 Français, près de 2 000 sont nés en Tunisie. « L'examen
des registres de la municipalité et du vice-consulat de France à
Tunis atteste que le chiffre des naissances dépasse notablement
celui des décès dans la population française. Pendant l'année
1890 le premier a été de 3,68 pour 100, tandis que le second
n'était que de 2,55. Cette constatation permet de bien augurer
d'une colonie où l'acclimatation de la race française s'accomplit
aussi aisément 1. »
La masse des immigrants français se compose surtout de
petits commerçants et d'employés, de représentants de com-
merce, d'ouvriers appartenant à des industries diverses, et en
particulier à celles qui se rattachent à la construction, enfin
d'une notable quantité d'agriculteurs, surtout de vignerons.
Dans plusieurs localités, ils ont été appelés avec leurs familles
par les propriétaires de terres à vignes ; ils sont généralement
originaires du Midi ; mais quelques-uns viennent de la Bour-
gogne, et ils paraissent s'acclimater.

Les maltais. — Les Maltais, dont le nombre s'accroît


également de jour en jour, réussissent bien dans la Régence.
Très sobres, très économes, très laborieux, ils se livrent avec
ardeur à une foule de métiers pénibles. Ils sont maçons, terras-
siers, jardiniers, cochers. La corporation des cochers de Tunis
est presque uniquement composée de Maltais. Les voitures sont
exécrables, les chevaux semblent de vieilles haridelles, le
cocher est en loques. N'importe; s'il vous plaît d'aller, par un
pays sans routes, de Tunis à Sousse ou à Kérouan, vous pouvez
héler l'un quelconque de ces affreux véhicules. Il vous mènera
très bien et très vite où vous voudrez, et vous accomplirez vos
130 ou 160 kilomètres à travers les champs ou les sables, les
oueds desséchés et les collines rocailleuses sans que la voiture
verse ou se brise ni que l'attelage ou son conducteur demande

1. Même rapport. (Situation de la Tunisie en 1891.)


160 LA FRANCE COLONIALE
grâce. La langue des Maltais, qui est comme leur sang forte-
ment mélangée d'arabe, leur permet de se faire compren-
dre partout et d'être comme chez eux en Tunisie. Des
villages composés uniquement de Maltais, appelés exprès pour
se livrer à la culture, sont en voie de formation sur le vaste
domaine français de l'Enfida. D'un caractère fort pieux, ils
considèrent que leur représentant est moins leur consul, un
Anglais protestant, que l'archevêque de leur religion : or, cet
archevêque est un Français et un très bon Français : Son Émi-
nence le cardinal Lavigerie. Par ce lien de la religion ils nous
sont étroitemeut attachés.
Les Israélites. — L'installation des Israélites dans la
Régence remonte au premier siècle de notre ère; dès cette
époque « on n'aurait pas trouvé dans l'empire romain une
seule ville digne de ce nom où n'habitassent quelques familles
juives '». Elles s'étaient établies notamment en Afrique, en
Espagne et dans les îles de la Méditerranée. Elles se multi-
plièrent grandement sous la domination arabe. Sans les aimer
ni même s'abstenir de les persécuter, les musulmans se trou-
vèrent pour eux des maîtres plus doux, pendant le moyen âge,
que les chrétiens. Le décret portant expulsion des Juifs
d'Espagne, signé le 31 mars 1492, par Ferdinand et Isabelle,
dans l'AIbambra nouvellement conquise, fut le point de départ
d'un accroissement rapide des colonies juives dans les pays
islamiques. On compte aujourd'hui 50 000 Israélites dans la
Régence. Il y en a 26 000 à Tunis, 1 000 à Sousse, 5 000 à Sfax,
2 000 dans la région de Gabès 7 500 à Djerba. Des règle-
,
ments beylikaux qui ne sont point formellement abolis, mais
qui tombent en désuétude et dont aucune autorité n'exige plus
l'observation, contraignaient les Juifs de la Régence à porter
un turban noir pour qu'aucune confusion ne fût possible entre
eux et les vrais croyants. Ce ne sont plus que quelques vieux qui
continuent à porter ce costume des jours d'opprobre, les autres
ont le costume maure ou le costume européen, toujours avec la
chéchia rouge. Sur l'avenue de la Marine on peut voir les jeunes
Juifs habillés à la dernière mode de France (sauf la chéchia), le
stick à la main, le lorgnon à l'oeil. L'élément le plus pitto-
resque de Tunis, c'est le costume national des Juives : babou-
ches ou escarpins, bas de soie ou de coton, pantalon ou maillot
collant, pas de robe, une veste de velours sout chée d'or, une che-
misette de gaze laissant les bras nus, grand haïk de soie blanche,
1. Théodore Reinach, Histoire des Juifs.
LA TUNISIE 161

bonnet conique d'étoffe d'or, en forme de corne, des couleurs


vives, contrastantes, parfois criardes : une fête pour les yeux.
Les Juifs, dans les villes, sont orfèvres, banquiers, changeurs,
brodeurs, etc. On peut évaluer à 4 000 le nombre des produc-
teurs israélites. Plus d'un millier sont nomades ou agriculteurs.
Les Israélites sont fort intelligents, avides d'instruction, et les
écoles fondées parmi eux permettent d'espérer pour l'avenir
une sorte de régénération de leur race en Tunisie.
Les Berbères, Arabes et Maures. — Les Arabes et
les Berbères présentent les mêmes caractères généraux qu'en
Algérie, sauf ce point important qu'étant d'un sang plus mêlé,
ils sont moins guerriers et plus civilisables. Tout du long de
leur histoire, les habitants de la Régence se sont piqués de
littérature et de philosophie; ils ont eu des poètes et des
artistes à Tunis, des théologiens à Kérouan; ils ont su mieux
construire, mieux décorer, mieux broder, mieux écrire que
leurs voisins de Constantine et de Tripoli. Il leur en reste
quelque chose à l'heure actuelle; les autres Arabes sont à leurs
yeux des barbares ; s'ils ont beaucoup oublié, ils restent par-
faitement susceptibles de se ressouvenir et d'apprendre. Chez
eux, les sectes religieuses les plus strictes, ces sortes de sociétés
secrètes si dangereuses du monde musulman, ne comptent pas
beaucoup d'adhérents. Ils sont d'un naturel plus accommodant
et savent supporter ce qu'ils ne peuvent empêcher; ils sont
tidjania ou madanis plutôt que snoussiâs. Dans toutes les écoles
qui leur ont été ouvertes, ils ont fait des progrès extraordi-
naires; mais la plus utile de toutes leur manque encore, c'est
une école d'arts et métiers indigène.
Les habitants des villes, appelés communément les Maures,
" sont généralement des gens laborieux,
intelligents, alertes;
ils cultivent l'industrie avec succès et les produits de leur fabri-
cation, vêtements, étoffes de luxe, armes, sellerie, essences,
jouissent d'une réputation méritée, non seulement dans la
Berbérie, mais jusque dans la Nigritie, avec laquelle Tunis
entretenait jadis un commerce actif 1 ». Bien que le grand
commerce transsaharien ne se fasse plus avec Tunis, et que les
oasis de Ghadamès etde Rhat, qui jadis relevaient du « royaume
de Thunes », s'en trouvent aujourd'hui détachées, les produits
de la Régence continuent cependant d'être recherchés par les
tribus errantes du Grand Désert, et on les trouve en faveur
jusque dans la région du lac Tchad.
1. Duveyrier, La Tunisie, chap. III.
11
162 LA FRANCE COLONIALE
Les femmes arabes de la campagne ne sont point voilées et
sortent librement; celles des villes ne sortent que le visage
rigoureusement voilé d'un morceau de crêpe noir; les plus
riches ont même sur le visage, descendant presque jusqu'à leurs
pieds, une grande draperie opaque qu'elles écartent à peine
pour regarder où elle marchent. Dans les classes supérieures
elle ne sortent que très rarement et presque toujours en des
voitures dont les portières sont fermées de rideaux.
Les tribus tunisiennes. — La population des villes
constitue plus de la moitié des habitants de la Tunisie. Les
tribus ne forment pas, à elles toutes, un demi-million d'âmes.
Elles sont, en général, de moeurs plus sédentaires que celles
de l'Algérie; dans beaucoup de caïdats et notamment dans
toutes les parties fertiles, la terre n'est point indivise et l'on
trouve une constitution de la propriété relativement satisfai-
sante. Abandonnés à eux-mêmes et à leurs caïds, les indigènes
se sont montrés de médiocres cultivateurs ; la crainte des
exactions que l'apparence de la prospérité ne manquait pas
d'attirer, le défaut de routes et de débouchés, une indolence
naturelle, tout contribuait à maintenir l'agriculture dans un
état de pitoyable stagnation. Jusqu'à notre occupation du
pays, oh a égratigné le sol avec ces mêmes charrues que les
Romains avaient vues aux mains des indigènes et qu'ils consi-
déraient déjà comme des instruments fort primitifs; chacun
ensemençait juste la quantité de terrain nécessaire pour que
lui et les siens pussent vivre, sans jamais rien défricher. Mais
déjà une sorte de réaction se produit; les Arabes de la Régence
ne sont nullement insensibles à l'appât du gain; la sécurité
plus grande dont ils jouissent, la diminution des impôts, l'amé-
lioration des prix de vente sont pour eux d'excellents encou-
ragements. Ils montrent déjà que leur indolence légendaire
n'est point insurmontable; les propriétaires européens, en leur
assurant des salaires passables, ont commencé à tirer de leur
travail un excellent parti; ils ne sont pas difficiles à instruire
et, dans beaucoup d'endroits, on a pu les employer avec succès
à la culture de la vigne. Des salaires de 1 fr. 60 à 2 francs par
jour ont suffi à leur faire prendre goût à ce travail.
Les villes. — La majorité des villes sont, comme la capitale
même, au bord de la mer. Presque toutes ont gardé jusqu'ici
leur antique caractère de cités musulmanes. Le voyageur qui
connaît Constantinople, Beyrouth ou Damas, peut sans doute
LA TUNISIE 163
faire dans son âme des comparaisons qui ne sont pas toutes en
faveur des cités tunisiennes. Le pays n'en a pas moins sa beauté
et les villes leur caractère. On en est frappé dès le débarqué.
Tunis et ses environs 1. — A peine quelques maisons
européennes s'élèvent-elles dans l'enceinte des murailles de
Tunis; la masse de nos monotones constructions est bâtie en
dehors des portes, dans lé quartier bas qui avoisine le lac. Du
pied des vieux murs, jusqu'au bord de l'eau, s'étend la promenade
célèbre de la Marine : c'est une large voie tracée au milieu de
terrains plats sur lesquels pourrissaient naguère des boues
fétides. A l'une des extrémités s'élèvent la Résidence française
et la cathédrale provisoire; à l'autre, les entrepôts. Non loin
de là, la gare du chemin de fer français à droite et la gare du
petit chemin de fer italien à gauche. A droite et à gauche, des
rues entières ont déjà été percées et des rangées de maisons
ont été construites rapidement pour recevoir le supplément de
population européenne que le changement de régime avait
attiré.
On passe les portes et, tout de suite, c'est la ville arabe
commerçante qui se présente. Sous la porte même et sur la
place qui suit, une quantité de marchands de comestibles sont
installés à terre; des saucisses minces et odorantes grillent sur
des charbons, les piments baignent dans leur sauce, les oranges
emplissent les paniers de négresses couleur acajou, les galettes
arabes, les pâtisseries indigènes ornées de losanges en papier
d'or luisent sous le soleil. Il faut éviter les chameaux qui
passent, et les ânes qui réfléchissent, et les cavaliers qui se
poussent comme de simples piétons à travers la foule, avec
leurs étriers de fer grands comme des sabots, et leurs selles à
dossier commodes comme des chaises, et leurs chevaux har-
nachés de velours violet et de broderies d'or.
Les ruelles tortueuses commencent; quelques traces de
commerce semi-européen y paraissent d'abord, puis s'effacent,
et l'on se trouve à l'ombre des voûtes entre-croisées du
marché souk. C'est un spectacle saisissant. Quand on arrive
pour la première fois à Venise et qu'à peine sorti des wagons
noirs on aperçoit l'eau lumineuse du grand canal sillonné de
gondoles, bordé de palais et qu'on suit sa route à travers les
mille replis des canaux verts, on n'a pas une surprise et un
plaisir plus grands que lorsqu'on pénètre pour la première fois
1. Voyez Ch. Lallemand, Tunis et ses environs, avec 150 aquarelles
tirées en couleurs. Paris, Quantin, 1890.
464 LA FRANCE COLONIALE
dans les souks de Tunis. Tout le réseau de ces allées de bou-
tiques est couvert; par les jours du toit mal tenu passent des
flèches de soleil qui éblouissent dans cette ombre. Le marteau
des cordonniers retentit, des cordonniers à barbe pointue et à
turbans, qui martèlent ou découpent le cuir jaune ou rouge des
minces chaussures tunisiennes. Les tailleurs brodent les cara-
paces d'or et d'argent en forme de fourreau où les femmes
enferment leurs jambes au jours de fête ; les armuriers four-
bissent leurs sabres, leurs longs fusils à pierre et les gros
pistolets à entonnoir avec lesquels les Arabes de la province
se sont si mal défendus.
Les voûtes se croisent indéfiniment. Les métiers, comme
chez nous au moyen âge, sont groupés par quartiers. Certaines
allées sont réservées aux parfumeurs, d'autres aux selliers,
aux orfèvres; les boutiques des savetiers en jaune sont rangées
à la suite les unes des autres ; celles des savetiers en rouge
sont ailleurs et toutes ensemble aussi; il y a même un marché
exprès pour les faiseurs de babouches recourbées en pointe. Le
passant compare et choisit; il s'assied longuement chez le mar-
chand d'étoffes, qui lui apporte aussitôt dans un godet de
porcelaine du café mélangé de marc. Tout autour de lui, jus-
qu'au toit de l'étroite boutique; sont empilés les tissus.
Accroupi sur ses tapis, Mohammed jure qu'on le ruine et qu'il
cède tout à perte parce que l'acheteur est de ses amis; il rit,
il met la main sur sa poitrine, il proteste, gesticule, se déses-
père. Attirés par l'odeur de la chair, des indigènes complai-
sants s'approchent, car rien n'est plus intéressant que de voir
acheter, vendre et payer; ils aident le chaland à lutter contre
les désespoirs et les découragements de Mohammed, et le mar-
chand finit par céder, avec de grands gémissements, ses cou-
vertures et ses turbans brodés.
En montant, toujours au hasard des ruelles, on passe devant
l'ancien collège musulman Sadiki, fondé par le bey Sadok,
devant les mosquées grandes et petites, dans lesquelles les
Européens ne sont pas encore admis (tandis qu'ils le sont dans
celles de la ville sainte de Kérouan), devant le tribunal musul-
man ou charà. On finit enfin par sortir des voûtes et par se
trouver au grand soleil, sur la place de la Kasba et du Dar-
el-Bey. Ce dernier palais est le lieu officiel de la résidence du
souverain lorsqu'il vient à Tunis, ce qui lui arrive rarement;
les bureaux du ministère tunisien, qui étaient provisoirement
au Bardo, à deux kilomètres de la ville, sont aujourd'hui ins-
tallés au Dar-el-Bey. La façade de la Kasba ou citadelle a été
LA TUNISIE 165
reconstruite il y a une dizaine d'années. On croirait que tout
l'édifice est neuf: on enjambe la colonne renversée qui marque
le seuil, et on s'aperçoit qu'on est dans une ruine. Tel était
aussi l'aspect que présentaient les institutions de la Régence
avant notre venue : une belle façade à l'européenne, et,
derrière, rien que des décombres. Notre oeuvre, depuis dix
ans, a consisté à mettre des réalités derrière des apparences.
Mais nos soins ne se sont pas étendus jusqu'à la Kasba ; à tra-
vers plusieurs étages de voûtes crevées, on voit le ciel ; des
escaliers croulants vous mènent jusqu'au pied du mât de pavil-
lon et, dans toute cette immense enceinte, on ne voit, à hau-
teurs diverses, que des murs qui tombent, des arcades qui ne
supportent plus rien, des monceaux de pierres. Des haies de
cactus ont poussé là en liberté ; de vieux canons sont alignés
sur le rempart, artillerie peu redoutable, car les culasses sont
tournées du côté des meurtrières.
Sur la pente opposée aux voûtes se déroulent les ruelles
tranquilles où s'élèvent les maisons d'habitation des Arabes.
Les voitures n'y pourraient passer; à peine de temps en temps
un cavalier fait-il jaillir les étincelles du pavé; les piétons
mêmes sont rares, l'air est muet ; d'innombrables arcades jetées
sur la rue soutiennent les maisons et, à leur ombre, les men-
diants accroupis reposent. De distance en distance, de larges
portails sont percés dans les murailles blanches des maisons
et leur cadre est rempli par des portes de bois brut couvertes
de dessins formés de clous aux têtes rouillées. Quelquefois, sur
les pierres, une main ouverte peinte en rouge, pour écarter le
mauvais oeil. Les grands vantaux ne tournent jamais ; une très
petite ouverture, étroite et basse, pratiquée dans l'un d'eux,
donne accès à la maison, et, dans sa demi-obscurité, on voit
miroiter les carreaux émaillés des salles. Les idées, les modes,
la curiosité européennes s'arrêtent sur les seuil. Le Tunisien de
la vieille génération vit derrière ces murs à sa guise, comptant
l'argent de ses fermages ou de ses boutiques, laissant faire
et laissant dire les chrétiens agités. Les fenêtres à triple gril-
lage glauque, des grillages ouvragés et avançant sur la rue,
sont le seul endroit d'où les femmes puissent prendre l'idée du
vaste monde. Quelquefois, à travers tant de barreaux, une
tête paraît qu'on distingue à peine de la rue, et la tête, de là,
peut voir le même coin du ciel éternellement bleu, le même
morceau de la muraille éternellement blanche, en face desquels
ses yeux d'enfants se sont ouverts et en face desquels ils
s'éteindront.
166 LA FRANCE COLONIALE
La ville garde ses remparts, mais ils sont écroulés dans
beaucoup d'endroits; les principales routes, toutefois, sortent
par de vieilles portes fortifiées d'aspect pittoresque. L'une
d'elles, Bab-Sidi-Abdallah, sur la hauteur derrière la Kasba,
encadre le paysage de collines et la plaine où est le Bardo.
Sur la gauche, le second lac de Tunis, la Sebkha Sedjoumi, où
il n'y a d'eau qu'en hiver, luit au soleil qui se couche. Les
montagnes déjà indécises prennent une teinte bleue veloutée et
un large reflet d'or raye la nappe sombre. De ce côté, aucune
maison ne paraît, aucun bruit ne monte et le soleil semble
s'éteindre dans le désert 1.
On croit que Tunis a 135 000 habitants : 25 000 seraient
Israélites, 20 000 Européens, dont environ 4 832 Français, à peu
près autant d'Algériens; le reste, des indigènes musulmans 2.
Les environs de la capitale abondent en sites charmants,
dans lesquels les maisons de campagne des riches Tunisiens ont
été construites : vastes édifices à l'air fragile qui semblent peints
sur la toile d'un décor et qu'on penserait voir coucher par le vent,
les jours d'orage. Outre le Bardo et Kasr-Sdid, palais officiels
des beys, on a plaisir à visiter les villages de la Manouba, de
l'Ariana, puis, au bord de la mer, de Sidi-bou-Sciid, de la
Marsa près Carthage, où les consuls étrangers, le cardinal
Lavigerie, le résident de France habitent l'été et où le bey
actuel demeure toujours; la ville de la Goulette, cité maritime
de 4 000 habitants, dont la rade sert provisoirement de port
à Tunis; et plus loin sur le golfe, Radès, où l'on va prendre
les bains de mer, et Hamman Lif, célèbre par ses eaux
sulfureuses.
Les villes de l'intérieur. — Bien que la plupart des
villes de la Régence soient situées au bord de la mer, quelques-
unes, dans l'intérieur, sont à noter. Ainsi, tout à l'ouest, non
loin de la frontière de l'Algérie, se trouve, haut perchée sur
une roche, la ville du Kef, entourée de ses remparts. Elle
renferme 4 000 habitants, dont 600 Juifs.
Tout du long du chemin de fer qui relie Tunis à nos lignes
algériennes, on trouve une série de villes ou gros villages
ayant de 2 000 à 4 000 habitants, renfermant presque tous
de vastes ruines romaines et construits en partie de leurs

1. La Régence de Tunis, dans la Revue des Veux-Mondes, 1882.


2. Paul Langard, Grand Annuaire officiel de l'Algérie et de la Tunisie.
Paris, 4891. Nous lui empruntons également les chiffres de population pour
les autres villes.
LA TUNISIE 167
décombres. La plus importante de ces villes est Béja
(5 000 habitants), dans la vallée de la Medjerda, au centre,
d'un district riche en céréales, qui sera bientôt riche en
vignes.
En se rapprochant de la capitale, on rencontre Medjez-el-
Bab, Tebourba, la Djedéïda, où a été construite la grande mino-
terie Valensi.
Plus loin, à 40 kilomètres de Tunis, dans un site splendide,
au milieu des montagnes, la ville de Zahgouan, d'où part
l'aqueduc romain, restauré par le bey Sadok, pour donner de
l'eau à Tunis. Les réservoirs antiques avaient été bien conser-
vés et sont utilisés, à peu près tels quels, à l'heure présente.
La ville compte 2 000 habitants, dont une partie s'y est établie
à la suite de la grande émigration mauresque, amenée par les
triomphes de Ferdinand et d'Isabelle d'Espagne. Elle se livre
principalement à la fabrication et à la teinture des chéchias ou
bonnets rouges. Ces produits sont estimés dans tout l'Orient,
si bien que les marques tunisiennes sont fréquemment imitées
en Europe et appliquées à des produits inférieurs et moins
coûteux. Une bonne chéchia tunisienne vaut au moins quinze
francs. C'est en grande partie pour sauvegarder les intérêts de
ce trafic que le gouvernement du bey s'est décidé récemment à
adhérer à l'union internationale pour la protection de la pro-
priété industrielle.

Kérouan. — Plus au sud encore, dans l'intérieur des


terres, se trouve la ville sainte de Kérouan, fondée en 670 par
Okba-ibn-Nafé. Elle a environ 25 000 habitants et, jusqu'à
notre occupation, ne comptait dans ses murailles que des Musul-
mans. Les Chrétiens et les Juifs étaient exclus de son enceinte
sacrée. Elle renferme un grand nombre de mosquées dont les
plus belles sont la Djama Sidi-el-Houaïb, où est enterré le bar-
bier du Prophète, et la Djama Sidi-Okba, la grande mosquée,
dont la voûte est supportée par une multiple rangée de magni-
fiques colonnes antiques en marbre de toutes les couleurs. En
dépit de la dévotion de ses habitants, la ville est très commer-
çante ; on y fabrique beaucoup de chaudronnerie et beaucoup
d'ouvrages en cuir : selles, babouches, etc. ; les tapis de Kérouan
étaient fameux autrefois, mais cette industrie est tombée en
décadence.
En dépit encore de la sainteté de ses sanctuaires, Kérouan,
comme plusieurs grands centres religieux, comme la Mecque
notamment, a encouru souvent le blâme des croyants par le
168 LA FRANCE COLONIALE
relâchement des moeurs de ses habitants, et ce n'est pas, pour
ies fidèles, une petite mortification que de se dire « que le plus
grand nombre des danseuses qui charment les Musulmans de
Tunis, ont vu le jour sur le sol sacré où repose la barbe de
Mohammed 1 ».
Les théologiens de Kérouan. — La renommée des
théologiens de Kérouan ne s'en est pas moins conservée et elle
a plus d'importance que celle de ses danseuses. En 1841, le
maréchal Bugeaud envoya en mission secrète dans la ville
sainte, M. Léon Roches, depuis consul général à Tunis et
ministre plénipotentiaire. Vêtu à l'arabe et passant pour un
Arabe, il obtint des ulémas de la cité une importante consulta-
tion dont les termes modérés ne firent pas moins d'honneur à
leur esprit libéral que de bien à notre cause en Algérie. La
conclusion de ce document, qui n'est pas sans importance
même aujourd'hui, était la suivante : « Quand un peuple
musulman dont le territoire a été envahi par les infidèles
les a combattus aussi longtemps qu'il a conservé l'espoir de
les en chasser, et quand il est certain que la continuation
de la guerre ne peut amener que misère, ruine et mort pour
les Musulmans, sans même chance de vaincre les infidèles,
ce peuple, tout en conservant l'espoir de secouer leur joug
avec l'aide de Dieu, peut accepter de vivre sous leur domina-
tion, à la condition expresse qu'il conservera le libre exercice
de sa religion et que les femmes et les filles seront respec-
tées 2. »
Les villes de la côte. — Les villes que l'on rencontre
en suivant, de l'ouest à l'est et du nord-est au sud, les côtes de
la Régence, sont les suivantes: Bizerte (5 000 habitants), sur
son beau lac qui pourra former, moyennant quelques travaux,
le port le plus commode et le plus sûr de toute la Méditerra-
née; aujourd'hui simple lieu de rendez-vous pour les bateaux
corailleurs de la côte nord ; Porto-Farina, la Goulette ; puis, au
sud de la fertile presqu'île du cap Bon, Nebel, où se fait un
grand commerce de poteries, brutes, peintes ou vernissées, et
Hammamet.
Enfin, en descendant vers le sud, Sousse, Monastir, Mehdia,
Sfax, Mahres, Gabès et, dans l'île de Djerba, Houmt-Souk.
Toutes ces villes, dont les plus importantes sont Sousse, avec
1. Duveyrier, La Tunisie.
2. Léon Roches, Trente-deux ans à travers l'Islam, t. II, 1885.
LA TUNISIE 169
58 000 habitants et Sfax avec 45 000, sont encore des villes
purement arabes. Les colonies européennes y grandissent, mais
elles sont jusqu'ici peu nombreuses. Les hôtels, les maisons à
plusieurs étages, avec balcons à la française, commencent bien
à sortir de terre et menacent d'ôter à ces cités blanches, leur
caractère tout oriental, mais ces édifices ne se sont pas encore
beaucoup multipliés. Presque toutes ont gardé leurs vieillesforti-
fications construites et éventrées tour à tour, au moyen âge, par
les Arabes, les Génois, les Espagnols et les Français. Sousse,
Monastir, Sfax furent bombardées par André Doria, au XVIe siè-
cle; Monastir et Sousse, par une flotte française en 1770. Meh-
dia fut longtemps le centre des opérations de Dragut, le vail-
lant corsaire, celui-là même qui, voyant un jour sur une de ses
galères le prince Lomellini ramer comme esclave, lui disait
sans aucune surprise : « C'est une des chances de la guerre, com-
pagnon! » et qui, prisonnier lui-même peu après, se trouvait
compris dans la chiourme du même Lomellini et s'entendait
dire à son tour: « Changement de fortune, camarade 1! » Les
rues sont étroites et tortueuses; les murailles, uniformément
blanches, ont au soleil un éclat insoutenable; dans le centre ou
sur le point le plus élevé, se dresse toujours une vieille kasba,
citadelle, prison et maison du gouvernement à la fois, Tour de
Londres au petit pied, toujours rébarbative d'aspect, en réalité
toujours croulante. Au-dessus des terrasses, s'élèvent les mina-
rets blancs des mosquées, qui se détachent, ainsi que toute la
silhouette de la ville, sur le fond sombre formé par les grandes
ramures des jardins. Les environs immédiats de toutes ces
villes sont, en effet, plantés de jardins et de vergers où fleuris-
sent et fructifient à l'envi les orangers, les citronniers, les figuiers,
les jujubiers, les pistachiers, les grenadiers, les poiriers, les
amandiers, les oliviers et cent autres espèces d'arbres produc-
tifs. Toute la région parallèle à la côte s'appelle le Sahel; elle
est extrêmement fertile; les céréales y réussissent à merveille;
les oliviers y sont très nombreux et donnent d'excellents pro-
duits; la vigne, qu'on y plante depuis quelques années en
grande abondance, promet un' rendement peu ordinaire. Les
pêcheries de la côte sont aussi une source de richesse. A Meh-
dia, la ville « du Mahdi », fondée en 912 de notre ère par
Obéïd-Allah, dit El-Mahdi, la pêche de la sardine est très fruc-
tueuse, ainsi qu'on verra plus loin. Dans la région de Sfax, au
Kerkenna, à Djerba, on pêche en abondance des éponges qui

1. H. de Grammont, Études algériennes (dans la Revue historique).


170 LA FRANCE COLONIALE
approvisionnent les marchés européens, notamment celui de
Paris, et des poulpes qu'on fait sécher et qui se vendent en
Grèce, en Turquie et en Syrie. Le droit de recueillir les poulpes
et les éponges est affermé par le gouvernement et, depuis des
années, ce sont des maisons françaises qui en sont concession-
naires. La redevance annuellement payée par elles est de
150 000 francs, ce qui suppose, comme on le voit, un commerce
considérable.
Les villes de la région des Oasis. — Dans le sud,
à la hauteur du golfe de Gabès et des chotts, on trouve de
petites villes dans le voisinage de chaque oasis. C'est d'abord
Gabès, qui se compose des deux grands villages d'El-Menzel et
de Djara, avec 12 600 habitants ; puis, en avançant vers
l'ouest, Kebilli, dans le Nefzaoua, au sud du chott; El-Aïacha,
au nord ; Gafsa, et, plus au nord encore, dans la direction de
Tebessa, l'oasis de Feriana.
En redescendant vers le sud, on trouve, à côté de splen-
dides oasis, les petites villes d'Oudiane avec 3 800 âmes et
190 000 palmiers, de Tozeur, avec 35 000 palmiers, de Nefta,
qui compte 9 000 âmes et 240 000 palmiers.
De toutes ces villes, Gafsa est peut-être, par sa situation,
la plus importante ; elle a environ 5 000 âmes : elle possède des
fortifications et une kasba, des mosquées, une très grande
oasis. Elle était fort populeuse du temps des Romains et de
vastes ruines attestent son ancienne richesse ; les thermes
qu'avaient construits les conquérants y ont été conservés et
servent encore; ils sont divisés en trois piscines que la même
eau remplit tour à tour. Après avoir lavé les autorités de la
ville, l'eau chaude de la source sert aux hommes de la localité,
puis en dernier lieu aux femmes. Le chemin de fer qui reliera
à Tebessa la ligne projetée du Sahel passera probablement par
Gafsa.
Outre son grand commerce de dattes, cette région est enri-
chie par la fabrique de très beaux tissus laine et soie, de bur-
nous, de couvertures de laine rayées de rouge qui sont fort
estimées. La présence de nos troupes dans cette partie de la
Tunisie, en rendant aux populations une sécurité que les bri-
gandages des Ourghama et des Hammama troublaient sans
cesse, et le forage de puits artésiens entrepris sous la direction
de M. de Lesseps contribueront puissamment à accroître
l'importance du mouvement industriel et agricole de ce riche
pays.
LA TUNISIE 171

CHAPITRE III

GOUVERNEMENT ET ADMINISTRATION

Comment nous gouvernons la Tunisie. — On a vu


comment nous sommes venus en Tunisie et pourquoi. — Nous
y restons. A quoi cela nous sert-il, et en quoi cela sert-il à la
Tunisie même et à la civilisation ? Comment administrons-nous
le pays?
Le grand trait de notre occupation est que, cette fois, nous
avons eu la sagesse de respecter et même de consolider les
grands rouages de l'administration indigène. Comme on l'a
remarqué, la France n'a pas conquis le pays; elle n'a pas été
un seul moment en guerre avec son souverain; elle n'a fait que
châtier les rebelles et, loin de se ranger avec ceux-ci, les régu-
liers tunisiens, commandés par l'héritier du trône, devenu
depuis bey à son tour, sont venus se battre à nos côtés.
La première conséquence d'une conduite que nous n'avons
pas eu partout la prudence de suivre a été la rapide pacification
du pays. En deux ans l'apaisement a été complet. Le peuple, à
qui on n'a enlevé ni le souverain de sa race, ni ses caïds indi-
gènes, ni ses cheikhs, ni ses prêtres, s'est habitué tout de suite
à la présence des soldats français. Il vit en très bonne intelli-
gence avec eux et se montre d'autant moins disposé à se plaindre
du contact, que leur installation dans ce pays a coïncidé avec
de fortes diminutions d'impôt, fait entièrement inattendu et
insolite. Non seulement les soldats qui vont se promener isolé-
ment hors des camps ne sont pas plus inquiétés que s'ils se
trouvaient en France; mais, depuis la fin de l'insurrection, il
n'y a eu à signaler qu'un seul assassinat d'Européen par les
Arabes dans toute la Régence.
Nos compatriotes cependant commencent à s'installer un
peu partout, plantent leurs vignes en rase campagne, loin de
tout centre urbain, en parfaite sécurité.
Cette tranquillité, après onze ans d'occupation, aussi
grande que celle de l'Algérie après cinquante, ne vient pas seu-
lement du tempérament plus pacifique des habitants; elle ne
peut s'expliquer que par le respect qui a été gardé pour les
institutions et les pouvoirs locaux. Si le bey n'avait pas été
172 LA FRANCE COLONIALE
maintenu dans sa souveraineté, il nous aurait fallu vraisem-
blablement doubler le chiffre de notre effectif d'occupation,
sans parler des destructions que la répression des révoltes
aurait amenées. C'est un supplément de dépenses annuelles de
cinq ou six millions qui est ainsi évité.
Le pouvoir du bey. — La Tunisie continue donc à être
gouvernée par son bey, qui est Sidi Ali, frère du bey Sadok,
« élu » (car, de même que les
souverains anglais, ceux de Tunis
règnent par droit de naissance et par droit d'élection) le 28 oc-
tobre 1882. Autrefois le pouvoir du bey était théoriquement
sans contrôle; il s'étend encore aujourd'hui à la vie et aux
biens de tous ses sujets; il est leur juge suprême; ses
paroles sont des arrêts et ses écrits sont des lois. Cette puis-
sance illimitée areçu, dans la pratique, ses principales atteintes
par suite des conventions internationales : c'est ainsi qu'avant
notre arrivée dans le pays l'esclavage avait été supprimé; les
étrangers avaient été autorisés à posséder des terres ; ils avaient
été soustraits (en vertu des capitulations), pour toutes les actions
mobilières ou pénales, aux juridictions indigènes; enfin une
première réorganisation des finances sous un contrôle européen
avait eu lieu.
Mais les plus grandes restrictions au pouvoir souverain du
bey ont été apportées par les deux conventions qui le lient avec
nous : le traité du Bardo, signé à la suite de la campagne de
1881, et celui de la Marsa, signé le 8 juin 1883 par Ali Bey et
par M. Cambon, résident de France. Cette dernière convention
nous permet, en fait, de mettre notre veto à tout acte émanant
du bey qui pourrait nuire à la bonne administration du pays.
Le résident général de France à Tunis. — Le
contrôle que nous avons acquis ainsi le droit d'exercer sur
les actes du souverain est confié au résident général de France. Il
est le dépositaire des pouvoirs de la République en Tunisie.
Ses attributions sont des plus étendues : il doit veiller au bon
fonctionnement de toutes les administrations et au maintien de
l'ordre dans la Régence. L'action du gouvernement, tant sur
les Européens que sur les indigènes, s'exerce par lui. Il relève
du ministère des Affaires étrangères ; mais les rapports officiels
sur des questions intéressant d'autres ministères ne sont exa-
minés que pour information au palais du quai d'Orsay; ils sont
répartis, avec avis des Affaires étrangères s'il y a lieu, entre les
différents départements intéressés.
Le bey a conservé ses droits souverains de législateur ; mais
LA TUNISIE 173
les lois qu'il édicte ne sont applicables par les tribunaux fran-
çais qu'autant qu'ils ont reçu le « visa pour promulgation » du
résident.
Les ministres du bey. — Au-dessous du bey, ses
ministres. D'abord un premier ministre, le général Mohammed-
el-Aziz-Bou-Attour, qui est l'alter ego du bey et à qui toutes
les affaires d'importance arrivent en dernier ressort. Sa princi-
pale attribution est la direction des caïds ou gouverneurs, de
qui, plus que de personne, dépend le bon ordre des provinces. A
côté de lui, un ministre de la justice et de la plume, le général
Mohammed-Djellouli. Puis des ministres français : un ministre
des Affaires étrangères qui n'est autre que le résident de France;
un ministre de la Guerre qui est le général commandant le corps
français; enfin les chefs des grands services publics, le direc-
teur des renseignements et des contrôles civils 1, ceux des finances,
des travaux publics, des postes et télégraphes, de l'enseignement,
lesquels sont appelés dans les conseils du gouvernement et pré-
parent chaque année le budget. Le Conseil des ministres est
présidé par le résident.
Le secrétaire général du gouvernement beylikal, membre du
Conseil des ministres, est un secrétaire d'ambassade français;
toute la correspondance des ministres indigènes avec les caïds
passe par ses mains; il se borne à en prendre connaissance.
Dans les cas graves, il a le droit de retenir une affaire et de
demander qu'elle soit discutée à nouveau et remise à l'étude,
ou renvoyée, si elle touche à la politique générale, au résident.
Ce secrétaire représente le protectorat auprès des ministres
comme le résident le représente auprès du bey.
Les divisions administratives : caïds, Khalifas.
cheïkhs. — La province est divisée en outans ou circonscrip-
tions administratives, à la tète desquelles sont placés des sortes
de préfets indigènes appelés caïds, assistés d'un ou plusieurs
lieutenants ou khalifas.
Les villages et les fractions de tribus ont à leur tète un
cheikh dont le rôle correspond à peu près, quant à son impor-
tance, à celui de nos maires.
Toutefois, la principale fonction de nos maires, qui est celle
d'officier de l'état civil, est entièrement inconnue des Tunisiens.
Ils naissent sans qu'aucune autorité en prenne note, ils dispa-
1. Fonction instituée par décret présidentiel du 16 octobre 1890 et
occupée actuellement par M. Paul Bourde, le publiciste bien connu.
17i LA FRANCE COLONIALE
raissent sans avoir été enregistrés par personne. Leur imposer
subitement des règles strictes et compliquées, avec les pénalités
qu'elles comportent, serait les inquiéter de la manière, la plus
grave sans grande chance d'obtenir aucun avantage pratique.
Les Tunisiens ne sont pas encore assez habitués à nos façons
d'agir et, se souvenant de leurs anciens despotes, ne manque-
raient pas de voir là quelque chose de relatif à l'impôt, qui est,
pour la masse du moins, la grande, l'unique préoccupation en
matière administrative. Ils feraient tout pour se soustraire à ces
exigences nouvelles. En agissant avec plus de lenteur on arri-
vera plus sûrement au résultat désiré; des registres facultatifs
viennent d'être ouverts dans les principaux centres; les Tuni-
siens influents ont donné l'exemple de s'y faire inscrire eux et
leurs familles. Quand les indigènes verront qu'aucun désagré-
ment fiscal ne résulte de cette formalité, mais qu'au contraire
elle leur donne plusieurs sortes d'avantages en justice et leur
facilite l'établissement des titres de propriété foncière, ils
s'habitueront peut-être à l'inscription, et ce qui sera devenu un
usage pourra facilement se transformer en loi.
Les caïds et, au-dessous d'eux, les khalifas et les cheïkhs
veillent au maintien de l'ordre, adressent au gouvernement
central des rapports sur la situation de la province, sur les
incidents qui peuvent se produire. Enfin ils perçoivent certains
impôts.
C'était jadis pour eux la partie la plus intéressante de leurs
fonctions : leurs administrés, pressurés à merci, payaient
double, payaient triple, et, comme aucun reçu ne leur était
délivré la plupart du temps, il leur était impossible de prouver
l'injustice dont ils étaient victimes. Aujourd'hui, toutes les
cotes sont inscrites sur des registres à souche, envoyés chaque
année au caïd; il note sur la souche la somme perçue, détache
le reçu écrit en arabe et le remet à l'indigène. Les Tunisiens
commencent à comprendre très bien l'usage de ces petits
papiers et en réclament la remise quand par hasard il plaît
encore à l'autorité de l'oublier; les exactions d'autrefois ne sont
plus possibles. Sans doute on ne peut pas se faire l'illusion
que tous les abus ont disparu; le principal défaut de l'Arabe
n'est pas l'excès de scrupule en matière d'argent; mais on peut
croire qu'ils sont réduits à un minimum. Deux principales
garanties nous l'assurent.
En premier lieu, les caïds et khalifas, qui autrefois étaient
nommés par le bey selon son bon plaisir et la plupart du temps
selon le plus ou moins de largesse avec lequel le candidat avait
LA TUNISIE 175
acheté les bonnes grâces du principal favori, ne sont plus
désignés que moyennant l'approbation du résident.
Les contrôleurs civils. — En second lieu, le rôle
d'observation que le résident exerce auprès du souverain et le
secrétaire général auprès des ministères, un corps de contrôleurs,
institué par décret présidentiel du 4 octobre 1884, l'exerce
auprès des autorités de la province. Ils sont jusqu'ici au nom-
bre de treize installés à Tunis, la Goulette, Nebeul, Sousse,
Sfax, Djerba, Tozeur, Kérouan, Maktar, le Kef, Souk-el-Arba,
Béja, Bizerte.
On a reproché quelquefois à la France de ne peupler ses
colonies que de fonctionnaires; mais jusqu'à présent on doit
faire exception pour la Tunisie. Dans ce pays, le gros du corps
des fonctionnaires est représenté par ces treize personnages.
Ils sont rétribués par la Régence.
«
Les contrôleurs civils n'administrent point; ils surveillent
et conseillent les caïds et les chefs indigènes. Ils ont droit de
prendre connaissance de toute la correspondance d'arrivée
et de la correspondance de départ et d'annoter cette dernière.
Ils surveillent aussi tous les autres services dans le réseau de
leur circonscription. Ils ont le droit de haute police, et la gen-
darmerie indigène, oudjak, est placée sous leurs ordres directs 1. »
Ils parcourent les tribus et se rendent compte par eux-mêmes
de la manière dont les lois sont exécutées. La connaissance de
la langue arabe est exigée d'eux.
Au point de vue purement français, leur rôle est considé-
rable. Comme il n'y a ni maires ni notaires français en Tunisie,
il était nécessaire que certains agents pussent les remplacer.
En attendant une organisation plus parfaite, qui ne sera pos-
sible que quand le nombre de nos compatriotes dans tous les
centres se sera beaucoup accru, les contrôleurs ont reçu, par
délégation du Président de la République, les fonctions consu-
laires, et en conséquence ils dressent pour nos compatriotes les
actes de l'état civil et les actes notariés. Il semble même qu'il
conviendrait de leur faire conférer, par décret du bey, les fonc-
tions d'officier de l'état civil au titre tunisien; ces fonctions
vis-à-vis des indigènes et des étrangers seraient facultatives,
mais du moins des actes tels que les mariages ne seraient plus,
comme ils ont été jusqu'ici, impossibles entre étrangers, dans
1. Rapport de M. Ribot, ministre des Affaires étrangères, à M. le Pré-
sident de la République sur la situation de la Tunisie (1881-1890). Paris,
1890.
176 LA FRANCE COLONIALE
les villes où il ne se trouve pas de consul de la nationalité des
conjoints.
Enfin les contrôleurs sont juges de paix pour les localités
dans lesquelles il ne se trouve pas déjà un de ces magistrats.
Sur tous les points où les contrôleurs ont été institués On a
supprimé les « bureaux de renseignements militaires », insti-
tution mal définie qui, malgré la différence de nom, avait fini
par ressembler aux bureaux arabes, et rendait difficile l'admi-
nistration des indigènes par eux-mêmes sous un simple con-
trôle de l'autorité française.
Les municipalités. — Avant l'établissement du pro-
tectorat, les villes avaient à leur tête, comme les tribus de la
campagne, des caïds, des khalifas ou des cheikhs, selon leur
importance. Ces autorités ont été respectées; mais, sur plu-
sieurs points, des municipalités ont été créées pour gérer les
revenus de la cité. Il ne s'agit pas encore, bien entendu, de
corps élus comme en France. Les municipalités sont instituées
par décret et les conseillers nommés de même, ainsi que cela
se passe dans certaines colonies. L'important est qu'il se trouve
désormais un conseil pour gérer les revenus de la ville, pré-
venir les dilapidations et les empiétements sur les propriétés
communales, percevoir les taxes locales, entretenir les citernes
et les autres édifices d'utilité publique, enfin et surtout, veiller
à la grande et principale opération qui s'imposait à nous et qui
était négligée depuis des siècles : faire balayer les rues.
Jusqu'ici il n'y a encore de municipalités qu'à Tunis, la
Goulette, le Kef, Sousse, Bizerte, Mahédia, mais d'autres seront
instituées peu à peu. Chacune d'elles comprend, en proportions
diverses, des Européens, des Musulmans et des Israélites.
Tunis seul avait un conseil de ce genre ayant notre occupa-
tion ; il existait depuis vingt-cinq ans et se composait unique-
ment de Musulmans. « Il veillait surtout au nettoyage de la
ville 1. » Depuis le décret du 31 octobre 1883, il comprend un
président, deux adjoints, huit membres tunisiens, huit euro-
péens, un Israélite.
Parmi les dépenses obligatoires des municipalités, se trou-
vent, depuis quelque temps, celles des justices de paix fran-
çaises, les Chambres ayant voté la mise à la charge de la
Tunisie des frais de la justice que nous avons installée dans ce
pays.
Le balayage des villes est également obligatoire, et il se fait
1. Même rapport.
LA TUNISIE 177
maintenant avec moins d'irrégularité qu'autrefois. S'il était
par trop négligé, l'agent de la santé interviendrait.
« Dans les localités qui ne comportaient point de ces muni-
cipalités de plein exercice, on a constitué des commissions
municipales, chargées de pourvoir au service de la voierie et à
la police locale : c'est ce qui a été fait à Monastir, à Gabès, à
Kérouan, à Béja, à Nebeul, à Souk-el-Arba, à Tozeur " ; puis
1

à Tarzis, Tebourba, Gafsa.


Le service de la santé. — Tout le littoral est aujour-
d'hui divisé en circonscriptions sanitaires, surveillées par un
agent spécial, et relevant du conseil de Tunis. L'ancien conseil
sanitaire a été supprimé; il se composait des consuls, et tout
leur bon vouloir ne pouvait suppléer à l'absence de connais-
sances médicales ; il est aujourd'hui formé principalement du
directeur de la santé, du président de la municipalité, du major
de la garnison de Tunis, du médecin en chef du corps d'occu-
pation, du directeur des douanes, de deux consuls, de deux
notables commerçants, etc. Les règles appliquées par ce conseil
sont, à peu de différences près, celles du décret français du
22 février 1876.
Les principales réformes Craétion d'une
: 1°
justice française et suppression des capitulations.
Outre les modifications de détail dont on vient de voir

quelques spécimens, et auxquelles il faudrait ajouter la réduc-
tion de l'armée tunisienne à une simple garde d'honneur poul-
le bey, ainsi que la suppression d'un ministère de la Marine,
duquel ne relevait plus, depuis quelque temps, qu'un simple
canot à rames, plusieurs réformes qu'on pourrait appeler
constitutionnelles ont été introduites dans l'organisation de ce
pays.
«
Le système judiciaire qui existait en Tunisie antérieure-
ment à notre établissement était celui des pays de capitulations :
d'une part, des tribunaux indigènes dont la compétence était
exclusivement bornée aux sujets musulmans; d'autre part, des
tribunaux consulaires jugeant, chacun pour le pays auquel il
appartenait, les conflits intéressant ses nationaux. Les tribunaux
indigènes étaient le Châra et l'Ouzara. Le premier, tribunal
religieux rendant les arrêts d'après la loi de l'Islam et le rite
auquel se rattachaient les plaideurs; le second, tribunal laïque
en quelque sorte, relevant de l'administration générale et
1. Même rapport.
42
478 LA FRANCE COLONIALE
appliquant une sorte de droit honoraire fondé sur les décrets
et les décisions du pouvoir séculier. Au Châra qui, indépen-
damment de son siège principal à Tunis, est représenté dans
chacun des districts de la Régence, ressortissent les affaires
de statut personnel, de mariage, de succession, et en général
toutes les questions qui, touchant à la constitution de la famille
ou de la propriété, sont considérées, dans l'Islam, comme rele-
vant exclusivement de l'ordre religieux. C'est à ce titre que les
Européens étaient soumis en matière immobilière, soit comme
demandeurs, soit comme défendeurs, à la juridiction du Châra.
L'Ouzara, divisé en deux sections, celle des affaires présentes
et celle des affaires civiles, connaissait des litiges mobiliers ou
immobiliers qui ne rentraient pas clans la compétence du
Châra, et, d'une manière générale, prononçait en matière
pénale sur les crimes commis contre l'Etat et contre les particu-
liers. Enfin, en vertu du principe qui avait réglé les attributions
du Châra, des tribunaux rabbiniques jugeaient, entre Israélites,
les questions de mariage, de succession, d'offrandes pieuses et
les affaires concernant le culte 1. »
La première réforme, et qui s'imposait dès le début, était
celle de la justice. Il fallait : 1° limiter la compétence de la
justice indigène; 2° installer une justice française; 3° négocier
avec les puissances européennes la suppression des capitula-
tions.
1° Le tribunal du Châra a été conservé, ainsi que la pro-
cédure instituée par le bey, en 1876, pour ce tribunal. Mais un
décret du 14 février 1885 a réglementé à nouveau la procédure
de l'Ouzara. Des dispositions spéciales ont été prises pour la
protection de la liberté individuelle : les prévenus ne pour-
raient être arrêtés et écroués que sur mandat régulier et
devaient être interrogés dans les vingt-quatre heures de leur
arrivée à Tunis. Il
était interdit aux caïds d'appliquer des
peines se montant à plus de quinze jours de prison, les con-
damnés devant, après ce laps de temps, être dirigés sur Tunis,
afin d'y subir, s'il y avait lieu, un internement plus prolongé.
L'Ouzara a été investi de pouvoirs spéciaux pour l'abolition
de l'esclavage, prévue déjà par le décret beylical de 1846 et le
traité de commerce anglo-tunisien du 19 juillet 1875. En 1887,
une circulaire du premier ministre tunisien renouvelait les
dispositions prises en 1846 pour l'affranchissement des négresses
domestiques. Un décret beylikal de 1890 a inauguré un système
1. Même rapport.
LA TUNISIE 179
de pénalités contre quiconque aurait acheté, vendu ou retenu
comme esclave une créature humaine. On a laissé subsister à
Tunis le tribunal de la Driba, qui est un tribunal de simple
police pour les indigènes, et celui de l'Amin, qui est leur tribunal
de commerce, composé de dix membres indigènes et présidé
par l'Amin. Il est à remarquer que, pour les exécutions capi-
tales, les sujets tunisiens sont pendus, tandis que les Européens
et protégés français sont guillotinés. Le droit d'asile existe
encore pour toutes les mosquées; l'administration française le
respecte, en général, quand le réfugié n'a commis de crime que
contre ses compatriotes et coreligionnaires.
2° Avant d'obtenir la suppression des capitulations, il fallait
tout d'abord faire fonctionner la justice française.
La loi du 27 mars 1883 institua à cet effet un tribunal de
première instance à Tunis et six justices de paix à Tunis 1, la
Goulette, Bizerte, Sousse, Sfax et le Kef. En 1887, il a été établi
un autre tribunal de première instance à Sousse, dix autres
justices de paix provisoires, dans lesquelles le contrôleur civil
pouvait exercer les fonctions de juge; et enfin cinq de ces tri-
bunaux provisoires ont été installés définitivement à Souk-el-
Arba, Nebeul, Gabès, Aïn-Draham (chez les Khroumirs), Maktar.
Au criminel, le tribunal de première instance juge, assisté
d'assesseurs tirés au sort sur une liste de notables.
Les juges de paix ont reçu la compétence « étendue », c'est-
à-dire le droit de juger, en dernier ressort, en matière civile
jusqu'à cinq cents francs ; en premier ressort, jusqu'à mille
francs ; en matière correctionnelle, tous les cas de contraven-
tion, et, en ce qui concerne les délits, ceux qui ne comportent
pas plus de six mois de prison et de cinq cents francs d'amende.
Les nouveaux magistrats avaient compétence sur les Fran-
çais et protégés français aux points de vue civil, commercial et
pénal. Leur juridiction devait être étendue aux personnes que
désigneraient les décrets du bey, c'est-à-dire aux indigènes
pour certaines natures d'actions, et aux Européens au fur et à
mesure de la suppression de leurs tribunaux consulaires.
Aujourd'hui les tribunaux français connaissent : de toutes
les affaires commerciales dans lesquelles des Européens sont
intéressés, sauf les affaires immobilières pour lesquelles les
Tunisiens ont le droit de revendiquer la juridiction du Châra;

1. Le juge de paix de Tunis a rendu, en 1890, plus de 3 000 jugements


au civil et plus de 2 000 en matière commerciale. Rapport sur la Tunisie
en 1891.
480 LA FRANCE COLONIALE
des litiges entre l'administration et les particuliers européens;
en matière pénale, de tous les crimes, délits, contraventions
commis par des Européens ou protégés de nations européennes;
de tous les crimes commis par des indigènes sur la personne
de ceux-là; des délits où il y a complicité entre des Européens
et des Tunisiens ; des délits même commis exclusivement par
des Tunisiens quand il s'agit de falsification de denrées.
Les tribunaux français appliquent la loi française; de plus,
à l'égard des étrangers, la loi sous l'empire de laquelle leurs
diverses obligations ont été contractées ; enfin, outre les lois
de police et de sûreté locales, les lois beylikales revêtues, pour
promulgation et exécution, du visa du résident (décret prési-
dentiel du 10 novembre 1884).
Pour les litiges se rattachant à la propriété foncière, il y a
un tribunal mixte, siégeant à Tunis, et composé de trois asses-
seurs français, qui sont des juges suppléants au tribunal de
première instance, et de trois assesseurs musulmans. Il a pour
président un juge au tribunal de première instance. Les déci-
sions sont sans appel.
Des défenseurs, chargés à la fois de la sollicitation et de la
plaidoirie, tels que ceux dont l'Algérie a été dotée par le décret
du 26 novembre 1841, ont été créés près des tribunaux.
Un bureau d'assistance judiciaire a été créé à Tunis sous le
présidence du procureur de la République.
Les appels des tribunaux de première instance en Tunisie
sont portés à la cour d'Alger.
3° Les négociations pour la suppression des capitulations
occupèrent toute l'année 1883. L'Angleterre, à cause du grand
nombre de Maltais habitant la Régence, l'Italie, à cause de son
importante colonie sicilienne, demandèrent force explications
sur le nouveau régime institué en Tunisie, mais ne firent
aucune objection quant au principe. Cette renonciation avait
eu lieu pour Chypre, occupée par l'Angleterre en 1878, et pour
la Bosnie et l'Herzégovine, occupées par l'Autriche la même
année. L'accord se fit donc avec toutes les puissances; il fut
seulement entendu, vis-à-vis de l'Angleterre principalement,
que certaines réclamations de particuliers, au lieu d'être
envoyées devant le tribunal de première instance, seraient sou-
mises à l'arbitrage. Au 1er août 1884, tous les tribunaux con-
sulaires étrangers étaient fermés en Tunisie.
Quant à l'arbitrage, il ne porta que sur deux affaires seule-
ment. Le bey désigna pour les juger M. de Blignières, précé-
demment contrôleur général en Egypte, l'un des hommes de
LA TUNISIE 181
France les plus compétents en matière de finances publiques
et le gouvernement britannique sir Adrian Dingli, juge à la
cour de Malte.
Affaire Ben-Ayad. — La principale affaire, la seule
qui mérite une mention, était celle de Hamida-ben-Ayad,
protégé anglais, neveu du célèbre Mahmoud-ben-Ayad. Depuis
des années, le consul d'Angleterre ne cessait de harceler la
cour du Bardo, réclamant, au nom de son client, plusieurs
millions à titre de créance ou d'indemnité. Le gouvernement
tunisien prétendait qu'Hamida produisait des titres fabriqués,
et se trouvait, au contraire, le débiteur de Son Altesse. L'évé-
nement donna raison au gouvernement; les falsifications étaient
si évidentes que les deux arbitres les reconnurent sur-le-champ
et tombèrent d'accord sur tous les points ; il ne fut pas néces-
saire de nommer un tiers arbitre, et, se montrant fort surpris
de la facilité avec laquelle le consul de Sa Majesté avait accueilli
les prétentions d'un client si peu scrupuleux, le juge de Malte
et son collègue français déboutèrent Hamida de toutes ses
demandes et le condamnèrent à payer à l'autorité tunisienne
un peu plus d'un million de piastres, dont il se trouvait en
réalité débiteur (5 mai 1884).
Affaire de l'Enfida. — C'est vers la même époque que
prit fin une autre grosse querelle franco-anglaise, la célèbre
affaire de l'Enfida.
Il s'agissait d'une immense propriété de 120 000 hectares,
située dans la partie la plus fertile de la Tunisie, et vendue par
le général Khereddine à une société de Marseille 1. Un Israélite,
protégé anglais, le sieur Lévy, prétendit exercer un droit de
préemption sur cet immeuble, sous prétexte qu'étant proprié-
taire contigu, il avait le droit de se le faire adjuger par préfé-
rence, à égalité de prix, selon la coutume musulmane appelée
cheffa. On lui objecta bien inutilement qu'il n'en avait pas
accompli les formalités, et qu'il était notoirementdans la misère
et incapable de payer une aussi forte somme. Tout fut inutile :
le monde entier retentit des réclamations de Lévy; les chancel-
leries et les Chambres durent s'en mêler.
Pour en finir et ne plus perdre son argent en procès
interminables, la Société marseillaise consentit, en mai 1882,
à une sorte de compromis : Lévy vendait à la Société, pour
220 000 piastres, le terrain contigu à l'Enfida, sur lequel il

1. La Société franco-africaine.
182 LA FRANCE COLONIALE
fondait son droit de préemption. Les acquéreurs ayant voulu
entrer alors en possession de ce domaine, on s'aperçut que
Lévy n'en avait jamais été propriétaire, qu'il n'y avait dans
son affaire que mensonge d'un bout à l'autre, que cet individu
protégé si énergiquement, protégé au point de mettre en
danger les bonnes relations de la France et de l'Angleterre,
protégé par M. Reade à Tunis, par lord Lyons à Paris, par
lord Granville à Londres, par lord de la Warr au Parlement,
par la presse anglaise unanimement dans l'univers entier,
n'avait jamais été possesseur d'aucune parcelle de terrain sur
laquelle il eût pu fonder ces prétendus droits dont il avait été
fait tant de bruit. Grande fut la surprise en France de voir
qu'une cause si peu défendable avait été si obstinément
défendue.
Il se trouva que les prétendus titres invoqués tour à tour
dans son affaire par consulat, ambassade et Foreign office,
étaient, comme ceux de Ben-Ayad, un enchevêtrement de faux,
et ce fut à la justice d'en faire raison. Un jugement du tribunal
de Tunis annula purement et simplement, en 1884, la transac-
tion intervenue entre les parties « comme viciée de dol ». Il
nous semble que, dans cette affaire singulière, autorités et
particuliers français ont fait preuve à l'envi, pendant cinq ans,
d'une qualité modeste, dont les Anglais sont fiers, mais qu'ils
ne sont pas toujours portés à reconnaître à leurs voisins
d'outre-Manche, et qui s'appelle forbearance.

2° Réforme des finances : conversion et nouvelle


unification de la dette. — La deuxième grande réforme
a été celle des finances. L'ancienne commission financière
internationale avait laissé beaucoup d'abus s'introduire dans le
service confié à ses soins. Son principal souci étant le paye-
ment du coupon, elle avait maintenu quantité d'impôts exor-
bitants qui, sans qu'elle s'en aperçût toujours, tarissaient peu
à peu les sources de la production. Une dette flottante, qui
grandissait chaque jour et pour laquelle il fallait payer des
intérêts élevés, s'était formée à côté de l'ancienne. La dette
unifiée elle-même portait intérêt à 5 0/0, et il était facile de
voir qu'en la convertissant avec la garantie de la France,
une économie notable pourrait être réalisée. La convention
préparée par M. Cambon et signée par le bey et par notre
résident, le 8 juin 1883, approuvée par une loi du 10 avril 1884,
permit de réaliser toutes ces réformes. Le total de la nouvelle
dette unifiée fut de 142 550 000 francs, répartis en 515 276 obli-
LA TUNISIE 183
gations de 500 francs, garanties par la France, et rapportant
4 0/0, soit 20 francs l'une : en tout 6 307 520 francs par
an. C'était pour le budget tunisien une économie annuelle de
2 300 000 piastres 1, soit environ 1 380000 francs.
Comme on avait offert aux porteurs d'anciens titres l'option
entre le remboursement et la conversion, et que tout débiteur
a le droit de se libérer de ses dettes, l'opération équivalait à
une novation. L'ancienne dette était éteinte ; les arrangements
internationaux qui la concernaient n'avaient plus leur raison
d'être et tombaient d'eux-mêmes; la Commission financière
constituée par ces mêmes arrangements disparaissait avec
eux. Elle fut supprimée par décret du bey, le 2 octobre 1884,
et le service passa sans secousses ni difficultés en des mains
françaises. Une réorganisation totale des services financiers,
qui avait été préparée avec un grand soin, en vue de cette
éventualité, parle directeur général des finances, M. Depienne
fut aussitôt mise en vigueur.
Au-dessous de la direction génerale, une direction des douanes
et une direction des contributions diverses ont été créées. Les
inspecteurs et contrôleurs des deux services sont pris en
France; une partie de l'ancien personnel subalterne a été
conservé, par la raison qu'il a été possible d'y trouver un
certain nombre d'agents expérimentés, connaissant bien le'
pays et se contentant de traitements modestes. La faculté
qu'ils avaient précédemment de faire le commerce pour leur
compte leur a été retirée.
Les nouveaux budgets. — Le premier budget qu'a eu
la Tunisie est celui de l'exercice 1300 (du 13 octobre 1883 au
12 octobre 1884), budget très modeste, puisque la moitié des
ressources du pays étaient engagées. Voté par le conseil des
ministres et des chefs de service, il était en équilibre; il pro-
duisit même un excédent de recettes, quoique de nouveaux
services, tels que les travaux publics, les forêts, l'instruction
publique, eussent été créés ou plus richement dotés qu'autre-
fois, et quoique, en outre, des réductions de taxe eussent été
accordées au commerce et à l'agriculture. C'est ainsi que les
droits d'importation sur les céréales, sur les bonnets rouges,
sur les légumes ont été supprimés. Les droits de douane à
l'intérieur ont également disparu; ceux sur le charbon de bois,
dont les indigènes font grand usage, ont été diminués, de même
que ceux sur la chaux et la brique.
1. La piastre tunisienne équivaut à environ 60 centimes.
184 LA FRANCE COLONIALE
L'exercice 1302 (1884-1885), avec 30 860 864 piastres de
recettes et 21 780110 de dépenses, se soldait par un excédent
de recettes d'un peu plus de 9 millions. Les excédents de
chaque exercice s'ajoutaient naturellement aux recettes de
l'exercice suivant. Ils ont été de 6 448 443 piastres pour 1885-86,
de 11329731 pour 1886-87, de 9 818571 pour 1887-88, de
9 256 512 pour 1888-89.
L'exercice 1308 ou budget de 1890-1891, dit prolongé parce
qu'il devait aller du 13 octobre 1890 au 31 décembre 1891 afin
de faire coïncider à l'avenir l'année financière tunisienne avec
celle de France, est évalué, en recettes, à 47 627 500 piastres ;
en dépenses, à 47 627 198 piastres.
Le budget de 1892 prévoit: pour les recettes, 24 960 566 francs ;
pour les dépenses, 24901435 francs; excédent des prévisions
de recettes : 9 131 francs. — A partir de ce budget la compta-
bilité, comme on le voit, se fait en francs.
Les principales sources de revenus sont, d'après les prévi-
sions pour 1892 : la medjba, ou taxe de capitation levée sur les
adultes des tribus, 4140000 francs; le kanoun des oliviers et
dattiers, 1 420000; les dîmes sur les oliviers, 355 800; l'achour
ou dîme, tant en argent qu'en matière, 1 770 900; les douanes,
1 368 400 ; le karoube sur la vente et les loyers des immeubles,
303 600; le timbre, 434 700; les monopoles (tabac, poudre,
sel, peaux, etc.), 521000; les produits des domaines, forêts,
mines, 667 400 ; les produits des postes et télégraphes,
639 200. Les principales dépenses sont : la liste civile du bey,
900 000 francs; les dotations des princes et princesses de la
famille beylikale, 720 000 ; le personnel et service des palais,
120 000; la direction des finances, 3 048 000; le service de la
dette, 6 327 920.
On a attribué, sur ce même budget, 1 800 000 francs aux
travaux du port de Tunis, 1 666 666 pour ceux du port de
Bizerte, 1 368 000 pour les routes et ports, etc.
La Tunisie a pu prendre à sa charge, sans détruire l'équi-
libre de son budget, les frais du contrôle civil, de la justice et
des prisons, dépenses précédemment supportées par la métro-
pole.
Tout en payant les créanciers de l'État, en multipliant les
dépenses utiles, on a pu opérer de nombreux dégrèvements
dont l'agriculteur a surtout profité : pour la période du
13 octobre 1884 à la fin d'avril 1890, ils s'élèvent à
6 445 925 piastres.
Si l'on songe qu'en 1883 les recettes s'élevaient seulement
LA TUNISIE 185
à 18 millions de piastres par an à peu près, soit 10 à 11 millions
de francs, on reconnaîtra qu'en ce court espace de temps les
revenus de la Régence ont plus que doublé : résultat très
digne de remarque et qui suffirait à lui seul à montrer
les avantages d'un régime de protectorat convenablement
établi. Ces chiffres sont d'autant plus importants à noter que
les ressources naturelles de la Régence sont loin d'avoir atteint
leur développement normal, et que, d'autre part, le chiffre de
nos forces d'occupation qui avaient pu causer d'abord un
certain accroissement dans les importations, a été sans cesse
en diminuant d'année en année. Il ne semble pas, à comparer
ces résultats avec ceux obtenus dans d'autres régions, qu'au-
cune nation, même parmi celles qui sont le plus célèbres pour
leur génie colonisateur, ait jamais fait mieux ni plus vite, ni,
à tout prendre, plus pacifiquement.
Le décret beylikal du 1er juillet 1891 a réformé le système
monétaire, substitué le franc à la piastre, ordonné que les
monnaies nouvelles, conformes au système monétaire de France,
seraient frappées à Paris. Elles ont été accueillies avec faveur
par les indigènes.
La Commission consultative. — Outre la création
d'une direction des contrôles et renseignements, si importants
pour l'extension de la colonisation française, l'année 1891
a vu le résident général réunir autour de lui une délégation
de colons pour s'aider de leurs avis. Cette délégation est
devenue la Commission consultative, qui est désormais une
institution et qui est convoquée deux fois par an 1. Elle com-
prend : le bureau de la chambre de commerce française à Tunis;
les membres correspondants de cette chambre à Sousse et à Sfax ;
les vice-présidents et les plus anciens conseillers français des
principales municipalités : les présidents et les vice-présidents
des viticulteurs et de chacune des associations agricoles recon-
nues. Le secrétaire de cette commission est élu par elle. Les
chefs de service et agents de la Résidence assistent et prennent
part aux délibérations. Comme elles ont un caractère consultatif,
elles ne sont point publiques. Cependant les procès-verbaux
des deux sessions de 1891 ont été publiés par la Résidence.
3° Réforme de l'instruction publique. — Enfin une
troisième réforme importante a été celle de l'enseignement.
Beaucoup plus civilisables que les Marocains et les Algériens,

1. En janvier et en juillet.
486 LA FRANCE COLONIALE
les Tunisiens sont infiniment plus faciles à atteindre par ce
moyen. Quand la majorité des Arabes parlera français, ils
seront moins fanatiques. On s'est donc mis à le leur apprendre
et les résultats obtenus sont surprenants. Il faut dire du reste
que, même avant notre entrée en Tunisie, les indigènes s'étaient
déjà mis à cette étude, et le degré de connaissances euro-
péennes acquis par les élèves du collège Sadiki était fort remar-
quable. Nous n'avons donc pas eu à créer cet enseignement,
mais à l'encourager.
La direction de l'enseignement public a été créée en mai
1883; elle a été définitivement organisée par le décret beylikal
du 6 mai 1884. Cette fonction est actuellement occupée par
M. Machuel, arabisant distingué et excellent administrateur.
Le directeur est assisté d'un inspecteur général des études arabes
et d'un inspecteur primaire.
Le budget de l'enseignement était, en 1885, de 120 000 francs;
en 1889-90, de 530 016 francs; en 1892, de 617 106 francs,
auxquels s'ajoutaient environ 200 000 francs supportés par les
communes et les revenus du collège Sadiki. En 1883, on ne
comptait dans la Régence que 24 établissements scolaires, dont
deux collèges (Sadiki et le collège congréganiste de Saint-
Charles). Sur les 22 établissements primaires, 19 étaient dirigés
par des frères de la Doctrine chrétienne, des missionnaires
d'Afrique, des soeurs, etc., et 3 étaient entretenus par l'Alliance
israélite. En 1891, il y avait 77 établissements scolaires publics.
D'abord 4 d'enseignement secondaire : le collège Saint-Charles,
fondé par le cardinal Lavigerie en 1880 et devenu en 1886, à la
suite d'une entente entre l'État et lui, un lycée universitaire; le
collège Sadiki, fondé en 1876 par le feu bey et réformé par nous;
le collège Alaoui, fondé en 1884 par le bey Ali, et qui est en
même temps une école normale; enfin une école secondaire
avec cours normal, pour les jeunes filles. Il y 73 écoles
primaires publiques, dont 54 laïques et 17 congréganistes. Il y
en a en outre 8 écoles privées : les 3 écoles de l'Alliance israélite 1

et 5 écoles congréganistes. Remarquons que les écoles de


l'Alliance à Tunis instruisent 1 350 garçons et 1 600 filles. La
population de toutes ces écoles a passé de 4 390 élèves en 1885
à 8 702 en 1889, à 10 991 en 1891, dont 7 246 garçons et 3 745
filles. En 1883 on ne comptait en Tunisie que 150 élèves
indigènes étudiant la langue française; en 1885, 474; en
1889, 1 765; en 1891, 2 471. Les autres nationalités sont ainsi

1. Les deux écoles de Tunis (garçons et filles) et de Sousse (garçons).


LA TUNISIE 187
réparties : Français, 1494; Italiens, 1730; Maltais, 1394;
Israélites, 3 733; divers, 169.
Le personnel enseignant était en 1891 de 535 maîtres, ou
maîtresses, dont 2 agrégés et 13 licenciés. En 1890, il y avait
130 maîtres et 28 maîtresses laïques; 30 maîtres et 33 maî-
tresses congréganistes ; 57 professeurs indigènes pour la langue
arabe. Dans les écoles privées, 22 maîtres laïques et 26 congré-
ganistes.
A côté de cours publics de langue arabe à l'usage des
Français, nous avons ouvert pour les Tunisiens des cours
supérieurs français, consacrés l'un à la littérature, un autre à la
législation, un troisième à la comptabilité. Le collège Sadiki,
avec ses deux cents élèves, tous musulmans, a été réorganisé ;
des méthodes d'enseignement meilleures y ont été introduites ;
des écoles annexes, qui lui préparent de bons élèves, lui ont été
adjointes. Surtout son administration financière a été réor-
ganisée et les dilapidations qui ont amoindri, du fait des favoris
du bey Sadok, les grands revenus dont cette institution jouissait
primitivement, ne sont plus possibles. A l'école normale ou
collège Alaoui, se forment des professeurs indigènes, qui,
connaissant bien le français et les méthodes européennes, seront
envoyés plus tard dans les écoles des principales villes de
Tunisie.
Au collège Saint-Charles, 240 élèves suivent les cours, qui
sont ceux des collèges français. Français, Maltais, Italiens,
Israélites, Musulmans sont admis indistinctement dans cet
établissement; la religion de chacun est respectée; la bonne
intelligence est parfaite entre les élèves.
Le même mélange de nationalités se retrouve dans les éta-
blissements primaires dirigés par des Soeurs ou des Frères fran-
çais. On compte, ainsi, dans l'établissement fondé pour les jeunes
filles par les Dames de Sion, des Françaises, des Italiennes, des
Grecques, des Maltaises. D'autres écoles de filles ont été ouvertes
à la Goulette, à la Marsa et à Béja. Des écoles de garçons, surtout
européens, fonctionnent à Tunis, à la Goulette, au Kef, à Sousse,
à Mahédia, à Monastir, à Sfax, à Djerba. De nouvelles écoles
viennent d'être construites à la Marsa, l'Ariana, Testour,
Tebourba, Mateur, Soliman, Zaghouan.
De plus, et ce n'est pas ce qui nous importe le moins, les
ressources du budget tunisien ont permis de fonder, dans les
principaux centres, sept écoles indigènes dans lesquelles, outre
le Koran et la grammaire arabe, le français sera enseigné. Le
succès de ces établissements a dépassé toute attente et déjà
188 LA FRANCE COLONIALE

presque partout, même à Kérouan, la ville sainte, le voyageur


est surpris de rencontrer souvent de jeunes Arabes capables de
le comprendre. Les cours du soir faits à Tunis aux adultes
musulmans sont suivis par environ 3 020 élèves.
Non seulement les autorités religieuses indigènes ne s'oppo-
sent pas à ce développement de l'instruction française, mais
elles l'encouragent au contraire ; sans leur bon vouloir, du
reste, nos efforts seraient vains. Cette attitude montre en elles
une largeur d'esprit peu commune en pays d'Islam. Le grand
pontife de la religion musulmane à Tunis, le Cheïkh-ul-islam,
disait à M. le directeur Machuel : « Je tiens à ce que mes enfants
apprennent la langue française, parce que, de notre temps, on
n'a pas le droit d'ignorer ce qui se passe dans les pays voisins
et principalement en Europe, et votre langue est naturellement
celle que nous devons étudier... Quant aux Musulmans de Tuni-
sie, ils s'habituent à votre présence et ne voient plus d'un
mauvais oeil les progrès que fait votre influence. Traitez-les
avec justice ; respectez leurs croyances et leurs usages; évitez
de. les froisser par des mesures arbitraires ou inopportunes ;
vous aurez vite achevé de les conquérir moralement 1. »
Le chef respecté de la religion des indigènes a pu voir que
telles étaient bien nos intentions; rien n'a été fait qui pût
froisser le sentiment des Arabes, et, si l'on a ouvert pour eux
des cours et des écoles de français, on s'est heureusement gardé
de détruire leurs écoles koraniques.
Ils continuent à avoir dans la Régence 853 kouttab ou écoles
primaires, dont 108 à Tunis même, avec environ 15 000 élèves,
dont 2 400 à Tunis. Dans ces écoles, on enseigne presque exclu-
sivement la lecture et la récitation du Koran, la lecture et l'écri-
ture, et, dans quelques-unes, les éléments de la grammaire et
du droit musulman.
De plus les cours de la Grande Mosquée, la Djama-
Zitouna, fondée en 698 de notre ère, qui forme une sorte d'uni-
versité dans le genre de celles que nous avions au moyen âge,
sont toujours assidûment suivis. Elle a pour doyen le Cheïkh-
ul-islam. Elle compte 856 élèves, qui reçoivent leurs leçons
dans la mosquée même. « La salle de la Grande Mosquée offre
un aspect vraiment curieux aux heures des leçons qui
commencent dès six heures du matin pour se continuer presque
1. Machuel. Rapport au Résident général, 2 février 1885. Tunis, 18S5;
un fascicule in-4°. — Voyez aussi, du même auteur, L'Enseignement
public à Tunis (Exposition universelle de 1889). Paris, Imprimerie natio-
nale, 1889.
LA TUNISIE 189

sans interruption jusqu'au soir. On voit parfois jusqu'à quinze


professeurs entourés chacun de ses élèves, faisant leurs cours
à la même heure, sans être incommodés les uns par les autres.
Le respect que les Musulmans ont pour le lieu saint est tel
qu'aucun désordre, aucun dérangement n'est occasionné au
moment où les auditeurs quittent un professeur pour se retirer
ou aller assister à une autre leçon1. » Les matières d'enseigne-
ment sont la théologie, la science des traditions, l'interprétation
du Koran, le droit, la grammaire, la rhétorique, la métrique,
la littérature, l'histoire, l'arithmétique.
L'enseignement étranger est représenté à Tunis : d'abord par
un collège italien et par une école italienne de filles. C'est sur
ces écoles que le droit d'inspection a été contesté au gouverne-
ment franco-tunisien. On n'a pas les mêmes difficultés avec les
deux écoles juives anglaises, l'une pour les garçons, l'autre
pour les filles.
A l'Exposition internationale d'hygiène et d'instruction tenue
à Londres en 1884, la Tunisie a obtenu un diplôme d'honneur.
Elle a obtenu d'importantes récompenses à l'Exposition de
1889. Le grand progrès qui reste à accomplir, et il s'impose,
et malgré les frais qu'il entraînera il ne saurait être retardé
beaucoup, c'est l'ouverture d'une école d'arts et métiers indi-
gènes, bien que l'école Alaoui en tienne lieu jusqu'à un certain
point. L'art arabe compte encore en Tunisie quelques fidèles,
et il est de toute nécessité d'empêcher que ses derniers repré-
sentants disparaissent sans laisser de successeurs. L'industrie
y gagnera autant au moins que les beaux-arts. Nous verrons
ainsi se perfectionner la fabrication des tapis, des tissus, des
broderies, se développer la sculpture en stuc, la gravure sur
pierres fines, etc., etc.
Service des antiquités et des arts. — La Tunisie
est un merveilleux pays pour l'archéologue, l'historien, l'artiste.
Les décrets beylikaux du 7 novembre 1882 et du 7 mars 1886
ont assuré la conservation des antiquités et monuments histo-
riques. Le décret du 25 septembre 1890 a réorganisé le service
des antiquités et beaux-arts et créé une inspection. Au palais du
Bardo s'est formé le Musée Alaoui, où l'on a collectionné les
sculptures puniques et romaines, les inscriptions, les mosaïques.
Des fouilles méthodiques ont été exécutées à Sousse, Mahédia,
Sfax, Gabès, Maktar, Gafsa, dans l'île de Djerba, à Tabarka. —
Un autre musée a été constitué, près de la chapelle de Saint-

1. Rapport Machuel.
490 LA FRANCE COLONIALE
Louis, de fouilles exécutées sur le sol même de l'ancienne
Carthage, sous la direction du P. Delattre.
Services militaires. — L'effectif du corps français
d'occupation est actuellement réduit à 9 617 hommes : il com-
prend le 4e régiment de zouaves, le 4e régiment de tirailleurs
algériens, le 3e et le 4e bataillon d'infanterie légère d'Afrique,
la 1re compagnie de fusiliers de discipline, le 4e régiment de
spahis, 3 batteries du 13e d'artillerie, 1 compagnie du 2e du
génie, 3 compagnies du train des équipages; de la gendarmerie,
des sections d'infirmiers et d'ouvriers militaires.
La brigade se subdivise en trois commandements militaires :
Tunis, Sousse, Gabès.
Le 4e de tirailleurs et le 4e spahis ont été formés en partie
avec des soldats de l'ancienne armée tunisienne. Ils continuent
à se recruter dans le pays au moyen d'un système de conscrip-
tion, établi avant nous, conservé et même perfectionné par
nous, mais incommode aux populations, ne pouvant donner
que des résultats douteux, vu la faible durée du service, ou
dangereux. Il importerait de le remplacer au plus tôt par
des enrôlements volontaires et à longue durée, comme cela se
pratique en Algérie.
De l'ancienne armée du bey il ne subsiste plus que sa garde
d'honneur, composée d'un bataillon, d'un escadron et d'une
batterie.
Les dépenses de cette armée, avec les pensions accordées
aux invalides et retraités de l'ancienne armée, s'élèvent,
en 1892, à 595 370 francs.
Résumé des réformes. — Telles sont, à grands traits,
les principales réformes introduites en Tunisie ; elles n'ont pas
été exécutées avec trop de lenteur : quelques années ont
suffi à les accomplir. Elles n'ont rien eu non plus de précipité;
elles se sont fait admettre l'une après l'autre par les indigènes
et n'ont provoqué ni trouble ni révolte. De quoi il faut rendre
grâce aux résidents généraux de France : à M. Cambon, qui ne
s'est pas montré moins bon administrateur que son prédéces-
seur, M. Roustan, ne s'était montré bon diplomate, et à
M. Massicault. Chacun de ces trois hommes est venu à son
heure et s'est trouvé propre à son rôle ; cela peut suffire à
assurer le succès définitif de l'oeuvre de la France en Tunisie.
Prospérité financière de la Tunisie. — Dès aujour-
d'hui, comme on l'a vu, la Tunisie subvient à toutes ses
LA TUNISIE 191

dépenses, et même la charge des services français, dont elle a


été récemment dotée, a été mise à son compte. C'est ainsi que
les frais de la justice française, 368 482 francs, ne figurent plus
que pour mémoire au budget de la métropole; le bey, au bout
de l'année, en acquitte le montant. Les nouveaux services des
finances, des ponts et chaussées, des forêts, de l'instruction
publique, de la police, sont également entretenus aux frais du
bey sans rien coûter à la France. Restent à notre charge les
frais d'entretien du corps d'occupation, mais réduit à 9 617 hom-
mes avec une dépense d'environ 6 millions. D'ailleurs, mainte-
nant que nous n'avons plus à défendre la frontière de la
province de Constantine et que les limites de notre empire se
trouvent reculées jusque par delà les Chotts, c'est cette der-
nière frontière que nous avons à protéger, et il ne nous fau-
dra en réalité pas plus de troupes pour assurer la sécurité des
deux provinces qu'il n'en fallait autrefois pour celle de
Constantine seule. On peut donc dire que la Tunisie ne coûte
plus ni un homme ni un sou à la métropole, et c'est plus qu'on
n'en peut dire de la plupart des colonies relevant des grandes
puissances européennes.

CHAPITRE IV

GÉOGRAPHIE ÉCONOMIQUE

COLONISATION — RESSOURCES DE LA TUNISIE

La végétation. —
Sous ce ciel, en somme assez doux, et
sur ce sol assez bien arrosé pour une terre d'Afrique, mieux
arrosé que celui de l'Algérie, infiniment mieux que celui de la
Tripolitaine, croît dans de vastes régions une végétation qui ne
peut être comparée pour sa richesse qu'à celle des belles parties
du Maroc et même de la France. Le district de Tabarka n'est
pas riche seulement en mines : il est couvert par les plus belles
forêts que présente l'Afrique du nord ; avec les arbres de
France, l'orme, le peuplier, le saule, l'aune, le houx, avec toute
la verdure et toutes les mousses de nos forêts, on trouve encore
là-bas le chêne zéen et le chêne liège en abondance, sur de très
vastes étendues. Les ravages des invasions successives et les
déprédations séculaires des nomades, qui ont déboisé et stérilisé
tout le centre de la Tunisie, ont respecté ce territoire. Les
192 LA FRANCE COLONIALE
massifs forestiers offrent une superficie de cent mille hectares
au nord de la Medjerda, de dix-sept mille au sud.
Au sud de ce massif et jusqu'à Tunis, toute la vallée de la
Medjerda est riche en céréales de toutes sortes ; l'olivier y
réussit très bien ausi.
La côte orientale présente, de même que la côte nord, une très
large bande de terrain d'une extrême fertilité. Le centre de la
Tunisie et, presque sur tous les points, les bords du golfe de
Gabès sont, au contraire, en ce qui concerne ces cultures, à peu
près stériles. C'est la région des landes. Elle produit toutefois
en quantité de l'alfa.
Les terrains fertiles de l'est produisent, avec autant d'abon-
dance au moins que ceux du nord, tout ce qu'il plaît aux tra-
vailleurs de leur demander : pâturages, céréales, olives, oranges,
raisins, amandes, grenades, figues, etc. Chaque ville est entou-
rée d'immenses jardins ou vergers qui l'encadrent de leur
verdure. Au delà s'étendent des champs dans lesquels des
Européens, de plus en plus nombreux, viennent apporter leur
travail, leur expérience de la terre et leurs capitaux. Dans un
temps qui n'est pas éloigné, l'industrie de nos compatriotes
devra s'attaquer aux terrains laissés en friche depuis des
siècles, et partout où les couches artésiennes, heureusement
assez nombreuses, permettront d'obtenir des eaux d'arrosage,
il pourront, sans peine excessive, rendre à ce sol l'antique
fertilité qui en a fait autrefois le grenier de Rome.
Oasis : palmiers, etc. — Le sud de la Tunisie, l'île de
Djerba, le voisinage des Chotts constituent la région des oasis.
Le sol y est sablonneux, mais partout où on peut l'arroser il
devient d'une fertilité surprenante 1 ; les palmiers surtout y
prospèrent, mais avec eux et au-dessous d'eux tout un monde
de végétaux moindres. « La voûte gigantesque que forment les
éventails de palmes des dattiers couvre une forêt de pistachiers,
de grenadiers, d'orangers et de citronniers qui protège elle-
même un fourré d'arbrisseaux dont les fruits mûrissent encore
sous ce double abri. Pline nous a laissé de l'oasis de Tacape,
qu'il avait certainement visitée, dans l'une de ses deux excursions
en Afrique, une description qui est encore la plus exacte qu'on
en puisse donner : « ... Là, sous un palmier très élevé croît un
1. Celle expérience a été tentée, sous la direction de M. de Lesseps,
par le commandant Landas : un puits artésien creusé dans la région de
Gabès, près de l'oued Mela, donne aujourd'hui 300 mètres cubes à
l'heure d'excellente eau d'arrosage.
LA TUNISIE 193

«
olivier, sous l'olivier un figuier, sous le figuier un grenadier,
« sous
le grenadier la vigne ; sous la vigne on sème du blé,
«
puis des légumes, puis des herbes potagères, tous dans
«
la même année, tous s'élevant à l'ombre les uns des autres. »
Ce tableau est celui de toutes les oasis tunisiennes, Gafsa,
Oudiane, Tozeur, Nefta, Telemin, Kbilli, Djerba1. » Les dattes
de la Régence sont les plus célèbres et les meilleures du monde
entier; infiniment supérieures à celles d'Egypte, elles sont
préférées à celles de la Tripolitaine, de l'Algérie et du Maroc.
Leur excellence est attribuée en partie à l'avantage qu'elles
ont d'être arrosées partout, sauf dans le Nefzaoua, par les
eaux tièdes des sources thermales.
Les acquisitions de terres. — Les difficultés dans
l'acquisition de la terre par les Européens venaient de l'incerti-
tude habituelle des titres de propriété, de l'absence de tout
enregistrement, enfin de certaines coutumes indigènes qui
assuraient aux parents du vendeur et aux voisins de l'immeu-
ble un droit de préemption, fort gênant pour l'acquéreur. En
outre, c'était le tribunal du Châra qui était exclusivement compé-
tent pour les contestations immobilières, même entre Européens
et indigènes. C'est contre ces difficultés qu'avaient échoué les pre-
miers colons français venus en Tunisie après l'établissement du
protectorat. La loi du 1er juillet 1885 a eu pour objet d'écarter
les obstacles. Elle rend applicables dans la Régence, non pas
les savantes dispositions de notre code, plus convenables pour
un pays de droit romain que pour une contrée pour ainsi dire
neuve, mais bien les règles du fameux act Torrens, dont les
effets ont été si bienfaisants en Australie.
Tout propriétaire d'immeubles peut aujourd'hui en récla-
mer l'immatriculation. Un conservateur de la propriété fon-
cière procède, après des délais fixés et l'accomplissement de
certaines formalités destinées à sauvegarder les droits des tiers,
à l'enregistrement du titre; si des contestations se produisent,
un tribunal spécial en décide. Un plan de la propriété doit être
joint à toute demande d'immatriculation. Toute propriété ainsi
enregistrée tombe, pour l'avenir, sous la juridiction des tribu-
naux français. Selon toute vraisemblance, les biens un peu
importants seront tous enregistrés d'ici à peu de temps. On
obtiendra alors ce triple résultat avantageux : que la transmis-
sion des terres les plus riches de Tunisie sera facilitée par
1. Ch. Tissot, Géographie comparée de la province romaine d'Afrique,
liv. I, ch. III.
13
194 LA FRANCE COLONIALE
l'existence de titres inattaquables ; que le cadastre de ces mêmes
terres se trouvera fait sans que l'État ait rien eu à débourser,
enfin qu'elles échapperont au tribunal religieux musulman, le
Châra 1, pour relever de nos magistrats.
Les biens dits habous, ou de mainmorte, les uns publics,
c'est-à-dire affectés à des fondations pieuses, les autres parti-
culiers, constitués en espèces de fidéicommis, ne pouvaient
être acquis par les colons français. On ne crut pas devoir
toucher au principe même des habous, qui a un caractère
religieux; mais un décret beylikal du 21 octobre 1885 a per-
mis, mais uniquement par voie d'enchères publiques, de les cons-
tituer en enzel, c'est-à-dire à bail emphytéotique pour une durée
très longue et moyennant une redevance annuelle. Tout le
monde y a gagné : les colons, qui ont pu acquérir la terre dans
des conditions très favorables, et les fondations pieuses ou les
fidéicommissaires, qui ont acquis ainsi un revenu assuré.
Ces dispositions et d'autres encore, comme la location à
bas prix des terrains domaniaux que les colons s'engagent à
planter en oliviers, la prise à la charge de l'État des frais
d'immatriculation, la simplification de la procédure d'enregis-
trement, ont favorisé grandement le développement de la colo-
nisation française. Sur 6 068 hectares de biens habous mis aux
enchères, 3430 ont été acquis par nos compatriotes. Par achat
aux propriétaires indigènes ou par contrat d'enzel, de 1881 à
1890, 400 000 hectares sont passés entre des mains françaises.
Ce chiffre s'est accru de 38 876 hectares en 1890 et 1891. Tel
des propriétaires nouveaux possède 3 000, 5 000, 6 000,
8 000 hectares. La Société franco-africaine en a 11 500 à
Gafour et 120 000 à l'Enfida 2.
Les plantations de vignes. — La terre tunisienne,
éminemment propre à l'agriculture et surtout à la vigne,
recueillera d'ici à peu d'années une partie de cette population
agricole que le phylloxera a ruinée en France. Dans chaque
nouvelle propriété acquise par nos compatriotes la vigne est
plantée. On a commencé il y aura bientôt dix ans, et le pro-
duit a dépassé l'attente. Comme rapidité de croissance et
comme fécondité, les plantations ont donné de meilleurs
résultats qu'en Algérie même. On récolte dans la Régence des
1. Il n'a gardé sa compétence que pour les immeubles non imma-
triculés.
2. Voir la curieuse liste de ces propriétaires, en presque totalité fran-
çais, dans l'Annuaire tunisien de G. Blondeau.
LA TUNISIE 193
vins rouges assez analogues à nos vins du midi de la France,
et des vins blancs à peu près pareils aux vins chauds et secs
de la Sicile. Nous ne pouvons leur souhaiter qu'une chose : c'est
qu'ils finissent par égaler sur les marchés européens la répu-
tation dont jouissaient dans le monde romain les vins de la
province d'Afrique. A l'Exposition d'Anvers, en 1885, à l'Expo-
sition universelle de 1889, de nombreuses médailles et men-
tions ont été accordées à des viticulteurs de Tunisie. La fran-
chise accordée, en 1891, par les Chambres françaises sur
l'entrée en France des vins de Tunisie, à raison de 50 000 hecto-
litres par an, donnera certainement à l'industrie viticole un
grand essor.
La main-d'oeuvre et le prix de la terre. — Les
vignerons français qu'on a fait venir en plusieurs endroits
se sont bien acclimatés, et il y a tout lieu de croire que notre
race pourra faire souche, et se multiplier dans ce pays'où le
manque de bras est la principale entrave au développement
de la richesse.
Où la main-d'oeuvre se rencontre, elle est peu chère, comme
on a vu; mais les indigènes ne sont pas assez nombreux pour
subvenir à tous les besoins et, bien qu'ils soient d'humeur
moins vagabonde que leurs frères d'Algérie, ils ne sont pas
encore suffisamment attachés au sol pour qu'on puisse partout
et toujours compter sur eux. Quant au prix de la terre, il
s'accroît très rapidement, il était de 25 à 30 francs l'hectare
avant l'occupation, il a atteint ensuite 50 francs et s'y est
maintenu deux ou trois ans. Il est aujourd'hui de 50 à 70 francs
pour les terres non défrichées et de 100 à 200 francs pour les
autres.
Les huiles, les alfas. — Il faut espérer que des indus-
triels du midi de la France s'apercevront des ressources qu'of-
fre la culture de l'olivier dans le Sahel et apporteront dans ce
pays leurs procédés perfectionnés qui, en doublant le rende-
ment des olives, permettront à nos compatriotes de faire assez
facilement fortune. Traitées avec soin, les olives de Tunisie
donnent, en effet, un produit aussi parfait que celui des fabri-
ques étrangères les plus estimées. Telle maison qui a commencé
à traiter ses huiles à l'européenne les vend en Italie où un
simple changement d'étiquette pourrait, si l'on voulait, les
faire passer pour de l'huile de Lucques.
Les montagnes couvertes d'alfas du sud de la Régence
commencent aussi à donner des produits pour l'exportation.
196 LA FRANCE COLONIALE
La plante est plus belle que celle de l'Algérie et n'est inférieure
qu'à celle d'Espagne. Malheureusement, presque tous ces envois
sont dirigés, non sur la France, mais sur l'Angleterre, qui
s'en sert pour' la fabrication de ses papiers. L'emploi de ce
végétal donne aux papiers anglais cette solidité qui les fait
rechercher dans l'univers entier et les met, dans l'opinion géné-
rale et dans celle des Français eux-mêmes, si fort au-dessus
des nôtres.
Exploitation et produits des forêts. — Un des plus
grands produits agricoles de la Régence sera, d'ici à peu d'an-
nées, celui des forêts, d'une superficie de 500 000 hectares,
dont les massifs sont régulièrement classés, sous notre direction,
par l'administration indigène. Elles appartiennent toutes à
l'État. La mise en exploitation a déjà commencé; une grande
route de 4 mètres de large, conduisant chez les Ouchtéta à
Ghardimaou (12 kilom.), et 646 kilomètres de sentiers muletiers
avaient été ouverts en 1890. De 1884 à 1891, 3 860 000 chênes-
liège avaient été démasclés. Le liège qu'ils ont produit a
une valeur de 2 534 000 francs.
Lorsque l'ensemble des forêts de Tunisie, chênes-liège et
chênes-zéens de la région de Ghardimaou, chênes verts et pins
d'Alep de la rive sud de la Medjerda, sera en pleine exploitation,
c'est-à-dire dans cinq ou six ans, leur produit annuel sera
d'environ 3 millions de francs, et peut-être du double dans
quinze ans.
La Compagnie des chemins de fer n'aura plus, à faire venir
de l'Adriatique ses bois pour traverses; elle en trouvera, sur
place même, d'aussi beaux à meilleur compte ; de même, la
capitale, qui. consomme pour 1 500 000 francs par an de char-
bon de bois, ne sera plus tributaire de la Sardaigne et de la
Sicile, mais s'approvisionnera dans les forêts du pays.
Les animaux sauvages. — Les animaux qui peuplaient
autrefois la Tunisie en ont complètement disparu 2. On n'y ren-
contre plus, et depuis des siècles, aucun spécimen de cette race
d'éléphants qui y était nombreuse au temps des Carthaginois
1. L'alfa de Tunisie est exploité pour la fabrication du papier princi-
paiement par une société franco-anglaise. Le centre d'exploitation est la
montagne de Bou-Hedma. Le lieu d'embarquement est la baie de Slcira.
Ces deux points, aux termes du cahier des charges signé la compa-
par
gnie, seront reliés prochainement, à ses frais, par un chemin de fer. La
valeur de l'alfa emporté, en 1888-89, a été de plus de 4 millions de francs.
2. Le général Faidherbe, Mémoire sur les éléphants des armées cartha-
ginoises. Bône, 1867.
LA TUNISIE 197
et des Romains, qu'on dressait à la guerre et qui, à la suite
d'Annibal, vinrent jusque dans notre pays passer le Rhône et
les Alpes pour redescendre ensuite en Italie : singulière inva-
sion tunisienne, la seule que notre patrie ait subie. En franchis-
sant, avec les troupes françaises, il y a cinq ans, les frontières
de la Régence, le général Forgemol a rendu, après saint Louis,
au peuple de Tunis et Carthage, la visite qu'il y a vingt siècles
Annibal, avec ses mercenaires et ses éléphants, avait faite à
nos ancêtres gaulois. Aujourd'hui l'éléphant ne se rencontre
plus en Tunisie, et si les serpents de la Régence descendent
encore de celui qui donna tant de mal à l'armée de Régulus, et
qui avait trente-cinq mètres et demi de long, il faut avouer
qu'ils sont singulièrement dégénérés ; les plus robustes attei-
gnent rarement huit mètres. L'autruche a, comme l'éléphant,
disparu de ce pays. On y trouve, ainsi qu'en Algérie, en fait
d'animaux sauvages, l'antilope, la gazelle, le sanglier, le mou-
flon, quelques rares cerfs et daims, le chacal, l'hyène, et dans
les montagnes voisines de l'Algérie, quelques lions.

Les animaux domestiques. — Les animaux servant


à l'homme sont les mêmes qu'en Algérie; les chèvres, les
moutons à grosse queue sont très nombreux. La race bovine
est petite et maigre. Les bêtes de somme sont les ânes et les
mules, les chameaux dont la race fut probablement importée
au temps de l'empereur Justinien, le cheval barbe autrement
dit berbère, qui est originaire du pays même, et le cheval
arabe qui, venu en Tunisie à la suite des conquérants musul-
mans, n'a pris d'importance et ne s'est multiplié qu'à partir
du XIe siècle de notre ère. Cette dernière race est malheureu-
sement bien dégénérée dans la Régence; les Tunisiens n'ayant
plus depuis longtemps l'humeur militaire, ont cessé de donner
des soins à leurs chevaux. Ils les ont laissés s'accoupler au
hasard et l'espèce s'est abâtardie.
Élève des animaux, — Quelques efforts ont été tentés
pour l'amélioration des races bovines, ovines et chevalines ;
des troupeaux de moutons de Sétif ont été introduits en Tunisie
par la Société franco-africaine en vue de remplacer peu à peu
le mouton à grosse queue auquel les indigènes ont jusqu'ici
donné la préférence, mais qui est, pour le commerce et la
nourriture, une espèce fort inférieure.
Un essai d'acclimatation de la race bovine charolaise est fait
aussi à Sidi-Tabet, à 27 kilomètres de Tunis, où se trouvent
198 LA FRANCE COLONIALE
200 têtes de bêtes à cornes. Dans la même localité il y a un
haras (224 tètes dont 9 étalons).
Produits de la mer : coraux, éponges, pêcheries.
— Les eaux maritimes de la Régence fournissent en abondance :
du corail, pour la pêche duquel, dès l'année 1720, un privilège
exclusif a été réservé à la France; des éponges, des pourpres.
De grandes pêcheries de thon sont établies aux Kerkenna; les
mulets du lac de Rizerte sont très recherchés, et le droit de
les pêcher est cédé par l'État à des particuliers moyennant fer-
mage. Les produits de cette dernière pêche sont consommés
principalement à Tunis. On pêche aussi la sardine à la hauteur
de Mehdia; il s'en exporte en Grèce, en Turquie, en Syrie,
environ 10 000 barils par an, au prix de 20 francs le baril de
54 kilos.
Industries minières, or, fer, plomb. — Le sel des
Sebkas n'est que le moindre des produits minéraux que four-
nisse le sol de la Tunisie. Ses montagnes sont riches en marbres
et en métaux. Parmi ceux-ci il suffira de signaler les très abon-
dants minerais de fer exploités dans le pays des Khroumirs, des
Nefza et des Mogod par deux compagnies françaises, dont
l'une, bien connue en Algérie, est la compagnie Mokta-el-Hadid.
Chacune de ces deux compagnies s'est engagée par un cahier
des charges signé en 1884 à creuser un port, l'un à Tabarka,
l'autre au cap Serrat, et à construire à ses frais un chemin de
fer reliant à la côte les régions minières. Ces deux tronçons
seront continués plus tard dans la direction de Béja, et feront
communiquer la riche contrée des Khroumirs avec la grande
ligne de Tunis à Rône. L'exploitation minimum du minerai doit
être, à peine de déchéance, de cinquante mille tonnes par an
pour chacune des deux compagnies. Elles verseront un droit
s'élevant au vingtième du produit net.
L'or se trouve au Bou-Hedma et de grandes exploitations de
ce métal y ont été faites dans l'antiquité; elles n'ont pas été
reprises jusqu'ici. Le plomb se rencontre en plusieurs endroits,
notamment à Djebba dans la vallée de la Medjerda, et surtout
dans la montagne voisine de Tunis appelée Djebel Rcas. Ces
deux mines ont été utilisées par les Carthaginois et les Romains;
les pentes qui avoisinent la dernière sont couvertes d'une quan-
tité de scories évaluées à soixante-cinq mille tonnes, d'où la
société italienne concessionnaire retire encore trente-deux et
demi pour cent de plomb que les procédés imparfaits des
anciens y ont laissés.
LA TUNISIE 199
Marbres, argiles, phosphates. — Quant aux mar-
bres, la carrière la plus importante est celle de Chemtou dans la
partie orientale de la vallée de la Medjerda. Elle est exploitée
par une compagnie franco-belge. Les Romains s'étaient long-
temps servis de ces marbres, et les ruines considérables que
présente cet endroit naguère encore presque désert, attestent
l'importance de la ville qui s'était élevée peu à peu autour de la
carrière. Les beaux travaux exécutés par M. Closon, président
de la société, ont mis hors de doute que le marbre numidique,
si recherché au temps des Romains pour ses belles teintes
jaunes et rouges, et dont les carrières étaient considérées comme
épuisées ou perdues, provenait en réalité de Chemtou. Indépen-
damment des spécimens principaux rouges et jaunes, aux tons
chauds, avec lesquels on commence à être familier en France et
en Belgique, des veines d'onyx et des couches de marbre
d'un très beau vert ont été trouvées tout récemment dans les
galeries de cet antique Simittu. Un chemin de fer construit par la
compagnie relie ses chantiers à la grande ligne de Tunis à Rône.
Les produits de la carrière avaient été ouvrés jusqu'ici à Liège;
mais les propriétaires ont établi récemment à Tunis même une
scierie et un grand atelier de fabrication.
Enfin, en beaucoup d'endroits, le sol de la Régence fournit
une argile excellente soit, comme à l'Enfida, pour la fabrica-
tion des briques, soit, comme dans le voisinage de Nebeul, pour
la confection des poteries. Celles-ci, ornées de dessins grossiers
mais fort pittoresques, et enduites d'un vernis brillant, servent
aux usages journaliers du ménage et de la cuisine dans les
maisons arabes. Quant aux briques, des droits exorbitants
frappés autrefois par l'administration beylikale en avaient
arrêté complètement la fabrication, et l'on en était venu à les
importer toutes faites de l'étranger. Cette industrie vient d'être
reprise il y a cinq ans, à la suite de dégrèvement opérés par
nous.
D'importants gisements de phosphate ont été découverts
et commencent à être exploités dans les régions de Gafsa, le
Kef, Téboursouk.

Sources minérales. — Dans un pays aussi riche en


métaux, les sources minérales sont naturellement nombreuses.
Elles sont aussi fort variées : il en est de carboniques et ferru-
gineuses dans la région de l'Enfida, et il en est de sulfureuses
sur plusieurs points, notamment à Hammam-Lif, sur le golfe de
Tunis. Les distances sont trop grandes et les moyens de trans-
200 LA FRANCE COLONIALE
port trop peu développés encore pour que les propriétaires
puissent en faire l'exportation et que nous les voyions rivaliser
sur nos tables avec Saint-Galmier et Orezza. Quelques eaux
toutefois, d'un goût fort agréable, commencent à être exploitées
pour la consommation locale. Une seule, la source sulfureuse
d'Hammam-Lif, près de laquelle s'élevait de vieille date un
établissement balnéaire important, est administrée depuis quel-
que temps à l'européenne et remplace, l'été, pour les Tunisiens,
nos stations d'eau des Pyrénées. Elle guérit les maladies de
gorge et de poitrine et les maladies de peau; elle est très bonne
aussi pour la goutte et les rhumatismes et une foule d'autres
maux; il n'est pas surprenant que, n'ayant sur les lieux aucune
rivale convenablement aménagée, elle doive se charger à elle
seule de guérir toutes les maladies.

Travaux publics. — Le 14 août 1880 la création du port


de Tunis a été concédée à la Compagnie du chemin de fer
Bône-Guelma. Les travaux comprendront : un avant-port à la
Goulette, un canal de 8 kilomètres de la Goulette à Tunis, un
bassin à Tunis avec quais, voies ferrées, appareils. Tous ces
travaux, évalués à une dépense totale de 13 750 000 francs, sont
en voie d'exécution.
La création du port de Bizerte, qui a un moment préoccupé
l'Angleterre et qui inquiète l'Italie, a été concédée à une autre
société. Une des jetées de l'avant-port est déjà construite. Les
travaux sont estimés à 12 millions, dont 6 en argent fournis
par la compagnie, et 6 représentant les concessions qui lui ont
été accordées.
On a aménagé les ports de Tabarka et de Sfax.
On a amélioré les anciens phares du rivage tunisien et on a
bâti ceux du cap Serrat, du raz Engala, de Kélibia, de Sousse,
de Mahédia, de Sfax.
Un service de bateaux-mouches a été inauguré en 1891 sur
le lac de Tunis et fait une rude concurrence au chemin de fer
italien de la compagnie Rubattino.
En 1883 la Tunisie ne possédait que 4 kilomètres de route
empierrée entre Tunis et le Rardo : tout le reste étaient de
simples pistes, impraticables en hiver et dans la saison des
pluies. On a créé 600 kilomètres de routes et l'on fait un plan
d'ensemble pour 4 000 autres kilomètres.
On a relié Tunis à l'Algérie par la ligne de Bône-Guelma
(195 kilomètres de Tunis à la frontière). La ligne de Tunis à
Hammam-Lifest de 17 kilomètres. On étudie un plan d'ensemble
LA TUNISIE 201

pour un réseau de 359 kilomètres. Les lignes projetées sont


celles de Tunis, par Hammam-Lif, à Hammamet; de Tunis à
Gabès, par Kérouan, Fériana, Kasryn, Gafsa ; de Kasryn à
Tebessa (Algérie) ; de Kérouan à Sousse; de Tunis à Bi-
zerte.
Entre Sousse et Kérouan le service est fait actuellement par
une espèce de tramway tiré par des chevaux.
Le chemin de fer Rubattino, à voie étroite, met en commu-
nication la Goulette, Tunis et la Marsa.
On a transformé la ville de Tunis; on l'a dotée de tramways,
du téléphone, de l'éclairage au gaz, d'un bon service d'eaux,
d'une police bien faite, où des agents indigènes sont enrôlés
dans des cadres français.
Le réseau télégraphique de la Régence qui comptait, en 1888,
1967 kilomètres de lignes et 3 520 kilomètres de fils, atteignait
en 1891 2 250 kilomètres de lignes et 4 060 kilomètres de
fils.
Entre ces deux années le nombre des lettres transportées par
le service postal s'est élevé de 4300 000 à 8 540 084. Le nombre
des autres objets transportés s'est accru dans la même propor-
tion.

Industrie indigène. — Les développements de l'industrie


tunisienne ont été faibles jusqu'ici. On continue à fabriquer
exactement comme parle passé des chéchias ou bonnets rouges
à Zaghouan; des tissus de laine à Djerba et dans le sud; des
tissus de soie dans le Sahel et à Tunis; des objets de sellerie et
des ouvrages de cuir, des broderies d'or et de soie à Tunis et à
Kérouan: des parfums, surtout du jasmin, célèbres dans tout
l'Orient, à Tunis; des tapis à Kérouan:
La création d'une école d'arts et métiers indigènes peut
seule donner à l'industrie l'essor qu'elle devrait avoir, vu les
aptitudes des Tunisiens.
On a pu voir aux différentes expositions ce dont les indi-
gènes sont capables lorsqu'ils sont encouragés. Dans la liste
des diplômes d'honneur des Expositions d'Amsterdam (1883) et
de Paris (1889), la Régence prend rang parmi les grandes puis-
sances. Elle a reçu un nombre plus élevé de ces récompenses
que la Russie et l'Italie.
Commerce. — Les chiffres suivants donneront une idée
des progrès du commerce depuis notre occupation :
202 LA FRANCE COLONIALE
EXPORTATIONS : Valeur totale.
Années 1880-1881 26 863 630 piastres.
1881-1882 28 477 610 —

1882-1883 16 985 100
— —
1883-1884 34 410 200 —

1884-1885 31 305 076 —

1885-1886 33 430 838 —

1886-1887 34 262 937 —

18S7-1888 30 788.297 —

— 1888-1889 30 174 845 —
— 1889-1890 50 998 704 —
— 1890-1891 83 482 339 —
Cette augmentation dans le chiffre des exportations pour
ces dernières années s'explique : par les dispositions votées
par les Chambres de France qui ont enfin, en 1891, accordé
l'entrée presque libre dans la métropole des produits du sol
tunisien; et, en outre, pour 1890-1891, il faut remarquer que
cet exercice est plus long que les précédents, allant non plus du
13 octobre au 12 octobre de l'année suivante, mais du 13 octobre
au 31 décembre.
Si l'on trouve que le total des exportations n'est pas encore
bien grand, on fera bien de se souvenir, avant d'en tirer des
conclusions fâcheuses, que vingt ans après la conquête de
l'Algérie, l'exportation pour l'ensemble de la colonie n'était que
de 10 262 000 francs.
Voici la décomposition de ces 85 482 359 piastres, par
pays de destination :
Pour la France 49 572 646
— l'Algérie 12 483 940
— l'Italie 6 160 511
— Malte 1 445 228
— l'Angleterre 10 103 410
Autres pays 5 715 624
Donc, près des quatre cinquièmes de l'exportation tunisienne
est à destination de France et d'Algérie.
Les principaux produits à l'exportation ont été, en 1890-91 :
L'alfa, qui y figure pour 3 040 000 piastres.
L'huile d'olive 11 571 230
Les éponges lavées —
1 218 000
Le tan —
3 119 700
Le blé —
30 628 160
L'orge —
18 225 680
Légumes secs. —
3 549 440
Vins —
1 176 600

1. Cette année fut particulièrement mauvaise à de l'insurrec-
cause
tion de 1881, qui avait empêché les semailles, et à cause de la fuite d'une
partie de la population en Tripolitaine.
LA TUNISIE 203
IMPORTATIONS :
Valeur totale.
Années 1880-1881 23 427 460 piastres.
— 1881-1882 30 154 320

1882-1883 44 906 540
45 997 880


— 1883-1884 —
— 1884-1885 41 552 346 —
— 1883-1886 47 496 736 —

-1886-1887
1888-1889
— 1889-1890
44 824 126
32 224 005
51923 233



— 1890-1891 80 313 154 —
Voici la décomposition de ces 83 313 514 piastres par pays
d'origine :
France. 42 333 210 piastres 1.
Algérie. 2 183 158
Italie. 8 477 300 —
Malte 15 429 910 —
Autriche 3 929 793 —
Russie 915 318 —
Angleterre 1 406 038 —
Suède et Norvège 836 173 —
Autres pays 4 782 054 —
Donc plus de la moitié des importations en Tunisie viennent
de la France.
Les principaux produits à l'importation ont été en 1890-1891 :
Marchandises. Valeur.
Fils de coton, de soie et de laine...... 5 088 571 piastres.
Tissus de coton en toilerie 16 202 336 —
Denrées coloniales 5 865 362 —
Farine et semoules 8 357 115 —
Céréales 2 625 640 —
Vins et spiritueux 3 884 397 —
Les progrès dans le mouvement commercial sont d'autant
plus remarquables qu'ils se sont produits malgré la dimi-
nution constante du corps d'occupation qui, après avoir
été un moment de 35 000 hommes, n'est plus aujourd'hui
que de 9 6172.
Les droits perçus sur ces diverses marchandises sont de
8 0/0 à l'importation, sauf sur la bijouterie, qui paye au
plus 10/0, et les vins et spiritueux, qui payent 100/0. A l'expor-
tation, les droits sont variables; leur valeur moyenne est infé-
rieure à 8 0/0; ils ne sont donc pas exagérés. Les céréales,
1. A partir de l'exercice en vertu de la réforme monétaire, il ne
1892,
sera plus compté en piastres, mais en francs
2. Voyez, ci-dessus, page 190.
204 LA FRANCE COLONIALE
les lingots d'or et d'argent, les pierres meulières, les ins-
truments et machines agricoles importés par des propriétaires,
les animaux et bestiaux destinés à l'amélioration des races,
sont exempts de tous droits.
Conclusion : avenir de la colonie. — Comme on le
voit, les ressources de la Tunisie sont considérables, étant
donnée la faible densité de sa population, et elles commencent à
être méthodiquement exploitées.
Dans cette première période, qui est, pour la plupart des
colonies nouvellement créées, une période de troubles militaires,
de confusion administrative, de grosses dépenses pour la mère
patrie, on a vu doubler les revenus de la Régence, ou peu s'en
faut. Les côtes ont été éclairées, les forêts aménagées; des
routes relieront d'ici à peu de temps les principales villes de
la Régence; des travaux pour les plus importantes ont déjà
été mis en adjudication; 212 kilomètres de voies ferrées ont été
construits; les travaux de deux grands ports ont commencé.
Sur les principaux points, des écoles où les jeunes Arabes
apprennent le français, et le font avec un zèle qui a dépassé
toute attente, ont été ouvertes. Des tribunaux ont été institués,
le régime de la propriété foncière a été réglé. La dette a été
unifiée ; toute l'administration financière a été réformée
d'après les principes européens, les impôts ont été réduits, et,
malgré ces réductions et des réformes si nombreuses, il a été
possible de mettre à la charge du pays les frais de tous ces
nouveaux services organisés à la française et de tous les tra-
vaux publics. Phares, tribunaux, écoles, routes et ponts, la
Tunisie peut déjà payer tout cela et, malgré l'accroissement de
dépenses qui en résulte, garder un budget non seulement en
équilibre, mais en plus-value de recettes.
Nous ne croyons pas que la France, ni aucune autre puis-
sance ait fait, dans ce siècle, une conquête aussi facile et
aussi fructueuse. Notre pays peut en être fier. Nous devons en
être reconnaissants aux hommes qui l'ont préparée et à ceux
qui ont su l'effectuer : en particulier à M. Jules Ferry, tant
calomnié à cette occasion ; à M. Barthélemy Saint-Hilaire, son
ministre des Affaires étrangères ; à M. Roustan, le diplomate
courageux qui nous a ouvert la Tunisie; à M. Cambon, qui l'a
fait entrer dans la voie des réformes.
JACQUES TISSOT.
ALFRED RAMBAUD, LA FRANCE COLONIALE
LE SÉNÉGAL
ET LE SOUDAN FRANÇAIS 1

PARTIE HISTORIQUE

Jusqu'à l'arrivée de Faidherbe. — Les Français,


depuis le XIVe siècle, ont des établissements sur le fleuve
Sénégal.
Jusqu'en 1758, ces établissements furent la propriété des
compagnies privilégiées. Leur principal commerce était la
traite des noirs. Ils furent prospères sous le gouvernement
d'André Brüe.
De 1758 à 1779, le Sénégal resta entre les mains des Anglais.
A partir de cette époque la colonie fut administrée par des
gouverneurs nommés par le roi.
En 1809, le Sénégal tomba de nouveau au pouvoir des
Anglais. En 1817, il fut rendu à la France. La Méduse portait

1. La majeure partie du travail actuel a été rédigée dans les premières


éditions par M. le colonel Archinard (alors commandant).
Depuis lors il a passé trois années au Soudan en qualité de com-
mandant supérieur; il y a conquis le grade de colonel par les trois
brillantes campagnes qui seront exposées plus loin; après une année
remplie par la campagne de M. le colonel Humbert, M. Archinard va
repartir au Soudan pour y reprendre le commandement. Il ne lui a donc
pas été possible de remanier lui-même ce chapitre Sénégal et Soudan, où
d'ailleurs ses actions devaient occuper désormais une si grande place.
Nous avons dû procéder nous-même à cette revision en nous aidant de
206 LA FRANCE COLONIALE
les fonctionnaires et les troupes qui allaient reprendre le
Sénégal des mains des Anglais.
De 1817 à 1854, notre situation politique et commerciale
fut loin d'être brillante, et il faut l'attribuer, en grande partie,
au manque de suite dans la direction des affaires ; en effet,
pendant ces trente-quatre années, trente et un gouverneurs ou
chefs intérimaires se succédèrent à la tête de la colonie. Tout
fut tenté sans être poursuivi et, par conséquent, rien ne fut
réalisé.
Nos seuls établissements étaient alors : l'îlot de Gorée, la
ville de Saint-Louis, les trois postes de Richard-Toll, Dagana
et Bakel sur le Sénégal, et celui de Sedhiou sur la Cazamance.
De 1854 date une ère nouvelle pour la colonie. A la suite de
pétitions réitérées que les commerçants de Bordeaux et du
tous les documents possibles, y compris les rapports Archinard, et à la
suite d'entretiens avec des chefs militaires et administrateurs de notre
Soudan.
Ouvrages à consulter: Le P. Labat, Nouvelle relation de l'Afrique
occidentale, 1729. — Berlioux, André Brüe et les origines de la colonie fran-
çaise du Sénégal. — René Caillé, Voyage à Tombouclou, 2 vol., 1839. —
Barth, Voyages et découvertes en Afrique (édition française), 4 vol., 1863.—
Notice sur la colonie du Sénégal, par M. L. Faidherbe, colonel du génie,1839.
— L. Faidherbe, Avenir du Sahara et du Soudan, 1863. — Mage et Quintin
Voyage d Segou, 1867.
— Le capitaine Piétri, Les Français au Niger, 1880.
— Les Français au Sénégal, notice historique par M. Ancelle, capitaine
du génie, 1883. — Sénégal et Niger, la France dans l'Afrique occiden-
tale, 1879-1883, publication du ministère de la Marine, Paris, Chal-
lamel, 1884. — Lebrun-Renaud, Les possessions françaises dans l'Afrique
occidentale, 1885. — Annales sénégalaises de 1854 et 1885 (par le général
Faidherbe). — Notices coloniales, publiées à l'occasion de l'Exposition
d'Anvers, par le ministère de la Marine, Paris, 1885, et Notices coloniales
illustrées, publiées par les Colonies, 1890. — Le capitaine Ancelle, Les
explorations au Sénégal et dans les contrées voisines depuis l'antiquité
jusqu'à nous, 1886. — Le commandant Bois, Sénégal et Soudan, travaux
publics et chemins de fer, 1886. — De Lanessan, L'expansion colo-
niale de la France, 1886.— Bayol, Voyage en Sénégambie, 1888. —Paul
Soleillet, Voyage à Ségou, 1888. — Colonel Frey, Campagne dans le Haut-
Sénégal et le Haut-Niger, 1888.
— Le général Faidherbe, Le Sénégal, la
France dans l'Afrique occidentale, 1889.
— Le capitaine Péroz, Au Soudan
français, 1889. — Le commandant Gallieni, Mission d'exploration du Haul-
Niger, l'Ion, 1885, et Deux campagnes au Soudan français (1886-1888), 1891.
— Le lieutenant Caron, Voyage de la canonnière le Niger. — Le capitaine
Binger, Du Niger au golfe de Guinée par le pays de Kong et le Mossi,
2 vol., 1892. — Le colonel Archinard, Le Soudan français en 1889, 1890
et 1891; Rapport sur la campagne de 1890-1891. Imprimerie des journaux
officiels, 1891. — Le lieutenant de vaisseau Jaime, De Koulikoro à Tom-
bouclou, 1891.
— Alfred Rambaud, Sénégal et Soudan français (Revue des
Deux-Mondes, 1er oct, 1885) et Campagnes de 1890 et 1891 au Soudan,
(Revue Bleue, 4 et 11 octobre 1890, 26 décembre 1891, 9 janvier 1892).
LE SÉNÉGAL ET LE SOUDAN FRANÇAIS 207
Sénégal avaient adressées au gouvernement, le ministre de la
Marine élabora un programme de réformes énergiques à intro-
duire dans la colonie.

Gouvernement de Faidnerbe. — L'exécution de ce


programme fut confiée au commandant du génie Faidherbe,
nommé gouverneur du Sénégal et dépendances, le 16 décembre
1854, sur les désirs exprimés par les commerçants de la colo-
nie. La grande connaissance des affaires coloniales qu'il avait
acquise par de sérieuses études et par un séjour prolongé en
Algérie, à la Guadeloupe, au Sénégal même, où il venait de se
distinguer dans de récentes expéditions, le désignait pour ce
poste difficile. Il y resta, sauf une interruption, jusqu'en 1865.
Le nouveau gonverneur s'imposa comme première tâche
de délivrer les environs de Saint-Louis de la présence des
Maures de la rive droite, qui venaient piller les villages et les
caravanes jusqu'aux portes mêmes du chef-lieu, et qui tenaient
sous la terreur les petits États noirs de la rive gauche.
Pendant trois ans et demi, il leur fit une guerre acharnée
sans repos ni trêve. En quelque saison que ce fût, presque
chaque mois, une colonne expéditionnaire, la plupart du temps
conduite par le gouverneur, partait de Saint-Louis ou des
postes du fleuve. Il chassa les Maures du Oualo, du Cayor
et du Djolof.
Par une surveillance incessante, par la construction de pos-
tes fortifiés le long du fleuve, il les cantonna sur la rive droite.
Bientôt même il allait les combattre en plein Sahara, sur leur
propre territoire.
En 1858, les Maures, battus dans toutes les rencontres,
épuisés, ruinés, déposèrent les armes et conclurent avec la
France des traités qu'ils ont toujours respectés. Ils renoncèrent
à toutes les coutumes qu'ils exigeaient de nos négociants, sauf
un droit à percevoir sur les gommes originaires de leur pays,
et cette perception, comme le trafic même de ces gommes, ne
pouvait se faire que dans quelques-uns de nos postes fortifiés.
Après trente-quatre ans d'une paix profonde, ces conditions ont pu
être modifiées : d'une part, le trafic peut se faire partout où il
plaira aux Français ; d'autre part, les droits à percevoir sur
les gommes ont été convertis en un abonnement, somme fixe,
sorte de pension annuelle, que les chefs des postes militaires
versent par quartiers aux rois des tribus maures, si bien que
nos négociants n'ont plus aucun rapport avec ceux-ci.
Pendant que ces glorieuses expéditions assuraient notre
208 LA FRANCE COLONIALE
domination dans le bas fleuve, un marabout toucouleur,
originaire du Fouta sénégalais, El Hadj Omar, c'est-à-dire Omar
le Pèlerin, que les indigènes appellent Alagui, à son retour de
la Mecque, chercha à soulever contre nous le Fouta, le Boundou
et le Khasso, afin d'isoler les postes du fleuve du chef-lieu de
la colonie.
Le gouverneur, pour renforcer notre occupation dans le
haut fleuve, construisit le poste de Médine (1855), qui fut bien-
tôt attaqué par El Hadj Omar à la tête d'une armée de
20 000 hommes aguerris, fanatisés, enhardis par leurs succès
contre les noirs.
Le commandant du poste, le mulâtre Paul Holl, homme
énergique et intelligent, sut avec sa petite garnison composée
de 8 soldats blancs et 40 noirs, résister pendant quatre-vingt-
dix-sept jours à tous les assauts et toutes les attaques des
Toucouleurs, jusqu'au moment où le gouverneur Faidherbe,
accouru à son secours, après avoir dompté les rapides du
Sénégal en surchauffant les chaudières de ses bateaux à vapeur,
eut infligé une sanglante défaite à l'armée du prophète (1857).
Quelque temps après El Hadj Omar, renonçant définitive-
ment à la lutte contre les Français, s'enfonça dans l'est et alla
conquérir le royaume de Ségou, le Kaarta et d'autres États de
religion fétichiste et de race mandingue. Il y périt en 1865 :
assiégé dans Hamdallahi par les Bambaras insurgés, il s'assit
sur Un baril de poudre et l'un de ses derniers fidèles y mit le feu.
C'est le général Faidherbe qui a soumis au protectorat le
Dimar, le Toro, le Damga, le royaume de Saloum, la Casamance
et la Mellacorée. Il transforme en pays annexés les territoires
des villages de Dagana, Bakel, Sénoudébou, N'Diaga, Gaé, Refo,
Bokol et divers enclaves des environs de Saint-Louis.
Outre Médine, il construisit les nouveaux postes de Matam
dans le Damga, de Saldé, pour surveiller à la fois le pays des
Maures et le Fouta central, et de Joal, dans le Sine. A la suite
des troubles causés par Laot-Dior, le protectorat fut plus
solidement établi sur le Cayor, dont le damel (roi) dut céder le
N'Diambour et le Merinaguen et s'engager à protéger la
construction du chemin de fer de Dakar à Saint-Louis.
En 1859, l'état politique des contrées avoisinant le Sénégal
était relativement tranquille, et le gouverneur put faire explorer
les régions encore inconnues du Soudan occidental et du Sahara.

Mouvement d'expansion vers l'est. — Les princi-


pales explorations dans le Soudan avaient été jusqu'alors celles
LE SÉNÉCAL ET LE SOUDAN FRANÇAIS 209
de Compagnon (1762), de Rubault(1786), de l'Écossais Mungo-
Park (1795 et 1805), de Mollien (1818), de Beaufort (1824-1825),
de l'Anglais Laing (1826), de l'Écossais Clapperton (1827), dé
René Caillé, le premier des Européens qui ait réussi à pénétrer
dans Tombouctou (1828), de Raffenel (1846), de l'Allemand
Barth (1849-1854), de Mage (pour la première fois, 1860), du
sous-lieutenant indigène Alioun-Sal (1860), de Paul Soleillet
(1878-1879).
En 1860, le sous-lieutenant Lambert parcourut tout le
Fouta-Djallon et y passa des traités (son oeuvre fut reprise
plus tard par le Dr Bayol). En 1864, Mage et le Dr Quintin se
rendirent à Ségou, auprès du sultan Ahmadou, fils d'El-Hadj.
Voici les instructions que le gouverneur donna au lieutenant
de vaisseau Mage et qui formulent, avec une netteté remar-
quable, le programme de l'expansion vers l'est : « Votre
mission consiste à. explorer la ligne qui joint nos établisse-
ments du haut Sénégal avec le haut Niger et spécialement
avec Bammako, qui paraît le point le plus rapproché en aval
duquel le Niger ne présente peut-être plus d'obstacles sérieux
à la navigation. » Le gouverneur, précisant davantage sa
pensée, indiquait pour l'avenir l'établissement d'une ligne de
postes, espacés de trente lieues en trente lieues.
Pendant les onze années qui suivirent, de 1865 à 1876, les
projets d'expansion vers le Niger furent abandonnés. Durant
cette période, les gouverneurs eurent à lutter contre de nou-
veaux prophètes ; des territoires furent annexés à la colonie ;
des postes intermédiaires construits sur les rives du fleuve ou
dans le Cayor ; quelques comptoirs créés dans les Rivières du
Sud ; mais notre influence ne s'étendit pas au delà des limites
conquises pendant la période précédente.
En 1876, le colonel Brière de l'Isle, de l'infanterie de marine,
fut nommé gouverneur du Sénégal, et sous lui et ses succes-
seurs nous assistons à une vigoureuse reprise du mouvement
en avant.
En 1878, un acte de vigueur avait rétabli notre autorité,
fort compromise dans le haut fleuve par une longue période
d'inaction. Le village de Sabouciré, à quelques kilomètres en
amont de Médine, était peuplé de Toucouleurs obéissant aux
ordres du sultan de Ségou; ils arrêtaient nos caravanes et
étaient en hostilité avec nos alliés. Le village fut pris d'assaut
et les défenseurs en furent chassés,
En 1879, le gouvernement, entraîné par le courant d'opi-
nion qui, dans le pays et les deux Chambres, se manifestait en
FRANCE COLONIALE. 14
210 LA FRANCE COLONIALE
faveur d'une politique colonisatrice active, ordonna de faire
procéder aux travaux préliminaires nécessaires à la marche
vers le Niger. Cette marche elle-même ne devait être d'abord
qu'une expédition d'études en vue de l'établissement d'un
chemin de fer destiné à unir le Sénégal au Niger.
Cette même année, le fort de Bafoulabé fut fondé, à la
grande joie des Malinkés, qui attendaient notre installation
dans le pays avec impatience, comptant que nous leur appor-
terions la paix et la sécurité.
Une mission, composée de M. Gallieni, capitaine d'infan-
terie de marine, des lieutenants Vallière et Piétri et des docteurs
Tautain et Bayol, fut envoyée à Ahmadou, fils et successeur
d'El-Hadj-Omar, pour lui affirmer le caractère pacifique de
notre mission, et obtenir de lui les concessions nécessaires pour
l'exécution du projet de pénétration vers le Niger (fin de 1879).
En chemin, M. Gallieni fut attaqué près de Dio, par deux mille
Bambaras et perdit dix-sept hommes et tout son convoi
(11 mai 1880). Un ordre du sultan l'arrêta à Nango : il ne put
ni arriver à Ségou, ni voir Ahmadou ; il fut retenu pendant
près d'une année dans une sorte de captivité. Puis, à la nou-
velle des nouveaux succès des Français, le sultan s'effraya,
signa un traité dont le texte français (le texte arabe n'en disait
rien) reconnaissait le protectorat de la France sur le haut Niger
(10 mars 1881), et rendit la liberté à la mission.
La même année (1881), des traités conclus par le docteur
Bayol ont placé sous notre protection une partie du Fouta-
Djalon.

Les trois campagnes du colonel Borgnis-Dcs-


nordes (1880-1883). — Dans l'intervalle, le lieutenant-colonel
Borgnis-Desbordes, de l'artillerie de marine, prenait le com-
mandement d'une colonne expéditionnaire chargée de l'éta-
blissement d'un poste fortifié à Kita.
Il serait bien long de raconter toutes les difficultés qu'il
fallut vaincre pendant cette première campagne, 1880-1881,
de pénétration vers le Niger. Le vote tardif des crédits, la
baisse prématurée des eaux du fleuve, les maladies, l'insuffi-
sance de moyens de transport, faillirent plusieurs fois compro-
mettre le succès de l'entreprise. On vint à bout de tout cependant,
et au mois de mai, quand la colonne expéditionnaire reprit la
route de Saint-Louis, elle laissait à Kita un nouveau fort en
état de résister à toutes les attaques et une petite garnison
largement approvisionnée en vivres et en munitions.
LE SÉNÉGAL ET LE SOUDAN FRANÇAIS 211
Au mois de février, le commandant de la colonne avait
dû interrompre les travaux pour détruire dans le voisinage de
Kita un important village fortifié, Goubanko, colonie de pillards,
qui tenait toute la contrée sous la terreur et qui n'avait répondu
que par des défis à toutes nos tentatives de conciliation
(11 février 1881).
La seconde campagne, 1881-1882, s'ouvrit encore dans des
conditions difficiles, à cause de la terrible épidémie de fièvre
jaune qui sévit à Saint-Louis.
Durant les mois de novembre et décembre 1881, la colonne
expéditionnaire séjourna à Kayes, où elle coopéra activement
à la construction de locaux d'habitation, d'écuries et de maga-
sins pour les vivres et le matériel. On construisit à Badombé un
fortin pour jalonner la route de Bafoulabé à Kita. La construc-
tion des postes de Kita et Bafoulabé fut continuée et presque
achevée, mais on n'essaya pas d'aller s'installer définitivement
au delà de Kita.
Pour rassurer les populations amies que notre immobilité
inquiétait, pour intimider les Toucouleurs mal disposés, et
particulièrement ceux de Mourgoula, le commandant supérieur
du haut fleuve fit une reconnaissance armée au delà du Niger.
Elle était d'ailleurs rendue nécessaire par l'attitude de
Samory, l'almamy du Ouassoulou, qui assiégeait alors Kéniéra
et menaçait de nous fermer la vallée du Bakoy. De plus il
avait maltraité et emprisonné un officier indigène que lui avait
envoyé le commandant de Kita pour lui demander de ne pas
détruire Kéniéra.
Samory, surpris auprès de Kéniéra, prit la fuite, mais
malheureusement nous arrivions trop tard, car Kéniéra avait
déjà été pris et pillé et ses habitants massacrés.
Cette deuxième campagne avait eu pour résultats militaires
d'affermir notre protectorat de Bafoulabé à Kita, de nous
assurer l'amitié du pays de Gangaran que la colonne avait
traversé en se rendant à Kita, de faire subir un temps d'arrêt
aux progrès de Samory et de rassurer les populations du Manding
et de Niagassola.
Enfin, pendant la troisième campagne, 1882-1883, le colonel
Borgnis-Desbordes devait terminer l'oeuvre qu'il s'était engagé
à mener à bien. Le 16 décembre, la colonne atteignait Kita;
le 22, elle était devant Mourgoula, dont les chefs, Toucouleurs,
ministres d'Ahmadou, n'avaient cessé de nous être sourde-
ment hostiles. Le colonel les mit en demeure de quitter le pays,
ce qu'ils firent aussitôt. N'ayant plus rien à craindre de ce côté
212 LA FRANCE COLONIALE
sur les derrières de la colonne, il revint à Kita pour prendre la
route qui mène à Bammako par le Fouladougou et le Bélé-
dougou.
Les habitants de ce dernier pays, qui s'étaient rendus cou-
pables du pillage de la mission Galliéni, résolurent de nous
barrer le passage. Il fallut prendre d'assaut le grand village
de Daba (16 janvier), dont les défenseurs combattirent avec
courage. Sa destruction amena la soumission de tout le pays
et le 1er février, nous arrivions à Bammako, sur les bords du
Niger.
Les travaux du fort de Bammako commencèrent immédia-
tement, mais bientôt il fallut faire face à un nouvel ennemi.
Samory avait décidé de se rendre maître de Bammako.
Notre arrivée dans ce pays, en assurant l'indépendance de ses
habitants, renversait les desseins du prophète. Il envoya contre
nous son frère Fabou-Ibrahima. Nos convois furent attaqués,
notre ligne de ravitaillement coupée. Il fallut se battre, le 2 et
le 12 avril, au marigot de Oueyako, dans les environs mêmes
de Bammako.
Enfin, du 12 au 24 avril, Fabou, vaincu, fut poursuivi
jusqu'à Bankoumana, et quand la colonne se remit en marche
pour Kita, elle laissa la garnison de Bammako solidement
installée et débarrassée de ses dangereux voisins.
Pendant ces trois années, non seulement on avait édifié les
postes de Bafoulabé, Badombé, Kita et Bammako, mais on
avait travaillé à une route carrossable reliant tous ces postes
et établi une ligne télégraphique de Kayes à Bammako.
Le chemin de fer qui devait relier Kayes à Bafoulabé,
premier tronçon du chemin de fer qui doit relier le Sénégal au
Niger, avait été entrepris. Sa construction jusqu'à ce jour a
rencontré bien des difficultés provenant des hommes et des
choses. Les travaux n'ont pas marché pendant les premières
campagnes aussi rapidement qu'on l'avait pensé tout d'abord.
Ce n'est qu'en 1883-1884 que les chantiers, définitivement
constitués et en pleine activité, ont pu produire 35 kilomètres
de voie complètement terminée et pousser la plate-forme
jusqu'au kilomètre 110, c'est-à-dire tout près de Bafoulabé.
C'est alors, en décembre 1883, que la Chambre des députés,
contrairement aux votes émis précédemment, contrairement
à l'avis du Sénat, a cru devoir arrêter la construction de la
voie. Et cependant il est nécessaire, il est indispensabled'avoir,
de Kayes à Bammako, une voie permettant en toutes saisons
des communications rapides entre ces deux points.
LE SÉNÉGAL ET LE SOUDAN FRANÇAIS 213
Les campagnes du lieutenant-colonel Boilève et
du commandant Combes (1883-1885). — Les années 1884
et 1885 furent employées à continuer sur le haut Niger l'oeuvre
commencée.
En 1884, Ahmadou s'était établi à Nyamina ou Yamina,
une ville de la rive gauche du Niger, laissant le gouvernement
de sa capitale à son fils Madani. Bientôt il se retira dans le
Kaarta.
Le 19 octobre 1884, le capitaine Delanneau, descendant le
Niger, décida les gens de Nyamina à chasser la garnison
d'Ahmadou et à reconnaître notre protectorat. Nous nous rap-
prochions de Ségou.
Le commandant Combes conclut un traité de protectorat
avec le Bouré, une des régions aurifères du Soudan occidental.
Le poste de Koundou, entre Kita et Bammako, fut cons-
truit par M. Boilève; des ponts permanents furent jetés sur
quelques-uns des principaux cours d'eau qui barrent notre
route; une canonnière démontable en fer fut transportée sur le
Niger.
Le poste de Niagassola fut construit par le commandant
Combes pour tâcher de disputer à Samory les pays de la
rive gauche du Niger et couvrir Kita contre ses entreprises.
Samory fut battu, le 22 juin 1885, par le commandant Combes.
En 1884, un envoyé de Tombouctou, El-Hadj-Abd-el-Kader,
traversa nos possessions du Soudan et du Sénégal, s'embarqua
sur un paquebot des Messageries maritimes. Après une traversée
d'hiver très pénible, il arriva en France et, le 1er janvier 1885,
fut présenté au Président de la République. Il affirmait l'inten-
tion qu'avaient ses concitoyens d'entrer en rapports d'amitié et
de commerce avec nous et même d'accepter le protectorat.
Cette mission n'eut pas de résultat appréciable, car Tombouctou
est toujours divisé entre plusieurs partis.
La campagne du colonel Frey (1885-1886). — Au
mois de janvier 1886, Samory s'opposait encore, avec plusieurs
milliers d'hommes, retranchés à Sitacoto, entre Kita et Mour-
goula, au ravitaillement du poste de Niagassola par la colonne
du lieutenant-colonel Frey. Son armée fut mise en déroute
au marigot de Fatako-Djingo et, prise de panique, s'enfuit vers
le sud-est, sur les bords du Niger. Il demanda à signer un
traité avec nous, et le capitaine indigène Mabmadou-Racine, en
rapportant le traité, ramena comme gage de paix Karamokho,
l'un des fils de l'almamy.
Dans le Kaarta, Ahmadou, vainqueur de son frère Montaga,
214 LA FRANCE COLONIALE
qui s'était fait sauter dans Nioro, sa capitale, pour ne pas se
rendre, cherchait à nous créer de nouveaux embarras et
défendait aux populations de nous vendre leur bétail; mais il
n'osait risquer une guerre contre nous.
Plus près de Saint-Louis, un nouveau prophète, le marabout
sarakollé Mahmadou-Lamine, put envahir le Boundou, essaya
d'enlever Sénoudébou, surprit à Konguel une compagnie de
tirailleurs et lui tua dix hommes, ravagea le village de Bakel ;
malgré deux attaques furieuses, il échoua contre le fort (3 et
4 avril 1886). Ses bandes se dispersèrent devant la colonne Frey.
Les deux campagnes du colonel Gallieni (1886-
1888) 1. —Le colonel Gallieni, en prenant le commandement, eut,
comme il le raconte, « à se préoccuper des relations qu'il vou-
lait entamer avec les deux grands chefs du Soudan, Ahmadou
et Samory ». De plus il avait à combattre, au sud du fleuve
Sénégal, le prophète Mahmadou-Lamine et son fils Soybou. En
réalité, les deux campagnes furent tout entières dirigées contre
cet agitateur. Dans la première, ses bandes furent battues en
plusieurs rencontres, notamment à Soutouta, Saroudian,
Kaguibé; sa place forte de Diana fut occupée sans combat et dix-
sept de ses femmes, tombées entre nos mains, furent mariées à
dix-sept de nos tirailleurs sénégalais ; son fils Soybou fut passé
par les armes; les débris de ses bandes furent rejetés sur la
Gambie; les tribus qu'il avait soulevées firent une soumission
complète. Elles reconnurent le protectorat français. Dans la
seconde campagne, le prophète fut cerné dans le village de Tou-
bakouta, au nord du fleuve Gambie, à la limite des possessions
britanniques. Il s'y était entouré d'ouvrages relativement formi-
dables : quatre enceintes en palissades ou en murailles crénelées,
plus une ceinture de forts détachés. Mais à l'approche de la
colonne française, il sortit de la place, qui fut bombardée, battue
en brèche et enlevée d'assaut. Il reprit sa vie de fuyard infa-
tigable, tantôt recueilli dans les villages des noirs, tantôt
repoussé par eux à coups de fusil. Près de celui de N'Goga-
Soukota il fut attaqué avec fureur par notre allié, Moussa-
Molo, roi du Fouladougou. Dans ce combat, où succombèrent
ses derniers fidèles, il fut blessé à mort. Chargé sur une civière,
il expira en chemin. Sa tête fut apportée au colonel Gallieni.
Le résultat de cette campagne fut l'extension du protectorat

pour la partie historique, le travail rédigé par M. Archi-


1. Ici cesse,
nard. Nous l'avons continué surtout avec les livres et rapports des divers
commandants supérieurs du Soudan ou les récits des explorateurs.
LE SÉNÉGAL ET LE SOUDAN FRANÇAIS 215
français sur toutes les tribus du sud, au delà du Boundou,
jusqu'à la Gambie anglaise. Leurs chefs, réunis à Toubakouta,
signèrent les traités de protectorat le 14 décembre. « Le Soudan
français rejoignait ainsi nos possessions de la Cazamance et du
Saloum sur l'Atlantique, en même temps que s'ouvraient de
plus en plus devant nous les routes du Fouta-Djallon. »
Avec Ahmadou, M. Gallieni prit sa revanche de sa longue
captivité à Nango (1880) en faisant signer à Gouri par les
ambassadeurs du sultan le traité du 12 mai 1887 qui confirmait
et précisait le traité de 1881 : Ahmadou dut reconnaître formel-
lement le protectorat de la France sur ses États présents et à
venir, ainsi que la liberté de notre navigation et de notre com-
merce sur le Niger.
A Samory le colonel dépêchait l'énergique capitaine Péroz.
Celui-ci, avec une escorte de trente fusils et le prince royal
Karamokho, revenu de Paris, se rendit à Bissandougou, capitale
de l'almamy. Les discussions, à propos du protectorat français,
furent si vives que le capitaine, froissé d'un mot mal sonnant,
se décida, malgré le formidable appareil militaire dont s'en-
tourait Samory, à frapper un coup de vigueur. Il paraît devant
l'almamy avec ses deux officiers, un spahi portant un pavillon
tricolore, quatre autres spahis le sabre au poing. Il lui dicte les
termes du traité. « que le roi des Français 1 a ordonné de lui
faire signer » ; et lui déclare que s'il se permet encore une.
parole injurieuse, le capitaine déchirera le drapeau, en brisera la
hampe, en jettera les débris à ses pieds et qu'alors ce sera entre
la France et lui une guerre sans merci. Les sofas 2 agitaient
leurs armes et menaçaient de faire à la mission un mauvais
parti; mais Samory, intimidé, signait, huit jours après, le
traité du 25 mars 1887 : il nous cédait les territoires de la rive
gauche du Niger, jusqu'au confluent avec le Tinkisso, et recon-
naissait le protectorat français sur le reste de ses États. Sur ce
territoire s'éleva bientôt la forteresse française de Siguiri.
Le troisième objectif du colonel Gallieni, ce fut le Fouta-
Djallon, région montagneuse aux sources du Bafing, sorte
d'Helvétie du Soudan, d'une superficie d'environ 66 000 kilo-

1. Le roi des Français était alors M. Grévy.


2. Le sofa (le mot veut dire « père du cheval », palefrenier ou cava-
lier) est le soldat d'élite qui porte le pantalon. Au-dessous est le kourou-
sitigui, qui n'est soldat que momentanément, et le bilakoro, qui n'a que
le bila ou pagne, et qui, recruté parmi les jeunes prisonniers de guerre
peut devenir un jour sofa. — Dans l'armée d'Ahmadou il y a aussi des
sofas et, en outre, des talibés (peut-être de taleb, savant, disciple).
216 LA FRANCE COLONIALE
mètres avec quelque 600 000 habitants. Il forme une collection
de petits États plus ou moins confédérés entre eux. A la tête
de chacun sont des almamys. Les plus importants de ces chefs
résident à Timbo ou dans les villages de Sokotala, Fohé-Hadji,
Sokotoro, Fougoumba, etc. Pendant deux ans le colonel Gallieni
fit parcourir le pays soit par des missions diplomatiques,
soit par des détachements en armes, obtenant des chefs de
nouveaux traités de protectorat, les rappelant à l'exécution
de celui de 1881. Dans ces missions se distinguèrent le lieute-
nant Plat, le capitaine Audéoud, qu'escortait toute une compa-
gnie de tirailleurs, le capitaine Le Chatelier, aussi connu dans
le Soudan oriental que dans le Sahara d'Algérie; le capitaine
Quiquandon, les lieutenants Levasseur et Reichenberg, le
docteur Tautain, le docteur Fras. Celui-ci fit signer un nouveau
traité de protectorat sur le Fouta-Djallon, à Fougoumba, le
30 mars 1888. A la fin de la même année le protectorat fran-
çais fut également établi sur les Etats du roi Tiéba et du sultan
Aguibou. On reconnut avec soin les régions du Boundou, du
Fouladougou, de la Gambie, du Dinguiray. On recueillit sur ces
régions une masse de données géographiques, ethnographiques,
économiques.
Le protectorat fut établi sur l'État bambara de Sokolo (à
120 kilomètres sud-ouest de Tombouctou, et sur le pays des
Maures Embarek, au nord des États d'Ahmadou.

Les Français devant Tombouctou. — Le 1er juillet


1887, le commandant Caron commençait de Manambougou (en
aval de Bammako), avec la canonnière le Niger, son voyage sur
le grand fleuve. Il était accompagné d'El-Hadj-Abd-el-Kader,
revenu de Paris au Sénégal. D'abord il faisait flotter le drapeau
tricolore sous les murs de Ségou, la capitale d'Ahmadou. Il
reconnaissait les rives des Etats de Tidiani, neveu d'El-Hadj-
Omar et roi du Macina. Arrivé à Diafarabé, le commandant
lui adressait des lettres, essayait de nouer des négociations et
se rendait même à Bandiagara, sa capitale ; il ne put lui faire
signer un traité de protectorat et courut même quelque danger
d'être retenu prisonnier. Le sultan lui avait interdit de pour-
suivre sur Tombouctou ; naturellement on passa outre. Enfin
le 16 août 1887, — date qui restera mémorable dans l'histoire
de la conquête de l'Afrique, — il mouillait à Koriumé, presque
en vue de Kabara, le port de Tombouctou. Depuis René Caillé en
1821, aucun Français n'avait paru dans ces régions et c'était
la première fois qu'on y déployait notre pavillon.
LE SÉNÉGAL ET LE SOUDAN FRANÇAIS 217
On sut que Tombouctou était livré à l'anarchie : l'ancienne
djemâa, ou assemblée des marchands, n'existe plus depuis
deux ans. Rhiaïa, le chef de la ville, soutenu par les Touareg
du Sahara, l'avait dissoute. Lui-même était tombé sous la
dépendance de ces nomades, particulièrement des Touareg
Tademket, dont le chef Liouarlish, exploitait la ville et y
prélevait la dîme sur les droits de marché. Tidiani, paraît-il,
avait écrit à Liouarlish que la canonnière arrivait avec de
mauvaises intentions et qu'elle renfermait, dans ses soutes, des
briques et de la chaux pour construire un fort à Tombouctou.
Les Touareg, rassemblés sur le rivage, eurent une attitude
hostile et inquiétante. Le commandant prit toutes les précau-
tions pour éviter un guet-apens. Liouarlish fit savoir, le
23 août, qu'il ne voulait avoir aucune relation avec les blancs.
D'autre part, le combustible faisait défaut. On se borna donc à
relever la topographie du pays, et le 5 septembre on se retrou-
vait dans le lac Dhiboé, où l'on fut assailli par une violente
tornade. Le 6 octobre, on était de retour au mouillage de
Manambougou.
Les trois campagnes Archinard (1888-1891). —
Le commandant Archinard, successeur du colonel Gallieni,
employa sa première campagne à préparer les deux suivantes.
Il enleva la forteresse toucouleure de Koundian; Koundian,
avec Bafoulabé, achevait de couper toute communication
entre Nioro, où se trouvait alors Ahmadou, et le Dinguiray, où
commandait son frère Aguibou. Le commandant s'appliquait à
ramener à nous les Bambaras du Bélédougou ; à intimider les
Toucouleurs du Fouta-Djallon et du Dinguiray. Il imposait à
Samory un troisième traité de cession, qui lui enlevait les
territoires de la rive gauche du Niger au sud du Tankisso;
sur cette nouvelle conquête on édifia le fort de Kouroussa.
Enfin les canonnières le Niger et le Mage, sous le commandant
Jayme, allèrent de nouveau mouiller à Koriumé, dans les
eaux de Tombouctou.
Destruction de l'empire d'Ahmadou. — Ahmadou,
peu belliqueux de sa personne, laissait cependant ses sofas et
talibés insulter nos territoires anciens ou nouveaux. Ils venaient
piller jusque dans les environs de Kayes, résidence du comman-
dant supérieur du Soudan, et jusqu'à Médine. Le commandant
avertit à plusieurs reprises le sultan, lui offrant un règlement
à l'amiable des litiges de frontières. Ahmadou lui fit porter
une réponse qui peut se résumer ainsi : « Refus formel de
parler de frontières avec les Français, qui n'étaient dans le
218 LA FRANCE COLONIALE

pays que comme commerçants et non comme propriétaires du


sol; tout ce que nous occupions appartenait autrefois à son
père et par conséquent aujourd'hui à lui; récriminations au
sujet de la prise de Sabouciré en 1878, de l'occupation de
Kita en 1880, de la prise de Mourgoula en 1883, du traité
passé avec Nyamina en 1884, de la chute de Koundian
en 1889; accusation contre Mage et Gallieni qui auraient
falsifié et violé les traités. » La force seule pouvait mettre
Ahmadou à la raison. D'autre part, ses bandes de Toucouleurs
coupaient toutes les voies commerciales tant par terre que par
le Niger; au contraire, son empire détruit, les populations
indigènes et félichistes se rallieraient aisément à un gouverne-
ment libérateur.
Le 15 février 1890, les troupes, qui occupaient le camp de
Longtou sous Médine, se mirent en marche. Cette petite
armée, qui entreprenait la conquête d'un empire, se composait
de 742 combattants, dont 103 Européens, et de 574 non-com-
battants, dont 1 Européen. Les combattants comprenaient :
13 personnes de l'état-major, des services administratifs ou
sanitaires; 30 spahis sénégalais; 20 hommes de l'infanterie de
marine; 451 tirailleurs sénégalais; 135 anciens tirailleurs; des
soldats d'artillerie, tant noirs que blancs, desservant un mortier
de 15, 2 pièces de 95 de campagne, 2 pièces de 80 de montagne
et 4 pièces de 5 de montagne. A ces troupes régulières s'adjoi-
gnaient en qualité d'auxiliaires 338 cavaliers et 728 fantassins
bambaras, plus la petite armée de Mari-Diara, héritier des
anciens rois de Ségou, et enfin 818 porteurs indigènes.
En suivant la rive gauche du Niger, après quarante-quatre
jours de marche, on arriva le 6 avril 1890 en vue de Ségou-
Sikoro, la capitale d'Ahmadou. Située sur la rive droite, elle
présentait un imposant développement de murailles en pisé et
de tours. En l'absence d'Ahmadou, elle était gouvernée et
défendue par son fils Madani. La petite armée française ouvrit
une canonnade sur les tours et les remparts; protégée par son
artillerie, elle opéra le passage du fleuve. Les Somonos, ou
pêcheurs, qui habitent un village voisin, vinrent informer les
Français que Madani avait pris la fuite et que les portes
étaient ouvertes. On s'empressa d'occuper la ville, le diomfoutou
(château) d'El-Hadj-Omar, où était le Trésor, le diomfoutou
d'Ahmadou et celui de son fils Madani. On captura sans résis-
tance le harem d'Ahmadou. L'un de ses fils, âgé de douze ans,
le jeune Abdoulaye, fut ensuite envoyé à Paris. On inventoria
le Trésor, dont la réputation était grande dans tout le Soudan :
LE SÉNÉGAL ET LE SOUDAN FRANÇAIS 219

on y trouva en tout pour une valeur de 250 000 francs en


monnaies, lingots ou bijoux, plus quelques fusils rouillés et
trois vieux canons.
Cette conquête eut un prodigieux retentissement parmi les
populations bambaras ; elle exalta celles du Markadougou et
les rallia aux Français. Elle brisa le prestige des Toucouleurs,
démontra l'impuissance de leur roi-prophète Ahmadou, assura
la libre navigation du Niger jusqu'au Macina. Restait à orga-
niser la conquête. Le commandant remit le pouvoir à l'héritier
de l'ancienne dynastie bambara, le fama ou roi Mari-Diara; on
réserva seulement l'autonomie de Bodian, un de nos fidèles
alliés, qui reçut le petit État de Nango. Pour les surveiller l'un
et l'autre, un officier français fut installé à Ségou, à titre de
résident, avec 27 hommes et 3 canons. Peu de temps après,
Mari-Diara, ayant comploté, fut détrôné et remplacé par Bodian.
Le commandant marcha ensuite sur le tata d'Ouossébougou,
forteresse avancée d'Ahmadou, sur les limites du Kaarta et du
Bélédougou. Cette place, avec une enceinte en pisé, avait pour
réduit un diomfoutou. Elle était la place d'armes et le refuge
de bandes pillardes qui rançonnaient le pays d'alentour. Ce fut
en partie à la sollicitation des populations bambaras du Bélé-
dougou qu'on se résolut à la détruire. Comme on avait à tra-
verser un pays dévasté et privé d'eau, le commandant
n'amena que 302 réguliers, dont seulement 27 Européens, avec
2 pièces de 80 et 30 spahis indigènes. A ce faible effectif il faut
ajouter les auxiliairesbambaras fournis par les cantons voisins,
tous acharnés contre Ouossébougou, et comprenant 1 000 cava-
liers et 2 ou 3 000 fantassins. Le 25 avril, à 8 heures du matin,
on arriva en vue de la place. On mit les deux petits canons en
batterie à 400 mètres, puis à 300. Une brèche, puis une autre
sont pratiquées. Vers cinq heures, comme la journée était déjà
fort avancée, on forme la colonne d'assaut : en tète les anciens
tirailleurs, sous les lieutenants Levasseur et Alakamessa; puis
la masse des auxiliaires bambaras; en arrière et en soutien,
les tirailleurs du capitaine Launay. Le signal donné, les
anciens tirailleurs se jettent sur la brèche. Les assiégés oppo-
sent une résistance désespérée; chaque maison forme comme
une forteresse dans la forteresse ; tous les officiers et sous-
officiers européens sont tués ou blessés. Les auxiliaires bam-
baras hésitent, reculent, sont pris du panique; il faut faire
avancer la réserve; c'est-à-dire les tirailleurs Launay. Le jour
finit, et les réguliers passent la nuit sous les armes dans les
positions conquises.
220 LA FRANCE COLONIALE
faut recommencer le feu d'artillerie,
Au matin du 26 avril il
canonner le diomfoutou et les quartiers voisins. Les réguliers
ayant été fort éprouvés, la situation devenait critique, d'autant
plus qu'à une faible distance on signalait la présence d'une
armée de secours. Vers midi et demi, le commandant essaie
d'obtenir des auxiliaires un grand effort. Il réunit leurs chefs,
les harangue, leur reproche le manque de courage de la veille :
«
C'est pour vous que je suis venu ici, leur dit-il, pour vous
seul, car Ouossébougou ne gène pas les Français. Vous m'avez
dit que je n'aurais qu'un trou à faire avec nos canons et que
vous passeriez tous. J'en ai fait cinquante. Les blancs ont
passé la nuit dans le village... il est à moitié détruit... Voulez-
vous en finir?... Tout le monde dit que les Bambaras ne reculent
pas, et je le croyais. Autrement j'aurais amené cent tirailleurs
de plus, et tout serait fini depuis longtemps... Je croyais que
les Bambaras étaient braves et aimaient les batailles !... Cette
fois-ci je vais vous laisser aller seuls; je veux savoir au juste ce
que valent les Bambaras. »
La harangue produit un grand effet. Nos auxiliaires se
groupent par canton ; les chefs mettent pied à terre et renvoient
leurs chevaux, et c'est à qui se lancera le premier à l'assaut. Ils
vont rejoindre les réguliers acharnés à la prise des maisons. Des
Bambaras, les uns enfoncent la porte du diomfoutou, les autres
escaladent les murs et sautent dans les cours. Le chef des
assiégés, Bandiougou-Diara, un héros noir, couronne cette
défense à la Saragosse en se faisant sauter avec une partie du
château.
Pas un parmi les vaincus ne se rend : on en voit qui s'en-
ferment dans leurs maisons avec leurs familles et y mettent
le feu.
La prise d'Ouossébougou nous avait coûté 2 Européens
tués et 8 blessés, 13 tirailleurs tués et 74 blessés. Les pertes
de nos alliés furent considérables. On avait tiré 608 coups de
canon et, rien que dans les troupes régulières, 24 000 coups
de fusil. Fidèle à sa politique qui consistait à. substituer par-
tout les anciens chefs indigènes aux lieutenants d'Ahmadou,
le commandant rendit la place à son légitime possesseur,
le chef de canton du Digna.
Les Toucouleurs n'étaient point encore abattus d'un si
terrible échec. Leurs bandes harcelèrent dans sa retraite la
colonne française. Le train qui la ramenait à Kayes fut
attaqué à Talari, mais les soldats, sautant de wagon, leur
firent payer cher cette tentative (31 mai). Le capitaine Ruault
LE SÉNÉGAL ET LE SOUDAN FRANÇAIS 221

les poursuivit et leur livra, au gué de Kalé, un combat de nuit,


qui leur coûta 250 hommes, dont plusieurs chefs.
Par la prise de Ségou et d'Ouossébougou, le sultan voyait
ses États réduits au Kaarta, dont Nioro était la capitale. Pour l'y
resserrer plus étroitement, le commandant résolut d'enlever,
sur la frontière sud du Kaarta, la forteresse de Koniakary. Il
partit de Médine avec 475 réguliers, dont seulement 22 Euro-
péens, plus les contingents des tribus intéressées à la destruction
de ce repaire, au nombre de 1 300 guerriers.
En chemin, il battit les Ahmadistes au village de Fatalagui et
sur les bords du Krikou. Le 16 juin, il arriva devant Koniakary :
«
Cette forteresse, nous dit le commandant, aurait été difficile
à prendre, même avec nos canons. » Elle fut occupée sans coup
férir. Il la remit à Yamadou, roi du Khasso, dont les États se
trouvèrent ainsi affranchis des razzias toucouleures.
Cette seconde Campagne avait été brillante : Ahmadou avait
perdu sa capitale, une partie de sa famille et de ses trésors, les
plus vastes des provinces ; dans le Kaarta, il se trouvait resserré
entre les forteresses et pays de Koundiou, Badombé, Koniakary,
resserré plus étroitement encore par le soulèvement des popu-
lations bambaras et par l'hostilité ou les convoitises des Maures
sahariens.
Ahmadou, que ses derniers fidèles accusaient de couardise
parce qu'il n'avait paru sur aucun champ de bataille, ne savait
que décider. Il répétait : « S'en aller... oui... mais où aller?... »
Il réunit ses guerriers notables et leur dit : « Je ne suis plus
rien; j'ai perdu ma famille, j'ai perdu la maison de mon père...
hier, j'ai défendu aux griots de continuer à chanter mes
louanges et à m'appeler le Casseur de têtes. Je ne suis plus
qu'un musulman comme vous. Je ferai ce que vous déciderez. »
Ils décidèrent qu'on tâcherait de reprendre Koniakary,
défendu par une poignée d'hommes sous le lieutenant Valentin.
Ils employèrent d'abord divers sortilèges, puis donnèrent l'as-
saut : il échoua. Ils furent battus un peu plus tard par le com-
mandant Ruault au combat de Oualia (décembre 1890).
A ce moment, M. Archinard, qui était allé en France et en
était revenu avec le grade de lieutenant-colonel, reprit la
direction des opérations. L'objectif était la prise de Nioro. Il
réunit 155 Européens, 476 réguliers du Sénégal, 422 Soudanais
disciplinés à l'européenne. Les tribus du Roundou, du Khasso,
du Guémou, du Logo, du Kaméra lui offraient 10000 auxi-
liaires. Se défiant de leurs défaillances et de leurs habitudes
pillardes, il se contenta de 1 200 guerriers d'élite, sous leurs
222 LA FRANCE COLONIALE
almamys et leurs famas. En chemin il livra une série de com-
bats à Niogoméra, Korriga, etc. Ahmadou ne parut pas dans
ces engagements; il n'attendit même pas les Français dans
Nioro. La colonne y fit son entrée le 1er janvier 1891. Dans le
diomfoutou on ne trouva que. 300 ou 400 francs en espèces,
quelques armes ou bijoux, des fauteuils Louis XV avec des
bergères de Watteau, un lit de fer et un canapé; mais, en
revanche, beaucoup de poudre et d'approvisionnements en
mil, maïs, riz, arachides, fourrages. Le drapeau tricolore fut
hissé sur la forteresse. Quelques combats comme celui d'Youri
nous livrèrent 1 500 prisonniers.
Le sultan continuait à fuir : chaudement poursuivi par les
spahis du lieutenant Marchand, il dut faire un détour, se jeter
dans le désert, où il fut abandonné par beaucoup de ses fidèles
et dépouillé de ses dernières pièces d'or. Il arriva ainsi dans
le Macina, où il dut se confier à la dangereuse hospitalité de
son frère Mounirou, successeur de Tidiani, mort en 1888. La
destruction de l'empire musulman, fondé par El-Hadj-Omar,
était complète.
Presque partout le pouvoir fut rendu aux héritiers des
anciennes dynasties, de race bambara et de religion fétichiste.
Une dynastie du Kaarta régna dans Nioro, la fama de Khasso
dans Koniakary, une dynastie du Bélédougou sur Ouossébougou,
notre allié Bodian sur Ségou. Comme quelques tribus à l'est
du Niger refusaient de reconnaître Bodian, qu'une insurrec-
tion avait éclaté contre lui dans le canton de Baninko, il fallut
de nouveau recourir à la force. Un peu plus tard, l'ancien
royaume de Ségou, augmenté de quelques provinces au nord,
fut divisé en deux parties : Bodian conserva le Ségou méri-
dional; le Ségou septentrional fut érigé en un royaume
autonome avec Sansanding comme capitale. Sur ce dernier on
établit comme roi M. Mademba, un indigène sénégalais dévoué
à la France, imbu de nos idées, parlant à merveille notre langue,
ayant fait de bonnes études scientifiques, décoré de la, Légion
d'honneur pour ses services comme employé du télégraphe et
pour ses services militaires. Beaucoup des anciens sofas
d'Ahmadou s'enrôlèrent avec enthousiasme dans nos troupes
ou dans celles des rois nos alliés et firent ensuite bravement
leur devoir contre les insurgés du Baninko et contre Samory..
Les nouveaux États vassaux de la France restaient placés sous
la surveillance de deux résidents militaires, l'un à Ségou,
l'autre à Nioro.
Aux dernières nouvelles Ahmadou, soutenu par les Toucou-
LE SÉNÉGAL ET LE SOUDAN FRANÇAIS 223
leurs du Macina contre les deux autres partis, Peulhs et Man-
dingues, avait enlevé le pouvoir à son cousin Mounirou, l'avait
relégué dans un de ses villages, et s'était fait proclamer à
Bandiagara. Il faut s'attendre à le retrouver encore sur notre
chemin.

La guerre contre Samory.— Cette même année 1891,


le colonel Archinardtourna ses armes contre Samory. Cet
almamy, qui régnait à Bissandougou, avait, autour du pays
d'Ouassoulou, constitué un vaste empire qui confinait au Fouta-
Djallon, à la colonie anglaise de Sierra-Leone, à la république
nègre de Libéria, aux montagnes de Kong et aux États de Tiéba,
roi de Kénédougou. Il régnait sur 160 000 kilomètres carrés,
qu'il exploitait directement, et sur 140000 qui reconnaissaient
plus ou moins son autorité. Cet empire était un État brigand,
qui ne subsistait que par les razzias et les enlèvements d'es-
claves dans les villages incendiés.
Les récits du capitaine Binger, qui explora cette région,
expliquent comment elle était devenue presque déserte et
comment la population du pays qu'occupait sérieusement
Samory, était tombée de 2 millions à 280 000 âmes sur une
superficie de plus de 160 000 kilomètres carrés.
Samory échangeait ses captifs contre des boeufs, de l'or
et de l'ivoire, avec lesquels il achetait aux Anglais de Sierra-
Leone des chevaux, des armes, de la poudre. L'almamy, après
tant de luttes contre nous, comprenait fort bien que notre
domination et nos principes étaient incompatibles avec les
siens. Trois fois, il avait signé des traités reconnaissant notre
protectorat : en 1885 avec le capitaine indigène Mahmadou-
Racine, en 1885 avec le capitaine Péroz, en 1886 avec le com-
mandant Archinard; en trois fois, il nous avait abandonné tous
ses territoires de la rive gauche du Niger, où s'élevèrent suc-
cessivement les forteresses françaises de Niagassola, Siguiri,
Kouroussa. Il ne se résignait pas à ces pertes, laissait ses sofas
enlever des captifs sur les territoires cédés, travaillait en 1891
à soulever et coaliser contre nous Ahmadou, Aguibou et les
almamys du Fouta-Djallon.
Le 30 mars 1891 le colonel Archinard se mit en marche
avec 736 combattants, dont 63 Européens, refusant cette fois
tout concours des contingents irréguliers. Il passa le Niger à
Niantokoro et entra dans les États de l'almamy. Sa petite co-
lonne fut accueillie en libératrice par les populations indigènes ;
partout on venait au-devant d'elle avec des poules et des mou-
224 LA FRANCE COLONIALE
tons, avec des corbeilles de patates, de manioc, de dattes, de
noix de kola. Il fallait hâter la marche sous un soleil déjà
torride, car Samory se retirait devant nous, brûlant tout dans
sa retraite et forçant les populations à le suivre. On avait assuré
qu'il possédait une armée nombreuse et brave, beaucoup de
fusils à tir rapide. Cependant, nulle part il ne tint devant la
colonne, et ce que l'on ramassa sur le champ de bataille ce
furent surtout des fusils à tabatière, des fusils Gras, des chas-
sepots, des Lefaucheux, quelques-uns réparés par des forgerons
indigènes. Le 7 avril, on entra dans Kankan, capitale de la plus
riche province de Samory, juste à temps pour préserver cette
bourgade de l'incendie. On rassura les habitants et l'on fit
rentrer ceux qui avaient fui dans les bois. La poursuite con-
tinua. On livra deux combats, au Diamenko et à Kokouna
(8 avril). Avant ce dernier combat, Samory avait menacé les
sofas de leur faire couper le cou à tous s'ils n'étaient pas vain-
queurs. Ces deux victoires nous livrèrent Bissandougou : on y
entra le 9 avril. « Tout ce qu'on a dit de merveilleux sur le
palais de Samory est pure affaire d'imagination. » Cette métro-
pole fameuse n'est qu'un village de noirs. On acheva l'oeuvre
déjà commencée par les sofas en détruisant ce repaire, et l'on
revint sur Kankan, qui devint le chef-lieu de notre nouvelle
province. D'après les dires des prisonniers, si la saison, déjà
fort avancée, nous avait permis d'avancer encore, la plupart
des sofas de Samory l'auraient abandonné pour venir à
nous.
Le sultan Aguibou et le roi Mena. — Pendant ces
campagnes on fit une connaissance plus particulière du sultan
Aguibou et du roi Tiéba.
Le premier, frère d'Ahmadou, le haïssait et le craignait. Il
s'était rendu presque indépendant de lui dans sa forteresse et
son petit État de Dinguiray, peuplé de 10 à 15 000 habitants.
Il avait eu cependant avec son frère des relations suspectes.
Quoiqu'il s'intitulât volontiers « le lion dès lions, l'éléphant de
guerre, le premier parmi les vaillants », il avait toujours évité
de se risquer contre les Français. A peine s'il a une armée : au
lieutenant Maritz, placé auprès de lui comme résident, il avait
promis un contingent de 10 000 guerriers : il n'en put fournir
que 200, dont la moitié déserta au sortir de la ville. Le colonel
Archinard, jugeant qu'il n'était plus dangereux et qu'il pouvait
encore être utile, le fit venir à Kita et lui conféra une nouvelle
investiture de son royaume ; mais celui-ci n'en était pas moins
LE SÉNÉGAL ET LE SOUDAN FRANÇAIS 225
annexé au Soudan et le sultan n'était plus qu'un fonctionnaire
français.
Tiéba, roi du Kénédougou, a pour capitale le village de
Sikasso. Vendu comme esclave dans sa jeunesse, il a cependant
trouvé moyen de créer un État de 60 000 kilomètres carrés. Il
est, comme Samory, en guerre avec la plupart de ses voisins,
notamment avec les États du Mossi et avec Samory lui-même.
Dès le mois de mai 1890, le colonel Archinard lui avait envoyé
des armes et des munitions, plus une petite armée indigène
commandée par le fama Bodian, et enfin, avec une petite
escorte de spahis et de tirailleurs et un canon, le capitaine
Quiquandon. Celui-ci était chargé de le conseiller, au besoin de
le diriger dans ses opérations militaires, en un mot d'exercer à
son égard les droits et les devoirs du protectorat.
Ce prince attaqua les peuplades qui le séparaient des États
de Samory. Le village de Loutana se rendit, après qu'une
petite armée des gens de Kinian, envoyée à son secours, eut
été battue. Celui de Koulila fit une résistance désespérée et
succomba dans les horreurs d'une prise d'assaut. Le siège de
Kinian, qui avait 3,200 mètres d'enceinte, 4,000 habitants,
2,000 guerriers, et que défendait le vaillant noir Kouroumina,
dura du 17 octobre 1890 au 7 mars 1891. L'unique canon des
Français avait, dès le début, ouvert une brèche ; mais les gens
de Tiéba, au moment de la franchir, furent arrêtés par une
superstition : « Un village de roi ne se prend pas comme cela,
dirent-ils; on ne sait jamais ce qu'il y a dedans; Kouroumina
doit avoir de forts grigris. » Devant la brèche, ils se faisaient
tuer bêtement sans se décider à marcher. Il fallut transformer
le siège en blocus ; la famine dompta la résistance, mais Kou-
roumina et une poignée de braves réussirent à se faire jour. Le
siège n'en avait pas moins coûté aux vainqueurs 162 tués et
plus de 1 000 blessés : un seul Européen avait été blessé, le
lieutenant Spitzer.
Le roi Tiéba est très brave de sa personne ; au siège de
Loutana il a reçu sa dix-septième blessure. Sous Kinian, il
pointa lui-même notre unique canon et quand le premier obus
tomba au milieu du village « il eut une joie d'enfant ». Il a fait
des conquêtes, cassé des villages, entassé des ruines, mais il
est un peu plus humain que Samory. Quand un village est con-
quis, il se borne à en transplanter les habitants à Sikasso, qui
a, de cette façon, atteint une population de 7 à 8 000 âmes. Il
dédaigne le faste barbare des rois nègres, n'est point supersti-
tieux et ne se chargepoint d'amulettes. Son pays est relativement
FRANCE COLONIALE. 15
226 LA FRANCE COLONIALE
bien administré et prospère. Il disait au capitaine Quiquan-
don : « Tes conseils seront toujours suivis; si j'ai demandé au
colonel de m'envoyer des blancs, c'est pour apprendre d'eux
à être vraiment un grand roi. » Quand le capitaine prit congé
de lui le 25 mars 1891, il lui donna sa propre lance de guerre
et lui fit des adieux touchants : « Salue bien le colonel, lui dit-il;
salue les vieux bonshommes de France 1. »
lia campagne du colonel Humnert (1891-1892).
1891, les bandes de
Le 6 septembre et le 10 novembre

Samory s'étaient portées sur Kankan : il suffit de la petite gar-
nison pour les disperser. Le 23 novembre, le lieutenant-colonel
Humbert partit de Bafoulabé, et, le 1er janvier 1892, com-
mençait les opérations contre Samory. Le 9, un premier combat
se livrait à 12 kilomètres au sud de Sana, entre Kankan et Bis-
sandougou : l'ennemi laissa entre nos mains 60 fusils à tir
rapide, sans qu'un seul Européen eût été blessé. Continuant la
marche sur Bissandougou, on battait, le 11, le prince Kara-
mokho auprès du marigot de Sombéka et le même jour on arri-
vait devant la position de Diamenko, défendue par Samory en
personne Elle fut enlevée d'assaut. Le 12, on entrait à Bissan-
dougou : l'almamy avait évacué sa capitale et s'était retiré vers
le sud. Le 25, deux nouveaux combats, à la suite desquels on
occupait Sanankoro et Kérouané, à 80 kilomètres de Bissandou-
gou. Dans sa retraite, l'almamy continuait à incendier les vil-
lages. Les rapports n'en constatent pas moins que le pays est
un des plus fertiles du Soudan.
Samory se trouvait rejeté dans les régions montagneuses
du sud; il ne lui avait servi de rien d'avoir reçu par le com-
merce anglais des fusils à tir rapide, que devaient suivre des
canons-revolvers. Le colonel Humbert résolut de s'arrêter à
Sanankoro et d'y organiser les pays conquis, c'est-à-dire d'y
rétablir, sous notre protectorat, les anciennes dynasties dépos-
sédées et de leur fournir les moyens de résistance. Un moment
il espéra surprendre Samory dans la capitale du Toukouro 2,
rive gauche du Milo. La place fut enlevée d'assaut le 14 fé-
vrier 1892, beaucoup de sofas tués, sans autre perte pour nous
que 6 tirailleurs blessés ; mais Samory était encore une fois
parvenu à s'enfuir. Dans Toukouro, on trouva 70,000 cartou-
ches, 20,000 kilogrammes de poudre, des barres de sel, des

1. Le rapport du capitaine Quiquandon a été publié au Journal


officiel, numéros du 25 au 29 septembre 1892.
2. Le Toukouro avait été annexé en 1882 aux États de Samory.
LE SÉNÉGAL ET LE SOUDAN FRANÇAIS 227
dents d'éléphants. La petite armée française rentra le soir
même à Kérouané, puis revint par Sanankoro et Bissandou-
gou, battant plusieurs fois les bandes samorystes.
Les plus importants de ces combats furent celui du 10 mars
à Fabala, et du 14 mars au marigot de Bessé, où Samory com-
mandait en personne.
Cette magnifique campagne a été exécutée par une force
militaire qui ne comprenait pas plus de 140 Européens, 600 tirail-
leurs sénégalais, et quelques centaines d'auxiliaires.
Du 20 janvier au 14 mars 1892, elle n'a pas livré moins de
seize combats. Elle n'a perdu que 4 Européens et 30 indigènes.
Après le départ de la colonne Humbert, l'almamy essaya
d'inquiéter nos nouveaux postes de Sanankoro et Kérouane,
commandés par le capitaine Wintenberger. Il s'était posté à
Kabiadiambara, à 40 kilomètres de Kérouane. Le capitaine
résolut de l'y surprendre et de terminer la guerre par un coup
de main. Le 30 mars, il fit partir de nuit 110 hommes sous les
lieutenants Biétrix, Bunas et Laurent. Le village fut surpris,
mais Samory put encore s'échapper, essuyant trois coups de
feu. Ses sofas protégèrent sa fuite par une résistance déses-
pérée, qui coûta la vie à Biétrix et à 1 tirailleur. On eut en
outre 10 blessés. Les choses en sont là, et il faut encore au
moins une campagne pour réduire Samory.
La convention anglo-française du 5 août 1800. —
Pendant que s'accomplissaient au Soudan ces merveilleuses
campagnes, les plans d'extension indéfinie en Afrique étaient
compromis. Au moment où nous nous assurions la possession
du Niger supérieur, nous perdions définitivement le cours
inférieur du grand fleuve.
Les Anglais, qui avaient négligé le bas Niger depuis l'expé-
dition de Baillie (en 1856), y reparurent après 1870. Plusieurs
maisons anglaises s'y établirent, mais la concurrence qu'elles
s'y faisaient les menaçait d'une ruine commune. En 1879, elles
se fondirent en une seule société, l'United African Company.
Le terrain lui fut disputé, dès 1880, par la Société française de
l'Afrique équatoriale, fondée par le comte de Semellé 1, et la
Compagnie du Sénégal ; leurs agents remontèrent le bas Niger,
jusqu'aux cataractes et explorèrent son affluent la Bénoué. Elles
luttaient vaillamment contre les Anglais, ayant 32 comptoirs

1. H. Schirmer, La France et les voies de pénétration au Soudan, avec


carte, dans les Annales de Géographie du 15 octobre 1891. Paris, Armand
Colin.
228 LA FRANCE COLONIALE
contre 34, des vapeurs mieux construits et de nombreuses
marchandises. La Grande-Bretagne et le gouverneur anglais
de Lagos soutinrent énergiquement leurs nationaux; la France,
malgré les avertissements des hommes compétents 1, ne sut pas
faire les sacrifices nécessaires ; elle allait y perdre un empire.
En 1884, les deux Compagnies françaises, hors d'état de soute-
nir la concurrence, vendirent leurs comptoirs à la Compagnie
anglaise. Celle-ci se fit décerner en 1886 une charte royale, et,
dès le 18 octobre 1887, le gouvernement britannique notifiait
officiellement son protectorat « sur les territoires possédés par
la Compagnie royale du Niger ».
Lorsque l'Angleterre, après avoir réglé par la convention
du 1er juillet 1890 ses litiges africains avec l'Allemagne,
entra en arrangement avec nous, la situation se trouvait déjà
si défavorablement modifiée pour nous sur le bas Niger que
nous fûmes contraints d'abandonner une des meilleures régions
du Soudan. La convention anglo-française du 5 août 1890 règle
deux ordres de questions : questions de Madagascar et Zan-
zibar, sur lesquelles nous reviendrons plus loin 2; questions rela-
vives au Soudan. Sur ces dernières il faut citer la déclaration
anglaise : « Le gouvernement de Sa Majesté britannique recon-
naît la zone d'influence de la France au sud de ses possessions
méditerranéennes jusqu'à une ligue de Say, sur le Niger, à Bar-
rua, sur le lac Tchad, tracée de façon à comprendre dans
Ta zone d'action de la Compagnie du Niger tout ce qui appar-
tient équitablement au royaume de Sokoto, la ligne restant à
déterminer par des commissaires à désigner... Les commissaires
auront égalementpour mission de déterminer la zone d'influence
respective des deux pays dans la région qui s'étend à l'ouest
et au sud du moyen et du bas Niger. »
Ainsi nous laissions à l'Angleterre tout le pays situé entre
le Bornou et le Niger, c'est-à-dire le groupe de royaumes qu'on
appelle habituellement les États haoussas. Nous acceptions que,
sur le cours du grand fleuve, la limite de nos protectorats fût
marquée à Say (ou Saï), tandis que la limite naturelle des deux
influences rivales est aux cataractes de Boussa (Boussa, en
langue haoussa, veut dire cataractes), au point où le Niger cesse
d'être navigable. Ce qui est laissé à la France c'est d'abord le
Sahara méridional, un désert; au nord et à l'ouest du lac
Tchad, des régions inconnues, des steppes arides, un avant-

1. Voyez Ed. Viard, Au Bas Niger.


2. Voyez le chapitre sur Madagascar.
LE SÉNÉGAL ET LE SOUDAN FRANÇAIS 229
désert, Zinder, le Damerghou, le Maradé, le Gober ; enfin la
courbe du Niger de Tombouctou à Say, c'est-à-dire les rives
d'un fleuve pressé entre deux zones désertiques. La Compagnie
anglaise et son suzerain le gouvernement britannique appli-
quaient largement, comme on le voit, la théorie nouvelle de
l'hinterland, puisqu'ils revendiquaient, comme dépendances de
quelques comptoirs au delta du Niger et sur la Bénoué, tout
l'empire de Sokoto, le Noupé, le Bornou, avec Kouka sur le lac
Tchad. Ils ont allégué qu'ils s'étaient avancés jusqu'à Say
pendant que nous n'avancions que jusqu'à Tombouctou, et
qu'ils avaient déjà passé des traités avec le Sokoto. Ces alléga-
tions étaient dénuées de fondement : le 4 février 1889 l'émir
de Noupé, informé par les Allemands que les Anglais préten-
daient à un protectorat sur ses États, fit venir les deux agents
de la Compagnie britannique, W. Wallace et T. Robinson, leur fit
une scène terrible, qui mit leur vie même en danger, et leur
signifia qu'il n'avait jamais reconnu ce protectorat, qu'il avait
seul le droit de percevoir des douanes et que le commerce dans
ses États était ouvert à toutes les nations européennes. D'autre
part, le sultan de Sokoto déclarait à l'Allemand Standinger
qu'une ambassade anglaise était venue le voir et avait voulu
acquérir de la terre et qu'il avait « refusé net ». En 1889,
non seulement les Anglais n'avaient pas de poste à Say, mais
ils n'en occupaient pas un seul au nord du confluent avec la
Bénoué. Comment auraient-ils pu, avec 70 Européens civils ou
militaires et 500 mercenaires haoussas, dominer une si vaste
région dont ils n'avaient exploré qu'une si faible partie? Quelle
comparaison établir entre leurs quelques comptoirs précaires et
le puissant établissement militaire que nous avons sur le haut
Niger, tant de marches victorieuses, tant de traités réguliers,
surtout le consentement de tant de peuplades à notre protec-
torat? Les Anglais sont si peu sûrs de leurs droit qu'en
octobre 1890 ils ont fait obstacle aux explorations du lieute-
nant de vaisseau Mizon, et peut-être ne furent-ils pas étrangers
au guet-apens où il fut grièvement blessé par des indigènes.
C'est sur des affirmations aussi peu fondées, mais audacieu-
sement soutenues, qu'a été arrêtée la convention du 5 août.
On a pu dire qu'elle avait donné à la France le droit de « régler
la question,touareg », et lord Salisbury a pu égayer ses audi-
teurs britanniques en qualifiant d' « un peu légères » les terres
qu'il avait abandonnées aux Français : en réalité des sables 1. En
1.Schirmer, La France et les voies de pénétration au Soudan (dans
les Annales de Géographie, 15 octobre 1891).
230 LA FRANCE COLONIALE
4892, les agents de là Compagnie anglaise ont été expulsés du
Bornou. En mai de cette même année, ils ont dû faire campagne
contre les Egbas et les Jébus ou Yébous qui ruinaient le com-
merce britannique en interceptant les caravanes descendant de
Yoruba à Lagos.
Mission du capitaine Binger. — Ce cadre où la con-
vention de 1890 a circonscrit l'influence française est encore
très vaste. On a essayé de le remplir non seulement par des
conquêtes, mais par des explorations pacifiques ou armées. Les
unes sont parties de notre Soudan, les autres du bas Niger ou
du Congo. On trouvera plus loin l'exposé de ces dernières 1.
En 1887, le lieutenant (depuis capitaine) Binger était parti
de Bammako, accompagné seulement de deux serviteurs indi-
gènes et de quelques porteurs ou convoyeurs. Il était entré
dans les États de Samory, alors en paix avec nous. Samory le
fit retenir longtemps à Ouolosébougou, pendant que lui-même
était occupé au siège de Sikasso.
Samory finit par recevoir M. Binger à son camp sous
Sikasso. Il voulut l'empêcher de poursuivre son voyage ; le capi-
taine réussit à se dérober par une marche de nuit, passa le
Bagoé sur un pont de branchages, retrouvant partout sur son
chemin, dans toute la zone d'influence de l'almamy, les villages
dévastés et pleins de cadavres, les populations mourant de
faim et le pays désert. Il visita ensuite plusieurs régions, entre
autres celles du Niéniédougou, des M' Boing, des Karaboko. Il
entra dans Kong (10 février 1888), capitale du pays de Kong, une
importante ville de commerce, et y fat bien accueilli par le chef
de ce pays, Karamokho-Oulé-Ouattara. Puis il visita une partie
du Mossi : à Banéma, il fut l'hôte du futur roi des rois Bocary
ou Bakary; à Ouagaddougou, il fut reçu par le roi des rois
Sanoum, mais ne put obtenir de celui-ci ni la signature d'un
traité de protectorat, ni le droit de continuer au nord son
voyage, pour visiter Mani, le grand marché du Mossi, ou le
pays de Yatenga. Alors il traversa le Gourounsi, le Mampoursi,
le Dagomba, le Gondja, le pays des Diammou et Ligouy, les Etats
d'Ardjoumani, roi du Bondoukou. Il revient à Kong le 15 jan-
vier 1889. Il s'y retrouva avec un autre explorateur français,
Treich-Laplène, venu à sa rencontre de Grand-Bassam et qui
avait fait reconnaître le protectorat français par le roi du
Bondoukou (décembre 1888). M. Binger fit reconnaître le pro-
tectorat par les États de Kong (traité du 10 janvier 1889), par
1. Voyez ci-dessous, Ouest Africain.
LE SÉNÉGAL ET LE SOUDAN FRANÇAIS 231

ceux du Djimini (30 janvier) et par le royaume d'Anno. Puis,


par les bords de la rivière Comoé, soit à pied, soit en pirogue,
très éprouvé par la fatigue et les fièvres, il rejoignit avec ses
compagnons Grand-Bassam en mars 1890. Dans cet immense
parcours de 4 000 kilomètres, il n'avait rencontré que sur deux
ou trois points des tribus pillardes et hostiles ou des chefs mal-
veillants ; le plus souvent il avait trouvé des populations pai-
sibles, hospitalières, où il fut accueilli, secouru, soigné. Partout
il avait donné une grande idée du courage et de la puissance
des Français, fait constater la supériorité de nos produits sur
ceux de l'Angleterre et de l'Allemagne, noué des relations
d'hospitalité, de commerce et de politique. En outre, il rappor-
tait une masse énorme de renseignements sur la géographie, les
productions, les centres d'industrie et de commerce, l'histoire,
les langues. En un mot, il nous a révélé ces contrées qui
allaient entrer dans notre zone d'influence reconnue par l'Europe.
Le Dr Crozat dans le Mossi. — Le Dr Crozat, escorté
de deux tirailleurs, de deux spahis, d'un interprète et de
quelques porteurs, sortit de Sikasso, capitale du roi Tiéba,
le 1er août 1890.
Les instructions que lui avait remises le capitaine Qui-
quandon lui prescrivaient de se rendre auprès du souverain du
Mossi, afin de nouer avec lui des relations amicales, et, sur sa
route, de chercher à établir ou consolider notre influence auprès
des chefs indigènes : enfin de recueillir des renseignements de
tout ordre. Il traversa les tribus des Sénophos, Sambélaws, Tousia,
Bobo, qui paraissent aborigènes et qui sont subordonnées à une
aristocratie conquérante, à des Bambaras et à des Marckas et
traités par eux en captifs, sauf qu'on ne les vend pas. Ces indi-
gènes sont misérables et vont à peu près nus. Les principales
difficultés que rencontra l'explorateur lui vinrent de la classe
conquérante : marabouts, almamys ou chefs, sofas ou guerriers,
diulas ou marchands : non parce qu'ils sont musulmans, mais
parce qu'ils sont très hostiles au roi Tiéba et que quiconque venait
de son pays leur semblait suspect. « A peu près nulle part,
nous dit M. Crozat, je ne suis arrivé en ami. mais à peu près
de partout j'ai eu la bonne fortune de partir en ami. »
Il parvint enfin dans le pays mossi. Les Mossis, tout aussi
nus et misérables que leurs voisins de l'Ouest, sont également
soumis à une race conquérante. Le premier naba ou roi du
Mossi, d'après la légende, aurait eu 333 fils; en conséquence le
pays serait partagé en 333 royaumes. Au-dessus de tous s'élève
232 LA FRANCE COLONIALE
le naba-ouho, « éléphant des rois », roi des rois, qui trône dans
Ouagaddougou.
Le naba-ouho était alors ce même Bocary que M. Binger
avait connu simple naba, et par lequel il avait été cordialement
accueilli. Il se montra moins familier avec le docteur. Le roi
des rois du Mossi, quoiqu'il n'ait pour ainsi dire pas d'armée,
est assez redouté pour que le pays, de mémoire d'homme,
n'ait jamais été envahi; les indigènes croient qu'il possède des
grigris redoutables dont la vertu magique disperserait les
envahisseurs. Ce prestige ne se maintient qu'à l'aide d'une
étiquette fort rigoureuse, qui tint d'abord M. Crozat à distance.
Il ne reçut qu'une audience très courte, le 19 septembre, en
présence des courtisans prosternés devant leur prince. Il ne
put que remettre ses présents; il lui fut impossible de parler
affaires. Il sut cependant que le prince était enchanté des
cadeaux, surtout de certain manteau rouge et d'un sac d'écus.
Les marabouts, d'accord avec les féticheurs, travaillaient
l'esprit du roi : ils lui rappelaient que les blancs jettent des
sorts et que son oncle et prédécesseur était mort peu de temps
après la visite du capitaine Binger. Ils invoquaient des raisons
politiques : « Les blancs procèdent toujours de même; il en
vient un d'abord, et si celui-ci est bien accueilli, ils arrivent en
foule ; et où ils sont installés il n'y a plus de chefs noirs : ce
sent eux qui commandent. » Ils faisaient remarquer qu'il n'avait
pas plu depuis l'arrivée du docteur. « Si tu peux faire pleuvoir,
disait à M. Crozat la princesse royale Baouré, qu'il avait inté-
ressée au succès de sa mission, tu feras bien de le faire. » Une
seconde audience fut aussi brève : le roi était couvert de gri-
gris et d'amulettes, et un féticheur, placé tout près de l'envoyé,
ne cessait d'en agiter. Le 29 septembre eut lieu l'audience de
congé, et le jour même un émissaire du roi vint dire au docteur :
«
Le naba déclare faire alliance et amitié avec les Français. Ta
venue à Ouagaddougou lui a fait plaisir. Avec plaisir également
il verra d'autres Français venir ici, à condition qu'ils ne soient
pas trop nombreux... De même le naba enverra des gens du
Mossi dans vos possessions... Surtout n'oublie pas que le naba
aime beaucoup l'argent. » Ce fut sous cette forme un peu
sommaire, mais parfaitement valable au point de vue du droit
international européen en Afrique, que fut conclu le traité
d'amitié, d'alliance et de commerce entre la République fran-
çaise et le roi des rois du Mossi.
Par ce traité nous touchons presque à la limite que la con-
vention anglo-française de 1890 a fixée de ce côté à notre zone
LE SÉNÉGAL ET LE SOUDAN FRANÇAIS 233
d'influence. En effet, le Mossi confine presque au Niger et se
trouve à la hauteur de Say. Le Dr Crozat rentrait à Sikasso le
20 novembre, après avoir parcouru 1 470 kilomètres, tant à
l'aller qu'au retour 1.
Autres missions au Soudan français. — Le capitaine
Monteil a été chargé d'une autre mission, qui, par Souro, qu'il
atteignit le 2 mars 1891, puis par Bobo-Dioulasso et Ouagad-
dougou, devait le conduire à Say sur le Niger 2. — En 1891,
M. de Beckmann a été chargé d'une nouvelle mission dans le
Fouta-Djallon ; le commandant Marmier a commencé les études
pour le prolongement de la voie ferrée de Bafoulabé à Bam-
mako; le Dr Rançon a été chargé d'une mission d'exploration
scientifique entre le Sénégal et la Gambie; le capitaine Ménard,
d'une exploration dans la boucle du Niger, mais il fut tué
le 4 février 1892, près de Séguéla, forteresse samoryste 3, au
moment où, de concert avec le roi Fakqurou-Denba, il faisait
le siège de cette place.
Résultats généraux. — Les campagnes, négociations et
missions au Soudan, dans les trois dernières années, ont eu pour
résultats : 1° de réduire les deux grands obstacles à l'extension
de notre influence, l'empire d'Ahmadou et celui de Samory;
2° de nous mettre en contact direct, en ces régions, avec les
populations opprimées par eux et qui nous ont accueillis en
libérateurs, se soumettant volontiers à une autorité humaine et
bienfaisante ; 3° de porter la superficie du Soudan français
d'environ 200 000 kilomètres carrés à 330 000 ; 4° d'annexer
les États d'Aguibou, d'affermir notre protectorat sur ceux de
Tiéba et sur le Fouta-Djallon, de l'établir sur le pays de Kong
et à la rigueur sur le Mossi; 3° de relier directement le Sénégal,
les Rivières du Sud, le Soudan français à nos possessions de
la côte de Guinée; 6° de réduire les colonies anglaises de la
Gambie et de Sierra-Leone, ainsi que la Guinée portugaise, le
Togo allemand, et la république de Libéria à la situation d'États
côtiers sans prétention à un hinterland. Il est vrai que les
Anglais ont pris leur revanche sur le bas Niger.
1. Lerapport du Dr Crozat a été publié au Journal officiel dans les
numéros du 5 au 9 octobre 1891.
2. Voyez au chapitre Ouest Africain le résultat de celte mission à Say
et au delà du Niger.
3. Non loin de Sanankoro.
PARTIE GÉOGRAPHIQUE1

CHAPITRE PREMIER

GÉOGRAPHIE GÉNÉRALE DU SÉNÉGAL ET DU SOUDAN FRANÇAIS

De France au Sénégal. — Huit jours suffisent pour se


rendre de Bordeaux à Dakar, situé entre le 14e et le 15e degré
de latitude nord 1.
Depuis le 22e degré, la côte qu'il faut longer, avec Arguin
et Portendik, est française.
Un peu au sud du cap Blanc, on passe devant le banc
d'Arguin, où se perdit la Méduse en 1817, et où la mer est
tellement poissonneuse que, pendant un jour ou deux, on ne
cesse de voir d'immenses troupes de gros poissons fuir devant
le paquebot en bondissant à la surface.
Bientôt on dépasse Saint-Louis, on double le cap Vert et
l'on mouille dans la magnifique rade de Dakar.
Le littoral : Dakar, Corée, Rufisque. — Dakar a
été fondé en 1863. C'est un excellent port qui possède deux
belles jetées, dont l'une a 600 mètres de longueur par 9 de
profondeur. Malheureusement, le développement des quais est
encore peu étendu; les dépôts considérables de charbon où
viennent s'approvisionner les steamers, les établissements de
l'Etat et ceux des Messageries maritimes en prennent la plus
grande partie. Aussi, quand la petite île de Gorée, entièrement
couverte de maisons et de magasins, fut devenue insuffisante,
le commerce n'a pas pu venir s'installer à Dakar (6 000 âmes).
Quelques négociants sont allés s'établir à Rufisque, où un
comptoir était établi depuis de longues années. Le mouvement
fut suivi, Rufisque a pris une importance toujours croissante
et est aujourd'hui un des principaux centres commerciaux du
1. Ici reprend le travail original de M. Archinard.
236 LA FRANCE COLONIALE
Sénégal. L'avenir de Dakar — le seul port sur toute la côte
occidentale d'Afrique, du Maroc au cap de Bonne-Espérance,
qui mérite vraiment ce nom — est de devenir un port de ravi-
taillement pour tous les navires au long cours faisant route
d'Europe vers le sud de l'Afrique ou de l'Amérique ou inver-
sement. L'eau douce, captée dans les dunes, y abonde et est'
excellente, et quand les moyens mécaniques seront suffisants,
quand les chargements et les déchargements pourront se faire
avec rapidité, les bâtiments qui relâchent encore aujourd'hui
à Saint-Vincent viendront à Dakar.
Rufisque, au contraire, ne sera jamais véritablement un
port; mais c'est le centre commercial presque obligé pour tout
le trafic du Cayor. On pourrait y amener l'eau douce de diverses
sources des environs; actuellement, la ville s'alimente à une
série de puits situés dans un nyaye, espèce de lac desséché où
poussent des palmiers d'eau et qui touche à la ville.
Les Rivières du Sud. — Tout le long de la côte fran-
çaise, depuis le cap Blanc jusqu'au cap Vert,
le Sénégal seul
vient apporter ses eaux à la mer. C'est le plus important des
fleuves de la côte occidentale africaine après le Niger.
Au sud de Dakar, au contraire, en continuant à suivre le
rivage, on trouve de nombreux cours d'eau, sur les bords
desquels nous avons des postes ou des comptoirs.
Ce sont d'abord les postes de Joal et Portudal, sur le bord
de la mer, qui, avec ceux de Bout et Thiès, un peu dans l'inté-
rieur, servent à assurer la tranquillité chez les populations
remuantes des Sérères. Puis l'embouchure du Saloum avec le
poste de Kaolak, où, en octobre 1862, le sergent Burg, avec
douze soldats d'infanterie de marine, résista héroïquement à
plusieurs milliers d'assaillants conduits par Maba. Le prophète
du Fouta, qui cherchait à conquérir le pays, dut se retirer en
laissant plus de trois cents cadavres sur le terrain.
Vers le sud, après avoir dépassé l'embouchure de la Gambie
avec la ville anglaise de Sainte-Marie-de-Bathurst, on rencontre
la Cazamance avec le poste français de Carabane et la jolie
petite ville de Sedhiou.
Viennent ensuite les embouchures du Bio Cachas, du Rio
Géba, du Rio Grande et du Rio Çassini, aux Portugais. Puis on
retrouve des rivières et des établissements français :
Le Rio Compani;
Le Rio Nunez avec le poste de Boké ;
Le Rio Pungo, avec l'établissement de Boffa;
LE SÉNÉGAL ET LE SOUDAN FRANÇAIS 237
La Mellacorée, aux rives autrefois couvertes de bois de teck,
avec le poste de Benty, notre poste du Sénégal le plus au sud.
Outre les peuplades propres à ces régions, Baogs, Nalous,
Landoumas, Feloupes, Bagnouns, Balantes, on y trouve aussi
des Ouolofs, Sarrakolés, Toucouleurs et Mandingues.
Par le traité du 24 décembre 1885, l'Allemagne a renoncé à
ses prétentions sur le Koba et le Kabitaï, entre le Rio Nunez et
la Mellacorée, en échange de Porto-Seguro et Petit-Popo sur la
côte de Guinée.
Par le traité du 12 mai 1886 avec le Portugal, nous lui
avons cédé le Rio Cassini en échange du Rio Compani, d'enclaves
sur le Rio Nunez et de la reconnaissance de notre protectorat
sur le Fouta-Djallon.
Par les traités du 10 août 1889 et du 26 juin 1891 avec l'An-
gleterre, celle-ci a obtenu des rectifications de frontières, assez
désavantageuses pour nous, du côté de ses possessions de la
Gambie et de Sierra-Leone. Elles nous laissent le Tamisso1.
En 1892, les Anglais de Sierra-Leone ont eu fort à faire avec
les populations mandingues placées ainsi sous leur autorité.
Dans une rencontre auprès de Tambi, ils eurent 5 officiers
blessés, 20 hommes tués, blessés ou prisonniers. Deux canons
tombèrent aux mains des insurgés. Ceux-ci s'adressèrent au
gouverneur de la Guinée française, M. Ballay, lui envoyèrent
les deux canons et lui demandèrent à se placer sous le pro-
tectorat de la France ; mais M. Ballay dut respecter les traités
de délimitation et fit rendre les canons aux gouverneurs de
Sierra-Leone.
Un peu avant la rivière de Sierra-Leone, on rencontre les
Scarcies, rivières anglaises dont les sources sont voisines de
celles du Niger; aussi est-ce par les Scarcies que les Anglais
avaient cherché à pénétrer dans l'intérieur du pays arrosé par
le grand fleuve du Soudan.
Par le décret présidentiel du 15 décembre 1891, toutes nos
Rivières du Sud ont été distraites du gouvernement du
Sénégal pour être rattachées, ainsi que le Fouta-Djallon, au
nouveau gouvernement de Guinée française 2.
La superficie des Rivières du Sud est d'environ 24000 kilo-
mètres carrés.

1. On trouvera le texte des traités franco-portugais et anglo-français


dans les Colonies française, notices illustrées, publiées par ordre du
sous-secrétaire d'État des colonies, 1890, tome V, p. 54 et s.
2. Voir ci-dessous, Guinée française. — En ce moment (août 1892) il
est question de revenir sur ce décret et de rendre les Rivières au Sénégal.
238 LA FRANCE COLONIALE

Du Sénégal au Niger. — Nous autres Français, nous


avons cherché aussi à pénétrer dans laboucle du Niger,
pour en détourner le commerce à notre profit, pour assurer de
nouveaux débouchés à notre industrie et pour continuer à
nous seuls l'oeuvre commencée de concert avec l'Angleterre :
l'abolition de la traite des noirs et l'abolition de l'esclavage.
Plus heureux que nos voisins d'outre-Manche, nous avions
à suivre une route plus praticable que celle des Scarcies ou
celle de l'embouchure même du Niger.
C'est cette ligne de pénétration vers l'intérieur que nous
allons rapidement faire suivre maintenant au lecteur, lui
faisant traverser ainsi de l'ouest à l'est tous les pays qui, avec
ceux dont nous venons, de parler, forment notre colonie du
Sénégal et celle du Soudan.
Pour se rendre de Dakar à Saint-Louis, avant l'achèvement
de la voie ferrée Dakar-Bufisque-Saint-Louis, longue de
263 kilomètres, il fallait reprendre la mer sur un petit vapeur
de la colonie faisant régulièrement le service, si l'on voulait
éviter le parcours de cinquante lieues, assez pénible même à
cheval, le long des côtes sablonneuses du Cayor.
te fleuve Sénégal. — 1° La barre du Sénégal. —
La ceinture de brisants qui enserre toute la côte occidentale de
l'Afrique, et qui n'est interrompue que de loin en loin, comme
en face de Dakar, pour donner accès dans quelques rades ou
quelques ports, forme à l'embouchure du Sénégal une barre
qui en rend l'entrée souvent impossible pour les bateaux d'un
certain tonnage.
La réputation de cette barre est des plus mauvaises, et les
voyageurs impatients qui ont préféré au mal de mer et à quel-
que temps d'attente en face de l'embouchure du fleuve les
péripéties d'un petit voyage en pirogue au milieu des vagues
qui grondent et déferlent, racontent avec complaisance que le
gouverneur ou plutôt le directeur de la Compagnie du Sénégal,
de Richebour, s'est noyé en la passant; mais cet accident eu
a
lieu en 1712, et depuis, grâce à l'habileté des pilotes et du per-
sonnel du capitaine de la barre, elle a fait peu de victimes 1.
2° Le bas fleuve. — Jusqu'à Saint-Louis le paysage est
triste.
Sur la rive droite, une mince langue de sable, de 150 mètres
de largeur, sépare seule le fleuve de la mer..
1. Bouquet de la Grye, Étude sur la barre du Sénégal.
LE SÉNÉGAL ET LE SOUDAN FRANÇAIS 239
Sur la rive gauche, également basse et sablonneuse, on ne
voit que peu de végétation, à peine quelques herbes, quelques
palmiers penchés par le vent, quelques établissements pour la
dissémination des Européens en cas d'épidémie à Saint-Louis,
quelques magasins construits par des négociants de cette ville.
Des bandes de pélicans pêchent dans les marais ou sur les
bords du fleuve; le soir, les chacals font entendre leurs aboie-
ments prolongés et les hyènes leurs hurlements lugubres.
Le Sénégal, si beau et si riche en certains endroits, semble
tout d'abord vouloir se dérober à la curiosité des nouveaux
arrivants, comme les chefs de quelques-uns de ses beaux
villages inhospitaliers qui vous répondent, après avoir fait
cacher leurs nombreux troupeaux et leurs provisions : « Je
n'ai rien à offrir, rien à vendre; le pays est pauvre ; retirez-
nous; laissez-nous vivre dans notre vieille sauvagerie. »
Saint-Louis. — Saint-Louis, dans une île à 16 kilomètres
de l'embouchure du Sénégal, est une belle ville d'environ.
25 000 habitants, dont près de 1 500 Européens ou issus
d'Européens, sans y comprendre la garnison et les divers élé-
ments formant la population flottante.
Les rues sont régulièrement tracées; les chaussées, qui
n'étaient tout dernièrement encore faites que de sable dans
lequel on marchait difficilement en saison sèche et qui se trans-
formait en bourbier pendant la saison des pluies, ont été
refaites en béton pour une partie. Les maisons, généralement
en maçonnerie de briques, à terrasses, et la plupart à galeries,
sont spacieuses et confortables. Les édifices publics sont suffi-
sants et quelques-uns, comme l'hôpital et la cathédrale, sont
fort beaux.
L'un des faubourgs de Saint-Louis, Guet-N'dar, est sur le
bord de la mer. On y arrive par un beau pont jeté sur le
petit bras du Sénégal et par une belle route bordée de cocotiers.
De l'autre côté de l'île, Saint-Louis communique avec son
faubourg Bouetville par le pont Faidherbe, jeté sur le grand
bras du fleuve.
La ville n'est pas fortifiée, mais sa position la rend presque
inattaquable.
3° Le moyen Sénégal. — En remontant le fleuve à
partir de Saint-Louis, l'aspect du pays se modifie, les berges
s'élèvent, la végétation devient plus puissante, des terrains
cultivés bordent les rives ; et dans la saison sèche, alors que
le fleuve a peu d'eau, on voyage souvent entre de véritables
240 LA FRANCE COLONIALE
falaises de terre végétale, de 10 ou 15 mètres de hauteur,
toutes percées par endroit d'une infinité de petits trous circu-
laires, se touchant les uns les autres, et dans lesquels les
guêpiers roses font leurs nids.
Parfois ces falaises de terre font place à des rochers. Le
fleuve souvent alors est resserré ; souvent aussi il y a là un
barrage que les indigènes utilisent pour la pêche en le com-
plétant par des clayonnages et des filets entre lesquels ils ne
laissent qu'un étroit passage, tout juste suffisant pour les
petits bateaux, seuls capables, pendant la saison sèche, de
dépasser le barrage de Mafou.
Pendant cette saison, de grandes plages de sable sont à
découvert ; des Maures viennent y établir leurs campements.
On y voit des bandes de canards, de grandes grues, de mara-
bouts, d'aigrettes blanches. Des oiseaux de toute espèce s'y
ébattent ou s'y promènent gravement. Les hippopotames et
les crocodiles, qui, pendant la saison des hautes eaux, se
tiennent de préférence dans les marigots et les marais, revien-
nent dans le fleuve et y abondent.
Sur les rives, les grands arbres se montrent de loin en loin,
quelquefois de véritables forêts ; mais le plus souvent les
arbres sont tortueux et de chétive apparence, soumis qu'ils
sont tous les ans aux terribles incendies qu'allument les indi-
gènes, tant pour défricher que pour débarrasser les abords de
leurs villages des hautes herbes où l'ennemi ou le voleur
pourrait se cacher.
De temps en temps, des biches ou des sangliers viennent
boire ; une troupe de singes saute dans les arbres ; un lion se
laisse voir ; un oiseau aquatique, l'anhinga, traverse le fleuve,
ne laissant hors de l'eau que son long cou, si bien qu'on le
prendrait pour un serpent ; une gueule tapée (espèce de gros
lézard, le varan du Nil), effrayée, se précipite dans le fleuve
et disparaît ; ou bien ce sont d'immenses troupeaux qui se
pressent à l'abreuvoir.
Un peu plus loin, des diulas, qui viennent de vendre leurs
gommes à l'un de nos comptoirs, retraversent un gué du fleuve,
chargent de nos cotonnades leurs chameaux et leurs boeufs et
remplissent d'eau leurs outres en peau de chèvre avant de
retourner dans leur désert.
Avec les hautes eaux, les indigènes, qui ont souvent deux
villages, se retirent dans l'intérieur au milieu de leurs champs;
mais, à la saison sèche, il faut se rapprocher du fleuve
quand les petits affluents et les marigots sont taris. Aussi, bien
LE SÉNÉGAL ET LE SOUDAN FRANÇAIS 241
qu'il faille alors un mois en petit chaland pour faire le voyage
qu'un aviso fera en quelques jours un peu plus tard, après la
crue du fleuve, c'est aux basses eaux, de décembre à juin, que
le voyage est le plus intéressant. Et puis les moustiques, qui
pendant la saison des pluies rendent le fleuve insupportable,
disparaissent et l'on peut en toute sécurité profiter des belles
nuits intertropicales et dormir en plein air.
Le joli poste de Richard-Toll, véritable lieu de plaisance,
ceux de Dagana et de Podor, peu éloignés de Saint-Louis, sont
en communication constante par bateaux à vapeur avec le
chef-lieu.
A 330 kilomètres de Saint-Louis se trouve le barrage de Mafou,
qui marque la limite de la navigation permanente pour les
avisos de la colonie. Le fleuve est cependant encore navigable
à partir de ce point pendant quatre mois de l'année, et les
bateaux de peu d'importance peuvent presque continuellement,
au prix de quelques efforts, arriver jusqu'à Kayes.
Presque en face de Mafou, sur un petit bras du fleuve, le
poste d'Aéré a une garnison de quelques hommes.
Le poste de Soldé, à 460 kilomètres de Saint-Louis, celui de
Kaaèdé (installé en 1890, rive droite du fleuve), ceux de Matam,
à 600 kilomètres, de Bakel, à 760, et de Médine, à 910 kilo-
mètres, jalonnent le fleuve jusqu'aux chutes du Félou, que la
navigation ne peut franchir.
Entre Richard-Toll et Dagana, l'île Todd fut autrefois le
centre des essais de colonisation par l'agriculture. L'opération
financière, mal conçue, ne donna lieu qu'à des supercheries et
l'essai ne réussit pas. Ce n'était pas d'ailleurs dans ces parages
que pouvait réussir une pareille entreprise : à l'île Todd, on
est trop près de la mer; les eaux sont encore saumâtres pen-
dant la saison sèche, et les crues du fleuve, au lieu d'être
bienfaisantes, viennent souvent dévaster les campagnes. C'était
plus haut sur le fleuve qu'il fallait s'établir, et ce n'est d'ail-
leurs qu'à cause de l'hostilité du Fouta qu'on ne l'avait pas fait.
Un peu en amont de Saldé, se trouve M'bagne, dont les
habitants se croient injuriés quand on leur demande le nom de
leur village. Cette susceptibilité remonte à bien longtemps, à
quelque sanglante défaite, racontent leurs voisins.
Sur la rive droite, on aperçoit quelques montagnes. A
Rindiao, c'est une petite montagne conique; à Djaoul, ce sont
des contreforts qui viennent finir à la berge en affectant la
forme d'un amphithéâtre, au centre duquel on voit toujours un
campement considérable de Maures.
FRANCE COLONIALE.
242 LA FRANCE COLONIALE

A Garli, village en amont de Matam, par le travers d'une


petite montagne, El-Hadj-Omar avait, en 1855, fait construire
une digue pour nous arrêter. Elle fut emportée par les premières
crues du fleuve.
A quelques kilomètres avant d'arriver à Médine, Rayes a
été choisi comme tête de ligne du chemin de fer du Sénégal
au Niger. On évitait ainsi les barrages de Kayes et des Kippes,
et l'accès du chemin de fer était possible aux bateaux chaque
année pendant un plus long temps.
A l'exception du poste de Bakel, fondé en 1820, presque
tous les postes du fleuve, autour desquels les noirs sont venus
se grouper pour vivre en sécurité et y faire du trafic, sont dus
au général Faidherbe. Alors gouverneur, le général les créa
non pas seulement pour commencer l'oeuvre de pénétration,
mais aussi pour assurer la tranquillité des comptoirs déjà
existants.
Ainsi Médine était nécessaire pour tenir éloignés de Bakel
les fanatiques qui voulaient y ruiner notre commerce, comme
plus tard Bafoulabé s'imposa pour que nos traitants qui
s'étaient établis à Médine pussent y continuer leurs affaires
devenues de plus en plus importantes. Et ainsi, de proche en
proche, nous étions poussés vers l'intérieur, jusqu'à ce que,
arrivés à la base solide du Niger, tout près de ses populations
musulmanes, nos ennemis de par la force même des choses,
puisqu'en affranchissant les peuples nous diminuons leur toute-
puissance, nous puissions rayonner dans tout le pays et y rem-
placer l'esclavage et la force par la liberté et le droit.
En poursuivant les intérêts de la France, nous faisions
oeuvre de civilisation, et il s'est trouvé du même coup qu'en
voulant consolider ce qui existait déjà, nous arrivions à une
nouvelle source de richesses en nous établissant sur le Niger.
4° Le haut fleuve. — Au-dessus de la chute du Félou, à
quelques kilomètres de Médine et jusqu'à Bafoulabé à
1 030 kilomètres de Saint-Louis, on peut encore se servir du
fleuve pour les transports, mais il faut avoir des flottilles de
chalands, desservant chacune un seul des biefs que forment
dans le fleuve des barrages plus ou moins importants.
On s'est même servi du fleuve pour le ravitaillement des
postes jusqu'au delà de Badombé, mais ensuite les barrages
deviennent trop fréquents, les déchargements trop nombreux,
et la voie par terre s'impose pour aller jusqu'à Kita et Bammako.
De Médine à Bafoulabé l'aspect du pays change souvent.
LE SÉNÉGAL ET LE SOUDAN FRANÇAIS 243
Autour de Médine, beaucoup de cultures, du mil, des ara-
chides, du maïs, des haies de gombos, des champs de coton,
de melons, de calebasses. Puis ce sont des plateaux rocheux
qui forment le Félou et où la végétation n'existe pas. A peine
quelques gigantesques baobabs laissent pendre de leurs bran-
ches, dépouillées de feuilles par les indigènes qui en font un
condiment, de nombreux fruits aux pédoncules si longs qu'on
dirait une multitude de rats pendus par leurs queues. Ces
fruits du baobab, le pain de singe, se vendent sur les marchés
des Noirs. Ils renferment une espèce d'amidon sucré dont on
peut faire de la pâtisserie.
Au delà du Félou, les plaines cultivées recommencent, le
dattier est assez fréquent. A Boccaria, on commence à rencon-
trer le karité, ou arbre à beurre, qui devient de moins en moins
rare à mesure qu'on s'avance vers le Niger et qui abonde dans
les environs de Bammako.
Les collines et les montagnes, qui, jusqu'à Médine, offraient
parfois des flancs en pente douce, prennent des profils plus
tranchés : ce sont alors des gradins successifs taillés à pic, des
falaises aux parois verticales comme à Kalé, au bord du fleuve.
Dans la vallée du Tinké, près de Boccaria, ce sont des blocs de
50 à 200 mètres au-dessus de la plaine, qu'on prendrait, à faible
distance, pour des murailles ou des fortifications faites de main
d'homme.
A Bafoulabé, au confluent du Bakoy, le Sénégal change de
nom et s'appelle Bafing. Il a encore 450 mètres de largeur et
son affluent en a 250 ; mais ces grandes largeurs, si loin de
l'embouchure, s'expliquent par le régime irrégulier du fleuve,
dont le cours est partagé en divers bassins se déversant les uns
dans les autres, souvent par de minces ruisseaux circulant à
travers des barrages de roches.
A Badombé, à 1 110 kilomètres de Saint-Louis, le Bakoy a
300 mètres de large.
Le Bakoy n'est pas le seul affluent important du Sénégal. Un
peu au-dessus de Bakel, il reçoit la Falémé, qui arrose les pays
aurifères de la rive gauche. Sur sa rive droite, en aval de
Médine, le Koulou lui apporte ses eaux après avoir traversé le
pays de Kaarta.
Avec le Baoulé, qui se jette dans le Bakoy, et le Badingo,
qui se jette dans le Baoulé, ce sont les principaux cours d'eau
du bassin du Sénégal,
Les marigots, qu'on pourrait prendre tout d'abord pour des
affluents, ne sont que des réservoirs qui, pendant la crue du
244 LA FRANCE COLONIALE
fleuve, reçoivent de lui leurs eaux et ensuite les lui rendent.
Quelquefois cependant les lits des marigots se confondent avec
ceux de quelque ruisseau ou torrent. Souvent on peut voir ces
marigots en formation. A quelque distance du fleuve, le ter-
rain s'affaisse brusquement, une grande cuvette aux parois
verticales se produit, des fondrières semblables se réunissent
aux voisines, et le marigot existe déjà alors qu'il ne commu-
nique pas encore avec le fleuve. Il semble formé par un travail
de sape souterraine.
Jusqu'au gué de Toukolo, on a suivi le cours du Sénégal,
puis celui du Bakoy, autant que les bois, les marigots, les
accidents de terrain le permettent. Que l'on quitte maintenant
les bords du fleuve pour traverser le pays qui nous sépare
encore du Niger, et c'est la même succession de paysages. La
végétation, rabougrie quand l'eau manque, redevient luxuriante
sur les bords des cours d'eau ou quand un fond argileux main-
tient une couche d'eau à peu de profondeur au-dessous du sol.
C'est la même succession de plaines stériles et de plaines culti-
vées; toujours des grès et des granits ou des oxydes de fer.
Souvent on peut nettement suivre les cônes de déjections des
montagnes voisines. D'immenses étendues sont couvertes de
blocs plus ou moins importants ; quelques-unes rappellent
les plaines de la Crau ; de vastes clairières se couvrent de con-
structions en terre, élevées par les termites et tellement rappro-
chées les unes des autres qu'on croirait voir des champs
d'immenses champignons.
A mesure qu'on s'avance dans l'intérieur, les essences des
arbres changent ; beaucoup sont fort belles et, bien avant Bam-
mako, on revoit le citronnier et le bananier.
La direction générale de la route que nous avons suivie va
du nord-est au sud-ouest, et Bammako se trouve à la hauteur
des rives de la Cazamance et à sept ou huit degrés plus à l'est

Le haut Niger. — A Kita, à 1 240 kilomètres de Saint-


Louis à Kondou, à 1 350, sur le Baoulé, on est encore dans le
bassin du Sénégal; il faut apercevoir le NIGER du haut des
montagnes du Manding, en arrivant à Bammako, à 1 465 kilo-
mètres de Saint-Louis, pour entrer dans son bassin.
Ce bassin est limité à l'ouest par les montagnes du Manding,
puis par celles qui terminent à l'est le Fouta-Djallon et se pro-
longent jusqu'aux possessions anglaises de Sierra-Leone.
Le cours du Niger est moins connu que celui du Sénégal.
Cependant, dans sa partie supérieure où nous sommes installés
LE SENEGAL ET LE SOUDAN FRANÇAIS 245
depuis 1882 nous connaissons un certain nombre d'affluents.
A gauche le Faliko, le Tombait, le Sissi, le Koba, le Niando,
le Diamba, le Kodossa, le Ban'diégué, le Tankisso, l'Amarakobo
et les petites rivières au sud de Bammako : le Oueyako, le
Kodaliani, le Samankoba, le Kolombadima, le Balanko et quel-
ques autres.
A droite, on peut citer les grands affluents de Mafou, Yen-
dan, Milo, Soussa, Fandoubé.
Un très important cours d'eau, le Mahel-Balevel, traverse le
Ouassoulou et reçoit le Mahel-Danevel, le Baoulé, le Mahel-
Bodevel, le Koba-Diéla et le Mahel-Bendougou.
C'est ce pays, si bien arrosé, où la population est assez
dense pour que, malgré les massacres des guerres saintes,
malgré les luttes qu'il soutient depuis des années pour dis-
puter ses habitants à la captivité, malgré la quantité d'esclaves
qu'en tirent tous les ans les propagateurs de l'islamisme, elle
couvre quand même de ses villages une vaste étendue et
résiste par son nombre à des armées bien conduites, bien armées
et approvisionnées comme celles de Samory, c'est ce pays qui
a servi d'objectif aux Français suivant la route indiquée par
le général Faidherbe et rendue praticable par le colonel Des-
bordes.
Le Niger est navigable pour nous maintenant de Bammako
aux chutes de Boussa et en amont de Bammako jusqu'à Kankan,
c'est-à-dire sur une longueur totale d'environ 3 000 kilomètres.
La vallée du Niger, régulièrement inondée chaque année et
se couvrant de cultures de toutes sortes aussitôt que les eaux
se sont retirées, ne peut-elle pas être un peu comparée à la
vallée du Nil, avec cette différence que l'abord en est plus
difficile?

CHAPITRE II

LES INDIGENES

Les races.— Ces vastes territoires qui forment nos pos-


sessions du Sénégal et du Soudan sont habités par des hommes de
races différentes: la race blanche, que nous pouvons subdi-
viser en race berbère et race arabe; la race peulhe; la
race noire, dont les subdivisions, généralement très mélan-
gées entre elles, sont : la race mandé ou mandingue,
246 LA FRANCE COLONIALE
comprenant les Bambaras, Bammana ou Bamba, les Malinkés,
les Sonninkés ou Sarrakolés, les Sousou ou Soso, les Mandé-Diula,
la race ouolof-sérère, la race mossi (dans les États de ce
nom), etc.1.
Race berbère. — La race berbère semble être la première
race blanche qui ait peuplé l'Afrique septentrionale. Elle a une
langue à elle, comprenant plusieurs dialectes, mais elle n'a
laissé aucun monument écrit.
Les Zénaga, une des nations les plus puissantes des Ber-
bères, ont donné leur nom au Sénégal. Ce sont eux qui formè-
rent la secte des Almoravides (el morabetin, marabouts) et qui,
tout en fondant un vaste empire dans le nord, faisaient la
guerre sainte tout le long du Sénégal et du Niger, convertissant
ou refoulant plus au sud les Noirs fétichistes.
Race arabe. — Les Arabes succédèrent aux Berbères, les
vainquirent et s'unirent à eux. Aujourd'hui, depuis la Méditer-
ranée jusqu'au pays des Noirs, les habitants sont à peu près,
par parties égales, de race berbère et de race arabe. Braves,
nomades, farouches comme les Berbères, les Arabes continuè-
rent contre les Noirs l'oeuvre de conversion et de refoulement.
Les Maures des bords du Sénégal parlent un arabe corrompu.
Cependant quelques-uns connaissent et écrivent correctement
leur langue.
Pourognes. — De l'alliance des Maures avec les Noirs
proviennent des individus connus sous le nom de Pourognes.
Aussi pillards que leurs parents de race blanche, ils sont aussi
braves et aussi durs à la fatigue et à la douleur 2.
Race peulhe. — Les Peulhs, que l'on appelle aussi Poul,
Foullah, Foulani, Fellah, sont d'un brun rougeâtre; leurs
cheveux sont à peine laineux.
On a pensé que cette race était peut-être celle qui habitait
l'Egypte au temps de son ancienne grandeur. Il est certain que
bon nombre de types peulhs rappellent au voyageur, même au
1. Le général Faidherbe, Langues sénégalaises, 1875. Binger, Du Niger
golfe de Guinée, —
appendice V. c'est ce qui a été écrit de mieux sur la
au
classification de ces races. On y trouvera aussi des dynasties de rois et
l'histoire ancienne de ces régions depuis l'an 800 après J.-C.
2. Je me rappelle un de ces. Pourognes, engagé comme tirailleur et
qui, blessé en descendant le fleuve, d'un coup de feu reçu dans les
reins, ne se plaignait pas et marchait encore dans la nuit qui suivit sa
blessure et pendant laquelle il mourut. Trois balles s'étaient logées dans
le corps, entraînant de gros fragments d'os et perforant la vessie.
LE SÉNÉGAL ET LE SOUDAN FRANÇAIS 247
simple voyageur peu versé en anthropologie, les figures que
l'on peut voir au Louvre sur les bas-reliefs égyptiens. On
pourrait donner encore comme preuve à l'appui de cette
hypothèse la croyance généralement répandue chez les Peulhs,
et chez les nations noires qui en proviennent par union ou qui
ont été en contact avec eux, d'une parenté avec certains ani-
maux 1.
1. Cette parenté supposée fait naître le respect et la vénération pour
les animaux. N'est-on pas là bien près de l'adoration du boeuf, du
crocodile, de l'ichneumon et de tant d'autres animaux regardés comme
dieux par les anciens Égyptiens ?
Cependant les gens dont nous parlons sont généralement musul-
mans, et l'islamisme condamnerait plutôt qu'il n'encouragerait cette
grossière superstition. Ne faut-il pas voir là un reste d'une vieille reli-
gion oubliée?
J'ai connu un noir fort intelligent et bon musulman dont toute la
famille se disait parente de la gueule-tapée et des serpents du genre
python. Lui-même n'aurait jamais fait de mal à l'un de ces animaux et,
quand nous lui demandions si réellement il croyait à cette parenté :
« Que voulez-vous que je vous réponde ? disait-il. Je sais bien que vous
en ririez. Je ne me crois pas précisément parent, mais, de père en fils
dans ma famille, on a respecté ces animaux : je n'aurais plus l'esprit
tranquille si je venais à leur faire du mal. Prenez cela pour une supers-
tition du genre de celle que vous avez quand vous vous trouvez treize
à table. »
M. Binger dit que le nom des Bambaras vient de bamba ou bamma
(caïman); celui des Malinks, de mali (hippopotame). Chaque peuple a
ainsi son tenné ou fétiche, qui souvent lui donne son nom. (Voir la liste
de ces tenné : lion, panthère, chien, singe vert, campagnol, rat palmiste,
iguane, serpent boa, serpent trigonocéphale, dans Binger, Appendice V.)
Les Bambaras Courbari se disent parents des hippopotames. Les
habitants de Badombé ont pour cousins les pigeons verts. Le village de
Diaoura, dans le Damga, se croit parent des crocodiles et voit avec
peine les voyageurs s'amuser à les tirailler sur le fleuve; certains indi-
gènes se fâcheraient même si l'on persistait à chasser, et le mieux est
de remettre celte distraction au lendemain.
Beaucoup de Noirs, il est vrai, se montrent moins susceptibles, et je
pourrais citer mon cuisinier, le Khassonké Osouby, qui, tout en se
disant parent des perdrix rouges, ne se faisait aucun scrupule de les
chasser pour mon compte. Il les faisait cuire sans remords, mais il se
serait cru perdu s'il en avait mangé lui-même.
Que le lecteur me permette encore un souvenir, bien qu'il ne vienne
plus à l'appui de la thèse précédente. Il montre chez les Noirs, comme
chez nous, le besoin de remonter de l'effet à la cause et comment une
coïncidence peut faire naître une superstition. Nous arrivions au
campement de la Kolaboulinda. Un lieutenant d'artillerie de marine,
M. Kammerlocher, s'établissait à l'ombre d'un épais fourré quand un
énorme serpent s'en sauva; il fut bientôt rattrapé par le lieutenant, qui
le tua à coups de sabre. Cinq ou six heures après, M. Kammerlocher
était mort, enlevé par un de ces accès de fièvre assez mal définis
auxquels les médecins donnent différents noms. A quelques jours de là,
248 LA FRANCE COLONIALE
Ces Peulhs, aux traits presque européens, sont les premiers
parmi les indigènes qui se soient convertis à l'islamisme. Ils
ont fondé d'importants Etats comme le Macina, le Fouta-Djallon,
le Fouta sénégalais. Ils jouent vis-à-vis des Noirs le rôle de
convertisseursà main armée que les Arabes et les Berbères ont
joué vis-à-vis d'eux.
Par nature, les Peulhs sont pasteurs et ce n'est que dans les
peuplades où ils se sont mélangés aux Noirs que le goût de la
culture s'est développé chez eux. Ils s'identifient pour ainsi dire
avec les troupeaux et les soignent avec amour. A la guerre, ils
excellent à les enlever à leur ennemi 1.

Toucouleurs. — Les Peulhs se sont mélangés avec les


Noirs, leurs voisins ou leurs captifs, et quand, dans la race
mélangée, l'élément noir domine, elle prend le nom de Tou-
couleur (de Toukousor, nom de l'ancien Fouta sénégalais).

en faisant le campement, les ouvriers noirs, Ouolofs pour la plupart,


aperçoivent un gros serpent, et tout d'abord lui courent après pour le
tuer, mais bientôt quelques-uns d'entre eux arrêtent les autres : « Ne
lui faites pas de mal, cela vous porterait malheur ! Vous avez vu le lieu-
tenant l'autre jour! » Et le serpent, qui s'était réfugié dans un arbre,
aurait eu la vie sauve si quelques Bambaras moins crédules, qui se
trouvaient avec nous, ne s'en étaient rendus maîtres. L'un d'eux
s'avança, saisit avec précaution l'animal par la queue et, se mettant à
tourner quatre ou cinq fois autour de l'arbre aussi vite qu'il le pouvait,
il désentortilla le serpent, puis il continua à courir en ligne droite assez
vite pour que sa capture ne pût se retourner vers lui. Les autres Bam-
baras couraient derrière, tuant à coups de bâton l'animal que leur
camarade entraînait tout étendu.
Il faut ajouter que les Ouolofs ne mangent pas le serpent, mais que
les Bambaras et les Malinkés s'en régalent comme de toute espèce de
viande. C'est à tort que quelques voyageurs ont prétendu que le porc
ou le sanglier n'était en Afrique mangé par personne. J'ai vu souvent,
et sans qu'ils y soient forcés par le besoin, les Bambaras et les Malinkés
chasser et manger le sanglier.
1. Le général Faidherbe, qui les employait dans les razzias contre
les Maures, signale cette espèce d'instinct.
En 1881, à la prise de Foukhara, les Peulhs, bergers du troupeau de
la colonne et qui devaient rester au camp pendant l'action, s'en échap-
pèrent. Ils passèrent le fleuve à un gué bien au-dessus de Foukhara, et,
contournant une montagne, tombèrent sur les fuyards et tirèrent quel-
ques coups de fusils pour effrayer le troupeau, que ceux qui le condui-
saient ne purent maintenir. Le troupeau se sauva dans la direction
qu'il suivait habituellement, celle du village qui était alors occupé par
nous. Ce fut une heureuse surprise pour la colonne, un peu dépourvue,
que de voir arriver ce butin accompagné par les Peulhs, qui, ne voyant
dans l'affaire qu'une question de boeufs à enlever, ne s'étaient plus
occupés des fuyards dès que ceux-ci s'étaient trouvés sans troupeaux.
LE SÉNÉGAL ET LE SOUDAN FRANÇAIS 249
Tels sont les habitants du Fouta sénégalais, du Boundou et
du Fouta-Djallon.
Musulmans fanatiques, arrogants, voleurs, manquant de
bonne foi, les gens du Fouta ont cependant des qualités : le
patriotisme et la haine de l'esclavage, auquel ils préfèrent
presque toujours la mort.
Leur amour du travail et surtout de l'agriculture fait du
Fouta un pays très productif.
Race mandingue. — Les Bambaras, les Malinkés et les
Sonninkés, les Sénoufos du roi Tiéba, les Bobo, les Mandé-Dioula
de Kong, sont de véritables nègres au nez épaté, aux lèvres
épaisses, aux cheveux crépus. Cependant ces traits ne sont
pas aussi accentués que dans les races équatoriales, les nègres
du Congo par exemple. On trouve parfois dans la race man-
dingue de beaux visages, pleins d'expression, surtout chez les
hommes, et, quand le sang peulh est venu se mêler au sang
noir, on peut trouver un ensemble de population, comme dans
le Khasso, où la plus grande partie des types plaisent à des
yeux européens.
Les Bambaras et les Malinkés sont généralement guerriers,
mais avec des degrés de bravoure divers suivant les divers
Etats qu'ils forment. Ils s'adonnent volontiers à la culture.
Les Sonninkés sont plus particulièrement commerçants et,
par conséquent, conducteurs de caravanes et grands voyageurs.
Race ouolof-sérère. — Les Ouolofs et les Sérères habitent
plus particulièrement les pays compris entre le Sénégal, la
Falémé et la Gambie.
Ce sont les Noirs auxquels nous avons eu affaire tout d'abord ;
ce sont aussi ceux qui se sont le mieux assimilés à nous, si
bien que bon nombre d'entre eux, répudiant toute idée de race,
se disent avec complaisance « enfants de Saint-Louis ».
Ce sont les plus beaux Noirs de l'Afrique. S'ils ont quelques
défauts, ils ont bon nombre de précieuses qualités. C'est parmi
eux que nous recrutons principalement nos ouvriers et,
façonnés par les Européens, ils sont bons maçons, charpentiers,
menuisiers, forgerons, mécaniciens même.
Le plus grand nombre de ces ouvriers conserve l'impré-
voyance de leur race et dissipe en quelques jours le salaire
péniblement amassé pendant une longue campagne 1.
1. Vaniteux, toujours prêt à donner, parce qu'il demandera ensuite
sans honte, dès qu'un ouvrier ouolof se voit à la tête de quelques
centaines de francs, il fait des dépenses folles. Il achètera, par exemple
2S0 LA FRANCE COLONIALE
Ceci est le cas général, mais il y a de nombreuses exceptions.
Les femmes sont coquettes et vaniteuses; à Saint-Louis et dans
tous nos établissements, les occasions de dépense sont fré-
quentes ; mais on aime les enfants et, pour entretenir leur famille,
beaucoup d'ouvriers économisent et pensent à l'avenir. La
femme, par ses défauts mêmes comme par ses qualités, con-
tribue, là comme partout, à policer et à civiliser.
Ils ne deviennent pas seulement prévoyants et économes,
ces ouvriers noirs que le travail tend à ennoblir. S'ils perdent
leur sauvagerie, ils acquièrent le courage de l'homme intelli-
gent, et, en maintes circonstances, ils ont rendu de bons ser-
vices au point de vue militaire, quand les faibles effectifs des
garnisons ou des colonnes obligeaient de nous adresser à eux.
Ils comprennent, eux qui travaillent et demandent à vivre en
paix de ce qu'ils ont gagné, que l'oeuvre des Blancs est juste et
bonne et que, si les Blancs cherchent à s'enrichir, ils répandent
aussi la richesse autour d'eux.
Si ces travailleurs, à peine sortis de leur vieille barbarie, en
sont arrivés déjà à débattre leurs intérêts, quelquefois avec
dignité et à parler de grève, d'un autre côté ils s'attachent à
ceux qui s'occupentd'eux et les traitent avec égard, à ceux sur-
tout qu'ils regardent comme justes.
Jamais, pendant quatre ans, je ne leur ai vu refuser une
fatigue ou un travail, parce qu'en donnant les ordres, je le
faisais, dans les cas difficiles, au nom du colonel Desbordes.
Et ce n'était pas seulement des nuits de travail qu'il fallait leur
demander après des journées de travail de douze heures; ce
n'était pas seulement de porter pendant de longues étapes des
blessés en civière, parce que nous savions qu'entre leurs mains
nos blessés seraient à l'abri des secousses ou des chutes dans
les passages difficiles; ce n'était pas seulement de faire la
garde de nuit quand tous les valides de la colonne faisaient une
sortie : c'était quelquefois de faire le métier de manoeuvres, et
chez nos commerçants, un costume de velours vert orné de brandebourgs
et doublé de satin, une toque de velours grenat soutachée d'or, des
bottes rouges à glands d'or, une canne, une ombrelle, des lunettes bleues,
et, affublé de tout cela, fumant un gros cigare, il se promène dans les
rues, la tête haute, balançant les bras, suivi d'une bande de Noirs lui
criant qu'il est beau, qu'il est riche, qu'il est généreux.
Généreux, il l'est si bien que, deux ou trois jours plus tard, il a dû
revendre les diverses pièces de son costume qu'il n'a pas données, et
qu'il s'engage de nouveau pour un an, sans regret du passé, tout prêt à
supporter de nouveaux voyages, de nouvelles fatigues, pour revenir
ensuite émerveiller encore ses amis de Saint-Louis.
LE SÉNÉGAL ET LE SOUDAN FRANÇAIS 231
c'était là surtout ce qui leur coûtait le plus, à eux ouvriers,
fiers d'avoir fait un' apprentissage et de s'être placés ainsi
au-dessus de leurs frères noirs.
J'ai tenu à rendre hommage à ces travailleurs noirs, parce
que, comme le leur disait le colonel Deshordes sur la tombe de
l'un d'eux, le vieux et brave maître charpentier Barrik, mort
à Bammako après trois campagnes successives dans le haut
fleuve : « En travaillant de leurs bras, ils travaillent pour une
grande oeuvre, pour l'avènement du jour où, chez eux comme
chez nous, l'homme sera respecté. »

Les castes. — Chez toutes les peuplades du Soudan, la


société se divise en hommes libres et en esclaves, plus souvent
appelés captifs.
Ils sont les uns et les autres guerriers, agriculteurs, pas-
teurs, ouvriers, griots, chasseurs ou pêcheurs.
Aucun métier, pas même celui des armes, ne semble l'apa-
nage des hommes libres, de préférence aux esclaves. Souvent
le même individu est successivement guerrier, agriculteur,
ouvrier.
Il n'y a guère d'exception que pour les forgerons et les
griots qui, libres ou captifs, forment des corporations fermées
pour quiconque n'est pas d'une famille de forgerons ou de
griots.
Les membres de ces corporations, véritables castes, passent
pour avoir des relations avec les esprits, pour être plus ou
moins sorciers. Ils ne sont pas tenus, parce qu'ils sont forgerons
ou griots, de forger ou de danser et chanter; mais toujours on
a pour eux une sorte de crainte superstitieuse; on les ménage,
on les flatte, on les nourrit, on leur fait des cadeaux; on cour-
tise leurs filles, mais on ne voudrait pas entrer dans leur
famille ; on regarde comme une injure d'être appelé griot ou
forgeron, et, après leur mort, les griots ne sont pas enterrés
dans le cimetière commun.
Le Noir est industrieux et fait à peu près lui-même tout ce
dont il a besoin.
La guerre et la culture des champs lui laisssent-elles des
loisirs, il construira une case pour agrandir sa demeure, il tres-
sera des nattes, fera un lit en bambou, creusera quelque tronc
d'arbre pour en faire un mortier à couscous, un vase, ou, en le
recouvrant d'un morceau de peau de boeuf, un tam-tam; il se
taillera des sandales dans cette même peau non tannée, con-
fectionnera ou raccommodera son vêtement, car chez les Noirs
252 LA FRANCE COLONIALE
les hommes sont plus que les femmes chargés de la couture; il
s'amusera à fabriquer quelque instrument de musique avec
une calebasse: puis, ne voyant plus rien à faire autour de lui,
il passera de longues journées assis près de sa case, son fusil
à côté de lui, ne faisant rien ou pinçant l'unique corde d'une
sorte de petite guitare, dont il tire toujours à peu près le
même son.
Pour un individu ainsi occupé, on conçoit quelle bonne
aubaine est l'occasion de discuter, de palabrer, et on comprend
que les décisions ne se prennent pas vite.
Il est vrai qu'il existe des ouvriers qui se sont spécialisés
dans telle ou telle profession et qui vendent leurs produits.
Ouvriers. — Les forgerons construisent des miniatures de
hauts fourneaux en terre et savent extraire le fer de son
minerai. Ils fabriquent des instruments aratoires, des armes, des
couteaux, des étriers, des éperons, des entraves pour les cap-
tifs ; ils réparent les fusils ; ils fabriquent leur outillage : souf-
flets de forge, marteaux, tenailles, limes, petites enclumes,
coupelles.
Ils font des bijoux en or et en argent, en fer et en cuivre,
des pipes en fer, des clochettes et divers instruments de
musique en fer.
Les ouvriers en cuir tannent les peaux et en font des équi-
pements militaires, des harnachements, des chaussures, des
outres, pour transporter les liquides et les grains, des
petits sachets servant de poches, de blagues à tabac ou d'étuis
à amulettes.
Les ouvriers qui travaillent le bois vont abattre des arbres
et en font des pilons, des mortiers, des sièges, des portes et des
serrures en bois pour les magasins et les habitations, des car-
casses de selle.
Les tisserands fabriquent avec le coton du pays de petites
bandes de toile de 5 à 10 centimètres de largeur, que l'on coud
ensuite les unes contre les autres pour en faire des vêtements,
des boubous, des pagnes ou des couvertures. Les fils teints, soit
avec de l'indigo, soit avec quelque autre plante, forment sou-
vent de fort jolis dessins de belle couleur bleue, noire, rouge
ou jaune.
Dans le Macina et le Ségou, on fait sur ces vêtements de
coton de curieuses broderies, avec de la soie, que des caravanes
viennent chercher jusque dans les environs de Koundou, où cer-
tains arbres se couvrent des cocons du bombyx Faidherbii.
LE SENEGAL ET LE SOUDAN FRANÇAIS 253
Cette soie se trouve aussi dans le Cayor, mais là les indi-
gènes n'en tirent aucun parti.
Chasseurs et pêcheurs. — Sauf dans quelques villages
riverains des grands cours d'eau, où tout le monde est pêcheur,
la pêche et la chasse semblent attirer assez peu les Noirs.
Dans chaque village cependant, il y a quelques individus
dont c'est l'unique occupation.
Chez les Malinkés et les Bambaras, les chasseurs sont géné-
ralement reconnaissables à leur coiffure bizarre, ornée de mor-
ceaux de peau de bête, et l'on en voit qui rappellent absolu-
ment les bonnets à poil des anciens grenadiers de la garde.
Souvent les chasseurs de villages voisins se donnent rendez-
vous pour quelque grande battue. Il y a alors tout un céré-
monial pour le départ, des sacrifices, des serments de tout par-
tager équitablement.
Les chasses sont souvent fructueuses. Les hippopotames,
les éléphants, les sangliers et les biches en font généralement
les frais. On boucane la viande en la découpant en lanières,
qu'on enfume sur un gril en bois, et on fait des provisions
pour longtemps.
Les crocodiles, dont presque tous les Noirs se nourrissent
avec plaisir, sont pris par les pécheurs avec des harpons.
Constructions des Noirs. — Malgré ces quelques
professions, auxquelles s'adonnent exclusivement quelques
individus, chez les Noirs le manque de spécialité dans les
occupations a produit, bien plus que leur apathie naturelle,
leur état de civilisation qui est resté stationnaire depuis bien
longtemps.
Comme tous les peuples, les Noirs du Soudan ont passé par
l'âge de pierre. Le Dr Collin a trouvé dans le Bambouk beau-
coup de hachettes en pierre polie et le musée du Trocadéro en
possède une en hématite rouge, trouvée près de Kayes. Mais
aujourd'hui l'usage de la pierre semble à peu près oublié pour
la confection des menus objets 1, et' il n'est jamais venu à un
Noir l'idée de l'utiliser pour faire une construction durable,
bien que partout il trouve d'excellentes pierres de taille.
1. J'ai trouvé cependant chez quelques forgerons de grosses pierres
rondes entourées d'un transfilage d'osier et munies de poignées pour
servir de marteaux ; j'ai vu aussi des polissoirs en forme de tambour et de
confection récente. Des pierres plates servent à décortiquer le coton, à
écraser les arachides pour en extraire l'huile ou à malaxer le savon noir
qui est fabriqué avec cette huile et des cendres.
234 LA FRANCE COLONIALE
La pierre calcaire, il est vrai, fait complètement défaut, et
les immenses bancs de coquilles d'huîtres qu'on trouve dans les
cours d'eau auraient sans doute été vite épuisés si les Noirs les
avaient utilisés comme pierres à chaux; mais, dans de sem-
blables circonstances, d'autres peuples auraient utilisé les pierres
sèches et les pierres taillées.
Dans le Soudan, à peine de loin en loin, quand des roches
stratifiées se trouvent à proximité et qu'il n'y a déjà qu'à
ramasser et transporter de belles dalles, voit-on les pierres
utilisées pour le mur d'enceinte d'un village. Encore ne sont-
elles pas appareillées, mais séparées les unes des autres
par des couches de terre plus épaisses que les pierres elles-
mêmes.
Quelquefois, pour isoler du sol les magasins ou les cases
d'habitation, on dispose par terre quelques grosses pierres
irrégulières; des traverses de bois vont de l'une à l'autre;
au-dessus de ces traverses on met un clayonnage, et l'édifice
en terre s'élève sur cette base fragile.
A part deux murs en pierres sèches, l'un tout en ruines dans
la montagne de Kita, élevé par les habitants pour la défense
contre les musulmans, l'autre construit par l'armée de Samory
sur les bords de l'Oueyako, près de Bammako, comme mur
de retranchement, à part Koundian, Koniakary, forteresses
construites par El-Hadj-Omar qui avait vu Saint-Louis et qui
faisait travailler des maçons noirs formés dans cette ville, à
part Nioro, où nous avons trouvé des remparts de grosses
dalles, — je n'ai pas vu utiliser ces belles carrières de grès, de
granits et de pierres de même formation qu'on trouve presque
partout.
Les routes des Noirs, même les routes très fréquentées
par les caravanes, ne sont que des sentiers où l'on ne peut
passer qu'un à un. Un arbre vient-il à tomber en travers, une
roche vient-elle à rouler jusque-là, personne ne songera à
l'enlever : tout le monde fera le tour de l'obstacle et la route
aura une sinuosité de plus.
Comme on le voit, les Noirs du Soudan semblent ne s'être
jamais préoccupés que de satisfaire les besoins immédiats.
Assez industrieux pour les satisfaire pleinement, pour fabriquer
du fer, du savon, de la poudre, des boissons fermentées, ils ne
nous ont pas donné un monument qui ait résisté au temps, pas
une inscription pouvant servir à leur histoire.
Si l'on voit quelques dessins chez eux, ce ne sont le plus
souvent que des lignes de diverses couleurs, ornant les cases
LE SÉNÉGAL ET LE SOUDAN FRANÇAIS 283
et quelquefois s'entrelaçant, souvent même, comme sur les murs
de Daba, de simples applications juxtaposées de la main ouverte
préalablement blanchie. Cependant j'ai vu aussi des représen-
tations d'animaux et surtout de crocodiles.
Comme ornement d'architecture, quelques arabesques et
quelques clochetons en terre grossièrement façonnés.
Comme sculptures, des reproductions peu exactes de quel-
ques tètes d'animaux, de quelques masques humains munis de
cornes, destinés soit à orner une serrure de porte, soit à être
mis sur un bonnet d'osier à la façon des aigles russes; enfin
des statuettes en bois représentant grossièrement des hommes
et des femmes 1.
Guerriers. — Chez les Noirs, tout le monde est guerrier,
l'esclave aussi bien que l'agriculteur quand son maître croit
pouvoir assez compter sur lui pour lui confier une arme.
Cependant il y a une classe d'hommes qui n'a pas d'autre pro-
fession que la guerre et qui, en temps de paix, ne vit que des
richesses amassées ou de la munificence de ceux pour lesquels
ils combattent. Ce sont les membres des anciennes familles
illustres ou les mercenaires de quelque prince puissant, qu'on
appelle sofas dans les Etats d'Ahmadou et Samory, et soldassis
dans ceux de Tiéba.
Comme la guerre est leur seule ressource, ils la font souvent
sans autre motif que le désir du pillage.
On se réunit, on décide quel est le village riche qui servira
d'objectif, on tombe dessus à l'improviste, on pille, on tue, on
ramène des esclaves qui ne font que changer de propriétaires,
et des femmes, des jeunes gens et des enfants qui libres la
veille et possesseurs d'esclaves, deviennent esclaves à leur
tour.
Esclaves. — Ces brusques changements de fortune et de
condition ne paraissent pas en général faire une très grande
impression sur les malheureux qui en sont victimes.
Ils semblent avoir entrevu dès longtemps la possibilité de
ce changement et s'y être préparés moralement. Ils ont eu des

1. Dans le Bélédougou, au moment où l'on va travailler aux champs,


les jeunes gens se réunissent et décident qu'ils feront à l'un de leurs
concitoyens, réputé juste et généreux, la surprise de lui labourer et de
lui ensemencer son champ. On y travaille vite, et à son insu; puis on
va prendre l'heureux homme chez lui et on le conduit à son champ. Une
fêté dont il doit faire les frais est la conséquence. Les bonnets dont
nous parlons servent à ces sortes de réjouissances.
256 LA FRANCE COLONIALE
esclaves, ils savent que ce n'est pas toujours une condition
bien dure, et la joie d'avoir la vie sauve leur fait souvent vite
oublier le meurtre de toute leur famille et l'anéantissement de
leur fortune.
Il faut dire, et j'y reviendrai tout à l'heure, que chez les
Noirs du Soudan, où l'esclave constitue la richesse même, il
est traité plus humainement que par les Blancs qui, eux, ne le
regardaient que comme un moyen d'acquérir cette richesse.
Chez les Noirs, la considération qui s'attache à la fortune
ne se mesure pas au nombre de pièces de guinées représentant
notre monnaie ou au nombre de gros d'or, mais bien au nom-
bre d'esclaves dont on est possesseur.
Certains maîtres, et je citerai le roi du Boundqu, Boubakar-
Saada, exigeot si peu des leurs qu'ils ne suffisent pas à leurs
propres besoins, et que, de temps en temps on doit en vendre
quelques-uns, pour assurer l'existence des autres.
Certainement l'esclavage est une plaie honteuse que toutes
les nations civilisées doivent chercher à faire disparaître, mais
peut-être n'avons-nous pas pris le moyen le plus sûr et le plus
rapide pour y arriver.
En supprimant la traite des Noirs, nous n'avons aucunement
supprimé l'esclavage, mais seulement abaissé sur place la
valeur de l'esclave pour lequel le propriétaire a moins de
débouchés. Dans le Dahomey et quelques pays de l'Afrique
équatoriale, la vie de l'esclave ayant moins de valeur, on en
fait meilleur marché, et les jeux sanglants des coutumes n'ont
pu qu'augmenter de nombre. Dans le Soudan, éloigné de la
côte, la situation n'a pas dû se modifier beaucoup.
En proclamant tout d'abord l'abolition de l'esclavage dans
des pays que nous ne connaissions pas encore, nous nous som-
mes enlevé les seuls moyens vraiment pratiques d'y pénétrer,
de nous y implanter et de pouvoir ensuite y répandre notre
civilisation.
Nous ne voulons pas de l'esclavage : or, les esclaves eux-
mêmes sont contre nous, soit qu'ils se trouvent heureux
et ne désirent pas changer de condition, soit qu'ils rêvent de
recouvrer un jour leur liberté et d'avoir des esclaves à leur
tour, car c'est surtout là, pour eux, l'apanage de la liberté. Il
y a évidemment des exceptions, mais elles sont rares 1.
En 1881, au début de la seconde campagne du haut fleuve, un
1.
esclave des environs de Kayes vint se réfugier dans notre camp. Ses
maîtres vinrent le réclamer.
Le colonel Desbordes, qui cherchait autant que possible à ne laisser
LE SÉNÉGAL ET LE SOUDAN FRANÇAIS 237
Peu à peu cependant nous apportons quelques améliora-
tions, mais il faudra bien du temps avant que ces peuples aient
renoncé à posséder des esclaves. C'est là pour eux une révo-
lution si complète, ils la trouvent si étrange, ils y sont si peu
préparés, maîtres et esclaves!
Tout prétexte est bon quand il s'agit de réduire son voisin
aucun mauvais vouloir derrière la colonne expéditionnaire dont l'oeuvre
était plus loin, observateur scrupuleux cependant d'une ligne de con-
duite qu'il s'était fixée, répondit que les blancs ne chercheraient pas à
faire évader les esclaves mécontents ou paresseux, mais que, le camp
étant sol français, jamais il ne permettrait d'y saisir un esclave réfugié.
Le malheureux eût recouvré définitivement la liberté s'il s'était attaché
à la colonne ou s'il avait demandé à être envoyé près d'un poste fran-
çais, mais il eut la mauvaise idée d'aller faire une promenade du côté
du village d'où il s'était échappé, et il fut retrouvé un matin à quelque
distance du camp, mort, assommé à coups de bâtons. A Kayes, avec le
personnel dont nous disposions, les enquêtes étaient faciles, et nous
sûmes qu'il avait été tué par d'autres esclaves n'obéissant à aucun
ordre, mais furieux de ce que l'un des leurs eût voulu sortir d'une con-
dition de laquelle, eux, se contentaient.
En 1880, après l'incident qui amena la prise de Foukhara, nombre de
captifs avaient été faits par les indigènes qui nous accompagnaient ;
pour des noirs, ils étaient de bonne prise: c'étaient des esclaves pouvant
se vendre en moyenne de 230 à 300 francs. Le colonel, voulant affirmer
que les blancs ne faisaient pas la guerre pour en retirer du butin, et
qu'il n'y avait pour lui que des hommes libres, fit réunir tous les captifs,
leur adressa quelques paroles et les rendit à la liberté en leur deman-
dant jusqu'où ils voulaient être accompagnés par nos soldats pour être
sûrs de ne pas être repris comme captifs par quelques maraudeurs. De
tout ce monde, une soixantaine de personnes peut-être,, pas un ne
remercia. Seule, une vieille femme impropre au travail et qui sans
doute, nous dit-on, aurait été tuée par ses maîtres, se mit à embrasser
les mains du colonel et à lui faire de grands discours.
Après la prise de Goubanko, en février 1881, presque tous les habi-
tants furent réduits en esclavage par les populations voisines, toutes
hostiles à ce nid de voleurs qui les avaient longtemps pressurées. Le
colonel fut impuisant dans ce cas, ne connaissant le plus souvent ni les
prises qui étaient faites, ni les gens qui les faisaient. Plus tard seule-
ment, tous ces gens, qui aujourd'hui sont pour nous de bons alliés et
des auxiliaires précieux comme manoeuvres, guides ou courriers, purent
peu à peu être rendus à la liberté.
Dans une course que je faisais avec un lieutenant indigène, il
m'arriva de trouver dans un village des esclaves provenant du sac de
Goubanko. Leurs maîtres cherchaient à les vendre et les prix étaient
peu élevés en raison du grand nombre. Je fus frappé par l'air désolé

17
d'une femme déjà âgée tenant entre ses bras un moutard de quatre ou
cinq ans. Peu habitué encore au pays et quelque peu ému, je demandai
pourquoi cette femme était triste au milieu de ses compagnes à l'air
indifférent. On me répondit qu'elle avait mauvais caractère et qu'elle ne
cessait de se plaindre depuis qu'elle avait été prise. L'enfant avait déjà
été marchandé plusieurs fois, mais on ne voulait pas de la mère, peut-
FRANCE COLONIALE.
238 LA FRANCE COLONIALE

en captivité. Il est si séduisant d'acquérir sans peine, en un


instant, une valeur de plusieurs centaines de francs !
Dans le Bélédougou, qu'un Bambara, libre chez lui, puis
fait captif à la guerre par des voisins, parvînt à s'échapper et
à rentrer dans son pays, il était regardé comme l'esclave du
premier de ses compatriotes qui mettait la main sur lui. Le
commandant de Bammako a pu faire changer cette odieuse
coutume.
Évidemment le meilleur moyen d'arriver à la suppression
de l'esclavage, c'est d'assurer la tranquillité dans le pays, de
ne pas permettre aux peuplades voisines de prendre les armes
les unes contre les autres sans notre autorisation. C'est là cou-
per le mal dans sa racine en empêchant le recrutement de ces
malheureux.
Comme je l'ai dit tout à l'heure, la captivité n'est pas tou-
jours bien dure et l'on ne peut réellement pas se prendre de
pitié pour un esclave quand on le voit chercher lui-même à
acquérir un esclave, pour lequel il sera presque toujours plus
dur qu'on ne l'est pour lui.
être justement à cause de son air peu résigné qui pouvait faire croire
qu'elle chercherait à s'évader dès qu'elle le pourrait. Je demandai le
prix du moutard. La mère se mit à pousser des cris de désespoir. Je lui
fis dire que, si j'achetais son enfant, je l'achèterais elle aussi, voulant
seulement lui épargner la séparation et ne pouvant, moi Français,
acquérir d'esclaves que pour les rendre libres. Ses cris redoublèrent; je
ne l'avais pas convaincue. Elle avait peur des blancs plus que de la
perte de son enfant; on lui avait raconté que nous faisions notre savon
avec de la graisse d'homme et mille autres contes semblables.
Je rentrais à Kita avec des idées assez tristes quand j'entendis un
grand remue-ménage au camp. Le colonel avrit appris que nos tirail-
leurs noirs avaient, eux aussi, fait des esclaves; il avait voulu sévir et
rendre tout ce monde à la liberté. Les tirailleurs avaient répondu qu'ils
n'avaient pas de captives, mais des épouses heureuses de les avoir pour
maris. Les tirailleurs, devenus troupiers français, avaient-ils acquis une
galanterie irrésistible? Toujours est-il que les femmes interrogées avaient
demandé à rester les compagnes de nos tirailleurs, et elles revenaient
riant et chantant, partager les gourbis de ceux qui la veille donnaient
l'assaut à leur village; la famille détruite était déjà oubliée, et je me
rappelle le colonel, riant un peu, mais murmurant: « Sale race! des
chiennes qui changent de chenil! "
En 1883, comme la colonne revenait de Bammako, le colonel et une
escorte de spahis, ayant pris les devants, voulurent camper près de
Ouoloni dans le petit Bélédougou. Malgré toutes les menaces, les habi-
tants, qui avaient de nombreux troupeaux, ne voulurent vendre aucun
bétail, quelque prix qu'on leur en offrît. Ils envoyèrent leurs bêtes dans
les montagnes et il fallut se passer de ration. Pour punir ce mauvais
vouloir à notre égard, le colonel prévint le village qu'il serait brûlé au
passage de la colonne et il envoya en arrière des instructions dans ce
LE SÉNÉGAL ET LE SOUDAN FRANÇAIS 239
On peut diviser les esclaves en deux classes : les esclaves de
case, qui sont nés dans la maison de leur maître, de parents
esclaves, et les esclaves de trafic.
Les premiers ne peuvent être vendus sans que la déconsidé-
ration n'atteigne leur maître ; il en est de même de la captive
qui a donné un enfant à son maître. Tout ce monde fait alors
comme partie de la famille.
Les esclaves de trafic, au contraire, peuvent, suivant les
hasards de leur fortune, vivre tranquillement employés à la
culture des terres ou être revendus sans égard aux liens de
parenté qui peuvent les unir entre eux. Ils forment ces tristes
caravanes de malheureux, hommes et femmes, attachés par
le cou les uns derrière les autres, tout le long d'une longue
corde, surchargés des marchandises de quelques commerçants
noirs. Privés de nourriture pendant la marche, ils sont accablés
de fatigue par calcul, pour leur enlever toute idée de fuite et
rendre leur garde plus facile aux quelques hommes armés qui
les escortent. Arrivés à l'étape, on leur met les fers aux pieds
et, s'ils se sont montrés récalcitrants, on leur attache les mains.

sens. Ouoloni étant cependant un village allié, le colonel recommandait


de ne pas molester les habitants et de ne rien leur prendre. Il s'agissait
seulement là d'une punition assez douce, remplaçant une amende qu'on
n'avait pas le temps d'exiger. Le village prévenu aurait déménagé ses
provisions et l'incendie n'aurait guère eu à dévorer que les mauvais
petits toits en paille des habitations des noirs. C'était pour eux l'obliga-
tion, après notre passage, de déblayer leurs maisons et de refaire à
neuf leurs toitures. Les mobiliers sont peu de chose et leur perte peu
importante; d'ailleurs on les déménage en partie bien facilement. Géné-
ralement, quand les noirs se sentent coupables et les moins forts, ils
laissent leur village absolument vide et. désert à la discrétion de leur
ennemi et n'y reviennent que plus tard. Cette fois, le village avait
conservé tous ses habitants, mais aux premières flammes de l'incendie
tout le monde sortit. Les hommes, n'osant pas lutter, gravirent une
colline voisine pendant qu'une centaine de femmes terrifiées,' groupées
comme un troupeau de moutons, ne connaissant pas nos intentions,
restaient auprès de leur village, ne songeant pas à fuir ou n'osant peut-
être pas le faire de peur des coups de fusil dont pas un cependant ne
fut tiré. Elles attendaient la captivité qu'elles ne croyaient pas pouvoir
éviter. Bientôt les noirs, qui à toute espèce de titres suivent la colonne,
quoi qu'on fasse pour s'en débarrasser, se précipitaient sur ces malheu-
reuses et les entraînaient comme captives. Ce fut contre eux qu'il fallut
agir pour leur faire lâcher prise, et tout ce troupeau humain fut recon-
duit par les spahis jusqu'au pied de la colline où s'étaient réfugiés les
pères et les maris et rendu à la liberté. Malgré les efforts des chefs de
colonne, que d'exactions ont dû se produire de la sorte entre tous ces
malheureux êtres dégradés, se servant, les uns contre les autres et à
notre insu, du prestige de nos armes!
260 LA FRANCE COLONIALE
S'ils sont trop fatigués ou malades, s'ils ne peuvent continuerla
route, on les tue impitoyablement d'un coup de fusil et leurs
cadavres pourrissent sur place. Leurs maîtres ne les vendraient
pas à quelque village rencontré sur la route (ils n'en tireraient
qu'un faible prix) et l'exemple pourrait être suivi par d'autres
malheureux cherchant à se soustraire aux fatigues de la
route. Porteurs de marchandises et marchandises eux-mêmes,
ils assurent de bons profits à ceux qui les exploitent.

La famille chez les noirs du Soudan, moeurs, cou-


tumes. — Le noir abuse de sa force contre tout ce qui est
plus faible que lui. C'est l'idée qui vient tout d'abord quand,
après avoir rencontré quelque caravane d'esclaves, on entre
dans un village et qu'on y voit les femmes et les enfants appli-
qués à de durs travaux, tandis que le mari, accroupi dans
quelque coin à l'ombre, se contente, pour toute occupation, de
se bourrer les narines de tabac ou d'avertir, par quelques coups
vigoureusement frappés sur un tam-tam, qu'il aperçoit un
petit nuage noir à l'horizon et qu'il faut éteindre tous les feux
et ramasser les calebasses vides et tout ce qui peut traîner
autour de l'habitation, parce que dans un moment la tornade
se sera déchaînée sur le village, faisant voltiger tout ce qui se
trouve sur son passage.
Qu'il faille porter quelque lourd fardeau au village voisin,
la femme, à défaut de captifs, le charge sur sa tète et, pliant
sous le faix, se met en route sans se plaindre, suivie de son
seigneur et maître qui emboîte le pas derrière elle et porte
fièrement son fusil sur l'épaule. Aux champs, la femme et les
enfants cultivent et partagent les travaux des esclaves, et s'il y
a souvent des exceptions à cette règle pour les femmes prove-
nant de quelque grande famille ou de condition aisée, il n'y
en a guère pour les enfants.
De temps en temps, le chef de la famille vient jeter le coup
d'oeil du maître, toujours porteur de son inévitable fusil, ren-
fermé généralement dans une gaine en cuir et qu'il tient sur
l'épaule, la crosse en l'air. Il s'est muni, en plus, d'une sorte de
martinet à trois lanières de cuir. Suivant la faute qu'il aura à
punir ou suivant la qualité du coupable, il se sert de ce mar-
tinet en ne laissant libres qu'une ou deux des lanières et en
maintenant les autres dans sa main contre le manche. Il sait
qu'un coup donné avec une seule lanière cingle davantage et
fait plus de mal, et c'est de la sorte qu'il frappera un esclave.
Pour sa femme ou ses enfants, il se servira de deux ou des trois
LE SÉNÉGAL ET LE SOUDAN FRANÇAIS 261
lanières. Évidemment, chez les Soudaniens, la femme est souvent
réduite à l'état d'une bête de somme 1 ; pour son maître, elle est
une richesse comme l'esclave, et sa fécondité ajoute à sa valeur.
Il ne faudrait cependant pas trop généraliser, car à mesure
que l'on fait plus ample connaissance avec les noirs, on s'aper-
çoit que tout ce qui d'abord vous avait péniblement impres-
sionné est presque l'exception et que, dans beaucoup de
familles, la femme jouit d'un bien-être et d'une oisiveté qui
seraient enviés par bien des Françaises.
La mère est toujours, pour ses enfants, l'objet d'une vive
affection et même d'une certaine vénération.
Dans une société aussi peu homogène que celle des noirs,
où chaque village semble vivre à peu près indépendant de tout
ce qui l'entoure, où, de plus, il n'existe aucune loi, aucun docu-
ment écrit, les coutumes, les croyances doivent varier et
varient à l'infini. Il serait difficile de parler d'une façon géné-
rale, car tel fait qu'on a vu est souvent en contradiction évi-
dente avec tel autre fait qu'on a également vu. Je ne cherche
ici qu'à grouper quelques souvenirs pour donner un aperçu de
cette société noire encore assez peu observée.
Pendant ses premières années, l'enfant se développe libre-
ment et n'est couvert que pendant la mauvaise saison. Quand
sa mère le porte, c'est sur son dos, et elle le place alors à
califourchon sur ses hanches, retenu par une bande d'étoffe
enveloppant la mère et l'enfant et attachée par devant sur la
poitrine.
Chargée de son précieux fardeau, qui ainsi ne lui enlève pas
l'usage de ses bras, la femme continue à s'occuper de tous les
soins du ménage; elle va au fleuve laver le linge, elle pile le
couscous, et l'enfant, sans crier, suit tous ses mouvements et
laisse ballotter sa petite tète.
L'enfant n'est complètement sevré que vers trois ans, et
l'on fait alors, comme on a fait quelques jours après la nais-
sanre quand on lui. a donné un nom, une fête qui réunit les
amis et les parents à un repas donné par la famille. Les griots
et les sorciers sont plus ou moins mêlés à ces cérémonies, sui-
vant la condition et la fortune des parents.
C'est vers cet âge aussi que les pères pratiquent, avec un
couteau rougi au feu, les plaies qui deviendront des cicatrices
ethniques. Souvent le père se laisse un peu guider par le
1. Cependant, chez les noirs, la femme peut être appelée à jouer un
certain rôle, non seulement dans la famille, mais même dans les affaires
publiques. On peut en citer des exemples, mais ce sont là des exceptions.
262 LA FRANCE COLONIALE
caprice et le désir de rendre son enfant aussi beau que pos-
sible; cependant, chez les Bambaras, on voit toujours trois
grandes cicatrices sur chaque joue, s'étendant de la tempe à la
mâchoire inférieure ; on les retrouve chez les Sonninkés du
Kaarta. Les Khassonkés pratiquent les mêmes raies, mais
généralement moins longues, et ils en ajoutent souvent trois
petites, verticales, sur le front, entre les deux yeux.
La figure ne reçoit pas seule ces ornementations. Les Malinkés
et les Peulhs du Ouassoulou ont parfois la poitrine, le ventre et
presque tout le corps couverts de petites cicatrices. Peut-être y
a-t-il là une idée médicale, mais la disposition des cicatrices
prouve certainement qu'il y a aussi le désir d'embellir 1.
Dès que l'enfant parle facilement, il va plus ou moins régu-
lièrement chez quelque marabout, s'il est musulman, ou passe
sa vie aux champs, au village ou sur le bord de l'eau.
Généralement, à treize ou quatorze ans, que l'enfant soit
musulman ou fétichiste, il doit être circoncis.
Chez les Malinkés, un forgeron du village est chargé de
l'opération; chez les Bambaras, c'est le nama, le sorcier; chez
les Ouolofs, tout le monde peut se charger de l'affaire et les
parents ou amis tiennent à opérer ceux qui leur sont chers. Les
cérémonies varient, mais toujours l'enfant se montre courageux
devant la douleur : c'est pour lui l'entrée dans la vie réelle; il
pourra porter une arme, il pourra prendre part aux palabres,
et beaucoup d'entre eux attendent ce moment avec impa-
tience 2.
Les Bambaras et les Malinkés peuvent avoir plusieurs
femmes et, outre leurs esclaves, un nombre illimité de concu-
bines.
Le plus souvent, les jeunes filles sont mariées sans avoir
le choix de leur mari : l'affaire se conclut entre les parents. La
dot est payée par le fiancé au père de la jeune fille, mais très

1. Pour cette question des tatouages nous ne pouvons que renvoyer


au texte et aux dessins de Binger : il n'existe rien de plus sérieux et de
plus complet.
2. J'ai vu de ces pauvres petits bonshommes s'agenouiller bravement
devant le tam-tam qui servait de billot, puis se relever la douleur
empreinte sur leur visage, mais tout heureux et endossant, au milieu
des félicitations, des coups de fusil tirés en l'air, des gambades des spec-
tateurs, le vêtement neuf sur lequel on avait marmotté des prières ou des
incantations. Quelquefois, aussitôt après s'être servi d'un fusil, l'un des
assistants en remplissait d'eau le canon et la faisait boire au jeune
circoncis. Il faut un bon mois pour que la cicatrisation soit complète :
c'est un mois de fêtes et de réjouissances. Pendant la journée, les jeunes
LE SÉNÉGAL ET LE SOUDAN FRANÇAIS 263
fréquemment une partie seulement de la dot est remise immé-
diatdment et le mari s'engage à en payer la reste plus tard. Le
mari peut divorcer quand bon lui semble et renvoyer sa femme
dans sa famille; mais, s'il ne peut citer aucun grief sérieux
contre sa femme, il ne peut réclamer la dot qu'il a payée, ou
du moins il ne peut pas la réclamer en entier. Les contestations
sont d'ailleurs fréquentes à ce sujet entre les noirs et donnent
lieu souvent à des querelles de famille à famille, parfois même
de village à village.
Le cérémonial pour le mariage n'est pas toujours le même;
il y a d'abord échange de divers cadeaux de peu de valeur;
puis, quelquefois, on simule un enlèvement pour lequel les
parents et amis prêtent leur concours; quelquefois la nourrice,
qui a élevé la jeune fille, la remet sur son dos, comme elle fai-
sait pour l'enfant, et l'apporte elle-même au nouvel époux.
Des danses, des coups de fusil tirés en l'air, des cris, des
repas, où se consomment force couscous de mil, du riz, des
poulets, des moutons et plus rarement un boeuf, sont la suite
de tout mariage. On boit du dolo (boisson fermentée faite avec
du mil) et on s'enivre tant qu'on peut.
Les vieillards sont généralement très respectés dans les
familles et restent au village dans l'oisiveté la plus complète
sans qu'on leur laisse jamais supposer qu'ils sont à charge.
Quand la femme meurt, le mari hérite de ce qu'elle possé-
dait; quand un homme meurt, ses frères et, à défaut de frère,
ses fils deviennent héritiers de ses biens et, par conséquent, de
ses femmes.
Les funérailles sont toujours l'occasion de cérémonies et de
fêtes qui varient suivant les pays et suivant la condition du
défunt. Toujours les cadavres sont enterrés, soit dans un cime-
tière à quelque distance du village, soit tout près du village
près de l'une de ses portes, et quelquefois dans le village

circoncis se promènent, allant d'une maison à l'autre, recevant des


cadeaux, portant des armes d'apparat, des instruments de musique, on
plutôt des instruments de bruit. Ils sont bizarrement et diversement
accoutrés de longues robes et de bonnets ornementés. Le soir, les
danses commencent; elles sont quelquefois fort belles et fort intéres-
santes. Au lieu des pirouettes ridicules que viennent faire, en temps
ordinaire, les gens du village qui éprouvent le besoin de s'agiter, il
semble y avoir une certaine règle, un certain ensemble pour les dan-
ses, un certain nombre de couplets choisis pour les chants. Certaines
figures rappellent nos figures de cotillon, mais une même figure est
indéfiniment répétée pendant toute la soirée et ne changera que le len-
demain ou le surlendemain.
264 LA FRANCE COLONIALE
même. Ce n'est qu'en voyage et pour les gens de peu d'impor-
tance qu'on ne fait aucune cérémonie. Quelquefois, mais je ne
sais trop dans quelles circonstances, le cadavre du défunt est
introduit dans l'intérieur de quelque gros arbre creux dont les
issues sont bouchées avec de la terre gâchée.
Religions. — M. Binger, à la fin de l'ouvrage déjà cité, a
dressé une carte des religions dans les pays sénégalais, souda-
niens et guinéens. Il distingue en pays : 1° presque entièrement
musulmans; 2° presque entièrement fétichistes; 3° où les deux
religions sont mélangées.
Les principaux groupes musulmans sont : 1° Saint-Louis et
sa banlieue ; 2° les deux rives du Sénégal, sur une grande
largeur, de Richard-Toll jusqu'au delà de Bakel; 3° tout le
pays autour de Ségou, sur les deux rives du Niger et du Baoulé ;
4° Tombouctou et les environs; 5° le Fouta-Djallon avec le Din-
guiray; 6° les pays de Kong et de Bondoukou; 7° un cercle d'un
rayon assez étendu autour de toutes les grandes villes et de
tous les marchés importants du Soudan.
Les pays presque purement fétichistes commencent au
4e degré de longitude ouest et au 8e degré de latitude nord ;
c'est-à-dire à l'est des États de Tombouctou, de Ségou, du roi
Tiéba, du Kong, du Bondoukou ; au sud des États de Kong, de
Tiéba, de Samory.
Dans tout le reste, c'est-à-dire dans la majeure partie du
Sénégal et du Soudan français, les deux religions sont
mélangées.
D'une manière très générale, on peut dire que les Ouolofs-
Sérères, les Toucouleurs, les Peulhs, les Sonninkés, les Mandé-
Dioula sont musulmans, et qu'au contraire la plupart des Man-
dingues (surtout Bambaras et Malinkés, etc.), ainsi que les Bobo,
les Mossis, les tribus de la Volta et du Comoé, celles de toute
la côte de Guinée sont fétichistes.
Chez les fétichistes, le sorcier (nama chez les Malinkés et
Bambaras) est souvent tout à la fois le grand prêtre et le dieu.
Aux environs de chaque village, se trouve un petit bois
sacré, dans lequel se font des sacrifices et des offrandes.
Nulle part je n'ai rencontré d'idoles sculptées, mais tous
les noirs portent des talismans ou grigris, auxquels ils attri-
buent les vertus les plus diverses 1.
1. Cesont des sachets renfermant quelques débris d'animaux ou
quelque mixture de terre et de sang, ou bien ce sont des os d'animaux,
des cornes d'antilope, des crins, des racines. Il y en a pour se garantir
LE SÉNÉGAL ET LE SOUDAN FRANÇAIS 263
Toutes les croyances trouvent un écho chez ces populations
primitives. Qu'un cheval, par exemple, attaché à quelque pieu,
mette par hasard ses deux pieds de devant sur ce pieu, il
devient un objet de respect; qu'un animal quelconque vienne
à manger quelques graines déposées en offrande au nama, il
devient sacré; qu'une inoffensive mante religieuse, le prie-Dieu
de nos campagnes, attrape votre ombre, et il doit vous arriver
malheur; qu'au contraire vous trouviez avant la première
pluie une de ces jolies petites bêtes au corps de velours rouge
que les Toucouleurs appellent filles de Dieu, vous aurez une
année de bonheur devant vous, et les noirs qui seront là tou-
cheront doucement l'insecte et porteront la main à leur front
pour partager votre bonheur. N'allez pas demander son âge à
un noir : il aurait peur, en cherchant à le déterminer, de hâter
sa mort. Il lui répugne aussi de dénombrer ses troupeaux,
pensant qu'il attirerait ainsi quelque épizootie sur eux.
D'ailleurs l'islamisme, dans la plupart des peuplades qui
le professent, même chez les noirs du Sénégal, les Peulhs et les
Toucouleurs, les Sonninkés, les Mandé-Diula, se concilie avec
la plupart des superstitions locales. On trouve des marabouts
chez des peuples et auprès de princes absolument fétichistes,
et des sorciers ou féticheurs même auprès de princes musul-
mans. Les marabouts font bon ménage avec les griots. Du reste,
ils sont parfois d'une ignorance épaisse : ils peuvent à peine
déchiffrer les feuillets détachés et dépareillés qui forment tout
leur Koran. S'ils font le pèlerinage de la Mecque, c'est pour en
rapporter des formules plus infaillibles et des grigris plus
puissants. Dans leurs discussions théologiques, leur grande
préoccupation c'est de déterminer le nom de la mère de Moïse,
car ce nom serait un talisman universel : « Les blancs, disent-
ils, le savent, ce nom, et ils le cachent; c'est ce nom qui les
des serpents, des crocodiles, de la foudre et surtout des balles ou des
coups de couteau. La tête de pintade, cousue dans une gaine de cuir,
semble jouir d'une grande vertu, car elle est très fréquemment portée.
Beaucoup ont de petites entraves en fer semblables à celles qui servent
pour les esclaves : elles protègent contre la captivité. Le fouet d'une
queue d'éléphant suspendu au cou d'un cheval lui assure une longue
vie. Souvent le poids des grigris, portés par un seul indigène, surtout
s'il s'agit de se mettre en campagne, dépasse 2 kilogrammes et demi.
Les grigris vendus par les marabouts musulmans ne sont pas dédai-
gnés; loin de là, les noirs fétichistes les payent souvent fort cher. Ce
sont quelques mots arabes écrits sur un morceau de papier et renfer-
més dans un sachet de cuir. D'ailleurs, sans se convertir à l'islamisme,
tous ces peuples joignent assez volontiers à leurs coutumes quelques
usages mahométans.
266 LA FRANCE COLONIALE
rend forts. » (Docteur Crozat.) Ailleurs c'est le nom des deux
femmes d'Abraham ou de Jacob. (Binger.)

CHAPITRE III

GOUVERNEMENT ET ADMINISTRATION
Sénégal et Soudan. — Le Soudan a été d'abord une
dépendance du Sénégal comme les Rivières du Sud et le Fouta-
Djallon. Il était simplement le « commandement supérieur du
Haut-Fleuve ». On doit le considérer aujourd'hui comme une
colonie à peu près autonome, ayant sa politique et son budget
propres. Tenant compte de ce que les Bivières et le Fouta-
Djallon ont été rattachés en 1891 à la Guinée française,
nous parlerons d'abord du gouvernement et administration du
Sénégal, ensuite du Soudan.

I. — SÉNÉGAL.

Divisions politiques et administratives. — On peut


classer les divers pays qui constituent la colonie du Sénégal
en : 1° communes de plein exercice; 2° pays possédés; 3° pays
annexés; 4° pays protégés.
Les communes de plein exercice sont : Saint-Louis, Dakar,
Bufisque, avec les banlieues, et l'île de Gorée.
Les pays possèdes sont 1 : les îles d'Arguin et, autour de la
baie de ce nom, une bande littorale limitée par la portée des
nos canons; Portendik, au sud de Saint-Louis, les provinces
de N'Diandor, Gangouné, Pankoy; dans le Cayor, les terri-
toires de M' Pal, de Khatet, le poste de Bétête avec le terrain
environnant dans un rayon de 1 000 mètres; une route de
20 mètres de large à travers tout le pays, ainsi que tous les
1. D'après les Notices coloniales illustrées (1890). Mais les distinctions
en pays possèdes, annexés ou protégés sont sujettes à de fréquentes varia-
tions. Depuis deux ans, plusieurs des annexés ont été désannexés, pour
permettre aux noirs de vivre à leur manière, ne plus faire intervenir
chez eux la justice française, prévenir les émigrations que son exercice
pouvait occasionner; et, en revanche, la plupart des tribus du Foula
sénégalais ont été soumises à l'impôt. Au reste, et d'une manière géné-
rale, sauf dans les communes de plein exercice, les indigènes conservent
leurs lois, leurs coutumes ; nous cherchons seulement à faire prévaloir
chez elles nos idées de civilisation et à préparer pour l'avenir plus
d'unité et de fixité.
LE SÉNÉGAL ET LE SOUDAN FRANÇAIS 267
terrains nécessaires à l'établissement de la voie ferrée (de
Dakar à Saint-Louis) et de toutes les constructions nécessaires
à celle-ci. Tous ces territoires sont directement administrés par
le gouvernement du Sénégal.
Les pays annexés sont le Oualo, le Dimar, le N'Goye, le
N'Guick (nord Cayor), le Toro, le Guoy. Les populations y con-
servent leurs lois et leurs coutumes ; mais les anciens rois ont
disparu et leurs pouvoirs ont été attribués au gouverneur. C'est
lui qui nomme les chefs de canton, fait percevoir l'impôt, etc.
Les territoires qui entourent nos postes sont pays annexés
«
dans la limite de la portée du canon », disent les traités.
Les pays protégés sont: le Fouta central ou Fouta sénégalais,
le Djolof, le Cayor méridional, le Baol, le Sine, le Saloum, le
Rip, le Radibou, une partie du Bar, ces dernières régions
étant au nord de la Gambie. Tous ces pays ont conservé leur
autonomie et leurs anciens chefs; mais ceux-ci doivent être
agréés par l'autorité française.
Enfin, avec un grand nombre de populations, comme les
nations maures des Trarza, Brakna et Douaich, par exemple,
nous vivons en relations de voisinage sur la foi de traités
engageant les deux parties.
La superficie de notre colonie est d'environ 120 000 kilo-
mètres carrés. Elle serait au moins du double avec les pays
protégés ou liés avec nous par des traités.
La population des territoires de la région sénégalaise, en y
comprenant les Maures, les Rivières du Sud, la Cazamance, les
États des bords de la Gambie, serait de près de 700000 habi-
tants; mais la population directement administrée par nous ne
dépasse pas 80 000 âmes. Au reste, toute cette statistique est
encore très incertaine.
Les principaux centres sont Saint-Louis (23 000 habitants
et 65 000 avec sa banlieue); Dakar (6 000, 9 000 avec la ban-
lieue); Rufisque (3 000); Gorée(l 750); Thiès (2000); Richard-
Toll (638) ; Dagana (845); Podor (285); Saldé (358).
Les pays au sud du Cayor sont habités par des Sérères ;
le Cayor, le Oualo, le Djolof, surtout par des Ouolofs ; le Dimar,
par des Ouolofs et des Toucouleurs; le Toro et le Fouta séné-
galais, peuplés presque entièrement de Toucouleurs; dans le
Damga, à côté des Toucouleurs, on commence à voir des
Sarrakolés; dans le Guoy, les Sarrakolés dominent.
Le gouverneur et les services civils. — Le Séné-
gal est administré par un gouverneur. Il a sous ses ordres :
268 LA FRANCE COLONIALE

1° un directeur de l'intérieur, qui le supplée quand il s'absente


et duquel dépendent l'administration municipale, les finances,
les cultes, l'instruction publique, les travaux publics, le service
sanitaire, les postes et télégraphes, la navigation, l'assistance,
tout ce qui a trait à l'agriculture, au commerce et à l'industrie;
2° un chef du service administratif, qui est un commissaire de la
marine; 3° un trésorier-payeur; 4° un chef du servicejudiciaire.
Député, conseil colonial, conseils municipaux,
droit électoral. — Le Sénégal nomme un député et possède
un conseil général élu. Ce conseil se compose de 16 mem-
bres, dont 10 pour Saint-Louis, 4 pour Dakar et Gorée, 2 pour
Rufisque.
L'ancien conseil colonial a été remplacé (décret du
24 février 1885) par un conseil privé. Il est composé des hauts
fonctionnaires et des principaux notables de la colonie. Il
assiste le gouverneur dans les mesures à prendre en vue de
faire progresser la colonie, dans l'examen des divers marchés
proposés par les chefs de service, dans les questions de paix ou
de guerre.
Les quatre communes du Sénégal, Saint-Louis depuis 1872,
Gorée et Dakar qui, en 1872, formèrent une seule commune et
furent séparés en 1887, Rufisque depuis 1880, ont des conseils
municipaux élus.
Sont électeurs au Sénégal tous les individus qui, depuis
six mois au moins, habitent l'une des quatre communes de
plein exercice.
Services militaires et maritimes. — Le colonel com-
mandant supérieur des troupes résidant à Saint-Louis, a sous ses
ordres : 1 bataillon d'infanterie de marine, 1 batterie et demie
d'artillerie de la marine, 1 détachement d'ouvriers d'artillerie,
toutes ces troupes envoyées de France pour faire un séjour
de deux années dans la colonie; 1 escadron de spahis séné-
galais, comprenant par parties égales des spahis européens
détachés du 1er régiment d'Algérie et des spahis indigènes ;
1 compagnie de conducteurs sénégalais, formée d'Européens et
d'indigènes; 1 régiment de tirailleurs sénégalais recrutés parmi
tous les noirs du Sénégal et des pays voisins qui demandent
à contracter un engagement : il est commandé par des offi-
ciers, sous-officiers et caporaux, soit de l'infanterie de marine,
soit indigènes, dans les proportions fixés par les règlements.
Outre le service de l'artillerie, pour lequel il existe une
direction à Saint-Louis et une sous-direction à Dakar, l'artil-
LE SÉNÉGAL ET LE SOUDAN FRANÇAIS 269
lerie de marine est chargée dans la colonie du service du
génie.
Des ateliers de la marine font sur place la plupart des
travaux de réparation et d'entretien.
La station du Sénégal, sous les ordres d'un capitaine de
frégate, commandant de la marine, comprend plusieurs bâti-
ments à vapeur : en tout 300 à 350 hommes d'équipage.
Une marine coloniale, administrée par le conseil général et la
direction de l'intérieur, comprend les petits bâtiments à vapeur
qui font le service d'un point à un autre de la colonie, les remor-
queurs et bâtiments de transport qui naviguent sur le fleuve,
Les équipages sont formés en grande partie de matelots
indigènes (laptots et capitaines de rivière).
C'est au total une force régulière de 1500 hommes (dans cet
effectif ne sont plus comprises les troupes spéciales au Soudan)
qui se trouve à la disposition du gouverneur; mais dispersée
sur 120 000 kilomètres carrés.
Il est très facile de lever des volontaires dans les popula-
tions noires du Sénégal. En 1892, pour la guerre du Dahomey,
le gouverneur n'a eu qu'à convoquer les chefs des provinces
voisines de Saint-Louis pour en obtenir aussitôt trois compa-
gnies de volontaires, prêtes à s'embarquer.
Organisation judiciaire. — Comme toutes nos colo-
nies, la justice est confiée à la magistrature coloniale, dont
les membres sont nommés par le ministre de la Marine et
peuvent être appelés à remplir leurs fonctions dans l'une quel-
conque de nos possessions.
A Saint-Louis siège une Cour d'appel dont la juridiction
s'étendait naguère sur le Sénégal, le Soudan, les Rivières et le
Congo français. On lui a soustrait, en 1892, la Guinée française.
Le président de la cour d'appel est en même temps chef du
service judiciaire.
La cour d'assises siège normalement à Saint-Louis et, en
certaines circonstances, à Dakar.
Le jury est remplacé par des assesseurs, choisis parmi les
notables et désignés parle gouverneur, et quand il s'agit de
juger les noirs, les assesseurs sont pris parmi les fonction-
naires de l'ordre civil.
Il y a deux tribunaux de première instance, siégeant à
Saint-Louis et à Dakar.
Un tribunal musulman juge entre musulmans les affaires
de succession et de mariage conformément aux lois du Koran.
270 LA FRANCE COLONIALE
Le cadi de Saint-Louis est nommé par le gouverneur.
Un certain nombre de chefs de cercles et de postes, surtout
de ceux qui ne sont pas en communications constantes avec
Saint-Louis, sont investis, par arrêté du gouverneur, de cer-
taines attributions judiciaires.
Enfin dans les pays annexés, les chefs de canton et de
village rendent la justice d'après les coutumes et les lois du
pays; mais la magistrature coloniale seule peut juger les
crimes.
La justice militaire est rendue par deux conseils de guerre
siégeant à Saint-Louis et à Dakar.
La gendarmerie se compose de 18 hommes, commandés par
un maréchal des logis.
Il n'y a pas d'autres pénitenciers que les pénitenciers
militaires.
Organisation financière. — Le service du Trésor est
assuré par un trésorier-payeur à Saint-Louis, un trésorier
particulier à Dakar, trois percepteurs à Saint-Louis, Dakar
et Rufisque.
Les transactions commerciales s'effectuent surtout par
échange de marchandises contre les produits du sol. Cepen-
dant cet état de choses se modifie peu à peu et l'emploi de la
monnaie, surtout la monnaie d'argent française, se généralise
de plus en plus.
Une banque a été instituée par décret du 21 décembre 1853 :
son siège social est à Saint-Louis; son capital est aujourd'hui
de 300 000 francs. Le privilège de la banque expire en 1894.
Toutes les actions de la Banque du Sénégal sont coloniales;
aucunes d'elles n'est immatriculée à l'agence centrale des ban-
ques coloniales à Paris; elles ne sont pas cotées à la Bourse.
La circulation des billets est d'environ 800 000 francs.
La loi sur l'usure n'est pas promulguée au Sénégal.
Le prêt sur hypothèque ou sur billet se fait généralement
au taux de 10 et 12 0/0.
Le prêt de 8 0/0 s'applique aux prêts amicaux.
L'intérêt commercial ne varie pas : il est de 6 0/0.

Budget de la colonie. — Le budget local de la colonie


est établi par le conseil général et administré par le directeur
de l'intérieur. Il se monte, pour 1892, à 3 280 692 francs.
Les dépenses de la métropole sont évaluées, pour 1893, à
6 183 898 francs.
LE SÉNÉGAL ET LE SOUDAN FRANÇAIS 271

Navigation et douanes. — Aucun bâtiment portant pa-


villon étranger n'a le droit de navigation dans le fleuve Sénégal.
Gorée, considéré comme l'entrepôt des établissements des
Rivières du Sud, est port franc.
Les droits de douane sont perçus à Saint-Louis, Dakar,
Rufisque et, en suivant la côte, jusqu'à la rivière du Saloum
et à la Mellacorée. Suivant les endroits, ils sont perçus soit à
l'entrée, soit à la sortie, soit à l'entrée et à la sortie.
Instruction publique. — Les communes de plein
exercice possèdent une école d'enseignement secondaire spécial
(à Saint-Louis) et douze écoles d'instruction primaire ou d'in-
struction enfantine. Ces écoles sont laïques ou congréganistes.
L'école secondaire est dirigée par cinq frères de la congré-
gation du Saint-Esprit.
Au total, on trouve que, dans ces communes, plus d'un
millier d'enfants des deux sexes reçoivent l'instruction d'après
la méthode pédagogique préconisée par le ministère de l'Ins-
truction publique. De plus, des cours du soir sont professés
pour les enfants des écoles musulmanes et pour les adultes :
ils réunissent plus de 500 élèves.
Dans la plupart de nos postes, les commandants ont créé
des classes qu'ils dirigent et où des sous-officiers et des inter-
prètes enseignent le français.
Une école dite des otages, fondée autrefois par le gouver-
neur Faidherbe, réunissait les fils des chefs et des notables des
divers pays en relation avec nous, protégés ou annexés. Cette
école était un moyen efficace de répandre au loin notre
influence. Parmi ces élèves on recrutait quelques-uns de nos
interprètes indigènes. Des mesures d'économie l'avaient fait
supprimer en 1871. On est revenu aux idées de Faidherbe, et
l'école ou collège des otages a été de nouveau inaugurée à Saint-
Louis, le 31 mars 1892.
Organisation religieuse. — Le chef du clergé catho-
lique au Sénégal est l'évêque in partibus de Dansarah. Il y a un
curé et un ou plusieurs vicaires pour chaque commune. Il
existe de plus un certain nombre d'établissements religieux
et de missions à Saint-Louis et dans les Rivières du Sud, mais
pas un seul sur le fleuve Sénégal. Les missions ont leur prin-
cipale maison à Joal, où elles ont installé une imprimerie et
s'occupent de culture et d'éducation, et forment des ouvriers
indigènes.
Quelques missionnaires protestants résident dans la colonie.
272 LA FRANCE COLONIALE

Travaux publics. — Le service est assuré par un ingé-


nieur colonial dépendant de la direction de l'Intérieur. Il est
secondé par un certain nombre de conducteurs et d'agents. Il
est chargé de la voierie, des ponts, de l'entretien des bâtiments
coloniaux et des divers travaux entrepris par la colonie.
Le chemin de fer de Dakar-Saint-Louis, qui traverse le
Cayor, est concédé à la Compagnie de construction des Bati-
gnolles pour quatre-vingt-dix-neuf ans; l'État s'est réservé la
faculté de rachat au bout de vingt-cinq ans. Il a été garanti, pour
la durée de la concession, un revenu minimum de 1 154 francs
par kilomètre exploité.

II. — SOUDAN FRANÇAIS.

Divisions politiques et administratives. — L'auto-


rité du commandant supérieur du Soudan commence, sur le
Sénégal, tout près de Bakel, au marigot de N'guerer. Tous les
postes du haut Sénégal, toutes les acquisitions dans le bassin
du Niger sont sous sa dépendance. — Sa résidence est à Kayes,
point terminus de la navigation fluviale et tête de ligne de
notre chemin de fer soudanien.
Les territoires du Soudan français se divisent en pays
protégés et en pays annexés.
Jusqu'à la campagne de 1891 les pays protégés formaient
presque la totalité de nos possessions. Ils comprenaient
notamment :
Les Etats d'Ahmadou : 1° le Kaarta, capitale Nioro, résidence
de ce sultan; 2° le royaume de Ségou, capitale Ségou-Sikoro,
administré par son fils Madani ;
Les pays de Koundian et Nyamina;
L'empire malinké du Ouassoulou, c'est-à-dire l'empire de
Samory, capitale Bissandougou;
Le royaume sénoufo du Kénédougou ou royaume de Tiéba,
capitale Sikasso;
Le Dinguiray, ou États d'Aguibou, capitale Dinguiray;
Le territoire des Maures Embarek.
Nous avons vu comment le premier de ces États a disparu
et le second est en train de disparaître. Le Dinguiray, Nya-
mina, Koundian sont à peu près annexés. Les pays de Kong
LE SENEGAL ET LE SOUDAN FRANÇAIS 273
Bondoukou 1, Djimini, Anno, ont été placés sous notre protec-
torat; mais ils sont plutôt rattachés à la Guinée française.
L'ensemble de ces régions est d'environ 900 000 kilomètres,
dont 330 000 pour le Soudan français proprement dit.
La population pourrait s'élever à 4000000 habitants.
La superficie et, avec des chiffres très incertains, la popu-
lation peuvent se répartir ainsi :

Population. Superficie.
Soudan français avec le Dinguiray et
le Kaarta 1 000 000 330 000 kil. car.
États de Mademba et Rodian 1 200 000 100 000 —
États de Samory (y compris nos der-
nières conquêtes) 1000 000 300 000 —
Étals de Tiéba 160 000 60 000 —
Maures Embarek. 12 000 ?
États de Kong. ... 550 000 50 000

Pays au sud du Kong : Bondoukou,
Djmini, Anno, etc 300 000 70 000 —
4 042 000 920 000 kil. car.

La moyenne de la population est généralement faible et en


même temps très variable d'un pays à l'autre. Elle est d'environ
3 à 4 habitants par kilomètre carré sur le haut Sénégal, dans
le Bouré, les États de Samory, les États de Tiéba; dans le
Bélédougou, de 8 à 10. — Dans le Macina, elle serait de 8
à 10; dans le Mossi, qui, depuis longtemps, n'a pas vu de
guerre, de 22 à 24.
Les pays annexés sont en réalité des pays protégés d'un peu
plus près, parce que les rois ou chefs indigènes n'y commandent
que sur une superficie assez restreinte. De ceux-ci, les uns sont
d'anciens alliés de la France; les autres ont été récemment
installés par nous, quelquefois dans des pays conquis sur leurs
oppresseurs El-Hadj-Omar, Ahmadou ou Samory. Ils acceptent
d'autant plus volontiers notre autorité.
Les territoires annexés sont divisés en cercles, à la tète de
chacun desquels est placé soit un commandant, soit un résident,

1. Les états d'Ardjoumani, roi du Bondoukou, comprennent : au sud


l'Abron, appelé aussi Arikkaso (endroit de l'or) ; au centre, le Diamman
ou Gaman, qui a pour marché et capitale Bondoukou (mais le roi réside
à Amenvi); à l'ouest, le Barabo; à l'est, le Fougoula ou pays Ligouy, que
les Anglais ont depuis revendiqué ; au nord-est celui des Pakhalla
(Voyez Binger).
FRANCE COLONIALE. 18
274 LA FRANCE COLONIALE

avec le grade de capitaine ou de lieutenant. — Voici l'énumé-


ration des cercles existants à ce jour :
1° Bakel1, comprenant entre autres provinces, le Boundou,
et s'étendant jusqu'à la Gambie. Poste fortifié : Bakel;
2° Kayes, comprenant le Rhasso, le Logo, le Niataga, le
Diombokha, le Guidimaka, le Ramera, le Niambia, le Sirimana,
le Dentilia, le Sangara, etc. Postes fortifiés : Médine, Kayes;
3° Bafoulabé, comprenant tout le pays du Tringa et du
Lankamané dans le nord, du Merentambaïa, Ronkorodougou,
Orodougou dans le sud. Postes: Bafoulabé, Badombé, Roundou;
4° Kita (Fouladougou, Kolou, etc.). Poste : Kita.
5° Bammako, comprenant principalement le Bélédougou.
Postes : Bammako, Nyamina, Kangaba.
6° Nioro, comprenant le Kaarta (le district de Koniakary a
été réuni au cercle de Kayes). Poste : Nioro.
7° Ségou, comprenant : 1° le Ségou septentrional ou États de
Mademba, capitale Sansanding; 2° le Ségou méridional ou États
de Bodian, avec le Bendougou et le Baninko, capitale Ségou, où
habite, en même temps que ce fama, un résident militaire, qui
a aussi une surveillance sur les États de Tiéba.
8° Siguiry, comprenant tous les États que Samory a cédés,
en trois fois, sur la rive gauche du Niger. Postes : Siguiry,
Niagassola, Kouroussa.
9° Kankan, comprenant la province conquise par le colonel
Archinard sur la rive droite du Niger. Poste : Kankan.
Bissandougou, Kérouané, Sanankoro, sont les postes com-
mandant le pays conquis par le colonel Humbert et qui ne sont
point encore régulièrement organisés.
Caractères de notre domination au Soudan. —
A ces populations bambaras ou malinkés, d'une civilisation
toute primitive, échappées d'hier seulement à la tyrannie de
sultans négriers, on ne peut songer à imposer, je ne dis pas
nos idées et nos institutions, mais celles mêmes qui ont pu être
introduites en Algérie, en Tunisie et dans notre ancienne colonie
du Sénégal. Il faut les rattacher au sol dont les razzias les
avaient comme déracinées, les rappeler dans les villages, suppri-
mer la traite, rendre supportable l'esclavage de case en attendant
qu'un progrès infaillible, mais certainement lent, en amène
l'abolition. Il faut à nos sujets des chefs de leur race, surveillés et
conseillés par nos officiers, des impôts légers, une justice équi-
1. En ce moment (août 1892), il est question de rattacher le cercle de
Bakel au Sénégal.
LE SÉNÉGAL ET LE SOUDAN FRANÇAIS 273
table et rapide, le respect de leur religion et de leurs coutumes,
la sécurité du travail et du commerce. Les instructions laissées
par le colonel Archinard 1 à nos résidents militaires méritent
d'être citées comme un modèle de sagesse pratique, de haute rai-
son, de politique humaine et sagace, reposant sur une profonde
connaissance de l'ethnographie, des institutions et des moeurs,
des faiblesses mêmes et des superstitions indigènes. Elles em-
brassent les mesures de défense militaire et de surveillance, le
système de justice et d'impôts, la tenue des marchés, les moyens
de développer la production et le commerce, de gagner à notre
civilisation ces populations qui sont encore dans l'enfance. On
devra leur donner le régime qu'elles-mêmes semblent préférer,
c'est-à-dire, suivant les cas, un fama ou roi héréditaire, un
almamy ou chef religieux élu, ou un conseil d'anciens. «Autant
que possible, quand il ne s'agira pas de questions graves, le
commandant du cercle renverra les affaires devant les cadis, les
chefs de villages ou les anciens. Il devra peu à peu, à mesure
qu'il connaîtra la population, chercher à nommer les indigènes
chargés de rendre la justice. Il cherchera toujours à la faire ren-
dre aux gens d'une même race par des notables de cette race; il
évitera soigneusement que des Toucouleurs soient chargés de la
rendre à d'autres qu'aux Toucouleurs. Il aura à intervenir
directement quand les intéressés seront de races différentes. »
Ailleurs M. Archinard a écrit : « Notre action au Soudan
n'est pas une action purement militaire... On n'usera de la force
que pour surmonter les obstacles quand il a été bien reconnu
qu'ils ne pouvaient être surmontés autrement. » Il veut aussi
que « des mesures soient prises dans chaque poste pour
permettre à tous les indigènes qui veulent s'instruire et faire
instruire leurs enfants de le faire ».
1
Les résultats de cette politique ont été de suite visibles : en
détruisant les États brigands d'Ahmadou et de Samory, en sup-
primant les guerres de traite et le trafic des esclaves, en réta-
blissant sous notre contrôle les anciens pouvoirs, nous avons
donné à chaque Noir la sécurité de sa personne, de sa famille,
de sa propriété, de son travail. Où nos colonnes ont passé, les
villages se repeuplent et les champs se couvrent de moissons.
Les populations que nous avons trouvées fugitives, traquées
comme un gibier, misérables et nues, s'enrichissent, commercent
avec nous, se font gloire de porter des vêtements, se construisent

1. Leprésent paragraphe est un de ceux que nous avons ajoutés à


l'oeuvre primitive du colonel Archinard (note de la Rédaction).
276 LA FRANCE COLONIALE
des huttes plus propres et mieux aménagées. Les provinces
conquises il y a trois ans sont déjà redevenues prospères;
il en sera de même, dans un avenir prochain, de celles dont la
conquête s'achève aujourd'hui. Notre domination est solide
précisément parce qu'elle ne s'est manifestée que par des
bienfaits et que parce que nous nous sommes bornés à remettre
chacun à sa place, à faire régner partout la paix française.
Principaux centres. — Les villages de 2 ou 3 000 âmes
ne sont point rares dans les régions prospères du Soudan. Nous
avons vu que Sikasso, la capitale du roi Tieba, avait 8 ou
10 000 habitants; celle de Bissandougou, capitale de Samory,
de Bandiagara, capitale du Macina, doivent être à peu près
égales. Ouagaddougou, au témoignage de M. Binger, en aurait
5 000, et Kong atteindrait 15 000 habitants.
On ne peut donner des chiffres un peu précis que pour nos
anciens postes : Bakel a environ 1 800 habitants; Kayes s'est
élevé de 300 à 4 000, y compris le village de liberté ; Médine
en a près de 15 000; Kita, Bafoulabé, Bammako, environ 3 000;
Siguiri, 2 000; Dinguiray et Timbo à peu près autant.
On appelle villages de liberté des centres d'habitation établis
sous le canon de nos forts, et qui ont servi d'asile à des fugi-
tifs de toute sorte, captifs des pays voisins ou esclaves évadés
des caravanes. On y a établi aussi des prisonniers faits dans nos
campagnes et, avec des lots de terre, les tirailleurs et spahis
libérés du service.
Administration. — C'est le décret présidentiel du
18 août 1890 qui a constitué le Soudan français comme colonie à
peu près autonome, transformé le commandant supérieur du
Haut-Fleuve en un commandant supérieur du Soudan. Il est
question (août 1892) de faire de lui un gouverneur, avec, sous
ses ordres, un commandant des forces actives.
En attendant, pour les services civils, il a sous ses ordres
un chef du service administratif (décret du 22 octobre 1890),
assisté de trois aides commissaires; un sous-agent administratif
et trois commis administratifs; un trésorier pour le paiement
des dépenses. — Les travaux publics, qui ont presque tous un
caractère d'utilité militaire, sont dirigés par des officiers. Le
chemin de fer a pour directeur un capitaine de l'artillerie de la
marine, assisté d'officiers et de quelques employés civils.
Il y a dans le Soudan 11 bureaux des postes et télégraphes.
— Le personnel comprend des employés indigènes.
LE SENEGAL ET LE SOUDAN FRANÇAIS 277
Le chemin de fer soudanais, de Kayes à Médine, a été pro-
longé jusqu'à Bafoulabé. La mission Marmier a commencé des
études en vue de le prolonger jusqu'à Bammako sur le Niger
sur un parcours de 400 kilomètres.
A Kayes on a créé un grand hôpital, composé de deux bâti-
ments à étage, avec vérandas au rez-de-chaussée. Chaque poste
a son infirmerie. Le service de santé est confié à des médecins
et chirurgiens militaires.
A Kayes, il y a une école officielle ; à Kita, une école d'ensei-
gnement primaire et d'apprentissage des métiers manuels,
dirigée par les missionnaires du Saint-Esprit; dans quelques
postes, des écoles ouvertes aux indigènes. Ici, les moniteurs
sont des sous-officiers français et les livres, syllabaires,
tableaux scolaires, sont en grande partie fournis par l'Alliance
française.
La justice a été réorganisée par un décret du 25 mai 1889.
Le tribunal correctionnel spécial de Bakel est présidé par le com-
mandant de cercle, qu'assistent deux notables nommés pour un
an par l'administration, et d'un greffier. Les fonctions du minis-
tère public sont remplies par l'officier d'administration qui
réside au fort-. Ce tribunal juge les contraventions et délits
attribués à nos tribunaux correctionnels ; il prononce sans
appel lorsque la peine n'excède pas cinq jours de prison ou
100 francs d'amende, restitutions et autres réparations civiles.
En matière de simple police, le président juge seul.
A Kayes, le commandant de cercle est juge de paix à com-
pétence étendue : au civil, il prononce sans appel sur les actions
personnelles et mobilières dont la valeur n'excède pas 1000 francs;
au correctionnel, sans appel, lorsque la peine n'excède pas
deux mois de prison ou ne doit consister qu'en une amende.
Les appels sont portés à la cour de Saint-Louis. C'est là
aussi que sont transférées les assises; le juge de Kayes remplit
alors, pour les causes soudaniennes, le rôle de juge d'instruction.

Services militaires. — Il existe auprès du commandant


supérieur un état-major composé d'officiers de diverses armes.
Le chef est ordinairement un capitaine ou un commandant.
C'est de ce corps que dépendent tous les services relatifs au
ravitaillement des postes; missions diplomatiques, topogra-
phiques ou scientifiques; remonte et travaux d'assainissement.
Il y a un chef d'escadron qui est directeur de l'artillerie.
La flottille du Niger se compose de deux canonnières, le
Mage et le Niger, commandées par un lieutenant et un enseigne
278 LA FRANCE COLONIALE
de vaisseau. Elles sont armées de canons-revolvers du calibre
de 27 millimètres. Leur mouillage a été transféré de Bammako
à Manambougou, puis à Koulikoro, sur la rive gauche du fleuve,
et enfin à Ségou, où un port a été creusé.
Jusqu'à une époque récente, non seulement les troupes
blanches, infanterie de marine, artillerie de marine, ouvriers
d'artillerie et du génie, faisaient partie d'unités ayant leur
centre en France; mais les troupes noires elles-mêmes, tirail-
leurs et spahis, dépendaient du corps de tirailleurs sénégalais et
de l'escadron de spahis sénégalais de Saint-Louis. Le premier
sur ses 3 bataillons en détachait un au Soudan 1 ; le second y
détachait une division, soit 50 sabres. Il y avait de même au
Soudan un détachement de conducteurs sénégalais pour l'artil-
lerie. Le décret de septembre 1880 a créé, pour le Soudan, une
compagnie auxiliaire d'ouvriers d'artillerie de la marine et des
colonies. Celui du 26 décembre 1891 a créé l'escadron des
spahis soudanais. Celui du 23 avril 1892, le régiment des tirail-
leurs soudanais.
Normalement le régiment de tirailleurs comprend deux
bataillons, soit huit compagnies. Chaque compagnie comprend :
4 officiers (dont 1 indigène), 11 sous-officiers (dont 3 indi-
gènes), 4 clairons (dont 1 indigène), 8 caporaux, 120 tirailleurs,
2 enfants de troupe, — tous indigènes.
L'artillerie du Soudan comprend 100 canonniers européens,
et, suivant les besoins, en leur adjoignant des indigènes, on
peut former avec le matériel, qui est assez considérable, deux,
trois et même quatre batteries de marche (campagne, monta-
gne ou siège).
A plusieurs reprises, dans les expéditions, on a renforcé les
colonnes de compagnie de tirailleurs libérés ou anciens tirail-
leurs.
On a vu aussi que, dans plusieurs campagnes, les rois et
chefs nos alliés ont été appelés à fournir des contingents en
cavalerie et infanterie.
Enfin toute colonne est toujours accompagnée de plusieurs
centaines d'indigènes, porteurs de fardeaux ou conducteurs
d'animaux de bât..
Budget du Soudan. — Le budget se compose de deux
éléments : 1° les dépenses générales qui sont couvertes par les
allocations de l'État français; 2° le budget local. Celui-ci,
d'après le colonel Archinard, peut s'alimenter : des redevances
1. Voyez ci-dessus, page 270.
LE SÉNÉGAL ET LE SOUDAN FRANÇAIS 279
imposées aux chefs indigènes, aux provinces, à des groupes de
villages ou à des villages ; des recettes provenant des patentes et
licences exigées des commerçants; des droits de marché, con-
cessions de terrains, péages pour le passage des bacs et desponts ;
produits de la télégraphie privée, des transports en chemin de
fer; amendes, fourrières, droits d'emmagasinage; poudres de
commerce ; vente des prises de guerre et des cadeaux faits
par les chefs indigènes ; recettes des douanes quand elles
seront organisées régulièrement sur toutes les frontières.
Ce budget local, qui n'était en 1888 que de quelques milliers
de francs, provenant des amendes et des cadeaux, s'élevait
en 1891 à 400 000 francs.
Les dépenses de la métropole (frais d'occupation du Sou-
dan) sont évaluées pour 1892 et 1893 à 5 189 622 francs.
Le colonel Archinard, dans son rapport de 1891, évalue le
chiffre d'affaires du Soudan à 4 912 500 francs dont 3 275 000
à l'importation et 1 637 500 à l'exportation.

CHAPITRE IV
GÉOGRAPHIE ÉCONOMIQUE

Production et commerce. — En 1889 1 le commerce


du Sénégal et Soudan a été de 38 745 909 francs, dont 22921 980
à l'importation et 15 823 929 à l'exportation.
L'importation se décompose ainsi : de France ou des colo-
nies françaises, 17 372 743; de l'étranger, 3 540 837.
L'exportation se répartit ainsi : pour la France, 13 549 769;
pourles colonies françaises, 14 507; pour l'étranger, 2172580 fr.
Les Rivières du Sud ont un mouvement d'affaires d'environ
5 millions, partagés a peu près également entre l'importation
et l'exportation. A cause de la proximité des établissements
anglais, la part de la France est très faible à l'exportation et
presque nulle à l'importation.
Les principaux articles d'importation ont été (1887), pour
le Sénégal et le Soudan : farine, 590 381 francs; huile, 676 188;
riz, 1581 565 ; animaux, 316 850; fer en barres et ouvré,
95 465; autres métaux, 434 785; armes, 189 544 ; papeterie,
1. Annuaire du Sénegal et dépendances, année 4891 ; — les Colonies
françaises, notices illustrées, t. V, Sénégal et Soudan. Paris, 1891.
2S0 LA FRANCE COLONIALE
193 093; fils 541 407; guinées, 3 391 543 ; vêtements, 409 113 ;
sucre, 997021; spiritueux, 548 003 ; viande salée et conserves,
165 430; vins, 1434989; tabac, 2 017969; parfumerie, 102 503 ;
mercerie, 161 453 ; tissus divers, 2 874 581.
Les principaux articles d'exportation ont été (1887) : ara-
chides et graines oléagineuses, 4 807 732 francs; gomme,
4 629 068; argent, 1 756425 ; caoutchouc, 674247; tabac 421146 ;
peaux et cuirs, 379 168 ; guinées et tissus, 338 027 ; amandes de
palme, 288 815.
Nous avons vu que, d'après les évaluations du colonel
Archinard, il fallait déduire des chiffres pour le Sénégal ceux
des chiffres d'affaires pour le Soudan: 3 275 000 à l'impor-
tation et 1 637 500 à l'exportation.
Les exportations des Rivières du Sud portent sur les ara-
chides, les peaux de boeufs, le caoutchouc, le sésame, les
plumes de parure, les nattes, la cire, les dents d'éléphant, les
amandes de palme, les bois d'ébénisterie, le riz en paille, les
noix de kola ou gouro, le café, etc.
Le Soudan fournit une multitude de productions importantes
et intéressantes : le mil, dans ses diverses variétés fournies
par le genre sorgho et qui pourraient servir à la distillation ;
le riz, dont le grain assez semblable à celui du riz Caroline est
de qualité aussi bonne; le maïs, dont les épis très gros et très
fournis poussent avec une rapidité prodigieuse ; les haricots,
qui présentent de nombreuses variétés dont le goût est très
agréable et dont une espèce, qui se met facilement en purée,
rappelle le goût de notre marron ; l'arachide, le sésame, l'indigo,
dont quelques variétés sont équivalentes aux premières qualités
d'indigo de Java ou du Bengale ; une foule de plantes tincto-
riales; le coton, remarquable par sa blancheur; le fruit de
l'arbre à beurre ou karité. Ce beurre sert pour la cuisine, pour
les grossières lampes du pays, pour toute espèce d'usages;
c'est un corps gras appelé sans doute à devenir un objet
important d'exportation.
Indépendammentde ces produits agricoles, il existe d'autres
végétaux qui peuvent servir à l'alimentation des Européens :
les oignons, les tomates, les patates et deux autres racines
rappelant la pomme de terre et appartenant l'une à la famille
des euphorbiacées l'autre à celle des aroïdées.
Les forêts, surtout dans le Soudan, fournissent quantité
d'arbres utiles par leurs fruits ou leurs bois. Les arbres à
caoutchouc sont très nombreux et pourraient donner lieu à
une véritable industrie. Le karité donne du caoutchouc de la
LE SENEGAL ET LE SOUDAN FRANÇAIS 281
meilleure qualité et la liane-caoutchouc se trouve jusque dans
les faubourgs de Rufisque.
Tous les villages récoltent le miel, mais la cire reste sans
emploi.
Il faut ajouter à ces productions les produits pastoraux : des
chevaux de petite taille ; plus généralement, des ânes, des
boeufs, des moutons, des chèvres.
Le Sénégal est dépourvu de produits métallurgiques ;
mais le Soudan fournit le fer et l'or, qu'on rencontre parfois
en pépites de 15 à 20 grammes. On trouve des traces d'argent
dans l'or. Le cuivre a été signalé.
Les principaux gisements aurifères du Soudan sont dans
le Bambouk et le Bouré: au Ramanan (haute Falémé), où
les habitants extraient l'or des sables de la rivière ; au Tam-
baoura, où le métal se rencontre parfois en pépites de 2 ou
3 grammes et plus; au Niagalla, au Mamakano, au Sinikana;
dans le Bouré, sur la rive gauche du Niger, en amont de
Bammako. Les Noirs l'extraient par les procédés les plus rudi-
mentaires.
M. Binger a signalé, dans son voyage d'exploration, d'im-
portants gisements d'or chez les Niéniégué, sur la Volta Noire,
chez les Gouronsi, dans l'Abron, dont l'autre nom, Arikkaso,
signifie lieu de l'or; dans tout le bassin du fleuve Comoé.

But que la France doit se proposer d'atteindre


dans le Soudan occidental. — Nous laissons de côté
philanthropique que la France, aussi bien
le rôle civilisateur et
que les grandes puissances de l'Europe, est appelée à jouer en
Afrique. Nous nous placerons exclusivement au point de vue
de ses intérêts commerciaux.
Tous ceux qui, dans notre pays, se sont préoccupés de la
situation politique et économique de la France ont admis la
nécessité d'augmenter notre empire colonial. Il reste à savoir
si, loin de se tromper, la France a été, au contraire, sage et
réfléchie en pénétrant dans l'Afrique occidentale. On pourrait
se contenter de montrer les immenses efforts faits en Afrique
par toutes les nations civilisées, qui savent bien qu'elles y
trouveront des populations nombreuses, plongées dans une
barbarie dont celles-ci ne peuvent se débarrasser toutes seules,
mais qui reculera peu à peu sous l'action bienfaisante de la
civilisation européenne, en même temps que la création de
besoins nouveaux et nombreux ouvrira des débouchés à l'in-
dustrie et au commerce.
282 LA FRANCE COLONIALE
La France, qui occupait déjà une admirable position en
Afrique par l'Algérie, la Tunisie, le Sénégal, le Soudan, ne pou-
vait rester spectatrice des efforts faits par les autres, et, après
avoir été la plus grande puissance sur le continent africain,
compter pas plus que la Grèce ne compte aujourd'hui en Eu-
rope. La politique de la France dans l'Afrique est déterminée
par les colonies qu'elle y possède déjà, l'Algérie, le Sénégal
avec le Soudan, la Guinée. Elle doit, de l'Algérie, continuer à
marcher vers le sud, du Soudan, marcher vers l'est et en même
temps vers le nord; de la Guinée vers le nord. Et qu'on ne
croie pas que le Sahara qui s'étend entre l'Algérie, au nord, le
Bahkounou, le Kalari, le Macina, au sud, soit, comme on le
disait autrefois, un vaste désert, une plaine de sable aride et
brûlante. Chaque jour des relations nouvelles viennent modifier
les idées que l'on s'était faites sur ces pays. Les travaux du
capitaine de Castries ne montrent-ils pas que des régions, qu'on
avait toujours crues sans eau, sont arrosées par des rivières
importantes, coulant au milieu de vallées cultivées et fertiles,
dont les habitants sont à la fois sédentaires et nombreux?
Le Soudan est le complément indispensable de l'Algérie. Le
jour où notre influence sera nettement établie sur le Niger, la
pacification complète de l'Algérie sera faite, car les bandes de
révoltés ne pourront plus se ravitailler ni se réfugier nulle
part.
Et, dans cette oeuvre d'expansion du côté de l'est et du
nord, nous rencontrons ces deux avantages si précieux dans
la situation actuelle de la France : d'abord, l'occupation du
pays n'exige que l'emploi de forces militaires très restreintes,
et, de plus, nous sommes à l'abri de toute complication
diplomatique.
En effet, n'est-ce pas avec des armées de moins de 800 combat-
tants, y compris les non-valeurs, que, de 1880 à 1892, la France
s'est rendue maîtresse du pays qui s'étend de Kayes à Sansan-
ding et à Toukoro ? Et sur ces 800 combattants, il n'y a qu'un
nombre infime d'Européens. Toute l'armée du Sénégal et du
Soudan n'en compte pas 400.
On ne saurait sérieusement soutenir que de l'emploi de ces
400 Européens puisse résulter le moindre affaiblissement pour
notre armée nationale.
On peut, il est vrai, objecter que les effectifs employés dans
ces campagnes ont été vraiment insuffisants ; que, par suite, il
a fallu des efforts plus grands pour vaincre les difficultés qui
se sont présentées, et qu'enfin il en est résulté une mortalité
LE SÉNÉGAL ET LE SOUDAN FRANÇAIS 283
relativement excessive. Nous le reconnaissons. Mais, si l'on
examine les voies et moyens à employer pour poursuivre
l'oeuvre commencée, il est facile de voir qu'à la condition de
suivre une politique à la fois très énergique et très prudente,
il n'y aura pas besoin d'avoir plus de 500 Européens dans la
région. Et cela tient précisément à ce que nous sommes sans
conteste les premiers occupants, qu'aucune puissance étran-
gère ne possède dans ces contrées soit un établissement
militaire, soit même un simple comptoir, que, par conséquent
il n'y a aucune sérieuse complication à craindre.
Il ne faut pas songer, sous ces latitudes, à faire une colonie
de peuplement. Le climat ne le permet pas.
Une colonisation de plantation, c'est-à-dire dans laquelle
les travaux de culture d'exportation seraient faits par les Noirs
et dirigés par des Européens, peut être tentée. Il est certain que
le Français dans ces conditions pourra vivre, et que les cultures
d'exportation, arachides, beurre de karité, caoutchouc, coton,
indigo, etc., s'y développeront dans des proportions pour ainsi
dire illimitées. Mais cette colonie de plantation ne sera et ne
peut être qu'une action réflexe et lente de la colonie de com-
merce, qui seule peut se développer rapidement et nous payer
de nos peines dans un avenir peu éloigné.
Armand Colin & Cie, éditeurs. ALFRED RAMBAUD, LA FRANCE COLONIALE Carte n° 4.
LA

GUINÉE FRANÇAISE

ET DÉPENDANCES 1

I. LA NOUVELLE ORGANISATION.

Le décret de 1801. -
Un décret présidentiel du 17 dé-
cembre 1891, modifiant totalement le décret du 1er août 1889,
a constitué un gouvernement de la Guinée française et dépen-
dances, dont M. Ballay a été ensuite nommé gouverneur. La
nouvelle colonie comprend : 1° les Rivières du Sud, détachées
du gouvernement du Sénégal; 2° le protectorat sur le Fouta-
Djallon, dont les almamys se montraient inquiets du déploie-
ment de forces qui se faisait autour d'eux ; 3° les relations
1. Consulter : Le P. Labat. Voyage du chevalier des Marchais en
Guinée et aux îles avoisinantes (1725-1727). Amsterdam. 1731 ; — Gaffarel,
Les Colonies françaises; — Vignon, Les Colonies françaises ;— de Lanessan,
La Guinée (dans l'Atlas colonial) et l'Expansion coloniale de la France ; —
Lebrun-Renaud, Les Possessions françaises de l'Afrique occidentale; — les
Notices coloniales publiées à l'occasion de l'Exposition d'Anvers, t. II : la
notice sur Porto-Novo est due à M. le commandant Dorat, résident de
France ; — Les Colonies françaises, Notices illustrées, t. VI, 1890; — l'abbé
Bouche, La Côte des Esclaves, 1884 ;

Borghero, Notes sur la Côte de
Guinée, 1886; —l'abbé Desribes, L'Evangile au Dahomey et à la Côte des
Esclaves, 1877 ; D'Albéca, Les Établissements français du golfe de Gui-

née, 1890;
— Chapér, Rapport sur une mission scientifique dans le
territoire
d'Assinie (Archives des missions, 1885); —Verdier, Assinic, Grand-Bassam
et Lahou, 1892.
Histoire : Gravier, Recherches sur les navigations européennes faites au
moyen âge sur les côtes occidentales d'Afrique. Rouen, 1881. — Vitet,
Dieppe. Paris, 1845.
— Bouët-Willaumez, Commerce et
traite des esclaves
aux côtes occidentales d'Afrique, 1848.
286 LA FRANCE COLONIALE
politiques avec le Rong, le Bondoukou, le Djimini, l'Anno, le
Mango 1, et autres pays placés sous notre protectorat par les
traités Binger et Treich-Laplène; 4° les établissements de la
Côte des Graines; 5° les nouveaux établissements de la Côte de
l'Ivoire qui, à la suite des traités conclus, depuis le 1er jan-
vier 1891, entre les chefs indigènes et nos représentants,
notamment le capitaine Quiquandon, s'étendent sans inter-
ruption, sur le littoral du Rio Cavalli à Grand-Bassani, et dans
l'intérieur, jusqu'aux frontières sud des États de Samory et
Tiéba, et aux montagnes de Kong; 6° nos établissements de la
Côte d'Or, étendus de la même façon sur tout le littoral depuis
Grand-Bassam et Assinie et dans l'intérieur jusqu'au pays de
Kong ; 7° nos établissements de la Côte des Esclaves. Tous les
agrandissements nouveaux ont été signifiés à l'Europe, confor-
mément à la jurisprudence établie par la conférence de Berlin.
Ce décret de 1891 a modifié toute la terminologie géogra-
phique de ces régions. Le nom des Rivières du Sud, qui faisait
confusion parce que les Anglais de Sierra-Leone les appelaient
Rivières du Nord, disparaît pour faire place à celui de Guinée
française proprement dite. Le nom de Côte d'Or, vu que ce litto-
ral est occupé presque entièrement par la Côte d'Or anglaise,
disparaît pour se confondre dans la Côte d'Ivoire, laquelle
englobe également notre ancienne Côte des Graines. Notre Côte
des Esclaves prend définitivement le nom d'Etablissements du
golfe de Bénin. Cependant, dans la description qui va suivre,
nous garderons parfois les anciennes dénominations.
Pour les ci-devant Bivières du Sud, pour le Fouta-Djallon,
pour le Rong, le Bondoukou, etc., nous renvoyons à ce qui en
a été dit au chapitre Sénégal et Soudan.
Administration. — La nouvelle Guinée française et
dépendances se compose, en résumé, d'un protectorat, celui du
Fouta-Djallon, et de trois colonies : la Guinée française propre-
ment dite (ci-devant Rivières du Sud), les Établissements de la
Côte d'Ivoire (ci-devant Côte des Graines, Côte d'Ivoire, Côte
d'Or), les Etablissements du golfe de Bénin (ci-devant. Côte des
Esclaves).
L'administration supérieure des trois colonies est confiée à
un gouverneur, qui est chargé en outre des divers protectorats.
Sa résidence est à Konakry (Mellacorée).
1. Voyez ci-dessus pages 232-233 et 275-278. Il est question (août 1892),
de revenir sur ce décret de 1891 : les Rivières du Sud seraient restituées
au Sénégal.
LA GUINÉE FRANÇAISE ET DÉPENDANCES 287
Sous son autorité, la Guinée proprement dite est administrée
par un secrétaire général; la Côte d'Ivoire, par un résident; le
golfe de Bénin, par un lieutenant-gouverneur. (Ces trois fonc-
tionnaires sont actuellement MM. Couturier, Desaille et Ballot.)
Chacune de ces trois colonies conserve son administration
«
propre et son budget local » séparé.
«
Le gouverneur est ordonnateur de toutes les dépenses
»,
mais il peut déléguer ses pouvoirs à ses trois subordonnés. Les
dépenses communes aux trois groupes sont fixées, chaque
année, par le ministre chargé des Colonies. Le service du Trésor
est centralisé par un trésorier-payeur en résidence à Konakry,
assisté d'un trésorier particulier à Porto-Novo et d'un préposé à
Grand-Bassam.
Un décret présidentiel de mai 1892 a institué dans la nou-
velle colonie de Guinée française et dépendances trois juges de
paix à compétence étendue : ils siègentà Konakry, Grand-Bassam,
Porto-Novo. Le même décret a supprimé pour ces territoires la
compétence des deux tribunaux et de la cour d'appel du
Sénégal.
Les crédits demandés, pour 1893, en faveur de la Guinée
française, s'élèvent à 943 500 francs.

I. ÉTABLISSEMENTS DE LA COTE DES GRAINES ET DE LA COTE D'IVOIRE.

Historique. —Les Français étaient établis depuis long-


temps sur la Côte des Graines ou du Poivre, à un petit village
que les indigènes appellent Ajacouty et les Anglais Trade-Town,
situé au sud de Grand-Bassa (qu'il ne faut pas confondre avec
Grand-Bassam): En 1842, les pays de Grand-Bassa et des Boutou
(Grand et Petit) furent achetés par le gouvernement français.
Ils furent ensuite cédés à la République de Libéria, et nous ne
parûmes même plus nous soucier de nos droits sur Ajacouty.
En 1852, on reprit pied dans le pays par un nouveau traité
passé avec le chef de ce village.
Un peu plus loin, les traités de 1838 et 1842 avec les frères
Blackwell nous ont donné une enclave comprenant les deux
rives de la rivière Garroway et les territoires avoisinants.
En 1868, par le traité du 4 février, la France acquit, sur
la Côte d'Ivoire, tout le pays de Rrou, avec les villages et
territoires du Grand et du Petit Béréby, le pays du Grand-Casha;
puis, par d'autres traités passés par les indigènes, les bassins
des deux rivières Lahou (1884), du Rio Fresco, de la rivière
San-Pedro.
288 LA FRANCE COLONIALE
Enfin les traités passés, de 1888 à 1891, par plusieurs de
nos missionnaires, notamment le capitaine ( alors lieutenant)
Quiquandon, Treich-Laplène 1, Quiquerez, Segonzac, etc., nous
ont assuré la possession de tous les territoires, depuis le Rio
Cavally jusqu'à notre colonie de Grand-Bassam, sans inter-
ruption. Ils comprennent : l'Ouorodobougou, le Tiassolé, le
Baoulé, etc. C'est ainsi que nos établissements de la Côte
d'Ivoire ont rejoint la frontière des États de Samory et Tiéba.
Géographie physique. — La Côte d'Ivoire est arrosée
par le Rio Cavally, qui coule entre nos possessions et la Répu-
blique de Libéria, le Rio Pedro, le Tabelah, la rivière Saint-
André, le Rio Fresco, le petit Lahou, le grand Lahou ou
Bandamana, qui n'a été explorée qu'en partie, qu'on suppose
avoir sa source non loin du Niger et qui, avant de se jeter
dans la mer, forme le lac ou lagune Lozoa, parsemé de petites
îles boisées, comme celles de Piter (nom du chef qui nous céda,
en 1884, cette rivière), de Pandam et Afé. Puis vient la lagune
d'Ébrié, profonde à peine d'un mètre, mais longue de 120 kilo-
mètres, qui renferme quantité d'îles, entre autres celles de
Deblay et Petit-Bassam. Enfin les rivières Tiakba ou Sira, Bié-
chaï, Agnibi ou Issi, Layon ou de l'Ascension, qui toutes se
jettent dans cette lagune.
Races et peuples. — Les peuplades les mieux connues
de ces contrées sont :
A l'ouest, les Krou, ou Kroumen, une des nations les plus
vigoureuses de l'Afrique, de très bonnes gens, très fiers et
braves, qui ont su se faire respecter des négriers d'autrefois,
tout en refusant de leur vendre d'autres nègres comme esclaves.
Ils forment de petites républiques, présidées par un chef qui
gouverne avec le concours des anciens. Au contact des Euro-
péens ils ont pris le goût du commerce et sont volontiers
polyglottes,
Au nord, on retrouve des peuplades mandingues, appa-
rentées à celles de notre Sénégal et de notre Soudan.
A l'est, en allant vers les rivières Lahou, on trouve les
Grébo ou Glébo, ou « gens de Saint-André » de race krou ; les
Avekvom, ou Avikom, auxquels on donne le sobriquet de Koua-
Roua; et enfin sur la lacune d'Ébrié, les Aradian plus connus sous

1. Mort le 15 janvier 1892. — En avril 1891, sur le Lahou, meurtre


des explorateurs français Voituret et Papillon, par les indigènes do
Tiassalé. Ils ont été vengés, le 11 mai 1892, par le combat de Toussé.
LA GUINÉE FRANÇAISE ET DÉPENDANCES 289

un autre sobriquet, celui de Jack-Jack, très habiles courtiers


de commerce.
Au nord de la lagune d'Ébrié, sont les tribus turbulentes
et guerrières des Boubouri.

III. ÉTABLISSEMENTS DE LA COTE D'OR : GRAND-BASSAM ET ASSINIE.

Historique. — Les établissements français de Grand-


Bassam et d'Assinie datent de 1843. Sur les demandes de mai-
sons françaises qui avaient fondé des comptoirs sur cette côte
et y faisaient un commerce important, une occupation effective
du pays fut décidée. On conclut des traités avec Amatifou, roi
du pays d'Assinie, et différents chefs de Grand-Bassam. La
France promettait de payer une certaine coutume annuelle, et
en retour, les rois et chefs s'engageaient à fournir des terrains
sur le bord de la mer, à faciliter les opérations commerciales,
et à tenir ouvertes les routes pénétrant dans l'intérieur du pays.
Des postes furent établis à Assinie, Grand-Bassam et Dabou.
Au milieu de ces populations paisibles, un tel déploiement
de forces était bien inutile. Une simple canonnière parcourant
les lagunes suffisait à donner toute sécurité aux transactions
commerciales et à régler tous les palabres entre tribus. Les
troupes, immobilisées dans les postes et constamment oisives,
s'adonnèrent à l'ivrognerie et à la débauche, et la mortalité fut
énorme. Grand-Bassam et Assinie eurent alors une réputation
déplorable, et tout projet de développer la nouvelle colonie fut
systématiquement repoussé.
Ainsi la maison Régis, de Marseille, établie sur les lieux,
avait proposé d'obliger tous les producteurs d'huile du fond
de la lagune à venir traiter avec les factoreries de Grand-Bas-
sam : il suffisait, pour amener ce résultat, d'établir des droits
de douane sur les marchandises importées aux Jack-Jack,
village situé en face de Dabou. Grand-Bassam devenait ainsi
le grand entrepôt d'huile de la côte de Guinée. Mais ce projet
rencontra une opposition absolue de la part du gouvernement,
qui, loin de songer au progrès de la colonie, ne cherchait qu'un
prétexte à l'évacuation. Elle eut lieu en 1870.
A cette époque, les postes d'Assinie, Grand-Bassam et Dabou
furent retirés. Les coutumes continuèrent cependant à être
payées, et M. Verdier, de la Rochelle, chef de la seule maison
française demeurée dans le pays après l'évacuation, prit le titre
de résident (1871-1889).
Cette maison de commerce sut persuader aux chefs et aux
FRANCE COLONIALE. 19
290 LA FRANCE COLONIALE
populations, un moment troublés par la retraite des garnisons,
que le gouvernement français ne les abandonnait pas, puis-
qu'elle restait au milieu d'eux. Grâce à ses vigilants efforts,
aucune défection ne se produisit malgré les incessantes tenta-
tives d'intervention du gouverneur de la Côte d'Or anglaise,
et Assinie et Grand-Bassam sont aujourd'hui, malgré les quinze
années d'abandon, des possessions françaises incontestées.
De récents traités ont étendu, au nord, notre protectorat
sur le Baoulé et les pays compris entre le Baoulé et le pays de
Kong, tel que le Bondoukou, le Djimini, l'Anno 1, le Mango,
le Morénou, l'Indenié, le Bettié, le Sanwi, le Potou, l'Akapless,
sur les tribus des Agni et des Ochin.
Les conventions anglo-françaises du 10 août 1889 et du
26 juin 18912 ont déterminé la limite entre nos possessions et
la colonie anglaise de la Côte d'Or. Cette limite, qu'une com-
mission anglo-française travailla à déterminer avec plus de
précision, nous confirme les territoires ci-dessus indiqués,
mais laisse à l'Angleterre la rive droite de la basse Tanoué, les
pays de Broussa, Aowin, Sahué; elle coupe la route d'Annihilé
à Cap-Coast, à égale distance de Débissou et Atiébendékrou,
nous laisse la route directe d'Annibilé à Bondoukou, passe par
Bonko, atteint ensuite la Volta 3 et la suit jusqu'au 9e degré de
latitude nord. Elle nous enlève le pays de Ligouy, qu'on pou-
vait regarder cependant comme une dépendance du Bon-
doukou.
Dans la zone d'influence anglaise se trouve donc le royaume
des Achanti, capitale Coumassie, où les sacrifices humains sont
aussi en honneur que dans le royaume de Dahomey. Les
Anglais ont dû faire contre les Achanti l'expédition de 1874 qui
aboutit à la prise et à l'incendie de la capitale. La population
de cet État est d'environ 1 million d'habitants.
Description du pays. — Vue de la mer, la côte ne
présente aucune élévation remarquable. Les navires, pour
reconnaître l'endroit où ils se trouvent, n'ont parfois pas
d'autre point de repère que quelques bouquets de palmiers
s'élevantun peu au-dessus des autres. On conçoit que les cartes
marines reposant sur de tels indices aient souvent besoin d'être
retouchées.
1. Voyez ci-dessus, pages 230-231.
2. Voyez ci-dessus, page 237, pour la partie de ces conventions
qui concerne le haut Niger.
3. La convention n'est pas très claire : il s'agit doute de la bran-
che orientale de la Voila ou Volta Blanche. sans
LA GUINÉE FRANÇAISE ET DÉPENDANCES 291.
La végétation s'étend jusqu'à la mer; elle n'en est séparée
que par une étroite bande de sable, sur laquelle déferle inces-
samment une vague énorme, fin de la grande houle qui agite
l'Atlantique. C'est la barre, qui semble opposer une barrière
infranchissable au nouvel arrivant ; et de fait, pendant la sai-
son des pluies, d'avril à juillet, cette barre rend presque impos-
sible les communications entre la terre et les navires. Spécia-
lement à l'embouchure des rivières, la barre atteint une grande
hauteur; aussi les navires n'entrent-ils que très rarement dans
les rivières, opération longue et dangereuse qui exige un très
beau temps, un vent favorable et des sondages répétés. Les
navires mouillent au large, assez loin de terre, et communi-
quent avec les factoreries établies sur le rivage au moyen de
baleinières montées par dix vigoureux pagayeurs. Ceux-ci,
grâce à leur profonde expérience de la barre, savent profiter
du moment favorable, et passent à travers les brisants. Le
chiffre des pertes éprouvées dans ce passage dangereux est
évalué par les factoreries à 5 pour 100 des marchandises
transportées.
Parallèlement au rivage de la mer, de vastes lagunes s'éten-
dent à l'intérieur, alimentées par d'innombrables cours d'eau.
Elles ne se déversent dans la mer que par une de leurs extré-
mités. Celle de d'Ebrié ou de Grand-Bassam est la plus grande
de toute la côte entre le cap des Palmes et la Volta. Du point
où elle communique avec la mer, auprès du comptoir de Grand-
Bassam, elle s'étend vers l'ouest, séparée de l'Océan par une
langue de terre souvent très étroite, sur une longueur de près
de 80 milles. Avant de se déverser dans la mer, elle reçoit
l'Akba ou Comoé, qui, peu après la saison des pluies, roule
une masse d'eau considérable, difficile à remonter même pour
les navires à vapeur. Ce fleuve descend du nord et, avant l'ex-
pédition Binger, n'avait pu être exploré à plus de 30 milles de
son débouché dans la lagune, à cause des cataractes qui bar-
rent complètement son cours.
La lagune d'Assinie, beaucoup moins longue, s'enfonce
davantage dans les terres. Elle se subdivise en lagunes d'Aby,
de Tonoc et d'Eby. Elle reçoit deux rivières: l'une, le Kindjabo,
qui passe auprès de Kindjabo, la capitale du pays, n'est navi-
gable que pendant quelques heures ; l'autre, plus importante, la
Tanoué, descend du nord-est ; l'explorateur est arrêté, au bout
de trois jours de navigation, par un énorme barrage de rochers,
comme dans la Comoé et la rivière de Kindjabo. La Tanoué,
dont le volume d'eau devient important dans la saison des pluies,
292 LA FRANCE COLONIALE
prend sa source dans le pays des Achanti ; mais son cours est
si accidenté et si tortueux que les caravanes venant de ce
pays vers le littoral préfèrent les sentiers à travers la forêt.
Tout ce pays n'est qu'une immense forêt : à peine autour
des villages voit-on quelques espaces découverts où poussent
des bananiers. Les chemins, où un seul homme peut passer,
font infiniment de détours : pour se rendre d'un point à un
autre, il faut marcher environ un tiers en plus que la distance
en ligne droite. De plus, ils sont à chaque instant coupés par
des arbres tombés en travers et qu'il faut enjamber; si le tronc
est trop gros, le chemin fait un nouveau détour. Dans les
endroits en pente, les eaux ont raviné la terre du chemin, et
l'enchevêtrement des racines est à découvert, en sorte que le
voyageur marche comme sur les barreaux d'une échelle posée
à plat sur le sol. Ces chemins seraient impraticables pour des
bêtes de somme : aussi n'y en a-t-il pas dans le pays. Tous les
transports se font au moyen de porteurs.
Il n'y a point dans tout le pays de collines de plus de cent
mètres d'altitude. Mais c'est une succession de mamelons, au
milieu desquels circulent quantité de ruisseaux. Pendant la
saison des pluies, tous les bas-fonds sont transformés en
marécages.
Cette forêt est trop épaisse pour que les animaux soient
nombreux. La rareté des pâturages ne permet pas aux antilopes
de vivre en troupeaux; aussi n'y en a-t-il que peu d'espèces.
Les carnassiers sont rares aussi, n'ayant pas une proie facile.
Le mammifère le plus commun est le singe, dont on rencontre
un grand nombre d'espèces, y compris même le gorille. On
trouve encore quelques éléphants, mais ils vivent solitaires, et
l'ivoire ne peut être considéré comme un produit du pays.
Climat. — Le climat est très chaud : de novembre à avril,
saison sèche, le thermomètre descend rarement au-dessous
de 28° centigrades. Il monte souvent à 34° et 35°. De fréquents
orages viennent heureusement rafraîchir la température.
D'avril à juillet, il pleut presque constamment, puis viennent
deux mois chauds, août et septembre, suivis de deux mois de
pluies. Il y a ainsi deux saisons sèches et deux saisons de
pluies, mais la première, d'avril à juillet, est de beaucoup la
plus importante. Les jours sont sensiblement égaux aux nuits
pendant presque toute l'année, grâce au voisinage de
l'Equateur.
Population. — Les populations sont de moeurs très
LA GUINÉE FRANÇAISE ET DÉPENDANCES 293
douces, elles s'adonnent soit à la pèche, soit à la fabrication de
l'huile de palme, soit aux lavages de terres aurifères.
Il n'y a point chez elles de caste de guerriers. Les homicides
y sont très rares, les vols aussi, sauf bien entendu ceux qu'ils
commettent au préjudice des Européens.
La race est belle, surtout dans le pays d'Assinie, où l'on
trouve souvent des individus admirablement proportionnés.
Le vêtement se compose pour les hommes d'une étroite
bande d'étoffe, plusieurs fois enroulée autour des reins, et d'un
pagne, auquel les élégants donnent souvent une grande ampleur.
Les femmes portent un court jupon, retenu à la taille par une
ceinture de coquillages. Le haut du corps est à découvert. Les
jours de fêtes, tous se couvrent de bijoux, consistant en plaques
d'or plus ou moins travaillées. Ils attachent aussi à leurs
membres quantité de petits morceaux d'or natif.
Leur religion est le fétichisme. Tout phénomène inexpliqué
est fétiche, et nécessite un culte particulier. Chaque famille a
aussi son fétiche qui veille sur elle et sur les propriétés, et
qui en échange réclame quelques menues offrandes, telles que
des poulets et des oeufs.
Le pays de Grand-Bassam est habité par un certain nom-
bre de tribus ne parlant pas la même langue, et presque
toujours en lutte les unes contre les autres. Mais ces guerres
sont peu meurtrières et se réduisent à des démonstrations
bruyantes, des palabres interminables. Leur seul effet est de
suspendre momentanément tout trafic, au grand dommage des
factoreries du littoral. Chaque grand village est une sorte de
république dirigée par les citoyens les plus riches, et entraînant
avec lui les petits villages voisins. Il n'y a pas de chef puissant
capable d'imposer sa volonté dans la contrée.
La situation politique du pays d'Assinie est très différente.
Il y a là un Etat monarchique bien établi. Le roi Amatifou, qui
a signé avec la France, en 1843, les traités qui ont placé le pays
sous notre protectorat, était un souverain très bien obéi, mais
nullement sanguinaire. Il était pourtant de race achantie. La
tradition prétend que le premier roi fut un chef achanti, chassé
de son pays par des guerres intestines, qui vint avec sa tribu
conquérir l'Assinie, et commença par exterminer tous les habi-
tants. Les moeurs se sont adoucies dans la suite, car depuis
l'établissement du protectorat français une paix profonde n'a
cessé de régner dans le pays. Amatifou s'est éteint de vieillesse
en janvier 1886. Sa mort a pu être cachée près de quinze jours
aux Européens de la côte. On suppose que ses funérailles ont
291 LA

FRANCE COLONIALE
été signalées par des sacrifices humains, mais dans des pro-
portions moindres qu'ils ne l'auraient été autrefois.
La cupidité d'Amatifou apporta des obstacles à la prospérité
d'Assinie. Ce vieux monarque, dont l'intelligence était affaiblie
par l'âge et aussi par de trop fréquentes libations, ne voyait
dans les caravanes qui traversaient son pays que des droits de
passage à exiger. Il rançonnait tellement les étrangers qu'ils
cessaient de venir durant des mois entiers jusqu'à ce qu'ils
eussent oublié les déprédations d'Amatifou, ou que celui-ci, par
hasard mieux éclairé sur ses véritables intérêts, leur eût promis
de les mieux traiter à l'avenir.
Il a eu pour successeur son neveu Akasamadou ou Kasima-
dou, intelligent et très ami de la France.
Amatifou avait entretenu jusqu'à ces dernières années des
relations d'amitié avec le roi des Achanti ; celui-ci envoyait
régulièrement des caravanes à Kindjabo s'approvisionner de
marchandises diverses, et surtout de poudre et de fusils. Mais le
gouvernement de la Côte d'Or anglaise, après sa victoire sur les
Achanti, mit tout en oeuvre pour faire cesser ces relations et
ramener le commerce achanti du côté de Cape-Coast-Castle,
Accra et Elmina. Il envoya des agents dans les tribus qui habi-
tent entre le pays d'Assinie et celui des Achanti, conclut des
traités et réussit à peu près à fermer les routes menant de
Coumassie à Kindjabo.

mines d'or. — La population assinienne n'est pas très


dense. Kindjabo, la capitale, qui compte deux à trois mille
habitants, est le plus gros village du pays ; sur les bords des
lagunes, on voit un grand nombre de petits villages, que leurs
habitants abandonnent après la saison de pêche pour retourner
dans l'intérieur travailler au lavage des terres aurifères. C'est
là, en effet, la grande occupation des Assiniens. Tout ce pays
est plus ou moins aurifère. La poudre d'or se trouve dans une
argile très tenace qui forme le fond de presque toutes les vallées
et s'extrait à ciel ouvert. Cette argile est délayée dans de larges
calebasses auquelles le laveur, placé au milieu du ruisseau,
imprime un mouvement particulier qui précipite l'or au fond;
le courant entraîne tout ce qui n'est pas poudre d'or. Nulle part
on ne rencontre de filon. Les nègres n'auraient pas d'ailleurs le
moyen de l'exploiter. Pourtant ces filons existent; les fragments
de quartz aurifère que l'on rencontre souvent mélangés à
l'argile en font foi. Ils se trouvent dans les montagnes qui
séparent la région du littoral du bassin du Niger. Ces montagnes,
LA GUINÉE FRANÇAISE ET DÉPENDANCES 293
dont M. Binger a exploré une partie, ne sont pas très élevées.
Les fleuves relativement peu importants qui se jettent dans les
lagunes d'Assinie et de Grand-Bassam ne peuvent avoir un
bassin bien étendu.
Les gisements aurifères du pays d'Assinie ne donnent guère
que deux à trois francs d'or par mètre cube d'argile. C'est là un
rendement trop faible pour permettre une exploitation euro-
péenne. La maison Verdier a fait explorer en 1883 tous les
lieux aurifères du pays. Mais, après plusieurs mois d'efforts,
elle a dû abandonner ses projets d'exploitation. Dans les pays
voisins, comme l'Apollonie 1, où des exploitations de mines
d'or ont été aussi entreprises, le succès n'a pas couronné les
efforts des chercheurs, et tous les travaux ont dû être aban-
donnés.
Ces gisements aurifères ne sont exploitables que par les
indigènes et pour leur propre compte. Le temps n'est rien
pour les noirs et les dépenses sont nulles. Une famille s'établit
dans un petit coin de forêt, plante des bananiers pour sa nour-
riture, et lave tous les jours quelques calebasses d'argile auri-
fère. Au bout d'un an, deux ans (elle n'en sait rien), elle a
recueilli quelques onces de poudre d'or qu'elle va échanger
dans les factoreries contre des étoffes, de la poudre, des fusils,
des spiritueux. Elle restera alors dans une complète oisiveté le
temps que dureront ces richesses, puis elle retournera en forêt
recommencer le même travail. Tout cela sans avoir conscience
du temps passé à rassembler le trésor, et sans prévoir plus
que les désirs du moment.
Huile et amandes de palme. — Les gens d'Assinie,
grands laveurs d'argiles aurifères, ne songent guère à récolter
les fruits du palmier. Dans la lagune de Grand-Bassam, au
contraire, la fabrication de l'huile de palme est la principale
occupation des indigènes.
Le palmier à huile est extrêmement abondant sur les bords
de la lagune. La récolte des fruits a lieu toute l'année, mais
principalement de mars à juin. On fait bouillir les fruits avec
de l'eau dans de grands vases de terre, et l'huile est recueillie
à la surface. Le noyau est mis à part, et quand il est bien sec
on le casse avec une pierre pour en extraire l'amande. C'est là
un travail que l'on a quelque peine à obtenir. Il y a auprès des
villages de grands amas de noyaux que les noirs laissent

1. Les Ahua ou Apolloniens, une race de nègres magnifiques, habi-


tent sur le rivage à l'est de la Tanoué, sur la limite de nos possessions.
296 LA FRANCE COLONIALE
perdre plutôt que de se donner la peine de les casser. Les
Européens ont essayé d'amener sur place des concasseurs
mécaniques. Mais la difficulté d'actionner ces machines, dans
ce pays où l'homme travaille si peu et si mal, leur a fait aban-
donner l'entreprise.

Commerce. Les gens du village de Grand-Bassam ont



été longtemps les grands entrepositaires d'huile de la lagune..
Un grand nombre d'Apolloniens habitent ce village. Ce sont les
nègres les plus intelligents de la côte de Guinée et ceux qui
ont le plus d'aptitudes commerciales. Ils avaient réussi à se
faire les courtiers indispensables entre les gens de la lagune et
les factoreries européennes. Ces derniers trouvaient un avan-
tage à n'avoir que de gros clients, lesquels venaient eux-
mêmes apporter l'huile et chercher les marchandises. Mais un
jour les gens de la lagune se lassèrent de cet intermédiaire
coûteux et voulurent traiter directement avec les factoreries..
C'était la ruine de Grand-Bassam. Le village, mené par les
Apolloniens, prétendit maintenir ses privilèges même par la
force, et tout commerce fut arrêté. Les maisons européennes,
chez qui personne ne venait plus, furent amenées à aller offrir
elles-mêmes leurs marchandises et à ramener les produits.
Dès lors l'ancien commerce se transforma. Les factoreries pos-
sèdent aujourd'hui une véritable flotte de bâtiments à voiles et
à vapeur qui sillonnent la lagune. Cette augmentation de frais
généraux nécessite une augmentation d'affaires. Aussi les
maisons de Grand-Bassam portent-elles tous leurs efforts sur
les territoires de Dabou, Toupa, Boubouri, d'où les Jack-Jack,
fournisseurs des maisons de Bristol, tirent d'énormes quantités
d'huile : environ 7000 à 8 000 tonnes par an.
Les factoreries de Grand-Bassam et d'Assinie exportent
environ 2000 tonnes d'huile de palme et 400 tonnes d'amandes,
représentant une valeur de 1 500 000 francs environ. La moitié
de cette exportation arrive en France et alimente des stéarine-
ries et des savonneries du Midi.
La quantité de poudre d'or extraite du territoire d'Assinie
est difficile à évaluer, mais elle ne suffit certainement pas à ali-
menter, par l'échange contre des marchandises, les factoreries
européennes ; la population a trop peu de besoins pour extraire
de grandes quantités de poudre d'or.
Mais Assinie est un marché connu des peuples de l'intérieur,
peut-être des habitants de ces montagnes où se trouvent les
filons. De longues caravanes suivent les sentiers de la forêt
LA GUINÉE FRANÇAISE ET DÉPENDANCES 297
pendant des semaines et des mois pour venir s'approvisionner
dans nos comptoirs des produits européens, qui leur deviennent
de plus en plus nécessaires.
Assinie, bien que privé aujourd'hui du grand marché
achanti, a donc un important avenir commercial, comme
centre d'approvisionnementde cette région aurifère qui fournit
à ses habitants une valeur d'échange d'un transport facile et
d'une réalisation assurée.
L'exportation de la poudre d'or est d'environ 1500 onces
par an, d'une valeur de 144 000 francs. Mais cette évaluation
officielle doit être fort au-dessous de la vérité.
Les recettes des douanes se sont élevées en 1889 à 88 750 francs,
en augmentation de près de 30 000 francs sur les prévisions.
On n'a pas de chiffres officiels sur l'ensemble du mouve-
ment commercial.
Les principales marchandises échangées contre les produits
africains sont des spiritueux, des étoffes, de la poudre, des
armes, du tabac. La quincaillerie et la parfumerie sont aussi
des articles de traite importants.
Cultures. — Les nègres n'ont aucune culture fournissant un
article d'exportation. Dans quelques années cependant, Assinie
exportera une certaine quantité de café. La maison Verdier a
créé dans la lagune d'Assinie une plantation de café, compre-
nant actuellement une centaine d'hectares de caféiers libériens;
cette espèce croît à merveille et promet d'abondantes récoltes.
Administration. — Depuis l'abandon de la colonie
jusqu'en 1885, le chef de la maison française établie à Grand-
Bassam et Assinie eut le titre de résident, et en exerça les
fonctions. En 1885, un commandant particulier fut envoyé à
Assinie pour administrer ces établissements sous le contrôle du
gouverneur du Gabon, dans le ressort duquel ils sont placés.
Les établissements de la Côte d'Or, après avoir été détachés du
Gabon et rattachés au Sénégal, avec un résident purement
civil, font désormais partie de la Guinée française.
Avenir de la colonie. — Les possessions françaises
d'Assinie et Grand-Bassam ne sont point une colonie d'émigra-
tion. L'insalubrité du climat ne permet pas aux Européens d'y
prolonger leur séjour plus de trois ou quatre années sans
compromettre gravement leur santé. Ce sont de simples comp-
toirs destinés à faire pénétrer en Afrique les produits euro-
péens. Le territoire de Grand-Bassam n'ayant, pour solder ses
298 LA FRANCE COLONIALE
achats, que de l'huile et des amandes de palme, seule produc-
tion du pays, est un marché important, mais non susceptible
d'un accroissement indéfini. L'importation des marchandises
saurait dépasser la consommation locale. Il n'en est pas de
ne
même d'Assinie, centre d'approvisionnement d'une région auri-
fère dont les besoins, comme les ressources, sont illimités. Il
ne s'agit que de faciliter à ces populations de l'intérieur, dési-
reuses d'échanger leur poudre d'or contre nos produits, un libre
accès vers le littoral.

IV. ÉTABLISSEMENTS DE LA COTE DES ESCLAVES : PORTO-NOVO,


KOTONOU, GRAND-POPO.

Historique. A Whydah ou Gléhoué, ville de 20 à



25 000 âmes, qui dépend du Dahomey, les Français sont établis
depuis 1671 ; les Anglais et les Portugais y parurent aussi au
XVIIe siècle. Chacune des trois nations y éleva un fort; le fort
anglais, vendu à une maison allemande, a été presque détruit par
elle; le fort portugais, très mal entretenu, est cependant gardé par
un détachement de disciplinaires, que commande un officier.
Le fort français est le seul qui puisse offrir quelque résistance.
Nous avons toujours tenu la main à ce qu'il fût respecté.
En 1851, un traité de commerce passé avec Guézo, roi de
Dahomey, par le lieutenant de vaisseau Bouët, garantissait
«
l'intégrité du territoire appartenant au fort français ».
En 1857, ou s'établit à Grand-Popo.
Puis nous avons acquis le protectorat du royaume de
Porto-Novo. Il remonte au 3 février 1863. L'acte qui, à cette
date, en détermina les conditions, fut le résultat d'une entente
amicale qui s'établit entre le roi Sodji, souverain du pays 1,
1. Au commencement du XVIIe siècle, toute la région comprise
entre la Volta et le Niger formait l'immense royaume d'Ardres, dont la
capitale était Ardra, appelée Assem par Des Marchais. Cette ville est la
même qu'Allada, comme l'ont observé avec raison Dalzell en 1793 et
Robertson en 1819.
Le royaume se démembra à la mort du roi Kopon et se divisa en
plusieurs petits royaumes et républiques. Après plusieurs années de
lutte, le roi d'Ardres, Gnassouno-Haho, reconnut Aboupo, son frère aîné,
comme roi des provinces situées à l'est du Nokhoué. Son second frère,
Tacsodonou, chercha un refuge, avec ses femmes et ses enfants, auprès
du cabécère de Cana. Aboupo donna à la capitale de son nouveau
royaume le nom d'Assem ou d'Ardra en souvenir de la ville où avaient
régné ses pères. Elle devint, dès le principe, un grand centre de commerce;
les navires s'arrêtèrent en face pour faire des échanges, et les Portugais
appelèrent sa rade Porto-Novo, ou le nouveau port, nom qu'elle a conservé et
qu'elle a donné à la ville elle-même et à tout le royaume. L'histoire des
LA GUINÉE FRANÇAISE ET DÉPENDANCES 299
d'une part, le chef de la division navale française, baron
Didelot, et l'agent vice-consul de France, M. Daumas, d'autre
part. Le Dialmath alla mouiller dans la lagune, près d'un
terrain concédé par le roi et sur lequel devait être bâti un fort
français.
D'après une convention signée en 1864 avec les Anglais, ce
territoire forme un rectangle de 40 à 45 kilomètres de côté. A
l'est, il est séparé des établissements anglais de la Côte des
Esclaves, dont le plus important et le plus prospère est celui
de Lagos, par la rivière Okpara ; à l'ouest, la rivière Ouémé le
sépare du royaume de Dahomey ; au nord, il est limité, sans
frontières bien déterminées, par un certain nombre de petits
États indigènes, tout à fait indépendants du Dahomey.
Le protectorat sur Porto-Novo, laissé sans forces, sans
organisation, sans ressources, ne fonctionna guère que deux
années, au bout desquelles le contre-amiral Lafont de Ladébat,
nouveau commandant de la division navale française, fatigué
des réclamations incessantes des Anglais, qui avaient pris à
tâche de nous décourager, et des difficultés survenues avec les
autorités indigènes, voyant ses équipages éprouvés par les
fièvres, prenait sur lui d'abandonner le pays. Il ne renonçait
pas pour cela aux droits de la France, qui, dix-huit ans après,
reprit sa mission protectrice dans le pays.
Au cours de ce premier protectorat sur Porto-Novo, le roi
de Dahomey, Glé-Glé ou Gréré', surnommé Quini-Quini-
Quini (lion des lions), pour empêcher les Anglais de s'y établir,
nous avait cédé le petit port de Kotonou, qui lui appartenait, la
seule station qui pût servir de port au territoire du protectorat.
Cette cession fut opérée sous la forme purement verbale,

seize premiers rois, successeurs d'Aboupo, n'offre pas grand intérêt. En


1861, les Anglais ayant fondé la colonie de Lagos, le roi Sodji éleva dos
prétentions sur Badagry ; le gouvernement colonial irrité envoya un
vapeur dans sa capitale avec ordre de la bombarder, ce qui s'exécuta
sommairement. Bientôt après le gouvernement de Lagos demanda à
Sodji de lui céder son royaume, moyennant une pension; les promesses
n'ayant pas réussi, il en vint aux menaces et c'est alors, en 1862, que
Sodji crut prudent de réclamer la protection de la France.
1. Voici la liste des rois de Dahomey depuis le XIIIe siècle : Daho,
1620-1650; Aho, 1650-1680; Akabah, 1680-1708; Agajah, 1708-1728, qui en
1727 prit Whyddah, y massacra 4,000 prisonniers et fut, dit-on, le créateur
du corps des Amazones ; Tegber-Vesum, 1729-1789; Agongolu, 1789-1817;
Guézo, 1818-1838, qui fit le siège d'Abéokouta (1851) et y perdit 16 000 guer-
riers et l'élite de ses Amazones ; Glé-Glé, 1858-1889 ; Béhanzin, depuis 1889.
(Note communiquée par M. le capitaine Nicolas. Voyez son article, La Der-
nière Guerre contre le Dahomey, dans la Revue Bleue du 23 juillet 1892.)
300 LA FRANCE COLONIALE
à l'occasion d'une visite que lui firent à Abomey, en 1864, M. le
capitaine de vaisseau Devaux, chef d'état-major de M. le contre-
amiral Lafont de Ladébat, et M. Daumas, agent vice-consul
de France.
En 1865, le gouvernement anglais de Lagos, profitant de
notre départ et croyant le moment propice pour s'annexer tout le
territoire de Porto-Novo, vint mettre le blocus dans la rivière
de manière à empêcher les communications avec Kotonou et
obliger le commerce français à passer par Lagos. Porto-Novo
fut en même temps menacé d'un bombardement : il ne fut évité
que grâce aux protestations de tous les blancs, à l'influence
du P. Verdelet et à l'action énergique de M. Béraud, qui
remplissait à ce moment les fonctions d'agent vice-consul de
France dans le Dahomey et à Porto-Novo. Ils obtinrent la
levée du blocus.
En 1867 (2 octobre), Dassy étant roi de Porto-Novo, les
Anglais établirent un nouveau blocus, encore plus rigoureux que
le précédent : mais les protestations des blancs et du gouverne-
ment français les obligèrent de nouveau à s'éloigner. A partir
de ce moment, ils renoncèrent à toute tentative d'occupation.
En 1877, les Anglais ayant imposé une forte amende au roi
Glé-Glé, bloquent de nouveau la côte, et nos négociants de
Whyddah durent payer l'amende imposée au roi.
En 1878 (19 avril) nous avons renouvelé nos droits de
possession sur Kotonou par le traité de Whydah : le roi Glé-
Glé était représenté par le cabécère Chaudaton et le gouver-
neur de Whydah. Il y est stipulé que la France aura toujours
dans le Dahomey le traitement de la nation la plus favorisée.
En outre, « aucun sujet français ne pourrait être désormais
tenu d'assister à aucune coutume du royaume de Dahomey où
seraient faits des sacrifices humains ».
En 1883 a été signé avec le roi de Porto-Novo un nouveau
traité de protectorat, confirmant celui de 1863.
En 1884, en échange de rectifications sur d'autres points 1,
nous avons cédé à l'Allemagne nos droits sur Petit-Popo et
Porto-Seguro.
En 1885, les Portugais ont élevé des prétentions sur
Kotonou : s'ils s'en étaient emparés, notre établissement
aurait perdu presque tout débouché vers la mer. Le Portugal
a reconnu enfin notre droit et s'est désisté. En revanche,
l'influence portugaise est prépondérante à Whydah.

1. Dans les Rivières du Sud, voyez ci-dessus, page 337.


LA GUINÉE FRANÇAISE ET DÉPENDANCES 301
En 1889 (11 août), traité avec l'Angleterre pour la délimita-
tion du royaume de Porto-Novo du côté de sa colonie de Lagos.
Les récentes difficultés avec le Dahomey 1. — On
pouvait croire que le traité du 19 avril 1878 avait tout réglé
avec le Dahomey. En septembre 1885, en vertu des traités du
protectorat conclus en 1863 et 1883 avec le roi de Porto-Novo,
pour nous conformer à l'article 35 de l'Acte de Berlin 2 (du
26 février 1885), on mit de petites garnisons à Kotonou et à
Porto-Novo. Soit qu'il fût irrité par la présence de nos soldats
et de nos fonctionnaires, soit qu'il subît l'influence, hostile à la
France, de son fils Béhanzin, le roi Glé-Glé, vers la fin de 1887,
écrivit à notre résident de Porto-Novo qu'il ne reconnaissait
pas le traité de 1878. Il revendiquait Kotonou comme un ter-
ritoire à lui, le royaume de Porto-Novo comme un de ses
Etats vassaux, et nous sommait de les évacuer sans délai. On
ne jugea pas à propos de répondre à ces sommations, qui
furent ensuite plusieurs fois renouvelées.
En mars 1889, les bandes dahoméennes passèrent l'Ouémé,
jetèrent la panique dans les troupes du roi Toffa, ravagèrent
cruellement le pays et en enlevèrent des milliers de captifs. Les
populations terrifiées se réfugièrent sur le territoire anglais
de Lagos, à Kotonou et à Whydah. Les agents du roi se
livrèrent à des violences sur les factoreries françaises. Puis les
Dahoméens se retirèrent, laissant le pays complètement
dévasté. A l'appel du résident français, alors M. de Berck-
mann, le contre-amiral Brown de Colstoun, commandant notre
station navale de l'Atlantique, cingla sur Kotonou avec les
deux croiseurs l'Aréthuse et le Sané. Il mit à terre ses marins
des compagnies de débarquement, parvint à rassurer les popu-
lations et à ramener les fugitifs dans leurs villages.
La mission Bayol. — Comme le roi Glé-Glé persistait à
dire « qu'aucun traité n'avait eu lieu entre lui et la France, que
ceux qui avaient signé celui de 1878 avaient payé de leur tète
cet acte de rébellion », le gouvernement de France décida de
confier une mission à M. Bayol, alors lieutenant-gouverneur
des Rivières du Sud. Il devait se rendre à Abomey, la capitale du
Dahomey, et tâcher de résoudre le conflit par les voies diploma-
tiques. Le 14 octobre 1889, il écrivait de Kotonou une lettre où
1. Voyez le Temps du 18 avril 1892;
— Au Dahomey, hier et
aujourd'hui,
article de M. Alexandre L. d'Albéca, dans la Revue de Famille, du
15 mai 1892;
— l'article indiqué ci-dessus de M. le capitaine Nicolas.
2. Cet article exige, pour reconnaître les droits d'une puissance européenne
sur une région quelconque de l'Afrique, que l'occupation soit effective.
302 LA FRANCE COLONIALE
il annonçait son arrivée dans cette ville avec des présents et
invitait Glé-Glé à y envoyer un représentant muni de ses pleins
pouvoirs. Le roi, qui continuait à nous assaillir de ses pro-
testations et réclamait l'intervention du Portugal, répondit à
M. Bayol qu'il n'avait point, à Abomey, de traducteur capable
et qu'il n'avait pu lire sa leltre : il l'invitait à lui envoyer un
traducteur. M. Bayol prit une résolution hardie et peut-être
téméraire : c'était de se rendre lui-même à Abomey.
Accompagné de MM. Angot et Béraud, il passa par Abomey-
Kalavy, Allada, l'ancienne capitale du royaume d'Ardres,
Cana, la ville sainte du Dahomey. Le 21 novembre, il trouva
aux portes d'Abomey « une députation solennelle composée
de huit grands chefs escortés par des milliers de soldats tirant
des salves de mousqueterie : des indigènes avaient des pavil-
lons anglais surmontés de têtes de mort ; huit coups de canon
ont été tirés pendant les toasts qui me furent portés par les
envoyés du roi1 ». Glé-Glé fit à M. Bayol une réception solen-
nelle, et il y eut ensuite un lunch chez le prince royal Béhan-
zin. On invita ensuite la mission avec grandes coutumes, c'est-
à-dire avec procession de fétiches, et aux sacrifices humains;
mais elle obtint d'en être dispensée.
Dans les pourparlers qui suivirent, M. Bayol demanda
l'exécution des traités. Il se heurta à un refus absolu et à des
paroles injurieuses. Le prince royal finit par, déclarer que « la
France était gouvernée par des jeunes gens et qu'elle devait
abolir la République ». On voulut même exiger de M. Bayol
qu'il consentît une renonciation formelle à nos prétentions sur
Kotonou et Porto-Novo. Le prince et les chefs ajoutèrent : « Le
roi lui dicterait ses volontés ; il n'aurait qu'à signer avant de
partir. » M. Bayol résista. On lui refusa toute audience du roi,
tout moyen de repartir. Il dut vivre au milieu de scènes
effroyables de tortures et de carnage, dont M. Angot a fait le
récit en témoin oculaire. Le 6 décembre 1889, M. Bayol tom-
bait très gravement malade. Le roi Glé-Glé, qui avait 75 ans,
était lui-même mourant : on pouvait craindre que sa mort ne
fût l'occasion de nouveaux massacres, et peut-être celui de la
mission française. M. Bayol, pour obtenir sa mise en liberté,
consentit à signer non la renonciation, mais une lettre au pré-
sident de la République française. Dans celte lettre, écrite par
M. Angot sous la dictée du prince royal, le roi affirmait
sa
volonté de « vivre en bons termes avec la France mais ren ou-
»,
1. Rapport de M. Bayol.
LA GUINÉE FRANÇAISE ET DÉPENDANCES 803
velait toutes ses prétentions et sommations. Il ajoutait :
«
Tout ce qui s'est passé de mal tient à ce qu'il n'y a pas de
roi en France. Le roi de Dahomey fait dire aux Français de
rappeler un descendant des anciens rois et de le nommer roi
pour que le Dahomey et la France soient bien d'accord. » Le
lendemain, 28 décembre, la mission quittait Abomey. Deux
jours après, on annonçait la mort du roi Glé-Glé (30 novembre)
et la reprise des grands massacres rituels. Le successeur de
Glé-Glé était Béhanzin, surnommé Hossu-Boouélé (roi requin),
et qui s'appelait auparavant Kon-Dô ou Kondo.
La guerre de 1889. — Les Dahoméens se préparèrent
aussitôt à une nouvelle campagne. Par dépêche du 14 jan-
vier 1890, M. Bayol sollicitait de Paris un prompt secours. Il
recevait de M. Etienne, sous-secrétaire aux Colonies, l'avis que
le conseil des ministres était peu favorable à l'idée d'une
expédition qui nécessiterait l'intervention du Parlement.
M. Etienne demandait quelle serait l'étendue de l'opération et
quelles forces elle réclamerait. Sur de nouvelles instances de
M. Bayol, il fit savoir que le gouverneur du Sénégal avait reçu
l'ordre d'envoyer trois compagnies de tirailleurs avec quatre
canons de 4, sous les ordres du chef de bataillon Terrillon. En
outre un détachement de tirailleurs gabonais était appelé de
Libreville à Kotonou sur le Sané. Ceux-ci arrivaient le 13 février
au matin ; le contingent sénégalais arrivait le 19 sur l'Ariège.
C'était, en tout, une force de 400 hommes, dont 12 artilleurs
blancs. Tout de suite les hostilités commencèrent.
Le 21, M. Bayol fit mander à la factorerie Régis le gou-
verneur dahoméen de Kotonou, Houakétomé, et, à la suite
d'un palabre, le fit arrêter avec les treize conseillers noirs qui
l'accompagnaient, afin qu'ils servissent d'otages pour la sûreté
des Européens que détenait Béhanzin. Le même jour le com-
mandant Terrillon occupa la ville de Kotonou, qui est à quelque
distance de l'établissement français de ce nom. Du 21 au 26 fé-
vrier, le corps expéditionnaire fut harcelé chaque jour par
des bandes sans cesse grossissantes de soflimatas, ou soldats,
et d'amazones 1. Avec ses 400 hommes, contre 15 à 20,000 guer-
1. L'armée du Dahomey paraît se composer : 1° de 3 000 amazones;
2° de 7 ou 8 000 guerriers soldés ; 3° de contingents de réserve où figurent
des femmes; 4°, en cas de nécessité, la levée en masse.
Les] amazones se recrutent soit parmi les petites filles enlevées à la
guerre, soit de filles de sujets qui sont enrôlées après une revision où elles
ont été déclarées bonnes pour le service.
Elles sont astreintes sous peine de mort au célibat ; mais parfois le
304 LA FRANCE COLONIALE
riers ou guerrières, le commandant, dont le feu était appuyé
par les obus du Sané et de l'Emeraude, battit l'adversaire en
sept rencontres et chaque fois des centaines de soflimatas et
d'amazones restèrent sur le carreau; mais on eut 32 hommes
tués, dont 3 officiers, et 105 blessés, dont 4 officiers. Le 4 mars,
les Dahoméens tentent une surprise sur Kotonou : ils sont
accueillis par un feu roulant d'artillerie et de mousqueterie, se
battent avec fureur, mais perdent près de 600 guerriers, parmi
lesquels la colonelle des amazones. D'autres combats eurent
lieu les 21, 22, 28 mars, et les Français prirent l'offensive sur
l'Ouémé.
Nos établissements étaient désormais à l'abri. Pour le
surplus, M. Bayol proposait à son gouvernement deux solutions :
ou bien, sans avancer dans l'intérieur, occuper Whydah, bloquer
la côte du Dahomey, couper au roi tout revenu douanier et
tout arrivage d'armes et de munitions ; ou bien tenter une
marche sur la capitale. Le commandant Terrillon recommandait
ce dernier parti, assurant qu'il suffirait d'adjoindre à son petit
corps un bataillon de légion étrangère, deux compagnies d'in-
fanterie de marine, une batterie d'artillerie. A Paris, on se
prononça formellement contre « toute marche sur Abomey et
toute opération engageant une expédition ». Puis, la direction
des Colonies ayant passé du Commerce à la Marine, on renonça
même à l'occupation de Whydah. Avec les renforts, le corps
expéditionnaire ne comprenait que 700 combattants : rien que
pour occuper Whydah, garder Porto-Novo et Kotonou, il en
aurait fallu 1500.
Le 21 avril, l'armée dahoméenne, forte de 8 000 hommes,
reparut vers Bedji, à 7 kilomètres au nord-est de Porto-Novo.
On l'attaqua, on lui tua ou blessa beaucoup d'hommes ; mais il
fallut se replier par une marche « en carré face en arrière »,
attendant l'ennemi à bonne portée et l'écrasant alors sous les
feux de salve. Les Dahoméens perdirent dans cette affaire, dite
combat d'Atchoupa, environ 1500 hommes. Ils reculèrent sur
Bedgi. Nous avions 8 tués et 57 blessés, dont 2 officiers.
Le 22 avril, le commandant Fournier, chef de l'escadre, télé-

roi en donne en mariage à des guerriers qu'il veut récompenser. Les


amazones sont partagés en trois brigades. Dans chaque brigade on dis-
tingue cinq armes différentes, reconnaissables à leur uniforme et à leurs
tuniques : les agbarayad ou espingolières, les gbéto ou chasseresses d'élé-
phants, les nyekpleh-hentoh ou porteuses d'énormes rasoirs ; les gulonnentoh
ou mousquetaires ; les archères, armées d'ares et de flèches empoisonnées
(Voir l'article déjà cité de M. le capitaine Nicolas).
LA GUINÉE FRANÇAISE ET DÉPENDANCES 305
graphiait que Béhanzin marchait en personne contre Porto-
Novo, non pas seulement pour enlever des captifs, mais pour
prendre la ville : il demandait donc des renforts, « nécessaires
non pour aller en avant, mais pour repousser l'agresseur ».
Pour marcher sur Abomey, il eût fallu 1 500 tirailleurs séné-
galais et 1500 hommes de troupes blanches. On ne pouvait lui
envoyer que 100 tirailleurs sénégalais, 80 marins du Sané et
50 disciplinaires de la marine. Quelques obus envoyés par le
Sané au delà du parallélogramme de Whydah donnèrent
cependant à réfléchir aux Dahoméens, qu'étonnait la redou-
table portée de notre artillerie. Béhanzin rendait bien les
otages européens qu'il avait retenus à Abomey, mais il gardait
les émissaires que lui envoyait le commandant Fournier pour
traiter de la paix.
Le traité du 3 octobre 1889. — Sur ces entrefaites
arriva, fin de mai 1889, sur la Naïade, le contre-amiral de
Cuverville, avec des instructions lui enjoignant de traiter le
plus tôt possible : « Aucun succès, portait ce document, ne
saurait vous faire autant d'honneur que la clôture, par voie
transactionnelle, de l'incident du Dahomey. » A la fin de juillet,
le contre-amiral envoyait à Whydah le P. Dorgère, un des
prisonniers libérés de Béhanzin, pour tâcher d'obtenir la
restitution des négociateurs de M. Fournier. Le P. Dorgère
partit pour Abomey à la fin d'août. Il avait réussi à gagner le
grand féticheur du royaume, conseiller intime de Béhanzin : il
obtint la restitution de 35 prisonniers; de notre côté, on leva
le blocus de Whydah. Puis, comme les négociations traînaient
en longueur, le 2 octobre la Naïade reparut devant Whydah.
Le contre-amiral menaça de bombarder la ville, si la paix
n'était pas faite dans les vingt-quatre heures. Cette menace
produisit son effet.
Le 3 octobre 1889 fut conclu une sorte de traité ainsi conçu :
« En vue de prévenir le retour des malentendus qui ont
amené entre la France et le Dahomey un état d'hostilité pré-
judiciable aux intérêts des deux pays... nous avons arrêté
d'un commun accord l'arrangement suivant qui laisse intacts
tous les traités et conventions antérieurement conclus entre la
France et le Dahomey : ART. 1er. Le roi de Dahomey s'engage

à respecter le protectorat français du royaume de Porto-Novo et
a s'abstenir de toute incursion sur les territoires faisant partie
de ce protectorat. Il reconnaît à la France le droit d'occuper
indéfiniment Kotonou.
— ART. 2. La France exercera son action
FRANCE COLONIALE. 20
306 LA FRANCE COLONIALE
auprès du roi de Porto-Novo pour qu'aucune cause légitime de
plainte ne soit donnée à l'avenir au roi de Dahomey. A titre
de compensation pour l'occupation de Kotonou, il sera versé
annuellement par la France une somme qui en aucun cas ne
pourra dépasser 20 000 francs (or et argent)... »
Le Parlement français, sur un rapport de M. de Lanessan, dans
sa séance du 28 novembre 1891, décida qu'il n'y avait pas lieu de
ratifier cet « arrangement » par une loi, mais qu'on laisserait
au gouvernement « le soin de donner à cet acte la sanction la
plus conforme aux intérêts de la France dans le golfe de Bénin ».
Le 19 décembre, le gouvernement ratifia le traité. Peu de temps
après, Béhanzin reçut la première annuité de 20 000 francs.
La guerre de 1802. — En 1892, tout était à recommen-
cer. Béhanzin maintenait toutes ses prétentions. Il n'était pas
disposé, pour 25000 francs, à renoncer aux 100 000 francs que
pouvaient lui rapporter les douanes maritimes. Avec l'argent
versé par la France, avec celui que lui rapportait le trafic des
esclaves, il avait acheté des munitions et des fusils à tir rapide
que lui fournirent les Allemands de Whydah et du Cameroun;
il leur livrait 1 000 esclaves en échanche de 250 000 marks; il
en livrait aussi à la Compagnie du chemin de fer du Congo
belge : c'est ce qui explique la recrudescence du trafic des
esclaves dans le golfe de Bénin. En janvier il pilla Ouatchi-
comé, ville principale des Ouatchis, à deux heures et demie de
Grand-Popo, et enlevait dans le pays 3 000 esclaves. Il razzia
de même la population de Quitta, à l'ouest du Dahomey, sur
le territoire français. Le 26 mars, il fit envahir le territoire de
Porto-Novo, détruisit les villages d'Abouta, Deno ou Dannon.
M. Ballot, lieutenant-gouverneur, se rendit sur les lieux à bord
de la chaloupe canonnière la Topaze; il fut attaqué le 27, à la
hauteur du village de Topo par 400 Dahoméens armés de fusils à
tir rapide et eut 4 hommes blessés à son bord. Le 29, 2000 Da-
homéens passèrent l'Ouémé; puis ils détruisirent Rétomé et plu-
sieurs villages, coupant les palmiers et ravageant toutes les
plantations. Enfin 6000 d'entre eux menaçaient Porto-Novo. En
résumé nos 750 hommes de garnison allaient avoir affaire à
environ 12000 Dahoméens, dont 4000 armés de carabines
Winchester, avec 6 canons-revolvers achetés aux Allemands.
Devant ces provocations les Chambres françaises votèrent les
crédits nécessaires. De toutes parts affluèrent les tirailleurs
algériens, sénégalais, gabonais, les détachements de troupes
blanches. Nous avons vu que les noirs du Sénégal ont fourni
LA GUINÉE FRANÇAISE ET DÉPENDANCES 307
trois compagnies de volontaires, tandis qu'en France plus de
1400 hommes, tant de l'infanterie que de l'artillerie de la marine,
se sont offerts pour partir. En attendant que l'on s'arrête
soit, à l'idée d'une Occupation de Whydah et de tout le littoral
dahoméen, soit à une marche sur la capitale, le wharf de Koto-
nou, presque terminé, facilitait le débarquement des renforts.
A la tête de toutes ces troupes a été placé le colonel Dodds.
Les Anglais de Lagos, d'après une entente entre Paris et Londres,
ouvrirent aux canonnières françaises l'entrée de la lagune de
Porto-Novo. On acheta, on construisit des bateaux tout exprès
pour naviguer sur cette lagune, d'une très faible profondeur
d'eau, et sur les petits fleuves du Dahomey. Le 27 avril on
saisit, comme on avait déjà fait en 1889, des gens de Béhanzin
et il fut obligé, pour se les faire rendre, de relâcher les Euro-
péens qu'il gardait prisonniers. Le 9 août 1892 ont commencé
les opérations militaires 1.

Les autres voisins de nos possessions. — A l'ouest,


nous confinons à la colonie allemande de Togo, acquise en 1883
et contiguë à la Côte d'Or anglaise. Le mot Togo, dans la
langue des indigènes, signifie « au delà du marigot ». Cette
province avait alors 36 kilomètres de plage sur 36 kilomètres
de profondeur, soit environ 1 300 kilomètres carrés, avec une
population de 40000 âmes. Des annexions plus récentes dans le
pays des Rrepi et des Mina, le protectorat imposé aux villes
d'Adangbé et Atakpamé, qui sont respectivement à 50 et à
100 kilomètres dans l'intérieur des terres, ont porté la fron-
tière allemande au nord, jusqu'à Krasi et Paratau; à l'ouest,
jusque sur la moyenne Volta; à l'est, jusqu'à une ligne droite
conventionnelle, parallèle au méridien de longitude, qui coupe
la rivière Mono, de façon à nous en laisser l'embouchure. Sur
la côte les ports sont Lomé, Bagida, Porto-Seguro, Petit-Popo
(ces deux derniers anciens comptoirs français). Le Togo a un
mouvement d'affaires de près de 4 millions. Les négociants alle-
mands sont des voisins gênants parce qu'ils encouragent le
Dahomey à la traite des esclaves et, contre nous, lui fournis-
sent des armes et des munitions.
A l'est de nos possessions, en allant vers le bas Niger, on
entre dans la zone réservée à l'influence britannique, par le
pays des Nagots, race beaucoup plus sociable, mais défiante
encore à l'égard des étrangers. On trouve alors, presque à la

1. Voir, à la fin du volume, les derniers renseignements.


308 LA FRANCE COLONIALE
frontière de Porto-Novo, le bourg d'Aggera, situé en une région
salubre, où les blancs sont accueillis, mais où l'on ne souffre
pas leur séjour; Lakké, Congé, Sakété, peu connus des Européens ;
Okiadan, sur la rivière Okpara, qui débouche dans les posses-
sions des Anglais, auprès de Badagry, une des villes les plus
commerçantes de leur colonie de Lagos; Abéokouta, sur la
rivière Ogoun, capitale des Egbas, ville très populeuse, où les
Anglais se sont établis, puis se sont fait expulser en 1867,
en 1880, en 1892, et où il existe un établissement de mission-
naires français.
Sur le bas Niger, règne l' United African Company, dont il a
été question ci-dessus 1. Elle a de nombreux comptoirs : Brass
River, Akassa, Assaba, Agbéri, Suaré, Abo ou Ibo, Utchi,
Nidouni, Onitcha, où il y a des misssionnaires français, Ida,
Lukodja, Egga, Ibadgi, Rabba, etc., desservis par des navires à
vapeur.
Description du pays de Porto-Novo. — Notre
royaume de Porto-Novo est partagé en deux parties, l'une
maritime, l'autre continentale, par la lagune qui s'étend depuis
Appa, à l'est, jusqu'à Kotonou, à l'ouest. La partie maritime est
une sorte de presqu'île basse et marécageuse, dont l'isthme est
auprès d'Appa. La partie continentale forme un vaste plateau
incliné vers l'ouest 2.
Au total, le protectorat présente une superficie de 1 800 à
2 000 kilomètres carrés.
La capitale du royaume, Porto-Novo, a environ 20,000 ha-
bitants; le royaume tout entier, environ 200 000.
La lagune intérieure communique, à l'ouest, avec la grande
lagune de Nokhoué où l'on voit deux villages pittoresques,
construits sur pilotis, Ahouansoli et Afatonou; elle débouche
vers la mer par un bras étroit.
Climat. — Le climat est beaucoup plus malsain que celui
de nos établissements de la Côte d'Or, la contrée étant basse
et marécageuse. Pendant toute l'année, la température chaude
et humide est désastreuse pour les Européens ; les uns succom-
1. Voyez ci-dessus, pages 227-230.
2. Le royaume de Porto-Novo est partagé en cinq provinces : celle de
Porto-Novo au centre, celle d'Ajjéra au nord, celle de Pocra à l'est, celle
d'Ouémé à. l'ouest, celle d'Appy au sud. Les Nagots furent refoulés
Aboupo dans ces deux dernières provinces ; ils supportent par
avec peine le
joug des conquérants et plusieurs défaites sanglantes n'ont pu encore
complètement les dompter..
LA GUINÉE FRANÇAISE ET DÉPENDANCES 309
bent au bout de quelques mois ; ceux qui survivent voient leurs
forces baisser, leur sang s'appauvrir, et ils sont obligés de
rentrer en Europe pour se fortifier avant d'affronter de nou-
velles épreuves.
On distingue quatre saisons : 1° la grande saison des pluies
qui s'étend des premiers jours de mars aux premiers jours de
juillet; 2° la première saison sèche qui va de la mi-juillet à la
mi-octobre ; 3° la petite saison des pluies qui règne de la mi-
octobre au commencement de décembre; 4° la belle saison, ou
grande saison sèche, qui comprend les mois de décembre, de
janvier, de février et les premiers jours de mars. Le thermo-
mètre marque, suivant les époques, de 24 à 34 degrés; la
moyenne est de 31 degrés.
Races de la Côte des Esclaves. — Trois races bien
distinctes se partagent le littoral : les Mina, qui s'étendent du
Volta au Dahomey ; les Djedji, qui habitent les royaumes du
Dahomey et de Porto-Novo; enfin les Nagots, qu'on rencontre
à l'est de l'Okpara et fort avant dans l'intérieur des terres. On
remarque entre eux des différences notables de caractère : le
Mina est plus nonchalant, plus rusé et plus enclin au vol; le
Djedji, d'un servilisme abject, plus vindicatif, plus fourbe et
plus méchant, fait le mal avec cynisme; le Nagot, plus sociable
et d'humeur plus gaie, a de la loyauté et de la prévenance ;
c'est celui avec qui les relations sont les plus faciles et les plus
sûres. Les indigènes sont moins beaux que ceux de la Côte-d'Or.

Moeurs et gouvernement de Porto-Novo. — Les


Djedji du royaume de Porto-Novo sont, comme ceux du
royaume de Dahomey, obséquieux, dissimulés et méchants.
Leur religion n'est qu'un tissu de superstitions grossières et quel-
quefois cruelles 1 : pendant quelques années, ils semblaient avoir
renoncé aux sacrifices humains; mais ils n'en immolaient pas
moins en secret beaucoup de victimes 2. En 1874, le roi Dassy a
fait frémir toute l'Europe, par les sacrifices épouvantables qu'il
a offerts en l'honneur des quatre derniers rois de Porto-Novo.
Le protectorat français paraît avoir mis fin à ces massacres.

1. Les Djedji et les Nagots croient en Dieu, mais ne l'adorent pas;


ils se disent les enfants d'une race déchue à laquelle Oloroun ou Maou
(Dieu lui-même) a imposé le culte des esprits, et surtout celui des esprits
mauvais ou démons qui établissent leur demeure dans des statuettes,
dans le corps de certains animaux, dans les arbres et dans les noix de
palme.
2. J'en ai moi-même été témoin. (Note de M. l'abbé Bouche.)
310 LA FRANCE COLONIALE
Porto-Novo a deux rois : le roi de jour et le roi de nuit, le
premier est de beaucoup le plus puissant, mais il doit être
rentré chez lui au coucher du soleil, de même que son collègue
doit ne pas se montrer après le jour levé. Chacun des deux rois
a le droit de mettre à mort celui d'entre eux qui commet une
infraction à ce règlement. En réalité, l'un est le vrai roi, l'autre
est une sorte de chef de la police de nuit.
Le roi du jour s'appelle aujourd'hui Toffa.
Les femmes et les esclaves se livrent seuls à la culture :
c'est surtout celle du maïs, du manioc, des ignames, des hari-
cots et de la patate qui sont le fond de l'alimentation.
Les noirs ne savent pas ce que signifient ces mots : mien et
tien; les champs, les cases, tout appartient au roi, et il en
dispose au gré de ses caprices. Le pouvoir du souverain est
despotique et absolu ; il est cependant contre-balancé par l'in-
fluence de quelques cabécères, ou chefs, et par celle des prêtres
idolâtres. Tout s'incline devant ces derniers ; on craint leurs
vengeances secrètes et leurs poisons.
Productions du pays. — La Côte des Esclaves ne pré-
sente pas les mêmes ressources que la région de Grand-Bassam
et Assinie : on n'y rencontre pas de mines d'or. Les seuls objets
que fournissent les indigènes sont l'huile et les amandes de
palme, des noix de kola, un peu d'arachides, une quantité insi-
gnifiante d'ivoire. Il serait facile de décupler les exploitations
en favorisant la culture de l'indigo, du café, du tabac, de la
canne à sucre, du coton.
L'industrie des natifs est presque nulle : les hommes tra-
vaillent le fer et les femmes fabriquent une poterie grossière.
Quelques rares noirs, venus du Brésil, ou de Sierra-Leone,
élevés par les missionnaires de Porto-Novo, sont maçons ou
charpentiers. Les autres ne peuvent nous servir que comme
manoeuvres, porteurs, canotiers, etc.
Etablissements de commerce européens.—Nous
avons fondé des comptoirs, sur le territoire des Minas, à Grand-
Popo, en 1857, sur les rivières du Grand-Popo et Agoué, avec les
villages d'Agoué et la Baranquère; à Agoué, en 1868, à Rotonou
et Petit-Popo, en 1864; à Porto-Seguro, en 1868. —Nous avons
vu que ces deux derniers points ont été cédés à l'Allemagne.
Kotonou, jusqu'à ces derniers temps, était un port que la
barre rendait presque inabordable : les navires devaient se tenir
à plus d'un kilomètre et remettaient leurs marchandises et leurs
passagers à des canots que manoeuvraient des rameurs indi-
LA GUINÉE FRANÇAISE ET DÉPENDANCES 311
gènes. Pour les embarcations mêmes, le passage de la barre
était des plus périlleux ; souvent elles chaviraient et les requins
qui pullulent dans ces parages happaient les naufragés. En
1892 on a procédé à la construction d'un wharf, long de
280 mètres, qui permettra aux navires de débarquer leur per-
sonnel et leur chargement en deçà de la zone dangereuse.
Le commerce principal se trouve entre les mains de deux
maisons marseillaises, Régis et Fabre, et d'une autre maison
française, Colonna de Leka.
Elles sont toutes établies dans la capitale, Porto-Novo, où
elles rencontrent la concurrence de trois maisons allemandes
et une portugaise.
Pour le tabac et le tafia, elles sont en concurrence avec les
Portugais; pour les tissus et le sel, avec les Allemands et les
Anglais ; pour l'eau-de-vie et le genièvre, avec les Allemands.
Nous avons aussi des comptoirs à Whydah et à Godomé dans
le Dahomey, à Lagos, à Palmas, à Léké, qui dépendent de la
colonie anglaise de Lagos, et qui sont sous la surveillance d'un
agent consulaire. La monnaie préférée est la monnaie anglaise;
mais les indigènes acceptent aussi celle de France, de Portugal
et des Etats-Unis. Le commerce avec les blancs se fait surtout
par le troc de marchandises européennes contre marchandises
indigènes; pour les transactions entre indigènes, pour le paye-
ment des salaires que nous leur devons, on emploie les « por-
celaines cauris » : ce sont des coquillages que l'on importe de
Mozambique, de Zanzibar et de Manille. Une « piastre cauri »
se compose de 2 000 coquillages; elle a une valeur variant de
0 fr. 80 à 1 fr. 25. Cent cauris valent environ cinq centimes.
Les Européens ne se livrent en ce pays ni à la culture, ni à
l'industrie. Le climat interdit d'y songer à une colonie agricole,
et même à une colonie de plantation; mais les missionnaires
ont créé une petite colonie agricole et obtenu des résultats, qui,
quoique insuffisants à cause de la modicité des ressources,
démontrent cependant qu'une colonie sérieuse, embrassant la
plantation et la culture, réaliserait des bénéfices considérables.
L'immigration européenne est nulle : il n'y a pas plus de quinze
à vingt Européens dans le royaume, missionnaires, soeurs,
employés de factorerie, traitants établis pour leur compte.

Statistique du commerce. — En 1884, les importa-


tions se sont élevées à 3 970 943 francs. Les principaux articles
sont le genièvre et le tafia, chacun environ 1 700 000 francs ;
puis le musc, le tabac, les tissus, la poudre, variant entre 102 et
312 LA FRANCE COLONIALE
112 000 francs ; les autres chiffres (liqueurs diverses, sel, armes,
faïence, quincaillerie, mercerie, chaussures, verrerie) sont
insignifiants. Les exportations se sont élevées à 5 055 483 francs.
Elles consistent presque uniquement en huile de palme et
amandes de palme.
En 1889, les chiffres se sont élevés, pour Porto-Novo et
Kotonou, à 6 308 200 francs pour l'importation, dont 4 768 950
par maisons françaises; les exportations à 4 808 750 francs,
dont 3 900 800 par maisons françaises. Ils se sont élevés, pour
Grand-Popo et Agoué, à 1420150 pour l'importation (dont
1080 600 par maisons françaises) et 1197 150 francs pour
l'exportation (dont 907 950 par maisons françaises).
C'est au total 14 141 550 francs d'affaires, sur lesquelles la
part de la France est de 10 661 300 francs.
Ainsi, d'une part, le commerce de ces établissements est en
progrès sensible, et d'autre part il profite presque entièrement
à la France.
En 1891, le mouvementcommercial a été de 13 500 000 francs.

Instruction publique. — La langue française est encore


la moins répandue à Porto-Novo : l'anglais et le portugais, l'un
à cause du voisinage des colonies britanniques, l'autre à cause
des Brésiliens de toutes couleurs établis dans le royaume, y sont
bien connus des indigènes. Des missionnaires et des soeurs ont
fondé des écoles à Porto-Novo. Ils enseignaient en portugais.
M. le colonel Dorat, lorsqu'il était commandant de cet établisse-
ment et résident de France, leur a fait une obligation d'ensei-
gner le français. Ils instruisent et catéchisent 112 à 120 garçons
et 80 à 100 filles, dont un tiers indigènes. Il y a aussi une école
protestante, mais beaucoup moins suivie, car elle n'a que
20 ou 30 élèves.

Avenir de la colonie. — Cet avenir est assez limité,


comme on le voit, puisque, de toutes parts, nous sommes enser-
rés ou par des concurrents européens ou par des États barbares
qui s'ouvrent difficilement au commerce. Malgré le chiffre
relativement considérable de la population indigène, le chiffre
d'affaires est encore peu considérable. Depuis qu'un commerce
honnête et régulier a remplacé l'ancien trafic dont le souvenir
flétrissant se retrouve encore dans le nom donné à ses rivages,
la Côte des Esclaves a certainement perdu de son importance.
Et puis, elle n'offre pas ces placers qui sont le plus grand attrait
de la Côte d'Or.
LA GUINÉE FRANÇAISE ET DÉPENDANCES 313
Nous devons cependant nous réjouir de voir le protectorat
affermi « dans cette zone qui est, dit M. le capitaine Vallon, une
des plus fertiles que la nature se soit plu à former ». Une
administration intelligente et sage augmentera énormément le
chiffre des transactions en développant l'agriculture, en assu-
rant aux noirs la propriété de leurs biens et en favorisant l'éta-
blissement de succursales de nos comptoirs à Aggéra, à Okiadan
et à Abéokouta, ville de 200 000 âmes, amie de la France. Ces
succursales nous ménageraient une route vers le Nyffé,
l'Haoussa et l'intérieur du continent africain.
ALFRED RAMBAUD, LA FRANCE COLONIALE.
L'OUEST AFRICAIN
GABON, CONGO FRANÇAIS, LAC TCHAD

PARTIE HISTORIQUE

Ce qu'on entend par l'Ouest africain. — Il est juste


de rendre hommage aux explorations de Paul du Chaillu
(1850-1865), du lieutenant Aymès (1867), de MM. Marche et
de Compiègne (1872-1874), du docteur allemand Lenz (1873).
Mais c'est à M. Savorgnan de Brazza que la France doit
l'acquisition rapide, économique, pacifique, de l'Ouest africain
ou Congo français, dont l'étendue, calculée sur la base des
traités de février 1885, était déjà égale à 670 000 kilomètres
carrés — soit 140 000 kilomètres carrés de plus que l'a France

et que de nouvelles explorations ont encore accru.
Sans doute l'entreprise qui a eu un tel résultat n'est pas
l'oeuvre d'un seul homme; mais à Brazza revient le principal
mérite d'avoir acquis le concours des sympathies nécessaires
pour atteindre le but malgré tous les obstacles.
1. Voyez les ouvrages déjà cités sur les colonies en général : Gaffarel :
Vignon, de Lanessan, l'Atlas colonial Mager. —É. Reclus, les Notices colo-
niales et les Notices coloniales illustrées. Barret, La Région gabonaise, 1887 ;

— Marche, Trois Voyages dans l'Afrique occidentale, 1881; — Lettres de
Jacques Savorgnan de Brazza, 1885 ; Neuvila et Bréard, Explorations
de M. de Brazza, 1881.

— Dutreuil de Rhins, Le Congo français, 1885, et
articles dans le journal La Presse (8, 12, 14, 20, 22, 24, 25, 26 mai 1885);
— Léon Guibal, Le Congo français, du Gabon à Brazzaville, 1889 ; —
L. Génin, Les explorations de Brazza;— Harry Alis, Au lac Tchad, 1890.
316 LA FRANCE COLONIALE
Disons-le tout de suite : ces sympathies ont été à peu près
unanimes en France. Des sociétés savantes l'enthousiasme se
répandit dans le public, avec l'aide de la presse, et gagna le
parlement et le gouvernement, à l'exception peut-être du minis-
tère de la Marine de cette époque.
Sous le nom d'OUEST AFRICAIN OU CONGO FRANÇAIS, nous dési-
gnons le vaste territoire compris entre le fleuve Congo et la côte
occidentale d'Afrique, territoire qui, à l'exception de ses
rivages, était absolument inconnu il y a cinquante ans.
Ces plages uniformes ne présentent que des rades foraines
souvent impraticables et deux estuaires, deux magnifiques
ports : le Congo et le Gabon. Quant à l'Ogôoué, navigable sur
une plus grande longueur que les deux premiers, son embou-
chure ne pourrait être transformée en port de mer sans de
coûteux travaux.
Histoire de notre établissement au Canon. — Ce
fut le 9 février 1839 que le commandantBouët-Willaumez signa
avec le chef Denis, de la rive gauche du Gabon 1, le premier
traité entre la France et les indigènes. Etablir un poste pour
empêcher la traite et surtout nous réserver un port de relâche
et de ravitaillement, tel était le but de ce traité et de tous ceux
qu'on passa depuis avec les autres chefs de l'estuaire du Gabon.
Le 1er avril 1844, un traité consacrait définitivement notre
prise de possesion, et, en 1849, avec des esclaves enlevés au
brick l'Elizio et par nous affranchis, nous fondions, sur la
rive droite, Libreville.
Insignifiance jusqu'à nos jours de notre colonie
du Gabon. — Il n'est pas sans intérêt de se rappeler les
débuts de cette occupation militaire. En 1849, le commandant
Bouët-Willaumez constatait avec douleur que les fonds votés
depuis deux ans pour l'établissement de Libreville n'avaient
pas été utilisés, qu'aucun édifice n'était encore achevé. Il
ajoutait qu'en confiant à trois officiers l'exécution des mesures
qui devaient développer notre assiette matérielle et politique
dans cette possession, il comptait sur leur zèle pour l'aider à
tirer de ce magnifique pays, de cette rade pour ainsi dire sans
pareille sur les côtes d'Afrique, tout le parti que le gouvernement
a le droit d'attendre en échange de ses sacrifices pécuniaires.
Mais suffit-il d'avoir d'excellentes intentions; et, lorsqu'on

1. Cette appellation, qui remonte au XVe siècle, vient du mot por-


tugais gabao, caban; les Portugais avaient trouvé que l'estuaire du
fleuve rappelle la forme de ce vêtement.
L'OUEST AFRICAIN 317
trace un programme, le choix des instruments d'exécution
est-il indifférent ?
En 1883, j'ai vu le Gabon; et j'ai là un tableau du pays
tracé précisément le 26 mai 1885 — le jour même où la mission
Brazza. et la direction de l'Ouest africain ont été remises à
l'administration du Gabon, c'est-à-dire au ministère de la
Marine.
Voyons donc ce qu'était le Gabon après quarante-neuf ans
d'occupation militaire.
Comprise entre le cap Saint-Jean et le cap Sainte-Catherine
et s'étendant à l'intérieur jusqu'au méridien de Njolé, point où
l'Ogôoué cesse d'être navigable, la possession du Gabon a, au
maximum, 50 000 kilomètres carrés de surface — soit le
dixième de la France. En réalité, notre autorité ne s'exerce, ou
mieux, ne peut s'exercer que dans la partie navigable des
cours d'eau, sur les bords desquels se trouvent disséminés les
rares villages d'une population primitive, peu dense, tra-
vaillant uniquement pour sa consommation, et servant d'inter-
médiaire entre les noirs, encore plus primitifs, de l'intérieur,
et les quelques commerçants européens du Gabon qui échangent
nos marchandises : sel, armes, étoffes, eau-de-vie, etc., contre
l'ivoire, le caoutchouc et d'autres produits de moindre valeur.
Quelques cases de traitants, quelques huttes de douaniers
sont les seuls établissements qui, sur tout ce territoire, mar-
quent la trace, l'influence du blanc! Sa capitale, Libreville,
avec ses 2 ou 3 000 habitants dispersés sur 7 kilomètres tout
le long de la rade, ressemblerait à un village comme un autre
si l'on n'y voyait une dizaine de maisons et trois églises.
De toute la côte, entre le Cameroun allemand et le Congo,
le territoire du Gabon, — avec ses chemins qui marchent : le
Benito, le Muni, le Gabon, le Como, la Remboé, l'Ogôoué, le
Ngounié, le Rembo ; avec les facilités relatives que présente un
terrain plat, quoique boisé, à la construction de routes; avec
toutes les facilités qu'une population pacifique et de grandes
ressources naturelles offrent pour établir une administration,
un gouvernement économique, et pour tirer un parti avan-
tageux de notre occupation, — le territoire du Gabon est cer-
tainement le mieux partagé sous tous les rapports. Tout en
soutenant l'utilité de la recherche de nouvelles routes vers le
bassin central du Congo, — recherche qui comporte bien
d'autres avantages, — j'estime que l'avenir prouvera que le
Gabon n'a rien à y perdre.
Naturellement favorisé comme il l'est, le Gabon ne devrait
318 LA FRANCE COLONIALE
lien nous coûter depuis longtemps. Toutes les ressources du
Gabon auraient été considérablement développées; son com-
merce, estimé au maximum à 10 millions, serait au moins de
30 millions; Libreville serait une ville et ne serait pas la seule;
la sécurité régnerait partout, tandis qu'à quatre heures de
Libreville, à ses portes mêmes, on se tirait, en 1885, des coups de
fusil; et nous compterions peut-être ici cinq mille Français
au lieu de cinquante.
Avant d'avoir des vues sur l'organisation politique et
administrative de l'Ouest africain, avant de former des projets
économiques sur telle ou telle de ses parties, il fallait les
connaître. Instruments de l'idée économique, les premiers
explorateurs, amateurs de voyages, négociants ou naturalistes,
de Paul du Chaillu à. Compiègne et Marche, s'étaient avancés
jusqu'à 300 kilomètres de la côte; à vol d'oiseau; mais ils
n'avaient pu prendre pied dans le pays, et le commerce avait
son avant-poste à Lambaréné.

Première mission. Savorgnan de Brazsa. -explo-


C'est
en 1875 que Brazza, Ballay et Marche entreprirent une
ration dont la conception nouvelle impliquait l'établissement
définitif de relations avec les noirs et toutes les conséquences
qu'il entraîne.
Et, en effet, Brazza n'avance pas en explorateur scientifique
ordinaire; il n'est pas seulement le pionnier qui, tout en obser-
vant le plus qu'il peut sur sa route, la parcourt le plus vite
possible sans se soucier de l'impression qu'il laisse là où il ne
reviendra plus.
Tout au contraire, il avancera le plus lentement possible,
retournant souvent en arrière, lui ou ses compagnons; il ne
passera d'un village à l'autre, d'une tribu à la suivante qu'après
avoir créé, entre lui, entre la civilisation qu'il représente et les
populations nouvelles, chez lesquelles il séjourne aussi long-
temps qu'il est nécessaire, des relations amicales et des liens
d'intérêt difficiles à rompre.
Lorsque enfin arrivé sur l'Alima, il se trouve arrêté par les
Apfourous qui ont à. se venger des coups de fusil de Stanley,
l'agent de l'ASSOCIATION INTERNATIONALE AFRICAINE, Brazza ne se
sert de ses armes que pour se défendre — les Apfourous lui en
tiendront compte plus tard — et, plutôt que d'abandonner la
politique pacifique qui lui a déjà valu de si beaux résultats, il
se décide à rétrograder, après avoir poussé une reconnaissance
de simple explorateur jusqu'au Liba Okoua, ou rivière du sel.
L'OUEST AFRICAIN 319
affluent de la grande rivière des Apfourous, appelée aussi
Oubanghi.
Dans ce premier voyage de trois ans, Brazza avait non
seulement accompli une magnifique exploration, mais encore
il avait gagné les populations, si diverses de races, de langues,
de moeurs, qui vivent, sans lien politique, entre la côte et le
bassin central du Congo; il les avait disposées à renoncer à
leurs innombrables monopoles, à vivre sous notre influence, à
accepter notre direction; nous pouvions désormais suivre en
toute sécurité la voie de l'Ogôoué pour pénétrer dans l'Afrique
centrale équatoriale.
La recherche d'une voie commerciale, entre la côte occi-
dentale d'Afrique et le bassin central du Congo, à travers la
zone de terrasses qui les séparent, était et est encore aujourd'hui
le problème le plus intéressant à résoudre dans l'Ouest africain.
Or les premières explorations de Brazza dans l'Ogôoué, de
Stanley au Congo, venaient de démontrer que ni l'Ogôoué ni
le Congo n'étaient de véritables voies commerciales, mais
qu'elles pouvaient être utilisées comme voies de pénétration
par des missions d'exploration.
Rôle de l'Association internationale africaine.
— Peut-être la France n'eût-elle point songé à étendre son
influence politique au delà du bassin de l'Ogôoué si, à cette
époque, Stanley n'eût fait dévier l'Association internationale,
fondée par le roi des Belges, de son but primitif, scientifique
et humanitaire, pour la lancer dans une entreprise politico-
commerciale.
Il était impossible de ne pas prévoir le danger qui mena-
çait nos intérêts et l'antagonisme que l'affaire de Stanley crée-
rait entre la France et l'Association, quelques déguisements
que prît celle-ci. Je dirai seulement que si la note resta pacifi-
que, c'est grâce à la patience, à l'extrême modération de nos
compatriotes.
Deuxième mission Savorgnan de Brazza. — Sans
plus nous occuper des difficultés que l'Association allait nous
créer en Afrique et en Europe 1, revenons à Brazza. qui
repartait, à la fin de l'année 1879, avec 100 000 francs votés
par le Parlement, dans le but de compléter ses explorations et
de fonder deux stations françaises.
1. Voir Dutreuil de Rhins, Congo français et les documents qui y sont
indiqués.
320 LA FRANCE COLONIALE

En 1882, il était de retour à Paris et rendait compte des


résultats si importants de son second voyage.
Outre la. fondation de Franceville sur le haut Ogôoué et de
Brazzaville, située au sommet de l'escalier du Congo et clef du
bassin intérieur navigable de la grande artère commerciale de
l'Afrique équatoriale, ce voyage nous rapportait ce traité, dû à
une inspiration de génie, qui devait être la sauvegarde de nos
intérêts économiques et politiques et l'instrument le plus puis-
sant de notre diplomatie dans la question de l'Ouest africain.
En vertu de ce traité, Makoko 1, souverain des Batékés, nous
concédait ses droits de souveraineté sur le territoire environ-
nant de Brazzaville et nous donnait le protectorat de ses États,
s'étendant sur les deux rives du Congo, navigable entre Braz-
zaville et l'Oubanghi 2.
Suivant alors, à petite distance, la rive droite du Congo, et
constatant ainsi par lui-même l'impossibilité d'y créer une voie
commerciale sans dépenses folles, Brazza se rend de l'embou-
chure du Congo au Gabon. Il remonte pour la troisième fois
l'Ogôoué, ouvre une route de terre entre Franceville et l'Alima,
qui devient ainsi notre grand port sur le Congo. Mais Brazza
l'
n'oublie pas que la voie de Ogôoué-Alima ne vaut guère
mieux que celle du Congo, que le problème est toujours à
résoudre, et, ajoutant un titre de plus à nos droits sur l'Ouest
africain, il découvre, dans un nouveau voyage, la voie du
Kiliou, qui lui paraît la meilleure entre Brazzaville et Loango.
Bientôt le journal de Brazza et la quantité de notes, obser-
vations et renseignements de tous genres qu'il a recueillis cha-
que jour, chaque nuit, pendant ces cinq années de courses sans
relâche, seront publiés et compléteront heureusement les trop
imparfaits résumés de l'oeuvre considérable sous les rapports
scientifique, économique et politique, entreprise par cet infati-
gable voyageur; mais ses conférences, ses rapports officiels
suffisent pour donner une idée de l'Ouest africain, de ses res-
sources, de son avenir.
Sans doute on n'avait pas encore de chiffres bien précis et
l'on ne pouvait aborder immédiatement les travaux ou se lan-

1. Ouplutôt le Makoko (ou le Mokoko), car c'est là son titre royal


héréditaire. Il est fétichiste et est lui-même un fétiche. Il n'a qu'une
reine, mais toutes les « dames de la cour » sont plus ou moins ses con-
cubines. On trouvera aussi dans le livre de Léon Guibal des détails sur
les grands vassaux Mpocoutaba et Ngaliou.
2. Ainsi nommée du nom des tribus riveraines dont les chefs avaient
traité avec Brazza avant qu'il allât fonder Brazzaville.
L'OUEST AFRICAIN 321
cer dans les entreprises qui paraissent les plus urgentes. Nous
avions bien pris des garanties, mais nos droits n'étaient pas
encore bien établis, reconnus. Entre l'exploration préliminaire
et l'exploitation coloniale, il y avait encore des jalons à poser,
tout un établissement à préparer.
Ratification du traité avec le roi Makoko et
vote des crédits par les Chambres. — Ce que Brazza
demandait, c'était d'abord la ratification du traité avec Makoko,
et la déclaration officielle que la France plaçait sous sa protec-
tion les territoires de l'Ouest africainjusqu'au parallèle de 5°12'.
Puis il lui paraissait nécessaire d'organiser une grande mis-
sion dont le programme comporterait principalement : l'éta-
blissement des postes et stations, en nombre suffisant pour
constituer l'occupation effective de notre Ouest africain; l'étude
scientifique et économique du pays ; l'exploitation du bassin
central du Congo au moyen de bateaux démontables à trans-
porter par l'Ogôoué; la conclusion avec les chefs indigènes de
traités conformes à notre but politique.
Les crédits nécessaires à demander au Parlement seraient
répartis entre les ministères de l'Instruction publique, de la
Marine et des Affaires étrangères. On devait accentuer le carac-
tère pacifique de la Mission de l'Ouest africain en la faisant
relever directement du ministère de l'Instruction publique.
Le 18 novembre 1882, M. Duclerc étant président du Con-
seil et M. de Mahy ministre de la Marine, la Chambre accueil-
lait par des applaudissements unanimes le projet de la loi por-
tant ratification du traité Brazza-Makoko. Elle accueillait de
même le rapport de M. Rouvier et adoptait ses conclusions le
22 novembre.
La loi du 10 janvier 1883, portant ouverture d'un crédit de
1 275 000 francs pour subvenir aux dépenses de la mission de
l'Ouest africain, fut également votée à la Chambre par 440 voix
contre 2.
L'importance du crédit ne permettait pas de se tromper sur
le but de la mission. Vu le nombre des députés qui l'ont voté,
ou peut dire qu'interprète des voeux du pays, le Parlement
manifestait une fois de plus la volonté de poursuivre dans
l'Ouest africain notre politique coloniale pacifique.
Qu'il me soit permis de bien faire remarquer tout de suite
que la mission de l'Ouest africain, dirigée par Brazza, est
restée fidèle à cette politique pacifique, économique, civile, la
véritable politique coloniale.
FRANCE COLONIALE
21
322 LA FRANCE COLONIALE
C'est à cette politique, qu'en dépit de toutes les entraves,
de tous les agissements, elle a dû ses succès en Afrique et les
sympathies qui l'ont accompagnée jusqu'à ce jour en France.
Aussi, en juin 1884, le rapporteur du projet de loi portant
ouverture d'un second crédit de 780 000 francs, M. Antonin
Dubost, a-t-il pu dire : « La mission de Brazza, telle qu'elle est
conduite, nous offre toute garantie, eh nous permettant de
marquer, d'une façon non équivoque, notre prise de possession
de ces contrées... »

La Mission de l'Ouest africain : son organisation.


— Persévérance en France, persévérance en Afrique étaient
un gage de succès.
Le temps nous ferait défaut pour suivre ici l'organisation,
le développement, les mouvements et les travaux de la Mission
de l'Ouest africain, qui se trouvait à peu près réunie au Gabon
et prête à entrer en campague le 21 avril 1883.
Elle se composait d'environ :
30 civils, chefs de service, chefs ou sous-chefs de station ;
30 militaires et marins, ouvriers de diverses spécialités;
25 tirailleurs algériens; 150 laptots sénégalais, représentant les
forces de police; 150 terrassiers kroumen de la côte de Krou
(golfe de Guinée).
Cet effectif s'augmenta, par la suite, de 300 noirs de la
côte de Loango.
Ajoutons encore que l'organisation dès services de trans-
port par terre et sur les cours d'eau nécessita l'entretien
presque constant de 1 200 porteurs batékés et babouendés, et
de 1 200 pagayeurs okandés et adoumas, montant une flottille
d'une centaine de pirogues qui portent en moyenne une tonne
de marchandises en plus de l'armement.
Au bout de six mois, le personnel fut en partie changé,
ainsi que l'organisation des services ; mais pendant deux ans
le personnel civil resta le même, n'ayant perdu que trois de
ses membres : Flicotteaux, mort d'un accident de chasse;
Desseaux et Taburet, enlevés par les fièvres : pertes cruelles
pour la mission, car ils comptaient parmi les collaborateurs
les plus distingués de Brazza. Celui-ci fut ensuite secondé
principalement par MM. Dufourcq, de Chavannes, Dolisie,
Decazes, Coste, Fourneau, etc.
Enfin la mission avait encore à sa charge, pour le service
de la côte et du bas Ogôoué, le petit vapeur l'Olumo, monté par
25 hommes.
ALFRED RAMBAUD, LA FRANCE COLONIALE
L'OUEST AFRICAIN 323
C'est avec un personnel si réduit pour l'étendue de sa tâche,
mais si nombreux, si lourd à entretenir avec deux modestes
crédits, dont le total s'est élevé, seulement en trois ans, à la
somme de deux millions cinquante-cinq mille francs, que Brazza
allait transporter à des distances de 1 500 kilomètres, à travers
des terrains accidentés, couverts de forêts vierges ou de hautes
herbes, ou sur des fleuves encombrés de rapides, des centaines
de tonnes de marchandises (seule monnaie de ces contrées), un
matériel de navigation (embarcations à vapeur démontables),
des approvisionnements de toute nature, et le matériel des
postes ou stations.
Voilà un petit nombre de Français répandus sur la surface
d'un pays grand comme la France : les voilà aux prises avec
les difficultés naturelles, avec le climat, avec des privations et
une existence dont la plupart n'avaient aucune idée, existence
plus dure, plus dangereuse que celle du soldat en campagne;
les voilà à l'oeuvre au milieu de populations inconnues hier
encore, sans interprète ou avec des interprètes insuffisants. Et
cependant la besogne avance. Tandis que les services de por-
teurs et de pagayeurs se développent, le fer et le feu marquent,
de loin en loin, sur un long périmètre de 3 000 kilomètres, les
places défrichées où vont s'élever les stations. Les bons rapports
entretenus avec les indigènes facilitent leur établissement.
Chacune aura ses cases pour les blancs, les laptots, les
kroumen; ses magasins, quelquefois même ses ateliers, et à
l'entour son jardin ou ses plantations. Il fallut de longs mois
pour en arriver là. Et que de choses à faire encore pour l'ins-
tallation, que de peines, de travail, dans chaque station, pour
le blanc (un seul blanc presque toujours, rarement deux) qui,
en dehors des jours de fièvre, a dû mener de front tous ces
travaux avec la tenue d'une comptabilité excessivement com-
pliquée par la diversité des objets d'échange, avec la surveil-
lance de la station, avec l'étude de la langue, des moeurs, des
ressources du pays, enfin avec les travaux plus particulièrement
scientifiques et avec l'action politique qui, favorisant tant d'ef-
forts, devait assurer l'influence française dans l'Ouest africain!

Ses résultats scientifiques. — Contentons-nous de


résumerici politiques
les résul tats scientifiques, économiques et
obtenus, du 21 avril 1883 au 26 mai 1885, date à laquelle la
Mission de l'Ouest africain a pris fin en tant que mission du
ministère de l'Instruction publique.
Il est bien entendu que ce ne sera là qu'un aperçu très
324 LA FRANCE COLONIALE
général, très incomplet. C'est au chef de la Mission — et lui
seul peut le faire — d'exposer, à son retour, tous les résultats,
dé présenter tous les travaux, toutes les collections, dont un
certain nombre ont été envoyés au ministère — tels, par
exemple, des levers géographiques, des rapports, dessins,
photographies, et une dizaine de caisses dont le contenu,
produits naturels de l'Ouest africain et produits de l'industrie
indigène, figurent à l'Exposition d'Anvers. Ces envois étaient
faits à titre de simples échantillons, pour donner au ministère
une idée des travaux dont il était avisé chaque mois. Plusieurs
cartes ont été publiées par le ministère, les autres sont en
cours d'exécution.
Au point de vue scientifique, l'exploration du bassin central
du Congo est la seule condition du programme de 1883 qui
n'ait pu être alors remplie, l'unique embarcation à vapeur qui
ait été transportée sur le haut Congo étant nécessaire au
service entre Brazzaville et l'Oubanghi, et le transport des
nouveaux bateaux démontables ayant été retardé par suite

:
d'accidents que la bonne volonté et le zèle des membres de la
mission ne pourraient conjurer.
Quoi qu'il en soit, dans les limites de notre Ouest africain,
le personnel de la Mission fit une étude scientifique aussi com-
plète que le permettaient ses autres devoirs. En suivant sur la
carte d'ensemble, publiée en 1884, par le ministère de l'Instruc-
tion publique, les travaux ci-dessous indiqués, on verra que
toutes les grandes lignes de notre nouvelle colonie ont été
déterminées
Lever de l'Ogôoué, de l'embouchure à la rivière Lolo.
Lever de l'Ogôoué, de la rivière Lolo à Franceville.
Itinéraire de Franceville à l'Alima et à Mayomba (sur la côte).
Lever du cours entier de l'Alima, exploré et levé pour la
première fois par le Dr Ballay, levé une seconde fois par M. de
Chavannes.
Itinéraire de Lango à Niari-Loudima.
Itinéraire de Niari-Loudima à Manianga et Brazzaville.
Lever du Congo entre Brazzaville et l'Oubanghi.
Lever du Kiliou inférieur.
Itinéraire sur la côte, entre Loango et Setté-Cama.
Lever du delta de l'Ogôoué.
Lever du cours inférieur de la rivière Oubanghi, etc.
Soit, au total, environ 4 000 kilomètres de levers, sans
compter les plans de détail, les observations astronomiques,
les altitudes déduites des observations météorologiques.
L'OUEST AFRICAIN 325
Les membres de la Mission se sont en général partagé le
soin de dessiner, de photographier, d'étudier les différentes
branches de l'histoire naturelle et de recueillir des collections
géologiques, botaniques, zoologiques, ethnographiques, etc...
Je ne saurais détailler ici toutes ces collections et mettre en
regard les noms de ceux qui les ont recueillies. N'y aurait-il
pas quelque injustice à les signaler en laissant dans l'ombre
ceux de leurs collègues que d'autres devoirs — non moins
utiles — dispensaient des travaux scientifiques? Chacun a eu sa
tâche et son mérite qu'un récit complet devra consigner 1.
Au point de vue économique, nous devons remarquer
qu'une partie des études scientifiques nous fixe d'abord sur
l'aspect général du pays, ses grandes divisions en zone basse,
terrasse accidentée, plateau central, sur la nature des terrains,
les produits naturels, et généralement sur les ressources que
présente le pays. Les opérations auxquelles le personnel de la
mission devait se livrer chaque jour permettent d'apprécier la
valeur des produits, le genre de marchandises européennes qui
convient aux échanges, le coût des transports sur les voies
habituellement parcourues jusqu'à présent, dans quelle mesure
une concurrence éventuelle ferait hausser les prix, quels avan-
tages en un mot l'OUEST AFRICAIN présente au point de vue
agricole, industriel et commercial. Enfin l'exploitation a été
préparée par la formation du personnel et des interprètes, par
l'organisation des services de transport et l'établissement des
stations. Je n'entends pas me substituer au chef de la Mission
pour préciser davantage les résultats économiques, en dégager
les conclusions et signaler les applications possibles. C'est à lui
qu'il appartient de nous dire ce qu'il y aura à faire — et
surtout comment il faudra le faire — pour ne point perdre son
temps et son argent. On approuvera ou l'on discutera. Tout ce
que je peux dire, c'est que la France pourra tirer plus tard un
bon parti de l'Ouest africain, mais à la condition expresse
d'administrer sagement, économiquement, pacifiquement.
Liste des stations fondées par la Mission. — Les
1. Mais il convient ici même de relever une des nombreuses calom-
nies répandues par les adversaires de la mission française. Si un jeune
frère du commissaire de la République, Jacques de Brazza, et un de
ses amis, M. Pecile, ont été chargés d'une mission spéciale d'histoire
naturelle dans l'Ouest africain, il est parfaitement avéré qu'ils n'ont
envoyé aucune collection en Italie ni ailleurs à l'étranger. Je ne doute
pas que de plus compétents que moi n'apprécient la valeur des collec-
tions et des travaux particuliers de MM. Jacques de Brazza et Pecile.
326 LA FRANCE COLONIALE
stations scientifiques fondées par la mission Brazza, utiles
jalons pour l'exploitation économique du pays, et qui ont été
également les centres d'où se répandait notre influence poli-
tique, furent au nombre de 26. On verra plus loin la liste de
celles qui ont été conservées ou ajoutées.
Enfin, s'estimant suffisamment protégés par nos établisse-
ments, les missionnaires catholiques français ont fondé deux
missions : l'une dans la pays des Adoumas, près de Niati,
l'autre à une dizaine de kilomètres de Brazzaville.
On sait enfin que nos droits de protectorat ou de souverai-
neté sur l'Ouest africain, limité au parallèle de 5°12', ont été
partout établis sur des traités conclus régulièrement avec les
chefs indigènes. En résumé, la Mission de l'Ouest africain a
rempli toutes les conditions de son vaste programme. Non seu-
lement elle a vécu deux ans et demi, mais encore elle pouvait
vivre au delà de 1885, c'est-à-dire plus de trois ans, sur deux
crédits.
C'est avec 2 millions, en moins de trois ans et sans tirer un
coup de fusil, que Brazza et cinquante Français ont accompli
tous les travaux que j'ai cités, qu'ils ont créé, entretenu tous
ces services, fondé toutes ces stations, et conquis à la France
un royaume plus grand que la France même !
Ajoutons que le 26 mai 1885, les dépenses de la Mission,
calculées jusqu'à la fin de 1885 — c'est-à-dire pour six mois
de plus que son année budgétaire — se montaient à 296 000 francs
en argent et 331 300 en marchandices.
Or, le 11 août 1885, date de la remise effective du Gabon,
l'actif de la Mission était encore de 330 000 francs en espèces
(dont 102 000 francs dus par le Gabon à la Mission), d'environ
500 000 francs en marchandises, plus des vivres pour près
d'un an et un matériel considérable qui, dans ces régions,
représente plusieurs millions.
La Convention avec l'Association internatio-
nale. — Dans l'intervalle, des actes diplomatiques d'une haute
importance avaient déterminé notre situation dans l'Ouest
africain. Le 23 avril 1884, M. Strauch, président de l'Associa-
tion internationale du Congo, à Bruxelles, adressait à M. Jules
Ferry, président du Conseil, ministre des Affaires étrangères, la
lettre suivante :
«
Monsieur le ministre, l'Association internationale du
Congo, au nom des stations et territoires libres qu'elle a fon-
dés au Congo et dans la vallée du Kiliou-Niari, déclare formel-
L'OUEST AFRICAIN 327
lement qu'elle ne les cédera à aucune puissance, sous réserve
des conventions particulières qui pourraient intervenir entre
la France et l'Association pour fixer les limites et les conditions
de leur action respective. Toutefois l'Association, désirant don-
ner une preuve de ses sentiments amicaux pour la France,
S'ENGAGE A LUI DONNER LE DROIT DE PRÉFÉRENCE, si par des cir-
constances imprévues, l'Association était amenée un jour à réa-
liser ses possessions. — STRAUCH. »
M. Jules Ferry répondait, à la date du 24 : « Monsieur, j'ai
l'honneur de vous accuser réception de la lettre en date du
23 courant par laquelle, en votre qualité de président de l'Asso-
ciation internationale du Congo, vous me transmettez des
assurances ET DES GARANTIES destinées à consolider nos rap-
ports de cordialité et de bon voisinage dans la région du Congo.
JE PRENDS ACTE avec grande satisfaction de ces déclarations et.
en retour, j'ai l'honneur de vous faire savoir que le gouverne-
ment français prend l'engagement de respecter les stations et
territoires libres de l'Association, et de ne pas mettre obstacle
à l'exercice de ses droits. — JULES FERRY 1. »
Ainsi, d'après la déclaration du président de l'Association,
dont notre gouvernement a pris acte immédiatement,la France,
outre ses possessions du Congo français, a des droits éventuels
sur les immenses régions, plusieurs fois grandes comme la
France, qui constituent l'État libre du Congo. Elles ne pour-
raient passer dans d'autres mains que celles de l'Association
sans que la France eût été mise en demeure de les acquérir
elle-même.
La Conférence internationale de Berlin. — Il
action politique
resterait à voir comment notre l'Ouest dans
africain a été discutée à la Conférence internationale tenue à
Berlin du 16 novembre 1884 au 26 février 1885 2; quel régime
économique un nouveau droit international nous impose dans
une partie de nos possessions; quelles sont les limites poli-
1. Livre jaune. Affaires du Congo et de l'Afrique occidentale, 1884.
2. La Conférence se tint sous la présidence de M de Bismarck; en
l'absence de celui-ci, l'Allemagne devait être représentée aux séances par
le comte de Hatzfeld; la France, par M. de Courcel, ambassadeur de
France à Berlin, assisté du docteur Ballay, de MM. Engelhardt et Des-
buisson; l'Angleterre, par son ambassadeur, sir Malet, et de nombreux
délégués; les États-Unis, par M. Kasson, que soutenaient l'explorateur
Stanley et M. Sandford, membre de l'Association internationale; le roi
des Belges, par M. le baron Laubermont et M. Strauch; le Portugal,
par son ministre, M. Serpa Pimentel, et le géographe Luciano Cordeiro, etc.
328 LA FRANGE COLONIALE
tiques qu'on nous a fixées; quels sont les avantages et les
charges qui résultent pour nous des traités de février entre la
France, l'Association internationale et le Portugal.
Je ne saurais mieux résumer ces actes et mes appréciations
que je ne l'ai fait dans le Congo français 1, brochure à laquelle
je renvoie le lecteur. Je n'aurai à y ajouter que deux obser-
vations.
La première est qu'en insistant vivement pour que nous
restions maîtres de notre régime économique, je voulais sur-
tout éviter à une partie de notre colonie l'ingérence de com-
missions internationales. Délivrée du contrôle qui l'eût assimi-
lée à une Egypte, notre colonie pourra supporter dans une de
ses parties un régime économique dont le contre-coup éven-
tuel dans l'autre a été fort exagéré.
La seconde observation a trait aux limites politiques que
nous assigne le traité du 5 février avec l'Association interna-
tionale. Il est regrettable qu'en échange de l'abandon de nos
droits politiques sur la rive gauche du Congo dépendant, des
Etats de Makoko, et de notre liberté économique dans nos ter-
ritoires dépendant du bassin conventionnel du Congo 2, nous
n'ayons obtenu aucune satisfaction de nos prétentions sur le
territoire du bas Congo, au sud du 5° 12' 3, et le bassin septen-
trional du haut Congo.
Sans doute, on aurait pu obtenir à Berlin un partage plus
équitable entre nous et l'Etat du Congo (six fois grand comme
la France), si notre presse et l'opinion publique avaient mani-
festé à cette époque la même sympathie, la même ardeur
qu'auparavant pour notre entreprise nationale dans l'Ouest
africain, si elles avaient offert à notre gouvernement un terrain
de résistance contre les prétentions non fondées de l'Associa-
1. Dentu, éditeur, janvier 1885.
2. Tout le bassin du Congo, soit qu'il appartienne à la France, soit qu'il
fasse partie de l'Etat libre du Congo, a été déclaré ouvert au commerce
de toutes les nations. Ce bassin est dit conventionnel, parce que ses limites
naturelles, n'ayant pu encore être reconnues et déterminées par les
explorateurs, ont dû être fixées hypothétiquement et par convention.
Nos possessions de l'Ouest africain sont divisées en deux zones : d'une
part, le Gabon et la partie nord du Congo français jusqu'à Setta-Cama
et Franceville, où nous pouvons nous réserver le monopole commercial;
d'autre part, la partie sud du Congo français, qui fait partie de la région
ouverte au commerce libre, c'est-à-dire où les importations seules joui-
ront de la franchise.
3. Le Congo français n'arrive pas à la ligne du bas Congo; entre
Manianga et l'embouchure, la rive appartient à l'Association, sauf une
enclave laissée aux Portugais.
L'OUEST AFRICAIN 329
tion, et l'avaient encouragé et soutenu dans la défense de nos
intérêts.
Ce n'est pas un territoire plus ou moins grand que je
regrette. L'Etat libre du Congo, destiné à mourir d'inanition,
ne me paraît pas d'ailleurs bien inquiétant pour le développe-
ment de notre influence dans le bassin septentrional du haut
Congo. Il ne me paraît pas davantage inquiétant pour nos inté-
rêts commerciaux dans le bas Congo, qui ne sera jamais qu'un
cul-de-sac sans valeur tant que nous serons maîtres des voies
où nous pourrons toujours susciter une concurrence victo-
rieuse pour nos voisins. Mais ce que je regrette ici, c'est le
manque d'une véritable frontière naturelle — la rive droite
du bas Congo ; c'est sa conséquence que nous ne serons
pas tranquilles sur la frontière du Chiloango, et que cela nous
forcera à donner à l'occupation d'une si mauvaise zone fron-
tière un caractère militaire, charge onéreuse, moins suppor-
table encore pour l'Association qui, en nous disputant cette
frontière, a fait un faux calcul.
Sous ces réserves et celles que j'ai à faire à propos de l'inac-
tion antérieure de la marine au Gabon, dont la conséquence a
été de faire limiter notre possession au parallèle de la rivière
Rampo (dans le nord du Gabon), nous devons reconnaître que
les résultats diplomatiques obtenus à Berlin consacrent entiè-
rement les conditions politiques de notre programme de 1883.
Si c'est
— suivant moi, qui désirais un peu plus — un succès
relatif, je n'en conviens pas moins, étant donnés les obstacles
considérables opposés à la réalisation même de notre pro-
gramme convenu, que notre gouvernement a remporté un très
grand succès en faisant ratifier par toutes les puissances la
conquête économique, pacifique, qui fera l'éternel honneur de
Brazza, de ses collaborateurs et de la France 1.
Traités avec l'Allemagne, le Portugal et l'État
libre. — Par le traité du 24 décembre 1885 la limite entre les
possessions françaises et la colonie allemande du Cameroun a
été fixée à la rivière Rampo depuis son embouchure jusqu'au
point où elle rencontre le méridien de longitude est (de Paris),
7° 40'; puis, à partir de ce point, le parallèle prolongé jusqu'à
sa rencontre avec le méridien situé par 12° 40' de longitude est.
Les deux puissances riveraines ont sur le Kampo la liberté de
navigation et de commerce.
1.En juillet-août 1883, ont été ratifiés par le Parlement français les
Actes de la Conférence de Berlin.
330 LA FRANCE COLONIALE
Le 12 mai 1886, traité avec le Portugal : la délimitation nous
fait perdre quelques territoires au nord du Chiloango, mais nous
reconnaît la possession de la Louëma.
Le 29 avril 1887, convention avec l'État libre du Congo :
1° confirmant à la France son droit de préemption sur cet
Etat; 2° fixant pour limite entre les deux territoires le thalweg
de l'Oubanghi jusqu'à son intersection avec le 4e parallèle
nord.
Il reste quelques litiges avec les Espagnols qui, étant maîtres
des îles Corisco et Elobey, élèvent des prétentions sur la côte
voisine, où ils n'ont d'ailleurs ni comptoir ni établissement
d'aucune sorte.
Nouvelles missions d'explorations. — En 1883, M. de
Lastours a exploré la rivière N'Koni comme voie de pénétra-
tion chez les Batékés. Il est mort en 1885, comme il préparait
une nouvelle expédition. Elle fut confiée par M. de Brazza à
son frère Jacques et à M. A. Pecile. Ils coupèrent la Sébé, la
Liboumbi (affluent de l'Ivindo), franchirent la ligne de faîte
qui sépare les bassins de l'Ogôoué et du Congo, reconnurent
les petites rivières qui se réunissent pour former le Likona et
la Likouala, entrèrent dans le bassin de la rivière Yensé. Cette
exploration coûta la vie à Jacques de Brazza.
La convention anglaise du 5 août 1890, qui reconnaissait
nos droits sur les régions qui avoisinent Barrua sur le lac
Tchad suscita de nouveaux dévouements : on essaya, en
1

remontant les cours d'eau du Congo français, de pénétrer dans


ces régions.
En 1891, M. Fourneau, parti du poste d'Ouesso sur la Sangha
(affluent de droite de Congo), accompagné quelque temps par la
chaloupe canonnière le Ballay qui remontait la rivière tandis
que lui-même suivait la voie de terre, explora d'abord la Likellé
et la Massiéba, dont la réunion forme la Sangha. Le 10 mai,
pendant la nuit, auprès de la rivière Ekéla et du village du chef
N'Zaouaré, il fut attaqué par les indigènes. Des deux Européens
qui l'accompagnaient, l'un, M. Blom, fut blessé, l'autre, M. Thi-
riet, fut tué. Quoique blessé lui-même, l'explorateur brûla sur
un grand bûcher le corps de son compagnon et la majeure
partie de ses marchandises et commença une retraite qui coûta
la vie à plusieurs de ses Noirs. Il fut enfin recueilli par la
canonnière et rapporta de précieux renseignements sur la
Sangha.
1. Voyez ci-dessus, p. 227.
L'OUEST AFRICAIN 331
Pendant ce temps un autre groupe de la même mission, avec
MM. Gaillard et Husson, appuyé par le Ballay et la canonnière
le Djoué, exploraient le N'gobo, affluent de droite de la Sangha;
arrêtés par la baisse des eaux, ils durent revenir à Ouesso.

Les missions Crampel et Dybowsdki. — M. Crampel,


ancien secrétaire de M. de Brazza au Congo, avait fait en 1888
une première exploration et découvert en janvier la rivière
Djah, qui porte ses eaux au Congo. Assailli par les M'fan, au
confluent du Komm et du N'tem, il avait été blessé et obligé de
rétrograder après avoirperdu plusieurs hommes de son escorte.
En 1890, il fut chargé par le Comité français d'une nouvelle
mission : il s'agissait, partant de l'Oubanghi, de traverser
une région inconnue qui figurait en blanc sur les cartes, d'at-
teindre, par le Chari, le lac Tchad, de gagner Kouka, capitale
du Bornou, et de revenir par le Sahara et l'Algérie. Crampel
s'adjoignit Ischekkad-ag-Rhali, un des Touareg internés à
Alger et qui, en 1889, avait visité Paris et l'Exposition, la petite
Pahouine Niarinzhé, l'ingénieurLauzière, MM. Nebout, Biscarrat
et Orsi, avec une escorte de laptots et de tirailleurs.
Débarqué à Loango en juillet 1890, il atteignit Brazzaville
et arriva, le 25 septembre, à Banghi, sur l'Oubanghi, le dernier
poste français. Le 4 janvier, il se lançait dans la région inconnue.
On apprit que MM. Orsi et Lauzière étaient morts de maladie.
Puis, en juin, des dépêches de source anglaise annoncèrent le
massacre de la mission. Ces nouvelles furent démenties par M. de
Brazza, assurant que Crampel, après avoir dépassé le 6e degré de
latitude nord, était entré dans le Baghirmi, où les chefs arabes
paraissent plutôt favoriser sa marche que l'entraver. Le 6 août,
M. de Brazza était forcé de télégraphier que Crampel et Biscar-
rat étaient tués, qu'Ischekkad avait disparu, que la Pahouine
avait été enlevée, et que l'arrière-garde, commandée par
M. Nebout, le seul Européen survivant, s'était misé en retraite.
Les auteurs du meurtre, commis à El-Kouti, sur le Chari,
le 8 ou le 9 avril 1891, auraient été des musulmans Snoussya.
Le Comité français avait déjà chargé M. Dybowski de se
porter avec des renforts et un matériel important sur la trace
de la première mission. Il ne s'agissait alors que de la soutenir
en maintenant ses communications avec l'Oubanghi ; les mau-
vaises nouvelles reçues, on assigna pour but à M. Dybowski
de rechercher les débris de la mission et de la venger.
Le 23 octobre 1891, avec MM. Brunache, Brignez, Bobichon,
Nebout, 44 Sénégalais et 48 porteurs indigènes, il quitta Banghi.
332 LA FRANCE COLONIALE
Le 5 novembre, il atteignait Bambé. Le 21, il arrivait chez
Yabanda, chef des N'Gapou, où il trouva un des laptots de
Crampel, qui fit un récit complet du désastre. Non loin de là,
M. Dybowski surprit une centaine de musulmans, leur tua
11 hommes, leur fit deux prisonniers, captura leurs esclaves
et leurs bagages. Comme les prisonniers se refusaient à donner
aucun détail et qu'on les avait trouvés porteurs d'objets pro-
venant du pillage de la mission, ils furent fusillés, et presque
aussitôt les indigènes N'Gapou dévorèrent leurs cadavres.
On continua la marche vers le nord : on parcourut encore
100 kilomètres dans un pays presque désert; on arriva chez
les Makourous, au village de M'Pokou, dont le chef Imbokou
venait d'être pillé par les musulmans. Comme les vivres man-
quaient, on abandonna l'idée de franchir les 200 kilomètres
qui séparaient encore d'El-Kouti, et l'on rentra, le 23 décembre,
à Banghi. Sur tout le chemin, à l'aller et au retour, on avait
relevé la topographie du pays et passé des traités avec les
chefs.
«
Aujourd'hui, l'oeuvre de Crampel est en partie accomplie.
La frontière française est reculée à plus de 500 kilomètres au
nord. Le territoire situé entre l'Oubanghi et le Chari nous est
acquis, et nul autre pavillon que! le nôtre ne flottera dans les
riches contrées de la Kembo et dans celles du Yabouda 1. »
Mission du capitaine Monteil. — Une autre partie
des résultats qu'on se proposait ont été obtenus par le capitaine
Monteil 2. Après son exploration du Mossi, il avait atteint Say,
sur la rive droite du Niger, en août 1891 : Say, « enfoncée
dans les champs de mil, » et qui est « une ville relative-
ment grande, où il existe un marché ». Il fut très bien reçu
par le roi de Say, qui l'engageait à rester longtemps chez lui.
Trois routes se présentaient à lui pour se rendre au lac Tchad :
malgré les conseils du roi, il choisit la plus courte, mais aussi
la plus dangereuse, qui « passait au milieu de populations
pillant et rançonnant les caravanes ». Il traversa Dosso, capitale
du Guerma ; puis Torso, où il faillit employer les armes pour
forcer son chemin; puis Ginouaé, capitale du Maouri, dont le
roi le protégea contre les pillards ; puis Argoungou, grande ville
sur la rivière Mayo N'Rabbi, et capitale du Rabbi. A 120 kilo-
1. Discours de M. Jamais, sous-secrétaire d'État des Colonies, le
23 mai 1892, au banquet offert à M. Nebout par le Comité (ou syndicat)
de l'Afrique centrale. — Rapports Nebout, Bulletin du Comité français.
2. Voyez ci-dessus, p. 233.
L'OUEST AFRICAIN 333
mètres de là, il atteignit Sokoto, en octobre 1891. « C'est une
ville très grande, mais appauvrie par les guerres. » Il y fut
très bien reçu par le sultan Lamédioulbé.
Par Zaouo, chef-lieu de la province de Zamfara, il atteignit,
le 23 novembre, Rano, autre ville de l'empire de Sokoto, mais
bien plus importante que Sokoto 1, à mi-chemin du lac Tchad.
Puis il se rendit à Rouka, capitale du Bornou, sur ce lac. On
peut donc estimer que la limite d'influence que nous assignait
de ce côté la convention anglo-française, c'est-à-dire la ligne de
Say à Barrua, est désormais atteinte.
Mission du lieutenant Mizon. — En 1890, le lieutenant
de vaisseau Mizon, soutenu par le Comité de l'Afrique française
et le Syndicat français du Haut-Bénito et de l'Afrique centrale,
avait entrepris d'arriver au lac Tchad par les affluents
de la Bénoué et du Chari et de revenir ensuite sur la Sangha
et le Congo. Dans la nuit du 15 au 16 octobre 1890, sur la.
rivière Suaré, la mission fut attaquée par les indigènes, eut
plusieurs hommes blessés, et parmi eux M. Mizon. Elle dut
redescendre sur Akassa dans le delta du Niger. Là, les auto-
rités anglaises, en violation des stipulations de l'Acte de Berlin,
lui interdirent de reprendre son entreprise. Le Syndicat fran-
çais protesta auprès de notre ministre des Affaires étrangères
et le pria d'intenter une action pour obtenir de la Compagnie
anglaise, violatrice de ces stipulations, une indemnité évaluée
à 200 000 francs.
M. Mizon, à peine guéri, repartit d'Akassa, toujours sur la
canonnière le René-Caillié, le 11 décembre 1890.
Le 28 janvier 1892, il était à Onitcha sur le Niger, où est
installée une station de missionnaires français. Il dut attendre à
Lukodja la crue qui lui permettrait de remonter la Bénoué. Il
n'était plus accompagné que de M. Tréhot, du tirailleur algérien
Ahmed, du chef indigène El-Hadj-Ahmed et de la petite
indigène S'Nabou. Il fut très bien accueilli par les chefs du
Mitchi et le sultan du Mouri. Les Anglais de la Compagnie du
Niger essayèrent encore de l'arrêter dans sa marche sur Yola,
le faisant dénoncer à Zoubir, sultan de l'Adamaoua, comme
« un blanc qui arrivait en bateau de guerre pour apporter
à
ses ennemis des fusils et des cartouches ». Le sultan, persuadé
par ces mauvais propos, projeta de le faire périr; mais M. Mizon,
laissant sacanonnière, se rendit à Yol a avec le tirailleur Ahmed
1. Voyez la lettre de M. Monteil, datée de Kano, 6 janvier 1892, et
publiée par le journal La Politique coloniale et par le Temps (8 juin 1892).
334 LA FRANCE COLONIALE
et El-Hadj-Ahmed (20 août 1891), et fit connaître au sultan la
vérité. A partir de ce moment, le lieutenant reçut de lui le
meilleur accueil. Zoubir lui dit : « Tu es mon hôte et désormais
mon ami. Reste ici, je te donnerai des terres et tout ce que tu
pourras désirer. Aux Anglais j'interdis de mettre le pied dans
ce pays ; à toi il ne te sera jamais fait de mal. » Et, en effet,
M. Mizon séjourna dans l'Adamaoua du 20 août au 15 dé-
cembre.
Pour se prémunir contre de nouvelles embûches des Anglais,
il se rendit aux deux pontons qu'ils avaient sur le fleuve,
et sur lesquels ils avaient pour deux millions de marchan-
dises, et leur déclara qu'en cas de récidive il coulerait leurs
pontons avec les hotchkiss de sa canonnière. A l'aide de
celle-ci, il reconnut les deux affluents de la haute Bénoué, le
Faro et le Mayo-Rebbi, qui a ses sources dans les hauteurs au
delà desquelles s'étend le bassin du Chari.
Le sultan Zoubir connaissait déjà la France par les négo-
ciants arabes qui viennent chez lui d'Alger, de Tunis et de
Tripoli; il ne connaissait guère l'Angleterre que par les trafi-
quants du Niger, et par conséquent l'appréciait médiocrement.
Il ne leur permet pas de s'établir sur son territoire : c'est pour
cela qu'ils tiennent leurs marchandises sur des pontons. Il
prélève sur leur trafic une taxe de 10 0/0. Au reste, à Yola
on rencontre des gens de toute provenance : M. Mizon s'y
entretint avec un sergent turc qui avait combattu à Plevna.
Le royaume de l'Adamaoua tire son nom du chef peuhl,
Adama, qui le fonda dans le premier tiers de ce siècle et bâtit
Yola (vers 1835).
Il est peuplé de près de 4 millions d'habitants.
La race dominante est celle des Foulants ou Peulhs, qui
sont non des noirs, mais des rouges, presque des blancs,
comme les Égyptiens dont ils prétendent descendre : aussi
parmi les Prophètes ils font figurer Pharaon. Quoique de reli-
gion musulmane, ils n'aiment point leurs coreligionnaires
arabes. Ils ont des instincts d'ordre, de gouvernement, de civi-
lisation, et assurent aux peuples conquis par eux une sécurité
et une prospérité qu'atteste la densité de la population.
M. Mizon affirme que le sultan, par lui-même ou
ses feu-
dataires ou gouverneurs (lamidos) pourrait mettre sur pied 3 ou
400 000 hommes de levée en masse; mais il n'a que 15 à
20 000 hommes d'armée régulière.
Parmi ses soldats d'élite il a non seulement des cuiras-
siers, mais des guerriers couverts d'armures de fer et de cottes
L'OUEST AFRICAIN 335
de mailles, comme nos chevaliers de la guerre de Cent ans ou
des Croisades.
Enfin, après quatre mois de séjour dans Yola, M. Mizon
en repartit le 15 décembre, avec une lettre du sultan à ses
vassaux. Toujours accompagné de M. Tréhot, des deux Ahmed
et de S'Nabou, il passa par Goumna, les sources de la Bénoué,
N'Gaounderé, grande ville de 20 à 25 000 âmes, où le gouver-
neur Mohammed, un des grands feudataires de Zoubir, le reçut
en grande pompe, le garda du 4 au 30 janvier, lui fit passer
des revues de ses troupes et demanda à être photographié
au milieu de sa cour. M. Mizon continua par Roundé, Doka,
Zaria, Gaza, sur la rivière Boumbi, où il se retrouvait parmi
les populations fétichistes, et il atteignit la rivière Radëi
où il apprit que M. de Brazza était arrivé sur la Mambéré,
affluent nord de la Sangha. Il le rejoignit enfin dans l'île
Comaza, au confluent de la Kaneï et de la Mambéré, et y
séjourna avec lui du 7 au 10 avril. Il atteignit ensuite le
fleuve Congo près de Bonga.
Le résultat de cette exploration de M. Mizon a été de faire
connaître la ligne de partage entre le bassin de la Bénoué et
celui du Congo, de ranger toute la région entre Oubanghi et
Sangha sous notre influence jusqu'au 5e degré de latitude, de
limiter à l'est et au nord l'hinterland du Cameroun, de mettre
en relation directe notre Ouest africain avec la région du lac
Tchad. Par là, déclare M. Etienne, nous acquérons «une influence
exclusive sur tous les territoires qui se trouvent à l'est de
l'itinéraire parcouru par M. Mizon entre Yola et le Congo : ces
territoires, qui comprennent l'important royaume d'Adamaoua,
sont désormais placés sous l'influence française 1 ».
Une nouvelle expédition française, celle de Maistre, va se
diriger sur le bassin du Chari, tandis que M. Mizon se prépare
à repartir, encore par le bas Niger, sur l'Adamaoua, dans le
dessein de compléter et consolider les résultats de sa pre-
mière mission.
1. Discours au banquet Mizon, le 5 juillet 1892. — Conférence de
M. Mizon à la Sorbonne, 10 juillet 1892. — Interviews dans le Temps du
23 juin et le Journal des Débats du 24 juin 1892. — Bulletin du Comite
français de l'Afrique, mai 1891 et suiv.
PARTIE GÉOGRAPHIQUE

CHAPITRE PREMIER

GÉOGRAPHIE GÉNÉRALE DE L'OUEST AFRICAIN

Aspect général de l'Ouest africain. — Nous avons


déjà dit quelle l'étendue de l'Ouest
est africain, quel aspect
général il présente et comment on peut y considérer trois grandes
divisions ou zones parallèles à la mer : la zone maritime, plus
ou moins basse et marécageuse; la zone des terrasses acci-
dentées; le plateau ou bassin central du Congo.
D'une façon générale, cette contrée est couverte de forêts
vierges ; les prairies du Loango, du Mayombé, les plateaux
ondulés, sablonneux et couverts de hautes herbes qui consti-
tuent la limite de quelques bassins hydrographiques, sont de
rares exceptions à la règle.
lies cours d'eau. — C'est à une distance moyenne, à vol
d'oiseau, de 400 kilomètres de la côte, et à une altitude de
5 à 800 mètres, que prennent naissance les cours d'eau qui
arrosent le bassin central du Congo et ceux qui, après avoir
traversé la zone des terrasses, vont se jeter à l'Atlantique.
Ces derniers, ainsi que le Congo dont l'altitude est de
350 mètres à Brazzaville, ont donc une pente très forte vers
l'Océan; et, pour savoir quelles sont les parties de ces cours
d'eau qui sont flottables ou impraticables, il suffit de distinguer
celles où le tracé hydrographique est parallèle ou fortement
oblique à la direction du massif accidenté des terrasses ou, si
l'on veut, à celle de la côte.
Dans un pays neuf, il est toujours plus facile de se rendre
compte du système hydrographique que du système orogra-
FRANCE COLONIALE. 22
338 LA FRANCE COLONIALE
phique, et l'explorateur conçoit le second d'après le premier,
bien qu'ils dépendent l'un de l'autre dans un ordre inverse. Il
n'en est pas moins vrai que les études ultérieures viennent
confirmer, à de rares exceptions près, les déductions ration-
nelles des reconnaissances hydrographiques.
Cette remarque faite, nous pourrons nous dispenser d'en-
trer dans tous les détails sur le degré de navigabilité des cours
d'eau ou de leurs diverses parties. On voit du premier coup
d'oeil jeté sur une carte que le Congo doit être peu praticable
entre Brazzaville et Vivi, ainsi que l'Ogôoué entre l'Ivindo et
Njolé, à cause de leur direction perpendiculaire à la côte entre
ces points. On voit, au contraire, que de l'Ivindo à Franceville
l'Ogôoué coule à peu près parallèlement à la côte et que la
navigation doit y être plus facile. Ainsi des autres rivières.
Il est bien d'autres remarques générales que provoque une
étude géographique sérieuse et que d'autres considérations
nous font encore laisser dans l'ombre. Qu'il nous suffise ici de
citer parmi les principaux cours d'eau :
Le Congo, le Chiloango, le Riliou, le Nyanga, l'Ogôoué,
le Gabon, le Muni, le Benito, etc., qui se jettent dans l'Atlan-
tique ;
Le Djoué, le Léfini, l'Alima, la Sangha, la Likouala, l'Ou-
banghi, affluents de droite du Congo.
Le Gabon et les fleuves situés au nord du Gabon nous inté-
ressent moins. Leur cours navigable ou flottable est trop réduit
pour être utilisé ; mais on pourra peut-être trouver là un ter-
rain convenable pour l'amorce à la côte de la voie commer-
ciale actuellement recherchée au nord de l'Ogôoué et de
l'Alima.
C'est sur l'Ogôoué que le transit est le plus considérable et
le meilleur marché, grâce, il est vrai, à l'absence de concur-
rence. Navigable toute l'année jusqu'à Njolé (386 kilomètres
de la côte) pour des bateaux de 0m,90 de tirant d'eau, il est
ensuite praticable pour des pirogues jusque dans le voisinage
de Franceville (781 kilomètres de la côte).
L'amélioration des transports par pirogues est possible.
Elle sera utile, bonne, si l'on sait se tenir dans cette mesure,
agir suivant les temps et les besoins réels. Nous ne devrons pas
négliger cette voie, qui contribuera à l'exploitation des res-
sources locales, même si nous avions un jour une meilleure
route pour le transit de l'Afrique centrale.
Le Nyanga est peu important, bien qu'un certain commerce
s'opère dans son bassin.
L'OUEST AFRICAIN 339
Le Riliou n'est pas une voie commerciale fluviale ; mais
il parait certain qu'aucune des parties actuellement explo-
rées de l'Ouest africain ne présente plus de facilités à l'éta-
blissement d'une route de terre ou d'un chemin de fer que
le bassin septentrional de ce fleuve, en suivant à peu près
le parallèle de 4 degrés sud jusqu'au Djoué. On se rappelle que
le Kiliou fut découvert en 1882 par Brazza, qui, en 1883, préco-
nisa vivement cette route. Avant de se prononcer sur une en-
treprise qui serait fort coûteuse, bien qu'elle ne soit pas à
comparer à certaines conceptions chimériques qui ont été mises
en avant, il convient d'attendre non seulement les résultats
d'une étude dont devraient être chargés des ingénieurs com-
pétents, mais encore les résultais d'explorations entreprises
sur d'autres points.
Le Chiloango, sur le cours inférieur duquel il se fait un
assez grand commerce, a surtout une importance politique
depuis qu'il sert de limite méridionale à notre possession,
limite aussi insignifiante que mal déterminée, dans son cours
supérieur, et de sa source à Manyanga sur le Congo.
Le Congo, limite naturelle de notre Ouest africain, serait
la grande artère commerciale de l'Afrique équatoriale si son
cours central navigable n'était séparé de son cours inférieur
également navigable (environ 200 kilomètres de Banane à
Vivi) par une sorte de gigantesque escalier qui, entre Vivi et
Brazzaville ou Stanley-Pool, a une hauteur de 300 mètres sur
300 kilomètres de longueur en suivant ses détours. A droite et
à gauche de l'énorme torrent à peu près partout impraticable
et qui, entre les positions citées, ne peut servir de voie com-
merciale, se dressent à pic les parois de cette immense faille
découpée elle-même, perpendiculairement à sa direction, de
gorges au fond desquelles bouillonnent quantité de petits
affluents 1. Le bassin fluvial du Congo, avec ses affluents,

1. Rien n'est donc moins propre à l'établissement d'une voix ferrée


que les rives du Congo ; et bien que, à quelque distance de sa rivé
gauche, le terrain semble présenter de moindres difficultés, il faudrait'
encore donner à une ligne ferrée un tel développement pour éviter de
trop coûteux travaux d'art, que la dépense de cette construction ne sau-
rait être évaluée à moins de 1 200 ou 1 500 millions lorsqu'on sait ce que
coûtent des entreprises analogues dans des contrées du même genre.
On aurait beau exagérer les richesses de l'Afrique équatoriale, leur
exploitation ne payerait pas les intérêts de ces capitaux ni d'autres bien
inférieurs.
Du reste, cette question a perdu son importance, car aujourd'hui
nous pourrions faire sur notre territoire un chemin de fer sérieux pour
340 LA FRANCE COLONIALE
embrasserait plus de 4 millions de kilomètres carrés; à ce point
de vue, il occupe le second rang parmi les fleuves du monde
entier, immédiatement après l'Amazone.
En remontant la rive droite du Congo, nons rencontrons la
rivière Djoué, dont la vallée sert d'amorce sur le Congo à
la voie Kiliou-Brazzaville.
La Défini, que nous trouvons plus haut, est encore un petit
cours d'eau, tandis que l'Alima, la Sangha, avec son immense
éventail d'affluents et sous-affluents (Doumé, Kadéï, Boumbi,
Mambéré, Nana, etc.), la Likouala, l'Oubanghi (affluents :
Ombella, Kémo, Randjia, Rouangou, M'Bomou, etc.) et les
autres affluents de droite du Congo jusqu'au Ngala paraissent
avoir un développement de plus en plus considérable, si l'on
s'en rapporte aux résultats des dernières explorations. Sur la
rive droite de l'Oubanghi les résultats précis et notre occupa-
tion réelle vont jusqu'à son confluent avec le Banghi au delà
du 21e degré de longitude est, qui est presque celui d'Athènes 1.
L'importance des cours d'eau est sans doute proportion-
nelle à l'aire de leur bassin. Or, celle du bassin de l'Oubanghi 2,
telle que nous la concevons, est assez étendue au nord et à
l'ouest pour que son débit, d'ailleurs calculé approximative-
ment, s'explique sans recourir à l'identification peu probable de
cette rivière avec l'Ouellé.
Le relief du sol et les montagnes. — Lorsqu'on ne
connaît que les grandes lignes hydrographiques d'un pays,
on ne doit pas avoir la prétention de sortir des généralités au
sujet de l'orographie. Nous savons que le système orographi-
que de l'Ouest africain fait partie de l'assise du plateau central
africain, et que ce massif accidenté, qu'on rencontre en moyenne
à 200 kilomètres de la côte, s'étend jusqu'à 4 et 500 kilomètres
de celle-ci, atteignant alors une hauteur maximum de 800 mètres
au-dessus de l'Océan pour s'incliner en pente douce jusqu'au lit
du Congo qui, dans sa partie centrale, se trouve à 4 ou 500 mè-
tres de hauteur.
Le littoral. — La côte de l'Ouest africain est presque
partout très basse et uniforme. Aux ports ou estuaires que j'ai
le même prix à peu près qu'on ferait un chemin de fer lilliputien sur le
Congo. Pourvu que nos compatriotes ne se laissent pas entraîner dans
cette dernière affaire, c'est tout ce que nous souhaitons.
1. Le cours de la plupart de ces rivières est loin d'être déterminé les
par
géographes; aussi est-il indiqué sur les cartes par des lignes de points.
2. A son confluent avec le Congo, cette rivière 1 800 mètres de
largeur. a
L'OUEST AFRICAIN 341
cités précédemment, il convient d'ajouter la petite baie de
Tchilongo, un peu au nord de l'embouchure du Kiliou,
que des travaux peu dispendieux, dit-on, permettraient de
donner comme port à la voie du Niari.
Climat et salubrité. — Le climat de l'Ouest africain, à
en juger par les négociants et les missionnaires établis depuis
quarante ans et par le personnel civil de la mission Brazza, est
certainement beaucoup plus sain que celui du Sénégal, de la
Guyane ou de l'Indo-Chine orientale. En suivant les règles de
l'hygiène, les Français peuvent certainement mieux s'y accli-
mater que dans les colonies que je viens de citer. N'oublions
pas qu'il s'agit de l'hygiène des régions équatoriales, où la fièvre
paludéenne, les accès pernicieux, les maladies du foie, la
dysenterie et l'anémie, sont le plus à redouter, et que les travaux
à entreprendre augmentent les chances de danger pour les
blancs aussi bien que pour les indigènes. La saison des pluies,
qui dure de six à sept mois à la côte, augmente de durée à
mesure qu'on s'avance à l'intérieur du continent dans la zone
équatoriale; et ces pluies, qui tombent chaque jour pendant
quelques heures, coïncident avec les plus fortes chaleurs. C'est
surtout lorsqu'on passe de la saison des pluies à la saison sèche,
et, d'une façon générale, aux changements de saison, que le
climat est malsain.
Il l'est surtout dans la zone maritime, mais l'humidité chaude
des montagnes boisées est encore dangereuse ; ce n'est que sur les
plateaux sablonneux et peu boisés qu'on jouit d'un climat sain.
La côte et les rives encaissées du Congo sont les parties les
plus malsaines de l'Ouest africain.
Dans le jour, la plus forte température est encore suppor-
table, grâce à la brise, dans les endroits découverts ; mais il
faut se défier des brouillards épais et froids des nuits, contre
lesquels les indigènes se protègent assez bien par de grands
feux.

CHAPITRE II
LES INDIGÈNES

Ethnographie. — Les populations de l'Ouest africain


appartiennent à plusieurs races différentes 1. Il est encore impos-
sible aujourd'hui de classer avec quelque certitude les très
Nous ne parlerons surtout ici que de l'Ouest africain, c'est-à-dire
1.
du Gabon et du Congo français.
342 LA FRANCE COLONIALE
nombreuses tribus que l'on rencontre entre le Congo et l'Atlan-
tique. Leurs caractères anthropologiques, leurs idiomes n'ont
pas été étudiés suffisamment; et l'histoire, qui n'existe pas
pour ces populations primitives, ne peut nous aider. Il est pro-
bable que les migrations humaines se sont dirigées ici du nord-
est au sud-ouest; mais, bien qu'on rencontre à la côte des popu-
lations qui ont été évidemment refoulées — et quelques-unes
sont sur le point de disparaître — il ne s'ensuit pas que toutes
aient subi un déplacement dans ce sens. Des populations de
même race se trouvent représentées par des tribus ou des
villages dans des territoires fort éloignés les uns des autres. Il
est probable aussi que les lieux les plus accessibles ont servi et
servent encore de refuge à celles qui n'ont pu ou voulu s'avancer
vers la côte.
C'est en suivant les principales voies de communication,
c'est-à-dire les différentes vallées des cours d'eau que nous
avons cités, qu'il conviendrait de mentionner toutes ces tribus
diverses et d'étudier leurs migrations probables. Ces tribus
sont si nombreuses que nous ne pouvons môme résumer ici les
renseignements recueillis par Brazza et les autres explorateurs.
Au Gabon même, la race M'Pongué, : Boulons ou Chi-
kiani, Ourougous, Inenga, Galois, Ivili. — Au nord du Gabon
et un peu au sud de son estuaire, la race M'benga : Koumbé,
Moussedji, Egara. — Sur l'Ogôoué, la race Chaké : Bakalé,
Bangoué, Okanda, Okota, Adoouna, Olamba. — Le long du
littoral, bassin de N'goué et du Kiliou, la principale race est
celle de Loango : Ba-Fyots, Bayaka, Babouendé, Siaka,
Balumbo, Bakouni, Mayumbé. — Du Komo à la rive gauche de
l'Ogôoué, les M'fan ou Pahouin : Ossyéba, Oudoumba, etc.
— Sur les hauts plateaux, les Batékés avec les Achicouya,
et les Balali. Tout le long du Congo, jusqu'à l'Oubanghi, les
Barourous avec les Oubanghi ou Bou-Banghi. — Sur le bas
Alima, les M'boch.

Etat social et politique. — A l'exception du Loango


où, avec beaucoup de bonne volonté, on pourrait imaginer
le territoire divisé en petites principautés, et l'État des Batékés
gouverné par Makoko, les tribus et même les villages n'ont pas
de liens politiques.
Les plus civilisés sont les M'Ponghé, depuis longtemps
soumis à l'influence française.
La plupart des indigènes vivent dans un état social primitif,
caractérisé par l'esclavage, le fétichisme et la polygamie.
L'OUEST AFRICAIN 343
Inutile d'ajouter que les chefs de villages sont presque toujours
les féticheurs ou réciproquement.
A côté du fétichisme existe par tout une sorte d'associationsecrète
ou d'institution qui paraît être répandue bien à l'est de notre
Ouest africain. Elle est connue dans le bassin de l'Ogôoué sous
le nom de Mancongo 1. Si l'on a pu surprendre quelques détails
de ces cérémonies, dont les femmes et les enfants sont exclus,
on n'est point fixé sur le côté sérieux de cette institution dont
les principes se transmettent verbalement depuis des siècles et
dont le but est peut-être d'initier l'adolescent dans les choses
sérieuses de la vie, d'inculquer aux hommes certaines idées,
base d'une civilisation restée embryonnaire, et de leur faire
accepter, en dehors de tout système politique ou administratif,
des usages ou des règles dans les relations privées et les rap-
ports de village à village ou de tribu à tribu.
De ces usages on peut à la rigueur déduire les principes de
cette sorte de code traditionnel qui, dans une certaine mesure,
ont pu s'opposer au dépeuplement de l'Afrique centrale, mais
qui, d'autre part, ont développé le particularisme étroit de la
tribu et même du village, particularisme favorisé d'ailleurs
par le sentiment très vif de liberté et d'indépendance person-
nelle. Non seulement chaque village est indépendant sous
l'autorité d'un chef, mais quelquefois — comme chez les
Pahouins — un village possède deux ou trois chefs plus ou
moins influents. Le rôle des chefs est surtout de prendre la
parole dans les palabres, assemblées où se discutent et se
règlent toutes les affaires, et elles sont nombreuses, les villages
étant perpétuellement en discussions ou en hostilités, causées
principalement par le vol des produits du sol, le rapt des
esclaves ou des femmes.
De ce particularisme sont nés les nombreux monopoles que
chaque peuplade s'attribue sur les différentes parties des voies
de communication par terre et par eau. Ainsi doit-on mieux
comprendre maintenant quels obstacles présentait un pareil
état individuel, social et économique, à des pionniers dépourvus
même d'interprètes.
Densité de la population.— Ajoutons que la popula-
1. Plus exactement Man-Congo-Diboko. Toutes les populations du
Congo français jusqu'au delà de l'Oubanghi y sont plus ou moins affiliées.
Toutes observent cette espèce de code rudimentaire, avec ses prescrip-
tions religieuses ou sociales. Ce code secret forme comme le lien poli-
tique et l'unité morale de la région. Voir Dutreuil de Rhins, article du
Bulletin de géographie commerciale, 1884-1885, dernier fascicule.
344 LA FRANCE COLONIALE
tion n'est généralement un peu dense que par places, même
sur les cours d'eau les plus importants; et qu'un recensement
sur cette base nous induirait tout à fait en erreur. Behm et
Wagner attribuent à l'Afrique équatoriale en moyenne 12 ha-
bitants par kilomètre carré : ce qui élèverait à 7 millions
d'âmes la population de notre Ouest africain. M. de Brazza ne
croit pas qu'elle soit inférieure à 3 millions d'âmes.
Industries, moeurs et coutumes. — L'état passable-
ment primitif de ces populations nous indique que leur indus-
trie doit être réduite à la construction des habitations (bois, feuil-
lages et écorce d'arbres), à la fabrication des pirogues, des
armes, d'instruments, ustensiles, ornements (bois, fer, cuivre),
d'étoffes grossières (plantes textiles), étoffes qu'elles savent
teindre de diverses couleurs.
L'agriculture, la chasse, la pêche et le commerce partagent
le temps qu'elles ne passent pas à fumer le tabac qu'elles
cultivent, à boire les liqueurs fermentées qu'elles fabriquent, à.
chanter et danser au son. du tam-tam, sorte de tambour plus
ou moins haut.
Les moeurs de ces populations sont généralement douces.
Les plus sauvages cèdent à la patience, à la persuasion, aux
bons traitements, comme en font foi les rapports de la mission
Brazza. Une conduite différente change ces moutons en bêtes
féroces, ainsi qu'on l'a vu au Gabon et là où les agents de
l'Association internationale ont voulu agir comme en pays con-
quis.
Je ne saurais entrer ici dans des détails du caractère, des
moeurs, et encore moins des coutumes de tant de tribus
diverses. Ce qui nous importe le plus est la possibilité de main-
tenir de bons rapports entre nous et les indigènes.

CHAPITRE III
GOUVERNEMENT ET ADMINISTRATION

Le Commissaire général et les services civils. —


Par décret présidentiel du 27 avril 1886, M. de Brazza avait été
nommé Commissaire de la Bépublique dans l'Ouest africain
français ; un lieutenant-gouverneur, au Gabon, devait dépendre
de lui. Par décret du 11 décembre 1888, M. de Brazza a échangé
ce titre contre celui de Commissaire général du gouvernement
L'OUEST AFRICAIN 345
dans le Congo français, et le Gabon a été replacé sous son auto-
rité directe. Il est assisté d'un conseil d'administration, présidé
par lui et comprenant : le lieutenant-gouverneur, dont l'autorité,
autrefois limitée au Gabon, s'étend à toute la colonie; le comman-
dant de la. marine, le directeur de l'intérieur, le chef du service
administratif, le chef du service judiciaire, deux habitants
notables désignés par le commissaire général.
Libreville, ci-devant le chef-lieu du Gabon, est devenu
celui de toute la colonie.
Le lieutenant-gouverneur supplée le commissaire général
absent ou empêché. A son défaut, cette suppléance est exercée
par les membres du Conseil suivant l'ordre d'inscription.
Le directeur de l'intérieur, outre ses attributions ordinaires
des autres colonies, centralise une partie des rapports et des
pièces de toute nature envoyés par les chefs de postes et de
station.
Il y a un tribunal de première instance à Libreville; des
justices de paix à compétence étendue à Lambaréné, Franceville,
Brazzaville, Loango.
Le culte catholique est représenté par deux prélats des
missions : l'évêque d'Archis, vicaire apostolique des Deux-
Guinées; et le vicaire apostolique du Congo français. Un autre
missionnaire est curé desservant de l'église Saint-Pierre, à
Libreville. D'autres dirigent des écoles à Bata, Donguilla,
Lambaréné, Fernan-Vaz, Latoursville, Mayemba, Loango,
Linzolo, Brazzaville, Lirongo.
A Libreville, la mission Sainte-Marie, dirigée par les Pères
du Saint-Esprit et subventionnée par le gouvernement, rend à
peu près les mêmes services qu'à Saint-Louis l'école des otages :
on y élève les fils des chefs et des indigènes influents pour
leur donner les éléments de l'éducation française.
Un trésorier-payeur fait en outre l'office de directeur de
l'enregistrement et des domaines.
Il y a une administration pénitentiaire, avec six surveillants
militaires, chargés de diriger une centaine de forçats annamites
ou chinois, qu'on emploie aux travaux publics autour de
de Libreville.

Forces navales et militaires. — La station navale


est formée : 1° sur le littoral, d'un ponton-hôpital, d'un bateau-
citerne, de 4 avisos et de 5 chaloupes à vapeur; 2° sur les
fleuves, d'un bateau-transport, de 2 canonnières, de plusieurs
petits vapeurs.
345 LA FRANCE COLONIALE
Les troupes étaient autrefois fournies par le Sénégal. On a
formé depuis un corps spécial, dit des tirailleurs gabonais, à
2 compagnies. A l'intérieur du pays, la défense des postes,
stations, convois de ravitaillement est confiée à des miliciens
noirs. Ils sont secondés, à l'occasion, d'auxiliaires noirs, recrutés
parmi les tribus qui nous sont le plus dévouées.
On voit avec quelles faibles ressources militaires nous
réussissons à maintenir l'ordre dans une région dont l'étendue
surpasse d'un tiers celle de la France.
Divisions administratives. —Le Congo français, non
compris le Gabon, est divisé (décret du 27 février 1889) en
quatre zones administratives, à la tête de chacune desquelles
est un résident : zone du pays des Batékés, chef-lieu Diélé; zone
de l'Ogôoué, chef-lieu Latoursville; zone du Riliou, chef-lieu
Ludima; zone du Congo intérieur, chef-lieu Brazzaville.
Le personnel administratif comprend en outre : 12 chefs de
station, 12 chefs de poste, 4 chefs d'exploration, 2 naturalistes,
spéciaux, 5 agents de culture, des agents auxiliaires en nombre
variable.
Le chef de chaque poste ou station, chargé de maintenir
l'ordre, d'assurer les communications, de recruter les porteurs
ou piroguiers, est toujours assisté de quelques employés
européens.
Un inspecteur des postes et stations est chargé de les passer
en revue.
On voit que l'administration du Congo est très particulière,
comme il convient à un pays tout neuf, qui, en grande partie,
nous reste encore à découvrir et dont nous avons d'abord à
étudier les ressources. Le commissaire général, étant donné les
nécessités de la situation et le caractère de M. de Brazza, est avant
tout un directeur d'explorations et le plus hardi, le plus infa-
tigable des explorateurs.
Centres, postes, stations. — Libreville est un gros
bourg de 2 à 3,000 âmes, dispersé sur une étendue de 6 à 7 kilo-
mètres. Son port, le meilleur qui se rencontre de Dakar au cap
de Bonne-Espérance, semble appelé à un brillant avenir.
Rampo, Batah, Benito, Dombo, qui surveillent les petites
îles espagnoles pour empêcher la contrebande, sont les postes
des rivières du nord.
Cap Lopez, près du cap Lopez.
Sur la côte de Loango : postes de Setté-Kama, Nyanga,
Mayumba, Ronkuati, Longobando, Diadié, Chibotte.
L'OUEST AFRICAIN 347
Du Kiliou à la côte portugaise : Bas-Riliou, Loango, Pointe-
Noire, Massabi.
Sur le Kiliou : N'gotou, Rakamoéka, Buenza.
Sur le. Congo et l'Oubanghi : Brazzaville (les postes de
N'Gantchou, Bonga, N'Rundja, ont été supprimés), Liranza,
Mozzacha, Banghi.
Sur l'Alima : Lékété, où ont été lancées nos canonnières,
Diélé.
Région de l'Ogôoué : Franceville, Doumé, Latoursville,
Madiville, Ashouka, les Apinjés, N'Djolé, Lambaréné.
Budget de la colonie. — Pour 1890, le budget local a été
fixé à 1474 950 francs pour les recettes ordinaires; à 1 474 950
pour les dépenses ordinaires. Dans les recettes figurent : con-
tributions directes, 57 300 francs; indirectes, 406 000; produits
divers, 1 011 650. Dans les dépenses figurent : justice et culte,
6 746 francs; instruction publique, 33 855; travaux publics,
162 256; ports et rades, 11962; feux et phares, 8 300;
hôpitaux, 17 800. — En 1892, le budget local s'est élevé, tant
en recettes qu'en dépenses, à 2168287 francs. Crédits demandés
pour 1893 : 1 463 267 francs.

CHAPITRE IV

GEOGRAPHIE ECONOMIQUE

Productions naturelles : faune. — Bien que l'Ouest


africain soit peu peuplé, que ses habitants soient assez pares-
seux et que les productions du pays diffèrent sensiblement des
nôtres, les blancs y trouvent, dès le début, d'assez grandes res-
sources lorsqu'ils savent se contenter du nécessaire pour vivre.
Le poisson de mer est une grande ressource pour les habi-
tants des côtes. Il serait facile d'en faire des salaisons pour
l'intérieur. Le cachalot et le marsouin sont assez fréquents sur
les côtes, le lamantin dans l'Ogôoué et ses affluents. Dans la
mer, le requin, de grandes raies, l'espadon, le poisson-torpille,
le poisson-volant; quantité de crustacés et de mollusques.
L'Ogôoué, l'Alima et le Congo sont très poissonneux et ren-
ferment quantité d'espèces différentes des nôtres.
Il n'existe au Congo ni tigres, ni panthères, mais, assez
loin du littoral, des léopards. On y trouve le chat-tigre, le chat
348 LA FRANCE COLONIALE

sauvage unet autre carnassier, qui tient de la loutre et du cas-


tor, le potamogal velox.
Les plus communs des pachydermes sont l'éléphant et l'hip-
popotame, encore plus répandu dans le bassin du Congo que
dans celui de l'Ogôoué, où il abonde cependant. Les loutres,
les tortues, les caïmans et de nombreuses variétés de serpents,
de la petite vipère à l'énorme boa, figurent dans la cuisine
indigène, avec les singes et même les sauterelles,
Parmi les herbivores, de nombreuses espèces d'antilopes, le
boeuf sauvage, un mouton sans laine, une chèvre au poil ras.
Parmi les singes, le chimpanzé, le gorille, le macaque, le
ouistiti. Parmi les rongeurs, le rat ordinaire, le rat palmiste,
le rat de roseau, le porc-épic, l'écureuil. Parmi les édentés, le
paresseux et le pangolin. Beaucoup d'oiseaux, parmi lesquels
des perdrix, des cailles, des pigeons, qui, avec le touraco, le
foliotocole et les perroquets, sont l'ornement des forêts.
Parmi les reptiles, le boa constrictor, le python, le serpent
noir, le serpent vert des bananiers, la vipère cornue, etc.
Parmi les sauriens, le crocodile, l'iguane, le caméléon, de
grandes salamandres.
La liste des insectes n'est malheureusement que trop lon-
gue : la fourmi rouge et la fourmi blanche ou termite, la blatte
ou cancrelat, la chique. En outre, des araignées, des scorpions,
des scolopendres, des mille-pattes, l'ascaride, le filaire ou dra-
gonneau ou ver de Guinée.
Quant aux animaux domestiques, on peut facilement les
compter. Si l'on trouve dans les villages de la volaille et des
porcs, il est assez rare de rencontrer des chèvres et surtout des
moutons. L'âne, le cheval, ne sont pas connus, et peut-être
faudrait-il bien des années de travail pour leur procurer une
alimentation convenable, en admettant qu'ils puissent s'accli-
mater. Il me semble que le chameau rendrait d'utiles services
dans la région des plateaux sablonneux des Batékés; c'est une
expérience à faire.

Flore. — Les études faites par les diverses missions mon-


treront sans doute que la flore, ainsi que la faune de l'Ouest
africain, présente quelques nuances en rapport avec les trois
grandes zones ou divisions géologiques : terres basses et
argileuses reposant sur bancs de grès; —
— terrasses d'une
nature schisteuse et granitique; — plateaux calcaires limitant
le plateau central africain.
Ce pays de forêts est essentiellement le
pays des lianes. On
L'OUEST AFRICAIN 349
en trouve de toutes espèces : lianes à eau, lianes à lait, lianes
à gomme, lianes à sève abondante suivant leur grosseur;
bonnes, saines ou vénéneuses. Parmi elles, la liane à caout-
chouc abonde et constitue une des richesses de l'Ouest africain.
Un grand nombre de plantes, d'arbustes et d'arbres four-
nissent aux indigènes des remèdes : ainsi l'écorce de l'anningo
mokondo, bouillie avec du piment, sert de fébrifuge; le cassia
alata, à guérir les eczémas; la partie interne de l'écorce du
kou-kou, râpée et appliquée sur une blessure, la cicatrise
aussitôt.
J'ai pu remarquer au Gabon et dans le bassin de l'Ogôoué
une soixantaine d'essences propres à tous les besoins pour la
construction des pirogues, des habitations, l'ameublement,
ustensiles et instruments de tous genres. Parmi eux je citerai :
l'ogoula, l'oba, le ntenga, le réré, l'elondo, le ouala, bons pour
les constructions, et l'oté ou bambou, propre à tant d'usages ;
— le tchoumbo, le panja, le chango, l'assani, l'ossouga, le nongo,
l'evino, le niôoué, etc., pour meubles, menuiserie, charron-
nage, etc.; —l'ocoumé, l'elenghé, l'oboga, etc., pour la construc-
tion des embarcations. Je citerai, enfin, le yigo ou santal rouge,
l'evila ou ébène, et le copal qui fournit la gomme : arbres et
arbustes abondants dans la zone maritime, mais rares à l'inté-
rieur. Pour donner une idée de la valeur de ces bois, j'ajoute que
la mission catholique à Libreville, sa chapelle, ses maisons,
magasins et leurs contenus sont uniquement faits de bois du
pays.
Parmi les arbres les plus communs de l'Ouest africain, il
faut citer : le cocotier, assez rare à l'intérieur; les palmiers,
et entre autres l'elaïs guinensis, qui fournit l'huile de palme ;
le bananier, le manguier, appelé oba par les Gabonais et ndo
par les Pahouins, et dont une espèce sauvage fournit. l'amande
ndica, fort recherchée des noirs.
Les pistaches ou arachides se rencontrent beaucoup moins
dans la zone des terrasses.
La canne à sucre, le coton, le café, l'indigo et la vanille
pourraient être cultivés et leur culture développée en certaines
régions. Le tabac croît partout et est d'assez bonne qualité.
La banane, l'igname, la patate douce, le manioc, le maïs, le
sésame et le mil composent l'alimentation des indigènes; mais
c'est principalement la banane et le manioc qui en font la base.
Lorsque ces produits sont bien préparés, l'Européen peut assez
vite s'y habituer et s'en accommoder. S'il ne devenait bientôt
aussi insouciant que les indigènes, il pourrait avoir des légumes
350 LA FRANCE COLONIALE
tels que salades, oignons, oseille, tomates, etc., la plupart des
essais ayant parfaitement réussi. Les fruits ne sont pas très
variés, et je n'en trouve pas qui méritent d'être cités en
dehors des cocos, bananes douces, ananas, qui abondent.
Parmi les produits que nous venons de citer, un assez
grand nombre pourraient alimenter le commerce si les voies de
communication et les moyens de transport étaient faciles et
économiques. Mais il est évident qu'on n'ira pas chercher à
l'intérieur de l'Ouest africain — et a fortiori dans le bassin
central du Congo — des produits de peu de valeur qu'on trouve
en quantité plus que suffisante sur toutes les côtes d'Afrique.
Maisons de commerce au Gabon et Congo. — Il y
avait en 1890 dans notre colonie :
Neuf maisons françaises ; les plus importantes sont : Dau-
mas, avec 7 comptoirs; Sajoux, avec 5 ; Pecqueur, avec 2; les
six autres, Adhiba, Pène, Sors, Brandon, Lagleyze, Gravier
frères, n'ont de comptoir qu'à Libreville;
Une maison franco-américaine, Gillard et Parkes, avec
5 comptoirs en dehors de Libreville;
Quatre anglaises, Holt, Hatton et Cookson, Fothergill,
Lynslager, avec 19 comptoirs, dont 18 en dehors de Libre-
ville;
Dix portugaises, avec 20 établissements.
Quatre allemandes, dont la plus importante est Woermann,
de Hambourg : 10 établissements;
Une espagnole : 1 comptoir;
Une américaine : 4 comptoirs ;
Une hollandaise, la Compagnie de Rotterdam : 9 comptoirs;
Deux maisons indigènes : Louanga à Brazzaville, Leitao à
Loango et Pointe-Noire.
Total : 32 maisons et 93 établissements.
Conditions et chiffres du commerce. — Jusqu'au
mois de juillet 1889, époque où fut créée (loi du 15 mars 1889)
la ligne française de la côte occidentale d'Afrique, partant alter-
nativement du Havre et de Marseille (en tout 12 départs
par an), aucune ligne française ne reliait directement notre
colonie à la métropole. Aussi, pour 1887, sur un chiffre de
4 391 810 francs à l'exportation, la France n'en comptait que
pour 257 558 francs; sur 2 919 254 francs à l'importation, seu-
lement 646 781 pour la France 1.
1. Tous les chiffres officiels sont nécessairement inférieurs à la réalité,
car on n'a pu tenir compte de la contrebande.
L'OUEST AFRICAIN 351
Les principaux articles d'exportation à cette date, c'étaient
les amandes de palmes, 20 000 francs; le santal, 423160; l'ébène,
455 977; le caoutchouc, 2 625 900; l'ivoire, 807 500 francs;
l'ivoire vert, pris sur l'animal vivant ou récemment tué, est le
plus estimé.
Les principaux articles d'importation, c'étaient les armes à
feu (le commerce des armes rayées est prohibé ; on ne doit
importer que des fusils à pierre) ; les armes blanches; les étoffes
et confections; le tabac et les denrées coloniales; la chaudron-
nerie, quincaillerie, particulièrement sonnettes, clochettes, mar-
mites, casseroles, clous, épingles, aiguilles, hameçons, rasoirs,
couteaux de poche, ciseaux, haches, pelles, pioches; les lunettes,
lorgnettes, lorgnons, télescopes, parapluies, ombrelles, cha-
peaux hauts de forme, chaussures; les malles fermant à
clef, etc. ; les métaux (360 000 francs), la parfumerie, odeurs et
savons (120 000); les conserves et viandes salées (190 000); les
spiritueux (214 441 francs par la France et seulement 31 677 par
l'étranger); les vins (50 205 par la France et 15 000 par l'étran-
ger). — La verroterie ne compte que pour 30 625 francs.

Avenir du commerce dans l'Ouest africain. —


Les peaux, l'arachide, le copal, l'huile de palme, le bois
rouge, etc., resteront donc toujours — au moins bien des
années — les principaux produits de la zone maritime. Il fau-
drait que les transports — au lieu d'augmenter de prix — se
fissent presque pour rien ; il faudrait aussi trouver les capitaux
et surtout la main-d'oeuvre nécessaire au développement des
ressources naturelles de l'Ouest africain et de l'Afrique centrale,
y créer une agriculture prospère qui n'existe que dans l'imagi-
nation des rêveurs, pour que l'exploitation d'une telle catégorie
de produits fût rémunératrice. Or cela ne se fera pas sans tenir
compte du temps, sans un sage régime économique qui lui-
même dépend d'une sage administration.
Dans l'état actuel — et pour longtemps — le seul commerce
qu'on puisse faire avec l'intérieur de ces contrées est celui des
produits riches; et il se borne au commerce du caoutchouc, de
l'ivoire, de quelques essences forestières et de quelques métaux
tels que le fer et le cuivre.
Ce commerce, entrepris dans de bonnes conditions, peut
être rémunérateur pour quelques-uns de nos commerçants.
En général, toutes les contrées, sous n'importe quelle lati-
tude, sont moins saines pour l'homme que son pays d'origine;
mais toutes les contrées s'assainissent par l'habitat et la mise
352 LA FRANCE COLONIALE

en valeur. Le département du Nord, aujourd'hui le plus peuplé,


le plus riche de France, ne fut autrefois que des marécages
infects longtemps inhabités.
L'homme peut vivre sous toutes les latitudes. N'essayons
pas de demander davantage aux statistiques et surtout aux
statistiques coloniales qui n'enregistrent que des résultats.
Lorsqu'elles dénombrent les malades, elles se taisent sur leur
genre de vie ; elles ne nous disent pas que la plupart (militaires,
fonctionnaires ou colons) commettaient toutes les imprudences
imaginables. Elles ne tiennent pas compte, par exemple, que
telles personnes qui, dans nos pays tempérés, vivaient modes-
tement avec 200, 500, 1 000 francs par mois je suppose, dépen-
sent là-bas cinq ou six fois plus et mènent sous un climat de
feu une existence qui les aurait usées presque aussi vite en
Europe. L'existence des Anglais clans certaines parties mal-
saines de l'Inde est encore plus mal comprise que la nôtre en
Indo-Chine. Mais, quelque imparfaites que soient nos statis-
tiques, elle prouvent au moins que l'état sanitaire de nos
colonies s'améliore toujours avec leur développement et leur
prospérité.
La politique coloniale est une nécessité, une fatalité tout
comme la politique intérieure. Il ne s'agit donc pas de savoir
si nous en ferons ou non ; nous en ferons malgré tout. Toute
la question revient à savoir comment nous en ferons, c'est-à-
dire comment nous entendrons la colonisation, comment nous
la pratiquerons, car, encore une fois, les procédés de coloni-
sation doivent varier comme les procédés de la politique inté-
rieure, avec les pays, les populations, les temps, l'état du
progrès, etc.
A notre époque, nous n'avons pas encore les moyens de
faire de la colonisation gratuite; et, contrairement à l'idée
internationaliste développée à la Conférence de Berlin, idée
dont l'application en Afrique ne pourrait être envisagée sérieu-
sement que le jour où existeraient les États-Unis d'Europe, la
colonisation, sous peine d'être ruineuse, doit consister, poul-
ies peuples civilisés, d'abord à se partager aussi pacifiquement
que possible les pays neufs, ensuite à y établir exclusivement
leur influence morale et matérielle, de façon que leurs natio-
naux, leur industrie, leur commerce, y trouvent un débouché
privilégié.
J. L. DUTREUIL DE RHINS.
ALFRED RAMBAUD, LA FRANCE COLONIALE
LA RÉUNION

CHAPITRE PREMIER

HISTOIRE

La découverte. — L'île de la Réunion a été découverte,


en même temps que l'île Maurice, par le Portugais don Pedro
Mascarenhas. Désignée d'abord assez vaguement, paraît-il, sous
le vocable, de Sainte-Apollonie, elle a reçu successivement les
noms de Mascareigne 2, Bourbon, la Réunion, Bonaparte, puis
encore Bourbon et enfin la Réunion en 1848.
Occupation de l'île de la Réunion. — Elle était
complètement déserte quand, en 1638, Salomon Goubert,
en 1642, de Pronis, agents de la Compagnie des Indes à Mada-
gascar, en prirent possession au nom du roi de France. Cette for-
malité fut renouvelée en 1649 par de Flacourt, successeur de
Pronis, et en 1671 par Jacob de la Haye. De toutes ces céré-
monies, une seule, la dernière, est restée dans le souvenir des
habitants, qui ont conservé le nom de la Possession au village
où elle s'est accomplie.
En 1664, le roi fit cession à la puissante Compagnie du pays
qu'elle venait d'ajouter à ses États, et auquel Flacourt avait
donné le nom de Bourbon, n'en trouvant « aucun qui pût mieux
cadrer à la bonté et à la fertilité de l'île et qui lui appartînt
et Notices coloniales illustrées, 1889. — Elysée
1. Notices coloniales, 1883,
Reclus, t. XIV, 1889. — Fernand Hue, La Réunion et Madagascar, 1887.
— Annuaire de l'île de la Réunion, Saint-Denis, 1891.
2. Les Mascareignes forment un groupe de trois îles: Réunion, Mau-
rice, Rodrigue. Les deux dernières sont présentement aux Anglais.
23
354 LA FRANCE COLONIALE
mieux que celui-là ». Ce sont les employés de la Compagnie,
partis de Lorient, sur le vaisseau le Taureau, qui en furent
les premiers occupants vers 1665.
On n'a que très peu de documents sur cette époque : les
colons avaient assez à faire de défricher ce bouquet de verdure
où ils avaient planté leurs tentes, et le temps leur manquait
pour écrire leur histoire, d'ailleurs assez insignifiante. A
partir de 1683, le gouverneur fut nommé par le roi; ce haut
fonctionnaire rendait la justice et concédait des terres; dans
son ignorance de la géographie locale, il aliénait parfois d'un
trait de plume la superficie d'un canton ou d'un arrondis-
sement.
Occupation de l'île Maurice. — En 1721, Duronguet
Le Toullec partit de Bourbon avec un certain nombre de
soldats et de colons, et prit, au nom du roi de France, posses-
sion de l'île Maurice, l'ancienne Cerné, abandonnée en 1712 par
les Hollandais qui l'avaient occupée dès 1598. L'île Maurice
devint l'île de France, nom qu'elle a porté jusqu'au jour où
elle perdit sa nationalité (en 1810).
La Bourdonnais gouverneur des deux îles. —
L'île de France, d'abord satellite de Bourbon, ne devait pas
tarder à prendre le pas sur son aînée. En 1735, La Bourdonnais
réunit sous son autorité les deux îles et fut gouverneur du
groupe des Mascareignes. La guerre contre les Anglais occu-
pait tout son esprit, et Bourbon ne pouvait lui servir de point
d'appui dans une lutte maritime. Cette île elliptique, aux côtes
géométriquement arrondies, sans baies, sans criques, n'offrait
aucun abri aux flottes improvisées qui tenaient la mer des
Indes.
L'île de France, au contraire, capricieusement découpée,
présenté aux navires de nombreux refuges, parmi lesquels le
Grand-Port, immense bassin, célèbre par l'admirable combat
naval dé Bouvet, et surtout le Port-Louis, moins vaste mais,
plus sûr, et que sa forme même met à l'abri des insultes de
l'ennemi.
A partir de 1766, il y eut un gouverneur général des deux,
îles, qui, avec un intendant, s'établit au Port-Louis. Bourbon
n'eut plus qu'un gouverneur particulier. Peu de temps après,
1767, la Compagnie des Indes ayant fait faillite, les deux colo-
nies firent retour au roi.
Époque de la Révolution et de l'Empire. La
période révolutionnaire se passa à Bourbon dans —
un calme
LA RÉUNION 355
relatif. Une assemblée coloniale s'empara rapidement de tous
les pouvoirs et promulgua les nouvelles lois métropolitaines ;
mais, malgré l'effervescence du temps, jamais une goutte de
sang ne fut répandue. Les patriotes réunis des deux îles frap-
pèrent une médaille en l'honneur de cette réunion (13 mars 1793),
dont Bourbon prit alors le nom pour prendre ensuite, sous
l'Empire, celui d'île Bonaparte. La république fut proclamée le
16 mars 1793. En 1803, arriva le général Decaen, capitaine
général.
Les îles soeurs furent toutes deux conquises en 1810 par
les Anglais que commandait Abercrombie, après de sanglants
combats où les volontaires créoles soutinrent dignement la
réputation qu'ils s'étaient faite sous les ordres de La Bourdon-
nais, de Suffren, de Surcouf. Bourbon fut rendu à la France le
6 avril 1815 et se défendit vigoureusement contre une nouvelle
tentative des Anglais pendant les Cent-Jours.
Séparation des deux colonies. — L'île de France
resta au pouvoir de l'ennemi et redevint l'île Maurice.
Les deux colonies, cependant, ont continué à vivre de la
même vie et se donnent toujours le doux nom d'îles soeurs.
Maurice, aux termes de sa capitulation, a gardé le Code civil,
ses usages, ses moeurs. On y est Français comme en Alsace-
Lorraine ; et quatre-vingt-dix ans de conquête n'ont pu réussir
à rien y effacer, à rien y implanter. Les femmes surtout, aux-
quelles les affaires n'ont pas, comme aux hommes, imposé la
connaissance de la langue anglaise, sont admirables de patrio-
tisme; les fières vertus bretonnes sont encore aussi vivaces
dans leurs coeurs que chez leurs ancêtres, le jour où ils quit-
taient le port de Lorient.
L'île Bourbon, plus heureuse, a grandi sous le drapeau
français, et l'étranger qui y débarque est profondément étonné
de retrouver là, à 3 000 lieues, les moeurs, les usages, les modes
de la mère-patrie, voire le titi parisien chez le gamin de
Saint-Denis.
La bonne compagnie a les manières, le langage des grandes
villes européennes; la conversation n'a pour aliment que les
dernières nouvelles apportées par le courrier. La Réunion, en
un mot, vit de la vie de France; et, chaque fois qu'il a fallu
verser son sang pour la mère-patrie, la fidèle colonie, où
n'existe pas le recrutement, a envoyé un grand nombre de ses
enfants mourir dans les rangs de nôtre armée. Ah! il fallait
voir, durant l'Année terrible, la foule amassée sur le quai,
356 LA FRANCE COLONIALE
quand arrivait le paquebot portant en bloc les nouvelles de
tout un mois. Il fallait entendre les sanglots et les gémissements
pendant qu'on égrenait le long chapelet des fatales dépêches,
et quand le sémaphore, reproduisant les signaux du vapeur
encore à plusieurs lieues en mer, jeta la phrase: « Paris a
capitulé ! »
France chérie, mère adorée et l'on écrit que tu ne sais pas
!

coloniser ! Un de tes fils d'outre-mer pleure encore des larmes


de sang en agitant ces lugubres souvenirs.

CHAPITRE II

GÉOGRAPHIE GENERALE

Situation géographique. — L'île de la Réunion fait


partie, dans la mer des Indes, du groupe des Mascareignes.
Elle est située par 53° de longitude est et 20° 51' de lati-
tude sud 1. Elle affecte la forme d'une ellipse, dont le grand axe
a 71 kilomètres et le petit 51. Sa superficie est de 260 000 hec-
tares.
Montagnes. — L'île est de formation volcanique. Elle con-
stitue un cône à deux sommets, dont l'un est le Piton des
Neiges, qui dresse sa cime à plus de 3 000 mètres, l'autre le
Volcan, moins élevé seulement de quelques centaines de mètres.
Le grand axe de l'ellipse est représenté par une chaîne de mon-
tagnes, aux nombreux pics, connus sous le nom de pitons, et
dont le plus élevé, après le Piton des Neiges, est le Grand-
Bénard (2892 mètres). Vers le centre de l'île, un vaste pla-
teau, élevé de 1600 mètres, la plaine des Cafres, relie les deux
systèmes orographiques.
La montagne commence de chaque côté dans la mer. Elle
sépare la colonie en deux parties presque égales, constituant
les deux arrondissements dits du Vent et sous le Vent. Ces
dénominations, empruntées au langage maritime, sont d'ailleurs
oin d'être météorologiquement exactes.
Cours d'eau. — Les cours d'eau sont, pour la plupart,
des torrents qui ne coulent guère que pendant l'hivernage,
après les grosses pluies ; ils deviennent alors impétueux.
est à 33 lieues marines au S.-O. de Maurice, à 140 à l'est de
1. Elle
Madagascar, à 1 770 de Marseille par le canal de Suez.
LA RÉUNION 3S7
Cependant, un certain nombre de rivières (du Mât, des Roches,
des Marsouins, de l'Est, des Remparts), situées à l'est, roulent
toujours une onde très pure et très fraîche. De nombreuses
sources, d'une extrême pureté, alimentent abondamment les
villes, qui ont presque toutes exécuté de grands travaux de
canalisation. On a aussi construit plusieurs canaux d'irri-
gation.
Climat : pluies et vents, température. — La quan-
tité de pluie qui tombe annuellement varie beaucoup suivant
les localités. Les plus arrosées sont celles du sud-est 1, sur les-
quelles les montagnes arrêtent les nuages chassés par les vents
alizés, qui soufflent régulièrement de mai en octobre. Pendant
le reste de l'année, il ne pleut guère qu'à la suite des cyclones,
ces effroyables tempêtes circulaires qui sont le plus grand fléau
de la colonie, car elles saccagent en quelques heures les cul-
tures et même les demeures. Les cyclones qui passent à distance
de l'île ne se font sentir que par la chute d'ondées bienfai-
santes. Ces redoutables météores n'ont lieu que pendant la sai-
son chaude, l' hivernage, de novembre à mars. Pendant cette
saison la température varie de -\- 27 à -|- 32° et même -(- 33°
à Saint-Paul. Durant les autres mois, ceux qui forment la belle
saison, la température est de + 16 à 25°. La moyenne géné-
rale est de 24°.
De Saint-Benoît à Saint-Joseph, il tombe par an environ
4 mètres d'eau, tandis que Saint-Denis n'en reçoit que la moi-
tié et Saint-Paul encore moins. On a parfois constaté des
averses donnant jusqu'à 250 millimètres d'eau en quelques
heures.
Sur les hauteurs, la température diminue naturellement
beaucoup. La neige tombe quelquefois sur les hauts sommets,
et le thermomètre s'y abaisse beaucoup au-dessous de 0°. A la
plaine des Cafres, pendant la même saison, le givre recouvre
le sol presque tous les matins.
Ces différences de température donnent à la Réunion tous
les climats; sur le littoral, on cultive la canne à sucre; sur les
hauteurs, les céréales. On y a créé des stations de plaisance,
où l'on peut aller rétablir sa santé altérée par les chaleurs.

1. Les pluies tendent à devenir plus rares dans les régions qui ont
été le plus déboisées. En 1803, Bory de Saint-Vincent disait déjà :
«
L'infécondité de Bourbon, grâce au déboisement et à la rareté des
pluies qui en est la conséquence, sera un jour, comme l'aridité de
l'Egypte, de la Perse et d'autant d'autres déserts, la preuve indiscutable
de l'ancienne possession de l'homme. »
358 LA FRANCE COLONIALE
Salubrité. — La Réunion a longtemps été citée pour sa
salubrité. Flacourt raconte qu'il suffisait d'y débarquer des
malades pour les rétablir. Depuis 1868, ce renom s'est perdu.
La fièvre paludéenne, jusque-là inconnue, a fait son appari-
tion, évidemment importée, malgré les théories en faveur.
Après avoir été très meurtrière, elle est d'ailleurs devenue plus
rare et bénigne et ne présente presque plus de cas mortels. Il
est à espérer qu'elle disparaîtra complètement.
Sources thermales. — Trois grands cirques, Salazie,
Cilaos et Mafatte, donnent naissance à de nombreuses sources
thermales identiques les unes à celles de Vichy (Salazie, Cilaos),
les autres à celles de Barèges (Mafatte). On y a créé des sta-
tions très fréquentées par les baigneurs de la Réunion et de
Maurice.
La source du Bras-Cabot, récemment découverte, à
700 mètres d'altitude, donne des eaux d'une vertu analogue
à celles de Salazie et Cilaos.
Aspect du pays. — L'île est très fertile. Sur le bord de
la mer on ne voit que d'immenses champs de cannes à sucre;
les plaines de l'intérieur produisent les céréales et tous les fruits
de l'Europe. Le reste est couvert de forêts, dont quelques-unes
sont encore fort belles et fournissent des bois très résistants.
Aucun pays n'est plus pittoresque, et les voyageurs le com-
parent aux sites les plus renommés de la Suisse. Au milieu
des bois, dans les gorges des ravines, ce sont à chaque pas
des spectacles merveilleux, des cascades d'une prodigieuse
hauteur, sous le plus beau des ciels; et, comme contraste, par-
fois le volcan vomit ses fleuves de feu, dont rien ne peut ren-
dre la majestueuse impression.
La beauté de l'île lui avait valu le nom d'Eden.

CHAPITRE III
LES HABITANTS

Population, ethnographie. — La Réunion compte


moins de 200 000 habitants 1. Les premiers furent des ouvriers
de la Compagnie des Indes, chassés de Fort-Dauphin par les
Malgaches, après le massacre de leurs compagnons. Peu à peu
Recensement de 4888 : 165 915 habitants; Français, 120 332;
1.
Indous, 28174; Malgaches, 6 234 ; Cafres, 8826; Chinois, 537 ; Arabes, 200 ;
troupes, marine, asiles, prisons, 2 378. —Total : 163 881.
LA RÉUNION 339
l'immigration, tant européenne que cafre et malgache, est
venue grossir ce noyau. Les fonctionnaires envoyés par la
métropole sont ordinairement restés dans le pays avec leurs
familles. Aujourd'hui, il y a environ 60 000 habitants d'origine
européenne; les uns, ceux surtout qui jouissent d'une certaine
aisance, habitent les villes et les campagnes du littoral; les
autres, principalement les descendants des premiers colons,
amoureux de l'indépendance, forment sur divers points de l'île,
et particulièrement sur les hauteurs, une population spéciale,
connue sous le nom de petits créoles, remarquablement belle et
brave, vivant de pêche, de petites cultures, marcheurs incom-
parables, aimant les aventures.
Émancipation des esclaves. — En 1848, quand un
décret du gouvernement provisoire proclama l'émancipation
des esclaves, ces malheureux, d'ailleurs bien traités en géné-
ral, étaient au nombre de 60 000. Le décret d'affranchissement
leur a donné, avec la liberté, la qualité de Français. Depuis 1870,
ils sont, au même titre que les colons européens, électeurs et
éligibles. Jamais aucune question de caste ne s'est élevée dans
le pays. Toute cette population française, quelle que soit son
origine, est remarquablement douce et sage; nul événement
politique survenu en Europe n'a eu un contre-coup violent à la
Réunion. Les fils des affranchis fréquentent presque tous les
écoles, en sortent souvent avec des connaissances étendues et
se placent facilement. Les autres deviennent d'habiles ouvriers.
Seul, le travail de la terre leur est antipathique.
Immigration. — Aussi a-t-il fallu recourir à l'immigra-
tion étrangère pour satisfaire aux besoins de l'agriculture.
Après une période de dix ans, où l'on a introduit simultané-
ment des travailleurs de l'Afrique et de l'Inde, il a été conclu
en 1860, entre la France et l'Angleterre, une convention, aux
termes de laquelle la première s'interdisait le recrutement afri-
cain et devait demander à l'Inde anglaise tous les immigrants
nécessaires à ses colonies.
Sous le régime de ce traité, un grand nombre d'Indous furent
introduits à la Réunion, où il en reste 25 000 environ. Ces tra-
vailleurs, engagés pour cinq ans, sont si bien traités qu'il est
fort rare d'en voir retourner dans leur pays; et ceux qui par-
tent reviennent presque tous. Néanmoins, sous la pression de
ces Sociétés bibliques qui sont aussi notre principale pierre
d'achoppement à Madagascar, des plaintes nombreuses se sont
produites de la part de l'Angleterre. Malgré les sacrifices de la
360 LA FRANCE COLONIALE
colonie, qui a organisé un service très onéreux de protectorat
des immigrants, malgré la présence d'un consul anglais très
écouté, le gouvernement de l'Indoustan a supprimé l'immigra-
tion pour la Réunion.
La France doit se croire dès lors autorisée à reprendre sa
liberté d'action et à assurer le recrutement des travailleurs en
Afrique; mais malgré les réclamations des colons, pour lesquels
il s'agit d'une question vitale, rien n'a encore été fait dans ce
sens. L'agriculture, déjà bien éprouvée, n'a plus à sa dispo-
sition que les Indous autrefois introduits; mais cette ressource
s'éteindra peu à peu, et la colonie se trouvera absolument
dépourvue de travailleurs agricoles.
La reprise du recrutement africain serait très avantageuse
à la Réunion. Les Cafres s'assimilent avec une facilité prodi-
gieuse à l'élément français; au bout de deux ans de séjour,
ils se confondent presque avec les indigènes. Après cinq ans,
ils portent la redingote et les bottines vernies le dimanche-
Mais ils travaillent toujours le reste de la semaine.
On trouve encore à la Réunion des Chinois, qui ont accaparé
le petit commerce avec l'habileté proverbiale de la race jaune,
et des Arabes qui, depuis peu, cherchent à monopoliser le
commerce des tissus.
A Maurice, depuis longtemps, Arabes, Chinois et Indous
sont presque les seuls négociants en grains alimentaires et
commerçants de détail.

CHAPITRE IV
GOUVERNEMENT ET ADMINISTRATION

Divisions administratives. — La colonie a pour chef-


lieu Saint-Denis, qui est aussi le chef-lieu de l'arrondissement
du Vent. L'arrondissement sous le Vent a pour chef-lieu Saint-
Pierre. L'île n'est divisée qu'en 15 communes, dont la plus
grande, après les deux chefs-lieux, est Saint-Paul. Les bourgs
sont presque tous situés sur le littoral. Dans l'intérieur, cepen-
dant, quelques plateaux ou plaines sont aussi colonisés.
Voici la liste des communes avec leur population :
1° Partie du vent : Saint-Denis (30,000 habitants), Sainte-
Marie (5 300), Sainte-Suzanne (6 000), Saint-André (8 800),
Bras-Penon (2 700), Saint-Benoît (11-300), Sainte-Rose (2 900).
LA REUNION 361
2° Partie sous le vent : Saint-Pierre (24 000), Saint-
Paul (19 600), la Possession (distraite du territoire de Saint-
Paul et érigée en commune par la loi du 14 août 1890, 6 000
habitants), Saint-Leu (8 000), Saint-Louis (17 850), Entre-Deux
(3 000), Saint-Joseph (9 000), Saint-Philippe (2000).
Gouvernement et administration. — Un gouverneur,
représentant le chef de l'Etat, est la plus haute personnification
de l'administration. Il est assisté d'un directeur de l'Intérieur,
ayant à peu près les pouvoirs des préfets, d'un procureur
général, chef de la justice, du chef du service administratif de
la marine, de l'inspecteurdes services administratifset financiers.
Ces cinq fonctionnaires et deux civils, choisis par le ministre
administrant les Colonies, constituent le conseil privé, con-
sultatif, dont l'avis est parfois facultatif, parfois obligatoire,
pour la validité des arrêtés du gouverneur.
Le directeur de l'Intérieur a sous ses ordres tout le personnel
administratif: Finances, Douanes, Travaux publics, etc., etc.
Lois et justice. — Les lois sont celles de la métropole,
sauf sur quelques points, comme le travail, régi par des dispo-
sitions particulières. C'est en 1870 que le suffrage universel
et le droit de nommer ses mandataires ont été donnés à la
colonie par un décret du gouvernement de la Défense na-
tionale.
Le procureur général est le chef du service judiciaire,
qui comprend deux arrondissements, ceux de Saint-Denis et
Saint-Pierre. Dans chacun se trouvent un tribunal de première
instance et une cour d'assises. La cour d'appel siège à Saint-
Denis.
Les communes sont réparties en neuf cantons, pourvus
chacun d'une justice de paix, savoir :
Partie du Vent :
Saint-Denis, Sainte-Suzanne, Saint-
André, Saint-Benoît.
Partie sous le Vent : Saint-Paul, Saint-Leu, Saint-Louis,
Saint-Pierre, Saint-Joseph.
Religion. — L'immense majorité des Français est catho-
lique ; il y a fort peu de protestants, et ils n'ont point de temple.
Le clergé colonial se compose de quatre-vingts prêtres, ayant
à leur tête un évêque, celui de Saint-Denis.
Les Indous ont élevé çà et là quelques rares édifices reli-
gieux; ils ne semblent pas, en général, professer de culte bien
déterminé.
362 LA FRANCE COLONIALE
Instruction publique. Le chef du service de

l'instruction publique est un vice-recteur, relevant directement
du gouverneur. Il a sous ses ordres un inspecteur primaire.
Les établissements d'instruction sont :
1° Un lycée, celui de Saint-Denis, fondé en 1821, qui compte
400 élèves et 24 professeurs, plus le personnel complet de
l'administration et les maîtres répétiteurs ;
2° Trois collèges communaux, à Saint-Pierre, Saint-Paul et
Saint-André;
3° Deux institutions secondaires et un petit séminaire;
4° 104 écoles communales, 6 écoles subventionnées, 40 établis-
sements libres. Les écoles communales occupent 275 instituteurs
ou institutrices et inscrivent un nombre de 12 000 élèves.
Un jury local décerne des brevets qui sont échangés en
France contre le diplôme de bachelier, après examen des
épreuves écrites. Chaque année, un grand nombre de jeunes
gens et de jeunes filles obtiennent aussi des brevets pour
l'enseignement et des certificats d'études.
Une école normale d'instituteurs, établie à Saint-Denis,
comporte un directeur et trois maîtres adjoints.
On trouve à la Réunion des cours secondaires libres, un
cours d'hydrographie, une station agronomique, deux musées
d'histoire naturelle,plusieurs sociétés savantes, une bibliothèque
publique assez riche.
Les dépenses de l'instruction publique inscrites au budget de la
colonie (vice-rectorat et lycée) s'élèvent à environ 450 000 francs.
Celles des budgets communaux représentent la même somme.
L'instruction publique coûte donc près d'un million.
Presse. — La colonie possède plusieurs périodiques :
Journal officiel, Salazien-Moniteur, Sport colonial, Revus com-
merciale. Trois seulement sont quotidiens : le Créole, la Vérité,
le Réveil.
Budget. — Le budget local de la colonie pour 1892, tant
en recettes qu'en dépenses, s'élève à 3 847 700 francs pour le
budget ordinaire, et 3 835 689 pour le budget extraordinaire.
Il faut ajouter à ce budget les parts d'impôts attribuées aux
communes et aux Chambres d'agriculture et de commerce, les
recettes propres des municipalités, qui dépassent 500 000 francs.
Les dépenses de souveraineté effectuées par la métropole
pour l'armée, la marine, la justice, les cultes, etc., s'élèvent,
en 1892, à 4 447 405 francs. Crédits demandés pour 1893 :
4554 745 francs.
LA REUNION 363
Les spiritueux, à eux seuls, produisent environ un million
et demi.
Douanes. — Tous les produits exportés de la Réunion sont
frappés d'un droit de sortie de 4 0/0 ad valorem. Les objets
importés subissent un droit d'octroi de mer dont un tiers est
réparti entre les communes, moitié au prorata de la popula-
tion, moitié à celui des dépenses obligatoires. Des tarifs
de douanes frappent un certain nombre de marchandises
étrangères.
Représentation coloniale. — La colonie est représentée
au Parlement par deux députés et un sénateur.
Un conseil général de 36 membres, nommés par les 9 cantons
en proportion de leur population, a des attributions considé-
rables, conférées par les sénatus-consultes des 3 mai 1854 et
4 juillet 1866. Il fixe les droits de douanes, vote le budget
local, etc.
Une commission coloniale fonctionne pendant les interses-
sions du conseil général.
Les municipalités sont régies par la loi du 5 avril 1884.
Ces diverses assemblées ont toujours fait preuve de sagesse
et de patriotisme ; aucun reproche ne peut leur être adressé
sur leur gestion.
Services militaires. — Un conseil de défense est institué
dans la colonie. Il est présidé par le gouverneur et se compose
du directeur de l'intérieur, du commandant des forces navales,
du chef du service administratif de la marine, du chef de
bataillon commandant les troupes d'infanterie, du commandant
en second des milices, du directeur de l'artillerie, de l'ingénieur
en chef, du capitaine du port.
La Réunion est gardée par 18 brigades de gendarmerie, 3 com-
pagnies d'infanterie de marine, une section d'artillerie de la
marine, un détachement d'ouvriers. Toutes ces troupes sont
sous les ordres d'un chef de bataillon et sous l'autorité supé-
rieure du gouverneur.
La colonie, à la différence de nos îles des Antilles, a
conservé des milices : elles ont détaché de nombreux volontaires
pour l'expédition de Madagascar.
Dans le projet de loi sur l'organisation de l'armée coloniale
(1892), on prévoit la création d'un bataillon de la Réunion,
recruté dans le pays, à 3 compagnies, et d'une batterie d'artil-
lerie coloniale.
364 LA FRANCE COLONIALE

CHAPITRE V

GÉOGRAPHIE ECONOMIQUE

Cultures. — La principale, presque l'unique culture de la


Réunion, est celle de la canne à sucre qui couvre tous les
champs du littoral. La production, qui a atteint 75 000 tonnes
en 1862, a beaucoup diminué par suite des ravages d'une
chenille, le borer, de l'épuisement des terres et de cyclones
répétés. Elle n'est plus guère que de 35 à 40 000 tonnes, qui
suffiraient encore à assurer la fortune de l'île, n'étaient les
bas prix, résultat de la concurrence allemande.
On a, en 1884, exporté 602 000 kilogrammes de café et
84 000 kilogrammes de vanille, représentant ensemble une
valeur de deux millions. En outre, le pays produit, sous le
nom de vivres, le maïs, le manioc, les pois, etc., nécessaires à sa
consommation. Il exporte à Maurice l'avoine et les pommes de
terre qui poussent sur les hauteurs; il possède tous les légumes
et les fruits de l'Europe et des Tropiques.
Animaux. — La Réunion n'élève même pas le nombre
d'animaux nécessaires à ses besoins. Pour son approvision-
nement de boeufs, elle est tributaire de Madagascar. On fait
venir les chevaux de l'Australie, des îles de la Sonde, de France
et de Buenos-Ayres, d'où l'on tire aussi les mules de charroi.
Une société des courses fait de grands efforts pour développer
l'élève du cheval.
Industries et commerce. — Il y a fort peu d'industries
(distilleries, tanneries, etc.), et leurs produits sont consommés
dans le pays. L'exportation ne comprend guère que le sucre,
le café, la vanille. Par contre, la Réunion importe presque
tout ce qui lui est nécessaire : la viande lui vient de Mada-
gascar; l'Inde lui fournit le riz, qui remplace le pain pour la
population créole. Tout le reste est demandé à peu près exclu-
sivement aux manufactures françaises.
En 1889, la valeur totale des importations a été de
21 262 367 francs, dont 9 178 610 en marchandises
venues de
France et 160 375 des colonies françaises. Celle des exportations
a été de 13 901 601 francs, dont 12 439 437 pour la France et les
LA REUNION 365
colonies françaises. — C'est un chiffre total de 35 163 968 francs
d'affaires.

Travaux publics. — Pour transporter ses produits et


assurer ses communications, la Réunion possède un système de
voirie très développé. Une magnifique route macadamisée,
dite de ceinture, réunit entre elles toutes les communes situées
sur le bord de la mer.
D'autres routes coloniales donnent également accès aux
localités de l'intérieur. L'ensemble de ces voies mesure 470 kilo-
mètres.
Les routes communales présentent un développement au
moins aussi considérable; les propriétés particulières sont
desservies par de nombreux chemins.
Une voie ferrée de 126 kilomètres réunit Saint-Denis à
Saint-Pierre et à Saint-Benoît; la distance entre les rails est d'un
mètre.
Un télégraphe, appartenant à une société privée, relie
les mêmes communes : en 1885, neuf bureaux ont expédié
35 000 télégrammes.

Navigation : ports. — La Réunion a reçu, en 1889, de


l'extérieur, 143 navires français jaugeant 152 512 tonneaux et
montés par 8226 hommes, et 59 navires étrangers jaugeant
26 652 tonneaux et montés par 1189 hommes.
Jusqu'ici ces navires mouillaient sur des rades foraines et
communiquaient avec la terre par des chaloupes.
On a construit à la Pointe des Galets un port qui est l'oeuvre
d'une compagnie particulière subventionnée par l'Etat.
La commune de Saint-Pierre a également entrepris, à ses
frais, un port qui reçoit les navires de 1000 tonneaux; on
l'agrandit pour laisser entrer les plus forts steamers.
Le commerce a lieu surtout avec Nantes, puis Marseille, le
Havre et Bordeaux.
La Réunion est rattachée à Marseille par la ligne des
paquebots de l'Australie, dont le départ a lieu tous les mois;
la durée du voyage est de 28 jours: La Compagnie des Messa-
geries maritimes, à laquelle appartiennent ces vapeurs, a
organisé un service mensuel entre la Réunion, Madagascar et
Zanzibar.
Institutions de crédit. — Il existe, depuis 1848, une
Banque coloniale, au capital de 4 millions, émettant des billets
ayant cours légal. Elle a le privilège, envié par la métropole,
366 LA FRANCE COLONIALE
de prêter sur récoltes. Le prêt peut atteindre les 2/3 de l'esti-
mation des experts.
Un autre établissement local, le Crédit agricole et com-
mercial, au capital de 3 millions, a su attirer à lui la majeure
partie des affaires de la colonie.
Il existe plusieurs caisses d'épargne.

Avenir de la colonie. — La Réunion a passé la période


où l'on aurait à prédire son avenir. C'est un pays complète-
ment organisé, qui donne tout ce qu'on en peut attendre. Il se
suffit; et la France n'a plus à payer que ses dépenses de souve-
raineté, remboursées au centuple par les avantages que lui
procure la possession d'une station aussi importante dans la
mer des Indes.
L'existence de deux ports améliorera nécessairement la
situation de la colonie, que visiteront plus volontiers les
navires, et où viendront sans doute se faire réparer ceux qui
auront éprouvé des avaries.
L'avilissement du prix du sucre a provoqué des recherches
pour la substitution d'autres cultures à celle de la canne. On
a essayé le quinquina, qui réussit bien, la ramie, les plantes à
parfum, la vigne, la préparation du tapioca. Mais on se heurte
toujours à la difficulté du débouché. Pour la vanille, par
exemple, le marché a été vite encombré ; pour le café, il
faudrait refaire des abris arborescents, et l'organisation écono-
mique des colonies exclut somment les opérations à échéance
éloignée.
Jadis, les sucres coloniaux étaient en France l'objet d'un
traitement de faveur; aujourd'hui ils sont sur le même pied
que les sucres étrangers. Cependant le conseil général de la
Réunion n'a pas hésité, il y a deux ans, sur la demande de la
métropole, à voter des droits de douanes qui ne servent qu'à
protéger les industriels de France. On s'attendait à quelque
mesure de réciprocité.
On a vu ci-dessus de quelle importance est pour la colonie
la reprise de l'immigration.
Si, grâce à des mesures émanant de la métropole ou à
d'autres, les prix du sucre se relevaient assez pour procurer
aux propriétaires coloniaux des recettes qui les missent en
mesure d'introduire dans leurs usines et leurs champs les
récents perfectionnements sans lesquels la lutte industrielle
n'est plus possible, la Réunion reverrait encore les beaux
jours d'autrefois et redeviendrait « la colonie-modèle
».
LA REUNION 367
Comparaison avec l'île Maurice. — Il est utile
d'ajouter une rapide comparaison avec l'île-soeur.
Maurice, un peu plus petit que la Réunion, est un pays plat,
et où par conséquent les terrains cultivables occupent une
superficie beaucoup plus considérable qu'à la Réunion. Sa
population, en 1891, était de 377 986 habitants, sur lesquels
les Indous comptaient pour 258 958 et les Chinois pour 4 084.
En outre des anciens créoles français et des Anglais, ceux-ci
peu nombreux, on y rencontre un peu toutes les races du globe.
En 1890, il est entré dans la colonie 2 925 émigrants, et il
en est parti 1 054.
La population de Port-Louis, la capitale, est, à la même
date (1890), de 60 296 habitants.
La religion permet de classer les habitants par races : outre
les Indous professant pour la plupart leurs religions nationales,
il y a 108 000 catholiques, 35 000 musulmans et seulement
8 000 protestants.
Le budget se compte par roupies. Les revenus, en 1890,
s'élèvent à 7 774 774 roupies, et les dépenses à 7 705 311 rou-
pies : soit environ 19 436 935 et 19 263 277 francs; il est donc
presque triple de celui de celui de la Réunion.
Mais, aussi, la production du sucre atteint jusqu'à
120 000 tonneaux (1881 et 1882) ; les importations en 1890 ont
été de 41 928 442 francs, et les exportations de 67 407 325 francs,
parmi lesquels figurent d'ailleurs nombre d'articles qui n'ont
fait que passer en entrepôt fictif. Ce commerce énorme est dû
en majeure partie à l'existence du Port.
Le crédit à Maurice a l'ampleur qu'il atteint dans les pays
anglais. Somme toute, la prospérité de Maurice est incompa-
rablement supérieure à celle de sa voisine. Mais l'ouverture du
canal de Suez a porté un coup fatal à cette magnifique colonie,
les navires ayant déserté la route du Cap, sur laquelle Maurice
était une station obligée; les ports de la Réunion diminueront
encore en partie ses immenses revenus.
Néanmoins, notre ancienne Ile de France reste la perle des
colonies. Si elle n'a pas les splendides beautés naturelles de la
Réunion, elle a des richesses incomparables. Et pour nous,
elle a mieux encore : c'est l'attachement profond qu'elle con-
serve pour son ancienne patrie. Aussi le cyclone qui a dévasté
l'île en avril 1892 a-t-il provoqué en France des manifestations
de sympathie et de solidarité.
JACOB DE CORDEMOY.
MADAGASCAR 1

PARTIE HISTORIQUE

CHAPITRE PREMIER

JUSQU'A LA FIN DU SECOND EMPIRE

Premières tentatives sur Madagascar les Portu- :


gais. — Connue de bonne heure par les Arabes, qui s'y éta-
blirent dès le septième siècle, Madagascar fut pour la première
fois révélée au monde occidental, sous le nom de « Madeigas-
car », par Marco Polo, qui en entendit parler par les traitants
arabes qui fréquentaient la côte orientale d'Afrique, sans que
l'on puisse affirmer que la localité ainsi nommée par lui soit
bien celle qui nous occupe. Il nous faut arriver au moment où
les Portugais, ayant doublé le cap des Tempêtes, préludent à
la conquête de l'Inde, pour trouver des documents précis et
certains sur cette grande île. Si l'on en croit les premiers anna-
1. Flacourt, Histoire de la grande isle Madagascar, 1661. — Elisée Reclus,
-
Géographie, t. XIV, 1889 ; — Notices coloniales illustrées, 1889. Carayon,
Histoire de Madagascar pendant la Restauration, 1883. — Mme Ida Pfeiffer,
Voyage (en allemand), traduction et préface par M. Francis Riaux.

A. Vinson, Voyage... au couronnement de Radama II. — Commandant
Dupré, Trois mois de séjour. —Dr Lacaze, Souvenir de Madagascar, 1863.
— Brassard de Corbigny, dans la Revue maritime et coloniale, juillet-août
1862.
— Henry d'Escamps, Histoire et Géographie de Madagascar, 1884. —
T. Pouget de Saint-André, La Colonisation de Madagascar sous Louis XV
FRANCE COLONIALE. 24
370 LA FRANCE COLONIALE
listes portugais, et peut-être même faut-il faire remonter cette
découverte à 1500, ce serait Fernand Soarez qui, renvoyé en
Europe par l'Almeida avec plusieurs bâtiments, aurait, le
1er février 1506, découvert Madagascar, à laquelle on aurait
donné le nom de Saint-Laurent. Vers le temps où Soarez
longeait la bande orientale de cette grande île, Ruiz Pereira
Coutinho, séparé par la tempête du reste de la flotte que con-
duisait dans l'Inde Tristan d'Acunha, aurait suivi la côte occi-
dentale et serait arrivé jusqu'à un cap qui aurait reçu le nom
de Natal. A ce moment, les courants l'auraient entraîné au
large, mais un navire commandé par Joâo Gomes de Abreu
aurait doublé le cap, aurait longé la côte orientale et serait
arrivé jusqu'à la province de Matatane. En 1508, Diego Lopes
de Sequeira, au cours d'une reconnaissance plus approfondie
de cette grande île, aurait recueilli sur ses plages un certain
nombre de Portugais naufragés et aurait découvert la baie de
Saint-Sébastien, le 20 janvier 1509.
Dans les années 1510, 1514 et 1521, nous voyons tour à
tour Joâo Serrao, Luiz Figueira et Pedro Yannez Francez, ainsi
que Sebastiâo de Sousa de Elvas, reconnaître la côte, essayer
de nouer des relations de commerce et d'amitié avec les natu-
rels, recevoir même l'ordre de bâtir une forteresse dans la pro-
vince de Matatane, sans pouvoir, par suite de diverses circon-
stances, mener complètement à bien leurs missions.
Mais les Portugais ne furent pas les seuls, à cette époque,
à fréquenter les côtes de Madagascar, où les navires européens
trompaient des vivres frais, sans parler des esclaves qu'ils ne
s'interdisaient pas de faire.
Les Hollandais et les Anglais. — Les Hollandais,
au cours des nombreuses expéditions qu'ils envoient en Océa-
nie à cette époque, ne manquent pas de faire escale à Mada-
gascar. Les Anglais essayent à leur tour de s'y établir, et, pour
déterminer les émigrants à s'y rendre, ils n'hésitent pas à pro-
clamer que les habitants sont les gens les plus heureux du
monde et qu'ils ont pour les Anglais une affection toute parti-
4886. — Génin, Madagascar, les îles Comores, etc. — Ch. Buet, Mada-
gascar, 1883. — Sibre, The Great African island, 4883. — Hartman,
Madagascar und die Inseln Seychellen, 4886. — Le Chartier et Pellerin
Madagascar, 4888.— Louis Pauliat, Madagascar, 1884, et Madagascar sous
Louis XIV, 1886. — E. de Mandat-Grancey, Souvenirs de la côte
d'Afrique, 1892. — Colonel du Vergé, Madagascar et peuplades indépen-
dantes, 4887. —Alfred Grandidier, Histoire physique et naturelle de Mada
gascar, ouvrage capital, 1885-1886.
MADAGASCAR 371
culière 1. Mais ce sont là des tentatives isolées et sans grand
succès.
Les Français. — A la même époque, nos marins nor-
mands et bretons, gens à tout oser, ayant eu connaissance des
immenses bénéfices qu'il était facile de faire dans l'Insulinde 2,
envoyaient dans ces régions des expéditions répétées 3. C'est
pendant une de ces courses que Parmentier visitait les côtes
occidentales de Madagascar et en relevait avec une fidélité
scrupuleuse les accidents et les indexations.
En 1601, le Hollandais Joris Spilpergen notait qu'il avait
rencontré dans les parages du cap de Bonne-Espérance deux
navires français, et son récit, qui ne renferme aucune marque
de surprise, prouve que ces mers étaient continuellement sil-
lonnées par nos marins.

Richelieu et Rigault. — Depuis un certain temps


déjà, des Français ou, pour être plus précis, des Normands,
s'étaient établis à Madagascar, lorsqu'en 1642 le capitaine
dieppois Rigault demanda à Richelieu l'autorisation d'y établir
une colonie.
Nulle sollicitation ne pouvait être plus favorablement
accueillie du grand ministre qui avait déjà favorisé la création
de compagnies de commerce pour les deux Amériques et le
Sénégal. Persuadé que la situation géographique de la France
lui imposait une politique coloniale et, pour y parvenir, la
création d'une marine sérieuse, le cardinal n'avait épargné ni
soins ni argent pour atteindre ce but. Aussi, le 24 juin de la
même année, des lettres patentes étaient-elles octroyées au
capitaine Rigault et à ses associés, leur acccordant la concession
pendant dix ans de Madagascar et des îles adjacentes.
Telle est la base de nos droits sur Madagascar. Les nations
policées se sont toujours soumises, et sans jamais tenter la
moindre objection, à ce principe que tout pays habité par des
peuples sauvages appartient de droit au premier occupant
capable d'y introduire la civilisation. C'est en vertu de ce droit

1. Voir HAMOND (W. A.), A paradox prooving that the inhabitants of the
isle called Madagascar... are the happiest people in the world, whereunto is
prefixed a briefe and true description of that island... and condition of the
inhabitants and their special affection to the English above other nations. —
Londres, petit in-4°. Cet ouvrage, extrêmement rare, n'existe pas à la
Bibliothèque nationale.
2. Inde insulaire.
3. Voyez ci-dessus l'Introduction historique.
372 LA FRANCE COLONIALE

que les Anglais se sont établis en Amérique, en Australie et


ailleurs; c'est en vertu de ce principe que les Espagnols se
sont emparés du Mexique et de l'Amérique centrale et méridio-
nale; les Portugais du Brésil, les Hollandais des îles de la
Sonde, etc., etc.
Si, par suite de circonstances malheureuses, nous n'avons
pas eu, jusqu'à ce jour, d'établissement permanent à Mada-
gascar, nous avons du moins, à mainte reprise, tenté de nous
y installer; et nos rois, par des déclarations officielles, n'ont
jamais laissé tomber en désuétude les prétentions que nous
entretenions sur cette grande île.
La première expédition envoyée par la Compagnie des
Indes orientales ne comprenait que douze hommes seulement,
mais ils furent presque aussitôt secourus par un envoi de
soixante-dix colons amenés par le capitaine Régimont.

Pronis. — Les agents de la Société, Pronis et Foucquem-


bourg, s'établissent à Manghafia; ils prennent successivement
possession de Sainte-Marie, de la baie d'Antongil, installent
des postes à Fénériffe, à Mananara; puis ils construisent dans
la presqu'île de Thalangar ou Taolanara une forteresse qui
reçoit le nom de Fort-Dauphin. Mais Pronis est mauvais admi-
nistrateur ; adonné aux femmes et aux liqueurs spiritueuses, il
a bientôt fait de changer en haine les dispositions bienveil-
lantes que les naturels nous ont tout d'abord montrées.
En 1646, il est emprisonné par ses propres compagnons et
demeure aux fers pendant plus de six mois, jusqu'à l'arrivée
d'un navire de renfort. Une seconde révolte éclate; elle est
comprimée par Pronis, qui déporte à Bourbon une douzaine
des plus mutins : ce furent les premiers colons de cette île
jusqu'alors inhabitée.
Etienne de Flacourt. — La Compagnie, instruite des
déportements de Pronis, le remplace par un de ses directeurs,
Etienne de Flacourt, qui arrive à Madagascar en 1648. S'il est
intègre, si ses compatriotes n'ont pas à se plaindre de lui,
Flacourt est ennemi de la douceur à l'égard des naturels : il les
terrorise, détruit en deux ans cinquante-deux villages, et, au
bout de quatre années de guerres continuelles, il a soumis à
notre puissance tout le sud de Madagascar.
Cette soumission n'est qu'apparente ; vienne à disparaître
le terrible guerrier, les Madécasses auront bientôt fait de
secouer le joug.
MADAGASCAR 373
Resté cinq ans sans secours de la mère patrie, alors en
proie aux troubles de la Fronde, Flacourt passe en France,
laissant à Pronis le gouvernement de la colonie.
Le nom de Flacourt est indissolublement lié à celui de
Madagascar. C'est lui qui a publié le premier livre sérieux sur
cette île. On y trouve les renseignements les plus complets sur
les populations, sur leurs moeurs et leurs coutumes, sur les
ressources agricoles et minéralogiques du pays, et cet ouvrage
est encore aujourd'hui considéré comme un document histo-
rique d'une incontestable valeur.
La Compagnie des Indes était arrivée au terme de sa con-
cession et son échec était complet. Elle fut réorganisée sous la
présidence du maréchal de La Meilleraye, mais le résultat ne
fut pas meilleur. Du Rivaut, Champmargou se succèdent dans
le commandement de la colonie : après des alternatives de
revers et de succès, les Français en furent réduits aux dernières
extrémités et bloqués, par les indigènes soulevés en masse,
dans Fort-Dauphin.

Colbert et la Compagnie des Indes. — Mazarin avait


été trop distrait
par le soin de sa sûreté personnelle pour
donner suite aux projets formés par Richelieu. C'est Colbert
qui les reprend. Fort de l'insuccès de la Compagnie de La
Meilleraye, il profite de ce qu'elle est arrivée à la fin de sa
concession décennale pour substituer à l'initiative privée une
colonisation officielle.
Le grand ministre crée une agitation factice; il fait circuler,
en apparence sous le manteau, des brochures qu'il a com-
mandées à Charpentier, où sont vantés les avantages des
colonies et du commerce d'outre-mer, où sont données en
exemple les prodigieuses richesses de la Compagnie hollandaise
des Indes orientales, où il est fait de Madagascar une descrip-
tion dithyrambique.
Puis, comme il craint que l'insuccès des opérations des
deux sociétés qui se sont succédé n'effraye le public, il orga-
nise une souscription officielle, en tête de laquelle s'inscrivent
le roi, la reine, les princes du sang et les courtisans les plus
en vue. Ainsi patronnée par le souverain, l'oeuvre est bientôt
constituée. Au mois d'août 1664, un édit de concession donne
à la Compagnie, à perpétuité,
avec les droits de justice, seigneurie
et souveraineté absolue, toutes les terres qu'elle pourra découvrir
ou conquérir. Un édit de 1665 donne à Madagascar le nom d'île
Dauphine ; sur le sceau royal que Louis XIV offre au Conseil
374 LA FRANCE COLONIALE
souverain de la colonie se lit un nom plus glorieux : France
orientale.
n'est pas la faute de Colbert si, à ce moment, nous ne
Ce
nous sommes pas établis définitivement à Madagascar : c'est
aux hommes par lui employés qu'il faut l'attribuer. Les gou-
verneurs, ceux qui ont une part d'autorité, si minime soit-elle,
les colons eux-mêmes, n'ont d'autre préoccupation que le
pillage. Ils se croient en pays conquis, pressurent et maltraitent
les indigènes au lieu de se les attacher par un gouvernement
juste et paternel. Champmargou n'a pas assez d'autorité pour
astreindre les Français à la culture du sol, pour les plier à un
commerce honnête et loyal, choses que Colbert ne cesse pour-
tant pas de recommander.
Le comte de Mondevergue, qui était parti avec un convoi
considérable, n'arriva à Madagascar qu'après, une navigation
aussi longue que pénible à la veille de la saison de l'hivernage,
si bien que ceux des colons qui avaient résisté aux fatigues
du voyage furent emportés par les fièvres.
Bien conseillé, Mondevergue rompit avec la politique suivie
par ses prédécesseurs et s'efforça de se concilier lès habitants;
il aurait merveilleusement réussi dans cette voie, si la Com-
pagnie, avertie des malversations de ses agents, ne l'avait
rappelé en France.
Madagascar fait retour à la couronne. — Depuis
quelque temps déjà, ses directeurs s'apercevaient que le plus
clair de leurs ressources était absorbé par Madagascar et cela
sans ombre de profit. Ils demandèrent donc à Louis XIV de lui
restituer cette île pour consacrer toutes leurs ressources au
commerce de l'Inde, qu'ils supposaient devoir être beaucoup
plus fructueux.
Toute entreprise de colonisation est une opération à long-
terme. Ce ne sont pas ceux qui s'imposent les sacrifices exigés
par les premiers frais d'installation qui recueilleront des béné-
fices, ce sont leurs descendants. Aussi n'avons-nous jamais
pu
comprendre que des sociétés s'établissent pour coloniser un
pays. Qu'on l'exploite, rien de mieux; c'est ce qu'ont fait les
Hollandais aux îles de la Sonde, c'est ce que nous allons faire
au Tonkin et au Congo ; mais, pour créer une colonie, il faut
qu'un pays, par la voix de ses représentants, y consente, qu'il
sache d'avance qu'il sera long d'en recueillir les fruits, qu'il
s'attende à toutes les déceptions et, s'il veut réussir, qu'il per-
sévère malgré vent et marée, en faisant une étude constante
des ressources et des besoins de la contrée.
MADAGASCAR 375
Le 12 novembre 1670, Madagascar était remise entre les
mains du roi et un nouveau gouverneur et lieutenant général,
de La Haye, arrivait bientôt à la tête d'une flotte nombreuse.
Vain de son titre, arrogant et dur, il sait en peu de temps se
mettre à dos Français et Madécasses. Ces derniers lui infligent
un cruel revers, après lequel de La Haye abandonne l'a partie et
remonte sur ses vaisseaux. Laissés à eux-mêmes, Champ-
margou, puis Larose, sont tués. La Bretesche, gendre de ce
dernier, jugeant la partie perdue, s'embarque; et les derniers
Français restés à Madagascar sont bloqués dans le Fort-Dauphin
où, dans la nuit de Noël 1672, ils sont pour la plupart massa-
crés. Notre colonie avait vécu.
Ce n'est pas au moment où l'Europe est tout entière liguée
contre nous, où nous n'avons ni assez d'hommes ni d'argent
pour résister à nos ennemis, que Louis XIV peut envoyer une
nouvelle expédition à Madagascar. Il ne fit rien pour rétablir
notre domination; mais il ne voulut pas, du moins, non plus
que son successeur, abandonner nos droits. Des arrêts du
conseil de juin 1686, mai 1719, juillet 1720, juin 1721, procla-
mèrent Madagascar possession française.

Madagascar au dix-huitième siècle. — Si nos expé-


ditions officielles sont rares sous les règnes de Louis XV et de
Louis XVI, si nous n'avons guère à citer que l'exploration sans
résultat de la baie d'Antongil par Charpentier de Cossigny, ce
n'est pas que nombre de propositions n'aient été faites au
ministère; les cartons des archives de la Marine et des Affaires
étrangères en sont remplis. En 1750, un agent de la Compagnie
des Indes, Gosse, obtient de la reine Béty la cession à perpé-
tuité de l'île Sainte-Marie, événement qui marque une reprise
très sensible de notre commerce avec tous les ports de la côte
orientale. Béty épouse le caporal Labigorne et, pendant dix-
sept ans, de 1750 à 1767, celui-ci organise les échanges entre
les naturels et les négociants de Bourbon et de l'île de France.
Que des particuliers fissent la traite, entretinssent le souvenir
de notre nom et de notre influence, cela ne pouvait plaire au
conseil du roi qui fit rappeler par le gouverneur Dumas,
en 1767, que le roi s'était réservé le privilège exclusif du
commerce sur les côtes de Madagascar. Cependant il fallait bien
vivre : nos deux petites îles Bourbon et Maurice, tout entières
adonnées à la culture rémunératrice de la canne à sucre,
n'avaient pas assez de terrain pour se livrer à l'élève du
bétail. Madagascar, si voisine, en regorgeait : inhibitions et
376 LA FRANCE COLONIALE
défenses furent impuissantes à arrêter un commerce nécessaire
à l'existence même de ces colonies.
D'un autre côté, craignant de n'être plus que des dépendances
de la grande terre et jalouses des immenses bénéfices que leur
procuraient leurs cultures, ces deux îles soeurs n'auraient pu
voir avec plaisir l'établissement d'une colonie sérieuse et
durable à Madagascar. Grâce à cet égoïsme, que les colons eurent
le talent de faire partager à leurs gouverneurs, des tentatives
comme celles de Maudave et de Béniowski échouèrent miséra-
blement.
M. de Maudave voulait relever les ruines de Fort-Dauphin et
« par la seule puissance de l'exemple, des moeurs, d'une police
supérieure et de la religion », il entendait restaurer notre
antique influence. Mais il projetait de supprimer la traite des
esclaves : c'en fut assez pour qu'on ne lui expédiât aucun secours
de Bourbon et de l'île de France, colonies qui vivaient de
l'esclavage.
Béniowski. — La tentative de Béniowski fut plus près
de réussir, et c'est au gouvernement métropolitain qu'il faut
en attribuer l'échec. Fils d'un général au service de l'Autriche,
Béniowski avait commencé par servir et s'était distingué pendant
la guerre de Sept ans. Après différents, voyages en Allemagne,
en Hollande, en Angleterre, il passe en Pologne et prend part
à la guerre d'indépendance contre la Russie. Colonel, il est deux
fois de suite fait prisonnier. Interné à Kazan, il est accusé
d'avoir pris part à un complot et déporté au Kamtchatka
en 1771. Là, ses aventures tournent tout à fait au roman. Il se
met à la tête d'un certain nombre d'exilés, attaque la garnison
et s'empared'un bâtiment sur lequel il revient en Europe. Tant
d'énergie, de vaillance, des manières nobles et un air de
bravoure naturel avaient fait de Béniowski un homme à la
mode.
Il trouve des protecteurs, et le ministre d'Aiguillon lui confie
trois cents hommes avec lesquels il s'embarque pour Madagascar.
Sans être éclairé par l'échec des tentatives précédentes, c'est
dans la baie malsaine d'Antongil, qu'il installe son établisse-
ment. Le général « la Fièvre » ne tarde pas à l'en faire repentir.
Aventurier dans toute la force du mot, Béniowski ne connaît
que la guerre : il la sait et profite de ses avantages. Assurément
il aurait réussi à soumettre à ses armes l'île tout entière, s'il
n'avait été entravé continuellement par les jalousies, les tracas-
series mesquines, la malveillance avouée du gouverneur et des
MADAGASCAR 377
habitants de l'île de France. Il était arrivé à prendre un tel
ascendant sur les indigènes qu'ils le choisissaient pour arbitre
dans leurs différends de tribu à tribu, et dans un grand kabary,
auquel plus de 20 000 indigènes assistèrent, ils se mirent
d'accord. La paix, qui devait permettre à la nouvelle colonie
un rapide développement, avait été décidée dans cette impor-
tante réunion. C'est grâce à son énergie que Béniowski parvint
à semer de forts la côte orientale, à ouvrir des routes, à cons-
truire des canaux, à installer des bâtiments de toute sorte.
En 1775, une négresse qu'il avait ramenée de l'île de France,
s'en allait de tribu en tribu, racontant que Béniowski était le
petit-fils de Ramini, chef suprême de la province de Manahar,
le dernier des ampanjakabé. Aussi, l'année suivante, une dépu-
tation de douze cents Malgaches lui annonçait-elle qu'il était
revêtu de cette dignité souveraine, et l'orateur ajoutait qu'ayant
entendu dire que le roi de France avait l'intention de retirer
Béniowski de Madagascar parce qu'il ne voulait pas faire d'eux
des esclaves, ils juraient de ne l'abandonner jamais et de le
protéger au contraire contre les Français; ils le pressèrent
ensuite de quitter le service de la France et de choisir le lieu
de sa résidence.
Un des premiers soins de Béniowski fut de démontrer à ses
nouveaux sujets la nécessité d'un traité avec cette puissance et,
malgré l'opposition des chefs, il s'embarqua (10 décembre 1776).
Ses ennemis reprennent courage, les calomnies recom-
mencent et il lui est impossible de faire adopter ses vues. Enfin,
lassé de tant d'années passées en démarches inutiles, dégoûté
par un mauvais vouloir aussi marqué que persistant, il passe
tour à tour en Autriche et en Angleterre, où ses projets ne
reçoivent pas meilleur accueil.
Sept années s'étaient écoulées lorsque, sur le conseil de
Franklin, Béniowski s'embarque pour les États-Unis, résolu à
agir désormais pour son propre compte. Une maison de Balti-
more lui fournit les marchandises et les hommes dont il a
besoin, et, en 1784, il débarque sur la côte occidentale de Mada-
gascar, en face de Nosy-Bé.
Reconnu aussitôt, accueilli avec enthousiasme, il regagne
la baie d'Antongil et se remet à l'oeuvre. Qu'arriva-t-il exacte-
ment? On ne le saurait dire ; on est trop assuré de la malveil-
lance des administrateurs de Maurice et de Bourbon pour ne pas
suspecter les renseignements qu'ils envoyèrent en Europe.
A la suite d'un conflit survenu entre Béniowski et le direc-
teur d'un magasin de riz appartenant à un colon de l'île de
378 LA FRANCE COLONIALE
France, une compagnie du régiment de Pondichéry est envoyée
contre Béniowski et, dans une rencontre où il n'est accompagné
que de trois Européens, il tombe sous les balles françaises,
le 23 mai 1786.
Ainsi périt misérablement cet aventurier qui, par sa fermeté
et sa justice, avait su s'attacher si étroitement les Malgaches.
Ses vues politiques, fondées sur la connaissance intime des
moeurs et des habitudes des indigènes, avaient été systéma-
tiquement dénaturées, et l'on n'avait voulu voir en lui qu'un
effronté menteur et un rebelle alors qu'il ne songeait qu'à doter
la France d'une magnifique colonie. Triste époque que celle où
les Dupleix et les Béniowski sont méconnus et persécutés!
Madagascar pendant la Révolution et l'Empire.
— Pendant la période révolutionnaire, il fut impossible de rien
tenter de sérieux, et les missions données à D. Lescalier et à
Bory de Saint-Vincent n'eurent aucun résultat pratique. Malgré
la guerre ou plutôt grâce à la guerre, nos établissements à
Madagascar devenaient plus nombreux, plus importants, si
bien que le général Decaen dut installer à Tamatave une sorte
de représentant officiel, Sylvain Roux, qui fut, après la prise
de l'île de France par les Anglais, obligé de capituler à son
tour.
Prétentions anglaises après 1815 : Farquhar.
— Les choses restèrent en l'état jusqu'en 1815, époque où
l'île de France fut cédée à l'Angleterre. Le 25 mai de l'année
suivante, le gouverneur anglais Farquhar adressait au gou-
verneur de Bourbon une dépêche dans laquelle il était dit que
le gouvernement anglais, en se référant à l'article VIII du
traité de Paris, considérait Madagascar comme une dépendance
de l'île de France, et qu'en conséquence, lui, Farquhar, pou-
vait accorder des licences aux navires français qui voudraient
établir quelque commerce avec Madagascar.
Officiellement désavoué, mais en secret encouragé, Farquhar
changea ses batteries. Informé qu'il existait, sur les hauts pla-
teaux, un petit peuple actif et remuant, les Hova, gouverné
par un despote ambitieux, Radama, il résolut de le pousser à
s'emparer de l'île tout entière. Ce fut d'autant plus facile
qu'au moment de mourir Andianampoinimerina avait adressé
à son fils ces paroles qui furent la règle de toute vie :
Souviens-toi bien, mon fils, que Dieu nous a donné sa
« ce royaume
dont les seules limites sont les eaux de la mer. Des présents
»
et une forte pension aidèrent à la conclusion d'un traité. Des
MADAGASCAR 379
missionnaires chargés de faire l'éducation de l'enfance, des
instructeurs pour initier les adultes au métier des armes et à la
tactique européenne, furent en même temps envoyés aux Hova.
Pendant que se nouaient ces intrigues, le gouvernement
français était dans une ignorance et une quiétude parfaites.
Comprenant l'insuffisance de Bourbon, il cherchait un port
d'abri et de ravitaillement pour nos flottes se rendant dans
l'Inde. Les ports les plus voisins étaient ceux de Madagascar,
mais, avant de nous y établir, on commença par réoccuper l'île
Sainte-Marie dont on confia le gouvernement à Silvain Roux,
qui fut en même temps chargé de renouer des rapports avec
les chefs des environs de Tintingue, de Fénériffe et d'Antongil.
Ces entreprises, pourtant si modestes, déterminèrent Far-
quhar à lâcher Radama sur les tribus de la côte, car il importait
de le voir maître des ports qui nous faisaient envie et dont il
pourrait accorder aux Anglais la libre pratique.
Madagascar et la Restauration. — Il y avait trois
partis à prendre : le gouvernement français ne sut s'arrêter à
aucun. Disputer Radama à l'Angleterre, c'était possible, mais
c'était l'abandon de nos droits séculaires; l'attaquer directement,
les ressources de notre budget s'y opposaient ; ameuter contre
les Hova les tribus malgaches, six fois plus nombreuses,
leur fournir des armes et leur donner pour instructeurs
quelques-uns de ces officiers en demi-solde qui gênaient tant
la Restauration, c'eût peut-être été le parti le plus habile et le
moins compromettant.
Liguées d'elles-mêmes contre les Hova, nous laissâmes
écraser les tribus malgaches. Puis, mis en goût par ce succès
et par notre inertie qu'il prenait pour de la peur, Radama
défendit, sous peine de mort, à ses sujets de nous fournir des
vivres. Comme Sainte-Marie ne produisait rien, nous n'avions
plus qu'à quitter la place.
Le ministre de la Marine, Hyde de Neuville, le comprit et
résolut d'envoyer une petite expédition contre les Hova.
La reine Ranavalo. — Sur ces entrefaites, Radama
étant mort et sa veuve Ranavalo lui ayant succédé, une vio-
lente réaction s'était produite et les Anglais, jusqu'alors tout-
puissants, tombèrent en disgrâce. Le gouverneur de Bourbon
fit pressentir Ranavalo au sujet de la reconnaissance de nos
droits : il la trouva intraitable, et l'amiral Gourbeyre reçut
l'ordre de commencer les opérations. Il s'empara de Tintingue,
mais éprouva devant Foulpointe un échec, que ne répara pas
380 LA FRANCE COLONIALE
la destruction du fort de Pointe à. Larrée. De tous côtés des
offres nous étaient faites par les Malgaches, et, si Gourbeyre
eût un peu compris la situation, il aurait pu déchaîner contre
les Hova un orage qui les eût emportés. Il n'avait, pour cela,
qu'à donner les armes qu'on lui demandait. Son refus, en nous
privant du secours des victimes des Hova, et elles étaient fort
nombreuses, nous condamnait à faire une expédition coûteuse
et un armement considérable. Or, on était en 1829 ; la situation
politique en France était trop tendue pour qu'on se lançât dans
une semblable aventure.
Madagascar et la Monarchie de Juillet. — Le
gouvernement de Louis-Philippe, qui ne craignait rien tant
qu'un conflit avec l'Angleterre, abandonna Tintingue et, si l'on
n'en fit pas autant de Sainte-Marie, c'est que les colons qui s'y
étaient établis réclamèrent une indemnité. En 1832, la corvette
française la Nièvre explora la baie de Diégo-Suarez, mais on
n'y fit pas d'établissement.
Notre faiblesse eut des conséquences imprévues. Tranquilles
de notre côté; les Hova, comprenant très bien qu'ils n'avaient
été que les instruments des Anglais et qu'il faudrait compter
un jour avec eux, résolurent de saper leur influence par la base
Ils interdirent aux missionnaires les fonctions d'instituteurs,
les empêchèrent de convertir les indigènes, frappèrent d'une
amende les nouveaux convertis et installèrent dans tous les
ports des postes armés afin de monopoliser le commerce et
empêcher la contrebande de guerre qui, en fournissant des
armes aux Malgaches, leur aurait permis de lutter avec égalité
contre leurs oppresseurs. Ces mesures ne furent pas appliquées
sans résistance, et les massacres furent si nombreux et si
répétés que la population de Madagascar, qu'on estimait à près
de cinq millions en 1815, tomba à trois millions et demi.
Des lois restrictives et tyranniques furent promulguées et le
système des exactions, des injustices et des persécutions devint
tel qu'un dernier décret ne laissa aux étrangers que l'alterna-
tive d'être expulsés ou de vivre sous le régime arbitraire auquel
étaient soumis les Malgaches. Anglais et Français se trouvèrent
cette fois d'accord pour protester. Ils bombardèrent Ta-
matave, en 1845, mais une tentative de débarquement échoua,
et les Hova célébrèrent leur triomphe par le massacre des
chrétiens. A la suite de ces événements, la grande île resta
huit années fermée au commerce européen.
Si nos insuccès se répétaient à la côte orientale où nous
MADAGASCAR 381
étions en contact direct avec les Hova, sur la bande occiden-
tale, possédée par des Sakalaves, nous nous étions fait céder,
de 1840 à 1842, les îles Nosy-Bé, Nosy-Mitsiou, Nosy-Cumba et
Mayotte, tandis que, sur la grande terre, nos territoires allaient
de la baie Pasandava au cap Saint-André. Ceux des Antankares,
qui possédaient tout le nord de l'île, se plaçaient sous le pro-
tectorat de la France.
Français à Madagascar : Lastelle, Saborde, Lam-
bert. — Durant l'interruption des relations officielles, deux
Français étaient parvenus à se créer une haute situation auprès
de la reine Ranavalo et du prince Rakoto, qui devait monter
sur le trône sous le nom de Radama II. L'un, M. de Lastelle,
qui avait introduit en deux fois trente-trois mille fusils, de la
poudre et des canons, avait fondé de magnifiques établissements
agricoles à Mahéla. Il y élevait à la fois, au dire de l'amiral
Page, trente mille boeufs, exportait par millions de kilogrammes
le sucre de ses sucreries, employait dix-neuf navires et mille
matelots à transporter le riz qu'il avait recueilli dans ses plan-
tations. L'autre, M. Laborde, avait installé à Tananarive des
usines, des forges, des fonderies, des fabriques de savon, de
porcelaine, bref, n'employait pas moins de dix mille ouvriers.
Tous deux avaient eu l'habileté d'intéresser la reine à leurs
entreprises.
Ces deux patriotes, émerveillés des ressources de la con-
trée, rêvaient de les faire exploiter par des ingénieurs euro-
péens.
L'arrivée à Tananarive d'un négociant de Bourbon, M. Lam-
bert, qui avait rendu l'année précédente un service signalé au
gouvernement hova, vint donner un corps à ces projets acceptés
par le prince Rakoto. Il fut décidé qu'une grande société à
capital considérable serait fondée pour l'exploitation des
richesses forestières et minérales de Madagascar. En même
temps, afin de donner plus de confiance aux bailleurs de fonds,
le protectorat de la France sur Madagascar serait déclaré et
accepté par Rakoto.
Madagascar et le second Empire. — Au lieu d'ad-
hérer purement et simplement, Napoléon III mit à sa réponse,
comme condition, le consentement de l'Angleterre et envoya
Lambert à Londres déclarer que la Compagnie de Madagascar
serait composée, à nombre égal, de Français et d'Anglais.
Lambert n'était pas diplomate; il eut le tort de peindre à
lord Clarendon la situation telle qu'elle était. Ce dernier refusa
382 LA FRANCE COLONIALE
l'offre qui lui était faite, mais prit bonne note des renseigne-
ments qui lui étaient si bénévolement fournis. Il dépêcha
aussitôt à Tananarive le méthodiste William Ellis. Quelques
jours après l'arrivée de celui-ci, un délateur payé apprenait
à Ranavalo, en juillet 1853, qu'une vaste conspiration, dont les
chefs étaient MM. de Lastelle, Laborde et le prince Rakoto,
avait été ourdie par les blancs, pour lui arracher la couronne
et la vie.
Ellis est aussitôt proclamé sauveur. Les blancs sont saisis,
leurs biens confisqués et leur expulsion immédiate est décrétée.
Immédiate! on ne mit pas moins de quarante jours pour les
conduire à la côte, par les endroits les plus malsains, alors que
dix jours auraient suffi. Cette exécution ne suffisant pas à
calmer le gouvernement affolé, il ordonna le massacre des
chrétiens, et, comme à ce moment il n'y en avait pas d'autres
que des méthodistes, ce furent les cor eligionnaires d'Ellis qui
furent les victimes de son odieuse délation.

Radama II. — Ranavalo mourut le 18 août 1861. Le


premier acte de son successeur, Radama II, fut de rappeler
MM. Laborde et Lambert, ce dernier recevant mission d'orga-
niser la compagnie dont nous avons parlé plus haut. Nous avons
dit combien M. Lambert manquait d'expérience diplomatique;
Radama, malgré les sages conseils de M. Laborde, ne fit pas
preuve de plus d'habileté. Dans sa hâte de tout transformer,
loin de ménager la transition, il semblait prendre plaisir à
blesser les susceptibilités nationales, à froisser les intérêts
des grands, s'entourant d'hommes nouveaux, supprimant les
douanes et par cela même le plus gros revenu de l'État, abo-
lissant la corvée, autorisant le séjour des étrangers et l'exer-
cice de la religion chétienne : maladresses dont Ellis, qui était
ausitôt accouru de Maurice, sut tirer parti, fomentant le
mécontentement et la résistance.
En Europe, M. Lambert ne faisait pas de meilleure besogne.
Toujours sous prétexte de ne pas éveiller les susceptibilités de
l'Angleterre, il décidait Napoléon III à ne pas exercer, tout en
les réservant, nos anciens droits ; il faisait reconnaître Radama
comme roi de Madagascar, et, en faisant ouvrir Madagascar au
commerce et eux entreprises du monde entier, ne réservait
aucun privilège pour la France.
C'était sur ces bases que fut signé à Tananarive, par Ra-
dama II et le commandant Duval, le traité du 12 septembre 1862.
Malgré les tergiversations et les lenteurs inhérentes à la.
MADAGASCAR 383
constitution de la compagnie, déjà des études se faisaient à
Vohémar, à Ambavatoby, et l'on se croyait à l'entrée d'une ère
nouvelle, lorsqu'à Tananarive éclate la révolution de mai 1863,
au cours de laquelle Radama, n'ayant pas voulu renoncer à ses
projets et livrer ses amis aux conjurés, est étranglé (12 mai).
Sa veuve Rabouda, est alors proclamée reine, sous le nom de
Rasoherina, et obligée d'épouser le fils de Rainiharo, le ministre
et mari de Ranavalo.
Est-il besoin de chercher le nom de l'instigateur de cette
révolution de palais? Bien qu'il soit resté dans l'ombre, la main
d'Ellis, notre ennemi acharné, s'y laisse reconnaître.
Le 1er avril 1868 la veuve de Radama II mourait et sa cou-
sine Ramoma lui succédait sous le nom de Ranavalo II.
Occupés au Mexique à faire la besogne que l'on sait, nous
n'élevâmes aucune réclamation au sujet de la violation. du
traité passé avec Radama, et nous nous contentâmes d'exiger une
indemnité de 1 200 000 francs en faveur des membres de la Com-
pagnie, obligés de renoncer à l'affaire qu'ils avaient entreprise.
Le 4 août 1868 fut signé, à Tananarive, par M. Garnier, un
nouveau traité, qui, en échange de quelques avantages pour la
colonie et le commerce français, reconnaissait la pleine souve-
raineté de la reine sur la totalité de Madagascar.
Les missions britanniques. — Depuis cette époque,
l'Angleterre a repris son ancien masque religieux et humani-
taire; elle a augmenté le cadre de sa mission méthodiste; le
zèle de ses convertisseurs n'a plus connu de bornes ; la corvée,
la bastonnade, le service militaire sont devenus entre les mains
des néo-chrétiens des moyens de conversion éloquents, et leurs
pratiques ont été tellement scandaleuses que des fonctionnaires
anglais ont publiquement affiché leur mépris et leur réproba-
tion. Admirables espions, rompus à toutes les besognes,
même les plus répugnantes, les méthodistes ont voulu repré-
senter les habitants de Madagascar comme des protestants
zélés et convaincus dont la France catholique ne saurait respec-
ter les convictions. C'est en s'appuyant sur cette prétendue
communauté de religion que les ambassadeurs hovas sont
allés, en 1882, demander protection à l'Angleterre et à l'Alle-
magne.
384 LA FRANCE COLONIALE

CHAPITRE II

LA GUERRE DE 1882-1885

Causes de la guerre. Ces causes ont été longue-



ment exposées dans les Livres jaunes publiés par le ministère
des Affaires étrangères ; résumons-les brièvement :
M. Laborde était mort en 1878, laissant sa fortune à ses
deux neveux, MM. Edouard Laborde et Campan, ce dernier
chancelier du consulat français à Tananarive. Ces héritiers
ayant commencé à bâtir, sur un des terrains dépendant de la
succession, une maison de rapport, le gouvernement hova leur
défendit de continuer leurs travaux, car ils n'avaient pas le
droit, disait-il, de construire sur un terrain qui avait fait
retour, par la mort du concessionnaire, au domaine national.
Or, le traité du 8 août 1868 dit précisément le contraire.
Son article 4 est ainsi conçu :
« Les
Français pourront, comme les sujets de la nation la
plus favorisée et en se conformant aux lois et règlements du.
pays, s'établir partout où ils le jugeront convenable, acquérir
toute espèce de biens meubles et immeubles... Les baux et con-
trats de vente seront passés par acte authentique devant le con-
sul de France et les magistrats du payé. »
L'article 11 ajoute : « Les biens des Français décédés à
Madagascar ou des Malgaches décédés sur le territoire français
seront remis aux héritiers ou, à leur défaut, au consul. »
La promulgation de la loi 85, sur laquelle les Hovas
s'appuyaient, loi qui déclare que toute terre appartient à la
reine, qu'elle ne peut être vendue ou aliénée et qu'elle doit tou-
jours faire retour à l'État, est postérieure au traité du 8 août 1868.
Comme l'article 22 du même traité déclarait qu'aucun change-
ment ne pouvait y être apporté sans le consentement respectif
des parties contractantes, comme nous n'avions été ni consultés
ni pressentis sur la publication de cette loi qui venait détruire
l'esprit et la lettre de notre traité, il en résultait que la pré-
tention du gouvernement d'Imérina ne se pouvait soutenir en
droit international.
M. Laborde « n'avait, pas plus qu'un autre, le droit de
posséder des terres à Madagascar », disaient encore les Hova.
A cette assertion aventurée, on répondait en produisant un
MADAGASCAR 385
certificat prouvant que ces terrains avaient été donnés en toute
propriété à M. Laborde par Radama II.
Cet acte, ripostait le ministère malgache, porte une date
postérieure à la mort de Radama, et M. Laborde, chez qui les
sceaux du monarque étaient ordinairement déposés, avait bien
pu en disposer. Le consul français répondait à cette imputation
calomnieuse, en désaccord formel avec le caractère bien connu de
M. Laborde, que l'acte en question portait la signature de deux
Malgaches qui avaient servi de témoins. Il fut aussitôt enjoint
à ces deux derniers de ne pas répondre si leurs signatures
étaient vraies ou fausses. La mauvaise foi des Hova était évi-
dente ; l'agent français ayant déclaré qu'il se voyait dans l'obli-
gation d'en référer à son gouvernement, le ministre hova lui
répondit, en riant 1, que c'était là son affaire.
Ce n'était pas le seul grief que nous eussions contre les
Hova. Au mois de mars 1881, le coutre le Touélé ayant fait
naufrage, le patron, son fils et deux matelots avaient été assas-
sinés par des Sakalaves. Nous avions demandé une indemnité
au gouvernement hova, et il ne nous semble pas que nos agents
aient été bien inspirés en cette circonstance. Voici nos raisons.
On se rappelle que, le 14 juillet 1840, Nosy-Bé et Nosy-
Cumba avaient été cédées à la France avec des droits de
souveraineté sur la côte occidentale, depuis la baie de Pasan-
dava jusqu'au cap Saint-Vincent, par Tsiouméka, princesse
sakalave.
En 1841, Tsimiaro, roi d'Ankara, avait cédé à M. Passot
Nosy-Mitsiou(Nosy veut dire île) et tout le territoire d'Ankara;
un peu après, Andrian Sala nous avait à son tour cédé Nosy-
Fali et plus tard Mayotte.
Or, le meurtre des matelots du Touéle ayant été commis
sur le territoire cédé à la France et par des Sakalaves soumis
à notre protectorat, nous n'avions pas à réclamer d'indemnité
au gouvernement hova. Agir autrement, c'était admettre impli-
citement la validité de ses prétentions sur ces territoires ; aussi
s'empressa-t-il de payer la somme que nous réclamions.
Jamais il n'avait voulu reconnaître notre domination sur la
partie nord-occidentale de Madagascar, car, disait-il, en
1824, Radama avait fait la conquête du pays, qui avait toujours
continué à lui payer tribut. De plus, le traité du 12 septembre
1862 avait reconnu Radama II comme roi de Madagascar et les
Français avaient établi à Tananarive et à Tamatave des con-

1. Livre jaune. Affaires de Madagascar, 1881-1883.


FRANCE COLONIALE. 25
386 LA FRANCE COLONIALE
suls qui n'avaient exercé, et n'exerçaient encore, leurs fonctions
qu'en vertu de l'exequatur du gouvernement hova.
Si le traité de septembre 1862 réservait formellement nos
droits, les Hova avaient bien soin de le passer sous silence
pour n'invoquer que celui de 1868, qui proclamait la pleine
et entière souveraineté de Ranavalo II sur Madagascar tout
entière.
On voit par cet exposé, sincère que nous n'avions pas tou-
jours été conséquents avec nous-mêmes et que le gouvernement
de Napoléon III avait, à deux reprises, en 1862 et 1868, com-
mis de lourdes fautes en donnant à des souverains hova le
titre de roi de Madagascar. Les Hova en tiraient parti, quoi de
plus naturel ? Ces fautes de la. diplomatie napoléonienne furent
en très grande partie les causes du conflit récent ; elles donnaient
une apparence de raison aux réclamations des Hova. Elles
n'ont rien à faire cependant avec la succession Laborde, avec
l'insolence toujours croissante des ministres hova, insolence
qu'avaient porté à son comble nos malheurs de 1870, l'influence
toujours croissante des indépendants, ainsi qu'on désigne les
missionnaires anglais, et l'instabilité de notre politique
coloniale.
Aussi le gouvernement hova fut-il très surpris, lorsqu'il vit,
au ton des dépêches de MM. Challemel-Lacour et Jules Ferry,
que le temps des indécisions était passé, que nous étions per-
suadés de la réalité de nos droits, que nous les ferions valoir,
que nous ne supporterions pas les injustices, les torts et les
dommages faits à nos nationaux, que nous saurions A^enger les
injures et les insultes faites à nos agents et à notre pavillon.
La situation, déjà très tendue, allait se dénouer d'une façon
violente.
Dès 1877, la baie Pasandava et tous les territoires cédés à
la France en ces parages avaient été visités par l'évêque angli-
can Kestell Kornish et le missionnaire Bachelor. En 1881, pen-
dant que l'amiral anglais Gore Jores allait conférer à Tana-
narive. avec la reine et le premier ministre, un missionnaire,
M. Pickersgill, et un photographe, M. Parrett, qui passe pour
un agent politique anglais, rendaient successivement visite à
Binao, reine de Bavatoubé, à Mounza, roi d'Ankify (ces deux
localités sont situées dans la baie Pasandava), et enfin au vieux
roi Tsimiaro, qui vivait encore à Nosy-Mitsiou.
Ces chefs, qui sont tous sous le protectorat de la France,
furent sondés et on les engagea à monter à Tananarive et à
saluer la reine en qualité de bons voisins, démarche qui
ne
MADAGASCAR 387
tirait pas à conséquence. S'ils ne furent pas persuadés, ces
chefs se dirent du moins que la France est loin et les Hova
tout près; ils envoyèrent donc une sorte d'ambassade dans
l'Imérina où les accompagna M. Parrett. Très bien accueillis
par la reine, ils étaient de retour au mois de janvier 1881, mais
ils étaient accompagnés d'officiers hova qui avaient ordre de
leur faire arborer de gré ou de force le pavillon de la reine.
Nous fûmes aussitôt avertis de ces faits par les souverains
eux-mêmes. Le gouverneur de Nosy-Bé défendit au vieux Tsi-
miaro d'accepter le drapeau hova et informa aussitôt le
ministre des affaires étrangères des empiétements des Hova.
C'est à cette occasion que M. de Freycinet, dans une dépêche
du 28 mars 1882, déclarait à notre consul, M. Baudais, que le
gouvernement de la République était fermement résolu à « ne
point laisser porter directement ou indirectement atteinte à la
situation qui nous appartient à Madagascar ».

La rupture. — Au mois de mars 1882, le capitaine de


vaisseau Le Timbre, qui commandait notre station navale, se
trouvait à Zanzibar lorsqu'il fut informé par le commandant
de la Pique, le lieutenant de vaisseau Campistro, des menaces
faites à notre consul à Tananarive et des menées des Hova à
la côte nord-occidentale. Avec le Forfait, l'Adonis et la Pique,
le commandant Le Timbre va visiter et rassurer Tsimiaro,
passe à Mojanga et arrive, le 5 mai, à Tamatave. Il proteste
énergiquement contre les agissements des Hova et met l'em-
bargo sur un navire hova, l'Antananarivo, chargé d'hommes
et de vivres. Après s'être ravitaillé à Bourbon, il rentre à
Tamatave, où il trouve M. Baudais qui avait rompu toute rela-
tion avec le gouvernement local et qui était arrivé le 29 mai
après avoir laissé son chancelier, M. Campan, à Tananarive.
Le temps des représentations est passé, il faut agir et
prouver enfin aux Hova que notre longanimité est à bout.
Avec le Forfait, le commandant se rend à Nosy-Bé, où il prend
le gouverneur, M. Seignac-Lesseps, et gagne la baie de Pasan-
dava. Le 16 juin, on mouille devant le village Ampassimiène
et le commandant débarque avec M. Seignac, tous deux sans
armes, fait arracher le drapeau hova et couper le mât de pavil-
lon en morceaux. Il se rend ensuite à l'embouchure de la
rivière Sambiro, la remonte en canot pendant quatre ou cinq
milles, jusqu'au village Béhamaranga, où il fait enlever le
pavillon hova et le remplace par le drapeau tricolore.
Pendant que ces faits se passaient à la côte occidentale, la
388 LA FRANCE COLONIALE
situation de M. Campan dans la capitale était de plus en plus
menacée. Le 24 mai, le gouvernement hova distribuait aux
soldats de la garde 2500 fusils Remington, et, sept jours plus
tard, des articles d'une extrême Adolence contre la France s'éta-
lèrent dans le Madagascar Times, sous le couvert d'un ex-
anglican. Le 6 juin, un placard nuitamment affiché sur sa
porte menaçait de mort M. Campan; cinq jours après les
menaces s'adressaient à tous les Français indistinctement, un
jésuite était insulté et frappé. Le chancelier, se jugeant impuis-
sant à protéger ses compatriotes, partait pour la côte en enga-
geant ceux-ci à l'imiter.
Cette rupture éclatante ne fut pas sans embarrasser le gou-
vernement hova. Afin de faire traîner les choses en longueur
et de paralyser notre action, il fit partir pour la France, le
20 juillet, une ambassade dont le chef était le ministre des
affaires étrangères Ravoninahitriniarivo.
Dans l'intervalle, la reine Ranavalo II était morte, le 13 juil-
let 1882, et avait eu pour successeur une de ses cousines, Raza-
findahétry, proclamée sous le nom de Ranavalo III.
Les négociations commencèrent à Paris le 23 octobre. Les plé-
nipotentiaires hova consentirent à retirer de la côte occidentale
leurs pavillons, leurs garnisons et leurs postes de douane, mais
à la condition qu'ils ne seraient pas remplacés par des postes
français. Nous poussons la condescendance jusqu'à accepter
cette condition exorbitante; aussi, sur la question du droit de
propriété, les Hova se montrent intraitables, ils se refusent à
supprimer la loi 85 et ne consentent qu'à accorder aux Fran-
çais des baux de vingt-cinq ans, renouvelables trois fois, mais
à la volonté du gouvernement hova. Enfin, nos plénipoten-
tiaires ayant voulu faire expresse réserve des droits séculaires
de la France, les négociations sont rompues sans avertissement
par les Hova. Ceux-ci partent nuitamment pour Londres, puis
pour Berlin et l'Amérique où ils vont colporter leurs doléan-
ces, sans pouvoir entraîner contre nous ces puissances, qui se
contentent de démonstrations enthousiastes, mais platoniques.
Premières opérations : le contre-amiral Pierre.
— Le gouvernement français, résolu à agir sérieusement,
remplace la station de la mer des Indes par une division navale
dont le commandement est donné à un homme énergique, le
contre-amiral Pierre, qui part le 15 février 1883 sur la Flore.
Les opérations commencèrent dès son arrivée par le bombarde-
ment de Mouronsanga le 7 mai, d'Amboudimadirou, d'Ambas-
MADAGASCAR 389
simbiniky le 8, d'Ambaliha le 9, de Mahilaka, d'Ankingamiloukou,
d'Anjangoua et de Bémanéviky le 10 du même mois.
Cinq jours plus tard l'escadre, composée de la Flore, du
Vaudreuil, du Beautemps-Beaupré, du Boursaint et de la Pique,
laissait tomber l'ancre devant Mojanga, le port le plus impor-
tant de la côte occidentale. La ville était défendue par trois
forts armés de trente canons et par deux mille hommes qui ne
purent tenir devant le bombardement et qui abandonnèrent la
ville après y avoir mis le feu. Le 17, les troupes descendaient
à terre, occupaient sans trouver de résistance la ville ainsi que
les forts, et nous rouvrions le port au commerce de toutes les
nations après y avoir installé des bureaux de douane.
La nouvelle de la prise de Mojanga était arrivée à Tana-
narive le 24 mai. Les Hova, déjà surexcités par l'échec des
négociations ouvertes à Paris, à tel point que le premier
ministre avait dû engager les Français à ne pas quitter la
capitale, se seraient portés contre nos compatriotes aux derniers
excès, si le ministre, qui le comprit aussitôt, n'avait lancé
contre ceux-ci un ordre d'expulsion immédiate.
Sous la conduite de l'un d'eux, M. Suberbie, qui ne cessa
de donner les preuves les plus éclatantes d'un énergique dévoue-
ment, nos quatre-vingt-dix compatriotes, qui étaient partis le
25 mai de Tananarive, purent atteindre sans accident Tamatave
le 21 juin ; ils entraient dans une ville française.
En effet, le contre-amiral Pierre, après avoir mis une solide
garnison à Mojanga, avait fait voile pour Tamatave, qu'il
avait atteinte le 31 mai avec la Flore, le Forfait, le Beautemps-
Beaupré, le Boursaint, la Creuse et la Nièvre. De concert avec
M. Baudais, il avait aussitôt envoyé à la cour d'Imérina un
ultimatum dans lequel il réclamait la reconnaissance des droits
de la France sur les territoires compris depuis la baie de Baly
à l'ouest jusqu'à la baie d'Antongil sur la bande orientale en
passant par le cap d'Ambre.
Le 9 juin, une réponse négative étant parvenue au comman-
dant des forces françaises, Tamatave, malgré quelques objec-
tions du consul anglais Packenham, fut bombardée, et nos
troupes mises à terre n'eurent qu'à s'opposer aux progrès du
feu que les Hova avaient allumé, en s'enfuyant, aux quatre
coins de la ville.
On n'a pas oublié que le missionnaire anglais Shaw, accusé
de tentative d'empoisonnement sur nos soldats et maintenu en
détention pendant l'instruction de l'affaire qui se termina par
une ordonnance de non-lieu, sut si bien émouvoir l'opinion en
390 LA FRANCE COLONIALE
Angleterre que, pour mettre fin à. un incident désagréable, le
ministère français lui offrit une indemnité de 25 000 francs
qu'il s'empressa d'accepter.
L'amiral Pierre, déjà très gravement atteint de la maladie
qui allait l'emporter peu de temps après, eut aussi quelques
démêlés avec le commodore anglais Johnstone, du Bryad, qui
avait fait tout ce qu'il avait pu pour entraver notre action.
Discussions dans les chambres. — L'amiral Galiber
succéda à l'amiral Pierre dans le commandement des forces
françaises et fut autorisé à reprendre avec M. Baudais les con-
férences avec les plénipotentiaires hova. Ces entrevues, dont
le compte rendu a été publié dans le Livre jaune publié en
1884, n'aboutirent pas, la cour d'Imérina étant informée que
cette politique énergique rencontrait dans le Parlement français
une opposition qu'elle espérait être assez forte pour renverser
le ministère Ferry. C'est au sujet de la demande de vote d'un
crédit de cinq millions que M. Jules Ferry prononça, le
27 mars 1884, un des plus sages et des plus patriotiques dis-
cours qui aient jamais été lancés du haut de la tribune.
Déjà, à propos de la même question, le 31 octobre précédent,
le même orateur avait dit : « Il faut à la France une politique
coloniale. Toutes les parcelles de son domaine colonial, ses
moindres épaves doivent être sacrées pour nous, d'abord parce
que c'est un legs du passé, ensuite parce que c'est une réserve
pour l'avenir. Il ne s'agit pas de l'avenir de demain, mais de
l'avenir de cinquante ou de cent ans, de l'avenir même de la
patrie. Il est impossible, il serait détestable, antifrançais, d'in-
terdire à la France une politique coloniale. »
Cette politique, inaugurée par Henri IV, instituée par
Richelieu, continuée par Mazarin et Colbert, entravée tant de
fois et par nos guerres continentales et par l'instabilité de nos
ministères, elle était reprise encore une fois et par un ministre
énergique qui ne craignait pas de braver une opposition achar-
née.
Opérations de l'amiral Miot. — Une fois qu'il eut
obtenu les subsides qu'il demandait, M. Jules Ferry prescrivit
au nouveau commandant de notre division, l'amiral Miot, une
offensive vigoureuse. Dès le 7 mai 1884, le blocus de Mahanou-
rou était déclaré et dès le lendemain cette place était bombardée.
Ce fut ensuite le tour de Fénérife, puis de Vohémar
au mois
de décembre. d'Ambaonio et de toute sa province, puis, au com-
mencement de 1885, de la baie de Diégo-Suarez. Au moment
MADAGASCAR 391
où le gouvernement qui avait succédé à celui de M. Ferry
(avril 1885) déposait à la Chambre un projet de loi portant
ouverture d'un crédit de 12 190000 francs, nous étions maîtres
incontestés de toute la côte nord de Madagascar et nous occu-
pions tous les ports importants des deux rivages.

Nouvelles discussions dans les Chambres. — A


ce moment l'opposition que M. Jules Ferry avait rencontrée
l'année précédente redoubla ses efforts (juillet 1885). Son leader
ordinaire dans ces questions, M. Georges Périn, s'éleva très
vivement contre la marche qui avait été suivie. MM. Camille
Pelletan et Clemenceau lui vinrent en aide et provoquèrent un
débat passionné, dans lequel MM. de Lanessan, rapporteur du
projet de loi, de Mahy, de Freycinet, ministre des affaires
étrangères, Ballue et Jules Ferry prirent successivement la
parole.
Dans un admirable discours, M. de Mahy réfuta vigoureu-
reusement cette théorie néfaste et de parti pris qui affirme que
la France n'entend rien à l'oeuvre de la colonisation. Il cita
comme exemple le Canada, l'Acadie, la Louisiane, les Antilles
et l'Inde. La perte de ces riches joyaux de notre couronne
coloniale a-t-elle empêché l'invasion et la mutilation de la
France ? N'est-ce pas cette perte qui est au contraire la cause
du malaise dont souffre notre commerce par la restriction de
ses débouchés ? Nous n'entendons pas exterminer les Hova,
mais les adapter à la civilisation par les liens du sang, par la
propagande, par la salutaire contagion des idées et des moeurs,
par le bienfait de nos lois tutélaires.
M. de Freycinet vint ensuite déclarer que notre établisse-
ment sur certains points de l'île était destiné à démontrer aux
Hova notre intention formelle d'y rester jusqu'à ce que satis-
faction complète nous ait été accordée. Quant à M. de Lanessan,
qui était rapporteur de la commission, il se sépara, en cette
occasion, de ses collègues de l'extrême gauche, se déclara par-
tisan de l'expansion coloniale et rappela avec à-propos que la
Convention, dans la Constitution de l'an III, avait fait de
Madagascar un département français. Quant à M. Jules Ferry,
il montra l'esprit de suite qui avait présidé à ses résolutions,
déclarant que s'il n'avait pas fait davantage, la faute en devait
remonter aux hésitations d'une Chambre qui manifestait
aujourd'hui le plus vif enthousiasme et qui se dégageait le
lendemain avec une excessive facilité.
Tel fut ce mémorable débat; il se termina par le vote du
392 LA' FRANCE COLONIALE

crédit demandé par le gouvernement. Mais il demeurait taci-


tement entendu que cet acquiescement aux faits accomplis
n'engagerait en rien la politique de la Chambre future. Aussi
se promit-on de ne rien entreprendre jusqu'après les élec-
tions.

Dernières opérations. — Ces perpétuels arrêts, ces


reculades imprévues avaient fait la force du gouvernement
hova. Le temps que nous perdions était gagné pour lui, car,
malgré nos déclarations de blocus, les armes et les instructeurs
lui arrivaient continuellement, si bien que ses soldats savent
aujourd'hui parfaitement se servir de nos armes de précision
à tir rapide et que, dans une reconnaissance sur l'Ikopa, deux
canonnières qui bombardaient le poste de Marovoya étaient
accueillies par une pluie d'obus qui venaient tomber à quelques
mètres des bâtiments.
A la fin d'août, le commandant Pennequin, chargé dans la
baie Pasandava du commandement du fort d'Amboudinadirou,
qui avait organisé une compagnie de Sakalaves, apprit que les
Hova sortis d'Ankaramy dévastaient la vallée du Jangoa. Pré-
venu le 26, il se mit à la tête de 50 Français et de 70 Sakalaves,
et fit 24 kilomètres avant de pouvoir prendre le contact avec
les ennemis. Ravitaillé le lendemain matin par un canot à
vapeur, il ne tarda pas à atteindre les Hova à Andampy.
Quoique supérieurs en nombre, ces derniers, décimés par les
feux de salve des Français et des Sakalaves, que le comman-
dant avait fait coucher dans les hautes herbes, ne purent par-
venir à nous déborder et durent se retirer dans le plus grand
désordre, après avoir éprouvé des pertes très sensibles. La
solidité des Sakalaves au feu était démontrée, et l'on ne pou-
vait plus mettre en doute les services immenses qu'ils pouvaient
nous rendre.
Par malheur, la bonne impression causée par cet éclatant
succès allait être effacée. Le 10 septembre, l'amiral Miot diri-
geait une reconnaissance offensive contre Farafate, afin de
constater les travaux que les Hova avaient exécutés dans cette
importante position. La colonne, arrêtée au gué Samaaf, sur
la droite de l'ennemi, par un feu violent d'artillerie, auquel
nos batteries répondirent avec plus de courage que de succès,
ne put aborder les positions des Hova, composées de quatre
ouvrages réguliers qui paraissaient bien établis et derrière les-
quels se tenaient à l'abri des forces nombreuses. Trop infé-
rieure en nombre, elle dut se retirer après un engagement dans
MADAGASCAR 393
lequel nos troupes avaient eu 33 hommes hors de combat, dont
deux tués et quatre officiers blessés.

Le traité du 17 décembre 1885. — Ces événements


militaires n'empêchaient cependant pas les négociations de se
poursuivre. Au mois de mai, M. Maigrot, un Mauricien, consul
d'Italie à Tamatave, avait été chargé par son gouvernement
de faire ratifier par la cour d'Imérina le traité conclu en
juillet 1882 avec l'Italie. Profitant de son séjour à Tanana-
rive, les Hova l'avaient prié de reprendre officieusement les
négociations avec la France. Toutefois notre consul, M. Bau-
dais, et l'amiral Miot n'avaient pas pris au sérieux ces ouver-
tures et n'avaient pas consulté notre ministre des affaires
étrangères. Sur ces entrefaites, M. Baudais était rappelé en
France et M. Patrimonio, chargé d'une mission à Zanzibar,
était informé que si certaines circonstances se produisaient, il
pourrait être appelé à se rendre à Madagascar en qualité de
plénipotentiaire du gouvernement français.
La lassitude de la cour d'Imérina, que les instructions
remises à M. Patrimonio laissaient prévoir, la détermina, pen-
dant le courant de novembre, à faire auprès de l'amiral une
nouvelle tentative d'arrangement. Ce dernier, convaincu cette
fois qu'on pourrait arriver à s'entendre, dépêcha à Zanzibar
l'aviso le Limier, et M. Patrimonio vint prendre la direction des
négociations.
Le 22 décembre, au moment où la Chambre discutait les
crédits pour le Tonkin et allait passer à. l'examen de ceux que
le gouvernement réclamait pour Madagascar, M. de Freycinet
venait annoncer à la tribune que les négociations avec les
Hova avaient abouti. En effet, le 17 décembre, à bord de la
Naiade, en rade de Tamatave, un traité de paix avait été signé.
Nous reconnaissions Ranavalo III pour reine de Madagascar,
mais cette concession très importante est compensée par l'éta-
blissement de notre protectorat sur l'île tout entière. Doréna-
vant, les relations extérieures de la cour d'Imérina devaient
être confiées à un résident français établi à Tananarive,
mais notre gouvernement ne s'occuperait point de l'administra-
tion intérieure. Quant à nos protégés d'ancienne date, nous
veillerions à ce qu'ils fussent bien traités. Nous évacuerions
tous les postes dont nous nous étions emparés au cours de la
guerre, à l'exception de Tamatave qui restait entre nos mains
jusqu'au parfait payement d'une indemnité de dix millions.
Enfin la baie de Diégo-Suarez est cédée en toute propriété à la
394 LA FRANCE COLONIALE
France avec le droit « d'y faire des installations à sa conve-
nance ».
Dans ce traité, nous faisions aux Hova d'importantes con-
cessions. Nous invalidions nos droits historiques en reconnais-
sant à leur reine le titre de reine de Madagascar, ce qu'elle
n'avait jamais été effectivement. Nous avions l'air d'abandon-
ner nos alliés les Sakalaves, et nous évacuions quantité de posi-
tions excellentes où nous nous étions fortifiés.
Dans l'état d'esprit où se trouvait alors la Chambre des
députés, il était impossible à notre gouvernement d'obtenir
davantage.
Le traité fut ratifié par la Chambre des députés, le 26 fé-
vrier 1886, sur un rapport de M. de Lanessan qui s'exprime
en ces termes : « Ce traité est défectueux, mais le repousser,
ce serait reprendre les hostilités, et ni le gouvernement ni la
Chambre ne veulent s'exposer à de nouvelles complications.
Proclamer l'abandon de nos droits sur Madagascar ? Le pays
ne l'accepterait pas. »
Le premier ministre de la reine des Hova avait obtenu de
nos plénipotentiaires une lettre explicative qui dénaturait sur
plusieurs points le sens du traité. Elle fut désavouée à la
tribune par M. de Freycinet.

Exécution du traité de 1885. — M. Le Myre de Vilers,


ancien gouverneur de la Cochinchine, fut le premier Rési-
dent général de France à Madagascar. Le 14 mai 1886 il fit
son entrée solennelle à Tananarive et, le 17, remit à la reine
ses lettres de créance.
Il eut tout de suite des difficultés suscitées par l'influence
qu'exerçaient, sur les Hova du parti de la résistance, mission-
naires et négociants anglais, Ellis, Parrett, Pickersgill. A une
fête qu'il donna, des soldats, conduits par Mariavolo, fils du pre-
mier ministre et ministre de la guerre, envahirent les jardins de
la Résidence et emmenèrent les musiciens. M. Le Myre de Vilers
exigea aussitôt des satisfactions et les obtint. En juin 1886, le
gouvernement hova s'avisa d'accorder à M. Kingdon, agent de
la London missionary society, un contrat en vertu duquel une
société anglaise, en échange d'un prêt de 20 millions, obtenait
le monopole de la perception des douanes, de l'exploitation des
mines, de la frappe de la monnaie, d'une banque d'État. Le
Résident général intervint, fit casser la concession, obtint que
le prêt serait fait par une maison française et que la France
serait chargé de la construction d'une ligne télégraphique de
MADAGASCAR 395
Tamatave à Tananarive. Le prêt, un peu réduit, fut consenti,
le 18 décembre 1886, par le Comptoir d'escompte de Paris et
garanti sur les recettes douanières. Sur les 15 millions qui
furent avancés, 10 furent versés au gouvernement français
pour le paiement de la contribution de guerre. La ligne télé-
graphique fut inaugurée le 15 septembre 1887. Puis M. Haggard
ayant été nommé consul d'Angleterre, demanda l'exequatur
non pas au Résident, mais au premier ministre hova, qui
s'empressa de consentir à cette violation du traité. Le Résident
général protesta, amena son pavillon et obtint gain de cause.
Un de nos adversaires britanniques était Daniel Willoughby,
ancien comédien sur un petit théâtre du Cap, devenu général
à Madagascar. Accusé de malversations dont le chiffre s'élevait
à 300 000 francs, il fut, en mai 1888, condamné à l'expulsion
et à la perte de ses concessions et embarqué à Tamatave. Le
17 novembre de la même année, le Résident, en audience
solennelle, remettait à la reine le grand cordon de la Légion
d'honneur. Elle répondit en affirmant le « maintien des bonnes
relations ».
La convention anglo-française du 5 août 1890, en même
temps qu'elle délimitait les zones respectives d'influence dans
l'Afrique occidentale1, réglait les relations des deux puissances
dans les eaux de l'Afrique orientale. La France renonçait à
toutes prétentions sur l'île de Zanzibar; l'Angleterre recon-
naissait notre traité de 1885 avec Madagascar. D'autres clauses
assuraient la protection des missions françaises dans la pre-
mière de ces îles, des missions anglaises dans la seconde.
Il subsiste toujours contre nous des influences hostiles. Il y
a dans l'île un personnel de 65 missionnaires anglais. De
ceux-ci les plus incommodes sont les quakers (Friends Foreign
mission association) qui ont pour organe le Madagascar News.
Les indépendants (London missionary society) sont devenus un
peu moins hostiles. Les membres de l'Église établie d'Angleterre
ne se mêlent point de ces intrigues, pas plus que les luthériens
de Norvège.
C'est sur les sectes hostiles à la France que s'est appuyé le
gouvernement hova pour soulever à plusieurs reprises de nou-
velles difficultés contre lesquelles ont eu à lutter les succes-
seurs de M. Le Myre de Vilers, MM. Lacoste et Bompard : elles
se produisent, de la part des ministres hova, sous forme de
persécutions contre les indigènes favorables à notre cause,

1. Voyez ci-dessus, p. 229.


396 LA FRANCE COLONIALE
Sakalaves ou Antankares, d'opposition à l'établissement de
la juridiction française sur tous les Européens, de retards
dans le paiement des arrérages au Comptoir d'escompte,
comme il est encore arrivé en 1892. Nous n'en continuons pas
moins à donner l'exequatur aux consuls étrangers, à surveiller
tous les actes du gouvernement royal, à interdire les conces-
sions de terres ou de monopoles qui seraient préjudiciables à
nos intérêts. Nous allons installer des tribunaux français.
Notre établissement et nos forces militaires à
Diégo-Suarez. — La baie de Diégo-Suarez 1, ou Antomboka,
est l'une des plus belles du globe. Le capitaine anglais Owen,
après l'exploration qu'il en fit en 1826, l'avait proclamée « la
citadelle de l'océan Indien ». D'autres l'ont comparée à Port-
Jackson d'Australie, à Rio-de-Janeiro, à San-Francisco, ou
prédit qu'elle serait un jour le Hong-Kong français. Qui en est
maître domine le nord de Madagascar, les Comores et les
Mascareignes. On ne peut entrer dans la baie que par une
passe de 3 kilomètres partagée en deux par l'îlot de Nosy-
Volane ou de la Lune. La baie comprend un bassin central,
parsemé d'îlots, large de 7 kilomètres, long de 10, profond de
25 à 50 mètres sur fond de sable, qui permet aux navires de
s'approcher à quelques mètres du rivage. Puis cinq grandes
baies ou ports. Ce sont, au nord, Douroutch-Varat ou Baie du
Tonnerre; Douroutch-Foutchi ou Baie des Cailloux blancs; à
l'ouest, la Baie de l'île du Sépulcre; au sud-est, Douroutch-
Vasah ou Baie des Français; au sud-ouest, le Port de la Nièvre,
où a séjourné la Nièvre en 1832, et qui se continue par Welsh
Pool, sur une longueur de 15 kilomètres. Toutes les eaux sont
parsemées de nombreux îlots, dont les plus importants sont
l'Ile des Tortues, l'Ile du Sépulcre, Nosy-Langour et le Pain
de Sucre. Les principaux caps sont celui de Vatouminty, le cap
Diégo et la Pointe du Corail.
C'est au cap Diégo et au village d'Antsirane que se sont
fondés les établissements français. En 1885 il n'y avait pas là
plus de 200 habitants; aujourd'hui on en compte 5 ou 6 000,
pour la plupart réfugiés sakalaves ou antankares qui ont
élevé leurs paillottes sous la protection de nos canons.
En octobre 1886 le commandant Caillet, passant outre
aux protestations du gouvernement hova, occupa la hauteur
de Madgindgarive, point stratégique de premier ordre. On y
1. Ou Diego Soarez, du nom d'un navigateur portugais; voyez ci-
dessus, page 370.
MADAGASCAR 397
éleva des fortifications pour y enclore le baraquement de nos
troupes. Pour protéger les deux passes, on construisit un fort
sur l'îlot de la Lune et des batteries sur les deux pointes de la
passe. Un autre fort occupe Nosy-Langour et commande le
bassin central. Sur le territoire occupé on a créé, outre le
baraquement pour les troupes, une église, des écoles, un
hôpital ; plus, un sanatorium sur la montagne d'Ambre. On
étudie la construction d'un phare, d'un bassin de radoub,
l'élargissement des deux passes, des travaux pour amener les
eaux.
Nous avons à Diégo-Suarez 3 compagnies de l'infanterie de
marine, 1 batterie de l'artillerie de la marine, 1 compagnie de
disciplinaires, 1 détachement d'ouvriers, enfin 1 compagnie
de tirailleurs sakalaves. Le décret du 3 mai 1892 a décidé que
cet effectif sakalave serait porté à 1 bataillon, dont chaque
compagnie comprendra 3 officiers et 7 soldats européens, et'
110 sergents, caporaux ou soldats indigènes. En outre le projet
de loi sur l'armée coloniale (mai 1892) porterait l'effectif des
troupes européennes à 5 compagnies. La science française a
pris aussi possession de la grande île. Outre l'observatoire
royal de Tananarive, à 1 400 mètres d'altitude, on a créé, en
1889 les postes météorologiques de Tamatave, Fianarantsoa,
Arivonimamo, en 1890, dans l'intérieur de l'île, avec ceux
d'Ambositra, Ambohimandroso, Betafo. Ils sont dirigés par les
missionnaires catholiques.
Notre colonie de Diégo-Suarez a déjà un budget local qui
s'élève à 128 410 francs pour 1892. Les dépenses de la métro-
pole s'élèveront pour l'année 1893 à 2 244 092 francs (crédits
demandés).
Outre le Résident général à Tananarive, il y a un vice-rési-
dent à Finaranlsoa, un à Mojanga, sans compter celui de Nosy-
Bé. Biégo-Suarez a un gouverneur.
Le commerce de Madagascar a été, en 1888, de 4 050 779 fr.
à l'importation, dont 2 319 400 pour les tissus ; de 41119 234
à l'exportation. Les principaux articles d'exportation ont été :
peaux, 1 760 801 fr. ; caoutchouc, 1 366 211 ; raphia, 401 079 ;
cire, 280 243 ; bétail, 244 044.
Sur 91 navires de commerce qui sont entrés dans le port de
Tamatave dans les six premiers mois de 1887, 65 étaient
anglais, 14 français, 4 allemands et 4 américains.

Nos futurs colons à Madagascar. — Si nous parve-


nons à nous établir à Madagascar d'une façon définitive, nous
398 LA FRANCE COLONIALE

ne serons pas embarrassés pour trouver des colons. Maurice et


Bourbon sont là, tout à côté, qui font depuis longues années
avec Madagascar un important commerce. Si les Mauriciens
n'ont qu'à se louer de la façon d'agir du gouvernement anglais
à leur égard, ils n'en ont pas moins conservé pour leur patrie
d'origine les plus vives sympathies.
En 1883, une lettre, adressée par un Mauricien à M. de Blo-
witz et reproduite par celui-ci dans le Times, s'exprimait ainsi :
«
Sur cent Mauriciens s'occupant de Madagascar, quatre-vingt-
dix-neuf approuvent la conduite des Français. Si lord Gran-
ville pouvait entendre les Mauriciens parler des Hova, il
saurait jusqu'à quel point ces derniers sont détestés par les
sujets de la reine les plus proches de leur île. Quant à l'appro-
visionnement de bétail que la colonie anglaise tire de Tamatave,
les Mauriciens pensent qu'il sera plus abondant et à meilleur
marché du moment où les Français auront ouvert le pays. »
Cette dernière phrase du correspondant de M. de Blowitz
était si bien dans la vérité que, du moment où l'on a espéré
un effort sérieux de la part de la France, les membres les plus
en vue de la société mauricienne fondaient une société de colo-
nisation à Madagascar avec le but hautement proclamé d'obte-
nir du gouvernement français des concessions de terres.
Un tel appoint de bonnes volontés et d'argent, un tel ren-
fort d'hommes acclimatés n'est point à négliger, surtout si
l'on songe qu'il est puissamment secondé par tant d'hommes
d'initiative, habitants de Bourbon, qui sont réduits à s'expa-
trier et à porter au loin, comme certains l'ont fait à la Nou-
velle-Calédonie, leurs capitaux et leur esprit d'entreprise. On a
assez vu la popularité d'une expédition à Madagascar par
l'empressement qu'ont mis les habitants de Bourbon à s'enrô-
ler dans les compagnies de volontaires. Nous avons aujour-
d'hui lieu de penser qu'étant mieux connue, Madagascar atti-
rera une importante émigration, et qu'avec des capitaux
français, c'est un pays qui ne tardera pas à se transformer
radicalement.
En effet, il n'existe nulle part un champ d'exploitation plus
vaste et plus libre pour exciter et récompenser l'esprit d'entre-
prise. Ainsi que le disait fort bien M. de Mahy dans le discours
que nous citions plus haut, son étendue, sa fertilité, le peu de
densité de sa population la mettent dans les conditions idéales
d'une exploitation rémunératrice ; son passé ne l'a pas épuisée
comme ses voisines Maurice et Bourbon; ses ressources sont
intactes et, pour nous les disputer, il n'y a qu'un petit nombre
MADAGASCAR 399
d'indigènes sans vitalité propre, sans cohésion et sans force de
résistance au point de vue ethnique et économique. Au moment
où toutes les nations du Adieux monde semblent prises d'une
fièvre de colonisation, où l'on se dispute avec acharnement les
dernières terres sans maîtres qui, par leurs ressources propres
ou par leur situation stratégique, semblent être de quelque
valeur, nulle n'offre autant d'avantages que Madagascar. Nous
ne pouvons que nous applaudir de voir sous notre protectorat
cette grande île tout entière et en notre possession un havre tel
que Diégo-Suarez.
PARTIE GÉOGRAPHIQUE

CHAPITRE PREMIER

GÉOGRAPHIE GÉNÉRALE DE MADAGASCAR

Situation. Étendue sur une longueur de plus de douze



degrés et parallèlement à la côte orientale d'Afrique, dont elle
n'est séparée que par un bras de mer' large de quatre-vingt-
cinq lieues marines, le canal de Mozambique, Madagascar est
une des plus grandes îles du monde.
Partageant en deux branches le courant équatorial, elle
commande les deux routes de l'Inde, celle qui embouque le
canal de Mozambique aussi bien que celle qui passe entre cette
grande île et les Mascareignes.
Si, aujourd'hui que l'isthme de Suez est percé, la position
stratégique de Madagascar paraît, au premier abord, moins
importante, il ne faut pas oublier cependant que les deux
extrémités de cette route peuvent être fermées par l'Angleterre,
Malte et Chypre au nord, Périm et Aden au sud, étant les clefs
de la mer Rouge. Aussi, toute puissance qui, en lutte avec la
Grande-Bretagne, voudrait faire passer des vaisseaux aux
Indes, devrait-elle prendre l'ancienne route du cap de Bonne-
Espérance. On comprend, de reste, l'intérêt qu'aurait l'Angle-
terre à ce créer dans ces parages une colonie à côté de celles
du Cap, de Natal et de Maurice, qui ne brillent pas précisément
par le nombre et la sûreté de leurs ports, non plus que par
leurs ressources en vivres frais, en rechanges, en charbon et
en approvisionnements de toute sorte que fournirait à profusion
Madagascar.
Superficie. — La superficie de cette grande île dépasse
celle de la France actuelle de 60 000 kilomètres carrés ; bien
plus longue que large, elle a 1 600 kilomètres du nord au sud
et 470 kilomètres de l'est à l'ouest dans sa largeur moyenne.
MADAGASCAR 401

Relief du sol : montagnes. — Sur une étendue de plus


de trois cents lieues, une chaîne de montagnes court parallèle-
ment à la côte orientale et suit le rivage sans s'en écarter
jamais, sauf au nord, de plus de quelques milles. Une fois
qu'on a gagné la crête de cette chaîne, à 800 ou 900 mètres
au-dessus de la mer, on reconnaît que son revers forme tantôt
une gorge étroite et profonde, tantôt un plateau, amas séculaire
des éboulis et des détritus d'une seconde chaîne granitique qui
domine la première de 400 à 500 mètres. Qu'on ne croie pas
cependant qu'à partir de ce point, le sol s'abaisse graduelle-
ment vers le canal de Mozambique ; il forme une sorte de pla-
teau central large d'une trentaine de lieues, très tourmenté et
déchiré qui, par une pente extrêmement rapide, s'abaisse brus-
quement jusqu'à une plaine sablonneuse, coupée de ravins,
dont le niveau ne dépasse que de 200 mètres celui de la mer.
Les seuls accidents sont une étroite chaîne de montagnes,
le Bémaraha, qui court du nord au sud et, dans les provinces
méridionales de Madagascar, deux chaînes secondaires qui
partent de 21e degré de latitude et dont la première forme, en
rejoignant le Bémaraha, un vaste plateau.

Régime des eaux. — On peut donc dire que Madagascar


est divisée en deux versants principaux : le plus étroit, celui
de l'est, s'élargit jusqu'à avoir 60 à 80 milles dans le nord ; il
est coupé par nombre de rivières torrentueuses. Barrées de
rocs et de cataractes, elles entraînent avec elles quantité de
détritus organiques ou végétaux. Accumulés à l'embouchure,
sous l'influence des vents et du flot, ils forment des barres et
des deltas marécageux dont les émanations putrides engendrent
des fièvres endémiques terribles qui ont fait donner à cette
côte le nom de cimetière des Européens.
Quant au versant occidental, large de trois à quatre degrés,
il donne naissance à des rivières importantes par leur débit et
la longueur de leur cours. Le Maningory aux nombreux
rapides, le Mangorô, long de 400 kilomètres, qui sort comme
le précédent de la province d'Antsihanaka et qui se jette à la
côte est, le Manangarâ, le Mangoka, l'Honara, le Betsibokâ et
l'Ikopa qui passe à Tananarive et est le plus long cours d'eau
de Madagascar, car il n'a pas moins de 115 lieues, telles sont
les rivières les plus considérables.
Ajoutons, pour compléter les renseignements relatifs à
l'hydrographie, qu'il existe dans l'intérieur un certain nombre
de lacs, en général peu connus, dont les principaux sont les
FRANCE
COLONIALE.
26
402 LA FRANCE COLONIALE
lacs Ima, Itasy, Kinkouni, assez large pour qu'on n'aperçoive
pas le bord d'une extrémité à l'autre, et l'Ikotry, renommé
pour l'excellence de son poisson.
Climat. — On comprend qu'une île aussi vaste, aussi
tourmentée que Madagascar, offre une très grande variété de
climats et de sols. Si la chaleur y est étouffante sur la côte, on
jouit sur les hauts plateaux d'une température peu élevée et le
froid y est même sensible pendant les mois d'hiver. Deux
saisons bien tranchées se partagent l'année, l'hivernage ou la
hors saison, et la saison sèche, qui commence avec le mois de
mai pour finir avec octobre. En thèse générale, on peut consi-
dérer comme fertile toute la côte orientale, où les pentes des
montagnes sont couvertes d'une luxuriante végétation, tandis
que la plupart des plateaux de l'intérieur sont stériles et
rocailleux.
Rades et ports. — Dans sa partie septentrionale surtout,
la côte offre de bons mouillages et des ports magnifiques,
citons : le havre de Diégo-Suarez, avec ses cinq baies et son
bassin central ; le port Louquez, les baies de Vohémar, d'An-
tongil, de Tintingue, celle de Fénérife qui passe pour la moins
sûre de la côte orientale ; Tamatave, la baie Saint-Luce dans la
partie méridionale; puis, sur le canal de Mozambique, les baies
Saint-Augustin, de Baly, de Bombétok, Mojanga, Narindinâ et
Pasandava en face de Nosy-Bé.

CHAPITRE II

LES INDIGENES DE MADAGASCAR

Races. — Encore bien que les premiers habitants de cette


île soient Avenus de l'Afrique, que ce soient des Cafres, comme
le prouve surabondamment le type des plus anciennes tribus
et notamment des Va-Zimba ou Zimba aujourd'hui disparus,
on peut aussi constater la présence du sang arabe, surtout chez
les Ant' Aïmoro, comme on le fait sur l'autre rive du canal de
Mozambique. A ces deux races distinctes, mais aujourd'hui
mêlées, venues à des époques ignorées de l'Afrique et de l'Asie,
s'en est ajoutée une troisième dont l'arrivée à Madagascar peut
MADAGASCAR 403
remonter à six cent cinquante ans et dont l'origine malaise est
aujourd'hui parfaitement démontrée. Ce sont les Hova.
Les Hova sont devenus les conquérants. Les autres peuples
se confondent sous la dénomination de Malgaches. Mais il faut
distinguer parmi eux : les Sakalaves ou « Gens des longues
plaines », qui, divisés en nombreuses tribus, comptent environ
500 000 têtes et sont répandus sur toute la côte occidentale ;
les Anti-Ménabé, les Anti-Fihérenana ou les « Lacustres » dans
la partie nord de l'île ; les Ant' Ankara ou Antankares, ou
" Gens du Nord, Gens des rocs » ; puis, du nord au sud, sur
la côte orientale, les Ant' Avarasti, les Anti-Sihamalca, les
Betsimisaraka ou « Gens unis », les Ant' Aïmoro ou les
«
Maures », les Ant' Aïsaka; puis, sur les rivages du sud, les
Mahafali, les Ant' Androï ; dans l'intérieur de l'île, au sud du
pays hova, les Betsiléo ou les « Invincibles », les Ant' Anala
ou « Gens de la forêt », les Bara ou « Barbares », les Ant' Anala,
les Ant' Anossi ou « Gens des îles et des rivages », les Betani-
mena ou « Gens de la terre rouge ».
Population. — La population de Madagascar n'a jamais
pu être évaluée, même d'une façon approximative; tout ce
qu'on peut dire, c'est qu'à l'exception de la province d'Imérina.
ou d'Emirne, de l'Antsihanaka et de quelques cantons des
Betsiléo, elle est partout très clairsemée. M. Grandidier, le
voyageur qui connaît aujourd'hui le mieux Madagascar, est,
au cours d'un voyage dans l'intérieur, resté sept jours sans
rencontrer la moindre habitation.
On peut évaluer la population à environ 4 millions d'âmes,
dont un million de Hova. Aussi, ne faut-il pas s'étonner qu'à
part Tananarive (ou Antananarivo), qui compte 175 000 habi-
tants, Fianarantsoa 16 000, Tamatave 15 à 20 000, Mojanga
13 000 et Foulpoinie 4 000, aucune localité ne mérite le nom
de Aille. Ce ne sont que villages dont les plus importants ont
une population d'un millier d'individus, mais dont la plupart
n'ont pas vingt maisons, sauf dans l'Imérina et chez les
Betsiléo, les Bara et les Ant' Aïmoro, où l'on rencontre bon
nombre de hameaux de 40, 60 et même 100 feux. Quant aux
routes, elles n'existent pas même de nom, quoiqu'il soit facile
d'en établir, sauf dans le massif central ; mais ce ne sont que
sentiers où parfois deux hommes auraient peine à marcher de
front.
Les Hova. — Probablement emportés loin de leur patrie
par le courant équatorial, les Hova débarquèrent à Madagascar,
404 LA FRANCE COLONIALE
disputèrent le pouvoir aux Sakalaves, qui étaient alors les plus
vaillants, et s'emparèrent du plateau central dont ils chassèrent
ou détruisirent les habitants.
Au reste, ce nom des Hova, chez eux, est réservé à la
classe moyenne; les nobles s'intitulent Andriana et les esclaves
sont appelés Mainti et Andévo.
Si les nègres se sont tellement mêlés aux Arabes que, chez
la plupart de ces métis, il est difficile de faire la part de ces
deux éléments, les Hova, au contraire, se sont longtemps
préservés de tout mélange. Que ç'ait été parti pris chez eux,
c'est possible, mais les Malgaches les ont, jusqu'à la fin du
dix-huitième siècle, traités en parias, considérant comme impur
et souillé tout ce qu'ils avaient une fois touché.
Le teint olivâtre des Hova, leurs cheveux noirs, droits ou
bouclés, leur absence de prognathisme, leur taille élancée,
leur activité, leur intelligence et leur habileté à certaines
industries, tranchent sur les traits si caractéristiques des
nègres, sur leur apathie et leur paresse invétérées. Toujours
fourbes, tour à tour hautains ou rampants, avides, menteurs
et rapaces, tels sont les Hova. La délation, la dissimulation et
la cruauté sont chez eux des talents et des vertus qu'ils s'em-
pressent d'inculquer à leurs enfants.
A côté de ces vices, ils possèdent des qualités précieuses.
On les trouve affectueux, hospitaliers, très soucieux des liens
de la famille et de l'amitié, poussant le culte des morts jusqu'à
la superstition.
En tant que peuple, les Hova ont des vertus non moins
1

appréciables. Ils ont l'habitude du travail et l'esprit d'obéis-


sance, qui leur ont permis de s'organiser en nation, tandis que
les Malgaches en restaient à la tribu, forme sociale inférieure
qui, en dispersant la puissance aux mains d'un grand nombre
d'individus, engendre des rivalités et des guerres continuelles,
empêche tout progrès.
Habitations, mobilier, costume. — La case du Mal-
gache n'est le plus souvent qu'une carcasse de charpente revê-
tue soit de feuilles de ravenala, de jonc ou de roseaux, de
boue mêlée de paille ou de planches ; elle ne comprend d'or-
1. « LesHova, dit M. Grandidier, dans une lettre qu'il nous adres-
sait récemment, ont certes tous les défauts que vous leur reprochez,
mais, à moins d'injustice, on ne saurait nier que ces défauts deviennent
chaque jour moins graves; ils ont grand désir de se civiliser, et il n'est
pas douteux que le christianisme a déjà produit d'excellents effets; ils
sont notamment moins cruels et moins superstitieux. »
MADAGASCAR 403
dinaire qu'une pièce. Le mobilier est des plus primitifs : un lit
de natte reposant sur quatre pieds, un billot pour s'asseoir, un
oreiller en bois ou un petit coussin et quelques paniers ; quant
aux ustensiles de cuisine, ce sont des pots de terre, des mar-
mites en fer adoptées depuis l'étendue des relations avec les
Européens, un gril en bois, le salaza1, et des feuilles de rave-
nala qui remplacent dans l'est les cuillers en corne et en bois,
les verres et les assiettes dont l'usage est général chez les
Hova.
Une pièce de toile enroulée autour des reins, le seidik, est,
le plus souvent, l'unique vêtement des naturels de la côte
orientale. On y joint parfois le sim'bou, sorte de toge dont on
se drape à la romaine.
La famille : polygamie. — La polygamie était d'un
usage général, et il n'existait pas de chef qui n'eût au moins
trois femmes, mais elle n'est plus admise dans l'Imérina et
chez les Betsileo. Jusqu'au jour de son mariage, la jeune fille
est libre de son corps, mais à dater de ce jour, elle doit fidé-
lité à son époux, et l'adultère est puni d'une amende qui est
payée au mari par les coupables. La naissance d'un enfant est
accompagnée de festins et de danses. Les enterrements sont
toujours suivis des mêmes cérémonies mêlées de chants funè-
bres.
Idées religieuses. — Il n'existe pas de culte à propre-
ment parler chez les Sakalaves et les autres Malgaches. Ils sont
superstitieux à l'excès, croient à la vertu des grigris, aux
prédictions et sortilèges des devins, ombiaches ou ampisikédus.
Quant aux Hova, il y a longtemps que les missionnaires
anglais ont essayé de les convertir au christianisme, et le pres-
bytérianisme est devenu la religion d'État depuis qu'en 1868 la
reine Ranavalo II a fait détruire les idoles nationales. Cepen-
dant le protestantisme n'a eu que peu de prise sur la masse de
la nation. D'autre part, les missions catholiques assurent que
le nombre de leurs fidèles indigènes s'élève à 10 000.
État politique. — Si les Hova, qui prétendent à la do-
mination de l'île tout entière, l'ont divisée arbitrairement en
vingt-deux provinces, au point de vue politique, elle ne doit
être partagée qu'en deux zones nettement tranchées : les
régions occupées ou soumises par les Hova ; celles qui sont
1. Le salaza est un trépied sur lequel on met la marmite. Il se com-
pose de trois pierres pointues fichées en terre.
406 LA FRANCE COLONIALE
demeurées indépendantes. C'est ainsi que toute la contrée à
l'est du 44° degré de longitude et au nord du 22° de latitude
est sous la domination des Hova, sauf, cependant, la partie
comprise entre Manafiafy et la rivière Menanara, les baies de
Narindina, de Mazangaye ou Mojanga et la côte voisine, qui
ont secoué le joug; tout le reste de Madagascar, c'est-à-dire le
sud et l'ouest, sauf une partie des Ménabé (entre les rivières
d'Andranomena et du Mangoky), n'a encore pu être soumis
par ces conquérants et est gouverné par une foule de roitelets
indépendants les uns des autres, mais dont quelques-uns se
sont placés sous le protectorat de la France, afin d'éviter le
régime despotique des Hova.
Quant au mode de gouvernement, nous avons dit quelles
guerres intestines, quelles rivalités sanglantes avait amenées la
division en tribus des Sakalaves et des autres Malgaches. Jusqu'à
la fin du dix-huitième siècle, les Hova étaient restés enfermés
dans les régions élevées et salubres du plateau central dans
l'Émirne ou Imérina. Andianampoinimera « le désiré d'Emirne »
est le premier souverain qui ait réuni ces tribus éparses en un
corps de nation et qui, avec l'aide des Anglais, par la ruse
encore plus que par la force, ait entrepris de soumettre à
sa puissance Madagascar tout entière. Nous avons dit en com-
mençant quel avait été le résultat de cette lutte qui dure
encore; il est bon maintenant de jeter un coup d'oeil sur le
mode de gouvernement qui a permis aux Hova d'atteindre
d'aussi importants résultats.
L'organisation des Hova est toute féodale ; la personne du
roi est sacrée et l'on ne peut verser le sang des nobles. Le
système des castes est d'une rigueur inflexible. « L'idée de hié-
rarchie, dit le docteur Lacaze, est tellement marquée, indélé-
bile, qu'il n'est pas permis à tel degré de noblesse de se vêtir
de la couleur qui appartient au rang supérieur. Le sang royal
ou princier a seul droit au parasol rouge ; la noblesse peut
seule porter le lamba (pagne) rouge; le salut qu'on fait à un
plébéien n'est pas celui auquel a droit un noble, et tel noble,
en haillons, misérable, passant à côté d'un riche plébéien
porté par des esclaves, se redresse fièrement et reçoit un salut
de respect auquel il répond à peine. »
Le même observateur n'a pas foi dans le développement
de la civilisation chez les Hova et les Malgaches, tandis que
l'opinion de M. Grandidier est radicalement contraire.

Influence de la civilisation européenne. — Lors-


MADAGASCAR 407
que les missionnaires anglais vinrent s'établir dans le pays,
en 1817, ils importèrent leur religion, puis l'instruction
sous toutes ses formes. Chassés en 1835, ils sont revenus
vers 1868. Tout s'était si bien perdu qu'ils ne retrouvèrent
même pas trace du souvenir de leurs travaux.
C'est que ces peuples acceptent les côtés de la civilisation
dont ils tirent un parti immédiat, mais ils ne sont pas pénétrés
de ses bienfaits. Il est bien rare qu'on ne trouve pas chez
chaque Hova une grosse bible; cela prouve-t-il qu'ils soient
véritablement chrétiens? Ils ont intérêt à le paraître, voilà
tout. Sceptiques, insouciants et paresseux, tout avides qu'ils
sont, ils ont laissé tomber en ruines les magnifiques établisse-
ments industriels et agricoles de MM. Laborde et de Lastelle,
bien qu'ils aient vu tout le bénéfice que nos intelligents compa-
triotes en tiraient.
Tels qu'ils sont, les Hova et les Malgaches ne peuvent
être en quelques années complètement civilisés ; il est certaines
facultés qui leur manquent, et toutes les races ne sont pas
comme les Japonais, également aptes à opérer à bref délai un
changement radical dans leur vie intime, dans leurs moeurs et
leurs habitudes. Mais, s'ils ne sont pas capables de tirer eux-
mêmes parti des richesses que renferme leur pays, ce n'est pas
une raison pour qu'un autre peuple ne s'en charge pas.

CHAPITRE III

GEOGRAPHIE ÉCONOMIQUE DE MADAGASCAR

Productions naturelles. Flore. — De très grandes


différences d'altitude, de l'eau en abondance et, dans quelques
provinces, un sol d'une fertilité prodigieuse, voilà des condi-
tions on ne peut plus favorables au développement de la flore
indigène. Aussi, tous les voyageurs ont-ils été véritablement
émerveillés de la richesse et de la multiplicité des productions
naturelles de Madagascar. Mais il n'en est aucun qui ait marqué
son étonnement en termes plus vifs et plus saisissants que le
botaniste Commerson dans une lettre qu'il écrivait en 1771 à
Lalande :
Quel admirable Madagascar ! Il mériterait seul,
« pays que
non pas un observateur ambulant, mais des académies entières !
408 LA FRANCE COLONIALE
C'est à Madagascar que je puis annoncer aux naturalistes qu'est
la terre de promission pour eux. C'est là que la nature semble
s'être retirée comme dans un sanctuaire particulier pour
travailler sur d'autres modèles que ceux dont elle s'est servie
ailleurs : les formes les plus insolites, les plus merveilleuses
s'y rencontrent à chaque pas. Le Dioscoride du nord (Linné) y
trouverait de quoi faire dix éditions de son Système de la nature
et finirait par convenir de bonne foi qu'on n'a soulevé qu'un
coin du voile qui la couvre. »
Qu'un grand nombre de naturalistes, et notamment Sonnerat,
aient été déterminés par ces paroles enthousiastes à explorer
cette terre de promission, ce n'est pas pour nous étonner. Mais
il n'en est aucun qui, comme M. Grandidier, ait réuni sur ce
pays une masse aussi considérable d'observations nouvelles et
de renseignements scientifiques précieux, inestimable trésor
qui fait de l'Histoire naturelle, physique et politique de Mada-
gascar une véritable révélation et qui a désigné pour l'Institut
le fidèle observateur de tant de formes inconnues et d'espèces
inédites.
Parmi les céréales, c'est le riz, dont on ne compte pas moins
de onze variétés — la rouge est la plus commune dans le centre
et les parties marécageuses de l'île — qui forme le fond de la
nourriture des habitants. Il était encore, il y a quelques années,
à un prix dérisoire; n'était l'ouverture des voies de communi-
cation obstinément refusée par les Hova, ce serait un article
d'exportation on ne peut plus rémunérateur. Le froment,
l'avoine, — ces deux céréales sont encore peu répandues, — le
maïs, le millet, l'orge, le manioc, la patate, l'igname, sans
parler des légumes européens et des arbres fruitiers introduits
par les missionnaires et les voyageurs, notamment par notre
consul, M. Laborde, la vigne, qui donne deux récoltes annuelles,
le figuier du Cap, le grenadier, la banane, l'ananas, la noix et
la noix de coco, l'orange, le citron, l'arbre à pain, la canne à
sucre d'une espèce très saccharifère et qui vient sans fumier,
telles sont les principales productions de Madagascar.
Ajoutons que le caféier introduit sur la côte orientale a
bien réussi, quoiqu'il ne vive pas longtemps, et que les meil-
leures sortes de Bourbon ne lui sont pas supérieures. Le tabac
vient aussi bien dans l'intérieur que sur les côtes, le coton
donne d'excellentes récoltes sur le plateau d'Imérina, l'indigo
sert depuis longtemps aux indigènes pour la teinture de leurs
vêtements. Quant à la soie, dont les cocons pendent aux arbres
en masses qui atteignent, disait Le Gentil, la grosseur de la cuisse
MADAGASCAR 409
d'un homme, elle ne peut se tisser, mais se carde seule-
ment.
Outre un grand nombre d'épices, telles que le gingembre,
le poivre sauvage, la muscade, la cannelle, le cubèbe, la feuille
excellente (Agathophyllum aromaticum), le longoza (Curcuma
zedoaria), la grande terre, comme on dit à Bourbon, est égale-
ment riche en arbres précieux pour la construction, le char-
ronnage ou l'ébénisterie. Ce sont: le casuarina; les pandanus,
dont les feuilles sentent à faire des sacs qu'on exporte à Maurice,
et à Bourbon pour mettre le sucre; le bambou; l'azaina, qui
fournit des mâts de navire et donne une précieuse résine;
l'ébène, le palissandre, le bois de rose, le sandal, les hibiscus,
les mimosas, le tek et le bois de natte, ce rival de l'acajou.
Ajoutons encore nombre de résines, puis le caoutchouc, la
cire, le copal, l'orseille, l'huile d'arachide, et nous n'aurons
qu'un abrégé bien rapide et bien incomplet des ressources
qu'offre Madagascar.

Faune. — Que si l'on est étonné de la prodigieuse richesse


de la flore madécasse, on n'aura pas moins lieu d'être surpris
de la variété et de l'abondance de sa faune. Non seulement on
y rencontre quantité d'animaux depuis longtemps étudiés,
mais on y trouve des espèces qui lui sont propres et des formes
bizarres et imparfaitement obsédées jusqu'à ces derniers
temps.
On ne rencontre à Madagascar aucun des grands quadru-
pèdes de l'Afrique, éléphants, lions, etc., le détroit qui sépare
cette grande île du continent étant trop large pour être
traversé par ces animaux. Mais les forêts, les savanes et les
plaines herbeuses sont fréquentées par des sangliers, des chats
et des chiens redevenus sauvages.
Il y a là des moutons à grosse queue et des boeufs à bosse
ou zébus, ces derniers en troupeaux innombrables, particularité
qui avait frappé nos premiers colons et que Flacourt enregistre
avec soin.
Dans le Voyage de Madagascar de M. de V., Carpeau de
Saussay raconte que, au cours d'une expédition, nous dirions
une razzia, chez les Matatanes, on s'empara de 13 000 boeufs
ou vaches. « La Amande, ajoute-t-il, était si abondante à ce
moment que chaque homme en recevait cinq livres par jour. »
François Cauche nous apprend à son tour que « l'île est fort
fertile en grands boeufs qui ont une grosse loupe qui est excel-
lente à manger entre le col et les épaules, toute de graisse ».
410 LA FRANCE COLONIALE
d'exporter ces animaux à cause
Si jadis, il était impossible
de la longueur du voyage, aujourd'hui que la vapeur et le
percement de l'isthme de Suez mettent Marseille à vingt jours
de Madagascar, ce serait une affaire très rémunératrice que
d'aller y prendre ces animaux, dont le prix moyen est de 50 à
60 francs, pour les importer dans notre pays. On pourrait
encore créer sur place des saladeros analogues à ceux de la
Plata et de l'Australie pour expédier en Europe des salaisons,
des viandes en boîte et cet extractum carnis, connu sous le nom
du chimiste prussien Liebig.
La tribu des quadrumanes est innombrable à Madagascar,
mais M. A. Grandidier qui, avec M. A. Milne-Edwards, en a fait
une étude spéciale, est arrivé à cette conclusion que le nombre
des espèces de propithèques et de lémurs ou makis doit être
singulièrement réduit, malgré les différences caractérisées que
présentent quantité d'individus souvent parqués dans les
cantons d'où ils ne sortent pas. « Le plus souvent, dit M. Gran-
didier, les variétés forment des races locales qui ont leur
habitat bien délimité, mais dont les caractères, déjà assez
variables au centre même de leur aire géographique, se
modifient davantage sur les limites et qui offrent des passages
d'une race à l'autre; quelquefois on retrouve la même race
séparée par de vastes espaces où il n'existe aucun de leurs
représentants. Ce n'est, du reste, pas le pelage seul qui varie
chez ces animaux: des caractères anatomiques, considérés d'or-
dinaire comme fixes, sont soumis à de nombreux changements,
et bien des crânes eussent pu être attribués à des espèces nou-
velles si je n'avais moi-même tué l'animal et conservé sa peau. »
On doit au même naturaliste la découverte à Madagascar
de débris fossiles d'un hippopotame de petite taille, de cara-
paces de deux tortues monstrueuses, et d'ossements de trois
espèces d'Epyornis.
Si maintenant nous passons aux représentants vivants de
la gent emplumée, nous devons constater qu'il y a environ
250 espèces d'oiseaux dont plus de 100 qu'on ne trouve nulle
part ailleurs. « Une remarque intéressante, dit M. Grandidier,
c'est que la faune ornithologique de cette grande île manque,
comme celle d'Australie, de représentants de la famille des pics
qui est si répandue partout ailleurs ; la présence de perroquets
noirs, boëzabé, dans les deux pays, quoiqu'ils n'appartiennent
cependant pas au même genre, n'est pas aussi sans devoir être
mentionnée. »
Il semble, du reste, que si les grandes espèces éteintes
MADAGASCAR 411
rapprochent cette île, que sa proximité du continent a fait nom-
mer à tort africaine, des îles polynésiennes où ont vécu les
Dinornis, la faune actuelle de ces régions si distantes nous
montre encore d'autres points de rapport.
Richesses minérales. — Si la surface du sol est si riche
en productions végétales et animales, ses entrailles recèlent des
trésors inestimables. Bien que des peines sévères fussent édic-
tées contre les prospecteurs de mines, on avait néanmoins cons-
taté l'existence d'importants dépôts de cuivre et de plomb dans
les massifs métamorphiques au sud-ouest de Tananarive. On sait
qu'il existe des gisements de plombagine, des mines de manga-
nèse et de fer dans les montagnes, où se rencontrent aussi des
marbres de diverses couleurs. Enfin on a trouvé dans la baie de
Pasandava 1, à Ambavatoby et sur un périmètre de 3 000 kilo-
mètres carrés, des couches de charbon de terre qui offrent
presque toutes les variétés : houilles grasse, sèche ou à gaz.
L'étendue de ces gisements dépasse de 200 kilomètres carrés
l'étendue de tout ce que la France possède en bassins houillers.
Il est superflu de faire ressortir l'importance exceptionnelle de
cet immense gisement de charbon de terre, le nerf de la guerre
maritime. Il n'attend pour être exploité, comme l'or dont la
présence était déjà signalée par Flacourt, comme le cristal de
roche, le sel gemme et tant de richesses minérales inconnues
que renferme le sol de Madagascar, que l'ouverture de l'île aux
entreprises européennes, que la création de routes carrossables
et de chemins de fer, que l'abolition du régime actuel qui
défend aux étrangers de posséder, que la ruine du régime
tyrannique et fermé des Hova.

Ressources de l'île. Combien de fois ont-elles été



mises à profit par nos marins ! En 1746, ne voyons-nous pas le
célèbre La Bourdonnais s'établir dans la baie d'Antongil avec
neuf vaisseaux montés par près de quatre mille hommes,
installer sur le rivage des forges, des corderies et jusqu'à un
quai de carénage. En quarante-huit jours, avec les forêts
d'alentour, il refait ses mâts et ses vergues ; avec les plantes
textiles indigènes, il fabrique les cordages qui lui manquent; il
trouve assez de viande fraîche, de légumes et d'eau, non seule-
ment pour refaire ses équipages épuisés, mais encore pour
remplir ses soutes aux provisions, et il part, hommes et navires
1. Rapport de l'ingénieur Guillemin à la Compagnie de Madagascar,
27 février 1864.
412 LA FRANCE COLONIALE
remis à neuf, pour chercher les forces anglaises à la côte de
Coromandel.
" De 1778 à 1783, dit Townsend Farquhar, le gouverneur
anglais de Maurice, les escadres sous les ordres des amiraux
d'Orves et Suffren, et, enfin, dans tous les temps, depuis l'éta-
blissement des Français à Maurice et îles adjacentes, les com-
mandants de cette nation se sont procuré à Madagascar des
approvisionnements en tout genre, pour la subsistance des
troupes et des escadres expédiées de l'île de France pour com-
battre les Anglais dans l'Inde 1. Pendant le gouvernement
révolutionnaire de France, l'île de Madagascar fournissait le
riz et les viandes fraîches et salées pour les garnisons de Mau-
rice et dépendances et pour les équipages des bâtiments de
guerre et corsaires; elle a aussi complété par des hommes les
armements de ces vaisseaux qui couvraient les mers des Indes
et ont causé de si grandes pertes au commerce britannique.

GABRIEL MARCEL.

1. Memoir and notice explanatory of a chart of Madagascar. London,


Murray, 1819, in-4°, pp. 44 et 45.
LES SATELLITES

DE MADAGASCAR

NOSY-BE. — SAINTE-MARIE. — COMORES.

Nosy-Bé. — Tout près de la côte occidentale de Mada-


gascar, à l'entrée de la baie de Pasandava qu'elle commande
dans sa partie septentrionale, se trouve l'île de Nosy-Bé. Son
nom signifie « île grande » ; mais sa superficie ne dépasse pas
2 935 kilomètres carrés. Non loin, se trouvent quelques îlots
sans importance, dont les plus importants sont Nosy-Mitsiou,
que son chef Tsimiaro a cédé à la France pour une pension de
15 000 francs, Nosy-Lava, Nosy-Faly, Nosy-Cumba, etc. Le sol
de Nosy-Bé est d'origine volcanique, et les champs de lave qui
la constituent sont d'une fécondité merveilleuse. La partie
septentrionale, qui se termine par le morne Loucoubé, recouvert
de forêts, est la plus aride. Grâce au voisinage de la grande
terre, à la densité de sa population, à sa facilité d'accès, à
l'excellence de sa rade, à sa fertilité, à l'espèce de foire qui s'y
tient tous les ans et réunit tous les caboteurs qui fréquentent
les rades de la grande terre, de la côte d'Afrique ou même
de l'Inde, grâce à sa salubrité relative, Nosy-Bé possède d'im-
portants éléments de prospérité.
En 1840 l'île grande fut cédée à la France par la reine
Tsimeco, à laquelle les Hova avaient enlevé ses États sur la
côte nord-ouest de Madagascar. Le traité fut signé en juillet
par le capitaine Passot. Le pavillon ne fut arboré que le
5 mai 1841. La reine transporta sa résidence dans une petite
baie voisine de la pointe Mahatinzo. L'administration française
fonda Hellville, la nouvelle capitale. En 1849, il fallut réprimer
une révolte du parti esclavagiste, exaspéré par la suppression
de l'esclavage.
414 LA FRANCE COLONIALE
Hellville est une petite ville de 1 100 habitants avec des
maisons en pierre, un appontement qui permet le déchargement
de tout navire par toute marée, une jetée pourvue d'un chemin
de fer Decauville, des magasins et des hangars à charbon où
était déposé le combustible nécessaire à l'approvisionnement
des navires de la division de l'Inde. Une cale et des feux qui
permettent l'accès de la rade pendant la nuit complètent l'ins-
tallation de cet établissement. Il a rendu de signalés services
à notre flotte pendant sa rude croisière sur les côtes de Mada-
gascar.
La population de toutes ces îles était, en 1889, de 7567 ha-
bitants, dont les deux tiers Malgaches, un tiers Africains, plus
250 Européens, presque tous Français.
La culture de la canne à sucre, de la vanille et de l'indigo
sont particulièrement en faveur à Nosy-Bé ; quant au café, qui
donnait d'excellents résultats, les habitants ont dû y renoncer
devant les ravages de l'hoemileya vastatrix. En 1889, le total
des importations a été de 1 937 749 francs, dont 140 649 de
France, celui des exportations de 1 450 085, dont 103 363 pour
la France, — dont environ la moitié sous pavillon français.
Outre le grand nombre de commerçants indous établis à Nosy-
Bé, on y compte trois maisons de commerce : une française,
une allemande et une américaine.
Le budget local est d'environ 90 000 francs et les dépenses
de la métropole (1892) de 74 598 franes.

Sainte-Marie. — Sur la côte occidentale de Madagascar


est située l'île Sainte-Marie, appelée autrefois Nosy-Ibrahim
(île d'Abraham). Nous l'occupons depuis 1643. Les Anglais la
prirent par capitulation en 1811 et la restituèrent en 1815. Elle
est habitée par des Betsimisaraka, au nombre de 6 à 7 000. Sa
superficie est d'environ 15 500 hectares; dans le sens de la lon-
gueur elle a environ 50 kilomètres, tandis qu'elle n'en compte
que 3 de large. Sa baie principale est appelée le Port-Louis.
Au centre s'élève une île rocheuse, l'îlot Madame, sur lequel
ont été construits quelques fortifications et batteries, des
casernes, des magasins et des chantiers. En face de cet îlot, la
petite ville d'Ambodi-fototra, avec 1 200 habitants indigènes.
Exposée aux pluies, très marécageuse, Sainte-Marie est mal-
saine. Bien qu'on ait été de tout temps convaincu de son insalu-
brité, cela n'a pas empêché qu'on en ait fait le point de départ
de plusieurs opérations et qu'on y ait réuni en grand nombre
des troupes qui furent toujours décimées. On compte à Sainte-
LES SATELLITES DE MADAGASCAR 413
Marie trente-deux villages indigènes, mis en communication
par des sentiers à peine frayés, à travers des bois épais où se
rencontrent la petite natte, le filao, le bois de fer, etc. Du riz,
des cocos, des fruits, telles sont, avec les essences que nous
venons de nommer, les ressources peu abondantes de Sainte-
Marie, qui n'a jamais dû sa fréquentation qu'à son voisinage
de Madagascar et particulièrement des districts où les boeufs
sont extrêmement nombreux.
En 1888, Sainte-Marie, qui auparavant était rattachée à la
Réunion, a été placée sous l'autorité du gouverneur de Diégo-
Suarez. Un administrateur réside dans l'île et commande à
douze chefs entre lesquels elle est répartie. Les autres fonc-
tionnaires sont un préposé du trésorier-payeur de la Réunion,
un garde-magasin, un instituteur, un commissaire de police,
un médecin de la marine, un commis de la marine, un conduc-
teur des ponts et chaussées, un garde du port, deux prêtres
dessenvants.

Les Comores. — Le groupe des îles Comores, en presque


totalité sous le protectorat de la France, est situé à l'entrée du
détroit de Mozambique, entre le nord-ouest de Madagascar et la
côte orientale d'Afrique et se compose (outre Mayotte dont
nous parlerons plus loin) de trois îles principales : la Grande
Comore ou Angazyza; Nijouan, Anjouan ou Johanna ; Mohéli
ou Moali, la plus petite.
La superficie de ces trois îles est de 1 606 kilomètres carrés ;
la population était, en 1887, de 47 000 âmes. Leurs habitants
primitifs étaient des noirs de la côte voisine d'Afrique. Au
commencement du XVIIIe siècle, des Arabes de la mer
Rouge, chassés sans doute par quelque révolution dont nous
n'avons pas le secret, vinrent s'établir dans cet archipel et ne
tardèrent pas à se mêler à la population nègre.
Anjouan fut longtemps fréquentée par les navires
qui se rendaient dans l'Inde. En 1801, Bonaparte y fit déporter
Rossignol et d'autres individus compromis dans le complot de
la machine infernale. En 1816, le sultan d'Anjouan réclama
vainement la protection de la France contre les incursions des
Malgaches. Les Anglais eurent dans l'île, jusque vers 1883, un
dépôt de charbon. Mossamoudou ou Anjouan, la résidence
du roi, est construite sur l'orée, entourée de mauvaises
murailles et défendue par deux fortins armés de vieux canons;
ce gros village est composé de mauvaises murailles en pierres
à terrasse et de huttes couvertes en chaume.
413 LA FRANCE COLONIALE
En 1892, Saïd-Omar, sultan d'Anjouan, est mort de vieil-
lesse et aussi des austérités du Ramadhan. Comme le traité de
protectorat nous donnait le droit de désigner son successeur,
le gouverneur de Mayotte a donné l'investiture au fils aîné du
défunt, Saïd-Mohammed, très dévoué à la France et parlant bien
notre langue. Il a fallu l'imposer de force à un parti de rebelles,
principalement de race arabe.
A la suite de ces événements, le protectorat français sur
Anjouan est devenu plus actif. De concert avec le nouveau
sultan, on a fait un recensement plus exact de la population,
établi des droits de douane, imposé une capitation de 10 francs
par tète sur certaines catégories d'habitants, organisé une police
sanitaire et de sûreté.
La population de l'île d'Anjouan est de 25 à 30 000 âmes,
noirs ou Arabes. Ceux-ci, qui sont l'élément turbulent, tendent
depuis notre occupation à émigrer. Anjouan présente des res-
sources considérables, des terres vierges, la main-d'oeuvre et la
vie à bon marché. On y a 12 poulets pour 3 fr. 60.
L'île de Mohéli n'a que 231 kilomètres carrés et 6 000 habi-
tants. Elle est abondamment arrosée par des eaux trop riches
en magnésie; les palmiers, les caféiers, cannes à sucre, giro-
fliers, vanilliers y prospèrent. Les habitants fournissent des
travailleurs aux plantations de Mayotte.
La Grande Comore, dont l'abord est difficile à cause de sa
forme tabulaire est moins bien connue qu'Anjouan et Mayotte.
Elle est d'origine volcanique, dominé par le Kartal appelé aussi
Djoungou dja Dsaba « la marmite de feu », dont le sommet a
2 650 mètres d'altitude et le cratère 150 mètres de profondeur
et 2 kilomètres de tour. On n'y rencontre ni source ni ruis-
seaux, et l'on ne peut s'y approvisionner d'eau qu'au moyen
de citernes.
Saïd-Ali, le sultan de cette île, après avoir vainement
demandé le protectorat français, conclut, il y a quelques années,
un traité de commerce avec M. Humblot, négociant français, qui
est devenu résident de France auprès de lui.
Les sultans des îles voisines voyant d'un mauvais oeil les
Français s'établir dans le pays, voulurent les chasser et mar-
chèrent contre Mourouni, capital de la Grande Comore.
L'aviso le La Bourdonnais fut aussitôt envoyé pour proté-
ger nos nationaux ; nos marins, avec l'aide des soldats de Saïd-
Ali, battirent complètement les forces ennemies (1886), et,
depuis cette époque, on peut considérer l'archipel entier comme
placé sous notre protectorat.
LES SATELLITES DE MADAGASCAR 417
Saïd-Ali, depuis cette époque, a, dû être protégé plusieurs
foispar nous contre des attaques ou des révoltes. En novem-
bre 1891, M. Papinaud, gouverneur de Mayotte, a dû le ren-
voyer avec des troupes sur le Boursaint et le réinstaller dans
son île.

Mayotte. — Mayotte, ou Maouté, est déjà une ancienne


possession française. Un peu après 1830, Adriansouli, un chef
de Sakalaves sur la côte nord-ouest de Madagascar, chassé de
ses Etats par les Hova, vint s'établir à Mayotte et, ayant épousé
la fille du sultan Amadi, devint le maître d'une partie de l'île.
Puis survinrent des guerres civiles dans lesquelles intervinrent
les sultans d'Anjouan et Mohéli. C'est alors qu'Adriansouli
offrit de céder Mayotte à la France moyennant une pension de
5 000 francs et l'éducation de ses enfants à l'île de la Réunion.
Un traité sur ces bases fut signé en 1841 par le capitaine Passot
et ratifié à Paris le 10 février 1843. La prise de possession
officielle eut lieu le 13 juin. Les autres prétendants avaient dis-
paru ou avaient renoncé à leurs droits.
L'île Mayotte est traversée par une chaîne de collines dont
les plus hautes ne dépassent guère 650 mètres. Son sol volca-
nique est inégal, coupé de profondes ravines où les eaux s'amas-
sent pendant la saison des pluies quand elles ne s'écoulent pas
en forme de torrent. Le rivage marécageux est à ce point cou-
vert de palétuviers qu'on ne sait où la mer finit, où la terre
commence. Seuls les versants des collines sont tapissés d'une
végétation un peu fournie qui devient plus serrée dans les
fonds. Une ceinture de récifs entoure cette île et forme, une
fois qu'on a pénétré à l'intérieur, un mouillage excessivement
sûr, d'autant plus que jamais un ouragan, jamais un ras de
marée semblable à ceux de l'Inde, n'a fondu sur Mayotte.
Parmi les îlots sont Zambourou, Choazil, Ajanga, Bouri,
Pamanzi, relié par une chaussée à Andrima, « l'île blanche », où
se trouve Dzaoudzi, ancienne résidence du sultan indigène.
C'est à Dzaoudzi, cause de la facilité de la défense, de l'excel-
lence de la rade et de la salubrité relative de l'endroit, que notre
gouvernement a établi sa résidence et le centre des divers
services. Il faut le reconnaître, le séjour de Mayotte est à ce
point malsain aux Européens qu'ils n'y peuvent résider plus de
deux ans, sans être obligés de se venir retremper en Europe.
Msapéré, village de 900 habitants, est habité par les négociants
indous qui approvisionnent les naturels de toile, de riz et
d'objets de toute nature qu'ils font venir au moyen de boutres
FRANCE COLONIALE. 27
418 LA FRANCE COLONIALE
de Zanzibar ou de Bombay. Du sucre, du rhum, de la vanille,
tels sont les objets d'exportation de Mayotte qui, en raison de
son peu d'étendue et de son isolement, n'offrira jamais les élé-
ments d'un commerce un peu considérable. Ajoutons que les
naturels sont si indolents qu'on est obligé d'aller chercher à
Mozambique les bras nécessaires aux travaux des champs. La
culture de la canne, qui était jadis si rémunératrice, ne fournit
plus autant, sans doute à cause de l'épuisement du sol. Les
derniers chiffres que nous ayons sous les yeux accusent une
production de 3 000 tonneaux métriques de sucre et 80 000 fûts
de rhum.
La superficie de l'île et des îlots voisins est de 366 kilomè-
tres carrés. La population, en 1889, était de 12 270 âmes, tan-
dis qu'elle n'était que de 3 500 en 1843 et de 10 551 en 1887.
Les six dixièmes de cette population sont des indigènes, Mal-
gaches, Africains, Arabes; le reste sont des immigrants, prin-
cipalement des Indous. Un peu plus de 205 habitants sont Fran-
çais ou nés dans les colonies françaises. Quant à la religion, plus
de 8 000 habitants sont musulmans, environ 500 catholiques.
Les Glorieuses. — Entre les Comores et Madagascar est
une traînée d'îles, d'îlots et de récifs, parmi lesquels l'île annu-
laire d'Aldabra, les îles Cosmoledo et Astore, les îles Glorieuses,
qui sont les plus importantes. Elles sont rocheuses, coralli-
gènes, inhabitées; mais elles présentent des pêcheries de
tortues. Anglais et Français ont à plusieurs reprises élevé des
prétentions sur ces îles. D'après un discours de M. Ribot, mi-
nistre des Affaires étrangères, du 4 juin 1892, les Glorieuses
seraient seules à la France. Il en est de même des îles Saint-
Paul et Amsterdam au sud de Madagascar.
Budgets. — En 1892, le budget local de Nosy-Bé s'était à
90 000 francs. Les dépenses de la métropole ont été de
74598 francs.
Le budget local de Mayotte s'élevait à 260 850 francs. La
métropole a dépensé, en 1892, 101,607 francs pour Mayotte et
16 000 francs pour les Comores. Crédits demandés en 1893:

98 209 francs pour Mayotte et 15 128 francs pour le protecto-
rat des Comores.
Le budget local de la colonie de Sainte-Marie a été
en 1892
de 90 000 francs; la dépense de la métropole,
pour cette
petite île, en 1892 (de même pour 1893), de 35 000 francs.
GABRIEL MARCEL.
ALFRED RAMBAUD, LA FRANCE COLONIALE
LA MER ROUGE
OBOCK ET CHEÏKH-SAÏD 1

CHAPITRE PREMIER

OBOCK ET LA BAIE DE TADJOURAH

Traités qui nous ont valu ces possessions. — Il


y a déjà une trentaine d'années que le gouvernement français
s'est préoccupé d'assurer, pour le jour où le canal de Suez
serait terminé, ses libres communications avec ses possessions
de l'Extrême-Orient. En 1858, Henri Lambert, son agent con-
sulaire à Aden, venait de rendre un grand service à Ibrahim
Abou-Bekr, le chef le plus important de la baie de Tadjourah.
Celui-ci offrit alors de vendre à la France le territoire d'Obock,
situé sur la grande route maritime de Suez aux Indes, et placé
en face d'Aden, sur la côte orientale d'Afrique. Peu de temps
après, Henri Lambert, dans un nouveau voyage au Tadjourah,
était assassiné par des matelots arabes de son boutre. Le gou-
vernement français chargea le capitaine de frégate Russel
d'étudier le littoral de la mer Rouge et envoya le capitaine de
vaisseau Fleuriot de Langle punir les assassins de Lambert et
renouer les relations avec Ibrahim Abou-Bekr. Celui-ci envoya en
France son cousin Dini-Ahmet, gouverneur de Zeilah, qui signa
le traité du 11 mars 1862 : il cédait le territoire proposé pour
une somme de 10000 talari 2.
Ce territoire d'Obock était délimité au nord par le ras ou
1. E. Reclus, Géographie universelle, t. X, 1885; Caix de Saint-Aymour,
Les Intérêts français dans le Soudan éthiopien, 1887; Denis de Rivoyre,
Les Français d Obock, 1888; Paul Soleillet, Voyages en Ethiopie, 4886; Jules
Borelli, Ethiopie méridionale, Journal de mon voyage, 1890.
2. Talaro, monnaie frappée en Autriche, en usage dans le Levant et
l'Afrique, valeur 5 fr. 25.
420 LA FRANCE COLONIALE

cap Doumairah et au sud par le ras Ali. Il a pour dépendances


les îlots Soba, ou des Frères, à la hauteur du cap Séjarn.
En 1881, M. de Ring avait écarté les prétentions des Égyp-
tiens sur Latela, et en 1883 nous avons abattu le pavillon qu'ils
avaient arboré près de Ras-Bir.
Le sultan Houmed-Loïta céda, en juillet 1882, à Paul
Soleillet les ports et rades de Sagallo, donation confirmée, en
mars 1883, par Menelik II, roi du Choa, suzerain du sultan.
Le traité du 18 octobre 1884, signé entre M. Lagarde et les
chefs de Tadjourah, soumettait à notre protectorat tout le
littoral depuis le ras Ali jusqu'au Gubbet-Kharab, ce fiord
saharien qu'entourent des roches volcaniques. En conséquence
nous avons pu occuper Ambado sur le rivage nord de la baie.
Ensuite M. Lagarde, commandant l'établissement d'Obock,
par le traité du 2 janvier 1885, plaça les territoires du sultan
de Gobad sous le protectorat de la France.
En août 1885, nous avons occupé Ambado sur le rivage
sud de la baie : les Anglais, qui avaient essayé de nous y
devancer, ont élevé une prétention que M. Lagarde écarta au
nom du traité de 1882. Les traités de mars 1885, conclus avec
les tribus du rivage sud de la baie, nous donnaient tout le
littoral depuis le Gubbet-Kharab jusqu'au delà de Zeilah,
et nous occupions Dongaretta; mais cette occupation d'un
point entre Zeilah et Berberah, deux Ailles au khédive
d'Egypte, où s'étaient établis les Anglais, inquiétait ceux-ci.
En 1887 un arrangement fut conclu entre lord Salisbury et
M. Flourens, alors ministre des Affaires étrangères. Nous
renoncions à Dongaretta; en échange, l'Angleterre nous cédait
les îles Mouscha qui dominent la baie de Tadjourah. Enfin
en 1888 nous occupions le cap Djiboutil, et alors nouvel
arrangement avec l'Angleterre pour arriver à déterminer la
limite de nos influences respectes dans le pays somâli : il fut
convenu que notre frontière vers l'est partirait du cap Djiboutil
et, par Alassouen, Bir-Calouba, Gildessa, Harar, aboutirait au
royaume de Choa.
D'autre part nous avons accepté un modus vivendi avec les
Italiens qui, maîtres de Zoulah et de l'îlot de Massaouah sur
le rivage 1, essayaient de prendre pied sur la côte et rêvaient

1. Il est à noter que nous avions des droits sur plusieurs points de
cette colonie italienne : Edd a appartenu successivement à plusieurs
maisons françaises; Amfilah et sa baie, qui ouvre des communications
faciles avec l'Abyssinie, avaient été cédées à la France, en 1839, le
roi du Tigré (mais elles n'avaient pas été occupées militairement);par
LA MER ROUGE 421
d'établir leur protectorat sur l'Abyssinie. On sait ce que leur
colonie Erythrée leur a valu de mécompte.
Aujourd'hui, nos possessions affectent la forme d'un
quadrilatère oblong, incliné du nord-nord-est au sud-sud-
ouest, limité au nord par les prétentions italiennes, au sud par
celles de l'Angleterre, mais s'étendant de la mer au royaume
de Choa. Grâce aux traités par lesquels on a continué à lier
les tribus de l'intérieur, on peut admettre que l'autorité de la
France s'étend sur emiron 120 000 kilomètres carrés, entre le
quart et le cinquième de la superficie de la France, mais dans
une région à sol aride et à population peu dense, qu'on croit
cependant pouvoir évaluer à 200 000 âmes.
En 1890, le coup de main tenté par le Cosaque Achinof sur
le fort de Sagallo, obligea l'amiral Gervais de recourir à la
force; mais cette équipée d'un aventurier sans mandat n'a
point empêché le rapprochement de la France et de la Russie.
Géographie de la colonie. — Au cap Doumairah
prend naissance une chaîne de montagnes qui s'étend jusqu'au
fond du golfe de Tadjourah, où s'ouvre la vaste rade de
Gubbet-Kharab, qui ne communique avec la mer que par un
chenal étroit. Au delà est le Bahr-Assal ou lac Salé, dans lequel
Adennent se perdre les eaux intermittentes de l'Aouache et du
Garasie, descendus des plateaux abyssins.
Le sol de notre possession est constitué par une série de
petits plateaux mamelonnés descendant de la chaîne de mon-
tagnes qui nous sert de limite du côté de l'intérieur. Tantôt
ces plateaux forment des falaises contre lesquelles viennent
battre les flots de la mer, tantôt au pied de ces plateaux s'étend
une plage plus ou moins vaste. Les terrains sont de formation
récente, presque tous des roches madréporiques. Des ouadi,
des torrents, très ravinés, dont les principaux sont la rivière
d'Obock et celle d'Atella ou de Latela, coupent ces plateaux,
dans une direction générale de l'ouest à l'est. Les eaux coulent
rarement à la surface du sol ; mais, dans les années mêmes de
plus grande sécheresse, il y a des nappes d'eau souterraines,
très considérables, qu'il est facile d'aménager.
Climat. — Le climat d'Obock, comme celui de toute la
zone déserte et basse qui sépare le plateau central éthiopien de
la mer, peut être caractérisé par l'épithète de saharien; une
Zoulah ou Zoulla, l'ancienne Adulis (marquée encore sur certaines caries
comme appartenant aux Français), avaitété cédée en 1859, par Négoussié,
roi du Tigré, au capitaine de frégate français Russel.
422 LA FRANCE COLONIALE
sécheresse toute particulière lui est propre. Il est aussi très
chaud, car bien qu'il y ait des mois dont la température
moyenne varie de 25 à 30 degrés, il y a des jours où la tempé-
rature moyenne est de 45 degrés, et des moments où elle
atteint de 50 à 54 (température observée en juin 1882).
Le climat d'Obock est aussi sain que peut l'être celui d'une
région très chaude. Tout excessive qu'elle soit, la chaleur se
supporte mieux à Obock que dans d'autres régions des mêmes
parages, car elle y est toujours sèche, et de plus, assez souvent
tempérée par des vents de terre et des brises de mer. Ni les
fièvres intermittentes, ni les dysenteries ne sont à redouter à
Obock; l'hépatite seule y est à craindre. Une sorte d'ulcère
attaque presque tous les Européens dans le premier temps de
leur séjour : c'est une affection sans gravité.
Faune et flore. — Obock a également une faune et une
flore sahariennes.
La faune d'Obock est caractérisée par des gazelles, des
ânes sauvages, des guépards, des chats sauvages, des chacals,
des hyènes, des outardes, des autruches, des vipères, des
scorpions. Comme animaux domestiques, on y élève, sauf le
cheval, les mêmes que dans le Sahara : le chameau, l'âne, la
chèvre, le mouton, le boeuf.
Des mimosas en quantité considérable ; des palétuviers par
bouquets au bord de la mer ; des palmiers doums et des Calo-
tropris Procera (le Kourounka du Sahara algérien), dans le lit
des rivières et des torrents, sont les plantes caractéristiques de
la région. Celle-ci présente en outre quelques graminées sau-
vages, des stipées et des salsolacées. On cultive sur quelques
points de notre possession des légumes et des palmiers-
dattiers.
Les indigènes : races. — Les indigènes des territoires
possédés ou protégés par la France appartiennent à trois races :
les Somâli, les Galla, les Danakil.
Les Somâli s'étendent tout le long de la côte, du cap Guar-
dafui au, Gubbet-Kharab : par conséquent on les trouve sur les
rivages sud de nos possessions, du cap Djiboutil au Gubbet-
Kharab. Ils sont divisés en plusieurs grandes tribus, subdi-
visées en tribus et familles. Les chefs portent le titre d'ougass
et sont héréditaires. La plus importante de ces grandes tribus,
celle de Issa, est tout entière sur notre territoire. Tous sont
guerriers, mais aussi commerçants et marins.
Les Galla de nos possessions se rattachent à cette grande
LA MER ROUGE 423
race des Galla ou Oromon, assez rapprochés des Abyssins,
bruns de peau, mais d'un ton plus clair que nos autres sujets ou
protégés de la région.
Le Donkali 1 est essentiellement pasteur : il n'a pas d'habita-
tion fixe, mais, dans les lieux où il a l'habitude de revenir
camper chaque année, il construit pour ses troupeaux des
bercails en pierres sèches, auprès desquels il place sa hutte de
nattes reposant sur des cerceaux de lattes. Ces huttes sont de
grandeurs diverses, mais toujours très basses ; elles affectent
la forme rectangulaire et n'ont pour meubles que des nattes,
des outres en peau et des vases en vanneries ornés de coquilles
ou de perles, qui servent à contenir le lait et le beurre.
Le territoire occupé par ces populations forme un vaste
triangle. Les limites en sont: au nord, Arkiko; au sud, une
ligne reliant Gubbet-Kharab aux mines de soufre du Choa; à
l'ouest, le contrefort des montagnes de l'Ethiopie centrale ; à
l'est, la mer Rouge.
Moeurs et coutumes des Danakil. — Le Donkali est
un homme de stature moyenne, généralement bien proportionné,
aux traits réguliers ; les yeux sont beaux et assez souvent bleu
foncé; les cheveux, ordinairement fins et bouclés, sont droits
quelquefois ; les hommes les portent demi-longs et se rasent la
nuque. Pour la barbe, ils se la taillent généralement en collier,
lorsqu'ils en ont, car un très grand nombre de Danakil ont la
figure glabre, quoique les jambes soient très velues.
L'usage de se couvrir les cheveux d'une couche de graisse
de boeuf est général chez eux. Le vêtement consiste en un pagne
serré autour des reins et descendant jusqu'à la hauteur des
genoux, une toge de couleur et de fortes sandales en cuir de
boeuf.
Les armes des Danakil se composent d'un coutelas recourbé,
porté à la ceinture, d'un bouclier rond en peau et d'une forte
lance, arme d'estoc et non de jet, garnie à un bout d'un fer
large et long et à l'autre bout d'un lourd talon de fer.
Le costume des femmes Danakil consiste en un jupon de
peau tannée ou de cotonnade et une camisole en toile de coton
bleu. Elles ont les cheveux tressés, se recouvrent la tête d'une
pièce de coton bleu et portent aux chevilles, aux poignets, aux
lobes des oreilles de lourds ornements de cuivre et des grains
de verroterie,
Le Donkali vit en nombreuses tribus appelées kabils, dont
1. Au pluriel, Danakil. On les appelle aussi Afar et Adal.
424 LA FRANCE COLONIALE
le gouvernement est à la fois aristocratique et démocratique.
L'autorité y est bien exercée par des chefs héréditaires, mais
toutes leurs décisions sont soumises aux assemblées de la
nation, dites kalam, et où toutes les affaires sont traitées :
elles ne peuvent être exécutées qu'après avoir obtenu les
suffrages de l'unanimité des membres présents. Les kalam
exercent envers les chefs de tribus les droits de réprimande et
même de punition.
Les moeurs des Bédouins danakil sont sauvages et sangui-
naires. L'étranger, chez eux, tant qu'il n'a pas lié amitié avec
les membres de la tribu, peut impunément être assassiné. Tout
meurtrier a le droit de se décorer d'une plume blanche qu'il
porte au sommet de la tète et qu'il remplace plus tard par
des anneaux en métal aux poignets et d'énormes boutons aux
lobes des oreilles.
Officiellement les Bédouins danakil sont musulmans, mais
ils ne pratiquent ni les prières, ni les autres cérémonies de
l'Islam.
La langue des Danakil a nom afar. Cet idiome peut se
rattacher aux autres idiomes éthiopiens. Un dictionnaire de
cette langue a été publié, en 1840, par le Rév. C. W. Isenberg
à Londres.
Les Danakil apprennent assez facilement à faire des tra-
vaux de manoeuvres. Nous en avons employé à Obock jusqu'à
deux cents, en 1882 : on leur avait enseigné, en quelques
jours, à se servir de la brouette, du pic et de la pelle de terras-
sier. Les Anglais en occupent à Aden pour le débarquement
des navires, à bord desquels sont aussi embarqués quelques
Danakil comme chauffeurs.
Sur le territoire d'Obock proprement dit, on compte sept
tribus, divisées elles-mêmes en fractions plus ou moins nom-
breuses : les Takyil, qui habitent Obock; les Asmila, sur
l'Atella, les Madelina, les Hassouba, les Aden-Sara, les Ab-Am-
mila, les Bédouitamila, qui comprennent quinze fractions. Sur
le territoire de Tadjourah et Gobad, trois tribus : les Adaïl,
administrés par le sultan de Tadjourah, les Hassouba, par
Omar-Bourham, les Debéné, par le sultan Houmed-Loïta.
Toutes ces tribus forment un total de 22 000 têtes, pouvant
armer 6 000 guerriers.
Tadjourah, ainsi que les autres villes ou villages de la côte
appartenant aux Danakil, a dû être fondé par des marchands
arabes, qui établirent des comptoirs près des criques où ils
trouvaient un abri pour leurs embarcations. Les Arabes qui
LA MER ROUGE 423
fondèrent Tadjourah, aussi bien que ceux qui ont fondé Reita
ou Bailloul, s'étant alliés avec des filles danakil, ont créé une
population aujourd'hui de sang donkali; mais elle doit à son
alliage arabe des moeurs et des aptitudes toutes spéciales : fana-
tisme religieux, esprit mercantile, aptitude aux voyages sur
terre et sur mer, et une organisation sociale particulière.
A la tête de ces villes se trouvent trois autorités, et elles
portent, ce qui est à noter, le costume arabe au lieu du vête-
ment donkali. Ces autorités ont les titres pompeux de sultan,
vizir, imam-cadi. Ce dernier est en même temps chargé de
l'instruction publique, fonction dont il s'acquitte avec un zèle
louable, car, à la différence des Bédouins qui sont tous illet-
trés, presque tous les citadins savent lire, écrire et compter en
langue arabe.
Les fonctions de sultan et de vizir sont héréditaires, mais
elles alternent entre elles : le vizir succède au sultan décédé, et
l'héritier de celui-ci remplace dans ses fonctions le vizir devenu
sultan. Ces sultans sont censés exercer une sorte de suzerai-
neté sur les tribus des Bédouins; il serait plus exact de dire
qu'à chaque ville de la côte sont attachées comme clientèle un
certain nombre de tribus de l'intérieur ou du littoral.
Toutes les villes danakil de la côte, étant plus désireuses de
sécurité pour leur commerce maritime qu'attachées à leur indé-
pendance nationale, avaient depuis longtemps reconnu la suze-
raineté des Turcs, lorsque ceux-ci les cédèrent à l'Egypte. Les
Bédouins, au contraire, n'ayant besoin d'autre protection que
celle de leur lance, ont toujours refusé de reconnaître une
suprématie étrangère.
Administration.— Jusqu'en 1886, notre colonie était
administrée par un commandant militaire. Depuis elle a un
gouverneur, qui est M. Lagarde, assisté d'un nombre très res-
treint de chefs de service ou d'agents. La justice y est rendue
par un juge de paix à compétence étendue. La dépense de
la colonie, pour 1893, est évaluée à 480 642 francs. Le gouver-
neur s'est appliqué à employer le plus souvent possible les
chefs indigènes et leurs sujets.
La garnison d'Obock, la seule du pays, se compose d'une
demi-compagnie d'infanterie de marine et de quelques canon-
niers, le tout commandé par un lieutenant. La station locale
comprend une canonnière, le Météore (4 canons), et un aviso,
le Pingouin (2 canons).
Lieux habités. — Obock est un port qui aura besoin
426 LA FRANCE COLONIALE
d'être amélioré. Les édifices publics sont, pour la plupart, des
baraquements provisoires, ou des constructions très modestes,
de fer ou de briques. Il y a une grande factorerie, Poingdestre et
Mesnier (charbons et vivres), une autre maison française,
Nalin et Cie, un petit négociant français, trois grecs et douze
maisons musulmanes (riz, vivres, étoffes).
On donne le nom, certainement prétentieux, de ville à
Tadjourah, qui n'est que la réunion de quelques habitations
construites avec des piquets et des nattes au bord de la mer.
Ces huttes sont, il est vrai, grandes, proprement construites
et bien aérées.
Une mosquée, une maison de douane et un fortin en maçon-
nerie constituent les édifices de Tadjourah; les deux derniers
ont été construits par les Égyptiens. Dans de beaux jardins,
bien arrosés par des puits à bascule, poussent sous des dattiers
une assez grande variété de légumes.
Tadjourah a deux ports et, suivant la mousson, les boutres
mouillent au ras Ali ou à Tadjourah même.
La ville de Tadjourah a une population de 1000 à 1500 habi-
tants, dont un certain nombre, le tiers ou le quart, est étran-
ger à la localité : on y rencontre des Arabes, des Indiens, des
Juifs, des gens du Choa, etc.
A l'exception de quelques artisans forgerons ou bijoutiers,
tous les Tadjourates sont en même temps marchands, conduc-
teurs de caravanes, marins.
Outre Obock et Tadjourah, signalons les deux Alliages mari-
times de Sagallo et Arnbabo, où les caravanes vont s'orga-
niser.
Au petit port du cap Djiboutil, il y a quatre négociants :
deux Français et deux Somâli.
Assurément, tout cela est encore bien modeste.
Utilité de cette colonie.— Notre établissement d'Obock
peut et doit devenir :
1° Un port de relâche et de ravitaillement entre Suez et la
Cochinchine et les autres possessions françaises de l'Extrême-
Orient;
2° Une colonie française;
3° Un centre de commerce maritime ;
4° La tête de ligne d'une route commerciale vers l'Ethiopie
méridionale.
1°Obock port de relâche. — Il ne faut point l'ou-
blier : les Anglais à Aden ont, pendant la guerre franco-alle-
LA MER ROUGE 427
mande, interdit de vendre du charbon à des navires français.
Ce seul fait, et il est historique, prouve surabondamment que, si
la France ne veut point s'exposer, dans certaines circonstances
données, à perdre dans l'Extrême-Orient une situation labo-
rieusement acquise, elle doit avoir un port à elle dans les
parages mêmes où les Anglais ont reconnu qu'il leur était indis-
pensable de posséder un établissement pour la sûreté de leur
empire des Indes.
Le simple examen d'une carte suffit à démontrer qu'un
port de relâche entre Suez et les Indes est tout aussi bien placé
sur la côte d'Afrique que sur celle de l'Arabie. La situation
d'Obock est bien supérieure, pour un port de refuge, à celle
d'Aden : c'est l'opinion de tous les navigateurs qui connaissent
le port anglais et la rade française.
Il ne faut que longer la côte d'Afrique de Massaouah à Gar-
dafui, visiter Assah, Reita, Tadjourah, Zeilah, Berberah même,
pour reconnaître la grande supériorité d'Obock sur tous ces
différents ports, tous plus ou moins ouverts aux Agents du sud
ou du nord.
Dans ces parages, soumis à l'influence des moussons de la
mer des Indes, les vents sont périodiques et réguliers, plus ou
moins impétueux; ils soufflent constamment ou du sud ou du
nord; généralement du sud-ouest en été, ils tournent au nord-
est en hiver.
Le mouillage d'Obock, situé à la corne nord de la baie de
Tadjourah et à l'intérieur du redan que forme le ras Bir, se
trouve ainsi fermé à tous les Agents qui soufflent du nord.
Les vents qui soufflent du sud sont sans effet sur la mer
d'Obock, car elle est brisée et amortie par les îles, bancs et
récifs qui se trouvent entre Obock et Zeilah, point qui est lui-
même abrité par un cap des vents du sud.
Le mouillage d'Obock, tel qu'il est, sans travaux, offre une
rade close, abritée de tous les vents, où un grand nombre de
navires de tout tonnage peuvent trouver en tout temps un
refuge assuré.
Les ressources d'Obock, jusqu'à ces derniers temps, ont été
celles d'une côte sauvage : de l'eau de très bonne qualité, du
poisson, du gibier, de la viande fraîche, du bois.

2° Obock colonie française.— Obock ne sera jamais


une colonie agricole; mais les ressources de son sol sont suffi-
santes pour permettre à des Européens de s'y établir dans de
bonnes conditions.
428 LA FRANCE COLONIALE
On
y trouve tous les matériaux nécessaires aux construc-
tions : bois, argile, sable, pierre à chaux, moellons, pierres de
taille.
Les terres arables et irrigables y sont en assez grande
quantité pour fournir les légumes et fruits nécessaires à la
consommation d'une importante population fixe et à l'appro-
visionnement d'un grand nombre de navires.
Les pâturages de l'intérieur nourrissent de nombreux trou-
peaux; ils s'augmenteront, d'après la loi de l'offre et de la
demande, à mesure que les achats seront de plus en plus impor-
tants.
Les Européens établis à Obock pourront s'y livrer à plu-
sieurs industries rémunératrices que nous allons énumérer.
Il sera facile de transformer en marais salants une partie
notable des plages de notre possession; partout le sel a une
valeur, mais à Obock on est aux portes des Indes et de
l'Afrique centrale, ces deux grands marchés du monde pour le
sel.
La pêche peut, elle aussi, devenir à Obock une industrie
prospère ; la côte est très poissonneuse; de tout temps les indi-
gènes y ont fait sécher des poissons, surtout l'aileron d'une
espèce particulière de requin, très abondante à Obock et qui,
serait l'objet d'un commerce important aux Indes pour la
Chine. On pourra facilement saler du poisson; or, des quan-
tités considérables de poissons salés venant de l'Arabie, des
Indes, de Zanzibar sont consommées à la Réunion, Madagascar,
Maurice. Dans cette dernière colonie la ration réglementaire
des engagés indous comprend 250 grammes de poisson salé.
Avec du sel il sera possible d'installer des saladeros et de se
livrer sur une grande échelle à l'exportation de viande con-
sente et des produits animaux, peaux, cornes, etc., etc.
On pourra aussi faire exploiter l'écorce et le bois même de
certains arbres, tels que le mimosa et le palétuvier par
exemple.
De produits minéraux, en dehors des matériaux de con-
struction, il n'y en a pas de connus. On avait signalé la pré-
sence de la houille sur plusieurs points ; vérification faite, on
s'était trompé. Près d'Obock se trouvent des sources d'eaux
thermales sulfureuses, qui indiqueraient la présence du soufre
dans le sous-sol de la possession.
Nous avons vu, ci-dessus, que nos colons trouveront dans
la population indigène d'Obock une partie des bras qui leur
seront nécessaires.
LA MER ROUGE 429
Au reste, deux factoreries françaises existent déjà à Obock.
3°ObocK centre de commerce maritime. — La
mer Rouge et le golfe d'Aden sont sillonnés par de nombreuses
embarcations indigènes dont quelques-unes sont de véritables
navires (50, 80, 100 tonneaux de jauge) et qui se livrent à un
commerce côtier d'une certaine importance. Il y a aussi dans
les mêmes parages de nombreux pêcheurs de nacres, huîtres
perlières, tortues.
Obock a été de tout temps fréquenté par de nombreux bou-
tres arabes, venant de tous les points de la mer Rouge et de
la mer des Indes; autrefois c'était dans ces mers le seul lieu
où ils pussent relâcher et faire aiguade sans avoir rien à
payer. Ils y viendront plus nombreux encore le jour où ils
sauront qu'ils peuvent s'y livrer à des opérations commerciales
suivies.
La première denrée que ces boutres demanderont à acheter
ou à vendre, ce sera le riz. Car il est important de noter qu'à
Aden le plus grand nombre des boutres arabes venant des
Indes y sont chargés de riz; d'autre part, tous les boutres de
la côte d'Afrique qui viennent à Aden y chargent du riz.
A Obock, le riz a pour le commerce maritime la même
importance que le sel pour le commerce avec l'intérieur. Obock,
aussi bien et mieux qu'Aden, peut devenir un centre commer-
cial important. Si la colonie d'Aden a derrière elle l'Arabie,
Obock a l'Ethiopie.
4° Obock tête de ligne d'une route commerciale
vers l'Ethiopie méridionale. — Prenons la carte et
examinons le golfe de Tadjourah. Ce golfe, qui ne mesure
pas moins de 100 kilomètres de profondeur, étant de toute
cette côte le point où la mer pénètre le plus en avant dans les
terres, est par conséquent le point naturel d'arrivée des cara-
vanes du haut pays.
Le golfe de Tadjourah a la forme d'un estuaire et, en le
voyant sur la carte, l'on cherche naturellement le fleuve dont
les eaux ont dû le sculpter. Ce fleuve existe, c'est l'Aouache
dont les eaux viennent se perdre aujourd'hui dans les lacs
Aoussa à 60 où 70 kilomètres dans l'intérieur. A une époque
relativement peu reculée, mais au moment où le lac Assal
devait être un volcan en pleine activité, il y eut un soulève-
ment de terrain qui interrompit par un renflement les commu-
nications entre le fleuve et la mer. Les eaux de l'Aouache, ne
pouvant plus s'écouler vers la mer, durent d'abord inonder la
430 LA FRANCE COLONIALE
plaine relativement basse du Aoussa, et, au fur et à mesure
du colmatage des bords de cette plaine, il s'est formé les lacs
que nous voyons aujourd'hui.
Les caravanes pour aller à Ankober, capitale du Choa, sui-
vent encore la vallée de l'Aouache, et, après les lacs, leur
route se confond souvent avec l'ancien lit du fleuve que l'on
retrouve en partie, et elles débouchent sur la mer par Allouli
et Sagallo. Là, elles trouvent, au milieu d'un pays plat, une
riante oasis, de l'eau, des pâturages, des arbres, parmi lesquels
le palmier-dattier; en passant par Ambabo, elles arrivent à
Tadjourah, qui est le dernier point de l'oasis, car après Tad-
jourah le terrain change: il devient montueux et aride.
Relations actuelles de Tadjourah avec l'Abyssi-
nie. — Les Tadjourates se sont constamment regardés
comme les vassaux du Choa, et ils n'ont jamais cessé de payer
tribut aux souverains de cet Etat. Pour être également pro-
tégés sur mer et sur terre, ils s'étaient ainsi placés sous une
double suzeraineté. Le Choa est le but de toutes leurs cara-
vanes, et une grande partie de la population tadjourate a des
maisons et de la famille dans les provinces frontières du Choa,
notamment dans l'Argoba.
Malheureusement, et jusqu'à ces dernières années (cela
durait encore en 1884), la ville de Tadjourah a été le centre
d'un honteux trafic d'esclaves. Le roi de Choa actuel, Méné-
lick II, a bien interdit la traite dans ses Etats, mais les négriers
contournent le Choa proprement dit et font en contrebande
traverser les provinces musulmanes du royaume par leurs
convois. La France saura mettre un terme à ce honteux état de
choses.
Les Tadjourates exportent au Choa des tissus d'Europe et
des Indes, des métaux, acier, cuivre, zinc, étain, argent, de la
parfumerie, de la verroterie et de la bimbeloterie. Ils forment
leurs caravanes de concert avec des Bédouins de l'intérieur
qui, de leur côté, exportent au Choa du sel du lac Assal et du
beurre fondu.
Ces caravanes se rendent à Chano et à Farré: là, l'impôt
dû au gouvernement du Choa est payé en sel. Les Tadjourates
(appelés Tegouri au Choa) vont à Aliemba, grand marché, où
viennent se vendre une notable partie des produits du Harar,
Djema, Kaffa, Ennerea, Nonno. Ils vendent leurs marchandises
achètent de l'ivoire, du musc, du café, de l'or, des plumes, des
peaux, et traitent par courtiers des affaires d'esclaves à livrer.
LA MER ROUGE 431
Les Bédouins échangent à Chano ou Farré leur sel et leur
beurre fondu contre des produits manufacturés au Choa même :
de la poterie, des étoffes de coton, des fers de lance et des
lames de couteau.
Depuis 1882, les Français ont fait quelques opérations
directes avec le Choa. Elles ont été limitées à des importations
d'armes et de munitions de guerre et à des exportations
d'ivoire, or, musc, etc.

Ce qu'est pour nous l'Abyssinie. — Le Choa, avec


son ancienne province de Harar, qui reste son annexe géogra-
phique, offre à notre commerce et à notre industrie autre
chose que des affaires ainsi limitées. Il peut, avec ses trois
millions de populations chrétiennes et civilisées, ses nombreux
marchés, Aliemba, Boule-Orké, Djarso, Rogué, etc., en rela-
tion avec l'Ethiopie jusqu'au Kaffa, actuellement tributaire du
Choa, assurer un immense débouché à nos produits manufac-
turés et nous offrir les productions de son sol riche et fertile.
Le plateau central éthiopien peut se diviser en trois zones
auxquelles correspondent des climats et des productions diffé-
rentes. A ces zones les Éthiopiens donnent les noms de:
1° Kollah : les régions les plus basses, où se cultivent le
coton, le mil, le café, la canne à sucre, le bananier. Les indi-
gofères, cactus, euphorbes arborescents, y poussent spontané-
ment. L'altitude des Kollah varie de 1500 à 2 000 mètres. Les
Kollah sont formées par de petites vallées recoupées en tous
sens par des lits de torrents et de rivières.
2° Ouïna-Daga (plateau à vignes), où se cultivaient, avant
l'invasion musulmane, les vignes ; où se cultivent les céréales,
teff, blé, orge, des plantes légumineuses et oléagineuses,
des cognassiers, pêchers. Les cyprès, sycomores, olivers et
citronniers sauvages sont les arbres caractéristiques de la
région. La Ouïna-Daga est formée d'une série de petits plateaux
en terrasses.
3° Daga est le nom des plateaux les plus élevés, de ceux
dont l'altitude dépasse 2 500 mètres; là, se cultivent le blé et
l'orge ; les stipées, les églantiers, les conifères y sont les
plantes caractéristiques. Les Daga sont formés par de grands
plateaux légèrement concaves, au milieu desquels l'on remarque
des buttes gazonnées en forme de ballon.
A ces trois régions correspondent aussi trois faunes parti-
culières : la première est caractérisée par l'éléphant, le rhino-
céros, l'hippopotame, le buffle, le caïman, le lion, le zèbre, la
432 LA FRANCE COLONIALE
panthère noire, le léopard, le chat musqué (civette d'Afrique),
l'oryctérope. La deuxième l'est par des antilopes, des gazelles,
le golobe gonereza. La marmotte, un corbeau particulier à corps
noir et à plumes blanches, qui lui font sur la tète comme
une calotte de prêtre, certaines espèces d'antilopes dont
une, le sass, a des poils forts et piquants, caractérisent la
troisième région.
De même que les animaux sauvages, les animaux domes-
tiques sont localisés. Les boeufs, les ânes, les chèvres sont
communs aux trois régions, mais le cheval et le mouton ne-
prospèrent que sur la Daga.
Avenir de nos relations avec l'Abyssinie. —
De ce qui précède, on doit conclure que nos colons d'Obock
auront d'autres opérations à faire avec le Choa que d'y porter
des armes et d'en retirer de l'ivoire et de l'or ; mais il faudra,
avant tout, faire un effort pour créer entre le Choa et la côte
un autre moyen de relation que celui, par trop long et coûteux,
des transports par chameaux. Actuellement, il faut aux cara-
vanes un mois pour aller de la mer au Choa, et les marchan-
dises qu'elles transportent ont un fret à supporter variant de
2 000 à 2 500 francs la tonne.
Une route, un chemin de fer. peuvent changer cet état de
choses ; on peut plus facilement utiliser l'Aouache, qui est
probablement navigable et certainement flottable des lacs
Aouassa aux mines de soufre du Choa. Il n'y aurait donc qu'à
réunir par une route, un chemin de fer ou un canal, ces lacs
qui ne sont qu'à soixante ou soixante-dix kilomètres de la mer
et ont une altitude positive de 300 mètres environ. Ainsi
pouvons-nous, avec une facilité relative et des dépenses
minimes, mettre en rapport régulier et constant notre colonie
d'Obock avec cet État de Choa, notre ancien allié, où déjà un
certain nombre de Français ont résidé et résident, protégés
par un traité qui a près de cinquante années de date et qui a
toujours été religieusement observé par les rois de Choa 1.
1. Traité politique et commercial entre le roi Louis-Philippe et Sahela-
Sellassié, roi de Choa, et ses successeurs :
Vu les rapports de bienveillance qui existent entre Sa Majesté Louis-
Philippe, roi de France, et Sahela-Sellasié, roi de Choa, et ses successeurs ;
Vu les échanges et cadeaux qui ont eu lieu entre ces souverains, par
l'entremise de M. Rochet d'Héricourt, chevalier de la Légion d'honneur
et décoré des insignes de grand du royaume de Choa, le roi de Choa
désire alliance et commerce avec la France.
Vu la conformité de religion qui existe entre les deux nations, le roi
de Choa ose espérer que, en cas de guerre avec les musulmans ou
LA MER ROUGE 433
Il a été signé par Sahela-Sellassié, mort vers 1849, l'aïeul de
Ménélik II, actuellement roi de Choa et, depuis 1889, négus ou
empereur d'Abyssinie. Ménélik II, tout enfant, a reçu la béné-
diction de l'aïeul mourant. Il semble avoir hérité de son goût
pour les Français. Il a fait un accueil cordial à plusieurs de
nos voyageurs, notamment Paul Soleillet et M. Borelli.
C'est Ménélik II qui écrivait à M. Jules Grévy, président de
la République :Nous n'en poursuivrons pas moins notre
«
oeuvre d'ouvrir et d'assurer à la science, au commerce et à
l'industrie les routes qui de Choa conduisent dans les riches
pays du sud. »
Ménélik II cherche à attirer auprès de lui les Européens;
plusieurs sont établis depuis des années dans ses États.
Au Choa, la France a donc une oeuvre importante à accom-
plir : aider au développement économique d'un peuple qui a une
civilisation analogue à la nôtre, puisqu'il est chrétien et régi
par un code inspiré du droit romain.
PAUL SOLEILLET.

autres étrangers, la France considérera ses ennemis comme les siens


propres.
Sa Majesté Louis-Philippe, roi de France, protecteur de Jérusalem,
s'engage à faire respecter comme les sujets français tous les habitants
de Choa qui iront au pèlerinage et à les défendre, à l'aide de ses repré-
sentants, sur toute la route, contre les attaques des infidèles.
Tous les Français résidant au Choa seront considérés comme les
sujets les plus favorisés, et, à ce titre, outre leurs droits, ils jouiront de
tous les privilèges qui pourraient être accordés aux autres étrangers.
Toutes les marchandises françaises introduites au Choa seront sou-
mises à un droit de 3 pour 100, une lois payé, et ce droit sera prélevé
en nature afin d'éviter toute discussion d'arbitrage sur la valeur desdites
marchandises.
Tous les Français pourront commercer dans tout le royaume de Choa.
Tous les Français résidant au Choa pourront acheter des maisons et
des terres, dont l'acquisition sera garantie par le roi de Choa; les
Français pourront revendre ou disposer de ces mêmes propriétés.

FRANCE COLONIALE. 28
434 LA FRANCE COLONIALE

CHAPITRE II

CHEIKH-SAID

Situation et histoire de Cheïkh-Saïd. —L'Egypte,


abandonnée aux Anglo-Saxons, et notre oeuvre, le canal de
Suez, livrée aux mêmes rivaux, il était naturel de penser que
nous essaierions de pallier les fautes commises, c'est-à-dire de
nous assurer, entre Saigon et Suez, de points où nos navires,
en temps de guerre, pourraient s'abriter et se ravitailler. L'a-t-
on fait? A peine a-t-on essayé de le faire.
Cette route de l'Inde et de l'Extrême-Orient, l'Angleterre a
cru en saisir les clés, il y a plus de cinquante ans. Ce fut
d'abord Aden, sur la côte arabe, puis l'îlot de Périm, qui,
planté dans la partie la plus étroite du détroit de Bab-el-Man-
deb, semble commander le passage. Pouvions-nous et devions-
nous, devant cet accaparement, tenir la partie pour perdue,
laisser en un mot nos voisins et rivaux maîtres de la mer
Rouge?
Les plus obstinés partisans de la politique d'abstention
coloniale n'oseraient répondre : Oui.
La France n'a pas à chercher les moyens de contrebalancer
les avantages d'Aden et de Périm : elle les possède. Cet îlot de
Périm placé à 10 milles de la côte d'Afrique et à un mille et
demi de la côte arabe ne barre plus le chemin, par l'excellente
raison qu'au bon endroit, ces deux côtes nous appartiennent.
Les Anglais, en un mot, ont la porte, mais nous possédons, nous,
les deux murs auxquels s'appuie cette porte, — ses deux
montants.
C'est, sur le littoral africain, un vaste territoire autour
d'Obock, de Ras-Doumeirah à Ras-Ali ; c'est enfin, sur le littoral
arabe, Cheïkh-Saïd.
Or, Cheïkh-Saïd, plus élevée que l'îlot de Périm, l'annihile,
car ce cap se compose d'un massif volcanique dont les cimes
atteignent une hauteur de 265 mètres, tandis que les rochers
de l'îlot n'ont que. 63 mètres au-dessus du niveau de la mer.
Une batterie à Cheïkh-Saïd tiendrait donc à sa discrétion les
canons anglais de Périm (placés en contre-bas à une distance
de 2 800 mètres), éteindrait leur feu par son tir plongeant et,
LA MER ROUGE 435
à elle seule, commanderait ainsi le détroit de Bab-el-Mandeb.
Gambetta l'avait si bien compris qu'il avait fait commencer
les plans et devis des fortifications à créer là. Si la mort ne
l'avait pas surpris, notre pavillon flotterait aujourd'hui sur ce
cap arabe, au-dessus dé nos pièces, et la véritable clé de la mer
Rouge serait entre nos mains.
La laisserons-nous échapper, comme nous avons laissé
échapper Périm?... On sait l'histoire, L'occupation d'Aden par
les Anglais (1839) avait secoué l'apathie du gouvernement de
Juillet. En 1840, il envoya prendre Périm; seulement son
envoyé vint mouiller sa frégate devant Aden, où, naïvement, à
table, il raconta à ses hôtes, les officiers anglais, le but de sa
mission ! Les Anglais ne protestèrent pas, toastèrent à la gloire
de la France, mais le lendemain quand notre bâtiment atterrit
à Périm, le pavillon anglais flottait depuis quelques heures
sur l'îlot. « Périm était à prendre, nous répondit-on,puisque
vous A'eniez pour le prendre : — nous l'avons pris ! »
Il semble que le secret de notre candeur d'alors ne se soit
pas perdu. Les officiers ou fonctionnaires que le gouvernement
français, a depuis vingt-quatre ans, expédiés à Cheïkh-Saïd, ont
tous débarqué à Aden où soigneusement ils ont recueilli contre
ledit Cheïkh-Saïd les dépositions des Anglais, c'est-à-dire de nos
adversaires constants et des rivaux les plus intéressés à nous
éloigner de la mer Rouge. Les indiscrétions de nos eirvoyés
permirent en outre à la diplomatie anglaise de nous soulever
des difficultés avec le gouvernement turc qui, à son instigation,
tenta un moment d'occuper Cheïkh-Saïd et de discuter la légiti-
mité de nos droits sur ce territoire.
Il convient d'ailleurs d'ajouter que ces missions débar-
quaient généralement avec une opinion préconçue. La dernière
qu'on envoya ne cachait pas, au départ même de Paris, qu'elle
conclurait contre notre établissement « en face de Périm ».
Notre histoire coloniale n'est faite que d'erreurs pareilles à
l'origine desquelles on retrouve presque toujours des rivalités
entre des personnalités ou des « armes soeurs», sans parler des
querelles des bureaux et de leurs lenteurs routinières.
Battue en 1840 à Périm, la France essaya, depuis, de s'éta-
blir dans les baies d'Adulis, d'Amfilah et d'Edd 2, acquit ou
laissa ses colons acquérir des territoires, mais elle ne se fixa
1. Le nom de ce territoire vient de celui d'un saint personnage de
l'Islam, dant la Koubba est située sur la pointe du cap. Près de là sont
les ruines de la ville ancienne d'Okilés.
2. Voyez ci-dessus, page 420, note 1.
436 LA FRANCE COLONIALE
nulle part, n'y mit ni un soldat ni un canon. En 1862, elle
achetait Obock, mais on sait qu'elle ne l'utilisa pratiquement
que vingt-deux ans plus tard !
Cheïkh-Saïd a été acquis en 1868, par des particuliers
armateurs et négociants à Marseille, qui l'achetèrent à l'auto-
rité locale, c'est-à-dire au cheïkh Ali-Tabatt-Dourein. En font foi
des contrats parfaitements réguliers passés par devant consul
à Aden. Le prix en fut fixé à 80 000 talaris. L'étendue du terri-
toire se mesura par 6 heures de marche dans toutes les direc-
tions, soit un arc de cercle de 42 kilomètres de rayon, ou une
superficie de 165 000 hectares.
Le vendeur, le cheïkh Ali, étant un souverain indépendant
comme son père et tous ses aïeux, la Turquie ne protesta pas
plus qu'elle n'avait protesté lors de l'occupation d'Aden et de
Périm par les Anglais, occupation faite cependant de vive force, à
main armée, sans achatpréalable du sol. Il fallut, pour émouvoir la
Turquie, les intrigues des agents anglais. Quand, en 1870,
quelques soldats turcs tentèrent de planter leur pavillon sur
notre bien, nous protestâmes à Constantinople et sur place un
de nos navires de guerre le Bruat les fit déguerpir; puis,
après maints débats, nos revers en Europe nous enlevant
toute influence, nous condamnant ainsi pour un temps aux
pires timidités, on s'arrêta à Paris et à Constantinople au
maintien du statu quo.
Cependant, de 1868 à 1871, les acquéreurs marseillais
avaient fait sur place les études nécessaires, créé même de
premiers établissements; notre gouvernement enfin avait
utilisé Cheïkh-Saïd au cours de la guerre en y créant un dépôt
de charbon où nos navires purent se procurer le combustible
que les Anglais d'Aden, ravis de nos défaites, leur refusaient
en vertu de la loi des neutres, — ce qui, entre parenthèses,
montre bien que les partisans de Cheïkh-Saïd ne défendent pas
un projet, ne soutiennent pas une utopie, mais s'appuient sur
les leçons de l'expérience.
Abandonnés à eux-mêmes, tracassés par les soldats turcs
du pacha d'Hodeïdah, nos armateurs retirèrent leur personnel
en 1871 et interrompirent les paiements qu'ils opéraient aux
échéances convenues entre les mains du vendeur, le cheïkh Ali;
mais auparavant, il fut régulièrement et nettement stipulé que
cette interruption ne pourrait invalider leurs droits mutuels.
Supprimé le cas de force majeure, c'est-à-dire l'opposition
turque, les choses, réoccupation et paiements, devaient repren-
dre. En un mot, c'était là aussi le statu quo.
LA MER ROUGE 437

Et les choses en sont encore au même point, en 1892 De !

temps en temps, les Anglais annoncent l'arrivée à Cheïkh-Saïd


de quatre homme et d'un caporal ottomans; nos compatriotes
répondent en rappelant énergiquement leurs droits, leurs
titres, en excipant de leurs contrats. Puis le silence se fait à.
nouveau sur la question. Faudra-t-il donc un nouveau 1870 pour
que nos navires reprennent le chemin de Cheïkh-Saïd? pour que
notre ambassadeur à Constantinople demande ce qu'on est
aujourd'hui tout disposé à lui accorder: la reconnaissance
formelle de nos droits ?
Ou bien attendra-t-on que les possesseurs actuels, les
armateurs et négociants marseillais, soient tous morts et que
leurs héritiers Amendent Cheïkh-Saïd ?
Le péril est là. Les propriétaires actuels, bons patriotes,
refusent de traiter avec l'Angleterre, l'Allemagne et l'Italie.
Leurs héritiers montreront-ils le même désintéressement? Ils
peuvent, qu'on ne l'oublie point, ne pas être Français.
Si donc le gouvernement tient à ce fameux statu quo, s'il
craint les criailleries de la presse anglaise, s'il ne veut pas
soulever la question à Constantinople, ne devons-nous pas lui
demander de se substituer aux simples particuliers détenteurs
actuels de ce précieux coin de côte?
Il s'agit d'une dépense de 500 000 à 600 000 francs, dont le
sacrifice, si la France ne veut ou ne peut rien faire là-bas,
nous assurerait en tous cas qu'aucune puissance ne nous sup-
plantera en s'installant au cap Bab-el-Mandeb.
En attendant le Sailing-Book britannique, toutes les cartes
anglaises et allemandes (voir entre autres l'Atlas Stieler de
Gotha) et les publications italiennes portent Cheïkh-Saïd parmi
les possessions françaises.
Si maintenant nous passons aux objections derrière les-
quelles s'abritent les mauvais vouloirs, nous ne trompons de
sérieux que l'opinion des amiraux Mouchez et Alquier.
Ces deux marins ont reproché à Cheïkh-Saïd ce pour-
quoi justement nous le défendons : le voisinage immédiat de
Périm. Ils ont ignoré ou oublié que le premier dominait le
second de par son altitude supérieure de 200 mètres, c'est-à-
dire en était militairement maître au premier coup de canon.
Que si leur objection ne vise au contraire que les inconvénients
en temps de paix de ce proche voisinage (un mille et demi), il
est facile de leur répondre que le territoire de Cheïkh-Saïd est
séparé du continent de l'Yémen par une vallée, — un ouadi, —
qui, creusée mettrait en communication les deux mers, le golfe
438 LA FRANCE COLONIALE
d'Aden et la mer Rouge (goulet de Bab-el-Mandeb), lesquelles sont
à son niveau. Les Italiens (l'amiral Acton et le professeur Sapeto
notamment qui ont songé à prendre Cheïkh-Saïd pour le cas où
nous commettrions la folie de l'abandonner ou de le vendre),
les Italiens, dis-je, n'ont pas manqué de relever cette facilité
de créer deux issues, sur deux mers différentes, la seconde de
ces issues étant masquée devant Périm.
De même, ils n'ont pas manqué (comme tous ceux d'ail-
leurs qui ont visité le pays ) de noter l'existence d'une lagune
intérieure au pied des hauteurs volcaniques encerclant notre
territoire, et la possibilité de creuser un canal de 4 kilomètres
la faisant communiquer avec le golfe d'Aden, hors de vue de
Périm. Ce canal nous donnerait un port intérieur que nos
batteries au sommet du Manhali ( 264 mètres ) rendraient
imbloquable en réduisant au silence les pièces de Périm.
On pensera que de telles dépenses représenteraient de trop
nombreux millions ? Erreur profonde. Avec ce qu'on a sans
résultats dépensé à Obock et autres points de la côte d'Afrique,
on aurait créé sur la côte arabe un port unique. Quelques-unes
des dragues du canal de Suez suffiraient pour que la lagune
reçût des navires à fort tirant d'eau. Là, comme dans le canal à
créer, on n'a affaire qu'à du sable. Enfin, pour ne parler que du
port extérieur, de la baie circulaire, qui, telle quelle, a rendu
tant de services en 1870-71, ce serait assez, pour l'abriter, d'une
jetée peu coûteuse établie à l'aide de roches métamorphiques
de pâte compacte et homogène qu'on a là sous la main,
160 000 mètres cubes de blocs ne représentent pas, extrac-
tion, façonnage et pose, une somme effrayante. Ils suffiraient
par'mousson nord et nord-ouest, de juin à septembre, à abri-
ter un bon mouillage de 7 à 8 hectares, avec fonds d'excel-
lente tenue et, pendant la mousson du sud, de fin septembre
à mai, ils. assureraient la sécurité d'un mouillage deux fois
plus étendu.

Importance de Ciicïkh-Saïd- —L'importance politique


et militaire de Cheïkh-Saïd ressort trop clairement de ce qui
précède pour qu'il soit nécessaire d'insister. Nous avons là un
Gibraltar dont les feux pourraient se croiser aux îles Soba et au
cap Séjarn, dominer Périm et maintenir libre le canal de Suez,
car nous serions à même d'emprisonner dans la mer Rouge les
bâtiments ennemis si on voulait nous fermer l'oeuvre française
de Lesseps.
L'importance commerciale de ce poste est, dit-on, de
LA MER ROUGE 439
second ordre. Mais, Cheïkh-Saïd ne livrerait pas du char-
bon à nos seuls bâtiments de guerre. Tous les navires se
rendant dans l'Inde et l'Extrême-Orient auraient intérêt à s'y
ravitailler, car actuellement ils se détournent de 60 milles au
moins de leur route pour faire du combustible à Aden. Le
crochet sur Obock est, lui, de 30 milles. Cela compte avec la
navigation rapide d'aujourd'hui.
A Obock enfin, remarquons-le en passant, un seul navire, à
la fois peut faire du charbon; le port est insuffisant et sans
ressources. Et puis Obock, pour tout dire, ne peut vivre sans
Aden. Destiné à nous ravitailler, il se ravitaille lui-même chez
nos voisins et adversaires. Qu'adviendrait-il en temps de
guerre?
A Cheïkh-Saïd, il n'en serait pas de même. Bon et grand
port, eau excellente, vivres frais. Un arsenal y trouverait du
bois et tout ce qu'il faut pour fabriquer de la chaux grasse et
de la chaux hydraulique. Venus pour y entretenir l'approvi-
sionnement de charbon, les cargo-boats le quitteraient chargés
de guano.
Quant à la population, elle n'attend que nous : — c'est celle
d'Aden, la population indigène que les Anglais chassent peu à
peu afin de ne plus faire de la place qu'un vaste camp retran-
ché, qu'une colossale forteresse. Cette population, ils Adulent
de 20 000 âmes la faire descendre à 6 000, toujours en vue de
la guerre future, et ils ont transporté le marché, le foyer de
la Arie indigène, à Cheïkh-Othman, dans le désert, sur un mau-
vais emplacement où l'eau est réputée malsaine. C'est la ruine
pour le commerce local, pour la ville arabe; — c'est une popu-
lation pour nous.
Cheïkh-Saïd en outre est à proximité d'Hodeïdah, à moins
d'une journée de la montagne, et aux portes de Moka. Une
grande partie du café envoyé actuellement à Hodeïdah y tran-
siterait, de même que toutes les marchandises à destination
d'Aden. L'importation s'y ferait sur une plus vaste échelle:
tissus de tout genre, pétrole, fer, etc. L'abri sûr de son port
attirerait tous les boutres arabes qui comptent les trop rares
havres dans lesquels ils peuvent commercer ou se réfugier.
A ces boutres Aden est interdit de longs mois, durant certaines
moussons.
Avec 2000 mètres de câble, ajoutons qu'on relierait Cheïkh-
Saïd au télégraphe international, par Périm.
Pour terminer cette notice, il convient de noter que Cheïkh-
Saïd renferme des gisements houillers avec affleurements,
440 LA FRANCE COLONIALE
donc faciles à exploiter; mais nous ignorons encore ce que
vaut ce combustible.
Le climat est chaud, sec et sain. Des colons français y ont
passé deux ans (1869 à 1871) sans avoir un malade. La faune
et la flore sont celles du littoral de l'Arabie. La surveillance de
l'exploitation des puits existants et des forages artésiens
pareils à ceux qui ont métamorphosé notre Oued-Rhir algé-
rien, y permettraient l'élevage et certaines cultures.
PAUL BONNETAIN.
ALFRED RAMBAUD, LA FRANCE COLONIALE
L'INDE FRANÇAISE1

CHAPITRE PREMIER

HISTOIRE

Les établissements français de l'Inde sont formés des débris


du grand empire colonial, constitué au XVIIe siècle par François
Martin, au XVIIIe par Mahé de La Bourdonnais et Dupleix, et
morcelé au profit de l'Angleterre par les traités de 1763
et 1814 2.
La France est rentrée en possession de ces établissements
lors de la seconde Restauration. La remise de Pondichéry et
de Chandernagor a été faite le 4 décembre 1816, celle de
Karikal le 14 janvier 1817, celle de Mahé le 22 février 1817,
et celle de Yanaon le 12 avril de la même année,
Depuis cette époque, l'histoire de l'Inde française n'a point
donné lieu à des événements d'une grande importance. La
fixation des frontières du territoire de Mahé a donné lieu
jusqu'en 1.853 à des pourparlers entre les gouvernements
anglais et français. Il y a encore certains dissentiments analo-
gues au sujet de nos droits sur des comptoirs secondaires,
appelés loges, soit que nos titres à leur occupation n'aient pas
été reconnus par les derniers traités, soit que l'acte d'occupa-
tion n'ait pas été définitivement accompli.
L'Inde française n'a donc eu, depuis 1815, qu'une histoire
administrative, dont nous aurons à résumer les principales
phases lorsque nous examinerons le détail de son gouver-
nement.
1. Consulter : Elisée Reclus, Géographie universelle, t. VIII, 1883. —
Notices coloniales, 1885, et Notices coloniales illustrées, 1889. — Annuaire
des établissements français dans l'Inde, Pondichéry.
2. Voir ci-dessus l'Introduction historique.
442 LA FRANCE COLONIALE

CHAPITRE II
GÉOGRAPHIE GÉNÉRALE

Situation géographique et topographique. — La


superficie totale des établissements français de l'Inde est de
50 803 hectares, décomposée en cinq territoires principaux et
huit loges. En voici la nomenclature :
1° Sur la côte de Coromandel, le territoire de Pondichéry,
dans la province du Sud-Arcate; — celui de Karikal, dans le
Tandjaour;
2° Sur la côte d'Orissa, le territoire de Yanaon, aux bouches
du Godavéry, et la loge de Mazulipatam;
3° Sur la côte de Malabar, le territoire de Mahé et la loge
de Calicut;
4° Dans le Goudjerate, la loge de Surate;
5° Au Bengale, le territoire de Chandernagor et les loges
de Cassimbazar, Jougdia, Dacca, Balassore et Patna.
La plupart de ces possessions ont été concédées par des
princes indous ; c'est ainsi que Surate a été acquis en 1668, Pon-
dichéry en 1683, Chandernagor en 1688, Mazulipatam en
1724, Mahé et Calicut en 1726, Karikal en 1739. Seuls Yanaon et
Cassimbazar ont été conquis par les armes en 1750 et 1756.
Territoire de Pondichéry. — Le territoire de Pondi-
chéry, qui comprend le chef-lieu de nos établissements, est
situé dans la province (ancienne soubabie) du Sud-Arcate, dans
la nababie de Carnate (gouvernement actuel de Madras),
à 143 kilomètres environ de Madras, et sur les rivages du golfe
de Bengale. Il occupe une superficie de 29 145 hectares, soit
les trois cinquièmes environ de l'ensemble de nos possessions
dans l'Inde, et se divise en quatre communes (Pondichéry,
Bahour, Oulgaret, Villenour), subdivisées elles-mêmes entre
93 aidées principales et 141 villages secondaires.
Ce territoire est bizarrement composé d'une série d'enclaves
formées au sein des possessions britanniques. La plus grande
renferme Pondichéry, Oulgaret et A^illenour, et longe la rive
supérieure de la rivière Pambéar, dont elle franchit le cours
sur deux étroites bandes de terrain, dirigées assez avant A^ers
.

le sud. Deux autres,enclaves assez importantes se remarquent


au sud, sur la rivière'Powéar (commune de Bahour), et à l'ouest,
L'INDE FRANÇAISE 143

sur le Pambéar et la rivière de Gingy. On compte huit autres


enclaves principales : deux au nord, une à l'ouest, cinq au sud.
Des négociations ont été, à plusieurs reprises, engagées avec
les autorités anglaises pour parvenir à rectifier ces frontières;
on proposait l'abandon des encres occidentales, contre ces-
sion du district de Valdaour, sis au bord du Gingy, près de son
confluent avec le Pambéar, district qui n'a été détaché de nos
possessions qu'en 1783, et que l'on avait, dès l750, érigé enmar-
quisat en faAreur de Dupleix. Il est en effet très difficile de sur-
veiller exactement la perception de nos octrois de terre à
traA^ers ces parcelles somment fort éloignées de communes ou
d'aidées.
Le régime des eaux est assez compliqué sur ce territoire.
La riArière de GINGY l'arrose dans sa partie septentrionale; elle
se grossit du Pambéar, dont elle prend souvent le nom dans
son cours inférieur, et se sépare près de ses bouches en deux
cours d'eau (rivière d'Ariancoupom et Chounambar); le Chou-
nambar lui-même, ou bras inférieur de la rivière de Gingy,
reçoit le Coudouvéar; enfin le PONÉAU, venu de la chaîne des
Gâths, arrose la commune de Bahour et ses principales aidées,
et, tandis que ses branches les plus fortes vont se perdre vers
Goudelour, il lance au nord deux canaux de décharge, dont
l'un, le Maltar, va rejoindre le Coudouvéar, et dont l'autre,
l'Oupar, tombe directement dans la mer. Somme toute, notre
établissement est compris dans un vaste delta, où se mêlent
les eaux de la rivière de Gingy et du Ponéar, reliées entre elles
par un système de A'oies continues et d'étangs, ces derniers au
nombre de 59, entre lesquels on doit noter ceux d'Oussoudou
( au nord du Pambéar ) et de Bahour. Le Ponéar, qui a un
cours de 100 kilomètres environ, et la .rivière de Gingy sont
navigables pendant quatre mois de l'année, sur une étendue
de 23 kilomètres, par de petits bateaux à fond plat seulement.
Neuf grands canaux ont été établis pour la dérivation des
étangs ; cinq barrages règlent les rivières, et l'on connaît dans
la colonie l'existence de 202 sources et 53 réservoirs d'irriga-
tion. Le pays est périodiquement soumis à des crues; elles ont
été quelquefois terribles, et l'on signale parmi les plus funestes
celle qui se déclara aux mois de novembre et décembre 1884.
Le sol de l'établissement de Pondichéry consiste presque
uniquement en dépôts d'alluvions, où les sondages ont mis à
jour de profondes couches de sables alternant avec des couches
d'argiles grises ou hrunes. Les forages artésiens ont donné
partout de bons résultats. Une chaîne extrême de collines
444 LA FRANCE COLONIALE
affleure au delta du Gingy et du Ponéar ; elle est connue sous
le nom de montagne rouge ou de Gondelour; c'est un banc
rocheux de terrain crétacé, un conglomérat de calcaire jaune
et grisâtre contenant des débris abondants de bois fossiles. Il
faut rapprocher de la présence de ces fossiles l'existence d'un
vaste gisement d'excellent lignite, constaté en 1882 sur le
territoire de la commune de Bahour.
Territoire de Karikal. — Le territoire de Karikal est
situé, comme celui de Pondichéry, sur la côte de Coromandel
et dans l'ancienne nababie de Carnate, province de Tandjaour.
La ville s'élève presque au centre de l'établissement, à un
mille et demi au nord des bouches de l'Arselar, un des bras
1

du fleuve CAVÉRY. Karikal est à 26 lieues au sud de Pondichéry,


et ses aidées occupent une superficie de 13 515 hectares,
divisée entre trois communes (Karikal, la Grande-Aldée au sud,
Nedouncadou au nord-ouest) et 110 villages.
L'Arselar s'y ramifie en une infinie variété de cours d'eau,
au nombre desquels on signale les huit rivières de Nandalar,
Nallarvaïkalar, Vanjiar, Noular, Arselar, Tirmalérasenar,
Moudinecondane, Pravadianar, et les cinq grands canaux de
Coudirecoutty, Taléganivaïkal, Servévaïkal, Kanganyvaïkal
Naravivaikal.
La ville de Karikal est elle-même située à quelque distance de
la mer. Le sol de cet établissement, toujours irrigué et pério-
diquement inondé, est couvert de sédiments alluvionnaires
(argiles et humus noir) sur une couche de sables alternant
avec des argiles nuancées ; les sondages ont rencontré de nom-
breux bancs de sable quartzeux agrégé avec des débris fossiles
par un ciment ferrugineux calcaire. Les nappes artésiennes,
moins abondantes qu'à Pondichéry, offrent un degré assez
élevé de salure, ce qui marque une plus entière pénétration de
la mer.
Territoire de Vanaon. — Le territoire de Yanaon,
situé à 140 lieues nord-nord-est de Pondichéry, dépendait de
l'ancienne nababie de Golconde, en partie annexée au gouver-
nement actuel de Madras, et de la province de Radjamandry.
Il s'étend sur une superficie de 1 429 hectares le long du
fleuve GODAVÉRY, dont il occupe les rives sur une longueur de
deux lieues et demie ; sa largeur Avarie entre 350 mètres et 3 kilo-
mètres. Il est partagé en deux sections inégalement distribuées,
1. 2 kilomètres 278 mètres.
L'INDE FRANÇAISE 443
par l'un des bras du Godavéry, appelé rivière de Coringuy ou
Coringah. C'est exactement sur ce cours d'eau qu'est sise la
ville de Yanaon. A trois lieues environ du territoire, le Goda-
véry et la rivière de Coringah se jettent dans la mer; mais les
chenaux souvent obstrués du fleuve ont fait renoncer à son
usage, et c'est par Coringah que les navires remontent jusqu'à
notre établissement. Un canal mené entre ces deux cours d'eau
borne au nord-est le territoire de Yanaon, dont le sol est
presque exclusivement alluvionnaire.
Entre Yanaon et Pondichéry, aux bouches du fleuve
KRICHNA, dans la province des Circars du nord, est située la
ville anglaise de Mazulipatam, qui nous a appartenu pendant
près de cinquante ans. Elle est à 110 lieues de Pondichéry, à
30 de Yanaon. Nous y possédons encore une loge et, près de la
ville, une aidée, dite Francepett, ou le village français, habité
par 200 Indous. Notre drapeau flotte sur la loge et l'aidée. La
côte, sablonneuse, est fort boisée.

Territoire de Mahé. — Le territoire de Mahé, d'une


contenance de 5 909 hectares, est situé sur la côte de Malabar,
à 104 lieues à l'ouest de Pondichéry, dans la province de Galicùt
(présidence de Bombay). Il se compose de deux territoires
reliés entre eux par une route qui traverse l'aidée anglaise des
Coloyes, longtemps disputée entre la France et l'ancienne Com-
pagnie anglaise des Indes. Le plus petit de ces territoires est
borné [par la mer et la rivière de Mahé et forme une sorte de
péninsule protégée par un rang de collines calcaires. Le second
est situé plus à l'est et se divise en quatre aidées (Chambara,
Chalakara, Palour et Pandaquel), dont la dernière est rattachée
aux trois autres par une mince bande de route et de terrain.
Le sol de ces aidées est assez mouvementé; des collines d'une
moyenne hauteur, premiers contreforts du puissant massif des
Gâths de Mysore, y présentent une série de mamelons boisés;
les fonds sont en général sablonneux.
La loge de Calicut, située dans la ville du même nom, et
peu importante, se trouve à 13 lieues au sud-sud-est de Mahé,
en suivant la ligne de la mer.
La loge de Surate, berceau de notre colonisation dans
l'Inde, appartient au contraire aux régions septentrionales de
la péninsule indoue, puisqu'elle se trouve dans la Aille de ce
nom, aujourd'hui fort déchue, sur le golfe de Cambaye et dans
la province de Goudjerate ou Guzerate, à 35 lieues au nord de
Bombay. L'une et l'autre occupent un étroit emplacement, sur-
416 LA FRANCE COLONIALE
veillé par un gardien. De tous les établissements de l'Inde cité-
rieure, Mahé a donc seul conservé quelque valeur; sa rivière
offre encore un sûr mouillage et peut être remontée durant deux
ou trois lieues par des bateaux de 60 à 70 tonneaux ; la barre,
malgré de hauts bancs de roche, peut être aisément franchie à
marée haute, et protège suffisamment les quais de la
ville.

Territoire de Chandernagor. — Le territoire de


Chandernagor occupe, au milieu des terres, la rive droite de
l'Hougly ou bras occidental du GANGE, à 7 lieues au nord de
Calcutta, capitale des Indes anglaises, dans la province de
Bengale. La superficie est de 940 hectares, et ses dimensions
les plus grandes sont de 5 kilomètres 187 mètres de long sur
1 kilomètre 877 mètres de large. Chandernagor n'est qu'à
35 lieues des bouches du Gange, mais la navigation directe lui
est interdite jusqu'à la mer. Entourée de nombreux jardins, la
ville est surtout un séjour de plaisance, et les aidées qui en
dépendent n'ont pas d'importance commerciale. ;
Les cinq loges du Bengale sont réparties en trois régions :
Balassore, sur la mer, au sud des bouches du Gange; Cassim-
bazar et Patna, sur le Gange, au nord de Chandernagor;
Dacca et Jougdia, aux bouches du BRAHMAPOUTRE, c'est-à-dire en
dehors de l'Inde antique, sur les confins de l'Indo-Chine. —
Aucun de ces établissements n'a à l'heure actuelle de valeur
commerciale, mais on ne saurait se dissimuler qu'ils ne
manquent pas d'une certaine importance politique..

Climat. — L'année est divisée en deux saisons, dont l'une


est dite saison sèche et l'autre hivernage.
La première va du 1er janvier au 15 octobre pour Pondi-
chéry, et la température moyenne est de 31° à 42° le jour,
27° à 29° là nuit. Durant l'hivernage, les moyennes de jour
sont de 25° à 32°, et celles de nuit de 13° à 20°.
A Mahé, au contraire, l'hivernage commence vers le
15 septembre pour finir le 15 mai, et la température y suit un
cours plus régulier (22° à 26° en janvier-mars, 25° à 30° en
avril-septembre, 23° à 27° en octobre-décembre).
La température de Karikal ne diffère pas sensiblement de.
celle de Pondichéry. Celle de Chandernagor est particulièrement
fraîche et saine, mais variable, allant de 8° et 7° en janvier à
43° en mai, se maintenant à 22° environ d'octobre
en mars.
Yanaon (20° à 26° en novembre-janvier, 27° à 36° en février-
L'INDE FRANÇAISE 447
avril, 36° à 52° en mai-juin, 28° à 34° en juillet-octobre) pré-
sente une sorte de moyen terme entre le climat de Pondichéry
et celui de Chandernagor.
Des pluies non périodiques, torrentielles et accompagnées
d'éclats de foudre, tombent à Pondichéry en juillet-août et
octobre-décembre; la moyenne annuelle des quantités tombées
est de 675 millimètres. Des sécheresses prolongées ont été par-
fois signalées; l'une des plus graves, celle de 1877, précéda
la famine si tristement célèbre qui dévasta l'Inde pendant
plusieurs mois.
Le régime des pluies est le même pour Karikal, dont le
territoire, régulièrement submergé par les eaux de l'Arselar,
est moins soumis aux périls de la sécheresse. A Chandernagor-,
et par suite du voisinage relatif des hautes chaînes de l'Hima-
laya, les pluies sont fréquentes en mars-avril, et presque con-
tinues en juin-octobre; leur Aiolence est grande au mois d'août..
A Yanaon, il pleut en juin-novembre, d'une manière constante.
A Mahéenfin, comme à Chandernagor et par suite du voisinage
des Gâths, il y a des pluies périodiques en mars-octobre, avec
une intensité remarquable durant les mois de juillet et d'août.
L'Inde est, dans son ensemble, soumise à deux puissants
courants aériens, dits moussons du sud-ouest et du nord-est.
On sait que leur centre de collision doit être cherché dans les
régions occidentales du golfe d'Oman, aux abords du cap
Guardafui. Ces courants régnent alternativement sur l'Inde : la
mousson du nord-est domine du 15 octobre au 15 avril, après
une période de transition (septembre), dite saison des calmes,
durant laquelle les chaleurs deviennent intolérables.
A Pondichéry, la mousson du nord-est souffle en fortes
brises de l'est, du nord-est, du nord-ouest, avec quelques
directions accidentelles d'ouest en est, et pendant qu'elle sévit,
les Courants marins font 1 à 3 milles du nord au sud. La
marche de la mousson du sud-ouest est totalement inverse ; la
brise chaude ou vent de terre de la côte de Coromandel est
aussi réglée d'ouest en est, et se fait sentir en mai-août. A
Yanaon, la mousson du nord-est ne règne que d'octobre à
février. A Chandernagor, que protège l'influence des montagnes
enserrant le Bengale, sa durée est limitée aux mois d'hiver,
avec quelques brises du nord-ouest vers le début du printemps.
A Mahé enfin, la mousson du nord-est est presque inconnue,
ou plutôt elle semble affecter une direction du nord-ouest,
sans qu'on puisse exactement la distinguer de la mousson
d'ouest et sud-ouest.
448 LA FRANCE COLONIALE
Des ouragans ont lieu aux renversements de moussons. Ils
n'atteignent guère nos établissements de Pondichéry et de
Karikal, leur tendance obliquant d'ordinaire vers le nord-
ouest, et ne s'y indiquent que par le passage d'une assez forte
brise; mais en mars-avril ils éclatent, accompagnés de grêle,
sur Chandernagor, et les bourrasques qui s'abattent sur Mahé
au mois de mai, en mer calme, ont la même origine. Des
cyclones se forment parfois au large, à proximité de Pondi-
chéry, et jettent sur la côte des paquets de lames hautes de
près de quatre mètres, dont l'effort imprime au rivage de pro-
fondes dénivellations bientôt réparées.
Les marées sont dans l'Inde moins hautes et plus désor-
données qu'en Europe. La moyenne à Pondichéry est d'un
mètre, à Karikal de 1m,624, avec une amplitude maxima de
2m,50 à 2m,60 en temps anormal. L'heure de la pleine mer,
aux nouvelles et pleines lunes, est 1h30m à Pondichéry et
9 heures du matin à Karikal. Dans la rivière de Mahé, en mer
morne, le flux atteint environ six pieds.
Enfin la durée du jour est peu variable; elle oscille entre
12h42m (juin-juillet) et 11h13m (décembre-janvier).

Faune. — La faune de nos établissements n'offre pas un


grand intérêt, en dehors de quelques espèces fauves, dont les
représentants sont en nombre très restreint. La famille des ser-
pents est représentée par de nombreux types, et les mesures de
préservation contre les morsures souvent fort dangereuses de
ces animaux ne sont malheureusement pas exécutées par la
plupart des Indous, adonnés au culte des reptiles. Les espèces
sociables n'offrent aucun caractère assez déterminé pour mériter
un examen ou une nomenclature spéciale.
Flore. — La flore, au contraire, est d'une richesse et d'une
variété infinies. Citons, parmi les bois d'ébénisterie, l'aloès,
dit encore agalloche ou bois d'aigle, et le callambac, que la
parfumerie utilise aussi ; la corne fétide, l'ébène noir, le bois
de fer ou de naghao, le gayac, jadis employé en pharmacopée,
le marronnier d'Inde, le santal citrin, le teck, le sal, le toon,
le satin, etc. Parmi les bois de teinture, le caliatour, le bois
jaune et le santal rouge. Parmi les arbres fruitiers, le bana-
nier, le grenadier, le manguier, le papayer, le goyavier, le
tamarinier, le jacquier, le pamplemoussier, l'ananas, l'atier, le
dattier, le dattier bâtard, le mûrier cambouliparon, le palmyra,
le palmier, le cocotier, le jambosier, l'oranger, le citronnier, la
vigne, etc. Parmi les essences gommées ou analogues aux
L'INDE FRANÇAISE 449
gommes, l'éléphantine, l'acacia arabique, dont trois sortes
sont connues, l'acajou, l'azédarac, la laque, le bombax, le
moringa. Parmi les sucs et jagres, ou sucs ferment2s d'essences
spéciales, le tabaxir (suc des noeuds du bambou), le sagou (suc
des moelles du bambou), le callou (suc des spathes du cocotier),
le jagre du palmier qui, mêlé à l'écorce de l'acacia leucocephalia,
produit l'arrack-patté, l'avoira (suc des fibres du palmier), le
toddi (vin du palmier), le coir (suc des fibres du cocotier), le
cachou et le coury (résidus de la noix d'arec), le bétel (résidu
du périsperme de la noix d'arec mêlé avec de la chaux), le
bangui (mélange de jagre de palmier, de feuilles de ganjah ou
cannabis indica, et de cardamome), l'arrow-root (résidu du
maranta indica et du jatropha manihot). Parmi les essences
huileuses, le coton (cotonnier herbacé), le sésame, le myrobalan,
le belleric, le nelly ou huile d'emblic, l'huile d'azédarac ou
margousier, l'huile et la noix de touloucouna, le ricin, le gin-
gelly (variété du sésame), les arachides, l'illipé, la noix de coco,
l'huile d'anacardion, de palme, de pavot, de jatropha. Parmi
les essences tinctoriales et tanniques, l'indigo (10 variétés), le
curcuma, le sayaver, la noix d'arec, la casse, la laque (tasar-lac
ou lac-dye des Anglais). Parmi les matières diversement propres
à l'industrie, le rotin, le bambou, le schoenanthe ou jonc aroma-
tique. Parmi les céréales, le froment, le cholom (holcus sorghum),
le cambou (holcus spicatus, penicellaria spicata), le natchani
(eleusine coracana), le varagou (paspalum frumentaceum), le riz
(benafouli ou gondoli; 30 variétés réparties en deux espèces,
samba et kâr), le collou, le nelly, les pois verts dits gram, la gui-
nea-grass, le horse-gram. Parmi les épices, le poivre blanc dit
de Tellichéry, la cannelle, le gingembre, les clous de girofle, etc.
Parmi les produits médicinaux, la casse ou caneficier, la rhu-
barbe plate ou persique, l'huile de cajepout ou bois blanc, etc.
Parmi les textiles, le gaujah, le jute, le sunn, l'ouatier, le
lin, le coton. Parmi les arbres propices à l'élève des vers à soie,
le sâl, le baer, l'âsan, l'eria et le ricin, où vivent six espèces
principales de vers. Parmi les légumes, l'aubergine, un
grand nombre de cucurbitacées, le lablad, et la plupart de nos
produits d'Europe, pommes de terre, choux et choux-fleurs,
radis, oignons, aulx, navets, etc., joints à ceux des tropiques,
tels que les ignames, etc. Enfin, parmi les grandes cultures
industrielles, la canne à sucre, le caféier, le tabac, la vanille,
le cacao, etc.

Mines de lignite de Bahour. — Nous avons sommai-


FRANCE
COLONIALE. 29
450 LA FRANCE COLONIALE
rement indiqué la composition des terrains autour de Pondi-
chéry. Mais il est nécessaire d'insister sur la présence d'un
vaste dépôt de lignite, dans le circuit de la commune de Bahour.
Le lignite peut donner lieu à de grands travaux d'extraction.
Le 28 mars 1882, un puits artésien se forait à Bahour, lorsque
l'on rencontra à 73m,38 une couche de lignite que l'on traversa
sur une épaisseur de 10m,65. Ce lignite renferme en moyenne
53,97 de matières volatiles et 46,03 de matières fixes. Des
recherches furent poussées activement. Le 17 mai 1883, on
retrouvait la couche de lignite à Arranganour, à 3 kilomètres
a l'est de Bahour, à 53m,60. A Javalacoupom, elle se révélait à
une profondeur de 73m,50 (à 8 kilomètres au nord-est de Bahour),
et les échantillons étaient supérieurs à ceux du premier gise-
ment. Le dépôt tout entier présente, d'après ces reconnais-
sances, une masse à peu près compacte, occupant 4 000 hec-
tares environ, pouvant donner lieu à une exploitation de
250 millions de tonnes. Le lignite a un pouvoir calorifique,
équivalent à 0,66 de la houille de Cardiff, et à 1 ,52 du bois de
filao, considéré comme le meilleur combustible local. La valeur
commerciale du produit ressort de trois chiffres; la houille
vaut 45 francs la tonne, à Pondichéry, et le bois de filao
12 francs le stère; le lignite reviendra sur le carreau de la
mine à 9 fr. 72. La transformation en briquettes pourra s'ef-
fectuer, en éliminant les poussières de quartz (dont la propor-
tion est évaluée à 10 0/0), grâce à la colle de farine de fèves de
tamarin ou de farine de quêvre, deux produits très abondants
et peu coûteux. Une compagnie s'est formée pour exploiter les
gisements de Bahour.

Mahé
Pondichéry
Yanaon .. . CHAPITRE III

LES HABITANTS

Chiffre de la population. — L'ensemble de la popu-


ation se chiffrait, en 1891, par 283 053 habitants, se répartis-
sant comme il suit :
Chandernagor
Karikal
24
70
9
172
5
281
526
978
941
327
L'INDE FRANÇAISE 451
D'après la race, ce chiffre peut se décomposer ainsi ;
928 pour la population française européenne :
1757 pour les descendants d'Européens français (ces créoles
sont connus sous le nom d'Eurasiens) ;
34 pour les Européens anglais ;
34 pour les descendants d'Européens anglais;
279 970 pour la population indigène.
La population mâle est en excédent de 11 à 12 000 tètes sur
la population féminine.
La moyenne, assez satisfaisante, est de 55 habitants par
kilomètre carré, avec des centres de population d'une certaine
importance; Chandernagor, par exemple, a une moyenne de
347 habitants au kilomètre carré.

Les indigènes. — Cette population se compose en très


grande majorité d'éléments indigènes; mais ceux-ci présentent
une diversité toujours nouvelle. Ce n'est pas ici le lieu d'ap-
précier dans son ensemble le curieux système des castes,
dont les cadres suffisent encore, après quarante siècles peut-
être, à contenir dans une mutuelle tolérance des races d'origine
très opposée, rapprochées et non unies, n'ayant de commun
que le sol, car les langages, les noms, les cultes diffèrent d'un
village à l'autre. Le Brahmanisme établit aux yeux des
Européens une certaine unité entre les populations indoues ;
mais elle n'est qu'apparente, car la doctrine primitive des
Védas s'est morcelée en un nombre infini de sectes et d'écoles,
dont chacune peut à bon droit revendiquer l'exclusive posses-
sion du nom de brahmanisme.

Les castes. — Leur rôle a été d'abord régulateur. Après


la conquête, elles ont aidé à organiser le gouvernement des
Aryas, qui, réduits à quelques tribus par suite de leurs
longues pérégrinations, n'auraient pu suffire à dominer cette
multitude d'alliés ou de sujets s'ils n'étaient parvenus à fon-
der sur un prestige uniquement moral l'empire des hautes
classes. Les castes ont appliqué d'une manière instinctive les
principes de ces théories que l'on commence aujourd'hui à
étendre à l'homme, après en avoir éprouvé sur les animaux
l'universelle puissance; et l'on peut dire que leur dogme fon-
damental est le sentiment de la sélection.
Conserver la pureté native des Aryas, leur assurer par des
mariages dignes d'eux la persistance d'une intelligence supé-
rieure, tel fut le but des premiers règlements édictés par les
452 LA FRANCE COLONIALE
Brahmanes, repris et résumés dans la compilation des lois de
Manou.
Autour des deux castes aryennes, Brahmanes et Kchatryas,
se groupèrent successivement, selon leur adhésion ou leur
défaite, les tribus dravidiennes de l'Indoustan préhistori-
que. Elles furent classées sous la dénomination générale de
Soudras, du nom de la plus septentrionale de ces tribus, les
Oxydraques du Pendjab, rencontrés et soumis par les Aryas
dès la traversée du fleuve Indus. Les premiers métissages,
antérieurs à la codification définitive des castes, créèrent
l'ordre intermédiaire des Vaysias, dont le titre semble avoir
été emprunté aux offices agricoles qu'ils remplirent jadis près de
leurs maîtres, les Brahmanes et les Kchatryas. Le critérium le plus
ancien des castes fut la couleur (en sanscrit le mot de caste,
varna, signifie couleur). Puis se mêlèrent des désignations géo-
graphiques, des subdivisions par corps de métiers, quelque-
fois des sobriquets; et les branches de chaque caste se rami-
fiant tous les siècles davantage, l'avenir appartint aux plus
prolifiques. C'est pourquoi les Brahmanes ont été peu à peu
éliminés de la majeure partie de l'Inde, où ils ne forment plus
que des groupes isolés ou des confréries errantes. Les Kcha-
tryas ont été relégués dans le massif central des Vindhyas, où
ils maintiennent encore leurs traditions guerrières au sein de la
confédération des Mahrattes. Les Vaysias ont disparu, presque
entièrement écrasés, depuis les luttes qui marquèrent, vers le
VIIe siècle de l'ère chrétienne, la scission des deux pouvoirs
militaire et religieux ; ils se sont à peine perpétués dans quel-
ques congrégations marchandes, connues dans le Bengale sous
l'épithète de banyans, et célèbres dans tout l'Orient par leurs
aptitudes commerciales. L'Inde est donc revenue à ses posses-
seurs aborigènes, aux Dravidiens, et au-dessous d'eux aux
Négritos, c'est-à-dire, en langage du pays, aux Soudras et
aux Parias 1. Il existe bien dans les hautes castes soudras une

1. Ces deux divisions ont peut-être un pur intérêt symbolique. Dans


les textes légaux, les Négritos sont appelés, par les brahmanes, Tchan-
dala. Eux-mêmes s'appelaient Parias; ce nom signifie, en effet, par-
leur, et c'est un usage commun chez les peuples primitifs que de
s'appeler eux-mêmes hommes parlants, à l'exclusion des étrangers qui
sont dits muets. Les légendes des Parias mentionnent confusément deux
conquêtes accomplies contre eux : l'une, générale, par les Dravidiens;
l'autre, partielle, par les Aryas — Le nom de kala, noir, est synonyme
de Tchandala.
Quant aux Draviras ou Dravidiens, il est impossible de déterminer
exactement leurs caractères ethniques. Leur nom même n'a pas de sens,
L'INDE FRANÇAISE 453
prétention nettement déclarée à des parentés kchatryasou vaysias ;
mais, s'il est sûr que l'on trouve dans notre établissement de
Chandernagordes Vaydias, issus d'un métissage entre Brahmanes
et Vaysias, rien n'est moins formel que les filiations des
mélanges entre les castes aryennes et les Soudras.
Les Soudras forment donc la majorité des habitants de nos
possessions ; ils sont eux-mêmes divisés en plusieurs séries
de castes hautes et basses, où semblent dominer deux règles de
classement : la désignation par lieu d'origine, et, de préférence,
la situation au point de vue foncier. Les hautes castes soudras
sont agricoles, et par là correspondent assez aux anciennes
castes indoues ; les castes intermédiaires sont marchandes ; les
basses castes sont industrielles. Il n'y a d'ailleurs plus une
rigueur absolue dans ces termes ; les hommes de toutes castes
sont aptes à tous les métiers et tendent à les exercer tous ;
cependant la tradition a privilégié certains groupes d'artisans
réunis en castes, et conserve aux secrets professionnels un
certain effet extérieur.
Voici les principaux classements de castes dans notre colonie :

1° Pays tamoul (Pondichery et Karikal) :


A. Castes brahmaniques : 1. Adisaïvals (prêtres de Siva). —2.Smartals,
divisés en calendriers ou prêtres domestiques, et pandjancarers ou astro-
logues (16 subdivisions d'origine télinga et 23 d'origine tamoule). —
3. Veichnabrâhmanals (prêtres de Vichnou), parfois artisans, le plus
souvent mendiants. — 4. Mattouvals ou brahmanes mahrattes, employés
aux fonctions publiques. — 5. Ditchadals ou brahmanes de Chellambron,
célèbre corporation, illustrée dans les guerres du siècle dernier.
B. Castes soudras : 1. Vellajas (moissonneurs), dits aussi velâlas
(serviteurs de Soubrahmania), divisés en 6 groupes et 10 branches. —
2. Cavarés ou gens d'origine télinga (18 subdivisions). — 3. Yadavals ou
bergers (7 subdivisions). — 4. Chettys ou marchands (4 subdivisions).
— S. Comouttys (autres marchands). — 6. Rettys ou
cultivateurs (4 sub-
divisions). — 7. Canakers ou compteurs (4 subdivisions).— 8. Sénécodés
ou marchands de fruits (2 subdivisions). — 9. Nattamans ou villageois.

en dehors d'une désignation géographique : les Draviras sont les hommes


du sud. En présence des identités crâniennes, il y a lieu de se demander
si la plupart des Chamites de l'Inde ne sont pas des métis dravidiens
et si les Dravidiens ne sont pas le type ancien des races d'où les Aryas
sont issus par sélection, races différentes, dès lors, des Mongols ou des
Chinois auxquels on les rattache d'ordinaire. Il n'y a donc entre les
Soudras et les Parias qu'une distinction hiérarchique et une sorte de
différenciation entre les hommes de sang mêlé et ceux de sang pur.
Nos Soudras français appartiennent principalement aux peuplades
Tamoul et Télinga (Pondichéry et Yanaon); nous avons des Gaurs ou
Bengalis à Chandernagor, des Maplots ou Maléalume à Mahé. Les musul-
mans sont, en partie d'origine mongole, en partie d'extraction afghane
et, en plus grand nombre des indigènes convertis à l'Islamisme
454 LA FRANCE COLONIALE
10. Maléamans ou montagnards. 11. Vanouvas ou grainetiers
— —
(2 subdivisions).
C. Castes soudras secondaires : 1. Tisserands (comprenant six castes).
2. Pallys paysans (8 subdivisions), en voie d'ascension au rang de
— ou
rettys ou du moins de nattamans. — 3. Cammalas ou cinq-marteaux
(orfèvres, charpentiers, forgerons, chaudronniers, tailleurs de pierres).
4: Kallolisittars ou granitiers. 5. Moutchys (peintres, tapissiers,
— —
selliers), d'origine mahratte. —. 6. Channars ou souraires. (distillateurs).
7. Sattanys fleuristes. 8. Devadassys ou bayadères. — 9. Melacars
— ou — de danse.
ou musiciens (fils de bayadères). — 40. Nattouders ou maîtres
— 11.
Boys ou porteurs. — 12. Cassavers ou potiers.
D. Basses castes soudras : d. Macouas (pêcheurs et bateliers), com-
prenant quatre castes. — 2. Panichavers (ordonnateurs). — 3. Navidas
(barbiers). — 4. Vannars (blanchisseurs). — 5. Maravers ou gens indé-
pendants du Marava. — 6. Callers ou voleurs. — 7. Sâkilys (cordonniers)
8. Corvas (nomades). 9. Otters ou puisatiers. — 10. Sanapers
— —
(fabricants de sacs). — 11. Tombers (jongleurs). — 12. Nokers (escamo-
teurs), - 13. Todas (pasteurs des Nilghirries). — 14. Badagas (18 subdivi-
sions). — 15. Kotas (artisans sauvages). — 16. Kouroumbers (prêtres
sauvages). — 17. Villys (chasseurs). — 18. Iroulers (gens des bois).
2° Bengale (Chandernagor) :
A. Castes brahmaniques : 1. Brahmanes supérieurs ou Koulinas. —
2. Groho-Bipros (astrologues). — 3. Bhottos (poètes familiers).
B. Castes kchatryas : 1. Kétrys. — 2. Rajpoutes.
C. Castes vaysias : 1. Boischos ou vaysias purs. — 2. Vaydias, mélis
de vaysias et de femmes brahmanes.
D. Castes soudras : 1. Kaïstos (professions libérales ; 4 ordres). —
2. Nobochaque ou quatorze castes (professions libérales et industrielles).
— 3. Choubornobornik ou dix castes (industriels). — 4. Sélé ou vingt
castes (professions ouvrières et viles).
3° Pays télinga (Yanaon) :
A. Castes brahmaniques : 1. Vaydicoulous (sivaïstes), divisés en
.

seize tribus. — 2. Vichnouvoulous (vichnouvistes). — 3. Niogoulous


.
(brahmanes non prêtres ; 8 branches). — 4. Mardhoulous (brahmanes
inférieurs ; 5 subdivisions).
B. Castes kchatryas ou razoulous : 1. Souria Vamsans (enfants du
soleil). — 2. Sindra Vamsans (enfants de la lune).
C. Castes vaysias : 1. Comettys (5 classes ; marchands).
D. Castes soudras : 1. Telingas ou Capoulous (5 classes proprié-
taires et professions libérales). — 2. Vellamayâhlous (propriétaires). ,

3. Gôlavahrous (bergers). — 4. Bondililous (cipahis). — S. Salylous (tisse-
rands ; 5 castes). — 6. Schristicarnoms (charpentiers). — 7. Silpis
(cinq marteaux). — 8. Teloukoulous (huiliers). — 9. Coumarrâhlous
(potiers). — 10. Zangom (tailleurs). — 11. Satahnolouz (ouvriers en soie).
— Plus trente castes industrielles inférieures et un grand nombre de
castes mêlées.
4° Côte de Malabar (Mahé) :
A. Castes brahmaniques : 1. Namboudrys, descendants authentiques
des Aryas. — 2. Prébous (brahmanes non prêtres).
B. Casles kchatryas : 1. Tiroupaddys (fils du soleil).
— 2. Samandins
(fils de la lune, 4 branches).
— 3. Kchatryas inférieurs.
C. Castes vaysias : six, de titre égal.
D. Castes soudras: 1. Nairs ou princes indigènes (21 classes).

L'INDE FRANÇAISE 435
2. Desservants des pagodes (11 classes).
— 3.
Étrangers (en généra
commerçants, depuis les comettys jusqu'aux tisserands ; ,9 classes).

4. Indigènes ou Tives (18 castes et 32 classes). — 5. Nomades (22 classes).
— 6. Esclaves (6 classes).
On reconnaît la caste d'un Indou à la désinence de son
nom. Chaque caste possède son suffixe qui s'ajoute ainsi au
nom individuel. Ces suffixes sont d'ordinaire fort élogieux pour
ceux qui les emploient.
Les parias sont subdivisés en 3 ordres et 13 castes; leurs
brahmanes s'appellent vallouvers. On compte parmi leurs peu-
plades les Puharris, les Ramousis, les Poucindas, les Bhils, les
Ghonds, les Koles, les Mairs, les Pouliahs, etc. Ce sont les

indépendants du monde brahmanique.
Au reste, il se forme encore maintenant des castes nouvelles
et ces divisions s'accroîtront encore, à l'infini, sous la pression
des idées européennes 1.
Les compétitions entre castes sont très vives. En outre des
lois de Manou, qui interdisent essentiellement les alliances
d'une caste à l'autre et les repas communs, les traditions ont
surchargé les rites. Le recueil connu sous le nom de mamoul
prouve à quel degré de minutie ont été poussées les scrupu-
leuses observances du respect de la race. Les castes ont des
chefs, appelés décadis ou chefs du sol, titre que l'on donne
également au premier magistrat d'un groupe de villages (le
chef de village s'appelant gramadhika), et qui est aujourd'hui
porté par certains chefs de quartiers dans nos circonscriptions
communales'. Les hautes castes se groupent aussi pour élire
un chef général, dit nadou. — Le conflit le plus intéressant qui
ait été soulevé entre les castes supérieures est celui que l'on
connaît sous le nom de débat des deux mains. On appelle main
droite et main gauche (d'après le culte de la déesse Kâli) deux
coalitions semi-religieuses et semi-politiques de castes, aux-
quelles sont indifféremment affiliées de hautes et basses corpo-
rations, et qui sont de véritables partis soutenus par d'enthou-
siastes clientèles, Les hommes de la main droite ont pour
emblème un drapeau blanc et représentent, selon toute vrai-
semblance, les castes établies dans le pays de Coromandel

1.Les indigènes commencent à s'habituer aux formes de l'état civil


français; le 12 février 1881, la mairie de Chandernagor voyait se faire
le premier mariage indou ; mais, en 1883, dans le seul établissement
de Karikal, il y a eu 700 mariages célébrés conformément aux dispositions
du Code civil. (L'Inde française et les éludes indiennes, par Julien Vinson.
Paris, 1885.)
456 LA FRANCE COLONIALE
avant l'arrivée des Européens; les tenants de la main gauche
au contraire ont le drapeau rouge et semblent venus à la suite
des Compagnies qui se partagèrent vers 1690 la côte de l'Inde.
C'est à Pondichéry que le conflit a surtout sévi, par la
juxtaposition d'un élément aborigène puissant et d'une haute
caste de marchands malabarais ; des délimitations de quartiers
ont été le prétexte des troubles de 1717, 1742, 1768, 1776,
renouvelés en 1822 à Karikal. L'accord tend à se faire.
Enfin, durant ces dernières années, les renonciations au
statut personnel brahmanique se sont multipliées, et un troi-
sième groupe de citoyens a pris place entre les Européens et les
natifs, celui des renonçants, recrutés dans tous les rangs des
Soudras et surtout des Parias. Nous aurons à revenir sur cette
scission, en rappelant les droits politiques des Indous.
Profondément attachées à leurs usages et à leurs cultes, les
populations de l'Inde française ont néanmoins un vif amour
pour leur patrie d'adoption et de choix, la France. Leur esprit
patriotique et leur sagesse sont également remarquables. Les
moeurs ont une certaine simplicité ; le travail des champs est
assidu; les industries récemment créées ont trouvé chez les
natifs un concours patient et habile. Ce qui gouverne dans la
caste, c'est la famille; les lois de Manou l'entourent d'un grand
nombre de garanties précieuses.
On peut affirmer que nos établissements sont faciles à diri-
ger, et que se confier pour le maintien de l'ordre au bon sens
des indigènes, ce n'est point concevoir un plan chimérique dans
un pays où les idées françaises sont depuis longtemps
acclimatées.
Les langues, — Les langues parlées dans nos établisse-
ments appartiennent à deux groupes : Le tamoul (Pondichéry
et Karikal), le télingua (Yanaon), le maléalum (Mahé) se ratta-
chent à des origines dmidiennes, et le PÂLI est leur source
sacrée ; le bengali et ses divers similaires, dâkni, hindi, ont, au
contraire, des origines aryennes, et dérivent dans une grande
mesure du SANSCRIT. La combinaison de l'hindi et des dialectes
apportés par les Mongols a produit l'hindoustani ou urdû (langue
des camps, de la horde), qui est de toutes les langues de l'Inde
la plus littéraire.
L'INDE FRANÇAISE 457

CHAPITRE IV
GOUVERNEMENT ET ADMINISTRATION

Le gouvernement. Par l'ordonnance organique du



23 juillet 1840, le commandement et la haute administration
des établissements français dans l'Inde sont confiés à un gou-
verneur, résidant à Pondichéry.
Des administrateurs dirigent, sous les ordres du gouverneur,
du directeur de l'intérieur et des autres chefs de service du
chef-lieu, les établissements de Chandernagor, de Karikal, de
Mahé et de Yanaon.
Un directeur de l'intérieur, un procureur général, un chef
du senice de santé et un trésorier-payeur dirigent, sous l'au-
torité du gouverneur, les différentes parties du service.
Le gouverneur est en outre assisté d'un conseil privé qui
comprend en outre des fonctionnaires ci-dessus désignés deux
habitants notables.
Droits politiques. — Comme en 1848, les habitants de
l'Inde furent en février 1871, appelés à envoyer un député à
l'Assemblée nationale; par la loi du 24 février 1875, un siège
sénatorial leur fut attribué.
Par décret présidentiel du 25 janvier 1879, la constitution
intérieure du pays a été complètement transformée, et, par
assimilation à la métropole des conseils locaux et un conseil
général ont été créés. Il y a 5 conseils locaux afférents à
chacun des cinq établissements et se composant à Pondichéry
de 12 membres, à Karikal et Chandernagor de 9, dans les
deux autres territoires de 6. — Le conseil général siège à
Pondichéry être présente les intérêts de l'ensemble de la colonie :
il comprend 30 membres, dont 12 pour Pondichéry, 8 pour
Karikal, 4 pour Chandernagor, 3 pour Mahé, 3 pour Yanaon.
Le décret du 12 mars 1880 a organisé le régime municipal
et formé dix communes de plein exercice (Pondichéry, Oulgaret,
Villenour, Bahour, Karikal, la Grande-Aldée, Nedouncadou,
Chandernagor, Mahé et Yanaon).
Enfin, par le décret du 24 février 1884, a été innové le
régime des trois listes qui règle aujourd'hui l'élection des con-
seils locaux et général, et qui, sous l'inspiration du Conseil
supérieur des Colonies, s'est essayé à résoudre la grave ques-
tion des renonçants en créant 3 listes, savoir : 1re liste. Euro-
458 LA FRANCE COLONIALE
péens; 2e liste. Renonçants; 3e liste. Non-renonçants. Un
décret du 21 septembre 1881, complétant dans une certaine
mesure celui du 24 avril 1880 relatif à l'état civil des Indous,
avait, en effet, réglementé le droit de renonciation et son
exercice légal. Pressés par une propagande active, les renon-
çants ne tardèrent pas à devenir nombreux, et l'on dut
songer, en présence d'une surexcitation extraordinaire des
esprits, à leur attribuer d'une manière précise des droits
spéciaux en matière d'élection. Auparavant, en effet, et pour
protéger la représentation des minorités européennes, la loi
avait arrêté que deux listes concourraient à l'élection des con-
seillers de tout degré. On ne pouvait laisser les renonçants en
suspens entre les Européens et les Indous de caste, sans désé-
quilibrer le système représentatif organisé dans la colonie.
Aussi a-t-on créé à leur intention une troisième liste, dont
l'action encore exagérée tendra à balancer un jour assez équi-
tablement l'influence indigène et celle des Européens.
Chacune des trois listes d'électeurs nomme le tiers des
membres des conseils généraux, locaux et municipaux.
Au 31 mars 1891 la première liste comprenait 624 électeurs ;
la seconde 1 445 ; la troisième 61 021.
Le vote des budgets appartient aux conseils électifs, ainsi
que la décision, la délibération et l'examen des questions
d'intérêt général, sous la haute surveillance du gouverneur.
Organisation judiciaire. — Au point de vue judi-
ciaire, l'Inde française est régie par l'ordonnance royale du
7 février 1842. La justice est rendue par les juges de paix,
les tribunaux de première instance, la cour d'appel et les cours
criminelles. Le décret du 12 juin 1883 a rendu applicable à la
colonie, sous certaines réserves, le Code d'instruction criminelle
actuellement en vigueur dans la métropole. Pour la juridiction
civile, les indigènes ont droit à l'observation de leurs statuts
personnels, sous le contrôle du comité consultatif de jurispru-
dence indoue 1.
Des juges de paix ordinaires sont établis à Pondichéry
et Karikal. Ceux de Mahé, de Yanaon et de Chandernagor,
par suite des décrets des 1er mars 1879 et 23 juillet 1887, sont
à compétence étendue, ce qui les assimile à des tribunaux de
première instance. Le dédoublement a été au contraire observé
1. En 1883, les tribunaux ont jugé 40 524 affaires de toute espèce. —
Les diverses jurisprudences brahmaniques sont, depuis quelques années,
édictées en un recueil général.
L'INDE FRANÇAISE 459
dans les deux premiers établissements, où se trouvent des tri-
bunaux de première instance (Pondichéry et Karikal). La cour
d'appel siège à Pondichéry. Chaque année est dressée par les
soins de l'autorité judiciaire une liste d'assesseurs destinés à
faire sous la direction de la cour d'appel le service de la justice
criminelle ; cette liste est prise concurremment parmi les nota-
bilités européennes et indigènes. La cour criminelle tient ses
assises dans chacune de nos cinq villes.

Instruction publique. — Trois commissions et deux


comités surveillent l'instruction publique.
L'enseignement supérieur est représenté par des cours de
droit et de médecine. Les premiers, institués par un arrêté local
du 5 juin 1838 et réformés en 1867 et 1876, sont divisés en
trois années d'études et recrutent leur personnel enseignant
parmi les membres de la cour d'appel ou des autres juridic-
tions: en 1884, ils ont attiré 57 élèves. Depuis 1884, des cours
préparatoires sont professés à Karikal. Un examen spécial est
institué auprès des facultés de la métropole pour conférer, sous
certaines conditions, le diplôme de licence aux bacheliers es
lettres inscrits près de l'école de Pondichéry.
Fondés le 13 avril 1863, les cours de médecine sont loin
d'avoir la vogue des cours de droit, puisqu'ils ne comptent
aujourd'hui que huit ou dix auditeurs suivant à peu près
autant de leçons ordinaires ; cependant ce service est suffisant
pour recruter le personnel des officiers de santé nécessaires à
la colonie.
Par suite d'un décret du 18 novembre 1863, les établisse-
ments français de l'Inde ont bénéficié du décret du 23 décembre
1857, accordant à certaines colonies une commission chargée
d'examiner les candidats au baccalauréat ès lettres ou ès
sciences et. de leur délivrer des certificats d'aptitude. Une
autre commission fonctionne pour le brevet de capacité simple
et. supérieur de l'enseignement primaire, une troisième pour
les bourses coloniales.
L'enseignement secondaire est donné aux garçons par trois
établissements : le collège colonial et les deux petits séminaires-
collèges de Pondichéry et de Karikal.
Le collège colonial est confié, depuis 1879, aux frères de la
congrégation du Saint-Esprit, avec une subvention annuelle de
31 500 francs. De 1846 à 1879, il avait été géré par les pères
de la Mission. On y professe des cours d'enseignement secon-
daire classique et d'enseignement spécial, suivis par près de
460 LA FRANCE COLONIALE
200 élèves; 18 professeurs et surveillants dirigent les travaux.
Sur les 200 élèves, on compte de 65 à 70 Indous.
Le petit séminaire de Pondichéry, fondé en 1884 par
la Mission, comptait l'année suivante 525 élèves, dont 315 sui-
vaient les cours de français et 60 les cours de tamoul; 56 y
recevaient l'enseignement spécial et 94 l'enseignement clas-
sique; il avait 25 professeurs.
Le collège-séminaire de Karikal comptait alors 113 élèves,
dont 38 Indous ; il a été fondé par la Mission en 1855 ; 6 profes-
seurs y enseignent les éléments des langues classiques et le
français.
Les nombreuses écoles d'enseignement primaire sont d'une
très inégale valeur, puisque, sur l'ensemble de 270, le gouver-
nement n'en subventionne que 54 ; et que, sur ces 54, 26 seu-
lement ont des cours de français. Sur les 216 écoles libres, le
français n'est enseigné que dans 6. Il y a, par contre, 217 cours
de tamoul, 31 d'anglais, 18 de télinga, 9 de maléalum, 21 de
bengali, 6 d'hindoustani, 9 d'arabe et 2 de sanscrit'. L'ensei-
gnement du tamoul prédomine à Pondichéry et à Karikal,
celui du télinga à Yanaon; les cours d'hindoustani sont
presque exclusivement limités à Pondichéry.
Ces chiffres remontent à quelques années, mais la situation
générale s'est peu modifiée depuis.
Au premier rang des établissements primaires, se place le
collège fondé en 1877 par Calvé-Souprayachetty, honorable
négociant et banquier de Pondichéry, et modifié par un
contrat que les héritiers de cet homme de bien ont passé le
24 janvier 1885 avec l'administration. Les cours y sont, dès
maintenant, analogues à ceux d'une école primaire supérieure
en France ; 400 élèves environ y suivent les leçons de 20 maîtres ;
on y professe le français, l'anglais, le tamoul, le télinga et
l'hindoustani; la colonie donne une subvention annuelle de
20 000 francs. Les succès obtenus par les élèves aux examens
de Middle School et de Matriculalion de l'université de Madras,
prouvent les bons effets de l'instruction parmi les natifs.
A côté du collège Calvé, il faut faire une place au pension-
nat de jeunes filles fondé à Pondichéry en 1827 par les soeurs
de Saint-Joseph de Cluny, et doté d'une subvention de
10 100 francs; il renferme 93 élèves. Depuis 1879, il est
ouvert à toutes les jeunes filles sans aucune distinction.

1. Ces chiffres remontent à quelques années, mais la situation géné-


rale s'est peu modifiée depuis.
L'INDE FRANÇAISE 461
Pondichéry et sa commune ont en outre une école primaire
de filles dirigée par les soeurs de Saint-Joseph, une école pri-
maire laïque de filles, trois écoles pour les filles indoues,
fondées en 1853 et 1883 par les soins de la Mission, et une
quarantaine d'écoles libres dirigées par des maîtres indigènes
et dites pallikûdam. Dans la commune de Villenour, on trouve
3 écoles de garçons et une école de filles, plus 26 écoles libres
indigènes. Dans celle de Bahour, 3 écoles de garçons (Bahour,
Corcadou et Nettapacom) et 24 écoles libres. Dans celle d'Oul-
garet, 4 écoles de garçons (Oulgaret, Rettiarpaléom, Calla-
pett, Ariancoupom) et 3 de filles (Oulgaret, Nellitope, Arian-
coupom), plus 45 écoles libres.
A Chandernagor, l'école primaire supérieure, dirigée par
les frères du Saint-Esprit, a 520 élèves, 16 professeurs, et des
cours très complets; elle est presque comparable pour son
importance au collège Calvé. A côté se trouve une remar-
quable école de filles, dirigée par les soeurs de Saint-Joseph,
et une vingtaine d'écoles libres, dites dans le pays patchalas.
Les soeurs de Saint-Joseph ont aussi un pensionnat libre.
A Karikal, outre le collège-séminaire, existe une école de
garçons comprenant deux annexes pour les parias et les musul-
mans sous la direction de cinq maîtres ; sur environ 300 élèves,
une centaine seulement suivent des cours de français; l'école
des filles, divisée en deux sections (écoles du Nord et du Sud),
comprend environ 200 élèves dont une trentaine suivent régu-
lièrement les leçons françaises. La commune de la Grande-
Aldée renferme 4 écoles de garçons (la Grande-Aldée, Nérérey,
Vijidiour et Vanjiour) et 1 école de filles (la Grande-Aldée),
celle de Nedouncadou renferme 8 écoles de garçons (Cotchéry,
Couroumbagarom, Tirnoular, Nallambal, Ambagaratour, Nal-
latour, Cassacoudy, Nedouncadou) et 3 écoles de filles (Cou-
roumbagarom, Cotchéry, Tirnoular). Le territoire entier com-
prend 55 écoles libres indigènes.
Dans l'établissement de Mahé, on compte 4 écoles de
garçons (Mahé, Pallour, Pandaquel, Chalacara) et 1 école
de filles. Il y a aussi une école protestante dirigée par des mis-
sionnaires allemands, et fort sérieuse, dix écoles libres musul-
manes et trois où l'on enseigne le maléalum.
Yanaon ne compte que 2 écoles de garçons (Yanaon et
Canacalapettah) et 1 école de filles, plus 2 écoles libres.
L'ensemble de la population scolaire qui suit les cours supé-
rieurs, secondaires et primaires peut être répartie comme
il suit : Pondichéry, environ 4 0 élèves ; — Chander-
462 LA FRANCE COLONIALE
nagor, 1 100; — Karikal, 2 000; — Mahé, de 6 à 700; —
Yanaon, près de 200. Au total 8 000. Ces chiffres sont encore
bien insuffisants, si l'on songe que nos établissements ren-
ferment environ 53,000 garçons et 64 000 filles au-dessous de
14 ans, et qu'un trente-cinquième au plus suit les cours de
nos écoles.
Les écoles libres offrent le spectacle le plus triste; elles
n'ont souvent d'autre installation qu'un abri de branches,
en pleine place publique; et les enfants n'y apprennent qu'à
tracer sur le sable, sur des olles ou feuilles de palmier, ou sur
des omoplates de mouton, les caractères rudimentaires des
quatre principales langues qui se partagent notre établisse-
ment, le tamoul, le télinga, le bengali et le maléalum.
Aussi le gouvernement a-t-il pris l'initiative d'un grand
nombre d'excellentes mesures, parmi lesquelles il importe de
signaler la création d'un emploi d'inspecteur primaire, l'insti-
tution d'un cours normal pour les instituteurs, l'installation
d'une école primaire supérieure dans le quartier nord de
Pondichéry, une série de mesures tendant à améliorer le trai-
tement des instituteurs et l'accroissement notable du budget
de l'instruction publique dans les dépenses de la colonie. Les
particuliers eux-mêmes se sont mis à l'oeuvre : une société,
dite Société progressiste de l'Inde, a été fondée en 1883
sous l'inspiration de deux habitants de Pondichéry, MM. Mou-
rougaïssapoullé et Joseph O'Connell. Intéressant à ses vues la
presse locale, représentée par les journaux le Progrès et le
Républicain de Pondichéry, le Petit Bengali et le Proja-Boudhou
de Chandernagor, elle a, de concert avec l'un des esprits
les plus éminents de cette dernière ville, le babou Prankisto
Chowdry, émis le voeu de la fondation d'une grande école
française au sein du Bengale, en souhaitant que cette école
devînt, par le séjour d'un certain nombre de boursiers français
et par des études d'enseignement supérieur, le centre de l'édu-
cation classique et européenne parmi nos compatriotes indous.
Pénétré de ces idées, le babou Prankisto a fait une série
de conférences auprès de ses coreligionnaires sur la nécessité
d'apprendre le français, et il a provoqué là formation à Pondi-
chéry et Chandernagor de deux groupes correspondants de
l'Alliance française.
Deux arrêtés pris en conseil privé, à la date du 25 mars 1885,
ont institué dans la colonie le certificat d'études primaires élé-
mentaires, et celui d'études primaires supérieures.
Une commission des monuments historiques, créée en
L'INDE FRANÇAISE 463
1879, a pris en main la reconstitution des annales du pays.
Il existe à Pondichéry une bibliothèque fondée en 1827
et contenant plus de 12000 volumes', un dépôt d'archives,
un parc et jardin d'acclimatation fort beau et fort complet,
une commission des jardins coloniaux faisant fonction de
société d'agriculture, un comité de l'exposition permanente de
Paris, correspondant de la Société française d'acclimatation,
une association philharmonique, trois commissions d'hygiène,
une commission générale sanitaire, une Société de secours
mutuels des créoles, un mont-de-piété, etc. Le gouvernement
s'essaye à intéresser les natifs à tout ce qui peut étendre
les connaissances générales et l'esprit de solidarité dans la
colonie.
Il existe, en outre, à Pondichéry un parc colonial et un
jardin d'acclimatation.
Organisation religieuse. — Dans les établissements
français de l'Inde, comme dans lé reste de la péninsule, trois
religions sont en présence : le christianisme, l'islamisme et le
brahmanisme. La grande majorité des Indous a conservé ce
dernier culte : Pondichéry et Karikal comptent cependant plu-
sieurs milliers de convertis, professant le christianisme. Il y a
peu de protestants, et le théosophisme n'a fait que de rares
recrues.
Une ordonnance du 11 mai 1828 avait placé le service du
culte catholique sous la direction et la surveillance du préfet
apostolique. A la suite d'un arrangement conclu avec le Saint-
Siège (1er septembre 1886), le décret présidentiel du 21 juin 1887
a abrogé cette ordonnance et donné au clergé catholique une
organisation nouArelle. A sa tête, l'ancien préfet apostolique est
1. A Chandernagor existe une bibliothèque privée ou puchlonagar,
qui contient environ 2 000 volumes, et à laquelle on s'abonne, moyen-
nant 1 fr. 25 par mois; elle est alimentée par des dons généreux, entre
lesquels on remarque ceux de MM. Prankisto et Dourga Chorone Roquitte.
Chandernagor est d'ailleurs l'un des centres les plus importants de ce
mouvement de régénération philosophique et sociale qui préoccupe
aujourd'hui les hautes intelligences de l'Inde et dont le Bengale, avec
l'illustre Ram Mohun Roy, fut le berceau. C'est à Chandernagor qu'est
mort, en 1884, le plus célèbre des continuateurs de Ram Mohun,
Kechub-Chander-Sem, à peine âgé de quarante-huit ans ; et cette ville
renferme une succursale de la grande société Dâtavya-Bhârata-Kâryâlaya,
de Calcutta, qui, fondée par Protop-Chandra-Roy,a pour but l'impression
et la distribution gratuite des grands ouvrages sanscrits; elle a déjà
répandu 15 à 18 millions de volumes dans les classes populaires. — Notre
colonie compte également un poète fameux parmi les Indous, lechrétien
Savarayalounaïker, à Pondichéry.
464 LA FRANCE COLONIALE
devenu l'archevêque de Pondichéry : il a sous lui les diocèses
de Maduré ou Tritchinapaly, Coimbatore, Mysore ou Maïssour,
Maugalore (Inde anglaise) et Malacca (Indo-Chine anglaise). Dans
nos établissementsmêmes, son clergé se compose d'une vingtaine
de prêtres et missionnaires, avec les titres de curés, vicaires
ou desservants, dans une douzaine de paroisses.
A côté de l'archevêché, et de ses grands et petits séminaires,
le chef-lieu de nos établissements est le siège de la très impor-
tante mission française du Carnatic, desservie autrefois par les
jésuites que le père de Nobilibus introduisit dès le XVIe siècle
dans les provinces d'Arcote. Elle a été remise aux mis-
sionnaires de la congrégation française par lettres patentes
du 10 mars 1776. Son chef porte le titre de vicaire apostolique
des missions étrangères. On ne saurait passer sous silence les
innombrables services rendus par la Mission à la cause de
l'instruction publique et à la diffusion du nom français et de
notre influence.
La congrégation des frères du Saint-Esprit qui, sans avoir
à son actif ce passé si glorieux, a semblé s'ériger en rivale des
pères de la Mission, et celle des soeurs de Saint-Joseph de
Cluny, ont également des représentants et une large part de
propagande dans la colonie. Il existe aussi un comment de car-
mélites, trois congrégations de religieuses natives, dirigeant
des orphelinats, et une maison de refuge.
Organisation municipale. — La vie municipale est
assez active dans la colonie. Jadis l'aidée était l'unité de grou-
pement, remplacée aujourd'hui par la commune. Chaque aidée
avait, sous les ordres de son gramadhika et de son compteur,
quatorze serviteurs ou kudimakkals, dont la charge héréditaire
consistait à remplir auprès de la communauté des offices assez
humbles et cependant assez recherchés. Depuis la création des
communes, il y a eu comme une renaissance de l'antique
vitalité des groupements sociaux chez les Indous. Ce peuple est
en effet doué pour la politique, et paraît en comprendre assez
pertinemment les procédés.
Impôts. — Les impôts perçus dans l'Inde française peuvent
être ainsi classés :
I. Contributions directes :
1. Droit sur les maisons (existant à Mahé et Mazulipatam).
2. Impôt foncier, perçu selon les établissements et d'après la
nature des cultures, en conformité avec les vieux usages brahma-
niques.
3. Impôt sur les terres salinières.
L'INDE FRANÇAISE 465
II. Contributions indirectes :
1. Patente (n'existant qu'à Mahé),
2. Droit d'enregistrement sur les ventes d'immeubles, les nan-
tissements de bijoux.
3. Timbre, lods et ventes, greffe.
4. Droit de tonnage et de manifeste (à Pondichéry, Karikal et
Mahé).
5. Droit de phare et droit sanitaire (Pondichéry).
6. Droit d'entrée sur les spiritueux (cocotier, palmier, canne à
sucre et riz. — Pondichéry et Karikal).
7. Droit sur les spiritueux en général (Mahé, Yanaon et Chan-
dernagor).
8. Droit sur les cocotiers exploités en callou (Pondichéry et
Karikal).
9. Droit de licence pour le débit du callou (Pondichéry et Karikal).
10. Droit sur le padany (Karikal).
11. Vente du sel (libre à Chandernagor).
12. Licence pour la culture du tabac (Karikal et Pondichéry).
13. Droit de consommation sur le tabac (Karikal, Pondichéry et
Mahé).
14. Droit de vente du tabac (Karikal, Pondichéry et Mahé).
15. Privilège de l'opium (Chandernagor).
16. Droit de consommation sur l'opium, le gouly, le choroche, le
ganja et le bangui.
17. Taxe des lettres.
18. Taxe des passeports.
19. Droit sur les charrettes (Pondichéry et Mahé).
20. Droits du certificat d'origine ( n'existe pas à Chandernagor).
21. Droit d'entrepôt (Pondichéry, Karikal et Chandernagor).
22. Droit de quai (Pondichéry et Karikal).
23. Droit de constat sur quai (Pondichéry).
24. Droit de batelage (Pondichéry).
25. Droit sur saisies.
26. Droit sur les alignements.
On voit que, sauf l'impôt foncier, perçu à la mode brahma-
nique, les indigènes ne sont grevés que de droits infimes:
Organisation financière. — Voici le résumé du budget
de l'Inde (pour 1892) 1 :

Recettes.
1° Enregistrement et domaines 145 064 79
2° Contributions directes 422 166 92
.
3° Droit de navigation et de port 54 169 60
4° Contributions indirectes. 137 304 80
5° Postes télégraphes.
et
6° Produits divers
1
10 014 85
201669 49
7° Subvention de la métropole 75 000
Total 2 045 390 45

1. Lebudget de 1890 a été de 1 989 483 francs pour les recettes, et à


peu près d'autant pour les dépenses. Il est pour 1891 de 1 991 448 francs.
FRANCE COLONIALE. 30
466 LA FRANCE COLONIALE
Dépenses.
1. Dettes exigibles : 59 210 60
2. Gouvernement colonial ...... 201 202 64
3. Justice. 63 878 67
4. Instruction publique. 229 122 92
5. Police et prisons 151 109 48
6. Services financiers 185 312 08
7. Assistance publique 177146 96
8. Travaux publics 254 862 67
9. Divers services 80 465 20
10. Corps de cipahis. 81 505 56
11. Dépenses diverses 7 350 »
12. Non classées 182 709 72
13. Assimilées à la solde.. 40 840 »
14. Pour ordre 200 089 95
15. Dépenses ou ressources spéciales. 130 584 »
Total..... 2 045 390 45
Le budget des communes se compose, d'autre part, d'en-
viron 340 000 l'rancs de recettes ordinaires, balancées par un
chiffre à peu près équivalent de dépenses obligatoires et
292 618 fr. 67 de dépenses facultatives.
Rente de l'Inde. — Par suite de la convention du
7 mars 1817 avec le gouvernement anglais, et du traité
complémentaire du 13 mai 1818, la France a droit de la part de
l'Angleterre à une rente de 4 lacks de roupies sicas, et à une
indemnité annuelle de 4 008 pagodes. Moyennant ces versements,
la France a renoncé à la fabrication du sel dans ses établisse-
ments, et a consenti à se pourvoir de sel et d'opium, aux prix
courants, dans les magasins du gouvernement anglais. La rente
de 4 lacks de roupies avait une valeur exacte del million en 1817,
mais depuis cette époque le taux de la roupie a considérable-
ment baissé (de 2 fr. 50 à 2 fr. 06) et les 4 lacks ou 400 000 rou-
pies ne valent plus guère que 944 841 francs. L'indemnité en
pagodes se maintient au chiffre de 33 000 francs, la pagode
n'étant pas une monnaie de compte. Mais, tandis que cette
dernière allocation, répartie entre les anciens propriétaires
saliniers, est versée directement à la colonie, la rente de l'Inde
va au budget général de la métropole. A diverses reprises, la
colonie a réclamé contre cet état de choses.
Il n'est pas sans intérêt de remarquer que ce budget de
l'Inde française, qui atteint pour l'exercice 1892 la somme de
2 170 110 francs tant aux recettes qu'aux dépenses, tant à
l'ordinaire qu'à l'extraordinaire, ne dépassait pas, en 1860, la
somme de 1 377 153 francs, et qu'il atteignait, en 1839,
932 849 francs seulement, et en 1826, 909 000 francs.
L'INDE FRANÇAISE 467
Dépenses de la métropole. — La Métropole dépense
dans l'Inde une somme totale de 313 835 francs, répartie
comme suit (budget de 1892) :
Personnel des services civils 47 847
— de la justice 144 479
— des cultes 0 000
— des services militaires. 69 091
— des vivres et du matériel 2 585
Frais de voyage 15 000
Vivres 8 715
Hôpitaux : personnel et matériel........ 17 271
Matériel militaire 2 347
Dépenses diverses. 1 500
Total égal. 313 835
On voit par là que la colonie de l'Inde se suffit à peu près
à elle-même et n'entraîne qu'une charge bien légère pour le
budget métropolitain.
Administrations diverses. Nous aurons complété

tous les renseignements utiles en matières d'administration en
disant qu'il existe à Pondichéry une prison générale, une
maison de correction, un hôpital général, une imprimerie du
gouvernement, un état-major des places, une direction d'artil-
lerie, et, en conformité avec les traités de 1815, un corps de
cipahis de l'Inde, calculé de façon à suffire au maintien du
bon ordre, sans pouvoir porter ombrage à la puissance anglaise.
D'après le projet de loi sur l'armée coloniale (1892), ce corps
doit se composer de 4 officiers français et 4 indigènes, 21 sous-
officiers et 139 soldats tous indigènes. C'est à peu près sa
composition actuelle 1.
La police est aux mains d'un certain nombre de fonction-
naires européens, secondés par des agents natifs.
Les natifs sont d'ailleurs admis à tous les postes, à tous les
grades.
Signalons l'existence, à Pondichéry et Karikal, de deux
consulats anglais.
1. En 1883, une pétition signée de 462 personnes a demandé au Sénat
que le service militaire fût étendu à l'Inde française, et cette question a
fait l'objet d'observations spéciales lors de la récente discussion des lois
sur le recrutement et sur l'armée coloniale.
468 LA FRANCE COLONIALE

CHAPITRE V
GÉOGRAPHIE ÉCONOMIQUE
Cultures. — Les cultures de l'Inde ont une valeur annuelle
estimée à 1 887 000 francs (valeur de 1889), représentant un
capital de 18 510 000 francs. Pondichéry entre dans ce total
pour 786 000 francs; Karikal, pour 876 000 francs; Mahé,
pour 194 000 francs; Yanaon, pour 31 000 francs. Nous avons
calculé que la terre rapporte environ 10 0/0 à Pondichéry, 4 0/0
à Karikal, 7 à 8 0/0 à Mahé, de 10 à 17 0/0 à Yanaon Chander-
nagor ne présente que des jardins et des lieux de plaisance. La
moyenne de rapport pour l'Inde entière est assez élevée, attei-
gnant près de 9 0/0.
La situation de Pondichéry est entre 0 et 11 mètres au-
dessus du niveau de la mer, avec un point culminant de 35 mètres;
les territoires de Chandernagor, Karikal et Yanaon n'ont pas
d'altitude supérieure à 10 mètres, celui de Mahé a 50 mètres.
C'est ce qui explique le grand développement des cultures que
peut faire ressortir le tableau suivant, arrêté au 31 décembre
1890 :
Riz 14 918 hectares 43 ares 18
Menus grains 10 272 — 89 — 80
Potagers. 422 — 52 — 38
Bétel 33 — 93 — 48
Tabac 8 — 11 — 02
Indigo 4S6 88 97
Cannes à sucre.
Coton
Divers arbres fruitiers
4 39

318




18
28
89




94
03
29
Total
............ hectares
20 492 ares 15 09
C'est donc sur une superficie totale de 50 803 hectares un
chiffre de 26 492 hectares que l'agriculture a conquis, aux-
quels il faut ajouter un millier d'hectares pour les habitations :
soit les sept dixièmes du pays, étant donné que le domaine
public (routes, étangs, villages) et les villes occupent deux
autres dixièmes, et qu'un seul dixième au plus reste inculte.
Les principales cultures du territoire de Pondichéry sont
les menus grains, qui occupent plus de la moitié des exploita-
tions, le riz, les graines oléagineuses et arbres fruitiers, l'indi-
gotier, les potagers, le bétel, le tabac, le cotonnier, la canne à
sucre. Parmi les principaux produits, il faut encore noter le
callou (suc des spathes du cocotier), les huiles d'iloupé, de coco,
de gingély, de palma-christi, les fruits divers.
L'INDE FRANÇAISE 469
Les cocotiers sont disséminés en bordures ou épars dans
les autres assolements ; leur culture est donc particulièrement
fructueuse. Il en serait de même, avec quelque effort, du poi-
vrier, aujourd'hui trop délaissé.
Des essais divers ont été poursuivis au parc colonial pour
la culture de la vigne et de la vanille; on augure beaucoup de
cette seconde culture, qui doit être conduite avec une extrême
prudence pour ne point amener de brusques avilissements de
prix.
Les arachides entrent à peine en exploitation sur les terrains
jadis incultes de l'étang d'Oussoundou et dans les terres rouges
de Calapett l'avenir de la colonie est là au point de vue agri-
cole. Les neuf dixièmes des arachides transitant par Pondichéry
;

viennent à l'heure actuelle des provinces de Tandjaour et


Tritchinapoly.
Au point de vue du rendement à l'hectare (en poids), les
cultures les plus riches sont l'indigo, les potagers, le riz nelly,
les menus grains, le tabac. Les moins riches sont le coton, la
canne à sucre et le bétel.
À Karikal, les cultures sont à peu près les mêmes. Le riz
occupe près des huit neuvièmes du terrain employé. D'après un
calcul spécial des frais d'exploitation, on voit que les cultures
qui laissent le plus de bénéfices sont le riz, les bois d'essence,
le bétel, les menus grains, les potagers, et que l'indigo ne
rapporte presque rien.
A Mahé, on trouve comme principales cultures les arbres
fruitiers (deux cinquièmes environ) et le riz. Les principaux
produits sont les mêmes que ci-dessus, plus le poivre, Tarak
et les jagres.
A Yanaon, les terres en bois l'emportent, puis les menus
grains, le riz, le tabac, le bananier. Il y a aussi quelques ares
semés en piments.
L'Inde française possède environ :
Boeufs zébus
Buffles.
............ 38
10
000
000
Moutons. 20 000
Chèvres 1 300
Porcs....... 1 500

Industrie. Au point de vue industriel, on ne saurait



guère s'inquiéter à l'heure actuelle que de l'établissement de
Pondichéry. Nous avons dit que l'on pourrait développer les
pêcheries de Mahé ; on aurait également profit à créer à Chan-
dernagor des écoles pratiques de pisciculture, en ensemençant
470 LA FRANCE COLONIALE
du frai de Maurice et de la Réunion les étangs très nombreux
et très propices de ce territoire, comme cela s'est fait aux
alentours de Calcutta.
A Karikal on trouve 1 indigoterie, 4 teintureries, 48 hui-
leries.
Pondichéry renferme une centaine d'indigoteries, une cin-
quantaine de teintureries, environ 300 huileries et 3 filatures
de coton.
La filature la plus conidérable, connue sous le nom de
Savana, file et tisse les cotonnades connues sous le nom de
guinées et teintes en bleu pour la vente du Sénégal. — Cet éta-
blissement, qui fonctionne à la vapeur, possède environ
20 000 broches, 500 métiers à tisser ; il produit 2 500 kilo-
grammes de fil par jour et 23 000 mètres de toile, en employant
1 700 ouvriers (900 hommes, 350 femmes, 450 enfants), et
4 000 artisans logés à l'extérieur, occupés à tisser et à teindre.
Les deux autres filatures jadis existantes ont opéré leur
fusion avec la Société de Savana. Le filage à la main a complè-
tement disparu, et les cotonnades de Manchester et Winterthur
sont en voie de ruiner le tissage à la main, qu'exercent encore
200 petits industriels.
Les nombreuses sources qui arrosent ce territoire sont très
favorables à l'industrie de la teinture ; Pondichéry reçoit non
seulement de ses alentours, mais aussi de la métropole, de la
Normandie par exemple, des toiles blanches circulant en fran-
chise, qu'on transforme en guinées bleues pour la réexpédition
vers le Sénégal.
Il y a enfin, dans l'ensemble de nos dépendances, quelques
tanneries, de nombreux fours à briques, et l'on pourrait compter
également les produits industriels dus en général à l'initiative
des Indous : les sèves de palmier et leurs composés, la cire brute,
les écailles de tortues, le strass et la verroterie, les nacres, la
corne de zébu et de buffle, les nattes, fibres à tresser, paillas-
sons, canastres et paniers, les cordages, agrès ou apparaux, la
toile à voile: des bois, meubles et jouets; des savons d'huile
de touloucouna ; des cotons écrus et blancs; des mégilis ou
toiles de jute, des gunnis ou sacs de jute ou de sunn, quelques
fers forgés, poteries, ouvrages et ustensiles en bois, instruments
de musique, bronzes grossiers, etc.
Outre les guinées, qu'on divise en quatre sortes (conjons,
filatures, saleras, oréapaléons), le filage et le tissage donnent
lieu à la fabrication de percales bleues ou sandrecanas, de
toiles à carreaux, de mouchoirs dits burgos, de moresques
L'INDE FRANÇAISE 471
(toiles et lainages fins), de cotons en laine, de mousselines, etc.
Il y a donc quelque fonds à faire sur l'avenir industriel de
nos établissements, que les mines de Bahour, le port d'Arian-
coupom et le canal de Pamben ont contribué à enrichir et à
ouvrir au commerce européen.

Navigabilité. Ports et racles. — La ville de Pondichéry,


chef-lieu de nos établissements, est aussi le plus important
marché que nous ayons sur la côte in doue. Elle est divisée en
deux parties, la ville blanche et la ville indoue, qui sont sépa-
rées par un canal issu des bouches de la rivière d'Ariancoupom
(l'un des bras du Pambéar). La ville est parallèle à la mer dans
toutes ses dimensions; la ville blanche occupe donc le rivage
même de la grand rade ouverte, qui sert encore de port à notre
établissement. Les faubourgs de Vaitycoupom, Chevranpett et
Kirepaleom complètent au nord et au sud la ligne abordable de
cette rade. La ville blanche est régulièrement bâtie ; ses rues
sont larges et bien percées. Les principaux édifices publics sont
l'hôtel du gouvernement, l'église paroissiale, l'église des Mis-
sions étrangères, deux pagodes, le grand bazar, la tour de
l'horloge et celle du phare, une caserne, un hôpital ; l'hôtel de
ville, la cour d'appel, le collège Calvé. La rade foraine qui s'étend
devant Pondichéry est la meilleure de toute la côte de Coro-
mandel; elle offre deux mouillages, dont l'un, la petite rade,
à 2000 mètres du rivage à l'est et à l'est-sud-est de Pondichéry,
est accessible aux vaisseaux pendant la belle saison (de janvier
à avril et du 15 mai au 20 juillet), avec des fonds de 7 à 9 bras-
ses, et dont l'autre, la grande rade, sert durant la mauvaise
saison, et se trouve dans la même direction, à une lieue et demie
du rivage. La communication avec la terre, assez difficile, se fait
par des bateaux à fond plat, sans membrures, appelés chelingues
et catimaroms, pour lesquels est perçu un droit de batelage par-
ticulier. Il existe un wharf ou pont-débarcadère, de 252 mètres
de longueur, pour faciliter le chargement des navires. Ce pont
est relié à la gare du chemin de fer.
En dehors de Pondichéry, nos établissements offrent peu de
bons mouillages. L'embouchure de l'Arselar, à 1 mille et demi
de laquelle se trouve Karikal, est obstruée par les sables pen-
dant la sécheresse ; elle est dégagée, du mois d'août au mois de
mars, par le grossissement des eaux ; les petits navires peuvent
alors prendre charge à Karikal, et les bâtiments, de 200 à
250 tonneaux, à varangues plates, remontent sur lest jusqu'à
la ville.
472 LA FRANCE COLONIALE
La rivière de Mahé est navigable à deux ou trois lieues par
des bateaux de 60 à 70 tonneaux. L'entrée en est malheureuse-
ment obstruée, mais serait facile à dégager. Sur notre rive, les
fonds sont de vase molle ; la rive anglaise au contraire est
sablonneuse, et les passes principales courent d'une rive à l'au-
tre. On pourrait donc, avec l'appui du gouvernement anglais,
faire de Mahé un très beau port.
Enfin les navires de 300 tonneaux peuvent remonter jusqu'à
Yanaon par le Coringuy; le Godavéry est d'ordinaire obstrué.
En résumé il n'y a pas de véritable port dans les établisse-
ments français de l'Inde. Ajoutons toutefois qu'on travaille
à en creuser un à l'embouchure de la rivière d'Ariancoupom,
dans sa branche septentrionale couverte par l'île des Cocotiers
et à peine séparée de Pondichéry par quelques centaines de
mètres. Cette création fera de Pondichéry le principal comp-
toir commercial de toute l'Inde. Les difficultés techniques ne
sont pas grandes, et depuis la construction des jetées de
Colombo et de Madras, on sait comment les résoudre. Depuis
les riz de la côte jusqu'aux cotons de Tinnevely, au sud de la
péninsule, tous les produits susceptibles d'être exportés conver-
geraient ainsi vers l'unique point du Bengale où les marchan-
dises pourront être embarquées à quai et par tous les temps,
Calcutta et Madras luttent en effet contre des conditions d'infé-
riorité insurmontables, que le port d'Ariancoupom ne connaîtra
pas. On a calculé qu'en dix ans les travaux de ce port pour-
ront être payés par les droits, et que ces droits ne pèseront
point trop lourdement sur les marchandises, car la création
des quais supprimera les frais de traction, le batelage, et les
déchets qui surviennent aujourd'hui à l'embarquement par les
chelingues. De plus, la rapidité des embarquements à quai
diminuera de moitié ou des deux tiers les jours de planche, de
sorte que le fret des vapeurs arrivera peut-être à être de 10
ou 15 0/0 moins élevé que celui demandé actuellement.
Chemins de fer. — Depuis le 15 décembre 1879, Pondi-
chéry est relié à Madras et au réseau anglo-indou. On signale
parmi les projets de travaux publics que la colonie s'apprête à
exécuter, le rattachement de Karikal à la station de Mayavaram
sur la ligne du South Indian Railway. Il existe également un
projet de ligne desservant Ariancoupom, Javalacoupom et les
mines de Bahour, à partir de Pondichéry, et se continuant du
côté de la côte, par delà le Ponéar, par Portonow et Tranquebar,
jusqu'à Karikal. Un autre projet rattacherait Mahé à Calicut,
L'INDE FRANÇAISE 473
qui est aujourd'hui le point terminus d'une grande bifurcation,
lancée par le South India Railway à partir de Tritchinapali à
travers les provinces méridionales du Mysore.
Chandernagor enfin est desservi par le chemin de fer de
l'Hougly, mais Yanaon se trouve hors de la portée de toute
ligne ferrée.
Il est question de divers projets de chemin de fer à con-
struire, pour relier Pondichéry à Bahour d'une part et à Karikal
de l'autre.
Un projet qui intéresse à un haut degré la prospérité de
Pondichéry, c'est l'aménagement des passes de Pamben et
Ramiçvéram entre l'île de Ceylan et la côte indoue, qui ouvri-
rait à la circulation des grandes voies internationales le golfe
de Manar et, par celui de Palk, la côte entière de Coromandel,
en donnant aux navires une direction régulière et plus courte
entre Aden et Calcutta, et en leur permettant de faire escale à
Pondichéry comme à Madras.

Commerce. — Pondichéry est en réalité le seul marché de


l'Inde française. Le commerce y est exclusivement entre les
mains de quelques grosses maisons, françaises pour la plupart.
Une centaine de principaux négociants participe à l'élection de
la Chambre de commerce, qui, organisée en 1879 et élue pour
six ans, est renouvelable par moitié tous les trois ans. Un office
de commissaire-priseur existe depuis 1832 auprès de ce corps
de marchands, dont les traditions d'honneur et de probité ont
un grand renom dans toute l'Inde. Les importations sont toute-
fois à peu près nulles à Pondichéry, en dehors des vins français,
des spiritueux, des comestibles en conserves et des articles de
modes; elles n'ont point chance de s'étendre. L'Angleterre
envoie bien aussi, mais en petite quantité, des charbons, des
métaux, des machines, des cotonnades et lainages légers, et la
France fait transiter quelques confections, des vins et eaux-de-
vie. Il y aurait cependant à étudier les consommations des
Indous, qui peuvent acheter des cotonnades, des ustensiles de
ménage, parfois des machines, pourvu qu'on adapte ces pro-
duits à leur goût local. L'exportation a subi une longue crise
jusqu'en 1878 ; on n'envoyait plus guère en Europe que de l'in-
digo et des huiles de cocotier. Depuis la découverte de l'ani-
line, les indigoteries étaient en décadence. C'est alors que
la culture des arachides s'est implantée et a fourni un
débouché important. Les arachides qui s'embarquent à Pon-
dichéry viennent presque toutes du territoire anglais et les
474 LA FRANCE COLONIALE
frets sont enlevés par des vapeurs anglais de forte jauge.
Il y aurait sans doute possibilité d'utiliser la situation très
favorable de Chandernagor, si l'on installait, comme cela est
aujourd'hui projeté, un service à vapeur sur l'Hougly jusqu'à la
mer; les traités nous assurent en effet la libre navigation du
fleuve, et, si l'on déclarait cette ville port franc à l'exemple de
Pondichéry, on aurait incontestablement un débit assuré des
marchandises que taxe la douane de Calcutta, telles que les
armes, les poudres, les liquides, l'opium, le sel. La vente seule
des spiritueux, qui atteint à Calcutta plus d'un million de gallons,
et paye près de trois millions de droits d'entrée, ferait de Chan-
dernagor un puissant foyer d'affaires.
Le gouvernement a aussi pensé qu'en créant à Mahé un
grand parc à charbons, on parviendrait à y créer un mouvement
d'échanges, surtout si ce point devenait pour nos navires de
guerre une escale obligatoire vers l'extrême Orient. Mais il
suffit de connaître l'état exact des relations ouvertes à nos
cinq établissements vers l'étranger pour comprendre que ce
plan est un peu factice. Mahé n'est en effet sur aucune route,
tandis que Pondichéry et Chandernagor correspondent à peu
près directement avec l'Europe par les paquebots des messa-
geries maritimes. De plus, le premier de ces ports communique
également avec l'Europe par l'intermédiaire des nombreux
vapeurs qui viennent prendre des chargements d'arachides.
Pondichéry est encore en relations avec.les Antilles et la Guyane
par les voiliers à émigrants.
Pondichéry et Karikal sont en communication constante
avec les îles Maurice et de la Réunion, par les voiliers qui
viennent à ordre, et vont prendre charge à Calcutta ou à
Cocanada. De plus, Pondichéry est relié à ces mêmes îles et
aux Seychelles par les paquebots français des messageries.
Ces deux villes, en outre, sont en rapport fréquent avec Pinang
et Singapour par des vapeurs anglais appartenant à diverses
compagnies, et par les messageries maritimes (via Colombo),
qui vont en Cochinchine et en Chine. Enfin les établissements
français de l'Inde communiquent entre eux au moyen des
vapeurs de la British India Company, qui font la côte. Mahé
acquerrait cependant d'importantes ressources par le dévelop-
pement de ses pêcheries de sardines et par la préparation des
conserves alimentaires.
Pondichéry, nous l'avons dit, est port franc. C'est là le
secret de son importance commerciale. Les navires n'y payent
que des droits très faibles pour la navigation sous tous pavillons,
L'INDE FRANÇAISE 475
et ceux mêmes qui prennent charge pour l'Inde ou Ceylan sont
exonérés de tous droits. Les frais d'emballement et de magasi-
nage des denrées ont été calculés de façon à ne point troubler
cet ordre de choses, et nul autre débarcadère indou n'est acces-
sible à de meilleures conditions.
Le sel et l'opium sont, en vertu des contrats de 1717 et 1818,
exceptés de la franchise. Le tabac de toute provenance acquitte
à son entrée le droit de consommation. L'introduction et la
fabrication des spiritueux extraits du cocotier, du palmier, de
la canne à sucre et du riz sont affermées tous les ans, en vertu
d'un usage antérieur à l'annexion et familier aux vieilles
jurisprudences économiques du Levant. Enfin les produits
naturels ou manufacturés de l'établissement, exportés avec
certificat d'origine, acquittent, pour l'obtention de ce certificat,
des droits variant suivant la nature des produits.
Les grains et graines de toute sorte introduits en ville acquit-
tent un droit de mesurage variant de 4 à 6 centimes par
100 kilogrammes.
Le phare de Pondichéry, installé le 1er juillet 1836, sur
une tour située auprès du rivage, à 89 pieds au-dessus de la
mer, et muni d'un feu fixe qui porte à 12 et 15 milles, donne
également lieu à un droit, dont sont dispensés le plus souvent
les navires caboteurs. Il en est de même du feu du port de
Karikal, installé sur le mât de signaux à l'embouchure de
l'Arselar, à 34 pieds au-dessus du niveau de la mer (feu fixe,
portée à 8 et 10 milles).
Les frets ne sont pas, à Pondichéry, d'une cherté excessive,
leur taux moyen étant de 49 fr. 40 le tonneau de 1015 kilo-
grammes pour la Méditerranée et de 56 fr. 55, pour les ports
de l'Océan.
Notre colonie fait encore un commerce restreint avec les
îles de la Réunion et de Maurice. Ce négoce est aux mains des
natifs et consiste en riz, grains, percales blanches et bleues,
expédiés par voiliers français de faible tonnage.
Le mouvement général de la navigation auquel donne lieu
le commerce de Pondichéry et de l'Inde française s'est traduit
pour l'année par 517 navires à l'entrée et 535 à la sortie; sur
ce nombre, le pavillon français n'est représenté que par
66 noms. C'est là un signe de la supériorité des frets anglais.
Il n'est pas tenu compte du mouvement, trop peu important,
des ports de Chandernagor et Yanaon.
Les principales destinations ou provenances des navires
français sont la Réunion, Maurice, Mayotte, Londres, Calcutta,
476 LA FRANCE COLONIALE
Pointe-de-Galles; Madras, Tamatave, Cochin, Cannanour, Gon-
delour, la Martinique, la Guadeloupe, Falsepoint, Chittagong
et les ports de la colonie. Pour les étrangers, ce sont : Calcutta,
Madras, Moulmein, Pinang, Singapour, Maurice, la Réunion,
Port-Saïd, Newcastle, Ceylan, Cochin et la côte de Malabar
(Jaffna, Batticalao), Négapatam, Portonovo, Akiab, la Guade-
loupe, Marseille, Dunkerque, Anvers, Gênes, Londres, Gonde-
lour, Rangoun, Pamben, Tranquebar, et, dans une mesure
moindre, les ports de la colonie.
Le tonnage des navires à l'entrée est de 543 051 tonnes et
à la sortie de 535 710.
L'examen des chiffres prouve qu'à l'entrée les fortes car-
gaisons viennent, pour Pondichéry, de Madras, de la Réunion,
de Pointe-de-Galles et de Maurice, et qu'à la sortie ce port
dirige surtout sur Calcutta, Madras, Pointe-de-Galles, Marseille,
et Chittagong. Pour Karikal les provenances les plus impor-
tantes sont la Réunion et les colonies françaises, et la destination
principale est Pondichéry.
Le nombre des hommes d'équipage pour les 66 navires
français est évalué à 2 431.
La valeur des chargements s'est élevée en 1891 à
24 983 788 francs pour les navires français et étrangers
(4 482 941 francs à l'importation, 20 500 847 francs à l'expor-
tation).
Pondichéry se présente avec 22 994 691 francs, Karikal
avec 2 749 612 francs, et Mahé avec 238 585 francs. Les chiffres
les plus gros à l'importation sont, pour Pondichéry : Madras,
Maurice, Marseille, Cochin, Moulmein, Pinang, Karikal et Bor-
deaux; à l'exportation, Marseille, Bordeaux, Maurice, Anvers,
la Réunion, Pinang, Jaffna, Londres, Pointe-de-Galles, Gênes.
Karikal reçoit surtout des marchandises de Pinang, de Ceylan,
du sud de l'Inde, et en renvoie surtout dans la direction de
Ceylan pour l'Europe, de Pinang et de la côte de Malabar.
On le voit, Pondichéry concentre presque toute l'activité
commerciale de l'Inde française. Nour allons étudier avec plus
de détail sur quelles matières s'exerce cette activité.
Statistique du commerce. Le mouvement d'affaires
peut être évalué à 32 840 807 francs, décomposés ainsi (année
1890) :
1° COMMERCE ENTRE LA FRANCE ET SES ÉTABLISSEMENTS DANS L'INDE.
Importations de France pour la colonie (commerce spécial) 736 854f )
15 373 092
Importations de la colonie en France (commerce général) 14 637 238f
L'INDE FRANÇAISE 477
2° COMMERCE DES ÉTABLISSEMENTS ENTRE EUX ET AVEC LES AUTRES
COLONIES ET PÊCHERIES FRANÇAISES.
Importations des colonies et pêcheries françaises 17 535f
Exportations Denrées et marchandises de la colonie 624 838f 670 352f
pour les
autres co- Denrées et mar- françaises 8 069f 652 817f
lonies et chandises pro-
pêcher es venant de 27 979f
françaises. l'importation. étrangères. 19.910f

3° COMMERCE DES ÉTABLISSEMENTS AVEC L'ÉTRANGER.


mportations Par navires français 188 655f
en mar- 6 090 710f
chandises
étrangères Par navires étrangers 5 902 055f
16 797 303
Denrées et marchandises de la colonie.. 7 148 170f
Exportations 653f
Denrées et mar- françaises. 37 029f 10 706
pour chandises pro- 483f
l'étranger.
venant de 3 558
l'importation. étrangères. 3 521 454f
TOTAL GÉNÉRAL 32 840 807

D'où il résulte que près de la moitié du commerce de l'Inde


française se fait avec la France et les colonies françaises : fait
d'autant plus remarquable que nos territoires de l'Inde sont
enveloppés de près et de loin par les possessions britanniques
et que le pavillon français se montre à peine sur ces côtes.
Les principales marchandises exportées en France pour la
colonie sont les tissus de soie, les outils et ouvrages en métaux,
les vins, les papiers, les bijoux doublés, les machines et mécani-
ques, les fruits de table, les vins de liqueur, les tissus de coton,
la bimbeloterie, les tissus de laine, les ouvrages en peau et cuir,
les eaux-de-vie, la poterie et verres, les liqueurs et vins fins.
On remarque encore des viandes salées, conserves, fromages,
savons, tissus de lin et chanvre, bijoux d'argent, meubles,
instruments d'optique, boutons, lingeries cousues, confections,
du liège, de la tabletterie, etc. La France reçoit des arachides,
des guinées, de l'indigo, des graines de sésame, de caméline,
chènevis, moutarde, etc., de l'huile d'arachide, du café, des
écailles de tortue, de l'huile de coco, des bois de teinture, de la
vanille, du poivre, des tresses pour paillassons, etc... Les sta-
tistiques ne permettent pas d'établir un classement d'importance
entre les divers pays étrangers avec lesquels trafique l'Inde
française et au premier rang desquels se place incontestable-
ment l'Angleterre.
La classe ouvrière. — La classe ouvrière indoue
(domestiques et ouvriers proprement dits) ne touche en moyenne
478 LA FRANCE COLONIALE

que 5 à 6 roupies par mois. Les privilégiés vont jusqu'à


10 roupies.
Cette classe se nourrit le plus souvent de riz bouilli assai-
sonné d'un maigre carri (condiment très épicé), d'herbe ou de
poisson; quant à la nourriture des Européens, le mouton coûte
de 37 à 25 centimes la livre; le boeuf, de 45 à 23 centimes, les
morceaux de choix 90 centimes; les oeufs, 4 centimes pièce ; la
volaille, 45 à 60 centimes pièce; le canard, 1f,20 à 1f,50; le
gibier (perdrix, caille, etc.), de 8 à 30 centimes pièce; les
légumes, de 12 à 15 centimes la livre; le riz et le pain, de 30
à 90 centimes le kilo. Les prix de la vie, sans être encore bien
élevés, comme on le voit, ont augmenté depuis quelques années.
Quant aux vêtements, l'habillement complet en drille anglais
coûte de 9 à 12 francs ; l'habillement complet en alpaga, de 30
à 35 francs ; la douzaine de chemises en coton, de 30 à 35 francs ;
les souliers ordinaires, de 5 à 7 francs; les bottines, de 6 à
10 francs. — Le costume ordinaire d'un riche Indou vaut
4 roupies (9f, 60), celui de l'ouvrier 1 roupie environ. — Le
prix des logements est en moyenne, pour les Indous, de 7 francs
par maison et par mois, de 10 à 12 francs pour les métis, dits
topas ou gens à chapeaux, de 25 à 30 francs pour les Euro-
péens célibataires, de 40 à 100 francs pour les familles
européennes.

immigration et émigration. — L'immigration euro-


péenne est presque nulle. Les travailleurs indigènes de toute
sorte sont en abondance, très laborieux, très sobres, très
patients. On les paye de 1 fr. 20 à 1 fr. 50 pour les ouvriers
hors ligne, de 90 centimes à 1 franc pour les ouvriers ordi-
naires, et de 45 à 50 centimes pour les aides et les femmes. Les
chauffeurs et mécaniciens sont un peu plus payés. Enfin les
journaliers sont le plus souvent loués au mois ou à l'année.
C'est par Pondichéry et Karikal, presque exclusivement,
que sont sortis les émigrants indous, dits coolies ou hommes de
Coromandel, qui se sont rendus pendant ces dernières années
dans les diverses colonies.
Une société d'émigration était jadis établie à Pondichéry
entre les principales maisons de commerce, et bien que son
monopole ne s'étendit qu'à nos établissements, elle passait con-
trat avec les planteurs de la Réunion et des Antilles, pour
livraison de coolies moyennant 39 ou 42 roupies l'homme.
Depuis 1861, une convention conclue avec l'Angleterre
nous a
donné le droit d'avoir des agents recruteurs officiels auprès des
L'INDE FRANÇAISE 479
villes de l'Inde anglaise, et nous entretenons aujourd'hui trois
fonctionnaires de ce genre, à Pondichéry, Karikal et Calcutta,
les postes de Yanaon, Mahé, Bombay et Madras ayant successi-
vement disparu.
Une commission d'émigration surveillé les transports; les
agents traitent de gré à gré pour les prix avec les colonies
qu'ils fournissent.

Monnaies, poids et mesures, institutions de


crédit. — Nous aurons complété les renseignements sur l'état
économique de l'Inde française en examinant ses institutions
et moyens de crédit et de correspondance internationale.
La seule monnaie ayant cours aux Indes est la roupie, dont
la valeur légale est, depuis le 13 septembre 1884, fixée annuel-
lement d'après le cours commercial. Elle a été fixée, pour
l'année 1891, à 1 fr. 90. Elle se subdivise en 16 annas dont cha-
cun vaut 12 pïes ou païces, ou bien en 8 fanons dont chacun
vaut 24 paches. La valeur présente de la roupie est de 2 fr. 06.
Les monnaies, autres que la roupie et ses subdivisions, sont
vendues au poids.
Le taux moyen du change pour les traites à vue sur France
a été en 1884 de 2 fr. 06. Le taux moyen pour les traites sur la
Réunion à 60 jours, de 2 fr. 46. — Celui pour les traites sur
Maurice, de 4 1/2 pour 100 d'escompte.
Les poids sont : le candy français (240 kilogr.), le candy
anglais (226 kilogr. 772 gr.), l'hundredweigt ou cwt (50 kilogr.
796 gr.), le mand (11 kilogr. 338 gr.).
Les mesures de capacité sont : la velte (7 litres 45), pesant
6 kilogr. 875 gr. pour les huiles de coco, le gallon impérial
(4 liv. 543), le sac (74 kilogr. 331 gr.), la courge (20 pièces).
Lesmesures agraires sont : à Pondichéry, le cany (53 a. 53 c.)
et le couji (53 c. 51 mill. d'are); à Chandernagor, le bigah
(13 a. 57 c), subdivisé en 20 cottahs de 16 cuttacks chacun; à
Karikal, le véli (2 h. 67 a. 18 c), subdivisé en màs ; à Mahé, le
cole (6 pieds carrés); à Yanaon, le candi (2 h. 14 a. 4 c),
subdivisé en 80 conjons de 4 manigués chacun.
La Banque de l' Indo-Chine, privilégiée par décret du 21 jan-
vier 1875, est autorisée à émettre des coupures circulant dans
la colonie. La Banque de Madras délivre des traites sur la
France, comme le comptoir de la Banque de l'Indo-Chine, établi
en 1877, et toutes deux font toutes les opérations de prêts et de
— La succursale de la Banque
négociations commerciales.
de l'Indo-Chine à Pondichéry, qui faisait en 1877 pour
480 LA FRANCE COLONIALE
12 314 870 fr. 35 de transactions, en a fait 1883 pour
35 658 751 fr. 25, dont plus de 17 millions tant en remises qu'en
tirages sur l'Europe.
Le taux de l'intérêt est établi dans l'Inde française, par
suite d'anciens usages légaux consacrés en 1767, à 10 0/0 au
taux commercial et en matière civile (9 0/0 dans la pratique).
Postes, télégraphes, routes. — Le service des postes
est fait tant par les soins du gouvernement anglais que du
gouvernement français, d'après les conventions nationales. Le
service télégraphique est aux mains du gouvernement anglais
et offre deux voies principales, celle de Suez et celle de la
Perse (plus coûteuse, mais plus sûre).
Nos établissements ont un circuit de routes évalué à environ
360 kilomètres dont la dépense d'entretien s'est élevée en 1892
à la somme de 65 800 francs, et dont l'usage est plus que suffi-
sant pour les besoins assez restreints des charrois.
La colonie de l'Inde française est donc pourvue de tous les
organes nécessaires à sa sécurité, à son bien-être, à sa gran-
deur. Grâce aux progrès de l'industrie, on peut espérer que la
France aura de plus en plus à se féliciter de ne pas avoir laissé
dépérir en ce pays les débris encore vivants d'un héritage
glorieux,
HENRI DELONCLE.
ALFRED RAMBAUD, LA FRANCE COLONIALE
L'INDO-CHINE FRANÇAISE 1

PARTIE HISTORIQUE

CHAPITRE PREMIER

JUSQU'AU TRAITE DE 1874

Aux dix-septième et dix-huitième siècles. — Col-


bert et Dupleix ont noué des relations et ont pensé à créer des
comptoirs dans l'Indo-Chine.
Toutefois, c'est seulement à la veille de la Révolution que
l'influence française put s'exercer dans l'extrême Orient. L'em-
pereur. Nguyen-Anh, plus connu sous le nom de Gia-Long,
réduit à fuir devant des compétiteurs au trône de l'Annam,
1. E. Reclus, Géographie, t. VIII, 1883. — Notices coloniales, 1885, et
Notices coloniales illustrées, 1889.
— Annuaire de l'Indo-Chine française. —
Dutreuil de Rhins, Le Royaume d'Annam et les Annamites, 1879. —
A. Boüinais et A. Paulus, Le Protectorat du Tonhin, 1885; La France en
Indo-Chine, 1886; L'Indo-Chine contemporaine, 2 vol. 1885; — A. Boüi
nais, De Hanoï à Pékin, 1892. — Castonnet-Desfosses, Rapports du Tonkin
et de la Cochinchine avec la France, 1883. — Hervey de Saint-Denis, L'Annam
et la Cochinchine au point de vue historique et philologique, 1886. —
Ch. Lemire, L'Indo-Chine, 1884.
— Paul Bonnetain, L'Extrême-Orient.
— De Lanessan, L'Indo-Chine française, 1888, et L'Expansion coloniale de
la France, 1886.
— Aubaret, Code annamite, lois et règlements du pays
d'Annam, 1865. — Philastre, Code annamite, 2 vol., 1876. — L'Affaire, du
Tonhin (par M. Billot), 1888.
— J. Bapuis, L'Ouverture du fleuve Rouge, 1880.

31
— Jules Ferry, Le lonkin et la mère patrie, 1891. — R. Carleron, Sou-
venirs de la campagne du Tonhin, 1891. — Jacques Harmant, La vérité
sur la retraite de Langson (Mémoires d'un combattant, 1892). — J. Chail-
ley-Bert, La Colonisation de l'Indo-Chine, l'expérience anglaise, 1892.
FRANCE COLONIALE.
482 LA FRANCE COLONIALE
trouva un asile auprès d'un vicaire apostolique français,
Pigneau de Béhaine, évêque in partibus d'Adran. Sur les con-
seils du prélat, Gia-Long demanda le secours de Louis XVI. Le
28 novembre 1787, un traité d'alliance, offensive et défensive,
fut signé à Versailles entre les plénipotentiaires français et le
prince royal Canh-Dzué, assisté de l'évêque d'Adran. Le roi de
France promettait d'envoyer en Indo-Chine une flotte de guerre
et un corps de débarquement, de fournir des munitions et un
subside de 500 000 piastres. En retour, Gia-Long cédait à la
France l'archipel de Poulo-Çondore, la baie et la ville de Tou-
rane; il accordait la liberté de commerce à nos nationaux et la
liberté du catholicisme.
Certaines difficultés ne permirent pas au gouvernement
français de remplir ses promesses. Pigneau de Béhaine ne se
découragea pas. Il fréta à Pondichéry deux navires, engagea
des officiers, des ingénieurs et des médecins, Chaigneau, de
Forçant, Vannier, Dayot, Ollivier, Le Brun, Barizy, de l'Isle-
Sellé, Despiaux, Guillon et Guilloux. La flotte et l'armée de
Gia-Long furent organisées à l'européenne; le prince recouvra
son héritage et s'empara du Tonkin, où régnait alors une
dynastie rivale.
L'évêque d'Adran demeura le principal conseiller de l'em-
pereur jusqu'en 1798. Il mourut alors, et la fortune de nos com-
patriotes déclina. Les successeurs de Gia-Long ne furent pas
aussi favorables aux entreprises des Européens.
Première guerre avec l'Annam. — Plusieurs con-
flits s'élevèrent entre la cour de Hué et les gouvernements occi-
dentaux, surtout à l'occasion du supplice de plusieurs mission-
naires 1.
En 1858, les avanies de la pour annamite, qui avait repoussé
les avances pacifiques d'un plénipotentiaire français, M. de
Montigny, contraignirent les cabinets des Tuileries et de l'Es-
curial à agir avec vigueur. Le vice-amiral Rigault de Genouilly,
à la tête d'une expédition franco-espagnole, s'empara de Tou-
rane (31 août 1858) et de Saïgon (15-17 février 1859). La guerre
d'Italie et l'expédition de Chine firent abandonner momentané-
ment la conquête du delta du Mékong. Le port de Tourane fut
même évacué. Seule la place de Saigon fut admirablement
défendue par le capitaine de vaisseau d'Ariès et le colonel
espagnol Palanca Guttierez.
1. LesFrançais Gagelin, Marchand, Cornay, Jaccard, Borie-Dumoulin,
Delamotte, Schoeffler et Bonnard, les Espagnols Delgado, Henarez, Fer-
nandez, Diaz et Sampredo.
L'INDO-CHINE FRANÇAISE 483
Les Annamites, pour nous assiéger dans Saigon et dans son
annexe la cité chinoise de Cholon, élevèrent, sous la direction
du maréchal Nguyen-Tri-Phuong, des lignes de circonvallation
fortifiées, dites lignes de Ki-Hoa, et bloquèrent étroitement
notre petite garnison, forte de 800 hommes au plus.
La fin de la campagne de Chine permit de reprendre les
opérations avec vigueur. L'amiral Charner, à la tête d'une
division navale de douze bâtiments et d'un corps de débarque-
ment de 3 à 4 000 hommes, arriva le 6 février 1861 à Saigon.
Le 24 février, les lignes de Ki-Hoa furent attaquées. Une
partie des positions ennemies tomba en notre pouvoir. Le len-
demain, après un mouvement tournant sur la gauche des Anna-
mites, un furieux assaut nous rendit maîtres des fortifications
des Annamites. Nos pertes étaient sérieuses et permettaient,
dès ce jour, de comprendre que des ennemis asiatiques, forte-
ment retranchés et commandés par des hommes vigoureux
comme le vieux Nguyen-Tri-Phuong, n'étaient pas des adver-
saires à dédaigner.
Mytho, Bien-Hoa, Baria, Vinh-Long tombèrent ensuite
entre les mains de l'amiral Bonard, successeur de Charner,
Traité de Saigon, 1863. — L'empereur Tu-Duc, sou-
verain de l'Annam. menacé par une révolte de ses sujets du
Tonkin, privé des envois de riz de ses provinces méridionales,
consentit alors à signer la paix à Saïgon (5 juin 1862). Il cédait
à la France les trois provinces de Mytho, de Bien-Hoa et de
Saïgon et le groupe de Poulo-Condore. Il s'engageait à payer
une indemnité de guerre de 20 millions de francs et ouvrait au
commerce les ports de Tourane, Balat et Quangan. Les ratifi-
cations du traité furent échangées à Hué entre Tu-Duc, l'ami-
ral Bonard et le colonel Palanca, le 14 avril 1863. De notre
côté, nous avions rétrocédé Vinh-Long à l'Annam.
occupation dos provinces occidentales, 1867. —
Le grand mandarin Phan-than-Giang avait été nommé vice-roi
des contrées occidentales du bas Mékong, demeurées sous la
domination de l'Annam. Cet homme supérieur, l'un des plus
remarquables que nous ayons rencontrés devant nous, épuisa
ses forces dans une tâche ingrate. D'un côté, il s'efforçait de
convaincre son gouvernement de l'inutilité des efforts hostiles
contre notre établissement, et d'un autre, il était contraint, par
les ordres de son roi, de soutenir les révoltes qui se produi-
saient contre la domination française.
Cette situation dura jusqu'en juin 1867. A cette époque, le
484 LA FRANCE COLONIALE
chef de notre colonie, l'amiral de la Grandière, fut auto-
risé, pour y mettre un terme, à occuper Vinh-Long, Chau-
doc et Hatien. Le vice-roi, convaincu de l'inutilité d'une résis-
tance, donna l'ordre aux gouverneurs de recevoir nos garnisons.
Puis, refusant les propositions généreuses de notre amiral, qui
lui offrait un asile, il s'empoisonna, noble victime d'une politi-
que cauteleuse qu'il avait inutilement combattue 1.
Les six provinces de la Basse-Cochinchine nous apparte-
naient désormais; mais la cour de Hué protestait toujours
contre l'occupation de la rive droite du Mékong. Les efforts de
nos amiraux s'attachaient à régulariser cette situation et à la
faire consacrer par un instrument diplomatique.

Protectorat sur le Cambodge, 1863.—Au nord de


notre nouvelle possession se trouvait le royaume de Cambodge,
débris de cet empire des Khmers qui a laissé de magnifiques
monuments, dont les ruines d'Angkor-Vat peuvent donner une
idée. L'attention de la France fut attirée, dès l'origine de notre
établissement dans l'Indo-Chine, sur ce pays. Depuis longtemps,
les Annamites et les Siamois se disputaient, par les intrigues
ou par les armes, la suzeraineté sur les princes dégénérés de
la cour de Oudong. Devenue maîtresse du delta du Mékong, la
France se substitua aux Annamites.
«
Il n'y avait pas d'avenir possible pour nos possessions de
Cochinchine, si la vallée du Grand-Fleuve nous restait fermée.
Or, entre des mains siamoises, le Cambodge ne pouvait être et
n'était en effet qu'une barrière et un isolant empêchant tous
les produits du Laos d'arriver à Saigon, pour les rejeter sur
Bangkok. Nous ne pouvions tolérer qu'une influence commer-
ciale aussi contraire pût s'exercer à Phnum-Penh, aux frontières
mêmes de cette colonie 2. »
L'amiral de la Grandière avait compris cette situation. Il
avait envoyé en mission auprès du roi Norodon le futur explo-
rateur de la vallée du Mékong, le regretté capitaine de frégate
Doudart de Lagrée. Celui-ci sut rapidement prendre un grand
ascendant sur l'esprit du prince khmer. Il réussit à lui persuader
que la tutelle de la France saurait lui assurer la couronne. Il
lutta contre l'influence siamoise, jusqu'alors prépondérante au

1. Le suicide est fréquent chez les peuples de civilisation chinoise.


Depuis l'antiquité la plus reculée c'est le refuge des hommes d'État, des
généraux, des diplomatesmalheureux dans leurs entreprises ou désavoués
par les Fils Ciel.
du

2. Francis Garnier, Exploration du Mékong, t. I, p. 151.


L'INDO-CHINE FRANÇAISE 485
Cambodge, et fut le principal auteur du traité du 11 août 1863,
qui nous donnait le protectorat du Cambodge.
Bientôt après, il explora le cours du Mékong, traversa le
Laos et parvint jusqu'au Yunnan, où il mourut (12 mars 1868),
après avoir dirigé une des plus merveilleuses reconnaissances
géographiques du XIXe siècle.
Premier projet de protectorat sur l'Annam. —
L'amiral de la Grandière,après avoir occupé les trois provinces
occidentales de la Basse-Cochinchine, constatait l'état de
décomposition dans lequel tombait l'empire d'Annam. Il pensa
lui imposer notre protectorat par un traité qui consacrerait la
prise de possession des contrées occupées, et ouvrirait enfin
au commerce les ports spécifiés par le traité de Saïgon, lesquels
étaient demeurés fermés en dépit de la convention acceptée par
l'Annam 1.
La guerre de 1870 ne permit pas à ses successeurs, héritiers
de la ferme politique de l'amiral, un des plus remarquables
fonctionnaires que nous ayons jamais eus, de mener à bonne
fin les négociations engagées dans ce but. Les revers essuyés
sur le Rhin et sur la Loire avaient eu un douloureux retentis-
sement dans l'extrême Orient. Les princes asiatiques croyaient
que nous étions devenus impuissants.
M. Dupuis. — Au commencement de l'année 1873, un de
nos compatriotes, M. Jean Dupuis, fixé depuis longtemps en
Chine, avait passé des traités pour la fourniture d'armes et de
munitions avec le maréchal chinois Ma. chargé de la répression
des rebelles musulmans du Yunnan. Ce négociant, ayant appris
des membres de l'exploration du Mékong que le fleuve Rouge
ou Song-Koï, qui traverse le Tonkin, pouvait porter des bateaux
depuis la mer jusqu'à Mang-hao, réussit, malgré le mauvais
vouloir des mandarins annamites, à faire remonter un charge-
ment jusqu'à cette ville. Il revint à Hanoï le 30 avril 1873.
L'hostilité des autorités indigènes obligea M. Dupuis à
employer la force pour se faire respecter. Il disposait alors de
1. On n'a pas assez remarqué que le protectorat se trouvait en germe
dans le traité du 5 juin 1862. L'art. 4 de cet instrument diplomatique
dit : « Si une nation étrangère voulait, soit en usant de provocation,
soit par un traité, se faire donner une partie du territoire annamite, le
roi d'Annam préviendra par un envoyé l'empereur des Français, afin
de lui soumettre le cas qui se présente en laissant à l'empereur pleine
liberté de venir en aide ou non au royaume d'Annam; mais si dans
ledit traité avec la nation étrangère, il est question de cession de terri-
toire, celte cession ne pourra être sanctionnée qu'avec le consentement
de l'empereur des Français. »
486 LA FRANCE COLONIALE
400 hommes environ, dont la plupart étaient des réguliers du
Kouang-Si ou du Yunnan, armés de chassepots, et mis à sa
disposition par les fonctionnaires du Céleste-Empire. La cour
de Hué envoya alors au Tonkin notre vieil adversaire des
lignes de Ki-Hoa, le maréchal Nguyen-Tri-Phuong, demeuré
l'ennemi acharné de la France.
Impuissant contre M. Dupuis, le gouvernement du roi Tu-
Duc demanda à l'amiral Dupré, commandant en chef de nos
forces militaires à Saigon, d'intervenir pour contraindre notre
compatriote à quitter Hanoï. De son côté M. Dupuis introduisit
contre la cour de Hué une demande reconventionnelle de
200 000 taëls d'indemnité par les dommages éprouvés du fait
1

des Annamites.
Dans ces conditions, l'amiral Dupré pensa pouvoir agir au
Tonkin. Son but était d'obtenir un traité qui consacrerait
l'occupation des trois provinces occidentales de la Basse-Cochin-
chine, opérée en 1867, et la signature d'une convention com-
merciale, ouvrant à nos nationaux le fleuve Rouge.
Francis Charnier. — L'amiral Dupré appela à Saïgon le
lieutenant de vaisseau Francis Garnier, ancien compagnon de
Doudart de Lagrée, comptant beaucoup « sur l'intelligence de
cet officier, instruit par un long séjour en Cochinchine, par le
grand voyage qu'il avait fait, sur sa vue fort nette et fort juste
de nos intérêts dans l'extrème-Orient et du but auquel nous
deAaons tendre 2».
L'amiral chargea Garnier d'une mission que celui-ci a ainsi
caractérisée : « Chercher à apaiser les conflits élevés entre
M. Dupuis et le vice-roi du Yuman, d'un côté, et les mandarins
annamites, de l'autre; étudier les dispositions des populations
et s'en servir, au besoin, comme d'une arme pour vaincre les
dernières résistances des lettrés annamites ; négocier avec eux
et les autorités du Yunnan un tarif douanier donnant satisfac-
tion à toutes les parties; essayer, enfin, d'obtenir pour notre
industrie et nos nationaux l'exploitation des mines du Yunnan,
qu'un décret impérial venait de rouvrir 3 ».
Tout le programme de l'expédition du Tonkin se trouve
dans ces lignes.
Garnier quitta la Cochinchine le 11 octobre 1873 et arriva,
taël est un lingot d'argent du poids de 37 gr. 73 Le taëlesl
1. Le
soumis aux varialions du change : Longtemps il a valu 7 fr. 50.
2. Dépêche de l'amiral Dupré, 29 avril 1873.
3. Lettre de Francis Garnier à M. Levasseur, professeur au Collège de
France.
L'INDO-CHINE FRANÇAISE 487
le 23, au Tonkin après s'être arrêté à Tourane pour se mettre
en rapport avec la cour de Hué. La petite expédition française
se composait de deux canonnières et de 175 hommes, marins et
fantassins de marine. Le 5 novembre, Garnier mouillait à Hanoï,
où il était reçu par M. Dupuis. Par une insigne maladresse,
Nguyen-Tri-Phuong n'avait envoyé aucun officier pour assister
au débarquement. Il fallut que notre lieutenant de vaisseau
usât d'intimidation afin d'obtenir un logement convenable pour
son escorte.
Les mandarins annamites ne tardèrent pas à contester les
pouvoirs du commandant français. Suivant eux, son rôle devait
se borner à expulser M. Dupuis du Tonkin. Garnier, sans se
laisser arrêter par ces prétentions, prit, le 15 novembre, une
décision qu'il fit notifier aux autorités indigènes et aux consuls
des colonies voisines et des ports orientaux ouverts au com-
merce européen. Il déclarait ouvrir le Song-Koï aux navires
français, espagnols et chinois, et fixait les droits de douane à
acquitter par les trafiquants.
Cependant le maréchal Nguyen-Tri-Phuong prenait une
attitude hostile. Il se fortifiait dans la citadelle de Hanoï et
réunissait des troupes. Le 19 novembre, Garnier, ayant reçu
quelques renforts, adressa au chef annamite un ultimatum
demandant le désarmement du fort. Il ne reçut aucune réponse.
Prise de Hanoï par Garnier. — Le 20 novembre 1873,
à six heures du matin, trois colonnes françaises, soutenues par
les Chinois de M. Dupuis, s'avancèrent sur la citadelle, que
M. Balny d'Avricourt bombarda avec deux canonnières. A
huit heures, la place, occupée par sept mille hommes environ,
était entre nos mains, et Nguyen-Tri-Phuong, frappé d'un coup
de mitraille dont il devait mourir, était prisonnier.
Garnier prit aussitôt le gouvernement de la province. Il ne
fut nullement embarrassé, car, en prévision de cette éventua-
lité, il avait précédemment organisé en secret le pays, formé
les cadres d'une milice et établi des courriers pour corres-
pondre avec les différentes villes.
Conquête du Delta. — Alors commença une merveil-
leuse campagne, comparable aux expéditions de Cortez et de
Pizarre au Mexique et au Pérou. Successivement Garnier et ses
compagnons 1 s'emparèrent de Phu-Ly, Haï-Dzuong, Ninh-
Binh, Nam-Dinh et dominèrent tout le Delta.
1. Les lieutenants de vaisseau Balny d'Avricourt, Esmez, Bain de la
Coquerie, le docteur Harmand, le sous-lieutenant Edgard de Trentinian,
les aspirants Hautefeuille, Perrin et Bouxin, l'ingénieur Bouillet.
488 LA FRANCE COLONIALE
Tu-Duc, effrayé, envoyait des négociateurs à Hanoï et à
Saigon pour essayer de traiter. Mais les autorités annamites du
Tonkin, impuissantes devant une poignée de Français, faisaient
en même temps appel aux Hékis ou Pavillons-Noirs, débris des
anciennes bandes de rebelles chinois désignés sous le nom de
Taïpings, et commandés par Luu-Vinh-Phuoc. Dès lors les
succès de nos soldats furent moins rapides; sur quelques points
nous étions réduits à la défensive, et le chef de l'expédition
attendait avec impatience des renforts envoyés de Saïgon par
l'amiral Dupré.
mort de Garnier. — Le 21 décembre, Francis Garnier
était en conférence dans la citadelle de Hanoï avec les plé-
nipotentiaires annamites pour arrêter les préliminaires du
traité, quand on lui annonça une attaque des Pavillons-Noirs.
Pendant que nos marins se portent aux remparts et tirent
quelques obus qui éloignent l'ennemi, Garnier fait une sortie
vers le village de Thu-Lé, Balny se dirige sur Phu-Hoaï. Nos
hommes se déploient en tirailleurs, Garnier est à leur tête. Tout
à coup il tombe dans une embuscade et est massacré pendant
que, sur un autre point, Balny trouve aussi la mort.
La perte de Garnier fut vivement ressentie par le petit corps
expéditionnaire qui avait appris à connaître son chef; tous les
hommes avaient foi en lui et il exerçait sur eux le triple ascen-
dant de la science, de la volonté et de l'héroïsme. Ironie du sort,
trois heures après la mort du chef, les renforts attendus étaient
annoncés et ils arrivaient à Hanoï quatre jours plus tard. La
disparition de Francis Garnier était un malheur irréparable.
Lui seul, réussissant dans ses négociations avec les ambassa-
deurrs annamites, pouvait dénouer la situation créée par, son
expédition et par la prise de possession du pays.
Les officiers survivants firent bravement face au péril. D'a-
près les ordres posthumes de Garnier, trouvés dans ses papiers,
M. Bain de la Coquerie prit le commandement militaire,
M. Esmez la direction politique. Une convention allait être
signée par ce dernier avec les plénipotentiaires annamites, quand
un courrier remit à ceux-ci une lettre de la cour, mettant fin à
leur mission, et, bientôt après, M. Esmez reçut du lieutenant
de vaisseau Philastre l'ordre de cesser les pourparlers.
La politique d'abandon. — M. Philastre, inspecteur
des affaires indigènes, chef de la justice indigène à Saïgon, avait
reçu de l'amiral Dupré l'ordre d'accompagner les mandarins
annamites envoyés à Saïgon pour traiter avec le gouverneur et
L'INDO-CHINE FRANÇAISE 489
obtenir de lui l'expulsion de Dupuis du Tonkin. Ces ambassa-
deurs étaient Lè-Tuan et le futur régent du royaume, Nguyen-
Van-Tuong. Jusqu'au moment où ils apprirent la prise de la
citadelle de Hanoï par Francis Garnier, les négociateurs pré-
tendaient ne pas avoir les pouvoirs nécessaires pour traiter de
la cession des trois provinces occidentales de la Basse-Cochin-
chine à la France, bien que cette clause fût la première d'un
projet de traité débattu dès le gouvernement de l'amiral de la
Grandière. A la nouvelle du coup de force de Garnier, Nguyen-
Van-Tuong, accompagné de M. Philastre, se rendit à Hué pour
demander de nouvelles instructions. Il revint à Saïgon et partit
pour Hanoï, toujours avec M. Philastre, pour régler sur place
la question du Tonkin.
Dès que M. Philastre apprit la mort de Francis Garnier, il
prit la direction des affaires politiques. Il savait que le cabinet
de Versailles, présidé alors par M. de Broglie, s'opposait à
l'occupation militaire du Tonkin. Arrivé le 2 janvier 1874 à
Haï-Dzuong, M. Philastre donna l'ordre au lieutenant de Tren-
tinian d'évacuer la place, rappela successivement à Hanoï les
compagnons de Garnier et signa une convention avec Nguyen-
Van-Tuong pour l'abandon du Delta par les forces françaises.
Il spécifiait, il est vrai, qu'une amnistie serait accordée par Tu-
Duc à ceux des indigènes qui s'étaient compromis pour notre
cause. On ne sait que trop comment cet engagement fut tenu
par la cour de Hué. Bientôt après une nouvelle convention fai-
sait abandonner Hanoï par nos soldats et par M. Dupuis. Seul,
un résident français, le capitaine Rheinart, de l'infanterie de
marine, devait rester dans la capitale du Tonkin avec une
faible escorte.

Le traité de 1874. — M. Philastre et Nguyen-Yan-


Tuong retournèrent alors à Saïgon pour négocier un traité défi-
nitif sous la direction de l'amiral Dupré. Telles furent les ori-
gines du traité de Saïgon, signé le 15 mars 1874 et ratifié par
l'Assemblée nationale, le 1er août de la même année. Ce traité
remplaçait en le complétant celui du 5 juin 1862. Il déclarait
qu'il y aurait paix, amitié et alliance perpétuelle entre les deux
hautes parties contractantes. Le président de la République
française reconnaissait la souveraineté du roi d'Annam et son
entière indépendance vis-à-vis de toute puissance étrangère,
quelle qu'elle fût, et s'engageait à lui donner, sur sa demande,
et gratuitement, l'appui nécessaire pour maintenir dans ses
États l'ordre et la tranquillité, pour le défendre contre toute
490 LA FRANCE COLONIALE
attaque et pour détruire la piraterie qui désolait une partie des
côtes du royaume. En reconnaissance de cette protection, Tu-
Duc s'engageait à conformer sa politique extérieure à celle de
la France et à ne rien changer à ses relations diplomatiques,
telles qu'elles existaient au moment de la signature du traité.
Cet engagement politique ne devait pas s'étendre aux traités de
commerce. Mais, dans aucun cas, le roi d'Annam ne pourrait
faire avec une nation un traité en désaccord avec celui qu'il
avait conclu avec la France et sans en avoir préalablement
informé le gouvernement français.
Le président de la République faisait don gratuit au roi Tu-
Duc de cinq bâtiments à vapeur, cent canons et de mille fusils
à tabatière. Des instructeurs militaires, des capitaines de
navire, des ingénieurs, etc., devaient être mis à la disposition
de l'Annam pour réorganiser les différents services de l'admi-
nistration. La cour de Hué reconnaissait la pleine souveraineté
de la France sur les six provinces de la Cochinchine, cédées en
1862 ou annexées en 1867. Il était fait remise à l'Annam du
reliquat de l'indemnité de guerre, impayée depuis 1867, mais
l'Espagne devait être désintéressée de sa créance, par les soins
du Trésor public de Saïgon, sur le produit des douanes de
Qui-nhon, Haïphong et Hanoï, ouverts au commerce européen.
Une amnistie générale devait être accordée par la France et
par l'Annam à ceux de leurs sujets respectifs, qui s'étaient com-
promis antérieurement à la conclusion du traité. La liberté
religieuse était spécifiée pour les missionnaires européens et
les chrétiens indigènes.
Le transit entre la mer et le Yunnan, par le fleuve Rouge,
était déclaré licite. Dans chacun des ports ouverts, la France
nommerait un consul, avec une escorte de cent hommes, chargé
de faire la police des étrangers et de rendre la justice à tous les
sujets français ou européens. Les crimes ou délits commis par
ceux-ci devaient être jugés à Saïgon par les tribunaux compé-
tents.
Le traité politique fut complété parle traité de commerce
du 31 août 1874, signé par l'amiral Krantz. successeur de l'a-
miral Dupré, qui assura certains avantages aux bâtiments
français dans les ports, et un traitement privilégié pour nos
marchandises.
Les conventions de 1874 avaient prévu le cas où l'Espagne
n'accepterait pas les modifications apportées au traité du
5 juin 1862. Il avait été entendu que, dans ce cas, la France se
chargerait du remboursement de l'indemnité espagnole et se
L'INDO-CHINE FRANÇAISE 491
substituerait au cabinet de l'Escurial comme créancière de
l'Annam, pour être dédommagée sur le produit des douanes des
ports ouverts.
Nous nous sommes longuement étendus sur les engage-
ments pris alors par la France et la cour de Hué. C'est que la
violation de la signature de l'Annam et l'intervention de la
Chine dans les affaires du Tonkin ont été les causes premières
des opérations commencées par le commandant Rivière le
26 mars 1882 et terminées par le second traité de Tien-Tsin le
9 juin 1885.
Si nous résumons les clauses principales du traité du
15 mars 1874, nous y trouvons spécifié : 1° la cession complète
de la Basse-Cochinchine à' la France ; 2° le protectorat de la
République sur l'Annam et, par suite, la rupture des liens de
vassalité qui unissaient le gouvernement de Hué à l'Empire du
Milieu, — liens de pur souvenir historique, qui n'avaient
d'autre sanction que des ambassades de courtoisie, envoyées à
Pékin par les monarques annamites.
Sur ce dernier point, la politique du cabinet français s'at-
tacha sans cesse à prévenir et ensuite à combattre l'intervention
des Chinois dans le Delta du Song-Koï, tandis que Tu-Duc et,
après la mort de ce prince, le premier régent, Nguyen-Van-
Tuong, d'une part, et le Tsong-li-Yamen(ministère des Affaires
étrangères chinois), d'autre part, s'efforcèrent de combattre les
droits acquis par la France.

CHAPITRE II

DEPUIS LE TRAITE DE 1874

Difficultés pour l'exécution du traité. — Dans ces


conditions, il était évident qu'un jour ou un autre un conflit
devait s'élever entre l'Annam, le Céleste-Empire et le gouver-
nement français. Ce conflit fut longtemps écarté par la pru-
dence des gouverneurs de la Cochinchine. M. Le Myre de Vilers,
premier gouverneur civil, s'attacha en particulier à donner à
notre intervention dans le Delta du Song-Koï un caractère paci-
fique, sans rien abandonner toutefois des droits acquis par la
France. Il croyait que des négociations, conduites avec fermeté
et esprit de suite, pouvaient amener la cour de Hué à compo-
492 LA FRANCE COLONIALE
sition. Malgré la duplicité de cette cour, en dépit de ses inten-
tions de recourir à l'appui de la Chine, son ancienne suzeraine,
M. de Vilers pensait que le gouvernement annamite, en présence
des faits acquis politiquement, pacifiquement et administrative-
ment 1, serait obligé, un jour venant, de se jeter dans les bras
de la France pour échappera la ruine.
D'un autre côté, le traité de 1874, signé après l'évacuation
du Tonkin, ne donnait pas à la France tous les droits qui
découlent en général d'un protectorat. Le mot même de protec-
torat n'y était pas inséré. Il résultait de cette omission que les
envoyés français, dans les ports ouverts au commerce, n'avaient
d'autre autorité que celle reconnue par les lois internationales
aux consuls de la carrière diplomatique et ne possédaient pas les
pouvoirs de résidents. Ils étaient impuissants en présence des
agissements des sujets de puissances étrangères, et celles-ci
pouvaient demander à Tu-Duc d'accréditer près de son gouver-
nement des consuls sans que le ministère français pût s'y
opposer. Heureusement la présence d'une escorte près de nos
consuls, donnant à ceux-ci une autorité morale considérable,
empêcha nos rivaux de profiter d'un droit diplomatique que
nous n'aurions pu contester.
L'Annam se rapproche de la Chine. — La cour de
Hué, craignant les entreprises de la France, se rapprocha de
plus en plus du Tsong-Li-Yamen de Pékin et renoua, par des
ambassades et par l'envoi de présents, l'antique vassalité de
l'Annam vis-à-vis du Céleste-Empire, tombée depuis longtemps
en désuétude. Des troupes chinoises franchirent à plusieurs
reprises la frontière du Tonkin et intervinrent dans les affaires
intérieures du pays. En même temps, Tu-Duc ne négligeait
aucune occasion de se montrer hostile, et, à Paris, le marquis
de Tseng, ambassadeur de l'Empire du Milieu, déclarait ne
pouvoir reconnaître le traité du 15 mars 1874 et la complète
indépendance du prince d'Annam, proclamée par cet instrument
diplomatique 3. M. Gambetta, alors président du conseil,
répondit, le 1er janvier 1882, au plénipotentiaire chinois, que
le traité existait depuis huit ans, que le Céleste-Empire n'avait
pas protesté lors de sa notification et que nous ne pouvions
nous arrêter devant une réclamation si tardive 3.
1. Dépêche du 17 janvier 1882 au commandant Rivière.
2. Le marquis de Tseng a toujours affecté d'employer le mot, prince
et non le mot roi pour désigner Tu-Duc, afin de mieux marquer la vas-
salité de l'Annam.
3. Livre jaune, Affaires du Tonkin, 1re partie, p. 195.
L'INDO-CHINE FRANÇAISE 498
Bientôt la situation de nos nationaux et de nos protégés
fut intolérable sur le fleuve Rouge. Les Pavillons-Noirs de
Luu-Vinh-Phuoc devenaient de plus en plus dangereux et
étaient appuyés sous main par les vice-rois du Kouang-Si et du
Yunnan. M. Le Myre de Vilers, gouverneur de la Cochinchine,
après maints avertissements adressés à la cour de Hué, dut
écrire une lettre énergique au roi Tu-Duc et envoyer à Hanoï
le commandant Rivière.
Mission de Rivière. — Nouvelle prise de Hanoï.

Dans les instructions adressées au capitaine de vaisseau
Rivière, le gouverneur de la Cochinchine insistait sur la pru-
dence à suivre dans les relations avec les mandarins annamites
et recommandait de n'avoir recours à la force qu'en cas
d'absolue nécessité. « Toute ma pensée, disait-il, peut se
résumer en cette phrase : Evitez les coups de fusil; ils ne ser-
viraient qu'à nous créer des embarras. »
Malheureusement les autorités indigènes se montrèrent
aussi hostiles qu'au moment de la mission de Francis Garnier.
Le commandant Rivière, ayant fait appel au concours de la
compagnie de débarquement de la division navale et de la gar-
nison d'Haïphong, réunit un petit corps de 600 hommes d'in-
fanterie (450 hommes d'infanterie de marine, 130 marins,
20 tirailleurs annamites) et sept canons, plus trois canonnières.
Le tong-doc (gouverneur) de Hanoï fut sommé de nous livrerla
citadelle. Sur son refus, le 25 avril, l'assaut fut donné, après un
bombardement préparatoire de deux heures et demie, effectué
par les canonnières et l'artillerie de marine. La citadelle,
attaquée à dix heures trois quarts par la face nord, était prise
en moins d'une demi-heure. Nous n'avions que quatre blessés,
dont le commandant d'infanterie de marine Berthe de Villers.
Les pertes des Annamites étaient considérables. Le lendemain,
le tong-doc, craignant la colère de son souverain, se suicida.
La prise de la citadelle de Hanoï n'était ni dans les intentions
du gouvernementmétropolitain, ni dans celles du gouvernement
de la Cochinchine. M. Le Myre de Vilers couvrit cependant son
subordonné et écrivit au ministre : « La destruction de la cita-
delle de Hanoï apporte un facteur nouveau dans nos négocia-
tions avec l'Annam. Peut-être aurait-on pu éviter d'en venir à
cette extrémité, mais il faut tenir compte, dans l'appréciation
des faits, des entraînements auxquels sont exposés les militaires,
dont le principal objectif doit être l'honneur du drapeau et la
sécurité des troupes qu'ils commandent 1. En même temps,
1. Livre jaune, Affaires du Tonkin, 1re partie, p. 227.
491 LA FRANCE COLONIALE
M. de Vilers protesta énergiquement, à Hué, contre la conduite
des autorités indigènes de Hanoï. La citadelle fut remise aux
Annamites, sauf la Pagode royale, ou nous laissâmes une com-
pagnie dans une position qui dominait tous les travaux ennemis.
lie marquis de Tseng. — A Paris, le marquis de Tseng
intervint et demanda le rappel de nos troupes. Il lui fut répondu
par M. de Freycinet, ministre des Affaires étrangères, « que
nous avions donné l'ordre au gouvernement de la Cochinchine
d'assurer l'application complète du traité de 1874, que les suites
de l'action que nous entendions exercer dans cette vue concer-
naient exclusivement les deux États signataires et, qu'en con-
séquence, nous n'avions aucune explication à fournir au gou-
vernement chinois 1. » Cette réponse montrait une fois de plus
que « pas plus à Pékin qu'à Paris, nous ne devions permettre
à la Chine de s'ingérer dans la politique que nous suivions en
Indo-Chine 2 ».
Rien ne put engager la Chine, sollicitée par Tu-Duc, à
modifier sa ligne de conduite au Tonkin. La cour de Hué, de
son côté, armait des troupes et cherchait à exciter une révolte
dans la Cochinchine française, où M. Le Myre de Vilers fut
obligé, avant son départ pour la France, de faire arrêter et
interner à Poulo-Condore 150 individus compromis par leurs
agissements.
Le traité Bourée. — M. Bourée, notre ministre à Pékin,
pensa alors à prévenir un conflit imminent entre la France et
le Céleste-Empire, et communiqua au ministère des Affaires
étrangères un projet de convention qui, portant constitution
d'une zone neutre à délimiter entre la Chine et l'Annam, cédait
Laokay au Yunnan et contenait l'engagement, pour la France,
de respecter la souveraineté territoriale de l'empereur d'Annam.
Le projet de M. Bourée ne fut pas accepté par le gouvernement
de la République et ce diplomate fut rappelé.
Nouvelle conquête du Delta. — Cependant, au
Tonkin, après la prise de la citadelle de
Hanoï, le commandant
Rivière avait fait occuper Hong-Gay, point important sur le
golfe à cause des gisements de houille qu'on y trouve. Pour
assurer ses communications avec la mer, le chef de notre
station navale se dirigea sur Nam-Dinh, où les Annamites
préparaient des barrages. Le 25 mars, une petite flottille
1. Livre jaune, Affaires du Tonkin, 1re partie p 213
2. Ibid., p. 269.
L'INDO-CHINE FRANÇAISE 493
débarqua le lieutenant-colonel Carreau avec quelques troupes.
Le tong-doc de Nam-Dinh, sommé de se rendre à bord du Plu-
vier, répondit par un refus. Le 26 fut employé à reconnaître
la place. Le 27, à sept heures du matin, le bombardement
commença par les canonnières et les pièces débarquées, dont
le brave colonel Carreau, de l'infanterie de marine, rectifiait le
tir quand il fut atteint au talon par un biscaïen. Le comman-
dant Badens conduisit l'assaut contre la porte de l'est, enleva
le redan, força le pont et enfonça la porte au moyen d'un
pétard de dynamite. Les Annamites, au milieu desquels on crut
reconnaître des réguliers chinois, étaient en fuite. Nous avions
deux blessés. Le colonel Carreau mourut des suites de l'ampu-
tation de la jambe.
Le ministère français, tout en approuvant les faits accom-
plis, ne voulait pas encore s'engager à fond. Il ordonna au
commandant Rivière de n'entreprendre aucune autre expédi-
tion à moins d'y être absolument contraint pour la sécurité de
ses troupes.
Cependant l'ennemi était toujours bien informé de nos
mouvements. Pendant la marche sur Nam-Dinh, Hanoï était
attaqué par 4 000 Annamites et Pavillons-Noirs qui profitaient
du départ d'une partie de nos forces. Dans la nuit du 26 au
27 mars, ils. attaquèrent la Pagode royale, vigoureusement
défendue par le capitaine Retrouvey. Une sortie de la garnison
de la Concession française, dirigée par le commandant Berthe
de Villers, força nos adversaires à se réfugier sur la rive
gauche du Song-Koï, où ils furent suivis et obligés à une
retraite précipitée vers Bac-Ninh.

Mort de Bivière. — Rivière revint le 2 avril à Hanoï.


Les Pavillons-Noirs se rapprochaient de nouveau de nos posi-
tions, occupaient tous les environs, canonnaient nos cantonne-
ments et pénétraient nuitamment avec une grande audace dans
la ville marchande. Le commandant concentra ses forces, fit
venir de Haïphong une partie de la garnison d'infanterie de
marine, et demanda à l'amiral Meyer, commandant la station
navale de la Chine, quelques compagnies de débarquement.
Dans les journées du 15 au 18 mai, des opérations de détail
furent dirigées contre l'ennemi. Le 19, le commandant Rivière
résolut de faire une sortie vers Phu-Hoï, sur la route de Sontay,
pour dégager la ville.
Deux compagnies d'infanterie de marine, les marins de la
Victorieuse, du Villars, du Léopard et trois pièces de campagne
496 LA FRANCE COLONIALE
quittèrent Hanoï à quatre heures du matin sous le commande-
ment direct du chef de bataillon Berthe de Villers. Rivière
accompagnait la colonne. L'action commença vers six heures
du matin, près du marché de Can Giay, qui devait donner
son nom à la rencontre, et nos soldats enlevèrent le pont de
Papier, jeté sur un arroyo qui coupe la route de Sontay. Notre
artillerie ouvrit le feu contre les positions ennemies et nos
troupes s'avancèrent, repoussant les Pavillons-Noirs. A ce
moment tomba Berthe de Villers, frappé des blessures qui
devaient l'emporter. Rivière prit alors le commandement direct
de la colonne. Malheureusement, l'ennemi, supérieur en
nombre, s'efforça de tourner notre droite pour s'emparer du
pont de Papier et nous couper de Hanoï. Ordre fut donné aux
marins de la Victorieuse, engagés à Trung-Thung, de rétro-
grader. La retraite commença sous un feu d'une extrême
intensité. Le lieutenant d'infanterie de marine Héral de Brisis
est tué avec plusieurs soldats ; les lieutenants de vaisseau de
Marolles et Clerc, de l'état-major, sont blessés. Bientôt le canon
du Villars est compromis et tombe dans la rizière. Rivière
pousse lui-même aux roues du canon avec l'aspirant Moulun
pour le remettre sur la route et l'emporter. Le capitaine Jac-
quin, de l'infanterie de marine, l'aspirant Moulun, le comman-
dant Rivière sont tués. Les Chinois se précipitent, décapitent
les cadavres et ne s'arrêtent que devant le feu de l'échelon de
retraite commandé par M. de Marolles, chef d'état-major, qui
sauva le canon. La retraite continua et fut très pénible. Nos
derniers soldats ne rentrèrent dans la Concession française
qu'à neuf heures et demie du matin, suivis à distance par les
Pavillons-Noirs. Nous avions 30 morts et 55 blessés.

Renforts envoyés au Tonkin. — La nouvelle de la


mort du commandant Rivière impressionna douloureusement
l'opinion publique. Le gouvernement déposa sur les bureaux
des Chambres une demande de crédits qui furent votés. Le
général Bouët, commandant supérieur des troupes en Cochin-
chine, reçut l'ordre de se rendre à Hanoï et de prendre la
direction des troupes. Une escadre nouvelle, la division navale
du Tonkin, fut créée et placée sous le commandement du
contre-amiral Courbet. Elle se composait de deux cuirassés, le
Bayard et l'Atalante, du croiseur le Château-Renaud, du Ker-
saint, du Hamelin, du Parseval et du Drac. En même temps, la
direction politique et administrative de l'expédition fut donnée
au docteur Harmand, ancien compagnon d'armes de Francis
L'INDO-CHINE FRANÇAISE 497
Garnier, et explorateur distingué de l'Indo-Chine, qui reçut le
titre de commissaire général civil de la République.
Quand le général Bouët parvint à Hanoï, avec quelques ren-
forts d'infanterie de marine envoyés de Saïgon et de la Nou-
velle-Calédonie, et avec deux compagnies de tirailleurs anna-
mites, la situation était grave. Dès les premiers jours de
l'arrivée du général, les attaques des Annamites contre Hanoï
et contre Haïphong, notre port de débarquement, furent
vigoureusement repoussées. Il en fut de même à Nam-Dinh, où
commandait le chef de bataillon Badens. Les renforts expédiés
de Toulon par l'Annamite, le Mytho et la Saône portèrent
l'effectif du corps expéditionnaire à 3 750 hommes environ, y
compris les tirailleurs annamites.
Le commissaire général civil, M. Harmand, arriva au Tonkin
à la fin de juillet et s'entendit pour les opérations avec le général
Bouët et l'amiral Courbet. Il fut décidé que l'escadre, avec des
troupes de débarquement tirées de la Cochinchine, s'emparerait
des forts de Thuan-An, situés à l'embouchure de la rivière de
Hué, et s'efforcerait de pénétrer jusqu'à la capitale de l'Annam
pour imposer un traité à la cour, tandis que le général Bouët
reprendrait l'offensive au Tonkin.
Expédition sur Hué. — On apprit bientôt la mort du
vieux souverain Tu-Duc, adversaire déclaré de l'influence
française, notre ennemi acharné depuis le début de notre inter-
vention dans l'extrême Orient. Cet événement ne pouvait
empêcher notre action contre l'Annam. L'amiral Courbet se
rendit à Thuan-An avec le Bayard, l'Atalante, le Château-Renaud,
l'Annamite, le Drac, la Vipère et le Lynx.
Le 16 août, l'amiral reconnut la position des Annamites. Le
17 fut employé aux préparatifs. Le 18, à quatre heures de
l'après-midi, le bombardement des forts annamites fut com-
mencé. Le 20, nos troupes descendirent à terre. Les forts furent
emportés après un brillant combat; nous n'avions que six
blessés.
Traité de protectorat avec l'Annam. — La cour

32
de Hué sollicita aussitôt un armistice qui fut accordé.
M. Harmand, assisté de M. Palasne de Champeaux, adminis-
trateur des affaires indigènes, se rendit dans la capitale et
imposa les conditions de la France Elles furent acceptées par
le traité du 25 août 1883. Ce traité reconnaissait entièrement
notre protectorat sur l'Annam et le Tonkin, annexait la pro-
vince de Binh-Thuan à la Cochinchine, nous donnait le droit
FRANCE COLONIALE.
498 LA FRANCE COLONIALE
d'occuper à titre permanent les forts de Thuan-An et plusieurs
autres positions et ouvrait au commerce européen les ports de
Tourane et de Xuanday. Un résident, de France, installé à Hué,
devait avoir le droit de voir le roi en audience personnelle.
L'administration des douanes devait être remise entre nos
mains et un traité de commerce spécial devait compléter les
avantages consentis à la France par le traité politique.

Opérations au Tonkin.— Au Tonkin les opérations mili-


taires n'avaient pas été aussi heureuses. Le 15 août, le général
Bouët s'était avancé en trois colonnes sur la route de Sontay et avait
rencontré l'ennemi fortement retranché au village du Vuong et
dans les villages avoisinants. La colonne de droite, comman-
dée par le colonel Bichot, soutenue par la flottille, tourna la
gauche de l'ennemi. Au centre, le commandant Coronnat, chef
d'état-major, s'avança de Phu-Hoai sur la pagode de Noï et
s'y maintint jusqu'au lendemain. La colonne de gauche, sous
la direction du lieutenant-colonel Révillon, de l'artillerie de
marine, après s'être avancée contre les positions des Pavillons-
Noirs, se trouva en présence de retranchements d'une très
grande force, défendus par de nombreux ennemis. Le colonel
Révillon, après des efforts répétés, ordonna la retraite et
rétrograda jusqu'au pont de Papier, où se trouvait le général
Bouët.
La journée du 15 août fut considérée par la presse étran-
gère comme un insuccès. Cependant, si l'on considère l'effet
obtenu, il faut reconnaître que cette affaire nous donnait de
sérieux résultats, car le lendemain on constata que l'ennemi
s'était retiré au village de Phung, à quatorze kilomètres au
delà des lignes attaquées, pour défendre le passage du Bay ;
il renonçait ainsi à inquiéter et à brûler Hanoï, comme il'
essayait de le faire depuis le 19 mai.

Prise de Haï-Dzuong:. — Quelques jours plus tard, le


19 août, Haï-Bzuong, ville d'une grande importance straté-
gique, une des clefs du Delta, tomba entre les mains du lieutenant-
colonel Brionval qui s'était dirigé de Haïphong sur cette ville
avec deux canonnières, 300 hommes d'infanterie de marine,
300 tirailleurs annamites et une demi-batterie. Il n'y eut qu'un
combat insignifiant, et les Annamites se retirèrent abandon-
nant leur trésor, 150 canons et beaucoup d'armes. La prise de
Haï-Dzuong empêcha les Chinois de s'établir dans cette place
dont ils appréciaient la valeur: on le vit bien au mois de
L'INDO-CHINE FRANÇAISE 499
novembre, quand ils s'acharnèrent à l'attaque de la citadelle
et du réduit que nous y avions installé.
A la suite des combats du 15 août, le général Bouët
demanda des renforts, qu'il pensait devoir être d'une division
complète. Le ministère de la Guerre envoya un régiment de
marche, composé de deux bataillons de tirailleurs algériens et
d'un bataillon de la légion étrangère, pendant que le départe-
ment de la Marine autorisait l'amiral Courbet à mettre à terre
ses compagnies de débarquement et expédiait un bataillon
d'infanterie de marine et un bataillon de fusiliers-marins. Des
armes étaient transportées pour armer les auxiliaires indigènes
qui formèrent le noyau des deux premiers régiments de tirail-
leurs tonkinois.
Après la signature du traité du 25 août 1883, M. Harmand,
commissaire général civil, retourna de Hué au Tonkin, où de
graves difficultés ne tardèrent pas à naître entre le pouvoir
civil et le commandement militaire. Le conflit arriva rapide-
ment à l'état aigu, et, le 18 septembre, le général Bouët rentra
en France. Pour cacher le véritable motif du retour du com-
mandant des troupes, il fut décidé que le général viendrait à
Paris en mission pour renseigner le gouvernement métro-
politain sur les mesures militaires a. prendre sur le Song-
Koï.

Combat de Phung. — Avant son départ le général


Bouët avait livré le combat de Phung, le 1er septembre, où se
distinguèrent nos soldats indigènes soutenus par une compa-
gnie d'infanterie de marine et une section d'artillerie. Ils enle-
vèrentles positions occupées par les Pavillons-Noirs. Les Chinois
profitèrent de la nuit pour battre en retraite. Les retran-
chements abandonnés par Luu-Vinh-Phuoc furent détruits et
nos soldats rentrèrent à Hanoï, laissant à Ba-Giang, ou Palan,
sur le fleuve Rouge, près de la naissance du Day, un poste
fortifié pour dominer le cours d'eau et la route de Sontay 1.
Intervention armée des Chinois. — Le colonel
d'infanterie de marine Bichot prit le commandement au
moment du départ du général Bouët. La situation militaire

1. Pendant toute cette période, nos officiers, secondés par le vicaire


apostolique, Mgr Puginier, s'efforçaient de retrouver les dépouilles mor-
telles de Rivière et de ses infortunés compagnons Le 8 octobre, on put
ramener en France le corps du commandant Rivière, qui fut reconnu
par M. Mondon, médecin de la marine, et celui du chef de bataillon
Berthe de Villers.
500 LA FRANCE COLONIALE
était difficile; les Chinois, qui se décidaient à lever le masque,
faisaient passer des réguliers au Tonkin, et se montraient à
Sontay, Bac-Ninh et Hong-Hoa. Néanmoins le colonel Bichot fit
enlever et occuper Ninh-Binh.
Peu après, le commissaire général civil, M. Harmand, qui
voulait établir à Quang-Yen un port de commerce important,
s'entendit avec l'amiral Courbet, notre nouveau commandant
en chef, pour installer dans cette place une compagnie d'infan-
terie de marine. Il pensait à prendre possession des lignes de
Vung-Chuoa, dans le Tonkin méridional, sans attendre la rati-
fication du traité du 25 août 1883, afin de couper les commu-
nications entre Hué et le delta du Song-Koï.
La nécessité de concentrer toute l'autorité entre les mains
du commandement paraissait de plus en plus évidente. L'heure
du gouvernement civil n'était pas encore venue, M. Harmand
le comprit et demanda à rentrer en France. L'amiral Courbet
réunit alors les pouvoirs diplomatiques, civils et militaires.
Presque au même moment, le 17 novembre, le marquis de
Tseng, ambassadeur de Chine à Paris, se décidait à notifier
officiellement la présence des forces impériales au Tonkin.
Nous savions désormais qu'une lutte contre le Céleste-Empire
se greffait sur notre action contre la cour de Hué.
Le 12 novembre, Hai-Bzuong fut attaquée par des
Chinois et des Annamites. Le 17, la ville eut à repousser
un nouvel assaut Le capitaine d'infanterie de marine Bertin,
secondé par l'adjudant Geschwind, repoussa vigoureusement
l'ennemi grâce au concours de deux canonnières, la Cara-
bine et le Lynx.

Prise de Sontay. — L'amiral Courbet reçut les renforts


de France et d'Algérie et put alors disposer de 9 000 hommes.
Il se décida aussitôt à marcher contre Sontay, situé à la nais-
sance du Delta, où Luu-Vinh-Puoc et Hoang-Ké-Viem avaient
leur base d'opérations contre Hanoï.
Deux colonnes furent constituées. La première (tirailleurs
algériens, légion étrangère, un bataillon d'infanterie de marine,
auxiliaires tonkinois, une compagnie de tirailleurs annamites,
trois batteries, 3 300 hommes environ) était sous le commande-
ment du lieutenant-colonel Belin. La seconde (trois bataillons
d'infanterie de marine, bataillon de fusiliers marins, trois
compagnies de tirailleurs annamites, quatre batteries, environ
2 600 hommes) était dirigée par le colonel Bichot, commandant
supérieur des troupes. La flottille devait appuyer les opérations.
L'INDO-CHINE FRANÇAISE 501
Depuis l'arrivée du commandant Rivière au Tonkin, l'en-
nemi n'avait pas cessé d'accumuler les travaux autour de la
citadelle de Sontay.
Le 13 décembre, les deux colonnes françaises se trouvaient
réunies à proximité de leur objectif. Le 14, le corps expédi-
tionnaire se mit en marche, le lieutenant-colonel Belin à gauche,
le colonel Bichot à droite', et se concentra à la pagode de Thien-
Loc; la flottille suivait à petite vitesse, sans dépasser la tète
des troupes.
L'amiral Courbet reconnut les positions ennemies avec le
colonel Bichot, commandant supérieur des troupes, le lieute-
nant-colonel Belin et le lieutenant-colonel Révillon, comman-
dant de l'artillerie. D'après la disposition des ouvrages chinois,
il décida de s'appuyer sur le fleuve, tant pour avoir une base
d'opérations solide, surtout avec le concours des canonnières,
que pour échapper à toutes les difficultés d'approvisionnement
en vivres comme en munitions. C'est aussi vers ce point que
la porte nord-est de l'enceinte était le plus accessible.
Le commandant en chef fit avancer sur la branche sud de
la digue qui relie Thien-Loc aux ouvrages de Phu-Sa les batail-
lons Dulieu et Reygasse (infanterie de marine), sur la branche
nord les bataillons Roux et Chevalier (infanterie de marine).
Vers dix heures et demie les avant-postes et les premiers
ouvrages de l'ennemi étaient enlevés et nos soldats s'établis-
saient au village et à la pagode de Linh-Chien, situés à 5 ou
600 mètres des lignes de Phu-Sa dont le feu très vif gênait
beaucoup nos mouvements. L'artillerie du corps expédition-
naire établie à Linh-Chien et l'artillerie de la flottille battirent
alors Phu-Sa et réduisirent les pièces chinoises au silence.
Cependant les défenseurs de Sontay cherchèrent à opérer
une diversion sur notre gauche, mais ils furent repoussés par
une portion du bataillon Dulieu, le bataillon Reygasse et le
bataillon Donnier (légion étrangère), envoyé comme renfort.
Pendant toute la journée ce côté du champ de bataille fut le
théâtre d'un combat indécis tandis que l'action principale se
passait au nord, sur notre droite.
Sur ce point, au nord de Linh-Chien, le bataillon Jouneau
(tirailleurs algériens), resté en réserve à Tbien-Loc, se porta
en avant, à droite des bataillons Roux et Chevallier, ce dernier
se reliant au bataillon Dulieu. Les tirailleurs algériens arrivèrent
jusqu'à 400 mètres environ de la digue de Phu-Sa et prirent
position derrière une haie de bambous. La flottille et trois
batteries d'artillerie cherchaient à préparer l'assaut par leurs
502 LA FRANCE COLONIALE
obus. Vers quatre heures, le lieutenant-colonel Belin, qui
dirigeait plus particulièrement l'opération sur ce point,
demanda l'autorisation d'attaquer et lança les tirailleurs algé-
riens. Ceux-ci se précipitèrent avec furie. L'ennemi fait une
résistance acharnée : chassé de la digue, il se retire derrière
une barricade ; deux fois les tirailleursalgériens tentent l'assaut,
deux fois ils sont repoussés. La nuit approchait. Le colonel
Belin, d'accord avec l'amiral et le colonel Bichot, commandant
supérieur, s'établit solidement sur les positions conquises qu'il
fit fortifier.
La nuit du 14 au 15 fut employée par le colonel Bichot à
réapprovisionner en munitions les différents corps et à faire
une distribution aux troupes qui n'avaient pas eu le temps de
manger depuis le matin.
Pendant la journée du 15, on occupa les retranchements
abandonnés par l'ennemi.
Le 16, au jour, l'amiral, accompagné des colonels Bichot,
Belin, Badens et Révillon, reconnut les positions ennemies et
résolut de diriger une fausse attaque vers la porte nord de la
citadelle où les Chinois avaient accumulé leurs plus puissants
moyens de défense et de diriger le principal assaut contre la
porte de l'ouest.
Quant à l'opération principale elle fut préparée par le bom-
bardement lent et méthodique de la porte ouest et de la ville
par la flottille et l'artillerie du corps de débarquement. Vers
dix heures du matin, le commandant Dulieu avec ses légion-
naires s'établit au hameau de Ha-Tray, dans des maisons
situées à 300 mètres environ de la porte ouest, et pendant toute
la journée, soutenu par les fusiliers-marins, il gagna incessam-
ment du terrain. A cinq heures, nos premières lignes de
tirailleurs n'étaient plus qu'à 100 mètres du fossé. L'amiral
commande l'assaut, l'artillerie cesse son feu. La légion étran-
gère court vers la porte murée, le commandant Laguerre et
ses marins, la compagnie Bauche, du bataillon Dulieu, vers la
poterne de droite. Les troupes désignées pour rester en réserve
trépignaient d'impatience et le colonel Bichot était obligé de
se multiplier pour les empêcher de suivre leurs camarades.
Malgré le feu de l'ennemi, malgré les obstacles accumulés, le
soldat Minnaert de la légion étrangère, le quartier-maître
Le Guirizec des fusiliers-marins, le caporal Mouziaux de l'in-
fanterie de marine pénétrèrent les premiers dans la place et
furent immédiatement suivis de masses nombreuses. A cinq
heures quarante-cinq, l'amiral et son état-major pouvaient
L'INDO-CHINE FRANÇAISE 503
entrer dans la ville. L'ennemi fuyait en désordre, protégé par
la nuit : il n'essayait même pas de défendre la citadelle qui fut
occupée le lendemain.
Les pertes des Pavillons-Noirs ont été de plus de 1000 hommes
tués; ils abandonnèrent plus de 100 canons, des armes, des
munitions et la correspondance de Luu-Vinh-Phuoc. De notre
côté, nous avions 83 tués dont 4 officiers, et 319 blessés dont
22 officiers.

Il faut encore des renforts. — Si important que fût


notre succès, il ne pouvait pas terminer la guerre : là plus
grande partie du delta du Song-Koï restait encore entre les
mains de nos adversaires avec les places fortes de Bac-Ninh et
de Hong-Hoa. Plus loin, dans la région montagneuse, était
Langson et, sur le haut fleuve Rouge, Laokay. La Chine ne se
sentait pas assez frappée pour renoncer à la suzeraineté sur
l'Annam et pour consentir à nous avoir comme voisins. De son
côté, la cour de Hué, voyant le Céleste-Empire s'engager à fond
dans la lutte, ne cessait de nous créer des difficultés. L'Oligar-
chie des lettrés et le parti militaire, souvent divisés entre eux,
s'entendaient contre nous. Le malheureux successeur de Tu-
Duc, Hiep-Hoa, coupable d'avoir subi le traité Harmand et
d'avoir essayé de s'appuyer sur nous, fut empoisonné et rem-
placé par un jeune homme de quinze ans, Kien-Phuoc, intronisé
sans notre participation (2 décembre 1883). Notre résident à
Hué, M. de Champeaux, qui avait rompu les relations diplo-
matiques, était menacé à la légation. Pour parer à toutes les
éventualités, la garnison de Thuan-An fut renforcée. M. Tricou,
ambassadeur de France en Chine, se rendit à Hué. Les régents
parurent se soumettre et, pour le. moment, une tranquillité
apparente régna dans la capitale.
L'amiral Courbet aurait désiré marcher sur Hong-Hoa
aussitôt après la prise de Sontay. La baisse des eaux ne le
permit pas. Il dut se borner à quelques expéditions de détail
pour purger le pays des bandes de pillards qui l'infestaient.
D'un autre côté, le gouvernement français ne pouvait se dissi-
muler que les forces envoyées au Tonkin étaient insuffisantes
pour la tâche qui leur incombait. Une brigade de renfort fut
envoyée avec le général de division Millot qui eut comme
brigadiers les généraux Brière de l'Isle et de Négrier. L'effectif
du corps expéditionnaire s'élevait maintenant à environ
16000 hommes.
L'amiral Courbet en remit le commandement à son succes-
504 LA FRANCE COLONIALE

seur le 12 février 1884. Il conservait la direction de l'escadre et


mit son pavillon sur le Bayard.
Prise de Bac-Ninb. — Le général Millot dirigea d'abord
ses opérations contre Bac-Ninh, ville située à 35 kilomètres de
Hanoï, près du Song-Cau et du canal des Rapides, point stra-
tégique bien choisi, dominant les routes de Thai-Nguyen,
Langson et Haï-Dzuong. Pendant la concentration du corps
expéditionnaire, un bataillon de la légion étrangère s'établit
aux Sept pagodes, dans l'angle formé par le Song-Cau et le
canal des Rapides, et repoussa deux attaques des Chinois qui
voulaient reprendre cette position dont l'occupation nous per-
mettait d'entrer dans le Song-Cau avec les canonnières de la
flottille.
Les Chinois avaient multiplié les forts autour de Bac-Ninh
et avaient établi des travaux de défense sur les deux voies par
lesquelles notre armée était attendue, la route de Hanoï et le
cours du Song-Cau. L'enlèvement de ces ouvrages, par une
marche directe, aurait entraîné de grands sacrifices d'hommes,
le général Millot préféra tromper l'attente de l'ennemi, prendre
ses positions à revers et menacer sa ligne de retraite, en
concentrant tout le corps expéditionnaire au confluent du canal
des Rapides et du Song-Cau pour faire tomber la place sous
l'effort combiné des deux brigades et de la flottille remontant
le Song-Cau.
Le 7 mars, le Mousqueton prit le contact avec l'ennemi, et
la première brigade, venue de Hanoï, passa sur la rive gauche
du fleuve Rouge. Cette opération fut terminée le lendemain à
huit heures. Pendant que les troupes se dirigeaient vers le
marché de Chi où elles devaient rencontrer la brigade de
Négrier, partie par eau de Haï-Dzuong, le commandant Morel-
Beaulieu avec les canonnières nous assurait la possession des
voies fluviales et faisait évacuer les positions ennemies du
canal des Rapides. Ces opérations prirent les journées des 7,8,
9 et 10 mars. Le 11, les deux brigades se trouvaient sur la rive
gauche du canal des Rapides et les Chinois se retiraient sur le
Trung-Son, massif montagneux de 350 mètres d'altitude, situé
au sud-est de Bac-Ninh. Toutes les positions des Impériaux
tombèrent les jours suivants entre nos mains, presque toujours
enlevés par des mouvementstournants, soigneusement préparés
par le feu de l'artillerie. La flottille, sur notre droite, détruisait
les barrages et s'avançait sur Bac-Ninh par le Song-Cau. Le
Trung-Son tomba entre les mains de la première brigade pen-
L'INDO-CHINE FRANÇAISE 505
dant que le général de Négrier et la flottille s'emparaient de
Dap-Cau sur la rivière et coupaient aux Chinois la route de
Bac-Ninh. La prise du fort de Dap-Cau, le plus important des
quatre ouvrages qui protégeaient les abords de la place,
amena l'évacuation des autres retranchements et même celle
de la ville. L'ennemi débandé était en pleine déroute et les
fuyards se dirigeaient, par un détour, sur les routes de Lang-
son et de Thai-Nguyen. Bac-Ninh était pris (12 mars).
Dans la place nous trouvâmes une centaine de canons, dont
plusieurs batteries Krupp, des fusils à tir rapide et de nombreux
étendards.
Pendant la marche sur Bac-Ninh nous avions perdu 8 tués,
dont 1 officier, et 39 blessés.
Après la prise de Bac-Ninh, le général de Négrier poussa
une pointe sur la route de Langson, chassant devant lui les
réguliers du Kouang-Si et les battant à Phu-Lang-Giang et à
Lang-Kep. De son côté le général Brière de l'Isle s'empara de
Yen-Thé et de Thai-Nguyen. Le corps expéditionnaire rentra
alors à Hanoï pour préparer la marche sur Hong-Hoa.
Prise de Hong-Hoa. — Le 10 avril, chassés de retran-
chement en retranchement, les Célestes abandonnèrent Hong-
Hoa et prirent la fuite après avoir incendié la ville. Le 13 avril,
à une heure de l'après-midi, un bataillon entrait dans la cita-
delle où nous trouvâmes une trentaine de canons. L'ennemi
avait fui devant le mouvement de la brigade Brière de l'Isle et
devant le bombardement lent et précis de nos canons ; il n'avait
pas songé à défendre la ville qui est cependant très forte. Nous
avions un tirailleur algérien blessé, cinq hommes dont trois
artilleurs, et onze coolies noyés.
Deux colonnes légères poursuivirent les Chinois. Le com-
mandant Coronnat rasa la citadelle de Dong- Van, évacuée par
nos adversaires. La place de Phu-Lan-Tao tomba également
entre nos mains.
La période active de la conquête paraissait terminée. Le
général Millot s'attacha alors à l'organisation du pays et à la
création de deux régiments de tirailleurs tonkinois. Quant aux
troupes, elles procédèrent à une série d'opérations de détail
dont la plus importante fut, le 1er juin 1884, l'occupation de
Tuyen-Quan, place qui domine le cours de la rivière Claire,
affluent du fleuve Rouge.
Le traité Fournier. — On put croire bientôt que la
Chine allait se décider à la paix. Un peu avant que nous nous
506 LA FRANCE COLONIALE
établissions à Tuyen-Quan, le grand mandarin Li-Hung-Chang,
vice-roi du Pé-tché-Li, qui avait engagé des négociations
officieuses avec le capitaine de frégate Fournier, venait de
signer le 11 mai, avec l'autorisation de la cour de Pékin, le
premier traité de Tien-Tsin. Ce traité portait que la France
respecterait et protégerait contre toute agression d'une nation
quelconque et en toutes circonstances, les provinces méridio-
nales de la Chine, limitrophes du Tonkin. De son côté le Céleste-
Empire s'engageait à retirer immédiatement sur les frontières
les garnisons-chinoises du Tonkin; à respecter, dans le présent
et dans l'avenir, les traités directement intervenus ou à inter-
venir entre la France et la cour de Hué. C'était dire, sans
l'exprimer, que la Chine renonçait à la suzeraineté qu'elle avait
revendiquée sur l'Annam et qui était la cause première du
conflit entre Paris et Pékin. Le principe d'une indemnité de
guerre due par le Céleste-Empire était admis, mais la France
déclarait en faire remise à cause de l'attitude conciliante du
gouvernement chinois et de son négociateur. L'indemnité devait
être remplacée par des facilités accordées au libre trafic sur les
frontières du Tonkin et par des avantages particuliers à
consentir par un traité de commerce à intervenir. Un quatrième
article disait que le gouvernement français s'engageait à n'em-
ployer aucune expression de nature à porter atteinte au prestige
du Céleste-Empire dans la rédaction du traité définitif qu'il
allait signer avec l'Annam et qui abrogerait les traités anté-
rieurs relatifs au Tonkin.
Tout paraissait devoir aboutir à la paix. Des datés pour
l'évacuation du Tonkin par les Impériaux avaient été fixées et
notifiées au général Millot et aux commandants chinois.
Malheureusement, le parti de la guerre, ennemi de Li-Hung-
Chang, parvint à ressaisir l'influence à Pékin et un conflit
éclata sur la route de Langson, à Bac-Lé, entre les réguliers
du Kouang-Si et une faible colonne française.

La surprise de Bac-té. — Confiant dansla signature du


traité de Tien-Tsin, le gouvernement métropolitainavait ordonné
au général Millot d'envoyer le bataillon de fusiliers marins à
Madagascar et le bataillon de tirailleurs annamites à Saïgon.
Le général en chef ne tarda pas à vouloir prendre possession
des villes qui devaient être évacuées par les Chinois. Le lieute-
nant-colonel Dugenne, avec huit cents hommes environ, se
dirigea sur Langson par la route mandarine.
Le 23 juin 1884, le détachement était arrivé au delà de
L'INDO-CHINE FRANÇAISE 507
Bac-Lé quand il se trouva en présence dés réguliers chinois
qui l'accueillirent à coups de fusil. Puis un parlementaire
se
présenta, porteur d'une lettre des mandarins militaires. Ils
déclaraient ne pas vouloir violer le traité de Tien-Tsin, mais ils
refusaient de se retirer sous prétexte qu'ils n'en avaient
pas
reçu l'ordre. Le commandant Crétin, chef d'état-mâjor, entra
en pourparlers avec les envoyés des mandarins. L'entrevue
n'eut aucun résultat et le colonel Dugenne fit avertir les Chinois
qu'il allait reprendre sa marche.
Une heure plus tard notre avant-garde se mit en mouvement
et se heurta contre les réguliers. Le combat s'engagea et dura
jusqu'à la fin de la journée. Le 24 juin il recommença à huit
heures du matin. L'ennemi, profitant de sa supériorité numé-
rique, nous entoura de toutes parts. Le lieutenant-colonel
Dugenne ordonna la retraite, s'arrêta à Bac-Lé jusqu'au lende-
main et rétrograda jusqu'à une forte position défensive où il
attendit les renforts que lui conduisit le général de Négrier. Il
put alors rentrer à Hanoï. Peu de temps après le général Millot
demanda à rentrer en France et laissa le commandement au
général Brière de l'Isle.
Le gouvernement de la République demanda satisfaction à
la Chine et donna des instructions en ce sens à notre ambassa-
deur, M. Patenôtre. Pour appuyer les observations de notre
ministre plénipotentiaire, l'amiral Courbet reçut l'ordre de
•prendre le commandement supérieur de nos deux divisions
navales de l'extrême Orient dont l'une avait pour chef le
contre-amiral Lespès.

Difficultés avec l'Annam. — Il faut maintenant nous


reporter à Hué et dire quelles étaient nos relations avec l'Annam.
Nous avons laissé notre récit au départ de M. Tricou après
l'avènement de Kien-Phuoc. Le cabinet français chargea
M. Patenôtre, qui se rendait à Pékin, de s'arrêter à Hué pour
modifier quelques clauses du traité Harmand. A la suite d'un
ultimatum, les régents annamites signèrent une nouvelle
convention le 6 juin 1884. Les modifications apportées par le
traité Patenôtre au traité Harmand sont assez profondes. Le
Binh-TIman est rétrocédé à l'Annam, les trois provinces méri-
dionales du Tonkin, celles de Thanh-Hoa, du Nghé-An et de
Hatinh, sont rattachées à l'Annam. Cette concession est à
regretter, car ces dernières provinces ont toujours fait partie
du Tonkin; elles sont habitées par des populations remuantes,
elles sont dévouées à l'oligarchie des lettrés et elles ont besoin
508 LA FRANCE COLONIALE
d'être activement surveillées. Par contre, le nouveau traité
donnait au résident français et à son escorte le droit de séjour
dans l'enceinte de la citadelle de Hué.
A peine M. Patenôtre avait-il quitté l'Annam, après s'être
fait remettre et avoir détruit le sceau impérial, signe de la
suzeraineté de la Chine, donné autrefois à Tu-Duc, que le roi
Kien-Phuoc mourut prématurément, le 31 juillet 1884, comme
son malheureux prédécesseur Hiep-Hoa. Les régents s'empres-
sèrent d'appeler au trône un autre enfant, Ung-Lich, jeune
homme de quatorze ans, frère du monarque défunt. En vain
M. le lieutenant-colonel Rheinart, notre résident, fit-il remar-
premier régent Nguyen-Van-Tuong, que son conseil
quer au
ne pouvait, par suite du traité de protectorat, nommer un roi
sans l'intervention du gouvernement de la République. Il ne fut
pas écouté. M. Rheinart ne pouvait laisser un tel précédent
s'établir sans protester et avertit le général Millot. Celui-ci
envoya immédiatement à Hué son chef d'état-major, le lieute-
nant-colonel Guerrier, avec un bataillon et une batterie. Le
12 août, un ultimatum fut remis au conseil de régence : nous
exigions une lettre demandant l'autorisation d'élever au trône
le prince Ung-Lich. Grâce à la fermeté des colonels Rheinart et
Guerrier, la cour fit sa soumission et, le 17 août, la mission
française pénétra dans le palais royal par la porte du milieu
pour assister à la première réception du nouveau souverain.
Ce détail d'étiquette avait une importance capitale, car, seules,
les ambassades du Céleste-Empire avaient joui de cet honneur
quand elles apportaient au roi d'Annam l'investiture du Fils du
Ciel. Aux yeux d'un peuple aussi formaliste, nous montrions une
fois de plus que nous entendions jouir des droits, de suzerains.

Difficultés avec le Cambodge. — Dans le Cambodge,


le gouvernement de Norodon ne s'inspirait guère des idées de
l'administration française. Il ne considérait en toutes choses
que l'intérêt personnel du prince et ne semblait pas se douter
que les rois sont faits pour les peuples et non les peuples poul-
ies rois. Aussi les dépenses de la cour s'élevaient-elles chaque
année, le monarque ajoutant au luxe asiatique les dépenses du
bien-être de l'Europe : la magnifique contrée soumise à notre
protégé souffrait de cet état de choses et aucune réforme ne lui
était appliquée. Nos gouverneurs de la Cochinchine insistaient
vainement pour obtenir quelques modifications heureuses dans
la direction des affaires. Norodon promettait, signait des trai-
tés, mais ces actes restaient à l'état de lettre morte. Une ordon-
L'INDO-CHINE FRANÇAISE 509
nance royale, signée en 1877, prononçait l'abolition de l'escla-
vage; elle n'était pas appliquée. Il avait fallu imposer plus
d'une fois notre volonté pour empêcher la contrebande des
armes de guerre, de l'opium, obtenir l'extradition de malfai-
teurs, etc. Bref, la situation devint intolérable. Devant un der-
nier refus du roi de consentir à l'établissement d'une union doua-
nière entre le Cambodge et les autres parties de l'Indo-Chine
française, M. Thomson, gouverneur de la Cochinchine, se
transporta à Phnum-Penh avec quelques troupes et obligea, le
17 juin 1884, Norodon à signer un dernier traité. Par l'article
premier, le roi accepte toutes les réformes administratives,
judiciaires, financières et commerciales, que la République
française jugera utile de proposer pour faciliter l'exercice de
son protectorat. Le résident de Phnum-Penh prit le titre de
résident général; il eut le pouvoir d'établir les comptes de
chaque exercice. Chef de tous les services, il eut la surveillance
des mandarins cambodgiens. Les finances furent placées sous
la direction d'agents français.
Enfin l'abolition de l'esclavage fut de nouveau prononcée
et la propriété individuelle constituée, la terre cessant d'être
la propriété exclusive du roi.
La convention du 17 juin 1884 est une véritable révolution
qu'il nous appartiendra de diriger pour en faire sortir tous les
heureux résultats. Nous y arriverons en agissant avec pru-
dence et en amenant chaque réforme à son heure. Le roi
Norodon, sous la pression de quelques individus de son entou-
rage, lésés dans leurs intérêts particuliers par l'intervention
de plus en plus directe de la France dans le gouvernement du
Cambodge, essaya d'empêcher par des protestations la ratifi-
cation de la convention du 17 juin. Il ne fut point écouté, et
cet acte, ratifié par le Parlement, est devenu obligatoire poul-
ies deux parties contractantes.
Il a toutefois été appliqué avec beaucoup de ménagements 1.
Ainsi donc, au moment où nous sommes arrivés dans notre
récit, c'est-à-dire vers le milieu de l'année 1884, nous trouvons
que la Chine, après avoir signé le traité de Tien-Tsin, manque
à sa parole sous la pression du parti militaire et oblige la
France à continuer la guerre pour tirer vengeance du guet-
apens de Bac-Lé. L'Annam, après une tentative d'affranchisse-
ment, marqué par l'intronisation à demi secrète du nouveau
roi Ung-Lich, est obligé de reconnaître le protectorat et d'ob-

1. Se reporter à l'organisation du protectorat, page 572.


510 LA FRANCE COLONIALE
tenir l'autorisation du général Millot pour régulariser la situa-
tion de son souverain. Enfin le Cambodge est contraint de con-
sentir à l'extension de notre action sur les bords du Mékong.
Opérations de l'amiral Courbet — Notre adversaire
le plus puissant était toujours le Céleste-Empire. C'est aussi
contre lui que furent portés les coups les plus vigoureux.
L'amiral Courbet, sur les ordres venus de Paris, se proposa
un double but : saisir, à titre de gages Kélung et Tamsui,
ports septentrionaux de l'île de Formose, importants à cause
de leurs mines de houille, et détruire l'arsenal maritime de Fou-
Tchéou, à l'embouchure de la rivière Min. L'amiral Courbet,
laissant à son lieutenant, l'amiral Lespès, le soin d'atteindre le
premier but, se tint embossé, depuis le 16 juillet, devant
Fou-Tchéou. Les négociations engagées avec la Chine lui impo-
sèrent une longue inaction. Elles échouèrent et, le 22 août,
il reçut l'autorisation d'agir.
Le plan de l'amiral, longuement médité, avec cette méthode
et cette science qui ont caractérisé toutes les opérations de ce
vaillant officier général, trop tôt enlevé aux légitimes espé-
rances de la France, était d'une hardiesse extrême. Dès le pre-
mier jour, il était entré dans le Min et avait dépassé les défenses
élevées par les Chinois pour empêcher l'accès du fleuve. Il se
coupait ainsi toute retraite en cas d'insuccès et se condamnait
à vaincre pour regagner la haute mer.
Bombardement de Fou-Tchéou. — Le 22 août,
aussitôt après la réception des ordres de combat, l'amiral Cour-
bet fit amener le pavillon du consulat français et prévint de
l'ouverture des hostilités les autorités chinoises et les consuls
étrangers. Il disposait dans le Min, du Volta, portant son pavil-
lon, du Duguaij-Trouin, du d'Estaing, du Lynx, de la Vipère,
de l'Aspic, et des torpilleurs 45 et 46, à l'entrée du fleuve, où
ils ne pouvaient pénétrer à cause de leur tirant d'eau, du Vil-
lars et de la Triomphante, et au mouillage de Quantao, du Châ-
teau-Renaud et de la Saône.
Les Chinois avaient 23 bâtiments, le Yang-Ou, le Tchen-
Hang, le Yong-Pao, le Fou-Po, le Fey-Yune, le Tsi-Ngan, le
I-Sing, le Tchen-Ouëi, le Fou-Sing, le Fou-Sheng, le Kieu-Sheng
et 12 grandes jonques de guerre.
Le 23 août, les opérations commencèrent avec le flot, vers
deux heures de l'après-midi. Dès le début, les torpilleurs 45
et 46 s'élancèrent sur le Fou-Po et le Yang-Ou et les coulèrent.
En même temps l'Aspic, la Vipère, le Lynx attaquèrent les
L'INDO-CHINE FRANÇAISE 511
bâtiments qui se trouvaient devant l'arsenal, tandis que le
Duguay-Trouin, le Villars et le d'Estaing devaient réduire les
trois derniers navires chinois, battre les jonques de guerre et
les batteries de terre qui dominaient l'arsenal. Ce plan fut exé-
cuté avec un ensemble parfait : une demi-heure plus tard, il ne
restait plus que les débris de la flotte chinoise. Elle avait perdu
22 navires en y comprenant les jonques de guerre et 2 000 of-
ficiers et matelots. Les bateaux-torpilles chinois, qui paradaient
les jours précédents autour de nos bâtiments, avaient disparu
avant l'action et s'étaient retirés, les uns dans le haut du fleuve
où le tirant d'eau de nos canots à vapeur ne permettait pas de
les poursuivre, les autres dans l'arroyo de la douane où ils
furent rejoints et détruits. Le feu des batteries de l'arsenal et
de la pagode de l'île Losing était éteint également.
Le 24, après avoir achevé la destruction des jonques, des
épaves en ignition et des brûlots, le commandant en chef pour-
suivit le bombardement de l'arsenal et bouleversa la fonderie,
l'ajustage, l'atelier de dessin, un croiseur en construction. La
destruction complète de l'établissement ne put avoir lieu; il
aurait fallu pour cela des obus de 24 centimètres ou du moins
de 19 centimètres, et on ne pouvait amener à portée le Duguay-
Trouin et la Triomphante, qui possédaient seuls des canons de
ce dernier calibre.
La flotte chinoise, coulée ou brûlée, les premiers établisse-
ments de l'arsenal détruits en partie, notre escadre devait des-
cendre le Min sur un parcours de douze milles et démanteler
les ouvrages établis sur les rives. L'opération était d'autant
plus périlleuse que, sur deux points, aux passes de Mingan et
de Kimpaï, le fleuve se resserre, sa largeur est réduite à 4 ou
500 mètres, la navigation est difficile, et que des fortifications
avaient été élevées par l'ennemi. Heureusement le plan auda-
cieux de l'amiral nous permettait de prendre à revers la plu-
part des batteries, construites en vue de défendre l'entrée de
la rivière et non d'empêcher la sortie d'une flotte victorieuse.
Le 25, les compagnies de débarquement du Duguay-Trouin,
de la Triomphante, du d'Estaing et du Villars furent mises
à terre pour détruire des batteries chinoises. Le bombarde-
ment des forts par l'escadre continuait.
Le 26, les batteries de la passe Mingan furent bouleversées
et le 27, à deux heures et demie, tous les bâtiments avaient
rallié la Saône et le Château-Renaud, restés en dehors de la
passe de Kimpaï. Ces deux bâtiments avaient fait évacuer le
camp de Quantao et empêché l'établissement d'un barrage
512 LA FRANCE COLONIALE
dans la passe. Les jonques chargées de pierres, disposées dans
ce but, avaient été rangées sur la rive. Elles furent détruites par
la Vipère et l'Aspic, malgré le feu du camp retranché de Kimpaï.
Les opérations continuèrent le 28, dès le point du jour, et,
après avoir réduit au silence plusieurs ouvrages, soit par l'ac-
tion de l'artillerie de l'escadre, soit par celle des compagnies
de débarquement, l'amiral Courbet franchit heureusement la
passe de l'île Salamis, où il craignait de trouver des torpilles.
Le 29, dès le commencement du flot, les bâtiments sortirent
du Min sous la protection du Duguay-Trouin et de la Triom-
phante pour rallier le mouillage de Matsou.
Nos pertes ne s'élevaient qu'à 10 tués, dont 1 officier, le
lieutenant de vaisseau Bouët-Willaumetz, et à 45 blessés, dont
6 officiers.
Le bombardement de Fou-Tchéou devait causer à la Chine
une perte de 25 à 30 millions de francs.
Opérations dans l'île Formose. — L'amiral Courbet
avait également été chargé de s'emparer, à titre de gage, des
ports de Kélung, de Tamsui et des mines de houille qui les
avoisinent dans l'île de Formose. Il avait chargé l'amiral Les-
pès, son lieutenant, de cette opération. Dès le 3 août, le Vil-
lars, le La Galissonnière et la canonnière le Lutin étaient devant
Kélung; le 5, le port était bombardé, et les compagnies de
débarquement détruisirent une partie des fortifications de l'en-
nemi. L'escadre avait ensuite rallié le pavillon de l'amiral
Courbet pour prendre part à l'attaque de Fou-Tchéou.
Ce ne fut qu'après la destruction de la flotte chinoise que les
opérations furent conduites avec vigueur contre les ports sep-
tentrionaux de Formose, quand les bâtiments de l'amiral
Courbet purent joindre la division de l'amiral Lespès, et qu'un
petit corps de débarquement, formé d'un régiment de marche
d'infanterie de marine et de trois batteries d'artillerie, fut mis
à la disposition du commandant en chef.
Le 2 octobre, les troupes débarquées la veille, sous la pro-
tection de l'escadre, occupèrent le morne Saint-Clément, et les
jours suivants les forts qui dominent Kélung. La place fut
enlevée et les ouvrages ennemis retournés. Malheureusement,
l'amiral Lespès était moins favorisé de la fortune devant Tam-
sui, où une tentative de débarquement échoua le 2 octobre.
L'effectif des troupes mises à la disposition de l'amiral Courbet
était insuffisant pour garder à la fois Kélung et renouveler
l'attaque de Tamsui. Il se contenta de garder la première de
L'INDO-CHINE FRANÇAISE 513
ces villes. Nos positions àterre furent même attaquées à plu-
sieurs reprises, et, malgré l'arrivée de renforts, nos soldats
furent presque constamment réduits à la défensive, faisant
parfois des sorties heureuses, mais ne gagnant que peu de ter-
rain. La mauvaise saison fut cause de maladies qui éprou-
vèrent beaucoup le corps expéditionnaire.

Succès au Tonkin. —Au Tonkin, le général Brière de


l'Isle, successeur du général Millot, avait trouvé une situation
assez embarrassée à cause des intrigues et des agissements des
régents annamites. Des bandes de pirates profitaient de l'état
troublé du pays pour piller les villages et durent être poursui-
vis par nos colonnes, surtout par les tirailleurs tonkinois qui
venaient d'être organisés et étaient particulièrement aptes à
cette guerre de partisans, sous l'habile direction de cadres
européens.
Le général Brière de l'Isle allait avoir à repousser des
attaques plus sérieuses, celles des forces du Kouang-Si. Les
premières tentatives de l'ennemi se produisirent sur le Locli-
Nan et furent repoussées par nos canonnières. Le commandant
en chef prit aussitôt ses dispositions pour repousser les assail-
lants et envoya vers le nord quatre colonnes qui, sous le com-
mandement supérieur du général de Négrier, s'emparèrent des
importantes positions de Kep et de Chu. En même temps les
troupes du Yunnan s'avançaient par la rivière Claire sur
Tuyen-Quan, d'où elles furent repoussées. Une colonne, dirigée
par le colonel Duchesne, nettoya le pays. Par ces opérations,
nous préludions à la marche sur Langson et nous débarras-
sions la vallée supérieure du Song-Koï des bandes du Yunnan.

Acte de neutralité anglais. — Les opérations mili-


taires devant Formose étaient gênées par les maladies et
la mousson de nord-est. D'un autre côté, l'Angleterre, en
présence de la prolongation des hostilités, promulgua le
Foreign enlistment act, loi qui interdisait aux belligérants de
se ravitailler en vivres, munitions et charbon dans les posses-
sions britanniques. Cette mesure nous était beaucoup plus pré-
judiciable qu'aux Célestes. Pour parer à la fermeture des ports
anglais, le gouvernement français établit des dépôts de char-
bon à Obock, à Mahé et à Pondichéry. C'est là une excellente
mesure que nous devons continuer en vue de certaines éven-
tualités pour l'avenir. L'amiral Courbet fut alors investi du
droit de visite des navires neutres.
FRANCE COLONIALE
514 LA FRANCE COLONIALE

Courbet fait sauter les navires chinois. — L'ami-


Pé-tché-li,
ral Courbet demandait en même temps débloquer le
afin de gêner le ravitaillement de la Chine septentrionale et
d'empêcher le riz, qui constitue la plus grande partie de l'im-
pôt des provinces, d'arriver à Pékin. En attendant cette auto-
risation, il se mit à la recherche d'une division chinoise de
cinq navires, sortie du Yan-tsé-Kiang. Il la rejoignit le 13 jan-
vier 1885 et commença aussitôt la chasse. Trois bâtiments chi-
nois réussirent à s'échapper; deux autres cherchèrent un
refuge vers le port de Sheipou, et dans la nuit deux canots
porte-torpilles, commandés par le capitaine de frégate Gour-
don et le lieutenant de vaisseau Ravel, qui avait reconnu la
passe, s'avancèrent sur les deux navires ennemis chinois et les
coulèrent.

Le blocus du riz et l'occupation des îles Pes-


cadores. — Après différentes opérations de détail, l'amiral
Courbet reçut l'autorisation de commencer le blocus du
Pé-tché-li et d'occuper les îles Pescadores, situées à l'ouest de
Formose, pour servir de base d'opérations à sa flotte. Cette
dernière opération fut vigoureusement menée, entre le 29 et le
31 mars; par le chef de bataillon Lange, de l'infanterie de
marine, commandant le corps de débarquement. Les préli-
minaires de la paix vinrent arrêter les progrès de l'amiral et
amenèrent l'évacuation complète de Formose. Le blocus fut
levé le 16 avril.

La marche sur Langson. — Au Tonkin, les échecs


de Kep et de Chu avaient arrêté pendant un certain temps les
opérations des réguliers chinois. Le général Brière de l'Isle,
commandant en chef du corps expéditionnaire, prépara avec
un soin minutieux la marche sur Langson. La plus grande
difficulté consistait dans la préparation d'une route et dans le
transport des convois de vivres et de munitions dans un pays
montagneux et boisé où jamais armée européenne n'avait
pénétré et sur lequel nous n'avions presque aucune donnée
géographique.
Le général de Négrier repoussa d'abord les Célestes à Nuï-
Bop, le 3 janvier 1885, et leur infligea des pertes sérieuses.
Bientôt le ministère de la Guerre, ayant envoyé de nouveaux
renforts, prit la direction des opérations le 7 janvier 1885. Dès
le 31 décembre 1884, le gouvernement, comprenant la nécessité
de concentrer tous les pouvoirs dans les mêmes mains, avait
L'INDO-CHINE FRANÇAISE 515
décidé que les fonctionnaires civils seraient soumis à l'autorité
du général en chef.
La partie du corps expéditionnaire destinée à marcher
contre Langson était partagée en deux brigades placées, la
première sous le commandement du colonel Giovanninelli, la
seconde sous la direction du général de Négrier. L'effectif
s'élevait à 7 000 hommes environ. Avant son départ pour
Langson, le général Brière de l'Isle, commandant en chef,
prévoyant une attaque des réguliers du Yunnan sur le fleuve
Rouge et la rivière Claire, avait confié la défense de la place de
Tuyen-Quan au chef de bataillon Dominé.
Plusieurs routes s'ouvraient devant le général Brière de
l'Isle. Les Chinois nous attendaient surtout sur la route manda-
rine, suivie autrefois par la colonne Dugenne avant le guet-
apens de Bac-Lé. Le commandant en chef, résolut de délaisser
cette voie et dirigea le corps expéditionnaire vers une routé
de montagne, plus difficile pour la marche, mais ayant l'avan-
tage de tourner les principales défenses de l'ennemi.
Prise de Langson. — Le mouvement commença le
3 février et, avant d'arriver à Langson, nous fûmes obligés de
livrer plusieurs combats à Tay-Hoa, à Hao-Hn, à Dong-Song, à
Deo-Quan, à Pho-Vi, à Bac-Viaï; nous arrivâmes le 13 devant
Langson, et les Célestes, chassés de position en position,
essayèrent de se rallier au marché de Ki-lua, situé à peu de
distance de la place. Quelques coups de canon eurent raison de
cette dernière résistance 1.
Défense héroïque de Tuyen-Quan. Combat de
Hoa-Moc. — Aussitôt après la prise de Langson, le comman-
dant en chef laissant le général de Négrier à Langson avec la
seconde brigade, se dirigea à marches forcées vers Tuyen-
Quan, sur la rivière Claire, où le chef de bataillon Dominé,
avec 600 hommes assistés par la canonnière la Mitrailleuse,
était assiégé par 15,000 Chinois depuis le 20 novembre 1884.
La défense de Tuyen-Quan demeurera toujours un des plus
beaux faits d'armes de notre jeune armée. L'ennemi se montra
d'une grande audace et d'une telle habileté qu'on put supposer
que ses opérations étaient dirigées par des ingénieurs euro-
péens. Les Chinois eurent en effet recours aux opérations de
la guerre de mine et réussirent, non seulement à couper

1. Nous avons perdu dans cette expédition le commandant Levrard,


de l'artillerie de marine, et le sous-lieutenant Bossant, officier d'ordon-
nance du général en chef.
516 LA FRANCE COLONIALE
toutes les communications avec l'extérieur, mais à pousser
leurs travaux souterrains jusque sous les murs de la place
où ils pratiquèrent plusieurs brèches par l'explosion des
mines. Le sergent Bobillot, chef du génie, fut blessé' mor-
tellement, le tiers de la garnison fut atteint par le feu de
l'ennemi. Plusieurs sorties furent faites par les légionnaires ou
par les tirailleurs tonkinois. Le 28 février 1885, nos soldats
aperçurent enfin les fusées tricolores tirées par l'artillerie de la
première brigade qui accourait de Langson à leur secours et
indiquait ainsi son approche.
En prévision de l'arrivée du secours, Luu-Vinh-Phuoc, chef
des Pavillons-Noirs, avait fait fortifier le défilé de Hoa-Moc, que
notre colonne devait franchir pour arriver à Tuyen-Quan.
Le 2 mars, la première brigade s'avança, éclairée par les
tirailleurs tonkinois. Arrivés à 60 mètres des ouvrages chinois,
les éclaireurs sont accueillis par un feu roulant. Les tirailleurs
algériens marchent à notre droite, l'infanterie de marine à
notre gauche. L'assaut est préparé par l'artillerie. Tous nos
hommes s'élancent la baïonnette au canon. Une mine, préparée
en avant de l'ouvrage attaqué par les tirailleurs algériens, saute-
mettant de nombreux soldats hors de combat. Mais l'infanterie
de marine s'empare de plusieurs retranchements. La nuit
arrête notre offensive. Nuit terrible qu'il fallut passer à quelques
mètres de l'ennemi, sans pouvoir faire un feu de bivouac ou
même allumer une lumière. Le lendemain, 3 mars, les derniers
ouvrages de l'ennemi furent enlevés et, à deux heures de
l'après-midi, le général Brière de l'Isle pouvait féliciter le
commandant Dominé de son héroïque résistance 1.
L'affaire de Langson : succès et retraite.— Reve-
nons à Langson. Le général de Négrier, poursuivant ses
succès, battit les Célestes en plusieurs rencontres, s'empara de
la porte de Chine qu'il fit sauter pour frapper l'imagination
des Impériaux et leur prouver notre puissance. Il s'avança
jusqu'à Dong-Dang et à Bang-Bo, position qui fut enlevée
le 24 mars au matin. Vers trois heures de l'après-midi les
Chinois reprirent l'offensive, et après une résistance achar-
née le général de Négrier, devant les forces écrasantes de
l'ennemi, ordonna la retraite sur Dong-Dang.
1. La prise de Langson et le souvenir impérissable de la délivrance
de Tuyen-Quan ont valu au général Brière de l'Isle l'honneur d'être
maintenu en activité au delà de la limite d'âge. L'infanterie de marine
salué, avec fierté, cette récompense accordée à son valeureux inspecteura
général.
L'INDO-CHINE FRANÇAISE 517
Le 25, le général de Négrier demeura avec son avant-garde
devant la porte de Chine, attendant les Célestes qui
ne se
présentèrent pas. Le 26 il rentra à Ki-lua et à Langson avec le
gros de sa brigade.
Le 27 fut calme jusqu'à l'après-midi. Quelques renforts
répartis entre les bataillons portèrent notre effectif à 3 500
hommes.
Le 28 au matin, les réguliers du Kouang-Si s'avancèrent,
dessinant, grâce à leur grande supériorité numérique, un double
mouvement tournant. Le général de Négrier résista victorieu-
sement jusqu'à trois heures de l'après-midi. A ce moment il fut
blessé et laissa le commandement au lieutenant-colonel Herbin-
ger. Celui-ci commanda la retraite à cinq heures du soir.
Cette retraite, inutile et trop précipitée, ne fut pas inquiétée
par l'ennemi, qui redouta un piège, et la deuxième brigade
rétrograda jusqu'à Kep et à Chu où elle fut recueillie par le
colonel Borgnis-Desbordes, chargé du commandement en
attendant l'arrivée du colonel Giovanninelli, promu général
de brigade, et du général en chef. Celui-ci ordonna immédiate-
ment de réoccuper une partie des positions abandonnées. A
ce moment survinrent l'armistice et la paix.

La paix avec la Chine. —


La nouvelle de la retraite de
Langson arriva à Paris le dimanche 29 mars et fut connue
dans l'après-midi. Elle excita une douloureuse émotion qui eut
son contre-coup le lendemain à la Chambre des députés. Le
ministère, mis en minorité, succomba.
Sur ces entrefaites, M. Jules Ferry, profitant du succès
précédemmentobtenu à Langson, avait renoué des négociations
avec la Chine pour conclure la paix sur les bases de la conven-.
tion Fournier. Il les continua en attendant la formation du
nouveau ministère, le ministère Brisson. Les préliminaires
furent signés à Paris, le 4 avril, par M. Billot, directeur des
affaires politiques au ministère des Affaires étrangères, et
M. Campbell, représentant du gouvernement chinois. L'évacua-
tion du Tonkin par les forces impériales commença immédia-
tement.
Les négociations pour la paix eurent lieu à Tien-Tsin entre
M. Patenôtre au nom de la France, Li-Hung-Chang et deux
délégués du Tsong-Li-Yamen au nom du Céleste-Empire. Le
traité fut signé le 9 juin. La Chine, malgré la fâcheuse retraite
de Langson, qui aurait pu l'encourager à la résistance, se trou-
vait dans la nécessité de traiter. Les événements dont la Corée
518 LA FRANCE COLONIALE
avait été récemment le théâtre mettaient le Tonkin au second
rang des préoccupations des conseillers dé l'impératrice régente.
Le blocus du Pé-tché-Li par la flotte de l'amiral Courbet empê-
chait l'arrivée dans le nord, c'est-à-dire vers la capitale, des
envois de riz. Or, le riz est à la fois un produit alimentaire
indispensable à la consommation des Asiatiques et représente
la valeur de l'impôt, payé en nature pour la plus grande partie
de sa quotité; la disette de riz pouvait entraîner la révolte de
certaines provinces et ne permettait pas de payer les troupes
qui reçoivent en nourriture leur solde presque entière. D'un
autre côté, nous savions que le Céleste-Empire voyait ses
finances épuisées par les dépenses de la guerre et ne pouvait
faire appel au crédit international. Pour lui, la paix s'impo-
sait à bref délai.
Le nouveau traité de Tien-Tsin relève le Tonkin et l'An-
nam de l'antique suzeraineté chinoise; il règle les rapports
de bon voisinage de la France et du Céleste-Empire, la délimi-
tation des frontières, ouvre à notre commerce deux points
situés au delà de Laokay et de Langson, prévoit l'installation
de consuls des deux puissances sur le territoire de leur voisin,
l'ouverture de voies de communication, et spécifie que, si la
cour de Pékin juge à propos de faire de grands travaux publics,
elle demandera de préférence le concours d'ingénieurs fran-
çais.
Mort de l'amiral Courbet. — La joie de la paix fut
troublée par la nouvelle de la mort du vaillant amiral Courbet,
dont le Bayard ramena en France les dépouilles mortelles.
Courbet était un de ces hommes qui, comme Chanzy, permet-
taient à la France de légitimes espérances dans le cas d'une
guerre européenne. La fortunejalouse nous a ravi ces capitaines,
mais ils ont laissé des élèves et des émules. Quant à nos
marins et à nos soldats, ils ont montré, dans l'extrême Orient,
de telles qualités militaires que la République, fière de leurs
succès, peut désormais considérer l'avenir avec confiance.
Guet-apens de Hué. — La paix avec la Chine étant
signée, le général de Courcy, nommé commandant en chef du
corps expéditionnaire, avec les généraux Brière de l'Isle et de
Négrier pour lieutenants, se rendit à Hué. Il débarqua à
Thuan-An, avec un bataillon du 3e zouaves et deux compagnies
du 11e chasseurs à pied, et arriva dans la capitale le 1er juillet.
Il négociait pour régler les détails de la remise de ses lettres de
créance au souverain quand, dans la nuit du 4 au 5, les Anna-
L'INDO-CHINE FRANÇAISE 519
mites, sous les ordres du second régent Thuyet, attaquèrent
à l'improviste nos soldats. Vivement repousses, ils prirent la
fuite, emmenant dans les montagnes à Cam-Lo le roi Ham-
Nghi. Le premier régent, Nguyen-Van-Tuong, fit sa soumis-
sion et protesta qu'il avait été étranger au guet-apens de son
collègue. Nommé membre du gouvernement réorganisé, il ne
tarda pas à donner de nouvelles preuves de sa fourberie et
fut interné à Poulo-Condore, puis à Tahiti, où il mourut. Des
troubles éclatèrent sur plusieurs point du royaume. Le roi
Ham-Nghi fut alors déposé par le général de Courcy et rem-
placé par le prince Chanh-Mong, qui prit le nom de Dong-
Khanh ou Union des deux Nations (19 septembre 1885). Nguyen-
Huu-Do, qui avait donné des gages certains de sa fidélité
à la France, était chargé de la régence 1.

CHAPITRE III
DEPUIS LA PAIX DE 1885.

Le Tonkin Jusqu'à Paul Bert. — Au Tonkin les


manoeuvres de la cour de Hué avaient perpétué l'agitation; si
Luu-Vinh-Phuoc avait abandonné le pays, il avait laissé après
lui de nombreux outlaws. Le général Jamont marcha contre
eux et s'empara de l'importante position de Than-Maï
(24 octobre 1885). Les débats de la Chambre sur la question
du Tonkin faillirent être fatals à notre domination, les
rebelles annonçaient partout l'évacuation et attiraient à eux
les esprits hésitants. De nombreuses expéditions dirigées par
les généraux de Négrier, Munier et le colonel Mourlan furent
entreprises.
Le général Warnet prit le commandement et la direction
des affaires civiles au commencement de 1886, continua la
pacification, fit occuper Laokay par le colonel de Maussion et
Than-Quan par le commandant de Mibielle. M. Paul Bert, nommé
résident général le 31 janvier 1886, arriva à Hanoï le 8 avril.
1. Nguyen-Huu-do est mort le 18 décembre 4888 et a été remplacé
par Tran-huu-huê. Le roi Dong-Khanh est décédé le 28 janvier 1889 et a
eu pour successeur le prince Buu-lan. âgé de dix ans, proclamé sous le
chiffre de Thanh-Thaï. Thuyet est interné par les autorités chinoises
dans la province de Quang-Tong. Le roi Ham-Nhgi, dont il avait déter-
miné la fuite, est interné à Alger.
520 LA FRANCE COLONIALE
La commission de délimitation des frontières. —
Conformément au traité de paix avec le Céleste-Empire une
commission mixte reconnaissait la frontière dans le but de la
délimiter 1. Dans sa première campagne la commission opéra
sur les confins du Kouang-Toung (décembre 1885, mars 1886),
Langson fut réoccupé; des garnisons établies à That-Khe et à
Caobang.
Dans une seconde campagne, sur la frontière de Yunnan
(du 22 juin 1886 au mois de septembre), les commissaires, à la
suite d'une attaque où périrent les lieutenants Geil et Henry,
durent délimiter sur la carte.
La troisième campagne de délimitation eut lieu aux limites
des deux Kouang ; elle fut marquée, à son début, par l'assassinat
de M. Haïtce à Monkay (25 novembre) ; ce malheur n'arrêta
pas les négociations; elles furent terminées le 29 mars 1887.
Les procès-verbaux de la commission, portés à Pékin par
le commandant Boüinais, servirent à M. Constans dans ses
négociations pour le traité de commerce.
Très adroitement, en effet, l'envoyé extraordinaire de la
République française lia les opérations de la délimitation aux
négociations commerciales, et le traité, signé le 26 juin 1887.
nous concéda, en échange de concessions consenties sur le tracé
de la frontière, une base certaine pour notre pénétration écono-
mique dans le Céleste-Empire.
Des opérations d'abornement succédèrent à celles de la
délimitation et furent dirigées successivement par le chef de
bataillon Chiniac de la Bastide et le consul Frandin; elles se
continuent par les soins du colonel Servière.
Avec les Chinois, qui n'aiment pas les changements de per-
sonnes, il eût été préférable d'acquiescer à leur désir et de
confier à un membre de l'ancienne commission de délimitation
l'achèvement de l'oeuvre commencée. Les délégués à la
délimitation avaient eu, en effet, en face d'eux de hauts person-
nages comme le vice-roi du Kouang-Si et le directeur du céré-
monial d'Etat à Pékin; leurs successeurs se rencontrèrent avec
des mandarins secondaires. De plus la présence de la commis-
sion de délimitation sur un point de la frontière arrêtait la pira-
terie, et, derrière elle, le protectorat pouvait organiser, à son
gré, les hautes provinces du Tonkin. Ainsi, en 1886, de Dong-
1. Membres français : M. Bourcier Saint-Chaffray, président, remplacé
plus tard par M. Dillon; MM. Schezer consul de Canton, lieutenant-colonel
Tisseyre, capitaine Boüinais, docteur Néis, Haïtce, membres. Les Chinois
avaient deux délégations : l'une pour les Kouang, l'autre pour le Yunnan.
L'INDO-CHINE FRANÇAISE 521
Dang à Hanoï, par Langson la route mandarine était libre de
tout pillard. La reprise de l'opération serait utile ; sagement
conduite sur une large base, elle aurait plus d'action pour la
pacification que le passage des colonnes volantes, incapables
de fixer au sol les populations plus ou moins nomades, plus ou
moins auxiliaires des pirates.
Paul Bert résident général. — Dès son arrivée au
Tonkin, le nouveau résident général déploya la plus grande
activité. Il sut reconnaître la situation, réunir toutes les bonnes
volontés dans un commun effort, profiter de l'influence acquise
sur les indigènes chrétiens par les missionnaires et leur chef
Mgr Puginier 1 et gagna à sa politique de conciliation entre les
conquérants et les Annamites le kien-luoc (vice-roi) Nguyen-
huu-do. Il développa l'organisation civile pendant que nos
troupes, sous le commandement des généraux Jamais, Mensier,
des colonels Metzinger, Dugenne, Boilève, des commandants
Servière, Simon, de Lorme, Pelletier, Poncet, détruisaient des
bandes de pirates dans l'Annam et le Tonkin. Paul Bert, après
avoir encouragé le roi à faire campagne et lui en avoir fourni
les moyens, se rendit à Hué où il eut une entrevue avec le
prince. Malheureusement, à son retour à Hanoï, il mourut le
11 novembre 1886. M. Vial, résident supérieur de Hanoï, prit
l'intérim et les fonctions de résident général passèrent ensuite
à M.Bihourd (27 novembre 1886).
Traité de commerce avec la Chine. — Le traité de
commerce, prévu par la paix de Tien-Tsin et signé par
M. Cogordan en 1885, fut remanié dans un sens plus favorable
à nos intérêts, par M. Constans. Ce traité, signé le 26 juin 1887,
stipule que la ville de Lang-Tchéou, au Kouang-Si, et celle de
Montzé (avec son annexe Mang-hao), au Yunnan, sont ouvertes
au trafic franco-annamite. Le gouvernement français est auto-
risé à entretenir des agents consulaires dans ces deux villes.
lies opérations de gendarmerie.—Depuis la signa-
ture de la paix, il a fallu réprimer le brigandage et opérer
certaines occupations nécessaires. De nombreuses actions et
de brillants faits d'armes en ont été la conséquence. Citons,
dans l'ordre chronologique, l'affaire de Quin-Quan, l'occupation
du Than-Hoa, la prise de Binh-Dinh, la destruction du fort de

1. Mgr Puginier est mort en 1892. Il avait passé la plus grande partie
de sa carrière au Tonkin où il a rendu les plus éminents services. Il
était officier do la Légion d'honneur.
822 LA FRANCE COLONIALE
Tanh-Dong, l'enlèvement du fort de Ben-Mé, la rencontre de
Phu-Cat, la colonne de Ninh-Binh, les reconnaissances de Quan-
Dao, et de Cho-Chu, les colonnes de Quang-Binh et de Quang-
Nam (1886), le siège mémorable de Ba-Dinh (décembre 1886-
janvier 1887), la prise du fort de Makao, la reconnaissance de
Moxat, les colonnes du fleuve Rouge (colonel Brissaud et com-
mandant Pelletier), la marche remarquable du colonel Pernot,
en décembre 1887 et en janvier 1888, dans le bassin de la
rivière Noire, la brillante affaire de Cho-Moi, sous le général
Borgnis-Desbordes, les opérations très importantes du Yen-
Thé, dirigées par le colonel Frey en 1891 et reprises en 1892,
par le général Voyron, les colonnes du colonel Terrillon dans
le Dong-Trieu (1891 1892), la colonne Servière dans le Mau-
Son, en 1892, et de nombreux engagements où nos officiers et
nos soldats ont montré la plus brillante bravoure et une téna-
cité bien propre à faire réfléchir pirates et rebelles. Aussi les
soumissions augmentent-elles chaque jour. Toutes ces colon-
nes prendront fin le jour où les frontières seront barrées, où
les pirates chinois ne pourront plus donner la main aux
rebelles annamites. C'est en ce sens que la question du Tonkin
est une question chinoise. Entendons-nous avec les Chinois
pour faire respecter la frontière du Tonkin, car des deux côtés
de cette frontière il y a des pirates chinois, et il y a par consé-
quent dans ce fait une question sociale que nous devons
résoudre avec les Célestes.
Ce point capital réglé, nous ne trouvons plus au Tonkin que
des malfaiteurs comme il y en a eu de tous temps, quelquefois
des rebelles ; mais alors la question est simplifiée, elle devient
purement annamite et ces gens-là, n'ayant plus rien à attendre
de leurs camarades chinois, seront vite contraints par la cour
de Hué, appuyée au besoin par nos colonnes, à redevenir de
paisibles agriculteurs.
Pour nous la prospérité de notre établissement en Indo-
Chine, qui offre de si merveilleuses richesses, dépend entière-
ment de la solution que nous préconisons.
L'art. 1er du traité de paix, de commerce et d'amitié conclu
entre la France et la Chine, le 9 juin 1885, est ainsi conçu :
«
La France s'engage à rétablir et à maintenir l'ordre dans
les provinces de l'Annam qui confinent à l'empire chinois. A
cet effet, elle prendra les mesures nécessaires pour expulser
les bandes de pillards et gens sans aveu qui compromettent la
sécurité publique et pour empêcher qu'elles ne se reforment.
Toutefois les troupes françaises ne pourront, dans aucun cas,
L'INDO-CHINE FRANÇAISE S23
franchir la frontière qui sépare le Tonkin de la Chine, fron-
tière que la France promet de respecter et de garantir Contre
toute agression.
«
De son côté, la Chine s'engage à disperser ou à expulser
les bandes qui se réfugieraient dans ses provinces limitrophes
du Tonkin, et à disperser celles qui chercheraient à se former
sur son territoire pour aller porter le trouble parmi les popu-
lations placées sous la protection de la France, et, en considé-
ration des garanties qui lui sont données quant à la sécurité de
la frontière, elle s'interdit pareillement' d'envoyer des troupes
au Tonkin.
«
Les hautes parties contractantes fixerontpar une conven-
tion spéciale les conditions dans lesquelles s'effectuera l'extra-
dition des malfaiteurs entre la Chine et l'Annam.
«
Les Chinois, colons ou anciens soldats qui vivent paisi-
blement en Annam, en se livrant à l'agriculture, à l'industrie
ou au commerce, et dont la conduite ne donnera lieu à aucun
reproche, jouiront pour leurs personnes et pour leurs biens de
la même sécurité que les protégés français. »
Cet article, fort critiqué par de bons esprits connaissant
parfaitement l'Empire du Milieu, présente selon nous les incon-
vénients suivants d'où proviennent nos difficultés dans le haut
Tonkin. Pendant que nous exécutons loyalement et strictement
le premier paragraphe, les mandarins de la frontière des deux
Kouang, qui ne sont pas les signataires du traité 1, considèrent
le paragraphe deuxième, contre-partie du précédent, comme
une lettre morte. Ils secourent, au moins indirectement, les
pirates, ils leur donnent asile, ils permettent la formation des
bandes. Il nous faut sans cesse peser sur le Tsong-li-Yamen
pour obtenir enfin le respect des conventions internationales et
jamais ne nous laisser arrêter par des promesses sans consé-
quence. Pour arriver au résultat voulu, il faut négocier la con-
vention spéciale d'extradition prévue au paragraphe troisième,
et cette négociation nous donne précisément la plate-forme que
nous cherchons pour obtenir des mandarins des frontières
l'exécution des engagements consentis par la cour de Pékin.
Alors, mais alors seulement, on se trouvera en présence, de
Chinois « agriculteurs, industriels et négociants », établis dans
l'Annam, Chinois à qui nous avons promis la sécurité. Jusqu'à
ce moment il nous sera bien difficile de considérer les émigrés
du Céleste-Empire comme des « colons » dignes de protection.
1. Rappelons que les vice-rois ont souvent une politique personnelle
différente de la politique du gouvernement central.
524 LA FRANCE COLONIALE

Missions Pavie. — M. Pavie, consul général et ministre


résident de France à Bangkok, bien connu par ses explorations
antérieures au Cambodge, a exploré les montagnes séparatives
de l'Annam et du bassin du Mékong, dans le but de rechercher
les voies de communication entre les Etats protégés par la
France et le Laos.
Dans sa première mission, M. Pavie partit de Luang-Prabang
pour atteindre Dien-Bien-Phu et la rivière Noire. Il fut arrêté
par la révolte des Hos qui détruisirent la ville de Luang-
Prabang. Il fut rejoint par le capitaine Cupet et le lieutenant Nico-
lon, puis par une colonne commandée par le colonel Pernot sui-
te rivière Noire. Dans un second voyage, MM. Pavie et Cupet se
rendent à Takoa et le premier gagne Hanoï. Le lieutenant
Nicolon reconnut en même temps la ligne de partage des eaux.
Les différents voyages de la première mission se firent de
1887 à 1889.
La seconde mission eut pour but de compléter l'étude du
pays jusqu'au Cambodge et de reconnaître les territoires entre
Luang-Prabang et la Chine. La mission se divisa en plusieurs
groupes. Lepremier, sous la direction de M. Pavie, quitta Hanoï
au mois de février et se rendit du Tonkin en Cochinchine par
la rivière Noire et le Mékong. Revenu au Tonkin, M. Pavie
explora les pays Shangs et pénétra en Chine par le Yunnan. Le
deuxième groupe, dirigé par le capitaine Cupet, regagna Luang-
Prabang en complétant les études ébauchées pendant la pre-
mière mission et les rattachant à celles faites autrefois par le
docteur Harmand.

Coup d'oeil sur les opérations des Anglais en


Birmanie. — Les progrès des Français en Indo-Chine ont
excité la jalousie des Anglais. Par la guerre de 1824-1826, ter-
minée par le traité d'Yandabo, et par la guerre de 1852-1853,
que ne termina aucun traité de paix, ils avaient démembré
l'empire birman, lui avaient enlevé toutes ses provinces mari-
times, l'avaient réduit à la Haute-Birmanie, ou royaume d'Ava,
étroitement surveillée par un résident britannique, installé
auprès de la cour de Mandalay. Mais voilà que de cette Haute-
Birmanie les Français devenaient voisins. Elle semblait des-
tinée à rester un État indépendant, un État tampon, entre
l'Indo-Chine française et l'Indo-Chine britannique : dès lors
nous pourrions être libres d'étendre notre, influence sur le
royaume de Siam. Or, les Anglais, entendaient au contraire que
ce serait le royaume de Siam qui deviendrait l'État tampon,
L'INDO-CHINE FRANÇAISE 525
et pour cela il leur fallait supprimer et annexer la Haute-
Birmanie. En second lieu, il s'agissait de savoir laquelle des
deux puissances dominerait sur le Mékong, qui, dans son
cours supérieur, arrose la province chinoise du Yunnan, la
Haute-Birmanie, le Laos, sépare l'empire de Siam de l'empire
d'Annam, et, dans son cours inférieur, traverse le Cambodge
et vient former le delta de la Cochinchine. Si les Français
dominaient sur le Mékong les États Shans du Laos, le Kiang-
Tung, le Kiang-Hung, le Xieng-Haï, le Xieng-Khong, le Luang-
Prabang, passaient sous notre influence. Dès lors aussi, les
relations directes entre la Haute-Birmanie et le Yunnan, c'est-
à-dire tout l'empire chinois, étaient coupées et le chemin de fer
projeté par l'ingénieur britannique Colquhoun devenait impos-
sible.
Il fallait donc que les Anglais se hâtassent, avant que la
France ne fût en position de revendiquer tous les droits qui
découlaient pour elle de son établissement dans l'Annam.
En outre, le 13 août 1883, était arrivée à Paris une ambas-
sade birmane, chargée d'abord de ratifier le traité d'amitié et
de commerce, conclu en 1873 entre la France et la Haute-
Birmanie, et aussi de réclamer la protection de la France contre
les convoitises anglaises. Dès le 14 novembre 1883, lord Lyons,
ambassadeur d'Angleterre à Paris, priait M. Jules Ferry, alors
président du Conseil et ministre des Affaires étrangères, de ne
pas perdre de vue « l'intérêt tout particulier que l'Angleterre
attache à la Birmanie, en raison de sa position géographique
et de ses relations politiques avec le gouvernement de l'Inde ».
M. Jules Ferry rassurait l'ambassadeur en lui affirmant qu'il
ne s'agissait que de la ratification d'un ancien traité de com-
merce, que la France n'entendait faire aucune convention poli-
tique avec la Birmanie et qu'elle se refusait absolument à la
secourir d'armes et de munitions, comme l'avaient demandé
les envoyés birmans. Mais, le 11 juillet 1884, il faisait observer
à lord Lyons que « les Français et les Birmans sont sur le
point de devenir voisins » et que « les États laotiens, qui
constituent le mur mitoyen naturel entre les sphères d'action
anglaise et française, doivent être l'objet d'une entente entre
les deux gouvernements ». Le 5 janvier 1885, il répétait qu'il
« serait nécessaire de faire un traité relativement aux fron-
tières ». C'était précisément ce que ne voulait pas faire l'An-
gleterre. Une vive agitation régnait parmi les Anglais établis
dans la Basse-Birmanie, parmi ceux de Calcutta et de l'Inde
britannique, parmi ceux de la métropole. Les chambres de
526 LA FRANCE COLONIALE

commerce de Rangoun, de Calcutta, de Macclesfield, de Glascow,


de Liverpool, de Londres, les agents britanniques dans la Haute
et la Basse-Birmanie, le vice-roi des Indes, lord Dufferin, insis-
taient auprès du gouvernement anglais pour qu'il prît en
mains les intérêts de ses nationaux vis-à-vis de la cour de Man-
dalay. La compagnie de l'Iraouaddy Flotilla, et celle de Bombay-
Burmah. formées pour l'exploitation des forêts du royaume d'Ava,
se plaignaient d'être molestées par le roi Thibaw. L'ingénieur
Halet, attaché au gouvernement de l'Inde, faisait des confé-
rences dans les villes d'Angleterre, où il parlait non seulement
d'annexer la Birmanie, mais de « prendre le roi de Siam par
la main pour l'amener dans la grande famille anglo-indienne »,
c'est-à-dire pour établir le protectorat sur ses États. Lord
Dufferin (aujourd'hui ambassadeur d'Angleterre à Paris) télé-
graphiait à Londres, le 29 juillet 1885 : « L'influence domi-
nante et exclusive de la France dans la Haute-Birmanie entraî-
nera de sérieuses conséquences pour nos possessions de la
Basse-Birmanie : il faut la paralyser, au risque d'ouvrir les
hostilités contre Mandalay. »
Malheureusement le roi Thibaw avait donné aux Anglais
de sérieux griefs : conseillé par la reine Soupaïa-Lât, à la fois
sa soeur et sa femme, il avait ouvert son règne (1879) par un
massacre général des princes et princesses de sa famille, ajou-
tant les tortures au meurtre, et avait même essayé de faire
assassiner ceux qui s'étaient réfugiés sur le territoire britanni-
que. Il avait abreuvé d'outrages le résident anglais à sa cour,
l'obligeant à se déchausser pour se présenter à l'audience,
laissant insulter les membres de la légation, au point que
celle-ci se vit obligée, en septembre 1879, d'évacuer Mandalay.
Il faisait dépouiller les négociants anglais, violer leurs domi-
ciles et torturer les Indous sujets ou protégés de la Grande-
Bretagne. Jusqu'alors le gouvernement britannique avait usé
de longanimité, tempérant le zèle de ses agents, leur répétant que
Thibaw n'était pas plus cruel ni plus coupable que ses prédéces-
seurs, que de tous temps les commerçants anglais avaient
souffert des avanies sans que leurs affaires cessassent de
prospérer, qu'il serait « hautement impolitique » de soulever
un conflit pour de telles raisons.
Toutefois, ses griefs contre le roi Thibaw constituaient un
prétexte de guerre qu'il était bon de se ménager. On commença
donc à le trouver plus cruel et plus coupable que ses prédéces-
seurs quand les intérêts britanniques parurent menacés, par
les progrès de la France. De Londres on se mit à prêter l'oreille
L'INDO-CHINE FRANÇAISE 527
aux plaintes qui venaient de Rangoun et de Calcutta. On se
laissa dire que les Français avaient conclu à Paris une alliance
offensive et défensive avec le roi Thibaw, qu'ils lui faisaient
passer des armes par le Tonkin, qu'ils avaient obtenu de vastes
territoires en Birmanie, la concession d'un chemin de fer
reliant Mandalay au Tonkin, d'une banque à Mandalay, que le
consul de France, M. Haas, excitait le roi à se soulever contre
l'Angleterre. Toutes ces nouvelles arrivaient de Rangoun à
Calcutta et à Londres, appuyées de pièces officielles, qui
étaient autant de faux. Le traité franco-birman du 15 janvier
1885. qui a été publié, ne contient que des stipulations purement
commerciales. Vainement M. Jules Ferry ne cessait de le répé-
ter à lord Lyons; vainement, après lui, M. de Freycinet en
renouvelait l'assurance à cet ambassadeur, le 12 octobre 1885 :
«
Le gouvernement de la République affirme qu'il n'y a rien
de sérieux dans toutes ces prétendues concessions. »
L'Angleterre n'entendait plus se laisser persuader. M. Jules
Ferry avait été renversé le 30 mars; les élections d'octobre
rendaient impossible, pour longtemps, son retour aux affaires;
on était sûr de ne plus le trouver sur son chemin, revendi-
quant la neutralité des États laotiens. Dès le 16 octobre, lord
Dufferin envoyait un ultimatum au roi Thibaw : on le sommait
de se reconnaître vassal de la Grande-Bretagne. Sur son refus,
le 11 novembre, ordre fut donné au général Prendergast, avec
une armée de 10000 hommes, de marcher sur Mandalay.
Quelques engagements suffirent à disperser les forces birmanes,
inférieures en nombre et mal organisées. La couardise du roi
Thibaw fit le reste : il livra sa capitale, son armée, sa famille,
sa personne, sur la simple promesse d'avoir la vie sauve. Le
1er janvier 1886, l'annexion de la Haute-Birmanie fut procla-
mée 1.
C'est ainsi que l'Indo-Chine française se trouva tout de
suite avoir les Anglais pour voisins, sans que les successeurs
de M. Jules Ferry, dans la crise qui suivit les élections, aient
rien pu stipuler au sujet de nos droits sur les États Shangs et
pour notre légitime influence sur le royaume de Siam.
Depuis lors les Anglais, que l'armée du roi Thibaw avait
arrêtés si peu de temps, ont vu leurs progrès retardés par l'in-
surrection des bandes de dacoïts, moitié patriotes et moitié
1. Livre bleu anglais sur les affaires de Birmanie. — Anonyme, La
chute des Allompra ou la fin du royaume d'Ava, Challamet, 1886. — Lady
Dufferin, Quatre ans aux Indes anglaises, notre vice-royauté, 1890. —
Chailley-Bert : La colonisation de l'Indo-Chine, l'expérience anglaise, 1892.
528 LA FRANCE COLONIALE
brigands, assez analogues à nos pirates du Tonkin, mais ayant
à leur tête des princes royaux. Ils ont eu affaire comme nous
aux prétentions de la Chine, revendiquant une suzeraineté sur
la Birmanie. Ils n'en ont pas moins fini par s'établir solidement.
Tout ce que nous avons pu faire pour parer aux dangers
de l'avenir, c'est d'établir un consul à Luang-Prabang, point
stratégique de première importance sur le Mékong, et d'éche-
lonner des agents commerciaux qui font flotter le pavillon
tricolore tout le long, de ce fleuve : cela nous permettra de
garantir un peu les États Shangs et le royaume de Siam.

Conclusion. — Nous arrêtons ici notre résumé historique.


Nous sommes désormais en contact avec l'Empire du Milieu ;
nous ne devons jamais oublier que notre puissance dans l'Indo-
Chine dépend surtout du modus vivendi à établir avec la cour
de Pékin. La question tonkinoise est avant tout une question
chinoise; la paix de nos protectorats, le développement de
notre influence, les profits légitimes de nos sacrifices, la pos-
session de notre nouvel empire asiatique, acheté au prix de
tant de généreuses existences et de tant de nobles actions mili-
taires, tout dépend de notre politique envers le Tsong-li-Yamen.
Cette politique doit être ferme et bienveillante, capable de
convaincre les Célestes de notre volonté de dominer sur les
bords du Song-Koï et de leur inspirer la conviction que, parmi
les Européens, nous sommes encore les meilleurs voisins.
Vis-à-vis des Annamites et de la cour de Hué, notre politique
doit s'inspirer des mêmes principes de fermeté et de protection,
et le dernier gouverneur général de l'Indo-Chine, M. de Lanes-
san, a donné des gages de confiance aux hauts mandarins. Mais
il faut convaincre ceux-ci qu'aujourd'hui ils n'ont plus rien
à attendre du Céleste-Empire. S'ils se pénètrent de cette
idée, ils reconnaîtront leur véritable intérêt et accepteront
loyalement un protectorat respectueux des situations acquises,
des moeurs, des coutumes traditionnelles, du culte des ancêtres;
ils, comprendront que la révolte, la fourberie, la mise au jour
de « pensées de derrière la tète », conduirait la France à impo-
ser un protectorat plus rigoureux ressemblant beaucoup à une
annexion et à transformer le Tonkin en une autre Cochin-
chine, c'est-à-dire en une colonie française.
Le comat ou conseil secret semble comprendre la situation
et l'accepter. C'est le moyen de conserver la couronne au jeune
roi Thanh-Thaï et de maintenir le sceptre dans la famille des
Nguyen.
L'INDO-CHINE FRANÇAISE 529
Aujourd'hui l'Annam est tranquille, le delta tonkinois est
pacifié, la situation s'améliore dans les régions montagneuses.
La création de quatre territoires militaires a été de la part
du gouverneur général un acte de sagesse politique et de désin-
téressement. L'autorité civile aura son tour dans les hautes
provinces ; li faut encore maintenant, à cette partie du Tonkin,
la forte direction du commandement. Des voies de communi-
cation s'ouvrent pour faciliter la marche rapide des troupes sur
une ligne de postes fixes fermant les routes de pénétration de
la frontière au coeur du territoire, rejetant les pirates vers la
Chine. A mesure que les bandes trouveront plus rarement l'oc-
casion de coups de main fructueux, elles se disperseront,jugeant
la vie sédentaire préférable à une existence où elles rencon-
treront plus de fatigues et de privations que d'avantages. La
population, trop dense à l'embouchure des fleuves, remontera
peu à peu vers la partie fertile des hautes vallées. Nous aurons
démontré le mouvement en marchant et nous verrons enfin dans
l'Indo-Chine française ce qu'elle est en effet : le plus beau
fleuron, avec l'Algérie, de notre couronne coloniale.

FRANCE COLONIALE. 34
PARTIE GEOGRAPHIQUE

CHAPITRE PREMIER
GÉOGRAPHIE GÉNÉRALE

Situation et limites. — Les possessions indo-chinoises


de la France comprennent une COLONIE, la Basse-Cochinchine,
capitale Saïgon, et les PROTECTORATS du Cambodge, capitale
Phnum-Penh, de l'Annam, capitale Hué, et du Tonkin, capitale
Hanoi. Elles s'étendent entre 8° et 23°20' de latitude nord et
entre 100°30' et 105°40' de longitude orientale 1.
La Basse-Cochinchine est bornée à l'ouest par le golfe de
Siam, au sud-est par la mer de Chine, à l'est par l'Annam,
au nord par le Cambodge. Ce dernier royaume est compris
entre le Siam. et le Laos au nord, le golfe de Siam à l'ouest, et
des territoires occupés par des tribus sauvages, plus ou moins
dépendantes de la cour de Hué à l'est.
L'Annam n'a pas de limites définies vers le Laos ; il con-
fine à la Basse-Cochinchine, à là mer de Chine et au Tonkin.
Le Tonkin occupe la partie septentrionale de nos posses-
sions et s'étend entre le golfe du même nom, le Céleste-Empire
et le Laos.
La superficie totale de la colonie et des protectorats est
d'environ 450 000 kilomètres carrés; leur population de 19 à
20 millions d'habitants, soit 44 habitants par kilomètre carré 2.

LATITUDE LONGITUDE
Basse-Cochinchine à 11°30 N. 102°5'55à 105°9'55"E
1.
Cambodge .. . .

10°30'à 14° 100°30' à 104°50'
Annam 10° à 20° 102° à 107°
Tonkin . 17°30' à 25-20 101° à 105°40'
2. Cochinchine française (en 1891). 67 000 km (q2) 2 034 4-53 hab.
Cambodge 100 000 1 300 000
Annam 140 000 12 000 000
Tonkin 150 000 4 000 000
457 000 km(q2) 19 534 483 hab.
532 LA FRANCE COLONIALE

Mais ces chiffres ne pourront être fixés avec précision qu'au


moment où nous aurons pénétré le pays et où nous aurons
pu nous livrer par nous-mêmes à des travaux de statistique
sérieux.
Le littoral. —La limite continentale du Siam et du Cam-
hodge se trouve sur le golfe de Siam. Le littoral se dirige
dans la direction du sud-ouest; on y rencontre les îles Kokong,
Samit, la pointe Samit, la baie de Kompong-Som, l'embouchure
de la rivière de Kampot et la baie de la Table.
Alors commence, vers Hatien, la Cochinchine française. La
côte suit la direction nord-sud jusqu'à la pointe de Camau ou
cap Cambodge ; elle tourne alors brusquement dans la direction
du nord-est et est coupée par les bouches du Mékong et du
Donnai au nombre de douze et dont les principales sont les
bouches de Cua Co Chien, de Cua- Tien et de Can-Giau; cette
dernière, véritable entrée de la rivière de Saigon, par laquelle
pénétra l'amiral Rigault de Genouilly, en 1858. Elle était autre-
fois munie d'un bateau-feu fixe blanc, élevé de 10 mètres
au-dessus de la mer, visible à 10 milles. Aujourd'hui deux
petits phares ont été élevés sur la plage. On trouve ensuite le
cap Saint-Jacques, surmonté d'un phare de première classe, au
feu blanc et fixe, d'une portée de 28 milles, construit sur une
colline de 140 mètres et haut de 8 mètres. A la baie des Cocotiers,
située au pied du cap Saint-Jacques, atterrissent les câbles
télégraphiques qui mettent Saïgon en communication avec
Singapour, Hong-Kong, Hué, Haïphong, la Chine, le Japon et
l'Europe.
La frontière de la Cochinchine et de la province annamite
du Binh-Thuan est située près du cap Baké.
Peu après le cap Baké, la côte commence à décrire, jusqu'à
l'entrée du golfe du Tonkin, un arc de cercle dont la convexité
regarde la mer. On y rencontre la pointe Kéga, l'île Vache, la
petite Poulo-Cécir de mer où s'élève un phare, l'île Soulier ou
Poulo-Sapate, Poulo-Cécir de terre, le cap Padaran, les baies de
Phan-Rang et de Vung-Gang, le faux cap Varela, la baie de Cam-
raigne, un des plus beaux havres de l'Annam, le port Vung-Ro,
le cap Varela ou de la Pagode, la rivière et le port de Phu-Yen
ou baie et port Xuanday, la plus belle de toute la côte ouverte
au commerce étranger par les traités de 1883 et de 1884, le
port de Qui-nhon ou de Thi-Naï, ouvert par le traité de. 1874,
le cap Batagan, la baie et le port de Tourane, occupé par nos
troupes de 1858 à 1860 et ouvert par le traité de 1883, le cap
L'INDO-CHINE FRANÇAISE 533
Choumay, le mouillage de Thuan-An, à l'entrée de la rivière de
Hué, où atterrit le câble sous-marin, et les forts enlevés le
15 août 1883 et occupés depuis lors par une garnison française;
le cap Lay et l'embouchure du Dong-Hoï. C'est au cap Lay,
vers 17° de latitude environ, que commence le golfe du Tonkin,
dont le littoral a 650 kilomètres environ, sans tenir compte
des irrégularités du
tracé.
La côte du golfe présente le mouillage de Vile de Hon-Né, le
Cua-Banh, le Cua-Vich qui présente au sud le mont Trang
(mont blanc) susceptible de devenir une forte position militaire,
l'embouchure du Ngan-Son, la baie de Vung-Chua, le Cua-
Giang, le Cua-Trap, le Cua-Chinh qui peut donner passage aux
barques qui suivent un canal de navigation intérieure com-
muniquant avec le Delta tonkinois par la brèche du Dien-Ho ;
le Cua-Day, qui marque le commencement du Delta.
Le Delta. — Les principales bouches du Delta sont le
Cua-Day, le Cua-Ba-Lai-Name, le Cua-Ba-Lai-Dong, le Cua-
Ti'aly,le Cua-Thai-Binh, le Cua- Van-Uc -(ces deux dernières
bouches communiquent avec Haï-Dzuong), le Cua-Cam, entrée
du port de Haïphong, le Cua-Nam-Trieu qui reçoit les embar-
cations pour Quang-Yen, le Lach-Huyen qui permet de remon-
ter aux baies de Hong-Gay et Fitze-Long, la baie de Don-Song,
la baie d'Along, l'Entrée profonde ou baie de Lang-Ha, et un
grand nombre d'îles ou d'îlots calcaires qui bordent la côte
jusque vers le cap Paklung, où se termine le Tonkin.
Iles. — Dans le golfe de Siam, on rencontre plusieurs îles
sur le littoral du Camboge et de la Cochinchine. La plus im-
portante est l'île de Phu-Quoc, plus étendue que la Martinique,
habitée par un millier d'habitants, renfermant de belles forêts
et quelques plans de caféiers. On avait pensé à comprendre
Phu-Quoc parmi les îles destinées à la relégation des récidi-
vistes. Ce projet ne peut avoir aucune suite, car il est impos-
sible à des Européens de travailler manuellement sous cette
latitude.
Au sud de l'embouchure du Mékong, à 180 kilomètres de la
côte, se trouve le groupe de Poulo-Condore, composé de deux
îles, riches en produits agricoles. Un pénitentier est établi à la
Grande-Condore ou Connon; il reçoit les condamnés à plus d'un
an et à moins de dix ans de prison. Le groupe, cédé à la France
par les traités de Versailles en 1787 et de Saïgon en 1862, a été
occupé dès 1861.
Les principales îles de la côte de l'Annam sont Poulo-Cécir
534 LA FRANCE COLONIALE
de mer, Poulo-Sapate, Poulo-Cécir de terré, Hon-Dat, Poulo-
Gambir, Culao-Cham, Culao-Han, Bien-Son, Mé.
Les îles de la côte tonkinoise, depuis la province du Nghé-
An, sont les îles Vung-Chua et Boissieux, Hon-Né, Hun-Do et,
dans la baie de Don-Son, Norway; l'île boisée de la Cac-Bat, à
l'embouchure du Lach-Huyen : c'est la plus grande du Tonkin;
les îlots de la baie d'Along, les îles Gow-Tow.ou des Piratés, et
une longue chaîne d'îles, d'îlots et de récifs de toute grandeur
et de toute forme, dirigés parallèlement au littoral depuis la
baie d'Along jusque vers la frontière chinoise. C'est dans ces
dernières îles, alors peu connues, que la piraterie a trouvé un
refuge contre les croisières françaises, car nos canonnières ne
peuvent s'y aventurer sans pilote.

Montagnes. — Le nord et le nord-ouest de l'empire khmer


sont couverts par les dernières ramifications des chaînes de
montagnes qui se détachent du plateau central asiatique et tra-
versent du nord au sud l'Indo-Chine, en séparant, les bassins
des grands fleuves. Les provinces situées sur le golfe de Siam
présentent aussi des collines d'une certaine importance. Les
montagnes et les collines sont le plus souvent boisées et ren-
ferment des richesses minérales, du fer, des grès, des calcaires.
La plus grande partie du pays est une plaine d'alluvions et
fournit des conglomérats ferrugineux, appelés bay-kriem (pierre
d'abeilles) par les Cambodgiens et pierre de Bien-Hoa par les
Annamites.
La Basse-Cochinchine ne présente d'autres collines que
celles des provinces de Bien-Hoa et de Baria et quelques pics
granitiques ; ceux-ci constituaient autrefois les îles du golfe,
aujourd'hui comblé, qui s'avançait jadis jusque vers les
fameuses ruines d'Angkor-Vat. Partout ailleurs, le sol est allu-
vionnaire : c'est comme le delta du Nil, un présent du fleuve,
un pays conquis sur la mer. Sur certains points, le colmatage
n'est pas encore terminé : de là l'existence de vastes cuvettes
encore inondées, comme dans la presqu'île de Camau ou dans
la plaine des Joncs.
Le Tonkin se divise en deux parties bien distinctes : d'une
part, le delta avec ses grands fleuves, le Thaï-Binh et le Song-
Koï, et les régions montagneuses du nord et du sud-ouest,
d'autre part. La première forme un triangle isocèle dont la
base est tracée par le littoral et dont le sommet se trouve à
Sontay.
Au nord-ouest, les montagnes détachées du plateau du
L'INDO-CHINE FRANÇAISE 535
Kouang-Si forment la ligne de partage des eaux entre les fleuves
de la Chine et ceux du Tonkin et séparent les vallées des
affluents du Thaï-Binh. A l'ouest du fleuve Rouge, une chaîne
de montagnes se détache du plateau du Yunnan et se dirige
vers le sud-est ; elle paraît être la ligne de partage des eaux entre
le Mékong, à l'occident, et le fleuve du Tonkin, à l'est. Elle se
prolonge à travers l'Annam jusqu'au Binh-Thuan; elle envoie
alors ses derniers contreforts dans l'arrondissement français de
Baria en Cochinchine.
Les missionnaires ont souvent traversé la chaîne séparative
du Mékong et de l'Annam, soit pour aller prêcher dans le Laos,
soit pour se dérober par la fuite aux poursuites des successeurs
de Gia-Long. Ils y ont signalé l'existence de passages faciles
qui ont été reconnus depuis et qui seront plus tard utilisés
pour le commerce avec l'intérieur.
Fleuves. Parmi les fleuves de l'Indo-Chine française,

nous ne citerons que le Mékong, les deux Vaïco, la rivière de
Saïgon, le Donnai dans la Basse-Cochinchine, les rivières
Phanry, de Phu-Yen, de Quang-Nay, de Faï-Fo, de Tourane,
de Hué, Viète, de Dong-Hoï, le Song-Gianh, le Song-Ca, le
Song-Ma dans l'Annam, le Song-Koï et le Thaï-Binh dans le
Tonkin.
Le Mékong 1 ou Cambodge (3500 kilomètres), la plus grande
artère fluviale de l'Indo-Chine, prend sa source vers le 33e ou
le 34e degré de latitude nord, dans les monts du Kouen-Louen,
près du Khou-Khou-Noor, et recueille ses eaux sur un parcours
de plus de vingt degrés en latitude. Dans la partie supérieure
de son cours,, dans le Laos, le fleuve n'est qu'un torrent, coupé
par plusieurs rapides et par des cascades quelquefois hautes
de 15 mètres, profondément encaissé entre deux rives escarpées
qui s'élèvent à plusieurs centaines de mètres au-dessus des
eaux.. Au sortir du Laos, dans sa partie moyenne, le Mékong
se dirige au sud, franchit les rapides de Sombor et de Kraché,
tourne brusquement à l'ouest jusqu'à Stung-Treng,. pour reve-
nir au sud et au sud-ouest. Il arrive ainsi à Phnum-Penh, capi-
tale du Cambodge, et se divise en trois branches.
Les deux premières, appelées l'une fleuve Supérieur, fleuve
Antérieur ou Triang-Giang, et l'autre fleuve Inférieur, fleuve
Postérieur ou Hau-Giang, coulent d'une manière permanente vers

1. Mékong, en laotien, mère fleuve ; Tonld-Thom, en cambodgien,, grand


fleuve ; en tibétain La-Kio ou Da-Kio; en chinois, Lantzan-Kiang ou
Kinlong-Kiang, fleuve du Grand Dragon (nom chinois du cours supérieur).
536 LA FRANCE COLONIALE
la mer de Chine. La troisième, le Tonlé-Toch, large d'un kilo-
mètre, communique avec le lac Tonlé-Sap (fleuve d'eau douce),
situé au nord de la capitale du Cambodge. Pendant la crue du
fleuve, les eaux de cette branche se dirigent vers le lac ; puis,
le niveau du fleuve s'abaisse, le courant change de direction et
alors les eaux, accumulées dans ce réservoir naturel, s'écou-
lent vers la mer. C'est à ce moment que se fait la grande
pèche d'été.
Le fleuve Supérieur arrose Vinh-Long, Mytho et Bentré, le
fleuve Inférieur Chaudoc et Longxuyen. Il se déverse dans la
mer par plusieurs embouchures qui reçoivent le tribut des deux
Vaïco, de la rivière de Saïgon et du Donnaï.
Le Mékong est soumis à une crue annuelle qui commence
en juin pour finir en février, et élève parfois le niveau des eaux
à 12 mètres au-dessus de l'étiage. Les pays voisins sont inondés.
Une expédition française, dirigée par le commandant Dou-
dart de Lagrée, a exploré le cours du Mékong, en 1866-1868.
Ce chef remarquable, l'un des hommes qui ont le mieux pré-
paré l'action de la France dans l'extrême Orient, mourut d'épui-
sement au Yunnan, le 12 mars 1868, et fut remplacé par. le
lieutenant de vaisseau Francis Garnier. Le monde savant voulut
honorer les travaux de la commission française, qui reçut les
félicitations et les récompenses de sociétés anglaises et de
sociétés allemandes.
Tous les fleuves de la Basse-Cochinchine communiquent les
uns avec les autres d'une manière permanente ou temporaire
par des canaux naturels ou artificiels, appelés arroyos.
Le Song-Koï, ou fleuve Rouge, prend sa source en Chine
dans le plateau du Yunnan, près de Tali-Fou, et coule dans la
direction générale du sud-ouest ; il arrose Mang-Hao et pénètre
sur le territoire tonkinois, près de Laokay, et passe à Hong-Hoa,
à sontay, à Hanoï et à Hong-Yen. Au-dessus de Hanoï, le fleuve
se bifurque et son bras le plus important, celui qui traverse la
capitale, va se jeter à la mer par le Cua-Balai-Dong, le Cua-
Balai-Nam et le Cua-Lac L'autre bras est le Song-Hat ou Song-
Day, ou simplement le Day, situé plus au sud.
Deux ramifications du Song Koï, le Song-Giau ou rivière des
Mûriers, et le canal de Bac-Ninh, ou canal des Rapides, rejoignent
au nord le delta du Thaï-Binh.
Le Song-Koï reçoit à droite la rivière Noire et à gauche la
rivière Claire, toutes les deux sorties du Yunnan. La première
rejoint le fleuve Rouge en aval de Hong-Hoa, la seconde en
amont de Sontay: elle arrose Tuyen-Quan.
L'INDO-CHINE FRANÇAISE 537
La navigation du fleuve Rouge est assez difficile au delà
de Hanoï; le cours d'eau est souvent encombré par des bancs
de sable ou par des rapides, et des pirogues de 4 à 5 tonnes
peuvent seules atteindre Mang-Hao. Les transports doivent
être suspendus pendant la saison sèche.
La crue de la saison pluvieuse commence vers la fin de
mai et atteint 5 ou 6 mètres à Hanoï. Les eaux se répandent
alors sur les provinces de Hanoï, Hong-Yen, Nam-Dinh et
Ninh-Binh.
Le Thaï-Binh prend naissance vers le lac Babé, situé dans la
région inexplorée de la province de Caobang. Il est connu
sous le nom de Song-Cau dans la partie supérieure de son
cours et passe à Thai-Nguyen. Il se ramifie dans les provinces
de Haï-Dzuong et de Quang-Yen, et envoie au sud quelques
arroyos vers le fleuve Rouge. Ses bras principaux sont le
Lach-Huyen (branché de Quang-Yen), le Song-Kiem. le Cua-
Cam (branche de Haïphong), le Lach-Tray, le Lach-Van-Uc et
le Thaï-Binh qui baigne Haï-Dzuong. Le fleuve reçoit à gauche
dans la partie supérieure de son cours, le Song-Thuong et le
Loch-Ngan, descendus du nord.

Lacs. — Le Cambodge renferme le Tonlé-Sap ou Grand-


Lac, situé entre le 12° 25' et le 13° 20' de latitude nord, entre
le 101° 20' et le 102° 20' de longitude orientale. Son orientation
est celle du nord-ouest au sud-est ; il est traversé par la fron-
tière siamoise ; il a la forme d'une gourde.
La petite surface est désignée sous le nom de Petit-Lac et
l'autre est plus particulièrement appelée le Grand-Lac. Au sud
de cette vaste dépression se trouve le Véal-Phok ou plaine de
boue, formé par les alluvions du Mékong; c'est le Véal-Phok,
qui sera d'abord colmaté par les apports du fleuve. Le Tonlé-
Sap est soumis à des tempêtes fort redoutées des pêcheurs:
Pendant l'inondation, le Grand-Lac s'étend sur une longueur
d'au moins 130 kilomètres et sur une largeur moyenne d'en-
viron 25 kilomètres ; sa profondeur, à peu près uniforme, est
de 12 à 14 mètres. Lors des sécheresses, le bassin, presque
vidé, n'occupe que le sixième de la surface couverte par les
grandes eaux; il est alors moitié moins grand que le lac de
Genève.
Au Tonkin, dans la province de Caobang, se trouvent trois
lacs, réunis par des canaux à la saison sèche et qui débordent
pendant la saison des pluies pour former une seule nappe
d'eau, appelée lac Babé (trois mers).
538 LA FRANCE COLONIALE
Climat. Salubrité. — Les possessions françaises de
l'Indo-Chine, situées entre l'équateur et le tropique du Cancer,
sont soumises au climat de la zone torride. Elles présentent,
pour les Européens, les inconvénients inhérents à la chaleur, à
l'humidité d'un sol en formation dans les deltas du Mékong et
du Song-Koï, à des. montagnes couvertes de forêts à mesure
qu'on s'éloigne du rivage vers l'intérieur. Aussi ces contrées ne
sontrelles; pas et ne pourront-elles pas devenir des colonies de
peuplement; elles seront toujours des établissements d'exploi-
tation comme l'empire britannique de l'Inde.
Dans la Basse-Cochinchine, où la température moyenne
annuelle est de 26°,98 centigrades, le thermomètre s'élève
à 35° pendant la saison sèche et à 20° minimum pendant la
saison des pluies. Au Tonkin, la moyenne annuelle thermomé-
trique.est de 24°,19 à Hanoï; le maximum est de 31°,4 en juin,
le minimum de 14°,3 en janvier. Le climat de ce dernier pays
est moins énervant que celui du bas Mékong, à cause des
variations de la température. Des missionnaires habitant le
pays depuis plus de vingt ans sont en excellente santé. Quand
la Basse-Cochinchine ne connaît que deux saisons, celle des
pluies et celle de la sécheresse, on distingue, dans le delta du
fleuve Rouge, quatre saisons, plus ou moins rapprochées de
celles de l'Europe : l'été, de mai en octobre, avec des pluies
irrégulières et de fréquents orages ; l'automne, en octobre et
en novembre, temps très sec, très agréable et très sain;
l'hiver, qui apparaît brusquementaprès une bourrasque de nord-
est et dure de décembre à février, avec de grands écarts de
température dans la même journée; le printemps, intermédiaire
entre l'hiver et l'été, de février à mai.
Dans toute l'Indo-Chine les vents réguliers sont ceux des
moussons; d'octobre à mars souffle sur le Tonkin et la
Cochinchine la mousson rafraîchissante du nord-est venant de
la mer, de mars à octobre, la mousson du sud-ouest.
Le climat du Cambodge est presque semblable à celui de
la Basse-Cochinchine. La température moyenne est de 28° cen-
tigrades; elle tombe à 18° pendant les mois de novembre et
de décembre; son maximum est de 36°. Sur le Grand-Lac et
ses abords, la température est élevée; le matin seul est
agréable; dès dix heures la réverbération est insupportable et
occasionne beaucoup d'ophtalmies.
Dans toute l'Indo-Chine, les restes de la végétation tropi-
cale, soumis à. une température élevée, dans des terrains
inondés, ne tardent pas à se décomposer, en donnant nais-
L'INDO-CHINE FRANÇAISE 539

sance à des miasmes putrides et en favorisant l'éclosion de


parasites microscopiques qui sont autant de causes de mala-
dies. Certaines affections semblent surtout frapper les Euro-
péens, d'autres les Annamites, comme les maladies de la
peau, la gale, une espèce de lèpre, l'éléphantiasis, la variole,
le choléra, etc.; elles sont dues spécialement au manque de
soins hygiéniques les plus élémentaires et à la mauvaise
disposition des maisons. D'autres font payer un douloureux
tribut aux deux races, la dysenterie, la diarrhée chronique, la
fièvre intermittente, la fièvre des bois, les maladies du foie, la
phtisie et les maladies des yeux dues au refroidissement des
nuits. La dysenterie est la plus redoutable maladie pour nos
soldats ou nos colons, qui ont à craindre également les insola-
tions.
Les Européens doivent faire la plus grande attention aux
plaies les plus insignifiantes en apparence, aux écorchures,
aux piqûres des moustiques qui peuvent dégénérer en plaies
annamites très dangereuses et très longues à guérir.
Les deux grands ennemis des races indo-chinoises sont la
variole et le choléra; ces affections sont attribuées par les
Annamites à l'invasion des con-ma-dau, âmes des morts qui
attirent les esprits des vivants. La médecine indigène, après
avoir employé quelques simples ou quelques médicaments
tirés du Céleste-Empire, a recours aux amulettes, aux incanta-
tions, à des processions solennelles avec un assourdissant
accompagnement du gong et du tam-tam. La vaccine, intro-
duite au prix de grands efforts dans la Basse-Cochinchine,
demandée par les Cambodgiens, a considérablement diminué
la mortalité provenant de la variole. Nous introduirons l'usage
de l'inoculation dans les autres parties de notre empire. Quant
au choléra, nous essayerons, de juguler ses ravages en. impo-
' sant aux indigènes, par des mesures de police, l'observation
des prescriptions de l'hygiène.
Le bon choix des emplacements, des postes, la construction
de maisons saines, appropriées au climat, la réduction à deux
années du temps normal de séjour dans nos possessions, la
prudence dans l'usage des alcools, des boissons dites rafraî-
chissantes, des eaux crues, l'assainissement des villes par des
travaux publics sagement conçus, la propreté maintenue dans
les casernes, les hôpitaux, la construction de fosses étanches,
la fuite des excès, l'emploi raisonné du régime quinique, de la
ceinture de flanelle, du casque blanc réduiront considérable-
ment la mortalité des Européens. Au début de la. conquête de:
540 LA FRANCE COLONIALE
de la Basse-Cochinchine, la mortalité du corps expéditionnaire
atteignait 11 0/0; elle n'est plus que 5 0/0. Les mêmes progrès
seront obtenus au Tonkin. Ils le seront d'autant plus rapide-
ment qu'on saura profiter de l'expérience acquise aux bouches
du Mékong. L'année 1889, qui peut être considérée comme une
année normale, sans grandes expéditions et sans épidémies
cholériques, a donné une mortalité de 4,3 0/0.

CHAPITRE II

LES INDIGENES

Deux races peuplent l'Indo-Chine française, la race anna-


mite et la race cambodgienne. A côté d'elles, outre les Euro-,
péens, vivent des tribus sauvages ou à demi-sauvages, des
Chinois et des émigrants asiatiques.

I. -LES ANNAMITES

Caractères physiques. — Des bouches du Mékong à la


frontière chinoise, dans la Basse-Cochinchine, l'Annam et le
Tonkin habite une seule famille ethnique. C'est la famille
annamite du rameau indo-chinois de la race jaune.
Les indigènes sont petits, surtout dans la Cochinchine
française (1m,59 en moyenne pour l'homme, 1m,52 pour la
femme). Ils sont nerveux, mais d'une apparence faible, et
souvent maigres. Leurs membres inférieurs sont bien consti-
tués : le premier orteil est assez séparé des autres doigts et
presque opposable à ceux-ci, aussi les Chinois surnomment-ils
les Annamites chiao-chi ou doigts bifurqués. On les voit souvent
accroupis, la pointe du pied appuyée sur le sol et le torse
reposant sur les talons. Leur démarche est disgracieuse et ils
portent les pieds en dehors. Les jambes sont très arquées, par
suite de la mauvaise habitude des mères de porter leurs
enfants à califourchon sur la hanche. Le bassin est peu déve-
loppé, le buste long et maigre, la poitrine en saillie mais bien
faite. Les muscles du cou sont accentués, les épaules larges,
les mains longues et étroites avec les phalanges des doigts
L'INDO-CHINE FRANÇAISE 541

noueuses; ils laissent très longs leurs ongles minces et effilés.


Leur force musculaire, essayée au dynanomètre, est peu con-
sidérable, mais ils jouissent du privilège de braver impuné-
ment un climat brûlant et de pouvoir ramer jusqu'à dix
heures de suite au soleil. Le poids moyen du corps est de
55 kilogr. 6 chez l'homme et de 44 kilogr. 7 chez la femme.
Le crâne est arrondi, brachycéphale, son indice horizontal
compris entre 0,83 et 0,85; sa capacité est évaluée à 1 418 centi-
mètres cubes chez l'homme, à 1 383 chez la femme. L'ovale de
la figure est presque en losange (eurygnathe) chez l'homme, le
front est bas, l'angle externe des yeux plus haut que l'angle
interne : les paupières à demi closes couvrent des prunelles
noires. La myopie paraît rare. Les joues sont relevées vers les
tempes, le nez est épaté, trop large vers le front, la bouche
moyenne, les lèvres assez épaisses, le menton court, les
oreilles grandes et détachées de la tête. Les dents sont larges,
droites, teintes en noir par la mastication du bétel ou par le
laquage avec certaines drogues.
L'angle facial de Camper est de 76°4' chez la femme: l'angle
facial alvéolaire de Cloquet est de 75°46' chez l'homme, de
76°2 chez la femme. La barbe ne croît que vers l'âge de trente
ans et demeure toujours rare; elle est noire, dure et raide et
ne se montre qu'au menton et sur les lèvres. Les cheveux,
noirs et longs, blanchissent relativement tard. La peau paraît
épaisse. Le teint varie beaucoup, suivant le rang et les occu-
pations, depuis la couleur de la cire jusqu'à celle de l'acajou et
de la feuille morte: les Annamites établissent, sous ce rapport,
une transition entre les Chinois et les Malais, mais ils sont plus
clairs que les Cambodgiens.
L'Annamite tonkinois est plus grand, mieux proportionné
et surtout plus élancé que l'habitant du bas Mékong. Une moitié
des Tonkinois atteignent lm,58, quelques-uns 1m,60 et même
1m,65. Le cou est moins trapu que chez l'indigène du Gia-Dinh,
la tète moins grosse, les molaires moins saillantes, le progna-
thisme moins accusé. Le front est bas, le poitrine développée
et les membres grêles. Les femmes sont en général plus jolies
qu'à Saïgon.

Caractères moraux. — Les Annamites sont doux et


dociles, capables cependant de résistance, réfléchis, timides,
gais, dépensant rapidement leur salaire et se distinguant ainsi
des Chinois, économes et âpres au gain. Cependant ils sont très
attachés aux terrains qu'ils possèdent; ils abandonnent diffici-
342 LA FRANCE COLONIALE
lement le village où ils sont nés, où habite leur famille et où
sont les tombeaux de leurs ancêtres. Ils aiment le plaisir, le
jeu, les représentations théâtrales 1.
Sous les dehors d'une bonhomie native, les Annamites ont
une certaine facilité d'esprit, beaucoup dé bon sens et un
grand talent d'assimilation; ils se familiarisent rapidement
avec les coutumes de la civilisation européenne et sont avides
d'apprendre afin d'être considérés comme lettrés et d'entrer dans
la classe des fonctionnaires. Certains Annamites montrent de
l'esprit d'initiative. Le jury de l'Exposition de 1880, à Saïgon,
signalait un indigène qui avait fait des plants de cacao avec
des pieds fournis par le Jardin botanique; d'autres qui diri-
geaient des exploitations agricoles comparables à certaines de
nos bonnes fermes de la Bretagne et du Maine. Les indigènes se
montrent capables d'imiter les procédés de nos industries; ils
sont faciles à conduire, intelligents, actifs et perfectibles ; ils
sont même, sur ce point, supérieurs aux Chinois, lesquels;
fiers de leur civilisation particulière, se montrent souvent
rebelles aux instructions et aux conseils de leurs chefs.
M. Fuchs, ingénieur des mines, a reconnu l'aptitude des Anna-
mites à apprendre un travail délicat et nouveau. Ils se mettent
facilement et vite à la serrurerie, à la manoeuvre des machines
à vapeur. Dans les écoles françaises de la Cochinchine, les
indigènes se sont conduits en élèves dociles, appliqués et
patients. Ils nous donnent des interprètes, des secrétaires, des
instituteurs, des dessinateurs, des employés pour les postes et
les télégraphes, pour la régie d'opium, etc. Certains ont su
devenir de véritables savants, écrire avec une certaine élégance
dans notre langue et subir des examens devant nos jurys d'en-
seignement supérieur.
Les Annamites sont courageux, On les a vus, aux attaques
de Tourane, de Saïgon, de Ki-Hoa, de Hanoï, de Nam-Dinh, de
Thuan-An, de Sontay, de Bac-Ninh, se faire tuer ou ne prendre
la fuite que devant la marche rapide de nos colonnes. Aux
lignes de Ki-Hoa, ils tentèrent même une attaque de nuit,
et à l'assaut il y eut un combat corps à corps. Les tirailleurs
annamites et les tirailleurs tonkinois, entrés à notre ser-
vice, se sont montrés d'une grande bravoure; ils nous
ont partout secondés et se sont révélés comme d'excel-
lents éclaireurs ou flanqueurs. Les régiments tonkinois, depuis
Les Annamites connaissent plusieurs jeux de hasard, les cartes
1.
chinoises, le xoc-dia ou jeu de la sapèque, le co, sorte de jeu d'échecs.
Beaucoup d'indigènes se plaisent à enlever des cerfs-volants.
L'INDO-CHINE FRANÇAISE 543
qu'ils sont complètement organisés comme le régiment anna-
mite, recrutés sous la responsabilité des villages, nous donnent
le moyen pratique de faire respecter partout notre domination.
Les Annamites sont, comme les anciens Gaulois, une race
familière avec la mort. On n'a presque jamais vu un de ces
hommes perdre le sang-froid devant les apprêts du supplice ;
ils le subissent avec une remarquable fermeté.
Très jaloux de se distinguer aux yeux de leurs semblables
et d'acquérir de la réputation, les particuliers consentent sou-
vent, dans les villages, à faire de grands sacrifices d'argent
pour des travaux publics, à condition que leur nom restera
attaché à ces travaux.
Les principaux défauts des Annamites sont, en grande par-
tie, la conséquence du despotisme. Ils sont ignorants, mais,
sauf les lettrés, ils n'ont jamais reçu d'instruction; ils sont
craintifs, mais toujours ils sont sous le coup de la bastonnade
ou d'atroces supplices ; ils sont dissipateurs, mais pour qui amas-
seraient-ils, alors que la fortune est l'occasion de rapines et de
persécutions? Ils sont menteurs, mais leurs chefs sont passés
maîtres en fait de duplicité. L'action de la France combattra
ces défauts dans tout l'ancien Annam, comme elle le fait déjà
avec succès dans la Basse-Cochinchine. Un plus grand défaut
des indigènes est leur inconstance : ils commencent facilement
un travail, mais ils se rebutent à la première difficulté.
La politesse est raffinée et se ressent des coutumes servîtes
imposées à la' population par les mandarins. Ceux-ci exigent
que leurs inférieurs se prosternent devant eux. Nous avons
trouvé cette coutume au Tonkin dans la dernière campagne
comme au temps de Francis Garnier, comme à Saigon en 1858.
Les Annamites aiment le luxe, les vêtements aux couleurs
voyantes, les bijoux, les cérémonies, la parade. Le costume
des hommes et celui des femmes sont à peu près semblables
et se composent d'un pantalon et d'une robe tombant jusqu'aux
genoux. La coiffure est un grand chapeau ou salacco, en paille
de riz ou en feuilles de palmier vernies de deux pieds de dia-
mètre, attaché sous le menton. Les cheveux sont portés longs,
parfois enveloppés dans un crêpe de Chine en forme de
turban.
On peut reprocher aux Annamites une grande malpropreté
qui engendre la vermine. Ils ne quittent leurs vêtements que
lorsque ceux-ci tombent en lambeaux. Aussi les affections
cutanées sont-elles très fréquentes, surtout chez les enfants.
Les Annamites des deux sexes mâchent le bétel. Ils roulent
544 LA FRANCE COLONIALE

un morceau de noix d'arec dans une feuille de bétel, légère-


ment recouverte d'un peu de chaux vive. Tous portent avec
eux, dans la ceinture, leur tabac et leur boîte à bétel; lorsqu'ils
reçoivent une visite, ils offrent à leurs hôtes la chique de
bétel. L'usage de cette drogue noircit les dents et défigure
pour nous les plus charmants visages. Le tabac est fumé en
cigares, en cigarettes ou dans des pipes à long tuyau et à petit
foyer 1. Le funeste usage de l'opium est beaucoup moins
répandu qu'en Chine ; la proportion des fumeurs, dont la plu-
part sont des Célestes, ne dépasse pas 5 0/0 de la population
mâle adulte.
La passion du jeu n'est que trop répandue chez les indigènes,
qui perdent en un jour leur salaire et jusqu'à leurs vêtements.
Avant notre établissement, le jeu était une des causes des
dettes qui réduisaient une partie de la population en servitude.
Le code civil franco-annamite admet avec sagesse l'exception
de jeu. Une distraction plus innocente et très appréciée est le
théâtre dont les représentations, qui rappellent les mystères du
moyen âge, sont mêlées de choeurs. Les pièces sont empruntées
aux souvenirs héroïques ou mythologiques de la Chine. Les
rôles de femmes sont remplis, comme en Grèce et à Rome, par
des jeunes gens.
Nourriture. — La base de la nourriture est le riz bouilli,
le poisson et les légumes. Les Annamites mangent peu de
viande, seulement du porc et des poules; parfois le boeuf ou le
buffle fait apparition sur les tables, mais seulement quand un
accident oblige à l'abattre. Les sauces sont très variées et très
épicées; l'une des plus employées est le nuoc-mam, fait avec de
l'eau de mer, des épices et des petits poissons écrasés. L'Anna-
mite est généralement sobre et boit rarement de l'eau-de-vie de
riz, Les grands excès se font aux noces et aux repas de céré-
monie, où l'on mange de la viande de porc, de buffle, des
pâtisseries et la chair du crocodile. Il existe des parcs de ces
sauriens à Mytho et dans certaines autres localités. Les Anna-
mites attribuent à la viande de crocodile des qualités aphro-
disiaques.
Habitations. — Les maisons sont généralement groupées
par hameaux dans des bosquets touffus, semés çà et là dans les
rizières et sur le bord des arroyos. Au Tonkin, les villages,
1.Le bétel et la noix d'arec étant plus rares et plus chers au Tonkin
qu'en Cochinchine, certains indigènes de ce pays no font pas usage de
ce masticatoire.
L'INDO-CHINE FRANÇAISE 845
généralement de forme rectangulaire, sont entourés d'une levée
de terre surmontée d'une haie vive de bambous, de cactus et
de lianes et précédée d'un fossé d'eau croupissante. Ainsi
fortifiés, la plupart de ces villages pourraient soutenir un siège
contre des Asiatiques ; aux prises avec des troupes européennes,
ils leur feraient subir des pertes sérieuses.
Les habitations, faites en bambous, construites souvent sur
pilotis, couvertes en chaume, ont des murailles garnies de
limon séché au soleil. Des cloisons en planches ou en nattes
séparent les différentes pièces. Nos soldats ont donné aux
maisons annamites le nom caractéristique de paillottes. L'ameu-
blement est aussi rudimentaire que la demeure : quelques
ustensiles de cuisine en terre, quelques planches servant de
lits, de tables et de sièges, et c'est tout. Là vivent, pêle-mêle,
hommes et animaux domestiques, chiens, porcs et volailles.
Souvent des animaux sauvages, pythons, rats, margouillats, se
font les commensaux du logis. Il ne faut pas oublier les mousti-
ques, dont le commerce est si désagréable.
Les riches Annamites possèdent seuls des maisons en briques,
couvertes en tuiles, avec la charpente faite souvent en bois de
prix, sculpté avec soin. A Saïgon et à Cholon, depuis la domi-
nation française, on voit les indigènes habiter des maisons à
étages, construites sur des modèles européens.
Les pagodes, souvent belles et riches, surtout dans l'Annam
et le Tonkin, sont construites avec des bois précieux, sculptés
et dorés. A l'intérieur se trouvent les statues de divinités ou
d'animaux symboliques, ayant leur rôle dans la mythologie
bouddhique ; parmi ceux-ci se trouvent la grue et la tortue,
1

dont la présence est un souhait de longévité pour les fidèles et


pour les princes qui ont reçu la dédicace du temple; car dans
l'extrême Orient, comme autrefois dans l'Empire romain, les
souverains reçoivent un véritable culte. Devant les simulacres
des dieux, se trouve une table des sacrifices, laquée et dorée.
Sur les murs, des plaques de marbre reçoivent des inscriptions
dédicatoires, des maximes empruntées souvent à la doctrine de
Confucius. Autour de la pagode sont souvent construits des
hangars, véritables sacristies où sont renfermés les ornements,
les accessoires pour les processions. Ces cérémonies se font
en grande pompe, au son d'une musique désagréable pour des
oreilles européennes, avec accompagnement du gong, du
tam-tam et des pétards.
1. La statue du grand Bouddha, dans une pagode de Hanoï, a 3»\50
de hauteur C'est un produit de l'industrie indigène ancienne.
FRANCE 35
COLONIALE.
546 LA FRANCE COLONIALE
Les descriptions précédentes suffisent pour nous démontrer
que nous ne pouvons pas rencontrer dans les pays annamites
un seul monument se rapprochant, même à grande distance,
des merveilles de l'architecture des Khmers. Les Annamites,
comme les Chinois, construisent rarement des bâtiments à
plusieurs étages; ils aiment mieux occuper un grand espace,
où ils édifient des kiosques, des petites pagodes, des hangars
aux poutres sculptées. Le bois est la matière le plus générale-
ment employée.
La famille —Les Annamites se marient en général de
bonne heure. L'âge minimum, d'après le code franco-annamite
qui a recueilli les traditions indigènes, a été fixé à 16 ans pour
l'homme et 14 ans pour la femme 1.
Quand un jeune homme a choisi son épouse, il la demande
à ses parents qui font pressentir la famille de la jeune fille par
un intermédiaire ou mai-dong. Les questions d'intérêt étant
résolues, les fiançailles ont lieu. Puis viennent les épousailles
avec des sacrifices faits aux ancêtres de la famille que va
quitter la nouvelle épouse et aux ancêtres de la famille de
l'époux, où elle va entrer. La cause de ces doubles sacrifices
se trouve dans les croyances religieuses des Annamites que.
nous exposerons plus loin.
Dans la Basse-Cochinchine, l'administration française a
essayé de régulariser la tenue des actes de mariage, de nais-
sance et de décès pour assurer l'état des personnes. Les mesures
qui ont été prises respectent absolument la liberté de conscience
des conjoints et elles devront, un jour ou un autre, être
étendues à tous les pays occupés par la race annamite ou
cambodgienne.
Les moeurs admettent à côté du mariage de premier rang,
caractérisé, comme la confarréation des Romains, par la prati-
que des cérémonies religieuses, des unions de second ordre,
reconnues par le code civil franco-annamite, et qui confèrent
aux enfants issus de ces alliances, les droits d'enfants légitimes. ,
Les dissentiments entre les épouses de premier et de second
rang sont d'ailleurs très rares, car les concubines sont sou-
mises à l'épouse et d'autre part, l'homme qui a plusieurs
femmes forme souvent avec chacune d'elles un ménage parti-
culier, situé le plus souvent dans des localités différentes; il
1 Pendant un ministère de sept ans dans le Hatinh, un missionnaire,
le P. Le Gall, a seulement marié trois ou quatre jeune sfilles de quinze à
seize ans ; l'âge moyen des fiancées était vingt ans.
L'INDO-CHINE FRANÇAISE 547
arrive fréquemment que les femmes ne se connaissent pas et
n'ont entre elles aucune relation. Les Asiatiques et les indigènes
prennent souvent des femmes de second rang pour les placer
à la tête d'une maison de commerce éloignée où ils seraient
obligés d'avoir un agent salarié beaucoup moins dévoué que
l'associée constituée par ce genre de mariage.
La cause la plus puissante de formation des Unions de second
ordre est la crainte des Annamites de ne pas avoir de postérité.
Ils tiennent beaucoup en effet à avoir des fils qui rendront plus
tard les honneurs funéraires à la lignée familiale et empêcheront
les ancêtres d'être délaissés dans la vie future. Si ses mariages
sont demeurés stériles ou n'ont produit que des filles, l'homme
qui n'a point de fils adopte en général un cadet d'une autre
branche de sa famille pour se créer une postérité religieuse et
légale.
Comme au Cambodge, la politique impose la polygamie
aux princes. Ils choisissent leurs épouses dans les familles des
hauts mandarins et s'assurent ainsi de la. fidélité des grands.
Si les lois de l'Annam admettent la polygamie, elles sont
très sévères contre les unions entre proches parents et elles
considèrent comme incestueuses des alliances permises par le
code civil français et par le droit canonique chrétien. Ces
prohibitions s'expliquent par les moeurs du pays qui réunissent
souvent dans une habitation commune ou dans un même
village, sous la surveillance d'un même chef, plusieurs géné-
rations d'une même famille, et par la facilité avec laquelle
peuvent se contracter les unions de second degré.
Le divorce peut s'obtenir pour sept cas divers dont quelques-
uns propres à la législation asiatique. En dehors de ces cas, le
mariage est censé indissoluble, mais en réalité les séparations
sont fréquentes, de sorte que, dans la pratique, il y a des
divorces par consentement mutuel.
Dans les temps reculés, la famille était soumise à l'autorité
maritale et paternelle la plus absolue. Depuis, la rigueur du
droit ancien s'est adoucie: les femmes et les enfants ont pu ac-
quérir certains droits civils qui leur avaient été refusés autrefois.
Les funérailles sont une grave affaire pour les Annamites
comme pour les Chinois, parce qu'elles se rattachent au culte
des ancêtres. Le respect des tombeaux est général ; leur entre-
tien fait souvent l'objet de la donation d'un huong-hoa, bien
immobilier laissé en nue propriété à l'aîné de la famille et dont
le revenu doit être consacré au soin des sépultures et à l'offrande
des sacrifices aux mânes de la lignée paternelle.
548 LA FRANCE COLONIALE
L'esclavage. —
L'esclavage existe dans l'Annam, mais
il est peu répandu et mitigé par le caractère généreux des
habitants et les prescriptions de la loi, en général très douce.
Les causes de l'esclavage sont au nombre de six : l'enlèvement
des sauvages du Laos, l'esclavage de la peine, l'esclavage
pour dettes, l'engagement des enfants par leurs parents, la
piraterie et la naissance de condition servile. Nul doute que
nous n'arrivions à détruire l'esclavage dans les contrées occupées
par les Annamites comme nous l'avons extirpé de la Basse-
Cochinchine.
Au Tonkin et sur les côtes de l'Annam, dans le golfe de
Siam, la piraterie a régné jusque dans ces derniers temps, et
si nous avons réussi à empêcher le honteux trafic des personnes
et le pillage des biens sur les côtes du Cambodge et de la
Basse-Cochinchine, il nous reste à faire régner la même police
dans le golfe du Tonkin et sur la frontière sino-annamite. Nous
obtiendrons cet heureux résultat avec de la persévérance,
moins encore par les efforts de nos croisières et de nos colonnes
que par la surveillance des autorités indigènes, lesquelles se
sont trop souvent rendues complices des forbans de la haute
mer et des pillards chinois.
Religions. — Les différents cultes païens professés dans
la Cochinchine, l'Annam et le Tonkin sont :
1° Le culte du Ciel ne comptant qu'un seul adorateur
privilégié, le roi, en sa qualité de Fils du Ciel;
2° Le culte de Confucius;
3° Le culte des esprits tutélaires rendu par les notables des
villages à un esprit désigné par le roi ;
4° Le culte des ancêtres, le plus répandu, dont la conséquence
est le collectivisme familial des peuples orientaux ;
5° Le bouddhisme, en pleine décadence.
Les lettrés ont adopté la doctrine de Confucius. La morale
enseignée par le philosophe chinois est pure, fondée sur la
raison. Le but du législateur est de faire des hommes parfaits
dans les relations de la vie de famille et de la vie sociale.
Chez le peuple, la véritable religion est le culte du foyer et
des ancêtres divinisés qui ont, dans chaque demeure, un autel
analogue à celui des lares et des pénates de la mythologie
classique. On offre aux ancêtres des sacrifices, des repas, du
bétel, des papiers d'or et d'argent, des habits, des piastres et
des sapèques, etc. Il y a là évidemment, comme chez les Aryens,
puis chez les Grecs et les Romains primitifs, une croyance
L'INDOCHINE FRANÇAISE 549
confuse à la persistance de la vie au delà de la tombe, et à la
continuation, dans une existence future, des conditions de la
vie terrestre.
La principale fête religieuse est le Têt ou premier jour de
l'an; elle est marquée par une visite aux tombeaux qu'on
orne de fleurs, par des sacrifices aux ancêtres, par des présents
aux amis les plus intimes, par un repas des membres de la
famille à côté de l'autel domestique, par la cessation des
travaux et par des réjouissances qui durent un certain temps.
Le fanatisme religieux n'existe pas dans l'Indo-Chine. Si
les chrétiens ont été persécutés par la cour de Hué, c'est parce
que celle-ci voyait dans les missionnaires des ennemis de
l'empire et dans les chrétiens indigènes des alliés de l'étranger.
Le christianisme, prêché dès le XVIIe siècle, a rencontré
comme principal obstacle le culte des ancêtres qui constitue
un collectivisme familial opposé à l'individualisme chrétien. Il
est cependant suivi par le vingtième de la population.
Le christianisme, en effet, ne rencontre pas de grandes
difficultés pour se répandre au milieu des Annamites, si ce
n'est l'attachement aux sacrifices funèbres à la lignée fami-
liale. Le culte des saints et celui des âmes du Purgatoire
succèdent assez bien aux hommages nationaux rendus aux
ancêtres, et la polygamie, peu répandue, n'est pas un grand
obstacle pour l'introduction de la discipline catholique dans la
famille.

Langue. — La langue annamite, comme la plupart des


idiomes de l'Asie orientale, est une langue monosyllabique,
dont les mots sont séparés, inflexibles et invariables. Chaque
mot est une racine, ayant à la fois le caractère du substantif et
celui du verbe; la manière dont on le place dans la phrase,
l'intonation dans la prononciation (l'annamite est une langue
chantante) marquent seules son sens catégorique et sa fonction
grammaticale. Dans ces conditions, les mots ne peuvent être
soumis qu'à des règles de syntaxe. La langue annamite n'a pas
de patois et l'on remarque à peine une différence d'accentuation
de certaines voyelles entre les provinces du bas Mékong et
celles du Song-Koï. Vers la frontière chinoise seulement on
constate l'influence de la langue du Céleste-Empire, et un
méridional pourrait difficilement s'y faire comprendre.
Les lettrés se servent du chinois qui, devenu la langue
officielle, a fourni à l'annamite, comme au japonais et au
coréen, les termes pour exprimer les idées abstraites et joue
550 LA FRANCE COLONIALE
ainsi le même rôle que l'arabe dans le turc, le persan et le
malais. Les caractères idéographiques employés dans l'Annam
sont d'origine chinoise. Les lettrés chinois et annamites peuvent
s'entendre par l'intelligence des caractères représentant une
même idée exprimée dans les deux idiomes par des vocables
différents.
La langue annamite a produit quelques romans et quelques
poèmes.

IL — LES CAMBODGIENS

Caractères physiques. — Le Cambodgien est plus


grand, mieux proportionné et surtout plus robuste que l'Anna-
mite. C'est le plus vigoureux des Indo-Chinois. Son corps est
carré, ses épaules sont larges, son système musculaire bien
développé: cependant on ne voit que très rarement ses muscles
se dessiner à l'extérieur par des contours arrêtés comme chez
les Européens. Son crâne est allongé, ovoïdal (dolichocéphale);
son front plat ou bombé, fuyant sur les côtés; les bosses
frontales sont peu développées. Ses yeux sont très peu ou à
peine obliques, l'iris est foncé, la sclérotique ictérique, les
sourcils légèrement arqués, fins et déliés; la paupière supérieure
est toujours bridée dans l'angle interne de l'oeil. Son nez épaté
est un peu plus éminent et ses narines moins écartées et moins
béantes que celles de l'Annamite. La bouche est moyenne, les
dents petites et déchaussées, noires et projetées en avant par
l'usage du bétel ; le menton est rond, fuyant; les oreilles souvent
un peu basses et trop écartées des parois osseuses. Ses
pommettes sont moyennement saillantes et moins élevées que
chez le peuple précédent. Ses cheveux ne présentent pas une
coloration bien franche : châtains chez l'enfant, ils deviennent
rarement très noirs; ils sont abondants et serrés, tantôt plats,
tantôt légèrement ondulés ; leur implantation descend très bas
sur les tempes et sur le front. Ils ont peu ou point de barbe
qu'ils épilent. Le cou est normal, les épaules horizontales et
larges; la poitrine bombée, les pectoraux saillants, les bras
forts, la main large et osseuse, les doigts longs, les attaches
grossières, contrairement aux Annamites et aux Chinois. Les
jambes sont droites et parfaitement articulées sur le bassin, le
mollet bien placé et très développé. Le teint du Cambodgien
L'INDO-CHINE FRANÇAISE 551
est jaunâtre comme celui de tous les rameaux de la race mon-
gole et rappelle beaucoup celui des Malais 1.
Caractères moraux. — Les Cambodgiens sont doux,
indolents, très portés au jeu. Très désintéressés, ils se prêtent
mutuellement assistance pour les travaux des champs, mais
ils n'aiment guère entrer en condition comme salariés; ils se
battent avec un certain courage, néanmoins ils sont loin d'être
aussi braves que les Annamites qui les ont chassés devant eux.
Les cases cambodgiennes rappellent les paillottes de la
Cochinchine. La nourriture des deux peuples est à peu près
semblable. L'habillement des hommes se compose d'une veste
courte et étroite, avec des boutons d'or, d'argent ou de verre
suivant la fortune. Les femmes ont en général une robe longue,
ouverte vers la poitrine et serrée à la taille; les seins sont cachés
par une écharpe de soie. Les individus des deux sexes portent
le langouti. Les Cambodgiennes ornent le lobe de l'oreille d'un
disgracieux petit cylindre d'ivoire ou de bois. Quelques-unes
portent des boucles d'oreilles en forme d'S. Les jeunes filles
ont une longue chevelure, généralement noire, mais à l'époque
du mariage elles sont rasées comme les hommes. Les Cambodgiens
des deux sexes ont les dents laquées et noircies par l'usage du
bétel. Le laquage des dents, comme le percement des oreilles,
constituent d'importantes opérations qui se font avec le concours
des bonzes, des parents et des amis. On rencontre dans le pays
des fumeurs d'opium et des fumeurs de kanchha ou chanvre
indien.
La famille. — Les cérémonies du mariage, longues et
compliquées, sont précédées des fiançailles, à la suite desquelles
le jeune homme vient habiter la maison de ses futurs beaux-
parents pour y faire le serviteur. Il est alors aux ordres de
ceux-ci : dans les familles aisées la durée du stage est très
courte; dans les classes pauvres, le mariage est reculé d'un an,
de plusieurs années même.
La polygamie est en usage, mais seulement chez les riches;
elle reconnaît la supériorité des femmes de premier rang sur les
femmes de second ou de troisième rang. Un homme peut avoir
plusieurs femmes de chaque rang. La première femme est
1. La race cambodgienne occupe en dehors du royaume les provinces
aujourd'hui siamoises de Battamhang. Angkor, Tonlé-Repou. Melu-Prey,
Souren, Koutan. Les grands monuments khmers, merveilles de l'ancienne
architecture orientale, se trouvent dans ces provinces, ce qui explique
notre silence sur ce point.
552 LA FRANCE COLONIALE
réputée être la mère de tous les enfants issus des mariages de
tout ordre. Le divorce s'obtient avec une grande facilité. Le roi
a un harem et, par politique, le peuple de filles de mandarins.
Les morts sont enterrés, mais plus tard ils sont exhumés et
l'on procède à la crémation des dépouilles.
L'esclavage. — Les sources de l'esclavage étaient les
mêmes que dans l'Annam. Il faut toutefois ajouter deux causes
de servitude très curieuses. Les enfants des esclaves de la peine
ou néak-ngear étaient la propriété du roi ainsi que les enfants
jumeaux, ou ceux dont la naissance présentait quelque anomalie,
comme les albinos ou les bossus. La situation des esclaves était
d'ailleurs assez douce dans l'Indo-Chine; la coutume cam-
bodgienne, comme le code de Gia-Long, protégeait, dans une
certaine mesure, ces malheureux et leur accordait quelques
droits et la faculté de se racheter sous des conditions déter-
minées.

Religion. — L'a religion des Cambodgiens est un boud-


dhisme, mais un bouddhisme défiguré par de nombreuses
superstitions étrangères à la doctrinephilosophique de Çakya-
mouni, par les vestiges de l'ancien brahmanisme, par le culte
des ancêtres et celui des esprits, communs à tous les peuples
de la Chine et de l'Indo-Chine.
Les bonzes sont nombreux et jouissent d'importants privi-
lèges. Ils se recrutent dans toutes les classes de la société, leurs
voeux ne sont pas perpétuels. Ils sont soumis à une discipline
sévère et sont placés sous la surveillance d'un grand pontife
qui occupe un rang élevé à la cour.

Langue. — Le cambodgien est une langue à tendance


monosyllabique sans flexions. Il établit une transition entre la
langue polysyllabique des îles de la Sonde et les langues
monosyllabiques de la péninsule indo-chinoise. On y retrouve
un certain nombre de mots venus du malais et contractés par ce
procédé que le Khmer applique à tous les mots étrangers pour
les plier à son génie, qui est monosyllabique. Le cambodgien
est une langue recto tono. Le pali, de source aryenne, a fourni
aux Khmers une grande partie des vocables relatifs à la religion,
que le peuple ne comprend guère et qui forment une sorte de
langage officiel.
L'INDO-CHINE FRANÇAISE 553

III. — LES CHINOIS

Les Chinois sont nombreux dans toute l'Indo-Chine et ils


forment le groupe le plus important des Asiatiques étrangers.
Ils se constituent en congrégations dont les chefs sont respon-
sables de la conduite de leurs administrés. Ils se soutiennent
mutuellement, comme les marchands phéniciens dans l'antiquité.
En Cochinchine, on les rencontre surtout à Cholon, Saïgon,
Sadec et Soctrang.
Les Célestes sont des commerçants habiles, des travailleurs
adroits, âpres au gain, sachant néanmoins à l'occasion se
contenter d'un faible bénéfice. Tout le petit et une partie du
grand commerce sont entre leurs mains. Ils savent, aussi bien
que les colons, se procurer les marchandises de l'Occident dans
leur pays d'origine; quelques Chinois frètent dès navires
européens pour les Indes, la Réunion et la Chine. On assure
que, pendant la période difficile des premières années de l'oc-
cupation de la Basse-Cochinchine, quand les négociants euro-
péens établis à Saïgon ne connaissaient les cours de Hong-Kong
et de Shang-Haï que par des occasions irrégulières, les Chinois
de Cholon possédaient un service de courriers avec Canton.
Le plus souvent, les Célestes ne font qu'un séjour passager
dans la colonie. Quand ils ont acquis une certaine aisance, ils
retournent dans leur patrie, abandonnant en Cochinchine la
famille temporaire qu'ils s'étaient créée 1. Mais les riches laissent
une certaine fortune à la femme qu'ils ont prise et aux enfants
nés de leur union. Un des obstacles les plus puissants à l'éta-
blissement définitif des Chinois à l'étranger se trouve dans le
culte des ancêtres, qui exige le retour de l'émigrant dans son
pays natal pour rendre les hommages à la lignée familiale.
Depuis un certain temps, quelques membres de la classe aisée
se sont fixés à Cholon sans esprit de retour; plusieurs ont
amené leur femme et, au mois de septembre 1882, un des plus
grands négociants chinois a obtenu la naturalisation française.
Les Chinois nous ont rendu d'incontestables services au
moment de notre établissement à Saïgon en servant d'intermé-
diaires entre notre administration et les Annamites. Il n'en est
pas de même aujourd'hui. Leur caractère égoïste, envahisseur,
accapareur, leur attachement à leurs coutumes, à leur religion,
1. Cette famille ne peut leur donner la postérité religieuse, le fils
« héritier du vase d'eau et du réceptacle à encens », c'est-à-dire des
instruments du culte domestique, capable d'offrir les sacrifices funèbres.
554 LA FRANCE COLONIALE
à leur langue, constituent des obstacles infranchissables à leur
fusion avec les autres classes de la population, et entravent
souvent notre action sur la race annamite. Ils sont parfois
redoutablespar leurs associations secrètes, dont la principale est
celle du ciel et de la terre, et il a fallu, pendant la guerre du
Tonkin, que M. Le Myre de Vilers et, après lui, M. Thomson,
fissent usage contre le mauvais vouloir des Célestes de leurs
droits d'internement et de séquestre.
Dans le nord du Tonkin, il y a une invasion lente des Fils
de Han : toutes les contrées septentrionales, les districts mon-
tagneux ou les provinces du littoral se peuplent de Célestes qui
épousent des femmes annamites et tendent à transformer gra-
duellement le pays.
IV. — LES IMMIGRANTS ASIATIQUES

Les immigrants asiatiques ne se rencontrent guère que dans


la Basse-Cochinchine. On y voit :
1° Les Malabars, Indous qui viennent presque tous de la
côte de Coromandel, qui exercent à Saïgon les métiers de
voituriers, de banquiers, de changeurs, de petits marchands,
suivant leur caste ;
2° Les Malais qui exercent à Saïgon la profession de con-
ducteurs de voitures et ont fondé une colonie assez importante
à Chaudoc;
3° Les Tagals, indigènes de Manille, reste des troupes espa-
gnoles indigènes, libérées dans le pays. Ces Asiatiques, dont le
nombre devient de plus en plus restreint, habitent de préférence
les arrondissements de Baria et de Bien-Hoa, où ils se livrent à
la chasse des bêtes fauves.
Dans certaines provinces de l'Annam et du Tonkin, il y a eu
autrefois une certaine émigration de Japonais, marchands ou
chrétiens persécutés. On trouve leurs descendants dans quelques
cantons avec les caractères de la race, mais ces descendants ont
oublié la langue de leurs ancêtres et se confondent de plus en
plus avec la population annamite.

V. — LES TRIBUS SAUVAGES

Dans la Cochinchine on distingue particulièrement les Mois


et les Chams, et dans le Tonkin les Muongs.
Les Chams paraissent être d'origine malaise et provenir
des débris de l'ancien royaume du Ciampa, conquis autrefois
L'INDO-CHINE FRANÇAISE 555
par les Annamites. On les rencontre dans quelques villages de
la frontière septentrionale de la Cochinchine, vers Tayninh et
surtout vers Chaudoc.
Les Mois occupent le nord-est de notre colonie et les contrées
situées entre le Cambodge et l'Annam. Ils habitent des villages
formés de paillottes, dont le mobilier est très simple. Leur
costume se compose d'une bande d'étoffe à laquelle les jeunes
femmes ajoutent un carré d'étoffe suspendu au cou et cachant
les seins ; quand elles sortent, elles prennent le costume
annamite. Tous, hommes et femmes, ont les oreilles percées ;
ils y portent des anneaux d'argent, de cuivre, ou même simple-
ment de petites ficelles; les plus riches portent au cou des
colliers d'ambre.
Leur principale industrie est la culture du riz dans les rays,
espaces de terrain déboisés par le feu. Ils vont vendre les
produits de leur chasse à Baria contre du sel, du tabac, des
noix d'arec et des ustensiles de ménage.
La plupart des hommes et quelques femmes comprennent
l'annamite, mais tous se servent d'une langue spéciale, qu'ils
appellent la langue trao. Cette langue, presque entièrement
monosyllabique, n'a pas les différentes accentuations qui
rendent si difficile l'annamite.
L'esprit de famille est très développé chez les Mois ; leur
tendresse pour leurs enfants est remarquable. Les mariages se
font de bonne heure et, bien qu'il n'y ait aucun contrat écrit,
la coutume assure l'entretien des femmes.
Les Mois sont petits ; leur taille dépasse à peine celle des
Lapons. La teinte de leur peau se rapproche de celle des
Cambodgiens; le tatouage paraît inconnu. Le crâne est doli-
chocéphale; il ne subit pas dans l'enfance de déformation
artificielle. La face a un prognathisme très prononcé ; et cela
donne à ce peuple un aspect farouche qui ne répond pas à son
caractère doux et craintif.
La religion des Mois est très-rudimentaire ; on ne trouve
chez eux ni idoles ni pagodes ; ils ne portent pas d'amulettes ;
ils croient cependant que l'omission de certaines pratiques
traditionnelles peut porter malheur. Ils ont un certain culte
pour leurs morts.
Les Moïs étrangers sont en relations suivies avec les Anna-
mites depuis de longues années et n'en ont rien appris. Leur
nombre est en décroissance, et cette race est probablement
destinée à s'éteindre, comme toute race inférieure, rebelle à la
civilisation en présence d'un peuple supérieur.
556 LA FRANCE COLONIALE
Au Tonkin, la population des montagnes est presque
entièrement composée de sauvages. Au sud-ouest se trouvent
les Muongs, qui paraissent être les descendants de la race
autochtone et sont plus forts et plus intelligents que les Mois.
Ils se livrent à la chasse, à l'élève du bétail et à l'exploitation
des forêts. Leur nombre s'élève à 300 000 ou 400 000 individus.
L'écriture de ces peuples est syllabique, leur numération com-
prend neuf caractères; ils ignorent l'usage du zéro.

VI. — LES VILLES

1° Villes de cochinchine. — Saigon, capitale, rési-


dence du gouverneur (10° 46' 40" latitude nord, 104° 21' 45" lon-
gitude est), sur la rive droite de la rivière de Saïgon, entre
l'arroyo de l'Avalanche et l'arroyo Chinois; 17 235 habitants,
75 à 80 000 avec la banlieue en 1891 1 ; cour d'appel, vicariat
apostolique.
La cité moderne, construite sur l'emplacement de l'ancienne
ville annamite, presque détruite au moment de la conquête,
présente des rues larges et bien alignées, des boulevards, des
squares, de belles habitations et de grands édifices publics, palais
du gouverneur, palais de justice, cathédrale, église de la
Sainte-Enfance, hôpital, casernes, établissement des Messa-
geries maritimes'; jardin botanique ; collèges d'Adran et Chasse-
loup-Laubat ; statues de l'amiral Charner, de Francis Garnier ;
monument de Doudart de Lagrée. Dans la plaine des Tombeaux,
monument de Pigneau de Béhaine.
Cholon, la ville chinoise, 40 000 habitants, à 6 kilomètres
de Saïgon, reliée à la capitale par un tramway à vapeur.
Mytho, à 72 kilomètres de Saïgon, sur la rive gauche de la
branche orientale du Mékong, au confluent, de l'arroyo de la
Poste, qui conduit à Saigon par le Vaïco ; 6 000 habitants ; cita-
delle, église catholique, ambulance de première classe, hôpital
indigène, collège.
Vinh-Long, à 120 kilomètres de Saïgon, sur la rive droite
du bras oriental du Mékong, en aval de Mytho ; 5 000 habitants.
Chaudoc, sur le Bassac, à 220 kilomètres de Saïgon ; citadelle
commandant la frontière cambodgienne ; 4 500 habitants.
Hatien, à l'entrée d'une anse profonde, sur le golfe de Siam,
séparée de la mer par une ligne d'écueils infranchissable pour

1. Européens, 1960, dont 207 étrangers; 6 600 Annamites, 7 600 Chi-


nois.
L'INDO-CHINE FRANÇAISE 557
les gros navires. Ce port fait un commerce de cabotage impor-
tant avec le Siam et reçoit les productions de la côte du Cam-
bodge et de l'île de Phu-Quoc, quelques barques de Kampot et
de Singapour.

2° Villes de l'Annam. — Hué, capitale, 30 000 habitants,


sur la rivière de Hué, à 12 milles de la mer, composée de deux
parties, la ville intérieure, forteresse construite à la Vauban,
vers 1795, par le colonel Ollivier, résidence de la cour royale,
et la ville extérieure ou ville marchande.
Xuanday, port d'un accès facile.
Tourane et Qui-Nhon, ports ouverts au commerce interna-
tional.
Fdi-fo, port du Quang-Nam, appelé à un grand avenir
commercial.
Cam-Lo, dans le Quang-Tri, où les Annamites avaient cons-
truit un fort pour échapper à l'action politique de la France.
3° villes du Tonkin. — Hanoï (21° 10' latitude nord,
103° 28' longitude est), à 556 kilomètres de Hué, sur la rive
droite du bras principal du Song-Koï, à 85 kilomètres de
la mer par le canal des Rapides, à 115 kilomètres par le
passage des Bambous; 70 000 habitants 1. Citadelle construite
par le colonel Ollivier. Capitale du Tonkin ; ancienne capitale
du royaume des Lê.
Bac-Ninh, à 35 kilomètres de Hanoï, près du Song-Cau et
du canal des Rapides, point stratégique important sur les
routes de Langson, Thaï-Nguyen et Haï-Dzuong. La ville comp-
tait autrefois 10 à 12 000 habitants ; la population actuelle ne
dépasse pas 2 500 âmes.
Langson, sur la frontière du nord-est.
Hong-Hoa, bourgade située à côté de la citadelle qui est la
ville officielle.
Tuyen-Quan, sur la rivière Claire, ruinée par les Chinois,
lors du siège soutenu par le commandant Dominé, se relève de
ses ruines, grâce à son excellente situation militaire et com-
merciale.
Thaï-nguyen, dans une vallée pittoresque, sur les bords du
Song-Cau.
Sontay, au sommet du Delta, près de la naissance du Day;

1. L'Annuaire de l'Indo-Chine française (Annam-Tonkin) donne


150 000 habitants, ce qu'il faut sans doute entendre pour la population
de la ville et de la banlieue.
558 LA FRANCE COLONIALE

la population est tombée de 12 000 à 4 000 âmes après la guerre,


mais la ville se reconstruit chaque jour.
Ninh-Binh, à la bifurcation du Day et de la rivière de Van-
Sang; mouvement de la population de 4000 à 5 000 habitants.
Sam Dinh, sur un arroyo qui joint le Day au Song-Koï,
seconde ville commerciale du Tonkin. Trafic d'exportation pour
les provinces méridionales de la Chine ; 30 000 habitants.
Hong-Yen, ancien entrepôt du commerce des Espagnols et
des Portugais; population tombée de 5 000 à 3 000 habitants.
Haï-Dzuong, 10000 habitants, surleThaï-Binh,très éprouvée
par la guerre, était autrefois la troisième ville du Tonkin.
Haïphong (20° 21' latitude nord, 106° 40' longitude est); port
ouvert, depuis le traité du 15 mars 1874, entre le Cua-Cam et
le Song-Tam-Bac. Chiffre de population porté de 8 à 15000 âmes.
Quang- Yen, bourg où l'on a pensé élever une ville forte à
cause de sa situation maritime et militaire.
Laokay, à la frontière du Yunnan, sur le fleuve Rouge.
4° Villes ou Cambodge — Phnum-Penh, capitale, au
confluent du Mékong et du bras du Tonlé-Sap, dans une excel-
lente position commerciale, comptait autrefois 50 000 habi-
tants.
Kampot, port du golfe de Siam, à 3 milles du rivage, sur le
Stung-prey-Sroc.
Kampong-Luong, marché important, près de Phnum-Penh,
sur le Mékong.
Oudong, ancienne capitale, sur le Mékong.

CHAPITRE III

GOUVERNEMENT ET ADMINISTRATION

I. — PÉRIODE ANTÉRIEURE A L'UNION INDO-CHINOISE (1858-1887)

Jusqu'à la création de l'Union indo-chinoise en 1887 nos


établissements de l'Indo-Chine ont formé deux groupes com-
prenant, l'un la Cochinchine et le Cambodge, l'autre l'Annam
et le Tonkin.
Cochinchine et Cambodge.—Depuis la conquête jus-
qu'en 1879. la Cochinchine, colonie française, fut soumise au
régime militaire et gouvernée par des officiers généraux insti-
L'INDO-CHINE FRANÇAISE 559
tués par le chef de l'Etat et nommés sur la proposition du
ministre de la Marine et des Colonies.
L'amiral Bonard, nommé par un décret impérial du
25 juin 1962, fut le premier qui reçut la qualification de gou-
verneur, tandis que ses prédécesseurs, les amiraux Rigault de
Genouilly, Charner et Page, n'avaient eu que le titre de com-
mandants en chef du corps expéditionnaire. Les gouverneurs
militaires avaient les pouvoirs les plus étendus. Ils avaient le
commandement des forces de terre et de mer, ils étaient les
chefs de l'administration, de la justice, des finances et possé-
daient une partie du pouvoir législatif. Parmi les officiers géné-
raux qui ont présidé au développement de la Cochinchine, il
faut citer l'amiral de La Grandière qui organisa la colonie
d'après un plan méthodique et réunit à nos possessions les
trois provinces occidentales du pays.
Le gouvernement de la République, après avoir maintenu le
régime militaire aussi longtemps que les nécessités de la domi-
nation l'exigèrent, voulut faire profiter notre colonie du régime
civil réclamé depuis longtemps par l'opinion publique. Un
décret présidentiel du 13 mai 1879 chargea M. Le Myre de
Vilers de l'organisation du nouveau système.
Le gouverneur avait la disposition des forces de terre et de
mer ; il dirigeait l'administration et avait sous ses ordres les
chefs des divers services ; il était assisté de deux conseils, le
conseil privé et le conseil colonial.
Depuis le traité de 1863 avec le roi Norodon, le gouverneur
de la Cochinchine exerça son autorité sur le résident français
au Cambodge.

Annam et Tonkin.—A l'origine le gouverneur de la


Cochinchine était chargé des rapports avec la cour de Hué et
recevait les instructions du ministre de la Marine et des Colo-
nies. L'expédition du Tonkin amena la nomination d'un résident
général de l'Annam et du Tonkin relevant du ministère des
Affaires étrangères.
Le mode d'action de la France dans ces deux pays, comme
dans le Cambodge, fut le protectorat.
Deux modes d'organisation peuvent en effet être imposés à
une contrée soumise par les armes. Dans le premier, le con-
quérant prend possession du pays, dépouille l'ancien monarque
de ses attributions et pourvoit au gouvernement et à l'adminis-
tration. C'est le régime appliqué à la Cochinchine depuis 1858.
Dans le second mode, le vainqueur, après avoir occupé les
560 LA FRANCE COLONIALE
points stratégiques, engage à son service des troupes indigènes
et s'attribue le droit de haute police politique (droit d'interne-
ment des personnes, de séquestre des propriétés, etc.). Il laisse
au titulaire du trône les honneurs souverains et l'administration
du royaume sous le contrôle de représentants ou de résidents.
Les traités du 25 août 1883 et du 6 juin 1884 plaçaient à
Hué un commissaire général du gouvernement de la Répu-
blique, qui avait le droit de voir en audience privée le monar-
que annamite. Le guet-apens du 5 août 1885, dirigé par le
régent Thuyet, nous força ensuite à concentrer tous les pou-
voirs entre les mains de l'autorité militaire. Mais, dans l'esprit
des premiers organisateurs, M. Harmand et M. Patenôtre, il
devait y avoir une profonde différence entre le régime que
nous appliquerions au Tonkin et celui qui devait être suivi dans
l'Annam. Dans le premier pays, notre action devait être plus
forte, plus visible, pour nous conduire rapidement à la trans-
formation du protectorat en domination ; dans le second notre
action devait être plus réservée. Les intrigues de la cour de
Hué obligèrent à reviser le traité Patenôtre et à ne constituer
qu'un seul protectorat pour l'Annam et le Tonkin,
Ce protectorat, organisé par le décret du 27 janvier 1886, a
été appliqué jusqu'à la fin de 1887. Il comprenait l'Annam et le
Tonkin et constituait, au regard de la métropole, un service
autonome ayant son organisation, son budget et ses moyens
propres. Le chef du protectorat prenait le titre de résident
général. Il était investi de tous les pouvoirs de la République
auprès de la cour de Hué, de l'exercice de tous ses droits sur
l'Annam et le Tonkin. Il avait pour lieutenants deux résidents
supérieurs, l'un à Hanoï, l'autre à Hué; et il était assisté d'un
conseil du protectorat. Ce système fut pratiqué successivement
par Paul Bert et par M. Bihourd.
Paul Bert inaugura la politique de réconciliation. Il entreprit
d'effacer dans l'esprit du peuple annamite tout sentiment d'hos-
tilité ou de défiance à notre égard et s'appliqua à montrer que
la conquête était terminée et que la pacification allait se faire.
Il apporta dans cette oeuvre un zèle et un dévouement dont
malheureusement il devait bientôt être victime. Comme il se
multipliait pour faire prévaloir partout sa politique d'apai-
sement, il se fatigua rapidement. Plus tard, an cours d'un-
voyage à Hué, ayant contracté la dysenterie, il ne put résister
au mal et mourut à Hanoï, le 11 novembre 1886.
Il fut remplacé par M. Bihourd, directeur au ministère de
l'Intérieur, nommé par décret du 23 novembre 1886. M. Bihourd
L'INDO-CHINE FRANÇAISE 561
s'efforça de continuer la politique de Paul Bert. Sous son admi-
nistration la pacification fit de nouveaux progrès. Puis un chan-
gement considérable fut apporté dans l'organisation de nos
possessions indo-chinoises. La colonie de la Cochinchine et les
protectorats du Cambodge, de l'Annam et du Tonkin furent
réunis sous la même autorité politique et constituèrent l'Union
indo-chinoise.

II — DEPUIS L'UNION INDO-CHINOISE

Création de l'Union indo-chinoise (1887).— L'orga-


nisation complexe née des circonstances, c'est-à-dire une
organisation pour la Cochinchine et le Cambodge et une orga-
nisation différente pour l'Annam et le Tonkin, présentait certains
inconvénients et ne permettait pas d'assurer l'unité de direction
des différents services, toujours si utile, et complètementindis-
pensable quand les possessions sont situées à trois mille lieues
de la métropole. Le décret du 17 octobre 1887 créa un gouver-
neur général ayant sous sa haute direction le lieutenant-gouver-
neur de la Cochinchine et les résidents généraux du Cambodge,
de l'Annam et du Tonkin. Depuis, les résidents généraux ont été
remplacés par des résidents supérieurs.
Les établissements français de l'Asie orientale furent alors
placés sous l'autorité du ministère de la Marine et des Colonies
(17 octobre 1887), puis sous celle du ministère du Commerce et
de l'Industrie (14 mars 1889) pour revenir au département de
la Marine (12 mars 1892).
Par décret en date du mois de janvier 1888, M. Constans,
qui revenait en France après avoir terminé ses négociations en
Chine, fut nommé gouverneur général.
M. Constans fut remplacé le 8 septembre 1888 par M. Ri-
chaud. Sous le gouvernement de ce dernier, les Français furent
autorisés à posséder des biens sur le territoire de l'Annam et
du Tonkin en vertu d'une ordonnance royale de Dong-Khanh
(3 octobre 1888) qui, le même jour, érigea en territoires français
les villes de Hanoï, Haïphong et Tourane. M. Richaud promul-
gua la législation minière, les codes français pour les Français
et Européens et prit de nombreux arrêtés pour la réglementa-
tion des différents services de l'Indo-Chine.
M. Richaud eut pour successeur M. Piquet que devait, à
son tour, remplacer, avec les pouvoirs les plus étendus, M. de
Lanessan, député de Paris, qui s'est embarqué pour l'Indo-
Chine le 31 mai 1891.
FRANCE COLONIALE. 36
562 LA FRANCE COLONIALE

L'organisation actuelle; le gouverneur géné-


ral. — L'organisation actuelle de l'Indo-Chine française est
réglée par le décret du 3 février 1890.
Le gouverneur général est le dépositaire des pouvoirs de la
République dans l'Indo-Chine française. Il a seul le droit de
correspondre avec le gouvernement. Il communique avec les
divers départements ministériels sous le couvert du ministre
chargé des colonies. Il correspond directement avec les minis-
tres de France, consuls généraux, consuls et vice-consuls de
France en extrême Orient. Il ne peut engager aucune négocia-
tion diplomatique en dehors de l'autorisation du gouverne-
ment métropolitain.
Le gouverneur général organise les services de l'Indo-
Chine, nomme à toutes les fonctions civiles, sauf des emplois
de lieutenant-gouverneur, résidents supérieurs et chefs des
principaux services, mais ces différents fonctionnaires sont
nommés sur sa présentation. Il a sous ses ordres le lieutenant-
gouverneur, les résidents supérieurs, le commandant supérieur
des troupes, les commandants de la marine et les chefs des
services administratifs.
Il est responsable de la défense intérieure et extérieure de
l'Indo-Chine; il dispose à cet effet des troupes de terre et de
mer qui y sont stationnées, sans pouvoir exercer le comman-
dement direct des troupes. Il organise les milices indigènes de
police.
Au point de vue financier, le gouverneur général dresse
chaque année les budgets de la Cochinchine et des protectorats
et veille à leur emploi quand ils ont été ratifiés par le gouver-
nement métropolitain. Enfin, en vertu du droit de haute police
politique, il peut créer des territoires militaires où les pou-
voirs des résidents supérieurs passent entre les mains du
commandementjusqu'au jour où la tranquillité publique permet
de rétablir le régime civil.

Conseil supérieur de l'Indo-Chine. — Le gouver-


neur général de l'Indo-Chine assisté
est par un conseil supé-
rieur composé, sous sa présidence, de la manière suivante :
le commandant en chef des troupes, le commandant en chef de
la division d'extrême Orient, le lieutenant-gouverneur de la
Cochinchine, les résidents supérieurs du Tonkin, de l'Annam
et du Cambodge, et le procureur général, chef du service
judiciaire.
Les chefs des services administratifs des différentes parties
L'INDO-CHINE FRANÇAISE 563
de l'Union indo-chinoise siègent au conseil pour les questions
relatives à leur service respectif.
Services divers. — Certains services ont un caractère
général et sont organisés pour toute l'Indo-Chine. Nous les
groupons ici; tels sont les services armée, marine, justice.
Les autres services non centralisés sont étudiés dans les
parties de ce chapitre relatives aux différents pays indo-chinois.
Armée. — Le corps d'occupation de l'Indo-Chine est sous
les ordres d'un général de brigade commandant en chef et est
divisé en quatre circonscriptions de brigade (Sontay, Bac-Ninh,
Hué, Saïgon), deux directions d'artillerie (Saïgon et Hanoï)
et deux sous-directions (Hué et Hai'phong). Il a en outre été
formé, depuis l'arrivée de M. de Lanessan, quatre grands ter-
ritoires militaires.
Les troupes comprennent la gendarmerie, l'infanterie de
marine (trois régiments de marche à trois bataillons), les
tirailleurs annamites (un régiment à trois bataillons) et les
tirailleurs tonkinois (trois régiments à quatre bataillons), l'artil-
lerie de marine, quatre bataillons de la légion étrangère et un
détachement du génie.
Le conseil de défense est composé du gouverneur général,
du général commandant les troupes, du commandant en chef
des forces navales et, suivant les lieux où se réunit le conseil, du
lieutenant-gouverneur ou du résident supérieur, de l'officier
général ou supérieur du territoire, du chef des services admi-
nistratifs et du chef des services de l'artillerie.
Marine. — La division navale de l'Indo-Chine, commandée
par un contre-amiral et comprenant plusieursnavires de haute
mer, suivant les besoins, et des canonnières de rivière, vient
d'être replacée sous les ordres d'un capitaine de vaisseau.
Le service de la marine est placé, au Tonkin et en Cochin-
chine, sous un commandement particulier. Saïgon possède un
arsenal qui n'a rien à envier aux établissements de Singapour
pour le service des réparations de toute nature.
Justice. — Le service de la justice est dirigé par un pro-
cureur général chef du service dont l'autorité ou la surveillance
s'étend sur toute l'Indo-Chine.
On compte une cour d'appel à Saïgon, qui reçoit les appels
de toute l'Indo-Chine et des consulats de la Chine, du Siam et
du Japon (affaires correctionnelles, civiles et commerciales),
des tribunaux de première instance à Saïgon, Mytho, Vinh-
564 LA FRANCE COLONIALE

Long, Bentré, Bien-Hoa, Sadec, Chaudoc, Cantho, Travinh,


Longxuyen, Tanan, Gocong, Tayninh et Bac-lieu en Cochin-
chine, à Hanoï et à Haïphong au Tonkin ; enfin une justice de
paix à Saigon. Les tribunaux de première instance connaissent
des affaires commerciales.
La justice criminelle est rendue par les cours criminelles de
Saïgon, Mytho, Vinh-Long en Cochinchine et par la cour cri-
minelle du Tonkin siégeant à Hanoï. La présidence des assises
appartient à un conseiller de la cour d'appel de Saigon. Des
assesseurs désignés parmi les notables assistent les différentes
cours et remplissent les fonctions de jurés. La cour d'appel de
Saïgon connaît des crimes commis par les sujets français au
Japon, en Chine et au Siam.
Finances. — Un décret du 17 octobre 1887 créa un bud-
get général de l'Indo-Chine. L'expérience prouva que cette
tentative de centralisation financière était prématurée, et un
décret du 11 mai 1888 supprima le budget général. Chaque
partie de l'Indo-Chine a son budget particulier, mais l'admi-
nistration financière relève en dernière analyse du gouverneur
général.

III. — INSTITUTIONS PARTICULIÈRES A LA COCHINCHINE

Le lieutenant-gouverneur. — Le lieutenant-gouver-
neur administre la Cochinchine sous la haute autorité du gou-
verneur général. Il exerce les pouvoirs attribués par les lois et
les décrets aux gouverneurs de nos colonies quand ces pou-
voirs ne sont pas réservés au gouverneur général et les pou-
voirs délégués par celui-ci en vertu d'arrêtés.
Un secrétaire général assiste le lieutenant-gouverneur.
Conseil privé. — Le conseil privé est composé du secré-
taire général, du commandant des troupes, du commandant de
la marine, du chef du service administratif, du procureur de
la République de Saïgon, de deux conseillers titulaires et de
deux conseillers suppléants choisis parmi les notables de la
colonie, nommés par décret pour quatre ans (leur mandat est
renouvelable). L'inspecteur des services administratifs et
financiers assiste au conseil et peut présenter ses observations
dans toutes les questions.
Conseil colonial.— Le conseil colonial, créé par décret
du 8 février 1880, se compose.de seize membres, dont six
L'INDO-CHINE FRANÇAISE 565
Annamites. Ses pouvoirs sont très étendus et participent à la
fois des pouvoirs des conseils généraux de nos départements,
et, en matière financière, des pouvoirs d'un parlement local.
Représentation au Parlement. — La Cochinchine,
depuis 1871, nomme un député. Son représentant est actuelle-
ment. M. Le Myre de Vilers, son ancien gouverneur.
Conseil d'arrondissement. — Un arrêté du 12 mai
1882 a constitué des conseils d'arrondissement présidés par les
administrateurs des affaires indigènes. Ces conseils, où siègent
des conseillers annamites, élus par les notables des villages,
ont su mériter la confiance du gouvernement, s'occuper avec
intelligence des intérêts de leurs cantons et consentir à de
grands sacrifices pour l'instruction publique et l'ouverture des
voies de communication.
L'administration générale est centralisée à Saigon et placée
sous la direction du secrétaire général.
Il existe actuellement vingt et un arrondissements qui ont à
leur tète des inspecteurs ou des administrateurs des affaires
indigènes, assistés d'interprètes et de commis français ou anna-
mites.
Communes. — Au moment de la conquête, nous avons
trouvé la commune annamite fortement constituée. Chaque
village forme une petite république oligarchique, avec deux
classes d'habitants, les inscrits sur le livre de population et
les non inscrits, formant la plèbe. Les inscrits possèdent seuls
le droit de vote pour la nomination du conseil des notables
chargé de l'administration de la commune : ce sont les citoyens
actifs. L'indépendance administrative des villages était très
grande dans tout l'Annam, et un officier royal, même un man-
darin, gouverneur de province, ne pénétrait jamais sur son
territoire pour faire les actes de son ministère sans se faire
assister par les notables. Nous avons respecté autant que pos-
sible l'autonomie communale; nous nous sommes contentés de
surveiller la gestion des conseils élus et, pour détruire les abus
du particularisme local, inhérent à ce système d'organisation,
nous avons créé les conseils d'arrondissement. Cette sage con-
duite devra être suivie dans l'Annam et le Tonkin; c'est la seule
pratique rationnelle. Il faut éviter à tout prix dans l'Indo-
Chine la centralisation à outrance de la métropole, autrement
nos fonctionnaires seraient accablés sous le fardeau des affaires.
La ville de Saïgon est administrée par un maire et deux
566 LA FRANCE COLONIALE
adjoints nommés par le gouverneur, assistés de quinze Con-
seillers municipaux dont onze sont citoyens français et quatre
indigènes. A Cholon est institué un conseil municipal composé
d'un président, exerçant les fonctions de maire, de trois mem-
bres européens présentés par la Chambre de commerce et
nommés par le gouverneur, de quatre membres annamites et
de quatre membres chinois élus.
Justice. —Au début de notre établissement en Cochin-
chine tous les pouvoirs judiciaires furent concentrés entre les
mains du gouverneur, représentant de l'empereur des Français
qui, par le traité du 5 juin 1862, se trouvait substitué aux
anciens souverains nationaux. Dans les arrondissements les
administrateurs rendirent la justice aux indigènes et appliquè-
rent les prescriptions du code de Gia-Long, remarquable par
sa sagesse. Les Européens furent soumis au Code civil, au
Code de commerce et au Code pénal, appliqués par un tribunal
de première instance, une cour impériale et une cour crimi-
nelle institués à Saïgon.
Quand la République eut substitué le gouvernement civil
au pouvoir militaire, la Cochinchine fut divisée en plusieurs
ressorts, constitués comme dans la métropole, et les magis-
trats connurent de toutes les causes, tant au civil qu'au criminel,
que les parties fussent européennes ou indigènes. Pour les
Annamites, on promulgua une législation rapprochée du Code
civil français, tenant compte des moeurs et des coutumes de
nos régnicoles. Ces mesures firent passer nos sujets sous le
droit commun. Seulement le gouverneur reçut, pour prévenir
toute tentative de rébellion, certains pouvoirs discrétionnaires
de haute police, tels que le droit d'interner les indigènes à
Poulo-Condore, de mettre leurs propriétés sous séquestre, et,
dans certains cas, d'infliger des amendes aux communes ou aux
congrégations chinoises.
Finances. — Les dépenses et les recettes de la colonie sont
votées par le Conseil colonial. Le budget est préparé par le
secrétaire général. Il est arrêté et rendu exécutoire par le gou-
verneur général ou par le lieutenant-gouverneur par déléga-
tion. Le budget se divise en recettes ordinaires, recettes
extraordinaires, dépenses ordinaires et extraordinaires, obliga-
toires et facultatives.
Les revenus de la colonie se composent :
1° Des contributions directes (impôt foncier des centres,
impôt des rizières et des salines, impôt foncier des villages,
L'INDO-CHINE FRANÇAISE 567
impôt personnel des Annamites, patentes, capitation des Asia-
tiques étrangers) ;
2° Des produits du domaine (ventes de terrains domaniaux,
locaux et concessions temporaires, ventes de matériel);
3° Des produits des forêts (permis de coupe, droit sur les
bois coupés, sur les huiles et résines, etc.);
4° Des revenus indirects (enregistrement, hypothèques,
droits dé phare et d'ancrage, droit d'entrepôt', droit sur l'opium,
sur l'alcool de riz, sur l'exportation des riz, des buffles et
des boeufs, etc.);
5° Des recettes des postes et télégraphes.
Le budget des recettes s'élevait, en 1891, à 6 606 922 pias-
tres dont 5 007 191 piastres, soit les cinq sixièmes, pour les
impôts indirects.
Le budget des dépenses obligatoires, y compris la subven-
tion à la métropole, s'élevait la même année à 4 368 859 pias-
tres 98 cents. Le gouvernement de la République contri-
buait aux dépenses de la Cochinchine pour une somme de
2 570 010 francs, non compris la solde et les frais de passage
de la garnison et d'un certain nombre de fonctionnaires qui
sont à la charge du budget de la marine. La subvention versée
par la colonie fut de 2 millions de francs jusqu'en 1887. En 1888
elle fut portée au chiffre excessif de plus de 11 millions, abais-
sée à 8 millions en 1891, à 6 millions et demi en 1892; le
budget projeté pour 1893 la réduit à 5 millions.

Instruction publique. — Dès le 16 juillet 1864 une


décision du gouvernement créa des écoles primaires dans les
grands centres pour l'enseignement de l'écriture, de l'arithmé-
tique et de la géométrie. Les interprètes de l'administration
furent les premiers professeurs et obtinrent rapidement de
bons résultats. Les frères des écoles chrétiennes furent ensuite
appelés et restèrent dans certaines écoles publiques de la
colonie jusqu'en 1881. Aujourd'hui l'instruction publique est
placée dans les attributions du secrétaire général ; elle forme
une division spéciale, confiée à un inspecteur primaire, et elle
est soumise à la surveillance d'une commission supérieure,
qui rappelle, par sa composition, les conseils départementaux
de la France.
L'enseignementsecondaire et l'enseignement primaire supé-
rieur sont donnés au collège Chasseloup-Laubat, au collège de
Mytho et au collège d'Adran (frères des écoles chrétiennes). Des
écoles primaires ont été fondées dans les principaux centres,
568 LA FRANCE COLONIALE
Il existe une école municipale et une école primaire à Saïgon.
En 1891, on comptait :
21 écoles françaises de garçons dirigées par des Français,
avec 47 instituteurs français et 101 instituteurs annamites;
7 écoles françaises de filles dirigées par des Françaises,
avec 35 maîtresses françaises et 11 indigènes;
301 écoles de caractères latins.
La mission possède 160 écoles situées près des églises et
surveillées par les curés des paroisses. L'institution Taberd,
tenue par les missionnaires, reçoit les métis franco-annamites;
les écoles de la Sainte-Enfance, dirigées à Saïgon et à Tan-
Dinh par les soeurs de Saint-Paul de Chartres, reçoivent les
filles (pensionnat et orphelinat).
Saïgon possède un observatoire pour le service de la
marine, un musée indo-chinois, une société académique
(ancien comité agricole et industriel).
Organisation religieuse. — Nous avons parlé, dans la
partie ethnographique, des religions des indigènes et des Asia-
tiques. Quant au christianisme, prêché dès le commencement
du XVIIe siècle, et persécuté jusque dans ces dernières années,
il possède aux bouches du Mékong deux missions : celle de la
Rasse-Cochinchine et celle du Cambodge. La Cochinchine
française n'est pas soumise au Concordat. La colonie ne pour-
voit qu'à l'entretien de l'évêché, du presbytère et de la cathé-
drale de Saïgon.
Le mahométisme est professé par les Malais, le brahma-
nisme par les émigrants indiens.

IV. — INSTITUTIONS PARTICULIÈRES A L'ANNAM ET AU TONKIN

Le roi d'Annam, sa cour, ses ministres, son


administration. — Le gouvernement de l'Annam, imité de
celui de la Chine, est la monarchie pure, absolue, sans con-
trôle, sans constitution. Le roi, souverain temporel, grand
pontife et juge suprême, mandataire de la divinité, ne connaît
d'autres limites à son autorité que les coutumes tradition-
nelles. Mais jusqu'à ce jour le souverain, élevé dans le harem,
écarté du pouvoir pendant sa jeunesse, ne pouvait se préparer
à sa mission future et demeurait un instrument entre les mains
des grands mandarins et des lettrés qui étaient tout-puissants.
Seuls, quelques grands princes, comme Gia-Long, ont joui
du pouvoir personnel et l'ont exercé avec autorité.
L'INDO-CHINE FRANÇAISE 569
Immédiatement au-dessous du roi est le conseil de censure
qui peut faire des observations au prince lui-même, et le con-
seil secret ou Comat-Vien. Les affaires soumises à l'examen du
roi sont étudiées par le conseil royal. Il existe une cour
suprême et une cour de justice de la famille royale. Le roi
préside le tribunal suprême qui, joint au tribunal des censeurs
et au tribunal du ministère des peines, constitue le tribunal
des trois règles. Cette cour examine toutes les affaires judi-
ciaires soumises au roi, et revise, dans sa session d'automne,
tous les jugements des condamnés à mort.
Il y a six ministères, ceux de l'intérieur, des finances, des
rites, de la guerre, de la justice ou des peines et des travaux
publics. Chaque ministère ou grand tribunal est géré par un
ministre assisté de deux premiers assesseurs, de deux seconds
assesseurs, d'un secrétaire, de chefs de bureaux et d'em-
ployés.
La hiérarchie des fonctionnaires civils et des fonctionnaires
militaires comprend neuf degrés dont chacun est divisé en
deux classes.
Au moment de notre intervention, l'Annam et le Tonkin
comprenaient vingt-cinq provinces dont douze pour l'Annam
(Binli-Thuan, Khan-Hoa, Phu-Yen, Binh-Dinh, Quang-Ngoaï,
Quang-Nam, Hué, Quang-Tri, Quang-Binh, Ha-Tinh, Nghé-An,
Thanh-Hoa) et treize pour le Tonkin (Hanoï, Ninh-Binh, Nam-
Dinh, Hong-Yen, Haï-Dzuong, Quang-Yen, Sontay, Hong-Hoa,
Tuyen-Quan, Bac-Ninh, Thai-Nguyen, Langson et Cao-Bang).
Nous avons créé au Tonkin les provinces de Haïphong,
Haï-Ninh et Cho-bo. Chaque province est subdivisée en phus ou
départements, chaque phu en huyens ou arrondissements. Un
quang-bo administre chaque province.
La justice est rendue par les préfets et les sous-préfets
avec appel devant le lieutenant criminel de la province et
devant le tribunal des trois règles, suivant les cas.
Les revenus de l'État se composent des contributions per-
sonnelles, des impôts fonciers et de quelques impôts indirects
affermés, comme le droit sur l'opium.
Telle est l'organisation sur laquelle doit s'appuyer notre
protectorat pour l'améliorer et la réformer.

Les résidents supérieurs. — Un arrêté du gouver-


neur général (7 juillet 1889) confie aux résidents supérieurs la
direction des services civils, la proposition des arrêtés concer-
nant ces services; la nomination, la révocation, le licenciement
570 LA FRANCE COLONIALE
des agents inférieurs européens des services civils et de la
garde civile, la préparation et la présentation du budget au
conseil supérieur, la surveillance de l'emploi des fonds, la
police générale et la police sanitaire, la nomination des con-
seils municipaux, les concessions de terres jusqu'à 500 hec-
tares.
Pouvoirs particuliers du résident supérieur en
Annam. .—
Le résident supérieur en Annam exerce par délé-
gation et sous la haute autorité du gouverneur général les pou-
voirs conférés au représentant de la République par le traité
de Hué du 6 juin 1884.
Pouvoirs particuliers du résident supérieur au
Tonkin. Le Kinh-luoc. —La France exerce au Tonkin
un protectorat plus étendu que dans l'Annam où toute l'auto-
rité intérieure est restée entre les mains des fonctionnaires
royaux. Au Tonkin le conseil de régence délègue un haut
mandarin, le Kinh-luoc, chef de l'administration indigène
soumise à un contrôle assez strict. Le résident supérieur de
Hanoï a par suite, dans ses attributions, la direction et le con-
trôle des mandarins, l'approbation des actes du Kinh-luoc
relatifs au personnel indigène, à la création ou à la modifica-
tion des circonscriptions administratives, au budget des auto-
rités annamites. Il est chargé de la surveillance des magasins
généraux d'Haïphong, des rapports avec les Messageries
maritimes et les Correspondances fluviales du Tonkin.
Conseil de protectorat. — Le résident supérieur de
Hanoï préside le conseil de protectorat composé des princi-
paux fonctionnaires de l'ordre administratif, judiciaire, finan-
cier, d'officiers des armées de terre et de mer, de deux
conseillers notables du protectorat et de deux conseillers
suppléants. Deux mandarins annamites peuvent être appelés
aux séances avec voix consultative.
Garde civile. — La nécessité de constituer entre les
mains des résidents civils chargés de l'administration du
pays, une force de police destinée à assurer la tranquillité
intérieure du pays en faisant appel au concours des autorités
indigènes, a conduit à la création de la garde civile indigène,
recrutée, selon la loi annamite, par les soins des chefs de can-
ton et sous la responsabilité des villages. Les hommes levés
doivent être d'anciens tirailleurs tonkinois.
L'INDO-CHINE FRANÇAISE 571
Résidences. — Pour la surveillance des autorités indi-
gènes, nous avons créé : les résidences de Bac-Ninh, Cao-bang,
Haï-Dzuong, Haïphong, Hanoï, Langson, Laokay, Nam-Dinh'
Quang-Yen et Sontay: les vice-résidences de Cho-bo, Haï-

ninh, Hong-Hoa, Luc-Nam, Ninh-Binh, Son-la, Thai-Nguyen
et Tujren Quan au Tonkin;
Les résidences de Nha-Trang, Qui-Nhon, Song-Cau ou
Xuanday, Tourane et Vinh dans l'Annam.
Instruction publique On n'évalue pas à moins de
vingt mille les écoles indigènes libres dans l'Annam et le Tonkin.
L'organisation de notre protectorat dans l'Annam ne
comporte pas quant à présent l'ouverture d'écoles par l'admi-
nistration française, mais, au Tonkin, il existe 16 écoles
franco-annamites (13 écoles de garçons, 3 de filles) et 30 écoles
libres de village où l'on enseigne le quoc ngu 1 et le rudiment du
français ; deux écoles primaires françaises sont ouvertes à
Hanoï. Des cours d'adultes sont faits à Hanoï et à Haïphoug
par les soins de l'Alliance française. Le service de l'instruction
publique est placé sous la direction d'un inspecteur : il com-
prend des instituteurs français, des instituteurs et des répéti-
teurs annamites. Une commission supérieure des écoles a été
créée par arrêté du 12 mars 1885.
Une école d'interprètes avec bourses fonctionne à Hanoï.
La mission a des écoles à Hanoï, Haïphong pour l'enseigne-
ment du français pour les enfants des deux sexes et des écoles
de quoc-ngu dans d'autres localités.
Les missions chrétiennes. — Les missions du Tonkin
sont divisées en cinq vicariats aspostoliques : le Tonkin
occidental et le Tonkin méridional évangélisés par les Pères
des missions étrangères; le Tonkin septentrional, le Tonkin
oriental et le Tonkin central, par les dominicains espagnols.
L'Annam appartient à la mission de la Cochinchine septentrio-
nale, qui a son centre à Kim-Long, près de Hué.

V. — INSTITUTIONS PARTICULIÈRES AU CAMBODGE


Le roi du Cambodge, sa cour, ses ministres, son
administration. — Comme les monarques annamites, ceux
du Cambodge jouissaient d'une autorité illimitée, absolue; ils
étaient les seuls gouvernants et les seuls propriétaires du
royaume, nommaient à toutes les dignités ; leurs décrets avaient
1. Système d'écriture avec les caractères latins qui substitue nos
caractères phonétiques aux caractères idéographiques chinois.
572 LA FRANCE COLONIALE
force de loi; ils fixaient la quotité de l'impôt et avaient droit
de vie et de mort, droit de grâce et de révision de tous les
jugements.
Au-dessous du roi, certains membres de la famille royale,
tels que le roi qui avait abdiqué, le premier prince et la pre-
mière princesse du sang, exerçaient une autorité reconnue par
les lois et les coutumes.
Il y avait cinq ministères : le ministère d'État, le ministère
de la justice, le ministère du. palais et des finances, le minis-
tère des transports par terre ou ministère de la guerre, le
ministère des transports par eau ou ministère de la marine.
Les cinquante-sept provinces étaient administrées par des
.

gouverneurs qui rendaient aussi la justice.


Les impôts directs étaient la capitation des inscrits, l'impôt
des rizières, l'impôt foncier des terres cultivables, la capitation
des Chinois et des esclaves. Les impôts indirects portaient sur
la pêche, l'opium, l'eau-de-vie de riz, l'introduction des esclaves
et les douanes.
La population cambodgienne pouvait se partager en trois
classes : les mandarins, les hommes libres et les esclaves.
Organisation du protectorat. — La convention du
17 juin 1884, signée par M. Thomson, au nom du gouverne-
ment français, étendait notre protectorat, mais ne porta pas
d'heureux fruits. Le souverain avait dû l'accepter sous l'empire
de la force et l'éludait sous main. Les mandarins, lésés dans
leurs intérêts, suivirent cet exemple. Les réformes proposées
constituaient une véritable révolution sociale ; le peuple, inca-
pable d'en comprendre les bienfaits, la repoussa et se prêta aux
entreprises du prétendant Sivotha révolté contre la France
depuis 1863 (Sivotha est mort depuis cette époque). Il fallut
faire parcourir le pays par des colonnes mobiles.
La modification de la convention s'imposa à M. Filippini,
nouveau gouverneur de la Cochinchine, et à M. Piquet, résident
général au Cambodge. En retour des concessions faites par la
France (suppression des résidences sauf à Kampot, Banam,
Kratiè, Kampong-Truong), le roi accorda à M. Piquet la prési-
dence d'honneur du conseil des ministres. Notre résident siège
depuis ce moment dans les conseils du roi et peut ainsi, comme
en Tunisie, exercer une action sur le gouvernement intérieur
du royaume.
Provinces. — Le nombre des provinces, beaucoup trop
considérable, a été ramené à huit (provinces de Phnum-Penh,
L'INDO-CHINE FRANÇAISE 573
Kampot, Pursat, Kampong-Chnang, Kratié, Kampong-Thom,
Banam et Krauchmar). Ces huit provinces forment trente-deux
arrondissements.
Justice. — La justice est rendue aux Européens par le
tribunal de première instance de Phnum-Penh, avec appel à la
cour de Saïgon.
La juridiction contentieuse du Cambodge est attribuée au
Conseil privé de Cochinchine.

Finances. — Les impôts payés par les Cambodgiens com-


prennent : 1° les impôts directs; contribution des inscrits (capi-
tation), contribution foncière des rizières et des terres culti-
vables, capitation des Chinois; 2° les impôts indirects sur la
pèche du Grand Lac et des rivières, sur l'opium, l'eau-de-vie de
riz et les douanes.
Chaque inscrit doit quatre-vingt-dixjours de corvée par an.

CHAPITRE IV

GEOGRAPHIE ECONOMIQUE.

La Faune. Animaux sauvages. Quadrupèdes. —


Placée aux confins de trois régions zoologiques distinctes, la
région indienne, la région malaise et la région chinoise, la
faune de l'Indo-Chine emprunte aux animaux de ces trois
régions des caractères qui leur sont propres, et tandis que cer-
taines espèces, paraissant nettement distinctes, s'y trouvent
réunies, comme les races humaines du type chinois et du type
indien, d'autres espèces, moins bien délimitées, présentent des
caractères de transition marquant le passage insensible d'une
race à l'autre1.
On trouve dans l'Indo-Chine française un assez grand
nombre de quadrumanes très respectés des Cambodgiens, entre
autres le douc (simia nemoris), le gibbon (con giuong) et des
galéopithèques; les chéiroptères sont représentés par plusieurs
espèces fort utiles pour la destruction des insectes, mais dont
l'une, la grande roussette, ravage les bananiers dont elle dévore
1. Dr Gilbert Tirant, Annales du Jardin botanique, 3e fascicule, p. 45.
374 LA FRANCE COLONIALE
les fruits; les Cambodgiens et les Annamites apprécient beau-
coup la chair de cet animal. La taupe, le hérisson représentent
l'ordre des insectivores. Parmi les plantigrades, il convient de
citer le blaireau et une espèce assez rare, l'ours malayanus
(ours des cocotiers ou plus généralement ours à miel), grand
amateur d'aliments gras ou sucrés; on l'apprivoise facilement.
Les digitigrades présentent la loutre, le chien, le renard, le
tigre, la panthère, le léopard, le chat-tigre, la mangouste, le
chat. La loutre est dressée pour la pêche, mais elle est surtout
nuisible à cause de son goût prononcé pour le poisson. Une
espèce de chiens est comestible; le chien indo-chinois a la tête
du renard et le poil rougeâtre; les chiens de chasse (cho-san),
trapus et musculeux, courent le cerf, le sanglier, même le boeuf
et le buffle sauvages. Le renard musqué vit à l'état sauvage dans
le nord du Tonkin, quelques individus sont élevés à l'état domes-
tique dans les provinces de Nam-Dinh et de Ninh-Binh. Le
chat présente au Cambodge une particularité curieuse, sa
queue est tordue et appliquée sur l'arrière-train..
Les tigres sont très nombreux dans les forêts marécageuses
et sur le bord des fleuves, dans les montagnes boisées de la
chaîne annamitique et dans les hautes régions du Tonkin. Leur
audace les a rendus fort redoutables pour les indigènes. Deux
espèces de ces félins se partagent l'habitat indo-chinois, le
tigre royal, long de deux mètres, à la peau rayée de grandes
bandes noires et jaunes, et le tigre étoilé, plus petit que le pré-
cédent; il a la peau jaunâtre marquée de taches noires.
De nombreuses superstitions ont cours sur le tigre chez les
Annamites, surtout chez ceux des villages forestiers menacés
chaque jour. Il est interdit de murmurer le nom de l'animal,
l'imprudent qui le prononcerait verrait enlever quelques-uns
de ses porcs. Dans les premiers mois de l'année, les villages
situés près des bois lui font le sacrifice d'un porc cru, qu'ils
abandonnent sur un plateau avec un acte d'offrande scellé du
cachet des notables. Ce papier, disent les indigènes, est
emporté avec l'offrande par le tigre qui laisse en échange l'acte
de l'année précédente. Si l'offrande était dédaignée par le
grand-père (ong) tigre, ou s'il ne rendait pas cet acte, ce serait
un très mauvais présage pour le village qui perdrait quelques-
uns de ses habitants. Au XVIIIe siècle, un missionnaire, le
P. Adrien de Sainte-Thècle, signalait des sacrifices humains au
seigneur tigre.
Le gouvernement de la Cochinchine paye une prime pour
la destruction des bêtes fauves, tigres et panthères, et a fait
L'INDO-CHINE FRANÇAISE 575
placer des pièges sur certains points 1. Pour aborder un tigre
acculé, les Annamites s'avancent sur lui, portant à la main une
claie de bambou destinée à leur servir de bouclier et à leur
permettre de le frapper à coups de lance. Lorsqu'ils sont plu-
sieurs réunis et exercés à cette chasse, ils attaquent le tigre
sans grande appréhension et le tuent une fois sur deux. Ils
déploient, dans ces occasions, un véritable courage, beaucoup
de sang-froid et d'adresse. La cour de Hué aime beaucoup faire
combattre des tigres contre les éléphants. Un spectacle de ce
genre devait être donné à notre ambassadeur M. Patenôtre,
mais le félin avait été tellement maltraité lors de sa capture
qu'il fallut y renoncer.
Les chats-tigres et les mangoustes sont le fléau des basses-
cours.
Les rongeurs sont nombreux : rats musqués, surmulots, rats
noirs, écureuils, rats palmistes et plusieurs espèces non dénom-
mées ravagent les aréquiers et les plantations, ou hantent les
maisons où ils se trouvent avec l'inévitable souris.
Le pangolin, de l'ordre des édentés, revêtu d'une armure
écailleuse, détruit une quantité de fourmis. C'est un animal à
protéger.
Parmi les ruminants, plusieurs espèces de cerfs et de boeufs
sauvages 2.
Les pachydermes sont assez nombreux ; ce sont l'éléphant,
le rhinocéros, le sanglier, le porc, le cheval.
L'éléphant existe à l'état sauvage au Cambodge, dans les
arrondissements cochinchinois de Bien-Hoa et de Baria. On le
capture en l'attirant, à l'aide d'éléphants apprivoisés, dans des
parcs préparés à l'avance. Cette chasse est fort dangereuse;
l'animal blessé se précipite avec fureur sur ses ennemis; ceux-
ci n'ont d'autre ressource que de monter rapidement sur un

1. En 1880, année moyenne, il a été tué 48 tigres et 22 panthères. Le


crédit pour la destruction des animaux nuisibles était de 2 500 piastres
au budget de 1884. Le Tonkin a adopté cet usage par un arrêté du
10 novembre 1888 : vingt piastres pour un tigre, dix pour une panthère.
2. Les buffles sauvages sont des animaux fort dangereux.
Les Cambodgiens distinguent plusieurs espèces de boeufs sauvages.
L'une d'elles, le khthing-pos, ou boeuf à serpent, est l'objet de singulières
croyances. D'après les indigènes, le khthing-pos se nourrit de serpents
qu'il transperce de ses cornes longues, aiguës et recourbées comme celles
du buffle, ou qu'il saisit par la queue quand ces reptiles se réfugient
dans les trous; en projetant sa salive sur les ophidiens, ajoutent-ils, le
khthing les fait tomber des arbres; il aurait la même puissance contre
les hommes. Les cornes de cet animal, portées en talisman, passent pour
préserver de la morsure des animaux venimeux.
576 LA FRANCE COLONIALE

arbre, encore ne sont-ils pas sûrs de leur salut car l'éléphant


déracine parfois avec sa trompe de grands arbustes. On chasse
surtout ce pachyderme pour l'ivoire des défenses, car la viande
est peu recherchée sauf la trompe qui, cuite sous la cendre,
rappelle le goût de la langue de boeuf. La peau est souvent
coupée en lanières et expédiée en Chine où on en fait des mets
gélatineux très appréciés.
Comme les Siamois, les Cambodgiens ont en grande véné-
ration l'éléphant blanc. Le rituel impose à l'éléphant sacré
un certain nombre de marques distinctives ; ses taches doivent
être disposées dans un ordre déterminé.
Les éléphants sont fort dociles quand les cornacs sont bons
pour eux. La nourriture de ces animaux se compose d'herbes,
de feuilles et surtout de jeunes pousses de. bambous et de
cannes à sucre dont ils sont très friands. Les éléphants sauva-
ges sont la terreur des paysans qui voient, en une nuit, dévaster
par ces pachydermes de vastes espaces cultivés.
Le rhinocéros est l'hôte des forêts, au Cambodge et dans le
pays des Moïs. La manière de chasser ces animaux est très
hardie. Quatre ou cinq chasseurs exercés se réunissent, armés
de longs bambous pointus durcis au feu. Ils se rendent sur le
lieu où un rhinocéros a été signalé et, dès qu'ils aperçoivent la
bête, ils se dirigent droit sur elle. De son côté, le. rhinocéros
s'avance vers les chasseurs, et, quand il ouvre sa large gueule,
ceux-ci lui enfoncent dans la gorge les bambous effilés dont ils
sont armés. Cela fait, les chasseurs s'esquivent promptement
et tâchent de se réfugier sur des arbres voisins. L'animal
blessé ne tarde pas à tomber, perdant le sang par ses blessures.
Quand il est épuisé, les chasseurs l'achèvent. La corne du
rhinocéros est considérée comme un précieux talisman et elle
est souvent mêlée, en poudre, dans les médicaments.
Le sanglier ravage souvent les plantations de patates et de
maïs. La chasse de cet animal est moins dangereuse que celle
de son congénère d'Europe. Au Tonkin, sur la rivière Noire, on
rencontre des individus qui ont jusqu'à 1m,10 de hauteur.

Oiseaux. — La gent ailée est fort nombreuse dans l'Indo-


Chine; les vautours détruisent les charognes, l'ibis et le faucon
chassent les serpents, le hibou les rats; l'aigle tacheté est quel-
quefois élevé comme oiseau de chasse; plusieurs sortes de
perruches et de perroquets sont capturées par les indigènes;
les hirondelles salanganes construisent leurs nids comestibles
dans les provinces occidentales de la Basse-Cochinchine et dans
L'INDO-CHINE FRANÇAISE 577
les îlots du golfe de Siam. Le choatchue, appelé rossignol par
les Européens, est un agréable chanteur, ainsi que le merle
mandarin. On voit aussi le pigeon, le coq sauvage, la poule
domestique, de nombreux troupeaux de canards et d'oies qui
parcourent les champs récoltés, sous la garde d'hommes et de
chiens, le héron cendré, le faisan bleu, le paon, le corbeau, la
cigogne, le pélican, le marabout facile à apprivoiser, et des
espèces indigènes dont les plumes servent à la confection des
éventails.
Reptiles. — Parmi les sauriens, on remarque le lézard,
l'iguane, le varanus nebulosus, le gecko, le caméléon et le cro-
codile. Les Annamites parquent des crocodiles dans des enclos à
Saigon, à Mytho et à Cholon, car ils sont très friands de la
chair de cet animal. Les ophidiens présentent plusieurs espèces
venimeuses, comme le naja et le serpent-vert, qui font périr
plus d'indigènes que le tigre, et, parmi les espèces non veni-
meuses, le python. Les chéloniens sont représentés par la
tortue franche et un trionyx, qui sont comestibles, et la tortue
caret (à Phu-Quoc, à Poulo-Condore, dans la province de
Thanh-Hoa). Les batraciens sont la grenouille et le crapaud.
Poissons et cétacés. — Sur les côtes, on rencontre des
requins. Les Tonkinois tirent de la graisse de cet animal une
huile pour l'éclairage. Les ailerons de requins desséchés sont
utilisés par la cuisine indigène ou exportés vers la Chine.
En Cochinchine, les poissons de mer remontent le Mékong
où la marée se fait sentir à une grande distance des côtes.
Une curieuse espèce est le con-chia-ta ou poisson de combat ;
les indigènes font lutter les mâles entre eux; ils engagent des
paris sur le résultat de la rencontre.
Sur plusieurs points des côtes de l'Indo-Chine se rencontrent
des dauphins, des cachalots, des marsouins et d'autres cétacés
souffleurs qui souvent s'échouent et reçoivent alors des indi-
gènes le culte superstitieux de la baleine protectrice des nau-
fragés.

Insectes, etc. Parmi les invertébrés, nous ne citerons



que le scorpion et les moustiques, la fourmi termite, le cancre-
lat et la sangsue.
Les abeilles sauvages sont nombreuses. Les indigènes éta-
blissent des sortes de ruches dans les forêts et font la récolte
du miel et de la cire.
La fiume est un mollusque qui donne la vraie nacre. Les
FRANCE COLONIALE. 37
578 LA FRANCE COLONIALE
zoophytes sont représentés dans l'holothurie, très appréciée
des indigènes, et par plusieurs madrépores qui, dans la Basse-
Cochinchine, dépourvue du calcaire, servent à faire de la chaux.
On trouve des huîtres sur certains points de la côte.

Animaux domestiques. - Bace bovine. — Le boeuf,


petit, bien proportionné, appartient au genre zébu; parqué
et bien nourri, il fournit une bonne viande de boucherie dont
les Annamites ne font cependant qu'un usage restreint. Dans
les pays un peu élevés, les indigènes se servent des boeufs poul-
ie labour et les attellent à leurs charrettes; dans certains can-
tons, on trouve des boeufs trotteurs qui peuvent suivre un
cheval au trot pendant plusieurs heures. Accouplés et attelés à
une voiture légère, ils peuvent faire dix et même quinze lieues
par journée, si l'on a la précaution de voyager une partie de la
nuit.
La vache fournit peu de lait, de trois quarts de litre à
1 litre par jour, mais ce lait est de bonne qualité. Les Indo-
Chinois éprouvent en général beaucoup de répugnance pour le
laitage.
La viande de veau est de qualité inférieure.
Le buffle vient du Laos. Sa couleur tient du blanc cendré et
du gris foncé; ses longues cornes noires sont recourbées en
croissant. Il ne sert qu'au labourage et est indispensable pour
le travail des rizières. Le buffle, docile avec les Annamites, s'in-
quiète à la vue d'un Européen; il est alors dangereux. Les buffles
du Tonkin paraissent mieux se familiariser avec les étrangers
que ceux de la Cochinchine,
Attelé à des chars grossiers et solides, le buffle fournit le
seul moyen de transport possible dans la forêt pour les mar-
chandises échangées avec les sauvages.
Les cornes et la peau de ces ruminants sont l'objet d'un
grand commerce. Les cornes, qui peuvent recevoir un beau
poli, sont exportées en Chine.
Le Cambodge est le principal marché d'où la Cochinchine
française tire les boeufs pour l'alimentation des Européens.

plus de mille par mois. — Cependant, malgré la richesse des
pâturages cambodgiens, la production est loin d'égaler la
consommation. Quelques mesures ont été prises par le roi,
sur la demande du gouverneur, pour favoriser la reproduction
de l'espèce bovine, mais elles ne constituent qu'un palliatif
insuffisant. La véritable solution de la question serait de créer
en grand au Cambodge l'industrie de l'élevage. Elle convien-
L'INDO-CHINE FRANÇAISE 579
drait parfaitement à des Européens encore jeunes, intelligents,
disposant de quelques capitaux, n'ayant pas d'appréhension
pour une vie large, un peu aventureuse, dans un pays très
giboyeux, où peu de fauves redoutables sont à craindre pour
le bétail, où il serait facile d'obtenir de grandes concessions de
terrain, où, grâce à la douceur, à l'apathie des indigènes, les
attentats contre les blancs ne peuvent guère être provoqués que
par l'injuste cupidité, la brutalité de ceux qui se croient tout
permis vis-à-vis d'une race inférieure. Mais c'est surtout en
Cochinchine que doit se développer l'élevage. Le progrès
obtenu est considérable depuis l'ouverture des routes et des
chemins. Les indigènes pouvant substituer le traînage en voi-
ture au portage à dos d'homme, trouvant à vendre le bétail
pour la boucherie, ont aujourd'hui de nombreux troupeaux,
surtout dans les arrondissements de Saïgon, Bien-Hoa et
Travinh.
Race chevaline. — Les chevaux sont de petite taille
(1m,20 au garrot); ils sont bien faits, énergiques, actifs, forts
pour leur taille, s'ils sont bien nourris et bien soignés; ils
ont le pied sûr et résistent bien à la fatigue ; ils ressemblent aux
poneys anglais ; leur tête est souvent forte. Le petit galop est
leur allure familière. Les Annamites n'ont pas l'habitude de
ferrer leurs chevaux, ce qui n'empêche pas ceux-ci de pouvoir
faire de 40 à 50 kilomètres par jour, pendant une quinzaine
au moins. L'âne est inconnu.
Race porcine. — En Cochinchine et au Cambodge, de
nombreux porcs, appartenant à la race du Siam, sont élevés
dans toutes les maisons, où ils sont nourris avec les résidus
de la distillerie du riz et surtout avec le tronc des bananiers
haché menu et mélangé à du riz cuit ou à certaines plantes
très communes près des cours d'eau. La chair du porc est trop
grasse et trop huileuse. Les indigènes de notre colonie ont
reconnu cet inconvénient et, depuis notre occupation, ils ont
fait des tentatives de croisement avec les grandes races euro-
péennes.
La race porcine du Tonkin a les pattes basses. Sa chair est
plus fade que celle des espèces d'Europe. Chaque semaine,
de 500 à 600 cochons sont expédiés de Haïphong à Hong-
Kong.
Race ovine et caprine. — Les moutons sont rares et
de petite espèce. Les chèvres, importées dans ces dernières
années en Cochinchine, paraissent devoir se multiplier.
580 LA FRANCE COLONIALE

La flore. — La Basse-Cochinchine et le Tonkin possèdent


la chaleur et l'eau, si nécessaires à la végétation, et un sol de
formation récente, riche en humus apporté par le Mékong, le
Song-Koï et le Thaï-Binh. Comme l'Egypte, la Mésopotamie, le
Bengale, ces contrées réunissent toutes les conditions favo-
rables à l'agriculture, donnent de magnifiques récoltes et ont
toujours nourri l'empire d'Annam tout entier. Dans les parties
élevées du pays, dans la chaîne séparative du royaume et du
Laos, dans la région montagneuse du Tonkin, se voient des
forêts riches en essences propres à la construction, à la marine
ou à l'ornementation.
Les espèces alimentaires sont le riz 1, le maïs, l'igname,
l'igname-patate, la patate, le millet, l'ananas, le chinchou, la
canne à sucre, l'arbre à thé, les bourgeons d'aréquier, de pal-
mier, de bananier, les jeunes pousses de bambou et de plu-
sieurs graminées, le melon, la pastèque, la citrouille, la tomate,
l'aubergine, le manioc, le haricot et les plantes importées
d'Europe.
Les épices sont représentées par le poivre, la muscade, le
girofle, la cannelle; les arbres fruitiers sont nombreux; le
cocotier, le grenadier, le citronnier, le prunier malgache, le
manguier, le bananier, l'oranger, le caféier, le letchi, le pam-
plemousse, le limon, le cacaoyer, la vigne, le carambolier, le
coeur-de-boeuf, la badiane, la pomme-cannelle, le corossol, le
caï-mitte, le jujubier, le jamrose, les eugenia, etc.
Les. plantes industrielles, non moins variées, sont : le

1. La plante la plus importante de l'Indo-Chine est sans contredit le


riz, nourriture habituelle des indigènes, qui tirent de ce végétal une
liqueur fermentée. L'exportation de cette denrée, qui peut fournir un
revenu net de 200 francs par hectare, est assurée en Chine et dans les
pays voisins, où 400 millions d'habitants font du riz la base de leur
alimentation. Il importe donc de favoriser la culture de cette plante.
Le sol de l'Indo-Chine, sauf les parties montagneuses, est assez riche,
le travail assez facile pour centupler la production actuelle, surtout
maintenant que la cour de Hué ne pourra plus, comme autrefois,
par un intérêt mal entendu, s'opposer au libre commerce de cette
céréale.
Le riz cultivé dans l'Indo-Chine appartient à deux espèces : le riz
gras ou gélatineux, surtout employé dans la fabrication de l'alcool
de riz, et le riz ordinaire, mais les variétés sont nombreuses. Le riz
du Tonkin est supérieur à celui de la Basse-Cochinchine ; il est
exporté de Hong-Kong sur San-Francisco, sous la désignation de riz de
Chine.
La production du riz tonkinois est de 35 ou 40 millions de piculs,
celle de la Cochinchine de 800 000 tonneaux (les rizières occupaient,
en 1883, 686 119 hectares dans notre colonie). Le picul 60kil,4.

L'INDO-CHINE FRANÇAISE 581
tabac, le mûrier, le bétel, l'aréquier, le chanvre, le thom, le
coton, le ouatier, le mûrier à papier, l'ortie de Chine, l'ara-
chide, le sésame, le curcuma, l'indigo, le safran, le cunao ou
faux gambier, le guttier-cambodgia, l'arbre à gomme laque,
le carthame, le rocouyer, le cardamome.
La flore pharmaceutique ne le cède en importance à celle
d'aucune contrée tropicale ; on rencontre dans l'Indo-Chine
l'aloès, le gingembre, le ricin, la noix vomique, la fève de
Saint-Ignace, le benjoin, le camphrier, le traï, la mélisse, la
salsepareille, le hoang-nan, le souchet, le croton, l'acanthe, la
gentiane, le camphre, le datura-stramonium, la saponaire, le
mussanda, le hylang-hjdang, etc.
Les plantes d'ornementation fournissent le cactus épineux,
le papayer, le lotus, le rosier, le laurier, le nymphéa, le
nelombium, les aroïdées, le nénuphar, les tabernaemontana,
les gardenia, les ixora, les acanthes, les rubiacées, les malva-
cées, les rutacées, les pandanées, les amarantacées, etc.
Les essences forestières présentent les ébéniers, l'isonandra
Kantzii, sécrétant une espèce de gutta-percha, le guttier sau-
vage, le bois de fer, le dipterocarpus, le hopea, le shora, le
tarretia, le manguier, etc. Le bambou est une véritable fortune
pour les Indos-Chinois. Il sert aux constructions, aux ponts,
aux clôtures : on en fait des vases, des nattes, des paniers,
des bâtons, des barques, des chapeaux, des rames, du papier,
etc.

Minéraux. — Le delta du Mékong et celui du Song-Koï


sont formés par des alluvions modernes. La Basse-Cochinchine
fut autrefois occupée par un golfe dont les eaux devaient
s'avancer au delà du Tonlé-Sap jusqu'aux chaînes granitiques
séparant le bassin de la Ménam de celui du Mékong. Le golfe du
Tonkin devait recouvrir le delta du Song-Koï et d'après
des documents chinois, Hanoï a été autrefois un port de
mer.
Les deux golfes ont été comblés par des apports des
fleuves, et certains sommets granitiques situés dans les deltas,
comme le cap Thi-wan, le cap Saint-Jacques, les hauteurs de
Baria et de Vinh-té en Cochinchine, le Gia-Binh, les groupes
Pagode, Éléphant, des Pachydermes, le Nui-Deo au Tonkin,
devaient autrefois être des îles. Dans le Tonkin comme aux
bouches du Mékong, la rapidité du colmatage est extraordi-
naire. Sur ce dernier point, les salines de l'arrondissement de
Soctrang, dont les produits sont très appréciés par les
582 LA FRANCE COLONIALE
pêcheurs du Grand-Lac, devront être abandonnées, parce que
la mer se retire annuellement de 250 mètres. Au Tonkin, les
missionnaires débarqués depuis trente ans ont vu les villages
où ils avaient abordé passer à la situation des localités placées
en deuxième ou troisième ligne dans les terres. Là aussi les
salines sont menacées.
Les contrées montagneuses de l'Annam et du Tonkin ren-
ferment de l'or, de l'argent, du mercure, du cuivre, de l'étain,
du zinc, du plomb, du fer, du bismuth, de l'arsenic, de l'alun,
de la houille, du pétrole, du kaolin, du marbre, du salpêtre,
du cristal de roche, du soufre, du jade, des pierres précieuses(?)
et des eaux minérales.
L'ordre géologique des couches qui constituent la chaîne
annamitique paraît être le suivant : grès et schistes permiens
rougeâtres, terrain houiller ou grès et schistes rouges et gris,
calcaire, et, vers le Laos, grès et schistes dévoniens.
Au Cambodge, on rencontre dans le sous-sol le conglo-
mérat ferrugineux appelé bay-kriem ou pierre de Bien-Hoa,
assez riches sur certains points pour servir de minerai de fer,
le fer de la province de Kâmpong-Soai, et du kaolin entre le
Mékong et la rivière du Grand-Lac.
Les riches gisements houillers du Tonkin, qui s'étendent
sur une superficie d'un millier de kilomètres carrés, ont été
l'objet d'une étude spéciale de MM. Fuchs, ingénieur en chef
des mines, et Saladin, ingénieur civil des mines. Il est à pré-
sumer que le bassin du Tonkin et celui de Tourane, dans
l'Annam 1, constituent deux anneaux d'une chaîne plus ou
moins continue qui forme la ligne de partage des eaux entre
le Mékong d'une part, le fleuve Rouge et les rivières de
l'Annam d'autre part. Ces mines peuvent assurer, pendant de
longues années, le fonctionnement normal d'une exploitation
régulière et proportionnée aux besoins de la consommation du
combustible dans l'extrême Orient et à l'importance de la
mise de fonds qu'exigeraient les travaux de premier établis-
sement.
L'essai industriel des charbons a donné les meilleurs
résultats; ils soutiennent très bien la comparaison des houilles
australiennes, et sont supérieurs aux lignites pyriteux du
Japon ; ils se rapprochent tellement des houilles françaises
qu'ils pourront prendre à Saïgon une importance comparable
à celle qu'y ont actuellement les produits de la Grand'Combe.
1. La houille est signalée dans l'Annam, clans la vallée de la rivière
de Hieou, dans le Thanh-Hoa et à Hong-Son dans la vallée de Tourane.
L'INDO-CHINE FRANÇAISE 583
D'après M. Fuchs, les charbons du Tonkin pourront
fournir 100 000 tonnes par an. Ce chiffre s'accroîtra par la
création de forges et d'aciéries à Saïgon, quand on pourra
exploiter le puissant gîte de fer de Phnum-Dèck au Cambodge.

Agriculture. — En général, le régime agricole de la


propriété
petite et de la petite culture domine dans les pays
annamites, aussi bien dans la Basse-Cochichine qu'au Tonkin.
Chaque propriétaire exploite son champ, dont il consomme le
produit et dont il vend la plus-value aux Chinois, qui se sont
emparés du petit commerce. Au point de vue politique,
l'extrême division du pays est une garantie contre les troubles
et les révoltes. L'homme qui cultive sa terre pour nourrir sa
famille ne demande au gouvernement que la tranquilité et la
sécurité personnelle. L'expérience des premiers temps de notre
domination aux bouches du Mékong, continuée depuis lors au
Tonkin, prouve que les chefs de rebelles et les pirates se
recrutent surtout parmi les vagabonds sans attache au sol.
Les habitants des rives du Song-Koï et du Thaï-Binh, absorbés
par la culture de leurs champs, n'ont pas pris les armes contre
nous : autrement la conquête aurait été beaucoup plus difficile.
Les habitudes laborieuses de la population contribueront
beaucoup à la pacification du pays, où pas un pouce de
terrain n'est perdu. Le respect absolu de la propriété indigène,
la répression des exactions des mandarins, développeront chez
les Annamites le désir de défricher des terres encore incultes.
Sûrs de jouir du prix de leur travail, ces hommes ne crain-
dront plus d'améliorer leurs procédés de culture, de laisser
paraître leur aisance. C'est ce qui s'est produit dans la Basse-
Cochinchine, où s'élèvent sur bien des points, à la place des
paillotes, des constructions en maçonnerie d'une certaine
importance et où, peu à peu, la tuile remplace le chaume, le
mur en briques la clôture en pisé.
Le gouvernement français doit s'efforcer dans toute l'Indo-
Chine, comme il l'a fait dans notre colonie cochinchinoise,
d'introduire des améliorations dans le mode de culture. A
Saigon le Jardin botanique de Saigon et son annexe, la Ferme
des Mares, renferment une ferme-modèle, une promenade
publique, un champ d'expériences et une collection des plus
beaux spécimens de la faune de la Gochinchine. Près de Hanoï
est une Ferme-École.
Les procédés de culture sont encore bien primitifs. Les
indigènes se montrent négligents des ressources fournies par
584 LA FRANCE COLONIALE

les engrais (sauf au Tonkin), ignorants des procédés perfec-


tionnés d'irrigation, de drainage, d'assolement, d'amendement.
Les outils des laboureurs sont fort simples : la bêche, la houe,
une petite charrue en bois, très légère, sans roues, traînée
par des buffles, une herse, sur laquelle on se tient debout en
dirigeant son attelage, la faucille pour la culture du riz. Les
Annamites, connaissent la noria chinoise pour l'arrosage des
rizières situées sur les collines, le fléau, le van. La production
agricole du Tonkin et de la Cochinchine se développe sous
l'action des Correspondances fluviales du Tonkin et des Messa-
geries fluviales de la Cochinchine qui mettent en rapport les
pays de production avec les ports d'embarquement: Haïphong
et Saïgon.
Le Cambodge possède beaucoup de terres alluvionnaires,
mais elles sont moins riches que celles de la Cochinchine,
parce qu'elles sont plus anciennes et plus élevées au-dessus du
niveau des fleuves et des rivières. Les pâturages sont très
beaux pendant là saison pluvieuse ; pendant la saison sèche,
on ne trouve d'herbe fraîche que près des rivières ou des
étangs. Les Cambodgiens ne connaissent pas les prairies arti-
ficielles. L'apathie des indigènes est telle, qu'ils négligent de
profiter de la merveilleuse fécondité de leur sol. Ils se font
chaque année un champ par l'incendie des forêts ou choisis-
sent une clairière naturelle au milieu des bois; ils sèment et
laissent la nature généreuse pourvoir à leurs besoins.

Industrie. — L'Annamite, surtout dans la Basse-Cochin-


chine, est presque entièrement adonné aux travaux agricoles
et s'est laissé devancer dans les arts industriels par les Chinois.
Ceux-ci ont accaparé tous les métiers. Au Tonkin, l'indigène
peut égaler le Céleste; il se fait volontiers maçon, charpentier,
ébéniste, cordonnier, tailleur, brodeur, fondeur en cuivre; il
ne répugne qu'aux travaux souterrains des mines.
Une prescription de la loi annamite est très contraire au
développement de l'industrie nationale. C'est celle qui autorise
le roi à requérir, pour son service personnel, les ouvriers qui
se distinguent dans un métier par leur habileté ou leur talent,
au prix d'un salaire dérisoire. Cette loi n'est plus appliquée
dans la Basse-Cochinchine, mais elle est toujours en vigueur
dans les provinces soumises à l'administration directe de Hué.
La main-d'oeuvre indigène est à bon marché dans toute
l'Indo-Chine. Les femmes travaillent beaucoup. Elles se livrent
aux occupations du ménagé; elles gardent les boutiques,
L'INDO-CHINE FRANÇAISE 585
égrènent le coton, repiquent et décortiquent le riz, portent les
marchandises au marché et conduisent les barques ou sampans,
comme les hommes, avec une habileté remarquable.
La pêche est une des principales industries des Indo-Chinois ;
Annamites et Cambodgiens ont organisé sur les côtes, généra-
lement à l'embouchure des fleuves, des pêcheries en bambous.
A Phnum-Penh une pêche fructueuse est celle du commence-
ment de l'année, d'une durée d'une ou deux semaines au maxi-
mum et portant sur des espèces de passage, les unes descen-
dant du Tonlé-Sap vers la mer, les autres remontant le bras
du Grand-Lac.
La pêche dans le Grand-Lac ou Tonlé-Sap, au Cambodge,
occupe 12 à 14 000 individus, Cambodgiens, Annamites, Malais,
Siamois et quelques Chinois. Ces derniers préfèrent venir faire
le commerce dans les villages temporaires qui se forment pen-
dant la saison sur les côtes du lac. Les pêcheurs font des asso-
ciations et partagent entre eux les poissons d'après des règles
traditionnelles et spéciales au Grand-Lac.
Les poissons sont séchés, salés ou fumés; ils fournissent de
l'huile, des vessies natatoires, le nuoc-mam et le pro-hoc, con-
diments fort appréciés des indigènes. Des bateaux-viviers
transportent du poisson vivant à Saïgon et à Cholon.
Les Annamites fabriquent de l'eau-de-vie de riz, du sucre,
de l'huile de coco; ils savent travailler le bronze et le. fer, la
soie, le cuir.
Les forêts pourront alimenter des scieries mécaniques, mais
en général les bois sont débités par des scieurs de long. Les
fleuves et les arroyos servent au flottage. L'ouverture de routes
forestières décuplera l'exploitation dans les contrées élevées.
Les Annamites construisent rapidement et solidement leurs
sampans et leurs barques de mer. Les mandarins khmers leur
commandent des embarcations de luxe et les marchands de
cette nation leurs barques de charge. Dans le delta du Song-
Koï, où le bois fait défaut, les indigènes fabriquent, d'une
manière fort ingénieuse, des barques en bambou tressé et enduit
d'une couche imperméable : des paniers, disent nos soldats. Ces
embarcations, très légères et très maniables, peuvent ^porter
une dizaine de personnes. Elles sont facilement transportables
d'un arroyo à un autre. Tous les Tonkinois, même les enfants,
se servent avec beaucoup d'adresse des rames en forme de
palettes, ou de la perche, qu'on enfonce dans l'eau, à l'arrière
de la nacelle.
La terre argileuse se rencontre presque partout, aussi
586 LA FRANCE COLONIALE
chaque indigène sait-il fabriquer les briques dont il fait usage,
mais il existe de véritables briquetiers, ou tuiliers, ou potiers;
certaines briques, dites mandarines, sont très estimées.
Les Cambodgiens sont très habiles dans les industries
extractives. Le fisc royal fait retirer du salpêtre du guano des
chéiroptères établis dans les ruines des monuments Miniers.
La chaux est bien cuite et envoyée à Saïgon, car il n'y a pas de
roches calcaires en Cochinchine. La chaux la plus appréciée
est celle de la montagne de Kamlang(Phnum-Kamlang).
Les minerais de fer de Phnum-Dèck, dans la province de
Kampong-Soai, exploités par la tribu des Kouys, considérés
comme sauvages par les Cambodgiens, sont désignés sous les
noms de pierre lourde et de pierre légère. La première est plus
riche en métal, mais celui-ci est moins estimé, il est mou et ne
convient pas à la fabrication des armes et des outils. La
seconde, moins riche, donne un fer plus apprécié des indigènes,
qui s'en servent pour les outils, les armes, les instruments
tranchants, les outils d'agriculture et les lames de scie. Le
minerai est un oxyde de fer contenant 70 0/0 de métal ;
son rendement, par les procédés cambodgiens, qui rappellent
la méthode catalane, est d'environ 65 à 66 0/0. M. Fuchs
considère le minerai de Phnum-Dèck comme un minerai de
choix, se prêtant parfaitement aux nouvelles méthodes de la
métallurgie du fer et pouvant donner, dans les meilleures con-
ditions possibles, d'excellents aciers Bessemer ou Martin. D'après
les calculs du savant ingénieur, le cubage du gîte est de
2 millions de mètres cubes de minerai, fournissant 6 ou 7 mil-
lions de tonnes.
Les véritables industries nationales des Annamites sont : la
fabrication des nattes et des éventails, l'orfèvrerie et les incrus-
tations. Les orfèvres royaux du Cambodge sont également très
habiles.
Les incrustations de l'Annam et du Tonkin sont, en général,
dirigées sur Hong-Kong et sur Saïgon pour l'exportation.
L'apprentissage des incrusteurs est très long et commence dès
l'enfance. A dix ou douze ans, les apprentis font déjà des tra-
vaux faciles et à vingt ans ils sont ouvriers. Le gain d'un
incrusteur habile est de 1 franc à 1 fr. 50 par jour, plus la nour-
riture ; mais, en général, ils préfèrent s'associer ou travailler
à la pièce. Depuis l'arrivée des Européens, le prix des incrus-
tations a augmenté de 50 0/0 et cette proportion est dépassée
pour les plus beaux travaux. Les incrustations du Tonkin sont
exportées sur Saigon et Hong-Kong.
L'INDO-CHINE FRANÇAISE 587
Commerce. — Les capitalistes français qui ont semé tant
d'argent dans le monde, notre puissante épargne, qui s'est
parfois engagée, sur la foi de fallacieuses promesses, dans des
entreprises chimériques, doivent trouver, dans la création de
lignes télégraphiques ou de chemins de fer ou de navigation,
de sérieux bénéfices dans l'extrême Orient. Or, il ne faut pas
l'oublier, la colonisation demande non seulement des bras, mais
aussi et surtout dés capitaux.
L'exemple de la Cochinchine et du Tonkin montre que nos
financiers sont parfois timides quand il s'agit de l'extrême
Orient. Plus d'une fois, le gouvernement ou le conseil colonial
de notre colonie ont dû, pour faire de grands travaux publics,
pour créer des établissements de crédit, garantir un minimum
d'intérêt ou assurer une subvention annuelle prise sur le budget
local. Cependant les Messageries fluviales, les Correspondances
fluviales, les Docks de Haïphong et la Banque de l'Indo-Chine
ont surtout des Français comme actionnaires.
L'Indo-Chinefrançaise est située dans une heureuse situation
commerciale, sur la route de l'Inde à la Chine, à proximité de
Singapour et de Hong-Kong, des Philippines et de Batavia,
limitrophe du Siam et des provinces méridionales du Céleste-
Empire. Enfin elle est le débouché naturel des produits du Laos.
La possession par la France de l'Annam et du Tonkin ne
peut manquer d'attirer vers les côtes le commerce du Laos.
«
Le Song-Gianh est à quarante-cinq lieues de La-Kon, un des
points principaux du Laos siamois. Nonkay, chef-lieu de ce
même Laos, autre entrepôt important, est à soixante-quinze
lieues du port de Cua-Trap. Mong-Pouen, marché des plus
riches produits du bassin moyen du Mékong, est à six lieues
de Lach-Vich. Luang-Prabang, clef stratégique et politique de
toute la presqu'île indo-chinoise, surtout du bassin du Mékong,
est à cent lieues de Lach-Vich. Alévy, centre politique et com-
mercial du Laos birman, Poueul, un des entrepôts du Yunnan,
marché du meilleur thé et de l'opium, Ling-Ngan, centre de la
production métallurgique du Yunnan, tout l'ouest du Kouang-
Si, ont leur débouché vers la mer par le Tonkin; enfin l'impor-
tante et populeuse province de Taeping est à 120 kilomètres de
la baie d'Along et écoulait jadis par là ses produits. Quand on
cherche à voir si ces divers points pourraient essayer de se
relier à la mer par d'autres voies, on s'aperçoit bien vite qu'ils
ne peuvent y songer : dans toute autre direction, la mer est à
des distances de deux à quatre fois plus grandes 1. »
1. Colonel Laurent, Conférence aux officiers de Saïgon.
588 LA FRANCE COLONIALE

Importations. — En Cochinchine, les importations com-


prennent surtout les métaux et les outils, le thé de la Chine,
les vins et spiritueux de la France, la chaux et le poivre du Cam-
bodge, le papier, l'opium, le tabac, les tissus anglais, les sucres
raffinés, les porcelaines, les faïences, les poteries d'Europe et
de la Chine, les huiles, les farines, la houille, les articles de
Paris, les médecines chinoises, les conserves alimentaires et
les salaisons d'Europe et de la Chine.
Les mêmes marchandises sont vendues au Cambodge et
transitent généralement par Saigon, une petite partie par
Kampot.
Les importations pour le Tonkin portent principalement
sur le thé de la Chine pour les classes supérieures, le thé du
Yunnan pour les classes pauvres ; les cotonnades et les fils de
coton anglais; les soieries de la Chine; les flanelles, les draps
légers, les couvertures, les velours de soie unis, la mercerie,
la parfumerie, la verrerie commune d'Europe; la porcelaine de
Chine; la quincaillerie, l'horlogerie, la miroiterie, les articles
de Paris; les couleurs pour la teinture (vermillon et couleurs
d'aniline), le tabac, l'opium de l'Inde, du Yunnan et du
Kouang-Si, les médecines chinoises, le papier chinois, les objets
destinés au culte (papier doré, baguettes de cire, parfums), de
cuivre, l'alun; les sacs en paille pour le riz d'exportation et de
petits lots d'allumettes suédoises, de bougies, de fer-blanc, de
fer en barres, de cuivre en feuille (du Japon), de parapluies en
coton, en soie, etc.

Exportations. — Les exportations cochinchinoises portent


principalement sur le riz, qui en constitue les trois quarts de la
valeur totale; sur le poisson sec et salé, la colle de poisson, le
coton, les légumes secs (haricots de Baria et du Cambodge),
les peaux, les soies grèges, le poivre, les huiles, la graisse de
porc, les noix d'arec, les cocos, l'indigo, les plumes, la cire et

etc.
le miel, le cardamome, l'ivoire, l'écaille de tortue, le goudron,
les cornes de cerf, le sel pour la saumure du poisson du Cam-
bodge, les bois de teinture, de construction et d'ébénisterie,
les chinoiseries et les incrustations, la gomme-gutte, la gomme
laque,
Le riz de Cochinchine est envoyé dans l'Amérique méridionale
(Brésil, RépubliqueArgentine, Chili, Havane), à Java, à Manille,
Singapour et Bourbon, où nos riz commencent à remplacer
ceux de l'Inde anglaise. Un marché plein d'avenir est celui de
la Chine, et déjà Hong-Kong enlève pour ce pays plus de
L'INDO-CHINE FRANÇAISE 589
2,17 fois laquantité demandée par les autres ports réunis.
Les exportations du Cambodge se font presque toutes par
la Cochinchine française ou par Kampot. Elles comprennent le
poivre, les peaux et les cornes de boeufs et de buffles, les boeufs
pour la boucherie de Saigon, le coton, le riz paddy, les feuilles
de bétel fraîches, les nattes, les bois de construction, d'ébénis-
terie et de teinture, les résines, le poisson salé, l'huile de pois-
son, le fil de laiton pour le Laos. La valeur des exportations
atteint un chiffre de 6 à 7 millions.
Le Tonkin exporte les métaux du Yunnan (étain, cuivre,
mercure), le cristal de roche, les plantes médicinales, les
plantes tinctoriales, le thé aggloméré en forme de briques, le
cunao ou faux gambier, le sticklac, le cardamome sauvage,
l'amidon de riz, l'huile ou vernis à laquer et les marchandises
laquées, les étoffes ou tapis brodés, les meubles incrustés, le
papier d'écorce de mûrier, le sel, les soies brutes, les arachides,
l'huile de badiane, le papier, les cornes de cerf, les comestibles
desséchés (crustacés, poissons, ailerons de requins, viande de
porc salée ou fumée, oeufs, champignons), les porcs, les volailles,
les noix d'arec, les bambous, les rotins, la cannelle, les peaux
de boeuf et de buffle.
Le commerce du Tonkin pour 1891 a été :

Importations 31 171 886 francs.


Exportations 16 475 083
Transit (entre le Yunnan et Hong-Kong) 4 996 658
Cabotage 6 991382
Total 59 635 009 francs.

en augmentation de 11 094 369 sur l'année 1889.


Régime douanier. — La Cochinchine française s'est
développée et a acquis sa fortune commerciale sous le régime
du libre échange. Les droits perçus sur les marchandises
avaient un caractère purement fiscal. Après le développement
de notre puissance dans l'Indo-Chine on pensa à soumettre les
différentes parties de notre empire colonial à un régime uni-
forme, et un décret du 8 septembre 1887 ordonna l'application
du tarif douanier métropolitain. Cette mesure ne fut pas heu-
reuse, et le 9 mai 1889 ce tarif fut remanié dans un sens plus
libéral tout en demeurant fidèle aux idées protectionnistes du
Parlement.

Ports. — Les principaux ports maritimes de la Cochin-


chine sont : Saïgon, Hatien, Rachgia, Camau, Cangio; les prin-
590 LA FRANCE COLONIALE
cipaux ports fluviaux : Mytho, Vinh-Long, Chaudoc, Sadec et
Cholon.
Saïgon a été déclaré port franc par l'amiral Page, le
23 février 1860. Le mouvement du port a été, en 1883, de 330
navires jaugeant 535 916 tonneaux à l'entrée.
Les vapeurs forment environ les trois quarts du tonnage
total des navires au long cours entrés dans le port. Le pre-
mier rang est occupé par la marine anglaise, le second par
nos bâtiments, le troisième par la navigation allemande.
Le port possède un dock flottant:
Le port du Cambodge est Kampot, sur le golfe de Siam. Il
fait le commerce du riz avec Camau, Rachgia et Hatien. Le
mouvement commercial de cette place a atteint, en 1882,
49 465 piastres à l'importation et 10 895 piastres à l'exporta-
tion. Ce port reprendra son importance passée quand notre
action se fera sentir dans les provinces maritimes et quand nos
navires se substitueront aux jonques indigènes.
Les ports du Tonkin : Haïphong, Quang-Yen, Nam-Dinh,
Ninh-Binh, Haï-Dzuong sont désormais ouverts au commerce
international, ainsi que les ports de Xuanday, Quin-Nhon et
Tourane dans le royaume d'Annam.
Avant l'établissement de services réguliers de bateaux à
vapeur entre Saïgon et le Tonkin, les Chinois étaient, depuis
des siècles, les maîtres absolus du trafic de l'Annam et du
Tonkin. Au moment de la mousson de N.-O., des marchands
de Canton se transportaient avec leurs agents et un assorti-
ment de marchandises communes (thé, papier, porcelaine,
etc.) vers l'Annam. Les chefs de maison restaient au port et
écoulaient la pacotille, pendant que les employés parcouraient
l'intérieur, pénétraient jusque dans la région montagneuse et
dans la région forestière, achetant aux indigènes la récolte sur
pied, livrable au moment de la moisson, d'avril en juin. Quand
les achats étaient réunis, la mousson de S.-E. ramenait à Can-
ton les fils du Ciel. Les Chinois ont désormais perdu ce mono-
pole. Depuis l'ouverture de la ligne de Saïgon à Haïphong, des
maisons de Cholon ont envoyé des représentants dans les ports.
Annamites et Tonkinois, séduits par les prix plus élevés offerts
par les habitants de notre colonie, ont conclu des marchés qui
ont détourné vers la Basse-Cochinchine une grande partie du
commerce des ports ouverts.
M. de Kergaradec évaluait à 20 millions de francs, dont
4 millions pour le Yunnan, la valeur des marchandises entrées
ou sorties en 1880 par le port de Haïphong. Ce chiffre devait
L'INDO-CHINE FRANÇAISE S91
représenter les 4/5 du commerce général, qui s'élevait ainsi à
25 millions environ. Notre résident à Hanoï, après une très inté-
ressante étude, déclarait que la valeur des importations pour
le Tonkin pourrait s'élever annuellement à 150 millions quand
le pays serait pacifié. Les exportations pourraient fournir un
chiffre égal d'affaires, ce qui donnerait un mouvement commer-
cial de 300 millions. Le port de Haïphong prendrait rang immé-
diatement après Shang-Haï, avant Hankow et Canton.
Commerce intérieur. — Les centres du commerce les
plus importants de la Basse-Cochinchine sont ceux de Saïgon,
Cholon, Mytho, Vinh-Long, Sadec, Chaudoc, Hatien, Rachgia,
Bay-Kan ; Tayninh pour les bois de construction et d'ébénisterie,
Thu-dau-mot pour les huiles et résines forestières et' les bois
de construction des barques.
Les principales places de commerce du Cambodge sont
Phnum-Penh, Banam pour le riz, Kampot pour le poivre,
Kampong-Luong et Pursat pour le cardamome, Kampong-
Luong pour la gomme-gutte, Kampong-Chnang pour les
poteries et le sel, Kua-Sutin pour le coton, l'île de Knoctru à
l'entrée du Tonlé-Sap et Kratié où se font les échanges avec
le Laos.
La création de la ligne des messageries fluviales de la
Cochinchine, qui dessert Phnum-Penh, le Grand-Lac et Battam-
bang, a plus que quadruplé le mouvement des échanges entre
le Cambodge et la Cochinchine en permettant de transporter
rapidement les marchandises à Saïgon et à Cholon. En 1872,
les produits de provenance purement cambodgienne n'attei-
gnaient pas la valeur de 100 000 piastres sur le marché de
Saïgon; en 1882, ils ont atteint le chiffre de 400 000 piastres,
sans compter les produits de la pêche du Grand-Lac.
Le commerce du Tonkin et de l'Annam a longtemps été
gêné par des douanes intérieures qui séparaient les provinces,
par les exactions des Pavillons-Noirs, par l'interdiction du
commerce des grains. Notre domination s'est efforcée de mettre
fin à ces abus et de ne laisser subsister que les douanes de la
frontière, non plus dans un but prohibitif, mais dans un simple
intérêt fiscal.
Le petit commerce intérieur et une partie du grand sont
entre les mains des Chinois.

Commerce du fleuve Bouge et du Yunnan. — Les


commerçants chinois et annamites ont toujours utilisé la voie
du fleuve Rouge pour commercer avec le Yunnan. C'est par le
592 LA FRANCE COLONIALE
Song-Koï que la grande province chinoise recevait le sel, les
épices et le coton du Tonkin, les étoffes, le tabac, le papier de
Canton, etc. Par le même fleuve descendaient les métaux
exportés. Les embarcations chinoises ou annamites remontaient
jusqu'à Laokay. Les Tonkinois ne dépassaient pas ce point, les
marchandises étaient transbordées sur des barques chinoises
qui pénétraient jusqu'à Mang-Hao. Arrivés à cette dernière
place, les divers produits étaient transportés à l'intérieur par
des mulets ou des coolies.
Le commerce a été gêné par la rébellion musulmane du
Yunnan et par. les exactions des Pavillons-Noirs. Toutefois,
M. de Kergaradec évaluait, en 1880, à 1170 000 francs la
valeur des marchandises expédiées de Hanoï sur le Yunnan, et
à 2 055 000 francs les exportations de cette province. Les
produits européens, cotonnades anglaises communes, camelots
de couleur rouge, draps légers, rouges ou bleus, de provenance
allemande, boutons de cuivre doré entraient pour 110000 francs
dans les importations; le reste était fourni par le sel, le coton
égrené brut, les crevettes sèches et le poisson salé du Tonkin,
le tabac de Canton et du Fo-Kien, les papiers de couleur, les
confiseries, les médecines de Canton, le musc, etc.
Les exportations du Yunnan comprenaient l'étain, le plomb,
le thé, l'opium, la droguerie, le faux gambier, etc.
Commerce avec les tribus sauvages. — Les transac-
tions commerciales sont rares chez les Mois et ne se font que
par le troc, sous l'empire de la nécessité. Le commerce consiste
surtout en échanges de tabac, résine, torches de résine, huile
de bois, roues pleines pour les voitures à boeufs, rotins, lattes
en latanier, herbes médicinales, cire, miel, dépouilles d'ani-
maux sauvages, paddy, sésame, boeufs, buffles et porcs contre
du sel, des cotonnades rouges et blanches, des outils en fer,
du laiton, de la verroterie, des fers de couperets, des clochettes,
des grelots, de la chaux à bétel, dés poteries vernissées, des
noix d'arec sèches, des poissons salés ou fumés.
Monnaies. Établissements de crédit. — Nos établis-
sements de l'extrême Orient ont adopté la piastre pour monnaie.
Nous avons dû, comme les possessions britanniques voisines,
Hong-Kong, Singapour et l'Inde, faire usage de l'étalon d'argent,
pour nous conformer aux habitudes du marché de l'extrême
Orient. Depuis 1879, on a mis en circulation une monnaie
divisionnaire, au titre de 0,9, spéciale à notre colonie, qui a
cours dans le Cambodge, l'Annam et le Tonkin, et qui est très
L'INDO-CHINE FRANÇAISE 893
bien acceptée dans les établissements européens voisins. Les
pièces sont celles de 1 piastre, de 50, 20 et 10 cents en argent
et de 1 cent en bronze. Les indigènes font usage des ligatures
de sapèques en zinc.
Le taux de l'intérêt de l'argent est très élevé dans l'Indo-
Chine. Sous les régimes précédents le taux légal était de 36 0/0
dans les pays annamites et de 37,5 0/0 au Cambodge, et
l'usure se donnait libre carrière. Des établissements de crédit
européens fondés à Saïgon contribueront à abaisser le loyer de
l'argent. La banque de l'Indo-Chine, dont le siège est à Paris et
qui a des succursales à Nouméa, à Pondichéry et à Saïgon, a été
autorisée à établir un comptoir au Tonkin.
Des chambres de commerce existent à Saïgon, à Hanoï et a
Haïphong.
Un comité industriel, organisé à Haïphong sur le modèle de
celui de Saïgon, rendra les mêmes services que ce dernier.
Voies de communication. — 1° Voies maritimes. —
La Cochinchine communique avec la métropole au moyen des
transports de l'État qui partent de Toulon, des paquebots de
la Compagnie des Messageries maritimes, dont les escales sont
établies à Port-Saïd, Suez, Aden, Pointe-de-Galles, Singapour,
Saïgon, Hong-Kong, Shang-Haï et le Japon, et des paquebots
d'une compagnie anglaise, s'arrêtant à Singapour avec corres-
pondance vers Saïgon. Une ligne réunit cette dernière ville à
Poulo-Condore, une autre à Haïphong par Qui-Nhon, Tourane
et Xuanday.
Les communications de Haïphong avec Hong-Kong ont
lieu également par les messageries maritimes.
2° Voies fluviales.
— Au début de notre conquête de la
Basse-Cochinchine, les communications se faisaient presque
exclusivement par eau, comme aujourd'hui encore au Tonkin.
On a créé à Saïgon la ligne des Messageries de Cochinchine qui
assure le service avec Mytho et Phnum-Penh par Vinh-Long,
Sadec, Soctrang, Chaudoc et Bentré, et avec les postes voisins
des embouchures Travinh, Cantho et Soctrang.
Au Tonkin, les bâtiments remontent de Haïphong à Hong-
Kong en empruntant le cours de différentes parties du fleuve
Rouge : le Song-Tam-Bac, le Lach-Tray, le Lach-Van-Uc, le
Thaï-Binh et Cua-Loc et enfin le Song-Koï lui-même.
Les embarcations les plus variables par la forme et les
dimensions circulent sans cesse sur les fleuves et les arroyos,
dans toute l'Indo-Chine. On voit les grosses barques à côté des
légers sampans. En général, les passagers et l'équipage se
FRANCE COLONIALE. 38
594 LA FRANCE COLONIALE
groupent autant que possible pour consacrer le plus grand
espace au transport des marchandises.
Les barques de rivière sont conduites à la rame ; contraire-
ment à nos habitudes, les indigènes, tournés vers la proue, les
font mouvoir en poussant au lieu de tirer. Ils marquent quel-
quefois la cadence par un chant grave. Les femmes ne le
cèdent en rien aux hommes pour l'habileté de la manoeuvre et
habituent de bonne heure les enfants à aider leurs parents. Les
services fluviaux réguliers, très développés en Cochinchine
depuis ces dernières années, tendent peu à peu à se substituer
au batelage.
La Compagnie des correspondances fluviales du Tonkin,
subventionnée par le protectorat, met en communication, par
des services réguliers, Hanoï et Haïphong.
3° Voies terrestres. — Une grande voie, la route royale,
traverse la Cochinchine, l'Annam et le Tonkin. Elle part de
Hué, se dirige d'une part au sud, reliant à la capitale annamite
les chefs-lieux des provinces.
Elle entre en Cochinchine et dessert Bien-Hoa, Saïgon,
Cholon et Mytho. D'autre part elle se dirige de Hué sur le
Tonkin, se bifurque à Hanoï pour conduire les voyageurs en
Chine, au nord par Bac-Ninh et Langson et à l'est par
Quang-Yen.
L'empereur Gia-Long avait multiplié les voies de commu-
nication qui venaient s'amorcer sur la route royale, dont
l'importance était à la fois commerciale et stratégique.
Malheureusement, les successeurs de Gia-Long n'entretinrent
pas les voies de communication, et elles sont actuellement dans
un déplorable état : tout est à refaire.
En Cochinchine, le premier gouverneur civil, M. Le Myre
de Vilers, a divisé les routes en routes coloniales, destinées à
relier les centres les plus importants et à servir d'amorces aux
routes d'arrondissement, en routes d'arrondissement, en
chemins de grande communication et en chemins vicinaux. Il
donna une vive impulsion aux travaux de viabilité. Les Anna-
mites ont parfaitement compris les avantages qui leur étaient
assurés par les bonnes voies de communication et beaucoup
ont abandonné leur ancienne coutume de circuler presque
exclusivement sur les sampans. De grands ponts ont été jetés
à Saïgon sur l'arroyo chinois, sur les Vaïcos. En dehors de ces
grands ponts on remarque, en Cochinchine, des petits ponts
d'un genre tout particulier, en fer, composés d'éléments iden-
tiques et permettant de former, par leur réunion, des ponts de
L'INDO-CHINE FRANÇAISE S95
6, 9, 12 et jusqu'à 27 mètres de portée. La construction en est
facile. L'emploi de ces ponts au Tonkin a donné de bons
résultats.
Un tramway à vapeur fonctionne entre Saïgon et Cholon,
entre Saïgon et Mytho. La ligne de Saïgon à Phnum-Penh est
à l'étude.
Les voies de communication font défaut au Cambodge, les
routes ouvertes entre Phnum-Penh et Oudong, entre Phnum-
Penh et Kampot ne sont pas entretenues. Les quelques voies
capables de rendre des services sont établies sur les restés des
grands travaux des anciens Khmers. L'extension de la puis-
sance française mettra un terme à cette déplorable situation.
Au Tonkin, on utilise comme voies de communication les
digues des fleuves ou des rizières. Des routes nouvelles ont été
faites dans le Delta, la route mandarine a été réparée de Hanoï
à Vinch ; une voie ferrée est en construction entre Hanoï et
Langson et livrée à l'exploitation dans sa partie méridionale.
Postes et télégraphes. — Dans tout l'Annam, le ser-
vice des postes est fait par les trams, courriers choisis parmi
les miliciens.
Dans la Basse-Cochinchine le service postal comprend cinq
lignes : 1° la ligne de Saïgon à Bien-Hoa, Baria et au cap
Saint-Jacques, avec embranchement de Baria à la frontière du
Binh-Thuan ; 2° la ligne de Saïgon à Thudau-mot ; 3° la ligne
de Saïgon à Taï-Ninh; 4° la ligne de Saïgon à Hatien par
Cholon, Mytho, Vinh-Long, Sadec, Longxuyen, Chaudoc et
Hatien avec plusieurs embranchements ; 5° les lignes fluviales
entre Saïgon, les différents postes et Phnum-Penh.
Un service postal unit Saïgon à Haïphong avec escales à
Qui-Nhon, Tourane, Thuan-An et Xuanday; une autre unit
Saïgon à Singapour.
L'administration des postes fonctionne au Tonkin depuis le
mois de septembre 1883 ; elle fait usage des trams annamites,
des bateaux à vapeur et des bâtiments de commerce.
Saïgon est uni par le télégraphe à tous les postes et à tous
les chefs-lieux d'arrondissement, à Kampong-Chuang, Kam-
pong-Luong, Kathom, Kampot et Phnum-Penh (Cambodge), à
Battembang et à Bangkok (Liam). Deux câbles partent du cap
Saint-Jacques, l'un sur Singapour, l'autre sur Hong-Kong et
sur le Tonkin avec atterrissement à Thuan-An (Annam) pour la
ligne de Hué.
Hanoï est relié par des lignes aériennes à Haïphong, à
596 LA FRANCE COLONIALE
Sontay, Hong-Hoa, Bac-Ninh, Phu-Lang-Thuong, Chu et Kep,
Nam-Dinh, Ninh-Binh, la baie d'Along, Quang-Yen et Haï-
Dzuong.
Le service des postes et télégraphes constitue une seule admi-
nistration pour toute l'Indo-Chine française.

CHAPITRE V
CONCLUSIONS

Avenir politique. — La possession de l'Indo-Chine par


la France modifie l'échiquier politique, militaire et commercial
de l'extrême Orient. Elle nous donne un prestige colonial, une
puissance que nous avions perdue depuis le traité de Paris
en 1763. Elle engagera nécessairement les puissances mari-
times occidentales à compter avec nous, car nous sommes
désormais les voisins des Anglais de l'Inde, des Hollandais de
Batavia et des Espagnols des Philippines.
Pour donner à notre nouvel empire toute la portée poli-
tique et militaire qu'il doit avoir, il ne faut pas hésiter à faire
les dépenses nécessaires pour assurer sa sécurité dans le cas
d'une grande guerre maritime, faire profiter notre marine
des gisements de houille du Tonkin et nous donner une base
d'opérations sur l'océan Pacifique et sur l'océan Indien. Saïgon
doit devenir un des grands ports militaires de la France.
Nos relations avec le Siam doivent être dirigées de telle
façon que nous assurions à cet Etat voisin sa pleine autonomie
et que nous établissions ainsi entre l'indoustan et l'Indo-Chine
une puissance indépendante aussi nécessaire pour nous que
l'Afghanistan peut l'être pour les Anglais contre les entreprises
de la Russie dans l'Asie centrale.

Les Indo-Chinois et la conquête française. — Il


est intéressant d'étudier la situation de la France en présence
des peuples divers qui habitent cette vaste contrée. Nous ne
rencontrons pas, comme au début de la conquête de l'Algérie,
une race foncièrement ennemie, attachée jusqu'au fanatisme à
sa croyance religieuse, à une législation basée sur un livre
sacré, interprétée par des prêtres hostiles à toute réforme,
tournant sans cesse les yeux vers un chef étranger, incarnant
en lui l'autorité théocratique. Jamais une révolte n'a été pré-
sentée aux indigènes comme une guerre sainte entreprise
L'INDO-CHINE FRANÇAISE 597

pour la défense de la foi. Les idées religieuses des Annamites


et des Cambodgiens sont trop peu sérieuses pour nous faire
craindre une action hostile, une guerre de croyance. Si nous
savons respecter, chez les Annamites, non pas des dogmes qui
n'existent pas, mais les usages ou les superstitions du culte des
ancêtres, suites logiques du fétichisme naturaliste et causes du
collectivisme familial, protéger les tombeaux, les pagodes,
assurer la perpétuité des huong-hoa, nous n'aurons rien à
craindre au point de vue religieux. Chez les Cambodgiens, plus
attachés au bouddhisme que leurs voisins du sud et de l'est,
habitués à l'action des bonzes, qui constituent une sorte de
clergé national, nous ne rencontrerons pas davantage une
hostilité systématique.
Plus difficile sera la surveillance des anciens mandarins et
des lettrés, imbus des doctrines chinoises. Nous aurons long-
temps en eux de secrets ennemis, car ils sentent instinctive-
ment que la présence des Européens amènera fatalement,
dans un avenir plus ou moins éloigné, la ruine de leur
influence.
Leur résistance ne sera cependant pas invincible et les
fonctionnaires que nous choisirons nous seront dévoués parce
que le rêve de tous les indigènes est de participer au gouver-
nement et à l'administration. Il s'agira seulement de protéger
nos adhérents contre la vengeance de leurs anciens chefs. Au
Tonkin, ces derniers sont d'ailleurs détestés, car ils viennent
de Hué et enlevèrent aux provinciaux toutes les positions
élevées et lucratives.
Nos premiers alliés, dans la Basse-Cochinchine comme au
Tonkin, furent les chrétiens, surtout ceux qui avaient été évan-
gélisés par les prêtres des Missions étrangères. Malheureuse-
ment la plupart de nos coreligionnaires appartiennent aux
classes pauvres de la société. Nous regrettons ce fait, car il
nous sera difficile de tirer un grand nombre de fonctionnaires
du rang de ces fidèles de la première heure: leur situation
sociale les a tenus à l'écart de l'administration et des études
qui préparent les lettrés.
Au point de vue politique, nous ne devons d'ailleurs faire
aucune distinction entre les indigènes, catholiques ou païens,
parce que la protection spéciale accordée aux chrétiens serait
privilège dans entièrement païen. Bien-
un un pays presque
veillants pour les catholiques, nos premiers adhérents, nous
serons justes tous. Nous devrons sans doute négocier
pour
avec le Vatican la substitution de missionnaires français aux
598 LA FRANCE COLONIALE
dominicains espagnols, dans les provinces tonkinoises soumises
à l'influence de ces religieux étrangers.
Au début de notre établissement ils s'étaient montrés
sinon hostiles à notre action, au moins fort réservés. Ils com-
prennent mieux la situation actuelle, mais ils ne peuvent natu-
rellement pas nous regarder du même oeil que font nos prêtres
français des Missions étrangères.

Avenir du commerce. — Les faits constatés en Cochin-


chine, où le commerce se développe tous les jours, permettent
de bien augurer de l'avenir économique de nos possessions
indo-chinoises. Jusqu'à notre arrivée à Saïgon et jusqu'après
l'occupation des provinces occidentales par l'amiral de la
Grandière en 1867, la plupart des indigènes, pressurés par les
autorités du pays, se contentaient de cultiver les produits
nécessaires à leur subsistance. Ils ne pouvaient, dans ces
conditions, rechercher les avantages qu'aurait pu leur pro-
curer l'exportation. Seuls, les Chinois, qui parcouraient la
Cochinchine et le Cambodge, achetaient des lots sans impor-
tance suffisante pour que la demande extérieure pût s'établir;
souvent même les entreprises d'exportation ne furent que des
essais, parfois onéreux ou ruineux. Le commerce fut paralysé
également pendant la période de la conquête.
Plus tard, quelques maisons européennes ou chinoises se
fondèrent dans la colonie et lui donnèrent une vitalité nouvelle
par leurs connaissances pratiques et leur esprit de suite dans
les affaires. Des relations régulières s'établirent alors avec les
marchés voisins; les navires fréquentèrent plus souvent le port
de Saïgon, et le commerce profita de ces occasions pour expé-
dier de petits lots comme échantillons ; mais les frets étaient
très élevés et ne permirent pas de donner aux transactions un
essor suffisant.
La concurrence maritime amena bientôt la baisse dans les
prix de transport; il parut possible de faire de nouvelles ten-
tatives; le commerce trouvait déjà plus de sécurité dans ses
opérations, et, par la fréquence de ses communications, il lui
fut aisé de se rendre un compte exact de ce qui se passait sur
les marchés extérieurs. D'ailleurs les indigènes, voyant la faci-
lité d'augmenter les bénéfices par une plus grande production,
apportèrent de nouveaux soins à leurs cultures; c'est alors que
les échanges eurent lieu avec le Tonkin, Hong-Kong et surtout
Singapour.
Le traité de commerce signé avec la Chine développera le
L'INDO-CHINE FRANÇAISE 599
trafic avec les contrées méridionales du Céleste-Empire. Nous
nous emparerons de ce marché si nous savons nous plier aux
goûts et aux habitudes des Asiatiques et ne pas vouloir impo-
ser nos coutumes et nos modèles. Le producteur doit toujours
avoir en vue la satisfaction du consommateur : c'est la meil-
leure chance de succès.

A. BOUÏNAIS et A. PAULUS.
LA

NOUVELLE-CALÉDONIE 1

ET DÉPENDANCES

CHAPITRE PREMIER

HISTOIRE ET GEOGRAPHIE GENERALE

Découverte et occupation de la Nouvelle-Calé-


donie. — Les explorations du capitaine anglais Cook en Océanie
avaient eu un grand retentissement en Angleterre et en France.
Il avait découvert l'Australie en 1770 et la Nouvelle-Calédonie
le 4 septembre 1774.
Les Anglais ayant envoyé une expédition occuper l'Austra-
lie, La Pérouse reçut la mission d'explorer la Nouvelle-Calédo-
nie et les îles voisines, « ces contrées pouvant, écrivait Louis XVI,
ouvrir un nouveau champ aux spéculations du commerce ».
Le départ de cette expédition excita en France un grand
enthousiasme; mais elle n'eut pas de résultat, La Pérouse
ayant péri à Vanikoro.
D'Entrecasteaux fut vainement envoyé à sa recherche en
1791. Dumont-d'Urville releva la position des îles Loyalty
en 1827 et en 1840. Une corvette porta en 1843 des mission-

1. A. Schreiner, La Nouvelle-Calédonie depuis sa découverte jusqu'à nos


jours, 1882. Nouvelle-Calédonie,
— Ch. Lemire, La colonisation française en
— L. Gauharou, Géographie de la Nouvelle-Calédonie et dépendances,
1878.
— G. Gallet, Notice sur la Nouvelle-Calédonie, 1884. — Notices colo-
1882.
niales, 1885, et Notices coloniales illustrées, 1889.
602 LA FRANCE COLONIALE
naires français en Calédonie. Enfin, malgré d'horribles scènes
de cannibalisme, l'hydrographie du nord de l'île était terminée
eu 1851.
La France cherchait alors une contrée salubre où les con-
damnés pussent être établis sur des terres qu'ils mettraient en
culture.
Le 24 septembre 1853, l'amiral Febvrier-Despointes prit
possession de la Grande Ile et, cinq jours après, de Vile des
Pins.
Trois mois plus tard (janvier 1854), M. de Montravel décou-
vrait la rade de Nouméa et, malgré le manque d'eau douce, il
y établissait le chef-lieu de la colonie, en raison de la facilité
de défendre ce point.
Cette possession ne fut d'abord qu'une annexe de nos éta-
blissements de l'Océanie, dont le centre était Tahiti; mais,
en 1860, elle fut déclarée colonie et reçut un gouverneur. La
France y attirait les émigrants par des concessions de terres,
de vivres et d'outils, et les premiers colons furent des familles
françaises, anglaises et allemandes qui ont fait souche dans le
pays.
Géographie physique. Situation. — La Nouvelle-
Calédonie est située en Océanie, dans l'océan Pacifique. Elle
fait partie, comme l'Australie et la Nouvelle-Zélande, de la
Mélanésie. Elle se compose d'un groupe d'îles qui sont : la Calé-
donie ou Grande-Terre, l'île des Pins, les îles Loyalty, l'île
Ouen, les îles Bélep, les îles Huon, les îles Chesterfield et un
grand nombre d'îlots qui se rattachent au même groupe.
Elle s'étend, du sud-ouest au nord-ouest, entre les 20° 10'
et 22° 26' de latitude méridionale et entre les méridiens 161°
et 164° 25', à l'est du méridien de Paris. C'est, après l'Austra-
lie et la Nouvelle-Zélande, l'île la plus considérable du Paci-
fique.

Aspect général. — La Calédonie est trois fois plus grande


que la Corse. Elle a 13 lieues de large et 75 lieues de long à
vol d'oiseau, Pour en faire le tour par terre, les sinuosités du
rivage sont telles que la route serait de 1 000 kilomètres 1. Sa
forme est celle d'une ellipse allongée ou d'un long fuseau. Vue

1. La superficie de la Nouvelle-Calédonie est de 2 102193 hectares;


celle de l'ile des Pins de 13 000 environ; celle des Loyalty de 278 000.
Ensemble : 2 210 000. Environ 20 000 kilomètres carrés. La Corse en
a 8 748.
LA NOUVELLE-CALEDONIE 603
de la mer, elle ressemble à l'Ecosse, et c'est pourquoi Cook lui
donna le nom de Nouvelle-Calédonie.
Comme aspect, c'est un entassement de montagnes s'élevant
jusqu'à plus de 1 600 mètres. C'est un soulèvement de forma-
tion volcanique et sédimentaire dans la grande île, et madré-
porique aux Loyalty. Entre ces massifs montagneux, couverts
de forêts, s'ouvrent des vallées, sur la côte est, étroites et
propres à la culture, sur la côte ouest, plus larges et propres
en outre à l'élevage des bestiaux. Des rivières et des cascades
arrosent tout le pays. La partie nord se distingue par les roches
de marbre, de quartz, de serpentine.
Les rivières coulent perpendiculairement à l'axe de l'île,
sauf le Diahot ou grand fleuve, qui se rend à la mer entre deux
rangées de montagnes suivant l'axe même de l'île.
Climat et saisons. — La salubrité du climat de la Nou-
velle-Calédonie est désormais incontestable.
Pas de maladies, malgré les grands travaux de terrasse-
ment; pas d'endémies tropicales.
La température est de 25 à 35° dans la saison chaude, de
novembre en mars, et de 15 à 25° dans la saison fraîche, d'avri
en octobre.
La brise du sud-est tempère les ardeurs de l'été et la pluie
est assez fréquente pendant toute l'année.
Des ouragans (cyclones) se produisent tous les quatre ou
cinq ans. La baisse du baromètre, signalée par le télégraphe,
en annonce l'approche, et des mesures préservatrices sont pri-
ses pour fixer les toitures avec des chaînes et des madriers et
pour clouer toutes les ouvertures des maisons.
Littoral et ports. — L'île est entourée dans toute sa
longueur d'une formidable ceinture de corail, coupée de passes
qu'il faut bien connaître pour y pénétrer. On voit combien
l'exploration était difficile pour les bâtiments à voiles des pre-
miers navigateurs. Ces récifs forment autour de l'île un canal,
où le navigation côtière est à l'abri de la houle du large et
s'accomplit sans danger. C'est un avantage inappréciable dans
un pays où les routes et les transports par terre sont insuffi-
sants.
La rade de Nouméa est vaste et d'un accès facile. Elle est for-
mée par une presqu'île, qui présente dans ses découpures plu-
sieurs anses pouvant recevoir des navires d'un fort tonnage, et
par l'île Nou, qui court parallèlement à la côte, dont elle est
séparée par un canal d'une longueur de trois milles et d'une
604 LA FRANCE COLONIALE
largeur moyenne de un mille. Ce canal, qui a deux issues,
offre un mouillage sûr et à l'abri de tous les vents. Des quais
en pierre sont en partie construits. C'est là qu'accostent les
grands paquebots.
Divisions administratives. — La Nouvelle-Calédonie
est divisée en cinq arrondissements :
Le 1er a pour chef-lieu Nouméa, sur la côte sud-ouest;
Le 2e — Canala, sur la côte est ;
Le 3e —
Houaïlou, sur la même côte;
Le 4e — Touho, sur la même côte;
Le 5e Ouégoa, au centre nord de l'île, sur

la rive étroite du grand fleuve ou Diahot.
Les îles secondaires. — Le premier arrondissement
comprend, en outre, comme dépendances de la colonie, l'île
Nou, l'île Ouen, l'île des Pins et le groupe de Loyalty.
L'île Ouen, habitée par environ 80 Canaques catholiques,
contient beaucoup de fer chromé, de cobalt et de serpentine.
Les habitants sont marins et pêcheurs.
L'île des Pins est située à 14 milles au sud-est de la Calédo-
nie. Elle est de formation madréporique et couverte de forêts
sur son littoral. Le pic Nga est le plus élevé de l'île.
Les indigènes, au nombre de 600, obéissent à une « ché-
fesse », qu'on appelle la reine Hortense, et à son époux Samuel.
Ils sont robustes et bons marins. Tous sont chrétiens.
Près de la mission catholique sont les écoles. On y apprend
le français et en outre la culture aux garçons et la couture aux
filles. L'île produit des bois d'essences diverses. Le sandal y
est devenu rare.
C'est dans cette île que les déportés furent internés en 1873,
au nombre de 3 408. Ils ont quitté le pays en 1880 et ont été
remplacés par 720 Canaques faits prisonniers pendant la révolte
de 1878-1879.
Localités principales. — Les principales localités,
après les chefs-lieux cités, sont : dans le 1er arrondissement,
le Pont des Français, la Dumbéa, centre de culture, le bourg de
Païta, Saint-Vincent au milieu de belles plaines à pâturages,
la Baie du sud avec ses exploitations forestières, les établisse-
ments des missionnaires français à Saint-Louis; sur la côte
sud-est, aride et tourmentée, Yaté et Unia.
Après avoir visité Thio, centre des mines de nickel, dans le
2e arrondissement, nous trouvons, autour de Canala, les pre-
LA NOUVELLE-CALÉDONIE 605
mières grandes tribus canaques, au milieu de plantations de
cocotiers et de bananiers. Nakéty est renommé pour ses cul-
tures de café, d'ananas, pour ses mines d'antimoine et de
nickel.
A Moindou, on est heureux de rencontrer un village de
120 colons libres qui, après les difficultés du début, sont par-
venus à prospérer. Celte agglomération se relie à Foawari,
pénitencier agricole, et à la Foa, centre mixte de colons libres,
de colons pénitentiaires et d'Indiens malabars.
Nous redescendons à la Ouanéni, où la culture de la canne
est à reprendre, à Bouloupari et à Torno, centres d'élevage de
troupeaux.
Après les stations de bétail de Bourail (3e arrondissement),
du cap Goulvain, de Pnya et Muéo, il faut traverser le centre
de l'île et les forêts des montagnes, de Bourail à Houaïlou. Ces
deux points sont les plus importants de l'île. De Houaïlou nous
rencontrons les jolies vallées de la Tchamba, de la Pouéri-
bouen. Nous admirons en route de splendides cascades. Par-
tout les gisements de nickel alternent avec les cultures des
Européens et des Canaques. Pouembout et Kôné sont des vallées
fertiles où l'agriculture se développera rapidement. De même
à Voh, dans le 4e arrondissement, dont le principal port est
Touho, sur la côte est. Au-dessus de ce port s'ouvre la région
de Hienguène, la plus pittoresque de l'île et la plus peuplée de
tribus canaques.
On remonte la rivière pendant 5 kilomètres en embarca-
tion, tandis que les gros navires mouillent au pied des Tours
Notre-Dame, blocs calcaires de 80 mètres de haut et d'un grand
effet. Près de là sont d'admirables cavernes et des grottes, plus
accessibles que celles de Houaïlou et d'Adio.
A Wagap se trouvent des gisements ardoisiers, des cultures
de riz et de café. On y fait aussi l'élevage des moutons.
A Tao, commence, sur le littoral est, la série des cascades
mugissantes et, à Panié, la chaîne de rochers abrupts de
800 mètres de hauteur, sur le plan desquels on a essayé de
faire un sentier en corniche.
A Panié et Galarino, des gisements aurifères.
Nous arrivons à Ouégoa, chef-lieu du 5e arrondissement.
Il doit toute son importance à la mine de cuivre de la Balade,
qui produit du minerai à 18 0/0. Cette mine est actuellement en
chômage à cause du bas prix du cuivre. Elle a eu à sa dispo-
sition 300 condamnés pendant vingt ans.
Balade est la localité où débarquèrent les premiers Fran-
606 LA FRANCE COLONIALE
çais et où la prise de possession de l'île fut officiellement pro-
clamée en 1854. Des établissements de missionnaires français
sont installés à Pouébo. La région est protégée par un fort et
un poste militaire à Oubatcha, localité où l'on élève des che-
vaux estimés.
Mauguine est un territoire aurifère d'où l'on extrait pour
700 000 francs d'or. Pam est le port du Diahot pour les grands
navires. Enfin, près de la pointe nord de la Calédonie, est l'île
de Paâba, d'une superficie d'environ 3 000 hectares, où l'on
exploite l'amande de la noix de coco ou cobrah, dont on fait de
l'huile, et les fibres de la noix, dont on fait le crin végétal.
Population. — En 1889, la population de la colonie était
de 62 752 âmes et se répartissait ainsi :

Colons (hommes, femmes, enfants) 5 585


Fonctionnaires, officiers, soldats 3 476
Libérés 2 515
Condamnés ..... ...... 7 477
Engagés Indous, Chinois, Néo-Hébridais 1 825
Indigènes 41 874
La population libre est très disséminée dans ce pays de
grands pâturages et de grandes cultures. On s'explique que la
plus nombreuse population, en Australie comme en Calédonie,
soit dans les villes. Melbourne a 489 000 habitants sur
1 140 000 : donc plus du tiers de toute la colonie, Nouméa en a
4 601 sur 14 000 de population blanche et libre. On forme
cependant des centres agricoles sur divers points de l'île.
Le nombre des femmes n'atteint pas la moitié de celui des
hommes.
Les 42 000 individus de population indigène se répartissent
ainsi : 23 123 sur la Grande Terre, 16 250 aux Loyalty et
1 380 à l'île des Pins. Les Néo-Hébridais sont au nombre de
2 450. Le Malabars, Chinois, Africains au nombre de 250.
Cela donne pour la population de couleur 43 453 habitants. La
colonie, avec ses 2 102 395 hectares, n'a donc à nourrir pour
le moment qu'environ 62 000 personnes, soit, à raison de
400 000 hectares cultivables, 1 habitant par 7 hectares.
LA NOUVELLE-CALÉDONIE 607

CHAPITRE II

LES INDIGENES

Canaques. — On appelle les Calédoniens Canaques. Ainsi


que la plupart des indigènes des îles de l'Océanie, ils ont la
peau couleur chocolat. Les pommettes sont plus saillantes que
les nôtres, mais moins que celles des nègres. Ils ont les yeux
noirs et la conjonctive oculaire rougeâtre, ce qui leur donne
une expression farouche. A voir leurs grandes dents blanches
proéminentes, ils paraissent toujours disposés à dévorer un
membre humain. Ils diffèrent beaucoup des indigènes austra-
liens, auxquels ils sont bien supérieurs.
Popinées. — Les femmes, qu'on appelle « popinées »,
sont très laides en général. Leur chevelure courte et crépue
comme la chenille d'un casque de carabinier, leurs oreilles
déchiquetées, leurs traits déformés, présentent un aspect peu
séduisant. Souvent elles blanchissent leur chevelure avec de la
chaux. Elles sont flétries de bonne heure, par suite tant des
privations qu'elles endurent que des rudes travaux auxquels
elles sont soumises.
Costume. — Le costume des Canaques est un pagne en
étoffe, retenu par une ceinture. A Nouméa, ils portent en géné-
ral le pantalon.
Le sauvage aime à alterner le costume d'Adam avec celui
des Européens. Dans l'intérieur, on le rencontre vêtu d'un gilet
avec un chapeau haut de forme, sans pantalon. L'absence de
bas est compensée par des jarretières garnies de coquilles aux
genoux. Des bracelets au gras des bras, des colliers en poil de
roussettes 1, des pendants d'oreilles, en bois ou en écorce,
gros comme un bouchon et passés dans le lobe de l'oreille, sont
les parures ordinaires des chefs ou des guerriers et des élégants.
Ils ornent leur chevelure de verdure ou d'aigrettes de plumes,
ou ils l'enveloppent dans une étoffe nouée en turban avec la
corde de leur fronde.
Les femmes ne portent ni jarretières, ni bas. A Nouméa,
elles sont vêtues d'un grand peignoir, sans taille, blanc ou de
couleur brillante, ou à carreaux. Dans l'intérieur de l'île, elles
n'ont qu'une ceinture frangée en fibres de cocotier, teintes avec

1. Espèce de grande chauve-souris : voyez plus loin, page 616.


608 LA FRANCE COLONIALE
des sucs. Elles se parent de colliers en pierres polies et percées,
en graines, en poils de roussettes, et de bracelets de coquilles.
Elles fument, comme les hommes, un tabac en feuilles, très
âcre et très fort. Leur pipe et leur couteau ne quittent pas leur
ceinture, et souvent leur pipe remplace dans le trou de leur
oreille le rond de bois qu'elles y mettent ordinairement.
Les hommes portent la barbe comme attribut de la virilité.
Mais après un deuil, après une réconciliation, après la rencontre
d'un ami longtemps attendu, on casse une bouteille de verre,
on prend un tesson et l'on se rase mutuellement.
Le tatouage n'est que partiel. Il est plus en usage chez les
femmes que chez les hommes. Elles se piquent dans la peau
des brins d'herbe sèche, y mettent le feu et se font ainsi des
petites tumeurs rondes et gaufrées disposées par rangées.
Alimentation. — Le Canaque se nourrit d'ignames, de
taros, de patates, de bananes, de cocos, de cannes à sucre, de
papayes, de poissons et de coquillages. L'eau de mer et les
coquillages ajoutent aux aliments le sel qui leur manque.
Il élève des volailles et des porcs, mais pour en faire trafic
avec les caboteurs; il ne les consomme pas lui-même, parce
que ces aliments ne suffiraient pas à toute sa tribu.
La récolte des ignames et des taros est dévorée dans de
grandes fêtes que les tribus se donnent entre elles. Dans l'inter-
valle de deux récoltes, le Canaque, mourant de faim, s'emploie
chez les Européens, qui le nourrissent, ou en est réduit à man-
ger des fruits, des racines, des sauterelles ou de la terre. Cette
terre est une stéatite molle en boulettes, se délitant avec la
salive, ayant un goût légèrement sucré. Elle engourdit l'esto-
mac, mais ne nourrit pas.
Cannibalisme. — Le Canaque vivant ainsi d'aliments
végétaux, l'aliment azoté lui manquait. Son instinct lui disait
que la viande enrichirait son sang, et voilà pourquoi, dans un
pays dépourvu d'animaux et de gros gibier, il trouvait bon de
manger son semblable. C'est ce qui avait lieu surtout dans les
guerres entre tribus.
Usages. — Les popinées vont à la pêche, aux champs,
aux corvées, et portent les fardeaux, pendant que leur seigneur
et maître marche en avant, sa hache ou sa lance à la main. Les
usages défendent aux femmes de s'approcher des hommes,
même de leur mari, autrement qu'en rampant. Il est très impoli
de demander à un Canaque des nouvelles de sa mère, de sa
LA NOUVELLE-CALÉDONIE 609
femme et surtout de sa soeur. Une femme se jette, avec son
fardeau, dans les bois, si elle rencontre un homme, et surtout
son frère, en chemin.
Il est prescrit par la civilité calédonienne de passer devant
les chefs et les invités; de s'asseoir quand ils se tiennent
debout 1 ; de ne pas ôter sa coiffure quand on a pris part à un
enterrement ; de montrer, à la façon des Cochinchinois, à son
amphitryon, qu'on a le ventre plein jusqu'à l'excès.
Cases. — Les cases canaques sont construites en forme de
ruches d'abeilles avec des bois, des écorces de l'arbre qu'on
appelle niaouli et un toit d'herbes. On fait du feu au milieu,
entre des pierres. Il n'y a qu'une petite ouverture qu'on obstrue
le soir, afin de se préserver du froid et surtout des moustiques
pendant la saison chaude.
Les cases des chefs ou celles d'apparat, où se réunit le
conseil des anciens de la tribu, sont plus grandes et mieux
faites. La toiture se relie au poteau central par un inextricable
réseau de perches enchevêtrées. Le plafond se compose de
grosses planches de houp, aux extrémités desquelles sont
sculptées des têtes grimaçantes. Il en est de même des piliers.
Des amulettes, des étoffes, des noeuds sortilégiques sont suspen-
dus aux parois.
Ustensiles. — Les poteries canaques, en terre vernissée,
ont été remplacées par des marmites en fer et les calebasses
par des bouteilles.
Leurs haches en pierre polie ont cédé le pas aux haches en
fer ou en acier ; mais ils ont conservé comme armes la sagaie
et le casse-tête en bois, engin terrible dans leur main. Ils se
servent habilement de la fronde ; leurs projectiles sont des
pierres ovoïdes. Ils marquent, au moyen de pierres tumulaires,
à la place même où ils sont tombés, le nombre des guerriers
tués dans les combats.
Les haches, les herminettes en pierre servaient à creuser
des pirogues et à travailler le bois.
Les haches rondes étaient un attribut, un insigne de chef,
et, lorsqu'on devait tuer un chef ennemi puissant, c'était avec
une de ces haches de luxe qu'on lui faisait l'honneur de le
frapper.
Les pirogues sont à balancier. Elles sont simples ou doubles
1. On voit que ces usages sont dictés par la défiance, car en mar-
chant devant son invité ou en s'asseyant devant lui, on ne peut lui
asséner un coup de casse-tête.
FRANCE COLONIALE. 39
610 LA FRANCE COLONIALE
et sont creusées dans un seul tronc d'arbres. Elles sont manoeu-
vrées à la pagaye et à la voile triangulaire en nattes.
Le seul instrument de musique est une flûte en roseau à
deux trous". Les indigènes en jouent avec une égale facilité,
tantôt par la bouche, tantôt par le nez en se bouchant l'une
des narines avec le pouce.
Fêtes : Pilou-Pilou. — Les Calédoniens aiment les
réunions et les réjouissances, connues sous le nom de pilou-
pilou. Ce sont des fêtes à l'occasion des récoltes, de la mort
d'un chef, de la naissance du fils d'un chef ou des marchés
d'échange, mais toujours des fêtes guerrières.
Religion. — Les Canaques croient à la vie future, puis-
qu'ils honorent les morts et surtout les chefs par des fêtes funé-
raires ; ils croient aux esprits, aux revenants, aux sortilèges.
Ils font aux esprits des offrandes d'ustensiles, d'étoffes, de
fruits et de vivres. Leurs sorciers font la pluie ou la sécheresse,
le vent ou le soleil. Les esprits de leurs aïeux vont tous dans
une sorte de lieu de repos situé sous la mer. Quand il tonne,
c'est que ces esprits reviennent irrités, et, afin de les éloigner,
on promène sur le sommet des montagnes des torches allumées.
Ils ont les ablutions, les abstinences et la coutume du tabou.
Les femmes et les simples Canaques sont enterrés; mais les
corps des chefs sont exposés dans les montagnes, soit parmi
les branches d'un arbre, sur un treillis de lianes ou sur des
nattes, soit sur les rochers 1.
Langage. — Les idiomes canaques, bien que dérivant
d'une même origine, changent avec chaque tribu au point que
deux tribus voisines se comprennent difficilement; mais les
indigènes apprennent à parler un langage mélangé de français,
d'anglais et de canaque: « le bichelamer », que tout le monde
comprend en peu de temps.
Les Canaques aiment à veiller très tard le soir, et les con-
teurs racontent de longues et poétiques légendes. Ils n'ont pas
d'écritures ni de livres, mais ils gravent sur des bambous les
faits qui les intéressent et, au moyen de cette représentation
figurée, ils racontent les faits dont le souvenir doit se per-
pétuer.
Numération. Un Canaque ne saurait compter jusqu'à

1. L'administration française cherche à amener les indigènes à en-


terrer tous leurs morts dans des cimetières, par mesure de salubrité
publique.
LA NOUVELLE-CALÉDONIE 611
1 000. Il se sert de noeuds qu'on fait à une corde ou de coches
qu'on fait à un bâton comme la taille des boulangers. Il a tiré
de la nature une méthode aussi simple qu'ingénieuse, et qu'on
peut appeler système vigésimal, puisque la base en est le nom-
bre 20. On réalise ce nombre en comptant les doigts des mains
et les doigts des pieds, et l'on appelle le tout « un homme »,
40 doigts font deux hommes, et ainsi de suite,
En outre, la numération des Canaques change selon qu'il
s'agit : d'êtres animés, 20 oiseaux; d'êtres inanimés, 20 cocos;
d'êtres très grands, 20 navires.
Monnaie. — Ils ne veulent accepter ni la monnaie de
cuivre ni la monnaie d'or. Ils prétendent qu'on leur a donné
des sous neufs pour de l'or, dont ils ne savent d'ailleurs pas la
valeur. Il faut tout traiter en comptant leur numération, et s'il
s'agit de payer 1 fr. 50, on dit : voilà trois dix sous. L'unité de
monnaie est donc la pièce de 50 centimes.
La monnaie indigène consiste en perles faites avec la pointe
diamantée de petits coquillages qu'ils usent jusqu'à ce qu'ils
soient percés et qu'ils enfilent; un mètre de ce chapelet vaut
50 francs.
Décadence fie la race indigène. — La race canaque
est en proie à bien des maladies. De 70 000 qu'elle comptait
avant l'occupation, elle est tombée à 23 000 sur la Grande Terre,
en moins d'un demi-siècle. Les causes de ce dépeuplement sont
multiples : la dissémination des villages, le peu de relations
entre eux, la dure condition des femmes, l'abus des spiritueux,
le mauvais emploi des vêtements, la mauvaise alimentation,
les maladies mal soignées ou contagieuses, la phtisie pulmo-
naire, tels sont les motifs qui entraînent la disparition d'une
race qui nous serait désormais fort utile. Nous ne traquons pas
les indigènes, comme les Anglais, les Espagnols, les Améri-
cains et les Australiens l'ont fait au début de leurs occupations.
La France, humaine pour tous les peuples chez lesquels elle
s'est établie, n'encourra jamais le reproche d'avoir voulu colo-
niser sur les tombes.
Rapports des indigènes avec les blancs. — Insur-
rections. — Parmi la population coloniale, il y a beaucoup
de jeunes métis garçons et filles. On les élève dans les écoles,
dans les familles, et ceux qui, ayant perdu leurs parents, étaient
rentrés dans la tribu de leur mère pour retourner à la vie sau-
vage, vont être placés dans des ateliers européens. Les Canaques
612 LA FRANCE COLONIALE
voulant reprendre et garder les métis orphelins, il n'est que
temps, au contraire, de nous les assimiler.
Il n'y a pas en Calédonie de préjugés de castes et de démar-
cation entre les sang-mêlés. Les jeunes filles métis font de bons
mariages et ces unions sont généralement heureuses et
fécondes.
Les Canaques sont comme de grands enfants, ils en ont
aussi les révoltes, et c'est ainsi qu'éclata subitement une ter-
rible insurrection.
La population blanche en se développant pénétrait de plus
en plus dans l'intérieur, occupant les terres, amenant des trou-
peaux qui ravagaient les plantations canaques. Dans la nuit du
25 juin 1878, les massacres de colons commencèrent. Ils coû-
tèrent la vie à 200 personnes. La révolte ne fut apaisée qu'en
mai 1879. Malgré d'aussi terribles épreuves, les colons mon-
trèrent une énergique persévérance, et la colonie reprit son
essor.

CHAPITRE III

GOUVERNEMENT ET ADMINISTRATION

Le gouverneur et les conseils. — Le colonie est


administrée par un gouverneur, qu'assiste un conseil privé com-
posé des chefs d'administration et de deux notables.
Un conseil général élu a été accordé, en 1885, à la colonie;
en ce qui concerne le régime douanier et certains impôts ou
taxes, il a des attributions que n'ont pas ceux de France.
La colonie est représentée en France par un délégué au
Conseil supérieur des colonies.
Enfin elle possède une Chambre de commerce et une Chambre
d'agriculture.
Municipalité de Nouméa. — Le chef-lieu de la colonie,
Nouméa, est une ville en formation qui ressemble à la fois à
un camp, à une caserne, à un bourg, à une agglomération de
nomades. La population urbaine, en 1886, était de 4 601 civils
dont 812 étrangers. En comptant les fonctionnaires et les
troupes, le chiffre d'habitants atteindrait 3 200. La ville était
séparée de la rade et de ses faubourg par des montagnes. On
a rasé la montagne qui abritait' le port. Les déblais ont servi
LA NOUVELLE-CALÉDONIE 613
à remblayer les marais et à faire les quais. La dépense a été
de 300 000 francs. On a coupé les montagnes
pour y percer
des rues. Enfin on a amené de 13 kilomètres l'eau potable, et
l'on vient d'augmenter le débit des réservoirs qui ne pouvaient
fournir, par jour, que 500 litres d'eau pour 5 000 habitants.
Nouméa est doté d'un Conseil municipal depuis 1874. C'est
de cette époque que date une ère d'améliorations pour la ville.
On a créé des boulevards, un square, des rues, des quais impor-
tants, des trottoirs, des égouts. On a planté les rues; on les a
éclairées, nivelées.
En 1876 et en 1877, Nouméa a eu deux expositions. La
colonie a pris une part brillante à celles d'Anvers en 1885 et de
Paris en 1889.
Une banque française est établie à Nouméa.
Une caisse d'épargne postale y est installée.
Le service de santé et des hôpitaux est dirigé par le médecin
en chef de la marine.
Justice. — Il y a, à Nouméa, un tribunal de première
instance et un tribunal supérieur, servant à là fois comme cour
d'appel et comme cour d'assises. Un tribunal de commerce
a été institué ; des justices de paix sont établies à Nou-
méa, à Bourail, Canala, Oégoa, Kuto (île des Pins), Chépeéhén
(île de Lifou). Sauf la première, elles sont à compétence
étendue.
Budget. — Le budget de la ville de Nouméa est d'environ
350 000 francs, pour 4600 habitants civils.
Il y a dans l'intérieur neuf commissions municipales qui
reçoivent ensemble une allocation de 70 000 francs. En outre,
il y a 12 officiers de l'état civil.
Le budget de la colonie, qui était de 434 000 francs en
1870, atteignait, en 1890, 2 746 798 francs, et, en 1892,
3 433 306 francs. Comme il se solde avec des excédents, il ne
pourra que se développer d'année en année.
La dépense de la métropole a été, en 1892, de 2 976 237 francs,
dont 1315366 francs pour les services militaires. Crédits
demandés pour 1893 : 3 299 086 francs.

Instruction publique. — Le premier budget de l'instruc-


tion publique date de 1874 et s'élevait à 43 500 francs. En
1877, il était de près de 57 000 francs. Actuellement l'adminis-
tration y consacre environ 100 000 francs, et la municipalité
de Nouméa 60 000 francs, soit 160 000 francs.
614 LA FRANCE COLONIALE
Nulle part le désir d'instruction n'est aussi grand qu'aux
colonies. Non seulement on en sent le besoin immédiat pour
soi, mais on veut que les enfants soient ainsi mis à même de
se suffire et de s'élever dans la société. L'administration accorde
des bourses au collège de Nouméa, qui comprend cinq profes-
seurs.
Il y a deux orphelinats, garçons et filles.
L'administration se propose de rétablir l'école des arts et
métiers, sous les auspices de la direction d'artillerie, et de fon-
der une école d'apprentis mineurs dont on a tout spécialement
besoin, car notre vaste région minière calédonienne ne possède
pas d'ingénieur des mines, envoyé par l'État.
Le nombre des écoles était, en 1886, de 45, comptant
1 143 garçons et 1054 filles ; total 2197 élèves, dont 1134 Euro-
péens et 1 063 indigènes.

Administration pénitentiaire. — La Nouvelle-Calé-


donie a reçu de la métropole trois catégories de colons péni-
tentiaires : des transportés, des relégués, des déportés.
1° Elle a été choisie pour l'exécution de la peine des tra-
vaux forcés, en vertu de la loi de 1854. Le premier convoi de
condamnés est arrivé le 8 mai 1864. A l'expiration de leur
peine, ils sont forcés de résider dans la colonie toute leur vie,
si la peine est d'au moins huit années, un temps égal à la
durée de la peine, si celle-ci est inférieure à huit années.
Les condamnés aux travaux forcés sont au nombre d'en-
viron 7 500 et les forçats libérés de 2 500.
Les condamnés sont répartis en cinq classes dont la cin-
quième est la plus durement traitée. Par leur travail et leur
bonne conduite, ils peuvent s'élever d'une classe à l'autre après
une étape de six mois au moins dans chacune. Ils sont em-
ployés soit aux travaux publics soit dans les pénitenciers et
camps proprement dits, soit dans les centres agricoles. Ces
établissements occupent 50 000 hectares, et on vient de leur en
réserver 60 000 de plus, pour l'avenir : soit en tout 110 000 hec-
tares. Les pénitenciers et camps sont l'île Nou, Montravel, la
Baie du sud, les chantiers de travaux de route; les centres
agricoles sont Koé-Kemba et Koutio-Koéta, où les condamnés
travaillent pour l'administration, la Fonwahary, Bourail,
Pouembout-Koniambo, le Diahot, où ils sont parfois concession-
naires de terres.
Le plus important de ces derniers est celui de Bourail, qui
comprend 800 condamnés, dont 425 concessionnaires. C'est la
LA NOUVELLE-CALÉDONIE 615
vallée la plus fertile de toute la Calédonie. Le pénitencier possède
une usine à sucre, où les cannes sont employées à fabriquer
principalementdu rhum. Là aussi est le couvent où l'on détient
les femmes et les filles condamnées. On n'en envoie qu'une
centaine par an. Lorsqu'un forçat concessionnaire veut se
marier, il demande au couvent une femme qu'il choisit parmi
les pensionnaires de l'établissement. Si celle-ci agrée la demande,
un ménage vient s'ajouter aux 2 ou 300 ménages déjà existants.
On a placé les libérés sans emploi à la presqu'île Ducos et
les condamnés impotents à l'île des Pins, les uns et les autres
dans les anciennes concessions des déportés politiques.
Le pénitencier dépôt, le centre des condamnés, est à l'île
Nou. Il y a là des ateliers de toutes sorte, une fonderie, une
briqueterie, des magasins, des fermes, des écoles, des prisons,
une maison d'aliénés, un superbe hôpital, entouré de jardins
anglais, sur une plage verdoyante où la musique des forçats
joue à l'ombre de gigantesques banians.
2° Les relégués sont des récidivistes choisis qui sont internés,
astreints au travail et auxquels on donnera des concessions de
terres et les moyens de revenir au bien.
3° Des déportés politiques ont été envoyés en Calédonie
en 1873. Ils étaient au nombre de 3 000 avec 450 femmes ou
enfants. Les grâces et les amnisties ont fait rentrer en France
cet important contingent. Il n'en est resté dans la colonie que
quelques familles, qui prospèrent.
Dans la vallée du Numbo sont les Arabes et Kabyles déportés
à la suite de l'insurrection algérienne de 1871.

Domaine. — La Calédonie compte 2 102195 hectares,


dont 800 000 seulement sont propres à la culture et à l'élevage,
sur lesquels 175 000 hectares sont occupés par les indigènes,
175 000 par les colons, 110 000 réservés à la colonisation
pénitentiaire. Il ne reste que 150 000 hectares non aliénés.
Les terres à donner aux colons libres devront être prises sur
les terrains désignés comme pâturages. Les demandes sont très
nombreuses ; car l'aliénation des terres se fait dans des condi-
tions particulièrement favorables.
616 LA FRANCE COLONIALE

CHAPITRE IV

COLONISATION ET GÉOGRAPHIE ÉCONOMIQUE.

Concessions de terres. — A Nouméa, les terrains


urbains, mis à prix à 100 francs l'are, ont atteint en ville
2 000 francs et dans les faubourgs 200 francs. Dans l'intérieur,
les terrains sont aliénés par voie de concession au prix de
24 francs par hectare, payables en 12 ans, soit 50 centimes par
hectare et par an pendant trois ans ; puis 1 franc ; puis 2 fr. 50 ;
puis 4 francs. On voit que les colons sont encouragés à leur
début, et que l'on peut devenir à bon compte propriétaire
foncier en Calédonie, dans un pays sain, splendide et soumis
à la législation française. On se demande donc comment on a
pu se laisser attirer par des réclames comme celles qui ont été
effrontément renouvelées pour envoyer des émigrants dans la
Nouvelle-Irlande, où ils sont morts de misère, de faim, de
maladies et d'ulcères.
Ces avantages faits aux colons qui désirent acquérir pour
40 écus 10 journaux de terre au beau soleil sont plus grands
encore, pour l'immigrant dénué de ressources. L'arrêté du
27 mai 1884 porte :
Tout immigrant cultivateur a droit à une concession
gratuite de 4 hectares de terres à cultures, de 20 hectares de
pâturages et à un lot de 10 ares dans le village voisin. La
colonie accorde le passage gratuit de Nouméa au lieu de la
concession ; la ration de vivres pour chaque membre de la
famille pendant six mois ; des outils, semences, animaux de
basse-cour. Les concessionnaires sont tenus de résider quatre
ou six ans consécutifs sur leur concession et de la mettre en
valeur. Le concession ne leur appartient définitivement qu'au
bout de ces quatre ou six années.
Les militaires, marins et agents retraités ont droit à la
même concession.
2 hectares de terres à cultures sont donnés à tout enfant
né dans l'intérieur de la colonie, ailleurs qu'à Nouméa. Le père
jouit du terrain jusqu'à la majorité ou le mariage de l'enfant,
époque où celui-ci doit habiter et exploiter pendant cinq ans sa
concession.
Enfin tout artisan non cultivateur reçoit un lot de village de
20 ares.
LA NOUVELLE-CALÉDONIE 617
Élevage. — En Calédonie, la location des terres à élevage
est de 1 fr. 50 par an et par hectare. Il faut 3 hectares par tête
de bétail. Or, ici comme en Australie, l'élevage du bétail a
précédé l'agriculture. C'est la conséquence du manque de bras,
de la présence des sauterelles et du fléau des inondations ou des
ouragans. Il n'y a pas, dans ce pays, à préparer d'approvi-
sionnements pour les troupeaux pendant l'hiver. Ils paissent
toute l'année en liberté et passent la nuit en plein air. On en
fait seulement le rassemblement et le recensement une fois par
an. Les frais de garde sont presque nuls. Un boeuf coûte donc
4 fr. 50 par an de nourriture ; au bout de quatre ans, après une
dépense de 18 francs pour le terrain, il est bon pour la bou-
cherie et rapporte 320 francs. Un troupeau décuple en huit
ans. On a importé d'Australie, en 1859, 10 000 têtes de bétail :
aujourd'hui on compte en Calédonie environ 124 000 bêtes à
cornes. On achète le bétail à raison de 90 francs la tête pour
l'élevage.
Les moutons ne sont pas plus de 8 000. Une herbe mauvaise
qui s'introduit dans leur laine et les fait dépérir en a jusqu'ici
empêché l'élevage ; mais on a préparé des pâtures débarrassées
de cette mauvaise herbe, et l'introduclion de béliers et de
brebis de la bergerie de Rambouillet, sous la conduite d'un
berger, va développer cette industrie ainsi que la production
de la laine, qui est d'excellente qualité.
Les chevaux, au nombre de 2 200, viennent d'Australie. Il en
existe aussi une petite race venant de l'île Norfolk; ces derniers,
comme les ânes et les mulets dont la propagation facile est à
développer à cause de la nature montagneuse du pays, rendent
des services aux petits colons, comme bêtes de transport. Mais
le cheval d'Australie fournira au pays une bonne race. Aussi
l'amiral Courbet, pendant son gouvernement, a-t-il rendu un
grand service à la colonie et aux éleveurs en décidant que la
remonte de la gendarmerie et de l'artillerie serait faite avec
les produits de la colonie.
Les chèvres (4 800), les porcs (5 000) et les volailles (18 000)
sont en grand nombre et prospèrent admirablement.

Faune indigène. — La faune indigène est pauvre.


Autant la végétation est belle, autant cette nature est monotone
par l'absence de la vie animale. Évidemment, il est heureux
qu'il n'y ait ni reptile, ni fauve, ni animal malfaisant. Les
oiseaux, bien qu'au nombre de 107 espèces, sont rares et chan-
tent peu. Il y en a un spécial à la Calédonie, comme l'apterix
618 LA FRANCE COLONIALE

ou kiwi est spécial à la Nouvelle-Zélande. Cet oiseau par-


ticulier, c'est le kagou 1. Il a des ailes, mais ne vole pas. Quand
il est poursuivi, il cache sa tête sous son aile et se croit invi-
sible. Il se nourrit de vers : c'est le jardinier du pays.
Un mammifère, la roussette, ou renard-volant ou vampire,
est une grande chauve-souris frugivore, inoffensive et bonne à
manger.
Comme gibier, le notou et le dago, sortes de gros pigeons,
la tourterelle verte, la caille des colons, et les canards sauvages
sont assez abondants. Les cerfs ont été importés d'Europe dans
les environs de Nouméa et se développent rapidement. On a
aussi introduit des lièvres à Canala.
Parmi les insectes, il n'y a qu'un petit scorpion gris, le cent-
pieds et une araignée qui soient nuisibles. Les moustiques sont
plus gênants que dangereux, ainsi que les cancrelats. Les
serpents du bord de la mer sont inoffensifs. On trouve aux
Loyalty un Crabe dont les pinces sont assez fortes pour ouvrir
une noix de coco. J'en avais enfermé dans ma malle; pendant
la nuit, ils ont rongé les planches et se sont échappés.
Enfin, dans la mer, on a à redouter plusieurs espèces de
poissons nuisibles ou voraces,. surtout le requin, qui se montre
dans le port même de Nouméa.
Le lamantin est un animal inoffensif comme le phoque et.
dont la chair est bonne à manger. Il se nourrit d'herbes mari-
nes et n'a ni dents ni défenses.
Le dugong porte au contraire deux défenses à sa mâchoire
supérieure.

Cultures européennes. — Les terres cultivées se ven-


dent 500 francs l'hectare. Quant aux cultures vivrières, les
haricots donnent deux récoltes par an ainsi que la patate et la
pomme de terre. Les choux, les tomates, la salade, les pastè-
ques, les pois, les fraises, viennent parfaitement. Avec le pota-
ger, le poulailler et la porcherie, les vivres du colon sont
assurés. Le maïs est la principale culture. Il remplace le blé. Il
donne, deux fois par an, 4 tonnes à l'hectare (2 500 tonnes
en 1886).
Le café est de première qualité. Il se vend à Nouméa 2 francs
le kilogramme. Un hectare peut recevoir 2 500 caféiers, qui
produisent au bout de trois ans de 500 à 1000 kilogrammes.
C'est l'une des principales productions du pays : la plante n'est

1. Rhynochetos jubatus.
LA NOUVELLE-CALÉDONIE 619
attaquée ni par les sauterelles, ni par aucune maladie. Produc-
tion en 1886 : 160000 kilogrammes.
La canne à sucre produit à l'hectare 2 000 francs et le riz
600 francs (580000 kilogrammes 1886).
Le tabac est très cultivé. Le gouvernement encourage cette
culture. Les colons ont à améliorer la production par des engrais
potassiques.
La luzerne et les plantes fourragères donnent jusqu'à 8 cou-
pes par an.
Enfin l'ananas produit 1 500 fruits par hectare et donne
730 litres d'eau-de-vie, à 62 degrés, au prix d'au moins 1 franc
le litre. Une grande plantation avec distillerie s'est introduite
il y a quelques années, afin de remplacer par l'eau-de-vie
d'ananas les pertes que cause dans nos vignobles le phylloxera.
Le bananier, le cocotier, le manioc font partie des cultures
les plus essentielles de la colonie, et poussent sans aucun soin,
ainsi que les fruits tropicaux : oranges, citrons, pêches, man-
gues, etc. La vanille vaut environ 80 francs le kilogramme.
Plantes ornementales. — Les plantes exotiques à
feuillage ornemental qui donnent lieu en Belgique et en Allema-
gne à un commerce important, sont demandées à la Nouvelle-
Calédonie et à nos autres colonies pour l'exportation.
Les aralias, les cycadées, les dracaenas, les yuccas font
'ornement des forêts calédoniennes. Les grandes futaies en
font l'utilité.
Essences forestières. La Calédonie a 120 000 hecta-

res de forêts où croissent des arbres magnifiques : le kaori (un
dammara) a 30 mètres sous branches, est très droit et donne
une résine excellente. Le niaouli (Melaleuca viridiflora) est
l'arbre calédonien par excellence. Une infusion de ses feuilles
remplace le thé ou le laurier dans les sauces. Il assure la salu-
brité du pays ; aussi le propage-t-on en Algérie comme l'euca-
lyptus. Son fourreau d'écorce le préserve du feu et sert à faire
des cases. Il produit l'essence de niaouli ou huile de cajeput,
employée dans la parfumerie et en médecine contre les rhuma-
tismes et les maladies de la vessie. En un mot, c'est un arbre
précieux à tous les égards.
Les caoutchoutiers seraient à exploiter, car les produits de
cet arbre sont devenus rares et chers en Europe.
Le bancoulier donne l'huile de camari et le cocotier l'huile
de coco, de sorte qu'une savonnerie européenne, montée à
Nouméa, fournit à toute la colonie le savon ordinaire.
620 LA FRANCE COLONIALE
Les dammaras et les araucarias font des colonnes superbes.
Le houp est un bois incorruptible servant à faire des piro-
gues et des piliers de cases.
L'arbre à pain donne annuellement des fruits savoureux et
féculents.
Le suc de l'arbre à goudron [Rhus atra) engendre des plaies
douloureuses, lorsqu'on débite sans précaution le bois vert.
Les arbres d'essences propres à l'ébénisterie se vendent en
grume 10 francs le stère, et celles propres aux constructions
5 francs le stère.
Le tamanou, l'ébène blanc, le chêne tigré, le bambou et une
foule de bois propres à tous usages abondent. La colonie con-
somme de 3 à 4000 mètres cubes de bois et dépense par an en
Australie et en Amérique, 400000 francs de bois qu'elle pour-
rait faire débiter dans ses propres forêts; mais elle n'a que
deux exploitations et quelques petits chantiers forestiers. Les
bois de la Nouvelle-Zélande et de l'Orégon, qui valent, tout
débités, 25 francs le mètre cube dans le pays d'origine, sont
donc amenés à Nouméa au prix de 100 à 150 francs et même
plus. Il est temps que la main-d'oeuvre vienne permettre l'exploi-
tation, facilitée par les. chutes d'eau naturelles, des forêts
situées sur le bord de la mer le long de la côte nord-est.

Mimes. — La Calédonie est surtout un pays minier.


Les minerais exploités sont le cuivre, le nickel, l'or, l'anti-
moine, le cobalt et le chrome.
La houille, le fer, les pierres lithographiques, les pierres à
bâtir et les pierres à chaux doivent compléter ces exploitations.
L'exportation des minerais a dépassé 3 millions en 1884,
mais a diminué depuis.
Le gisement de cuivre le plus important est celui de la
Balade au Diahot. L'une des mines de cuivre donne jusqu'à
34 0/0 de minerai. On a exporté 638 tonnes de cuivre en 1886.
L'or a été exploité à Mauguine et à Galarino ; mais jusqu'ici
les résultats n'ont pas été rémunérateurs.
Une industrie qui reste française et doit devenir nationale,
C'est celle du nickel, qu'on devrait appeler le métal français.
Les mines de nickel d'une seule société couvrent en Nouvelle-
Calédonie 4000 hectares et sont réparties dans trois centres
principaux : Canala, Houaïlou et Thio. Le minerai est fondu à
Nouméa dans les hauts fourneaux. On y produit de la fonte de
nickel sans soufre à 70 0/0, à raison de 4 à 5000 kilos par
jour. Ces fontes sont affinées dans l'usine de la Compagnie, qui
LA NOUVELLE-CALÉDONIE 621
livre du nickel à 6 francs le kilo, au lieu de 40 francs, ancien
prix.
Cette industrie prendra un grand développement le jour où
l'on se décidera à transformer notre monnaie de billon en
monnaie de nickel.
L'antimoine est très abondant et de qualité supérieure. Il
sert pour la fonte des caractères d'imprimerie et pour la thé-
rapeutique. Son extraction est très facile. Il se fond dans les
hauts fourneaux de Nakéty.
Le chrome est exploité au pied des monts d'Or. Les frais
d'extraction sont de 12 francs par tonne rendue sur le bord de
la mer, 50 francs de fret ordinaire, ce qui est un maximum, et
la tonne se vendra 100 francs, ce qui laisse un beau bénéfice.
Aussi les Compagnies qui exploitent en Calédonie le chrome et
le cobalt sont-elles australiennes. Melbourne est le centre de ce
commerce. Depuis deux ans le chrome est employé, en Allema-
gne et en Angleterre, au tannage des peaux. Ce nouveau pro-
cédé est appelé à faire une révolution dans l'industrie du cuir,
à laquelle Bordeaux est si largement intéressée.
Le cobalt est d'une facilité d'exploitation exceptionnelle. Il
se récolte en abondance sur le littoral sud de la Nouvelle-Calé-
donie. Il sert aux teintures en bleu pour porcelaine, émail, etc.
On le fond à Nouméa.
Des gisements de houille ont été découverts en 1854 et en
1872, expérimentés en 1858. Les couches étaient irrégulières ;
l'eau se rencontrait très vite. La consommation était minime.
Le charbon d'Australie est très bon marché. Pour ces motifs,
on n'a pas exploité, mais on s'occupe de commencer des tra-
vaux qui feront ressortir l'importance de ces gisements. Les
hauts fourneaux qui existent à Nouméa, les grands paquebots,
les usines y trouveraient les ressources en combustible qui leur
sont indispensables.
Nous ne parlerons pas des marbres, des serpentines, des
jades, des ardoises. Nous nous bornerons à citer les pierres
lithographiques de la presqu'île Ducos. Elles sont exemptes de
quartz, de vermicelles, et se présentent en liteaux par plaques
de 1m,20 de long. Elles sont situées sur le bord de la mer.
Tel est l'ensemble des richesses minières de notre colonie.
Elles sont assez importantes pour attirer l'attention des capita-
listes français à une époque où l'argent est abondant et à bas
prix.

Commerce. — Une chambre de commerce fonctionne à


622 LA FRANCE COLONIALE
Nouméa, ainsi que des comités agricoles, industriels et com-
merciaux.
Les importations, en 1890, ont été de 11 091 500 francs, dont
4776 650 de France; les exportations de 7140550 francs, dont
1 348 900 pour la France.
Les principaux articles à l'importation ont été : vins et spiri-
tueux, 1 879 920 francs ; flour and dried vegetables, 1205 300 fr. ;
objets de fer, 1067 820 francs; — à l'exportation : nickel,
3 595 100 francs ; argent lead ore, 653 625 francs.
En 1890, il est entré à Nouméa 89 navires de 70 474 tonnes,
dont 63 navires anglais de 45 000 tonnes. Il est sorti 64 navires
de 74 888 tonnes, dont 39 navires anglais de 31 659 tonnes.
Une ligne de navigation française directe entre Marseille et
Nouméa est établie depuis novembre 1883, et depuis lors un
service à vapeur dessert les ports de l'Atlantique et la colonie.
On reclame pour Nouméa un bassin de carénage et des ateliers
de réparations pour les navires marchands. Les navires de
guerre vont chaque année se réparer à Sydney et dépensent
plusieurs centaines de mille francs au profit des Australiens.
Pour que Nouméa, port français, reste tête de ligne des paque-
bots français subventionnés, il faut créer sans retard ce bassin
et agrandir les quais et appontements.
Une ligne directe de steamers fonctionne entre la Cochin-
chine et la Calédonie avec escales en Australie. Désormais,
d'ailleurs, tout navire à vapeur faisant le voyage entre Nouméa,
Sydney et Saïgon, sera dégrevé des droits de phare, balisage,
ancrage, etc. Cette sage mesure maintient en relations la Nou-
velle-Calédonie et l'Australie avec notre grande colonie indo-
chinoise, et facilite entre ces pays l'échange de leurs produits.

voies de communications. — La Calédonie est, comme


on l'a vu; habitée d'une extrémité à l'autre par des Européens
établis dans le voisinage des indigènes. Il est facile de faire,
sur les vapeurs bimensuels, ce qu'on appelle le « tour de côte » ;
mais la voie de terre est beaucoup plus longue et plus pénible.
Au delà de 80 kilomètres, on ne rencontre plus que des
tronçons de routes en construction, puis des sentiers, par monts
et par vaux. Tous les tronçons de route réunis peuvent s'éva-
luer à 300 kilomètres, et il en faudrait 1100. Les transactions
commerciales sont facilitées par des services réguliers à vapeur
et à voiles sur l'Australie, sur Bordeaux et le Havre, et par les
paquebots-poste français de Marseille 1.
1. Le fret est de 100 francs la tonne entre Marseille et Nouméa, et
LA NOUVELLE-CALÉDONIE 623
Un service de paquebots à vapeur relié entre eux tous les
points de la côte au moins deux fois par mois. Les caboteurs à
voiles sont nombreux. Par vapeur le fret coûte 45 francs la
tonne de Nouméa au nord de l'île, et le passage 125 francs en
première classe.
Postes et télégraphes. — Un réseau télégraphique et
postal met en communication avec le chef-lieu tous les ports
de la côte et toutes les localités de l'île.
Un câble sous-marin, de Brisbane à Nouméa, relie la Calé-
donie à l'Australie et par suite à la France.

CHAPITRE V
LES ILES LOYALTY ET AUTRES DÉPENDANCES DE LA
NOUVELLE-CALÉDONIE.

Iles Loyalty. — Un groupe d'îles alignées comme la Calé-


donie, du sud-est au nord-ouest, et peuplées de 16 250 Canaques,
se trouve à 100 milles à l'est de la Grande Terre : ce sont les
Loyalty.
Elles constituent trois grands champignons coralligènes
dont le seuil ne dépasse que sur quelques points une altitude
de 15 à 18 mètres. Cependant à Lifou, l'île principale du
groupe, des plateaux étagés s'élèvent jusqu'à 90 mètres, à Maré,
ils atteignent 100 mètres. La superficie de Lifou est de
180 000 hectares; celle de Maré, de 98 600 hectares. — Ouvéa
n'est qu'une langue de terre couverte de cocotiers.
Au nord-ouest d'Ouvéa, sont les îles Beaupré, découvertes, en
1793, par d'Entrecasteaux, allant à la recherche de La Pérouse.
Le chef-lieu de l'archipel est Képénéhé, dans l'île de Lifou,
au fond de la baie du Sandal. C'est la résidence des autorités
françaises. Il y a un bureau de poste, des missions catholiques
et protestantes. Les navires de fort tonnage mouillent dans la
baie. De hautes futaies poussent dans le corail. Les indigènes
les ont sillonnées de routes très praticables. Le climat est des
plus salubres et la chaleur y est toujours tempérée par la brise
de mer.
Depuis la cessation de l'immigration néo-hébridaise, les
gens des Loyalty viennent s'engager, à Nouméa, au service des
le prix du passage de : 1 875 francs en 1re classe ; 1 500 francs en 2° classe;
655 francs en 3e classe, et 470 francs sur le pont.
624 LA FRANCE COLONIALE
Européens. Ils se franciseront ainsi, avec plus de profit pour
eux et pour nous. Leurs cultures et leur alimentation sont
semblables à peu près à celles de la Grande Terre. Ils laissent
perdre une grande partie de la récolte d'oranges dont on pour-
rait cependant tirer parti soit sur place, soit pour l'exporta-
tion. Sans le cocotier, ces îles seraient inhabitables. Les indi-
gènes boivent le lait de la noix de coco et recueillent l'eau de
pluie dans une cuvette pratiquée à la base de l'arbre. Les puits
qu'on a creusés sont une ressource indispensable pour les cas
de sécheresse.
Lifou a 9 000 habitants, dont 1 800 catholiques et 7 200 pro-
testants. A Maré, on compte 5 000 Canaques, dont 1100 catho-
liques et 3 900 protestants. Enfin Ouvéa a 2 245 habitants, dont
1 240 catholiques et 1 005 protestants. Ils sont habiles à con-
struire des embarcations. Ils sont alliés par des mariages avec
les gens de la tribu de Hienguène. Il est à remarquer que cette
race, qui dépérit sur la Grande Terre, se multiplie aux Loyalty.
Leur territoire est devenu trop restreint. Les Européens, qui
ne sont pas plus d'une vingtaine, n'y font que le commerce
d'échange.
Iles Bélep. — Le petit groupe des Bélep, au nord de la
Calédonie, ne se compose que de deux îles : Art et Pott. La
première a 15 kilomètres de long sur 5 de large et possède
quelques terrains cultivables et miniers, des ruisseaux lim-
pides, des plantations de cocotiers. Les habitants sont catho-
liques. Leur nombre s'est augmenté de 350 prisonniers
canaques qui y ont été déportés et ont formé des villages.
Le port est Ouala. De là partent des pirogues qui viennent
jusque sur la Grande Terre.
Iles Huon. — Un peu plus loin, dans le nord-ouest, les
quatre îles Huon, Surprise, Fabre et Le Leizour forment le
groupe Huon. Leur superficie varie de 400 à 1 200 mètres de
longueur sur 500 mètres de largeur. Les oiseaux s'y laissent
tuer à coups de bâton. Les tortues y sont énormes et nom-
breuses. Le guano y abonde et y avait attiré, il y a quelques
années, des industriels australiens.
Iles Chesterfield. — Les îles à guano aujourd'hui
exploitées avec succès sont le groupe des Chesterfield, situé à
500 milles de la Calédonie. La Seudre en a pris possession, en
1878, à la suite de la découverte du guano ; on en a expédié à
Maurice et à la Réunion environ 5 000 tonnes. Il y en a un gise-
LA NOUVELLE-CALEDONIE 625
ment de 135 000 tonnes. Les oiseaux, les tortues et le poisson
y abondent, comme aux îles Huon. La végétation y est rabou-
grie.
Tel est l'ensemble de ces groupes d'îles et archipels qui
constituent les dépendances de la Calédonie.

Les Nouvelles-Hébrides. — Cet ensemble de posses-


sions resterait non seulement incomplet, mais fermé et bloqué,
si la France n'y ajoutait pas cette autre dépendance naturelle
encore inoccupée, qu'on nomme les Nouvelles-Hébrides. Toute
autre nation venant s'y implanter nous barrerait la route de
Tahiti et de Panama. Nous trouverions ainsi devant nous des
barrières étrangères, comme nous avons laissé s'élever entre
nous et nos possessions de l'Indo-Chine les Anglais, fortifiant
tous les passages maritimes. L'archipel des Nouvelles-Hébrides
est à deux jours de vapeur dans le nord-est de la Nouvelle-
Calédonie, entre 8°50' et 12°15' de latitude sud, 163°20' et
167°40' de longitude est. Il a été découvert, en 1606, par
l'Espagnol Fernandez de Quiros, qui appela l'île principale
Australie du Saint-Esprit. Bougainville, cent soixante-deux ans
plus tard, y ajoute plusieurs îles et nomme le groupe : les
Grandes Cyclades. Enfin, six ans après lui, Cook achève la
découverte et laisse à ces îles le nom de Nouvelles-Hébridesqui
a prévalu. Le groupe se compose de grandes et nombreuses
îles dont les unes, situées sous le vent, sont malsaines, et les
autres, exposées aux vents régnants, sont plus salubres. Cet
archipel, avec celui de La Pérouse, est habité par 50 000 Mélano-
Polynésiens. Ces parages, remplis de souvenirs français, ont
été explorés par nos navigateurs et sont fréquemment visités
par les navires de la station navale de Calédonie.
Les Nouvelles-Hébrides comprennent : au sud, Anéitom ou
Anatom, Tanna, Erroman ou Futuna, Erromango; au nord,
Vaté ou Sandwich qui a 48 kilomètres de tour et 3 000 habitants
et où se sont établis en plus grand nombre les colons européens
et surtout les Français; Api, Mallicolo, Urikiki, Saint-Esprit,
Saint-Barthélemy, Ambrym, Aoba ou des Lépreux, Maiwo ou
Aurore et Pentecôte, bien connues des Français, car toutes ces
îles ont fourni à nos colons de bons travailleurs au moyen
d'engagements qui, en 1882, furent suspendus, afin de donner
de l'ouvrage aux libérés : ce dont profitent les Allemands des
Samoa et les Anglais des Fidgi et du Queensland. Plus au nord,
sont les îles Banks, comprenant Sainte-Marie, Mota, Vanua
Lava, Torrès; et les îles Santa-Cruz, c'est-à-dire Tevai, Lord-
FRANCE COLONIALE.
626 LA FRANCE COLONIALE
Howe, Tinakoro, Santa-Cruz ou Nitendi, Payu ou Topua, et
Vanikoro, célèbre par le naufrage de La Pérouse, Encore plus
au nord les îles Duff.
Les principaux ports sont Inyang dans Anatom, Ouarsisi
dans Tanna, la Baie de Cook, Polénia et l'Anse Walter dans
Errimango, la Baie Nelson et Foreland dans Api, Port-Stanley
dans Urikiki, Péou dans Vanikoro, Port-Havannah et Port- Vila
ou Franceville dans Sandwich, Port-Sandwich et la Baie du
sud-ouest dans Mallicolo, le port de l'île Vera-Cruz, les mouil-
lages de Lakova et Losola dans l'île Sainte-Marie.
Les Nouvelles-Hébrides sont de formation volcanique
Tanna et Ambrym possèdent des volcans en activité et des
solfatares considérables.
La superficie des Nouvelles-Hébrides est au moins égale à
celle du groupe calédonien tout entier.
Les moeurs des Canaques hébridais sont analogues à celles
des Calédoniens et les productions du pays sont les mêmes,
avec des terres plus fertiles. L'Angleterre, convoitant cette
dépendance géologique de la Calédonie, amena la France à
déclarer, en 1878, qu'aucune des deux nations ne s'annexerait
cet archipel sans une entente réciproque préalable. On ne
prévoyait pas alors que l'Allemagne viendrait s'implanter
dans ces parages.
Aussi, en 1882, les colons de Nouméa résolurent d'occuper
l'archipel commercialement. Ils formèrent en trois jours une
société, au capital de 500 000 francs, et acquirent, dans les
principales îles du groupe, plus de 400 000 hectares de terres
et les établissements déjà fondés par des particuliers.
En novembre 1884, le Parlement de la Nouvelle-Zélande
était prêt à garantir les intérêts d'un capital de 25 millions
destinés à l'exploitation des Hébrides par une compagnie anglo-
australienne. Les colons de Nouméa envoyèrent un vapeur, le
Néoblie, remorquant un vieux ponton, le Chevert, épave d'un
bâtiment de guerre français, acquise par la Compagnie.
L'expédition commandée par M. Higginson, occupa Mallicolo
et, le 10 novembre, les indigènes se plaçaient sous la protection
du pavillon tricolore flottant à l'unique mât du Chevert.
En 1886, il fallut envoyer des troupes de l'infanterie de
marine pour punir les vols et les meurtres commis par les
indigènes; elles occupèrent Port-Havannah dans l'île Sandwich
et Port-Sandwich dans l'île Mallicolo et y arborèrent le pavillon
tricolore. Alors intervint la convention anglo-française du
24 octobre 1887, qui d'une part reconnaissait notre protectorat
LA NOUVELLE-CALÉDONIE 627
sur les îles sous le Vent, mais d'autre part rétablissait sur les
Nouvelles-Hébrides l'état de choses créé par la convention de
1878. Elle stipulait en outre qu'une commission navale mixte,
composée d'officiers français et anglais, serait immédiatement
constituée pour assurer l'ordre dans cet archipel et protéger
les personnes et les biens des sujets français et britanniques.
Nos troupes durent donc évacuer Port-Havannah et Port-
Sandwich.
En 1892, le colon français Parent et son serviteur indigène
Boto ayant été massacrés par les indigènes, une expédition a
dû être dirigée contre eux par la Saône, croiseur français, le
Goldfinch et la Cordelia, croiseurs britanniques. On a brûlé les
villages coupables dans l'île de Mallicolo; on en a enlevé des
prisonniers, qui ont été condamnés à la déportation perpétuelle
à Nouméa; les chefs indigènes, mandés à bord, ont été
informés qu'en cas de nouvelle incartade la répression serait
beaucoup plus sévère. Mais ces faits montrent que le condo-
minium anglo-français ou plutôt l'incertitude de l'autorité
dans ces îles n'est pas sans présenter de graves inconvénients 1.
CH. LEMIRE.

1. On ne peut terminer cette étude sans rappeler les grands services


rendus par M. Higginson, naturalisé français, soit à l'industrie calédo-
nienne, soit à la colonisation des Hébrides (note de l'éditeur).
LES ILES TAHITI 1

CHAPITRE PREMIER

HISTOIRE

La découverte. — Les îles de la Société, ainsi appelées


par Cook pour rendre hommage à la Société royale de Géogra-
phie de Londres, se composent de deux groupes que les navi-
gateurs ont désignés sous les noms d'îles du Vent et d'îles Sous-
le-Vent.
Le premier groupe, formé des îles Tahiti et Moorea et de
quelques îlots adjacents, appartient à la France.
Le deuxième, formé des îles Huahine, Raiatea-Tahaa et
Borabora, est soumis à un régime particulier dont il sera
parlé plus loin.
Les historiens ne s'accordent pas sur la date de la découverte
de Tahiti, que quelques-uns font remonter à 1605 pour en
attribuer l'honneur à Quiros, qui l'aurait appelée Sagittaria,
tandis que les autres prétendent que cet honneur revient à
Wallis, qui l'a incontestablement visitée en 1767.
Tahiti a été visitée par Bougainville dix mois après Wallis
et par Cook en 1769. Ce dernier y retourna une seconde fois
pour observer le passage de Vénus. Le promontoire sur lequel
il s'installa pour cette observation a reçu pour ce motif le nom
de pointe de Vénus.

1. Voyages de Wallis, Bougainville, Cook. — Monchoisy, La Nouvelle


Cythére 1888. — Aylie Marin, En Océanie, 1888. Reclus, Géogra-
— Elisée
phie, t. XIV (Océanie et terres océaniques), 1889.
— Notices coloniales de
1883 et Notices coloniales illustrées de 1889.
— Annuaire de
Tahiti,
Papeete, 1892.
630 LA FRANCE COLONIALE
Les missions anglaises. — Le récit des découvertes
faites à la fin du siècle dernier en Océanie ayant attiré l'attention
de la Société des Missions de Londres, l'envoi de missionnaires
à Tahiti fut décidé par cette grande et puissante corporation
religieuse. Une trentaine de ministres ou prédicateurs, pour la
plupart mariés, et choisis principalement à raison des profes-
sions manuelles qu'ils exerçaient, quittèrent l'Angleterre en
1797, sur un navire appelé Duff.
Ils se répandirent dans les différentes îles de la Société, où
ils furent reçus avec bienveillance. Ils eurent cependant beau-
coup de peine à convertir les indigènes, et leurs efforts dans ce
sens furent souvent l'occasion de dangers provoqués par la
rivalité des prêtres païens dont ils venaient détruire l'influence.
Enfin, environ vingt-cinq ans après leur arrivée, à l'occasion
d'une bataille dans laquelle les dieux païens négligèrent de
donner la victoire à leurs partisans, la population brûla ses
idoles, et, si elle ne devint pas encore chrétienne, elle adopta
définitivement les cérémonies du culte protestant.
A partir de ce moment le pays était acquis à la civilisation,
et les missionnaires se firent alors législateurs. Ils imprimèrent
en 1825, sous le règne de Pomaré III1, un code à la fois civil,
criminel, administratif et religieux.
La reine Pomaré IV continua, en l'accentuant, la protection
que les missionnaires avaient trouvée auprès des deux précé-
dents monarques. Le pays était déjà virtuellement placé sous
leur domination, lorsque, en 1842, deux prêtres catholiques,
MM. Carey et Laval, voulurent débarquer à Tahiti. Les
missionnaires protestants, craignant évidemment que l'oeuvre
de ces nouveaux apôtres ne produisît, sinon de suite, au moins
avec le temps, un déplacement d'influence à leur détriment
dans la direction des affaires politiques du pays, décidèrent
facilement la reine à s'opposer à ce débarquement. Tous les
moyens, y compris la violence, furent mis en oeuvre contre
MM. Carey et Laval. Sur ces entrefaites, un navire de guerre
français portant le pavillon de l'amiral du Petit-Thouars étant
arrivé sur rade de Papeete, ceux-ci se prévalurent de leur
nationalité auprès de cet officier général pour réclamer sa
protection, qui leur fut immédiatement accordée.
Intervention française : traité de protectorat
(1842). — L'amiral du Petit-Thouars, comprenant qu'au
1. Voici la liste des rois de la dynastie Pomaré : Pomaré Ier, de 1793
à 1803; II, de 1803 à 1804; III, de 1804 à 1827; IV (reine), de 1827 à 1877;
V, de 1877 à 1880.
LES ILES TAHITI 631
fond de la question de rivalité religieuse qui lui était soumise
il y avait un intérêt de politique nationale, profita de l'occasion
qui s'offrait pour faire d'abord reconnaître à tous nos nationaux
le droit de débarquer et de circuler dans l'île comme les autres
étrangers. Puis, des difficultés nouvelles ayant surgi par suite
de l'intervention active d'un missionnaire, Pritchard, dans
les négociations avec la reine, celle-ci, acceptant enfin les con-
seils de quelques résidents étrangers dont les intérêts souffraient
du fait d'un gouvernement théocratique, se décida à solliciter
le protectorat de la France.
Une convention fut signée, le 9 septembre 1842, par laquelle
la reine et les chefs plaçaient le royaume sous l'autorité de la
France.

Guerre de 1846 : deuxième traité de protectorat.


— Malheureusement, les partisans de l'ancien système ayant
ressaisi leur influence après le départ de du Petit-Thouars,
décidèrent la reine à refuser de hisser le pavillon du protecto-
rat. Le capitaine de vaisseau Bruat, chargé d'exécuter le
traité de 1842, prit alors possession de l'île au nom de la France,
mais cet acte ne fut pas ratifié. Nos adversaires suscitèrent
ensuite des conflits, qui ne purent se régler que par les armes,
et l'île fut, particulièrement dans les districts qui avoisinent le
chef-lieu, le théâtre de sanglants combats, auxquels mit fin la
prise de Fautaua, dernier refuge des indigènes, le 17 sep-
tembre 1846.
A la suite de cette guerre et pour en prévenir le retour,
M. Lavaud, alors gouverneur, fit avec la reine un acte addi-
tionnel à la convention de 1842. Par cet acte (19 juin 1847),
l'autorité française avait le droit d'intervenir dans toutes les
mesures prises à l'égard des indigènes, et toutes les lois les
concernant ne pouvaient être légalement promulguées par la
reine qu'avec le concours du gouverneur.
En 1852, la reine Pomaré, ayant été détrônée par une insur-
rection, fut rétablie par le gouverneur français. Depuis lors elle
s'est toujours montrée reconnaissante et dévouée.
Le premier soin des représentants de la France fut d'appor-
ter dans la législation du pays les modifications que comportait
le nouvel état social des indigènes. Aussi voit-on, en 1845, en
1848, en 1852, en 1855, le parlement tahitien édicter des lois
pour organiser l'état civil et constituer la propriété, qui ne
reposait que sur la tradition.
La reine Pomaré IV, inspirée par le commandant La Ron-
632 LA FRANCE COLONIALE
cière, se décida à prendre, le 14 décembre 1865, une ordon-
nance prescrivant que tous les litiges, ainsi que tous les crimes,
délits et contraventions, seraient désormais déférés aux tribu-
naux français et jugés d'après les règles de nos codes.
Les conséquences politiques de ce dernier acte étaient con-
sidérables, puisque l'attribut principal de la souveraineté, la
dispensation de la justice, passait presque entièrement des
mains de la royauté indigène dans celles de la puissance pro-
tectrice. On peut dire que dès lors Tahiti a été, de fait, annexé
à la France.
La reine Pomaré IV étant morte, en 1877, sans avoir réglé
l'ordre de succession au trône, le représentant de la France,
n'ayant sans doute aucune instruction du gouvernement sur les
mesures à prendre dans cette conjoncture, fit reconnaître la
souveraineté du prince Arii-Aué, fils aîné de la reine, sous le
nom de Pomaré V.
Annexionà la France (1880). — Deux ans environ avant
son avènement au trône, le prince Arii-Aué avait épousé une
jeune métis, Mlle Marau Johanna Salmon, fille d'un résident
anglais, depuis longtemps décédé, et d'une cheffesse tahitienne,
Arii-Taïmaï, fille elle-même de Tati, grand chef d'une division
importante de l'île. Le gouvernement parut s'émouvoir des con-
séquences politiques de ce mariage, qui pouvait affaiblir notre
influence au profit de l'Angleterre. La possibilité d'une dénon-
ciation par le nouveau roi du traité de 1842, la nécessité
pour la France de s'assurer la propriété d'un sol arrosé du
sang de ses soldats et dont l'importance commerciale et straté-
gique se dessinait nettement dans l'avenir par le percement de
l'isthme de Panama, décidèrent le gouvernement à annexer
définitivement les territoires alors placés sous notre pro-
tectorat.
Par lettre du 9 septembre 1879, le commandant de Tahiti,
le capitaine de vaisseau Planche, ayant été avisé des inten-
tions de son gouvernement, fit auprès du roi et des chefs les
démarches, réclamées par ses instructions. Ces démarches qui
avaient pour objet, moyennant un sacrifice pécuniaire, d'ob-
tenir l'abdication pure et simple de l'autorité indigène, étaient
sur le point d'aboutir, lorsque les négociations furent inter-
rompues par la nouvelle du remplacement du commandant de
la colonie.
Les négociations furent reprises quelques mois plus tard
par le nouveau commandant, M. Chessé, qui signa avec le roi
LES ILES TAHITI 633
et les chefs, le 29 juin 1880, une déclaration par laquelle le roi
remettait complètement et pour toujours entre les mains de la
France le gouvernement et l'administration de ses États, comme
aussi tous ses droits et pouvoirs sur les îles de la Société et
dépendances. La cession fut ratifiée par la loi du 30 dé-
cembre 1880.
Tahiti était ainsi annexée à la France. Toutefois, Sa Majesté
avait cru devoir faire suivre sa renonciation de certains voeux
touchant le respect des lois et coutumes tahitiennes et le main-
tien des tribunaux tahitiens pour les contestations relatives à
la propriété des terres entre indigènes. Or le gouvernement
ayant ultérieurement interprété ces voeux comme constituant
des réserves, cette interprétation a eu pour effet d'attribuer à
la déclaration royale le caractère d'un véritable testament poli-
tique destiné à perpétuer dans l'administration du pays les
manifestations de la souveraineté tahitienne qu'elle avait pour
unique objet de supprimer.

CHAPITRE II

GÉOGRAPHIE GÉNÉRALE DU GROUPE DU VENT

Situation. — L'île Tahiti est située entre 17° 29' 30" et


17° 47' de latitude sud, et entre 151° 29' 53" et 151° 56' de lon-
gitude ouest. Elle présente sur une carte l'aspect d'une gourde,
dont le ventre serait l'île Tahiti proprement dite, et le goulot la
presqu'île de Taïarapu. Ces deux parties sont reliées entre elles
par l'isthme de Taravao, dont la longueur est de 2200 mètres.
La superficie totale de Tahiti est de 104 215 hectares, dont
les deux tiers pour l'île proprement dite. Son périmètre est de
191 kilomètres.
L'île Moorea, primitivement désignée sous le nom de Eimeo,
est située au nord-ouest de Tahiti à une distance de douze
milles environ, dans sa partie la plus rapprochée.
Elle a une superficie totale de 13 237 hectares et son péri-
mètre est de 48 kilomètres.
Géographie physique et pittoresque. — Les îles
Tahiti et Moorea doivent, tant à raison de leur importance ter-
ritoriale que de la hauteur de leurs montagnes et de la puissante
634 LA FRANCE COLONIALE
végétation qui les couvre, être considérées comme les plus
belles de nos possessions dans cette partie de l'Océanie.
Le voyageur qui veut jouir d'un des plus magnifiques
spectacles que la nature puisse lui offrir doit gravir un des
sommets de l'île Tahiti, parmi ceux qui sont accessibles, car il
en est, l'Orohena par exemple, que nul pied humain n'a, dit-on,
jamais foulé, et de là, regarder les paysages que son ascension
a fait surgir à ses côtés. La variété des lieux et des couleurs est
bien faite pourgraver à jamais dans son esprit le panorama qui se
déroule alors devant ses yeux éblouis. Derrière lui, les hauts
pics infranchis, couverts d'une végétation particulière à ces
altitudes, forment un altier rempart d'un bleu sombre, coupé
par les lignes argentées des cascades et le noir des ravins pro-
fonds. Autour de lui, sur les flancs de toutes les collines, dans
les vallées, comme sur les plateaux, une flore riche et puissante
s'offre à sa vue ; des arbres touffus dont les feuillages multiples
empruntent en toutes saisons les couleurs de l'arc-en-ciel, mêlés
aux fougères arborescentes des contrées tropicales et parmi
lesquels les troncs élancés de quelques cocotiers, égarés sur ces
hauteurs, se détachent et livrent à la brise leurs panaches
ondoyants, forment de gracieux paysages. Son regard se diri-
geant ensuite vers la mer, rencontre les contreforts des massifs
qui forment l'axe de l'île, et suit leurs pentes douces dans leurs
divisions capricieuses jusque sur le littoral, où elles viennent
se fondre avec la plage peuplées d'habitations. Dans la
plupart des nombreux vallons, formés par les divisions dé ces
contreforts, coulent des ruisseaux dont le bruit sur les cailloux
révèle seul la présence, cachés qu'ils sont par la végétation
haute et serrée qui les protège. Tous ces ruisseaux se jettent à
la mer, quelques-uns avec assez de force pour que leurs eaux,
projetées par le courant à quelque distance de leur embouchure,
fassent obstacle au travail invisible des polypes qui ont
élevé autour de l'île une ceinture de corail, sur laquelle la mer
vient se briser et qui forme un sûr rempart contre les cyclones
et les ouragans.
Les teintes vertes ou azurées de la mer profonde, le ruban
argenté des brisants, le sable doré de la plage, sont autant de
séductions pour l'oeil charmé du voyageur, qui comprend alors
l'émotion et la surprise des premiers navigateurs qui ont
dépeint ce pays du soleil.
Les montagnes de Tahiti, dues à un soulèvement plutonien,
sont les plus élevées de l'océan Pacifique : le pic de l'Orohena
atteint 2 237 mètres et celui de l'Aoraï 2 013 mètres.
LES ILES TAHITI 633
L'île est arrosée par de nombreux cours d'eau. Ils ne sont pas
navigables, se transforment en torrents pendant la saison des
pluies et causent quelquefois des dégâts sur les plantations
riveraines.
Le littoral de Tahiti est la seule partie de l'île qui soit
habitée. Il y a bien, dans celles des vallées qui sont cultivées,
quelques cases de colons chinois, destinées à disparaître avec
les colons eux-mêmes, à l'expiration des baux de courte durée
qu'ils font avec les propriétaires du sol. L'indigène préfère
vivre sur la plage, car c'est dans la mer qu'il trouve prin-
cipalement sa nourriture.
Les ports de Tahiti sont nombreux et presque tous sont
sûrs. Celui de Papeete, centre commercial des établissements,
est profond et très spacieux. Les passes par lesquelles on y
accède, au nombre de trois, sont assez étroites, mais elles
suffisent pour des bâtiments à vapeur. Quant aux grands
voiliers, il n'est pas prudent pour eux de s'y aventurer, et ils
préfèrent attendre le moment favorable pour entrer par la
grande passe du Nord, dite passe de Papeete.
L'île Moorea offre les mêmes perspectives que Tahiti,
amoindries toutefois, sa superficie n'étant que d'un tiers à peu
près de celle de cette dernière île ; mais si ses paysages sont
moins étendus, elle rachète cette infériorité par une grande
originalité dans ses montagnes. L'une d'elles est percée à jour
d'un large trou, que la cosmogonie tahitienne attribue à la.
flèche d'un dieu. Cette flèche, lancée de Tahiti pour atteindre
les îles Sous-le-Vent, aurait rencontré dans son trajet une
montagne de Moorea et l'aurait traversée.
Climat, salubrité. — Le climat de Tahiti est très salubre
et la chaleur supportable. Le thermomètre atteint quelquefois
32° à midi et descend rarement la nuit au-dessous de 15°. La
température moyenne de la journée est de 24°. Il n'y a pas de
différence bien marquée entre les saisons. Les mois de novem-
bre, décembre et janvier sont les plus chauds et ceux pendant
lesquels il pleut le plus abondamment : cependant la pluie
tombe assez fréquemment pendant les autres mois de l'année
pour qu'il soit difficile d'adopter une classification des saisons,
Les qualifications de saison sèche et saison humide ne sont
guère justifiées, bien qu'elles soient ordinairement employées
par les habitants.
636 LA FRANCE COLONIALE

CHAPITRE III

LES HABITANTS

Chiffre de la population. — La population de Tahiti


tant indigène que blanche ou asiatique, était, au 30 juin 1887,
d'environ 11 000 habitants dont 6 000 hommes et 5 000 femmes.
Dans ce nombre l'élément blanc figure pour 1 700 personnes,
et l'élément asiatique pour 447. La population océanienne était
donc de 9000 âmes. Ce chiffre accuse une augmentation sen-
sible dans les mouvements de la population indigène depuis
22 ans. En effet, un recensement fait en 1860 en porte le
nombre à 8 283. Il y aurait donc, en tenant compte d'un petit
contingent d'Océaniens étrangers, introduits pour les besoins
de l'agriculture, une augmentation de près de 1 000 habitants
pendant cette période. Cette démonstration établit que, contrai-
rement à ce qui a été fréquemment avancé, le contact de la
race blanche avec les races polynésiennes n'a pas nécessai-
rement pour effet de détruire ces dernières, et que l'introduc-
tion des vices des Européens dans la société tahitienne a peut-
être trouvé dans l'importation simultanée de quelques-unes de
leurs vertus des compensations suffisantes.
Moorea, à la même date, avait 1 557 habitants.
La population des îles de la Société n'est pas destinée à
périr, mais ses modestes proportions font présumer qu'elle
sera tôt ou tard complètement assimilée par la population
blanche, dans laquelle elle se fondra, d'autant plus aisément
qu'il y a, entre les deux races, parité d'intelligence et com-
munauté d'aspirations. Les distinctions actuelles, basées sur
la différence du langage et l'inégalité du niveau d'instruction,
disparaîtront quand on le voudra. Elles n'existeraient plus, et
la France aurait aujourd'hui dans nos établissements océa-
niens des populations véritablement françaises, si elle avait
fait quelques efforts pour aider le budget local à introduire des
instituteurs français dans chaque district où il y a une école.
Tous les indigènes savent lire et écrire, et ce n'est assuré-
ment pas leur faute s'ils ne lisent et n'écrivent que la langue
tahitienne.
La famille indigène. — Par l'adoption du christia-
nisme, la famille tahitienne, désormais basée sur le mariage,
LES ILES TAHITI 637
a été constituée; mais l'état civil n'existe que depuis 1852,
date à laquelle l'Assemblée législative indigène, sous le gou-
vernement du capitaine de vaisseau Bonard, fit une loi pres-
crivant l'inscription des naissances, mariages et décès.
Cette loi n'ayant pas suffi, puisqu'elle ne disposait que pour
l'avenir et que, nonobstant ses prescriptions, tous les indigènes
existant lors de sa promulgation devaient rester sans état civil,
elle fut complétée par l'Assemblée législative de 1866, au moyen
de la loi sur les actes de notoriété et la délivrance à chacun des
habitants d'une carte appelée « popoa », sur laquelle étaient
inscrits leurs noms, filiation et l'année approximative de leur
naissance, le tout résultant de la notoriété publique.
Il existe dans les moeurs indigènes une habitude dont la
signification a été l'objet de fréquentes méprises. L'extrême
affection des natifs pour les petits enfants porte ceux qui n'en
ont pas, ou qui en ont peu, à recevoir et à nourrir chez' eux
ceux de leurs parents ou même de leurs voisins plus encom-
brés, et à témoigner à ces nourrissons un attachement qui a
fait confondre cet acte de charité ou de fantaisie, qui n'a pas
même les effets d'une tutelle officieuse, avec une véritable
adoption légale, donnant à l'adopté les droits d'un enfant
légitime.

La propriété. — Lors de l'arrivée des Français à Tahiti


en 1842, la propriété ne pouvait, aux termes des lois inspirées
par les missionnaires, faire l'objet d'aucune transaction. Les
ventes, donations ou locations étaient prohibées, non seule-
ment entre Tahitiens et étrangers, mais même entre indigènes.
Au mois de mai 1845, sous le gouvernement de l'amiral
Bruat, les prohibitions concernant les ventes, donations ou
locations de terres furent levées. Toutefois, les transactions
entre indigènes et étrangers étaient soumises à de nombreuses
formalités ayant pour objet, en l'absence de titres des ven-
deurs, de suppléer à ces titres et de soustraire l'acquéreur
à des revendications ultérieures.
Le 24 mars 1852, l'Assemblée législative tahitienne, com-
prenant la nécessité de fixer l'assiette de la propriété qui ne
reposait encore que sur la tradition, fit une loi prescrivant
l'inscription des terres sur un registre ayant, sauf la précision,
quelque analogie avec ceux tenus de France par le service du
cadastre. Mais cette loi, bien que successivement améliorée
par d'autres tendant au même but, ne pouvant suffire aux
exigences de la civilisation dont le flot montait, imposant à la
638 LA FRANCE COLONIALE
propriété surtout des règles précises et uniformes pour tous
les habitants, on comprit bientôt la nécessité de sortir défini-
tivement du provisoire. Pénétrés de cette nécessité, la reine
Pomaré IV et le commandant La Roncière rendirent l'ordonnance
du 14 décembre 1865, mémorable dans l'histoire tahitienne, par
laquelle les codes français étaient promulgués, spécialement
en ce qui concernait les règles relatives à la propriété du sol,
pour toutes les actions fondées sur des droits acquis postérieu-
rement à ladite ordonnance. Celle-ci fut elle-même convertie
en loi par l'Assemblée législative tahitienne le 28 mars 1866.
Il n'est peut-être pas inutile de remarquer ici que, lors de la
présentation à la Chambre du projet de loi ratifiant l'annexion
de Tahiti, le ministère s'est trompé en déclarant dans son rap-
port (séance du 20 novembre 1880) que la loi française était
appliquée à Tahiti sauf pour les contestations entre Tahitiens
relatives à la propriété du sol. Il n'existe aucune exception de
ce genre. La loi française est toujours, le principe de la non-
rétroactivité demeurant respecté, appliquée aux litiges entre
Tahitiens sur les droits acquis depuis 1865. Cette erreur du
ministère explique, mieux que ne le font les prétendues réserves
de la Déclaration royale, le maintien des juridictions indigènes
dont l'action est absolument et nécessairement destructive des
fondements mêmes de la propriété qui est replongée dans le
chaos, au fur et à mesure que cette action s'exerce.
Il n'existe pas à Tahiti, ni à Moorea, de domaines d'une
grande étendue pouvant être mis à la disposition des agricul-
teurs. Le domaine de l'État est nul, et ce n'est que par l'inter-
médiaire de la Caisse agricole, ou directement des propriétaires,
que les colons peuvent acquérir le sol.
Le prix de la terre en friche, c'est-à-dire couverte de la végé-
tation des arbres qui y sont venus naturellement, varie dans la
plaine de 200 à 500 francs l'hectare, selon sa proximité du chef-
lieu.

Les cultes.
— Les habitants des îles Tahiti et Moorea
sont en grande majorité protestants, le catholicisme ayant,
malgré l'appui qu'il a trouvé auprès du plus grand nombre
des commandants et hauts fonctionnaires du gouvernement,
fait peu de progrès dans ces îles, depuis environ 40 ans qu'il
y a été introduit.
Les habitants des îles Gambier, Tuamotou, Marquises, sont
en grande majorité catholiques.
Un décret du 23 janvier 1880 a créé, dans les Établissements
LES ILES TAHITI 639
français de l'Océanie, un synode qui administre les Églises pro-
testantes. Celles-ci forment 18 paroisses dans Tahiti propre,
4 dans Moorea, 3 dans les Tubuaï, 3 dans les Marquises. La plu-
part des pasteurs sont indigènes. Le synode est composé de
pasteurs français. A Tahiti, en outre, il y a une Église protes-
tante française, dite indépendante.
L'Église catholique est sous la direction d'un évêque in par-
tibus, vicaire apostolique de « Tahiti et dépendances » ; il a sous
son autorité l'administrateur apostolique des Marquises, les
deux provicaires apostoliques des Tuamotou et des Gambier,
les deux desservants de Papeete.
Indépendamment de ces deux cultes, il en existe un troi-
sième, le mormonisme, dont les adeptes sont des indigènes des
Tuamotou réfugiés sur un plateau du district de Punaauia, où
ils ont construit un temple. Ces disciples de Joseph Smith sont
restés monogames.

Moeurs et coutumes des indigènes. — Le Tahitien


est d'un caractère doux et conciliant. Il est peu enclin au tra-
vail, le climat et la fertilité du sol le prémunissant également
contre le froid et la faim. Il est rêveur, contemplatif et volup-
tueux. Légalement monogame, son tempérament le pousse à la
polygamie et les infractions à la fidélité conjugale sont sans
grande importance aux yeux des époux. Ils aiment le jeu, la
danse, les chants, et tout spectacle a pour eux unvéritable attrait.
Il recherche assez fréquemment aussi la boisson, à cause de
l'ivresse qu'elle procure. La femme, ayant charge des enfants,
du ménage, et préparant les aliments, travaille plus que
l'homme.
L'affection des indigènes pour leurs enfants est poussée jus-
qu'aux dernières limites de la faiblesse. Ceux-ci sont les véri-
tables maîtres de la maison. Leurs parents les consultent, même
dans les circonstances graves, dès qu'ils ont atteint une dizaine
d'années.
Les cases des indigènes sont en grande partie construites en
bambous ou en branches d'arbres, fichés en terre et attachés
les uns aux autres sur un alignement déterminé, par des ficelles
faites de l'écorce de purau. Elles sont généralement ovales,
sans fenêtres, avec une seule porte, et couvertes en feuilles de
pandanus ou de cocotiers. Pas de plancher; mais une herbe
appelée aretu couvre le sol. Pas de cloisons intérieures : de là,
des promiscuités inévitables où la morale ne trouve pas son
compte.
640 LA FRANCE COLONIALE
Le mobilier de ces cases est peu encombrant : quelques lits,
faits de quatre poteaux maintenus par quatre traverses liées
ensemble par des cordes de fibres de coco (nape) sur lesquelles
sont étendues des nattes; quelques malles en bois de camphre ;
des sièges taillés dans des troncs d'arbres, des ustensiles de
pêche, harpons, lignes, filets, hameçons de nacre pour la
bonite. Enfin des vases, des coupes faites d'une noix de coco
sciée en deux, de larges bassins de bois pour le mélange du
poe, complètent cet ameublement dans lequel on trouve parfois
un hommage à la civilisation sous la forme d'une lampe, d'une
chaise, d'une horloge ou d'une table.
Mais, à côté de ces cases, il en est d'autres qui donnent une
haute idée des progrès des habitants. Depuis une dizaine d'an-
nées surtout, bon nombre d'indigènes ont adopté les construc-
tions à l'européenne et leurs habitations rivalisent de confort
et même d'élégance avec celles de la population blanche. Le
mobilier de ces maisons est entièrement européen.
Les hommes et les femmes aiment beaucoup les fleurs, dont
ils se parent journellement en les mettant derrière leurs oreilles,
dans leurs cheveux ou sur leurs chapeaux, il y a devant pres-
que chaque case quelques touffes de tiare (gardenia), d'auti
(hibiscus), de miri (basilic) et autres plantes aux parfums péné-
trants ou aux feuillages colorés, parmi lesquelles on remarque
surtout diverses espèces de ti (dracéna).
Dans les districts avoisinant le chef-lieu, sur un parcours
de trente kilomètres, les notables indigènes ont chevaux et
voitures, généralement un char à bancs, quelquefois aussi un
panier acheté d'occasion.
Leur costume est simple. Celui des hommes consiste en une
bande d'étoffe bleue ou rouge, ornementée de dessins, appelée
pareu, dont ils s'entourent les reins, et qui tombe jusqu'au
mollet. Par-dessus ce pareu, ils portent une chemise blanche
flottant à la brise. Les femmes ont aussi le pareu qui leur tient
lieu de jupon, une chemise et une robe à hausse-col, sans taille
et à traîne. Un chapeau de paille de bambou, canne à sucre ou
pia (arrowoot) est la coiffure adoptée par les deux sexes, qui
ont la même indifférence pour les bas et les souliers dont
l'usage est, comme celui du corset et du pantalon, obstinément
rejeté, sauf par quelques membres de la haute aristocratie
locale. Les femmes portent les cheveux, qu'elles ont générale-
ment longs et ondulés, en deux nattes qui tombent sur leurs
épaules.
Le préjugé de couleur, si puissant dans les anciennes colo-
LES ILES TAHITI. 641
nies à esclaves, est naturellement inconnu à Tahiti; aussi la
population n'est-elle pas divisée à raison de la différence des
épidermes.

CHAPITRE IV

GOUVERNEMENT ET ADMINISTRATION

Caractère de notre administration. — Contraire-


ment à ce qui a été dit à la Chambre des députés, lors du vote
sur l'annexion, Tahiti n'a jamais été régie par l'ordonnance du
27 août 1828 sur la Guyane, niais bien par l'ordonnance du
28 avril 1843 sur les îles Marquises, rendue applicable aux îles
de la Société, une première fois, le 13 avril 1845, par un arrêté
de l'amiral Bruat, et une deuxième fois par le décret du 14 jan-
vier 1860.
Les deux décrets du 28 décembre 1885 lui ont donné une
constitution et y ont institué un Conseil général des établisse-
ments français de l'Océanie.
Aux termes du premier de ces décrets, le gouverneur exerce
l'autorité militaire et l'autorité civile. Il est assisté d'un conseil
privé consultatif.
Le deuxième décret porte que le conseil général qu'il institue
sera composé de 18 membres ainsi répartis : 4 pour la ville de
Papeete, 6 pour les îles Tahiti et Moorea, 2 pour les îles Mar-
quises, 3 pour les îles Tuamotou, 1 pour les îles Gambier et
enfin 1 pour les îles Tubuai et Rapa.
Sous les ordres du gouverneur il y a quatre administrateurs
pour les îles Sous-le-Vent, pour les Gambier, pour les Tuamo-
tou, pour les Marquises. Au-dessous de ces administrations
les archipels et îles sont divisés en chefferies, et parmi les chefs
les uns sont investis et les autres non. Il y a, rien que dans les
Marquises, 42 chefs investis et à peu près autant de non
investis. Les Tuamotou sont divisées en 30 chefferies et conseils
de districts sur le modèle de ceux de Tahiti et de Moorea. Il y
a des grands chefs dans les Gambier, etc. Bref il subsiste beau-
coup de variété dans cette administration indigène.
L'introduction du système parlementaire dans l'administra-
tion des établissements français de l'Océanie a été inaugurée
par un arrêté local de 1880. Les résultats économiques ou
FRANCE COLONIALE. 41
612 LA FRANCE COLONIALE
sociaux de cette innovation ne sont pas tels qu'on puisse consi-
dérer ce régime comme un remède bien efficace à la stagnation
chronique des affaires à Tahiti. Cela tient à plusieurs raisons,
parmi lesquelles il faut citer le nombre trop restreint de citoyens
capables de justifier pleinement, par leurs connaissances
administratives, le choix des électeurs, après l'élimination de
tous ceux que la loi déclare inéligibles. Il faut cependant recon-
naître que l'une des causes principales du mauvais fonction-
nement du système ne subsiste plus avec le décret du 18 décem-
bre 1885, qui fait disparaître la dualité de liste des électeurs,
classés, par l'arrêté de 1880, en deux catégories, suivant
l'origine. Les tendances séparatistes que cette classification
maladroite devait favoriser ayant pris des proportions inquié-
tantes au sein du Conseil colonial, le gouverneur actuel, M. le
commissaire de la marine Morau, dut intervertir pour en pré-
venir les fâcheux effets. Il en supprima plus tard la cause par
la création provisoire d'un Conseil genéral élu par une liste
unique d'électeurs. Cette mesure a été heureusement mainte-
nue, ce dont on ne peut que féliciter le Conseil supérieur des
colonies, et notamment le délégué de Tahiti, M. Frank Puaux.
L'administration de nos établissements n'est pas chose
facile. L'une des causes des difficultés de cette tâche réside
assurément dans l'insuffisance de l'organisation municipale
qui est encore aujourd'hui, malgré l'annexion, ce que la loi de
1866 l'a faite. Les districts sont administrés par des conseils
municipaux sans budget. Les travaux communaux sont exécu-
tés au moyen de corvées, seulement à la charge des indigènes,
qui n'en payent pas moins les impôts en argent réclamés aux
Européens, sauf deux ou trois auxquels les soustraient naturel-
lement les conditions de leur état social et le peu de valeur de
leurs biens. Ces conseils municipaux ont des attributions judi-
ciaires pour le règlement des litiges relatifs au sol. Les Fran-
çais d'origine en sont exclus, malgré l'importance de leurs
établissements industriels ou agricoles. La vie communale
n'existe pas pour eux. Ce sont, dans un pays qui est aujour-
d'hui le leur autant que celui des indigènes, de véritables
parias dans la commune : ils n'y ont guère d'autre droit que de
se taire. Nous prenons, en ce moment, celui de parler, dans
l'espoir d'être entendu de ceux qui tiennent entre leurs mains
les destinées de la colonie.
Si les institutions du passé sont un obstacle à l'administra-
tion ressortissant à la direction de l'Intérieur, celle du service
judiciaire n'est pas mieux favorisée. Le maintien des juges
LES ILES TAHITI 643
indigènes pour les questions de propriété des terres, avec
l'obligation où ils sont d'appliquer la loi française, intraduite
et intraduisible dans leur langue, et dont ils ne connaissent pas
la première syllabe, a nécessairement les plus fâcheuses consé-
quences pour les droits qu'ils ont mission de sauvegarder.
Fonctionnant dans ces conditions, la justice indigène est une
parodie qu'il n'est ni prudent ni digne de laisser subsister.
Pour la justice indigène toutes les affaires relatives aux
terres et titres provenant des ancêtres sont portées d'abord
devant le conseil du district; elles sont jugées en dernier res-
sort par la haute cour indigène ou tribunal des toohitu sié-
geant à Papeete. Les jugements de cette haute cour, présidée
par le président du tribunal supérieur français ne peuvent
être cassés que pour vice de forme.
La justice française est représentée par un tribunal de
première instance, un tribunal supérieur ou cour d'appel et
par des justices de paix à compétence étendue, dont deux
juges de paix proprement dits à Taraxao (Tahiti), Papeotoai
(Moorea), et les administrateurs ou sous-administrateurs faisant
fonction de juges de paix à Rotoava (Tuamotu), Rikitea (Gam-
bier), Taiohae (Marquises), Tubuai, Raivavee et Rapa.
La plupart des écoles de Tahiti et Moorea sont laïques.
Dans les autres îles sont des écoles libres, pour la plupart
congréganistes, mais entre lesquelles une décision du 11 jan-
vier 1888 a réparti une subvention de 10 000 francs.
L'île de Tahiti. — Tahiti est divisée en 18 districts et
Moorea en 14. Chaque district est administré par un conseil
municipal indigène ayant à peu près les mêmes attributions
que ceux des communes de France, sauf pour les finances, le
système financier actuel de la colonie ne comportant qu'un seul
budget pour tous les établissements.
Dans chacune de ces divisions de l'île, il y a un centre de
population ou village désigné par le nom du district. On y
trouve la maison commune, le temple ou l'église, quelquefois
les deux, la maison d'école, et enfin l'habitation du chef. Le
chef est assisté ordinairement d'un chef adjoint et de trois à
cinq conseillers indigènes. Dans le district de Haapiti, le chef
est une cheffesse.
Indépendamment de ces villages, il existe à Taravao, point
stratégique très important et à cheval sur l'isthme de ce nom,
un fort, gardé par des soldats d'infanterie de marine. Cet endroit
est le siège d'une justice de paix dont la compétence s'étend
644 LA FRANCE COLONIALE

sur tous les districts de la presqu'île et autres districts qui


l'avoisinent. Les fonctionnaires du gouvernement sont à peu
près les seuls habitants de cette localité.
La ville de Papeete. — Papeete, chef-lieu des établisse-
ments, possédant un conseil municipal élu, est située au nord
de Tahiti et n'est, à proprement parler, qu'un bourg ayant à
peine 3 200 habitants dont la moitié seulement sont français,
l'autre moitié est cosmopolite ou indigène.
Vue de la mer, cette petite ville a un aspect particulier tout
à fait en rapport avec son cadre. C'est à peine si l'on distingue
les constructions à travers l'épais feuillage des arbres qui bor-
dent les rues, et sans le clocher de l'église et la coupole du
palais royal, qui se détachent sur cette verdure, on pourrait
croire qu'il n'y a d'autres maisons que celles situées sur les
quais et qui sont principalement affectées aux besoins du com-
merce maritime des établissements. Il n'en est pourtant pas
ainsi : les habitations s'étendent jusqu'au pied des collines;
elles forment une quinzaine de rues.
Mes routes. — A un kilomètre environ de Papeete, à l'est,
une allée connue sous le nom d'avenue de Fautaua part de la
mer et se dirige dans l'intérieur de la vallée de ce nom, à
l'extrémité de laquelle se voit, entre des pics élevés, la mon-
tagne du Diadème, ainsi appelée à cause des formes particu-
lières de son sommet. Cette montagne, des flancs de laquelle
s'échappe une haute cascade, est la promenade favorite des
touristes.
Autour de l'île, y compris la presqu'île, une route dite de
ceinture traverse la bande de terre du littoral où sont parse-
mées les habitations et forme l'unique voie de communication.
Comme elle était devenue insuffisante pour les besoins des
populations agricoles disséminées entre Papeete et Mataiea, le
gouvernement local a demandé à la métropole les concessions
nécessaires à l'établissement sur cette route d'un tramway à
vapeur, du système Decauville.
L'île Moorea. — Cette île est divisée en quatre districts
appelés Papetoai, Haapiti, Afareaitu et Teaharoa, organisés
administrativement comme ceux de Tahiti. C'est à Papetoai que
résident les représentants de l'autorité française et les quelques
Européens qui se sont fixés à Moorea. C'est également là que
siège le juge de paix de l'île.
L'île possède une assez bonne route qui suit les contours de
la plage.
LES ILES TAHITI 645
Instruction publique. — Il existe 14 écoles publiques,
où beaucoup d'instituteurs et d'institutrices sont des indi-
gènes, des écoles publiques de district, toutes dirigées par les
indigènes, et une vingtaine d'écoles privées.

services divers. — Papeete possède une Chambre de


commerce et une chambre d'agriculture.
La presse est représentée par le Journal officiel et le Messa-
ger de Tahiti.
Toutes ces îles sont actuellement gardées par 1 compagnie
d'infanterie de marine, 1 demi-batterie d'artillerie de la marine,
un détachement d'ouvriers, 6 brigades de gendarmerie coloniale.
Service postal.— Un petit bâtiment à vapeur, l'Eva,
appartenant à une maison allemande, la Société commerciale de
l'Océanie, fait, moyennant une légère subvention de la colonie,
un service régulier entre les deux îles pour le transport du
courrier hebdomadaire. Indépendamment de ce navire, de
nombreuses embarcations appartenant principalement aux indi-
gènes font presque journellement la traversée du chenal et
apportent de Moorea des produits agricoles aux négociants, des
provisions au marché, et retournent avec les objets achetés ou
échangés.
Pour le service de la correspondance dans l'intérieur des
deux îles, l'administration utilise les nombreux loisirs que la
douceur des habitants laisse aux agents de police appelés mutoi.
Ce sont ces agents qui font suivre le sac de lettres jusqu'à des-
tination, en se le passant de district à district. Ce procédé
renouvelé des Incas ne donne pas les meilleurs résultats.
Nous devons toutefois ajouter que le service sur le parcours
de Papeete à Mataiea a lieu par une voiture publique, qui fait
quotidiennement ce trajet, de sorte que les mutoi de ces dis-
tricts ne sont chargés que de la distribution intérieure dans
chaque localité.
La station locale se compose de 2 avisos transports et
2 goélettes : total, 19 canons. Il y a, en outre, de la division
navale du Pacifique, 1 croiseur à batterie, de 18 canons,
11hotchkiss.
Le budget local, en 1892, a été de 1 243 250 francs; la
dépense de la métropole, a été, en 1892, de 805 052 francs,
dont 411 389 pour les services militaires; crédits demandés
pour 1893 : 842 319 francs.
646 LA FRANCE COLONIALE

CHAPITRE V

CEOGRAPHIE ECONOMIQUE

Faune. — En dehors des animaux domestiques introduits


à Tahiti, qui y ont prospéré, et du porc sauvage que les pre-
miers navigateurs y ont trouvé, les quadrupèdes sont incon-
nus dans les îles de la Société.
On pourrait presque en dire autant des oiseaux. L'ornitho-
logie de Tahiti est limitée à une sorte de pigeon appelé rupe, à
une colombe verte, l'oupa, à un martin-pêcheur, le ruro, à un
oiseau brun ayant la queue en éventail, appelé itatai, et enfin
à deux oiseaux des plages, le torea, sorte de pluvier, et l'otuu,
héron crabier de petite taille. Indépendamment des volatiles
domestiques, poules, dindes, paons, canards, pintades, qui ont
été acclimatés sans peine, des oiseaux exotiques ont été intro-
duits avec succès, notamment des espèces de becs de corail qui
ont multiplié avec une rapidité extraordinaire.
Les poissons de rivière sont le nato, sorte de truite d'un
goût exquis, et un petit poisson noir appelé oopu. Les
anguilles y sont très belles. Les ruisseaux fournissent encore
une grosse crevette semblable aux langostines des côtes d'Es-
pagne. Le poisson de mer abonde. Il y est de toutes formes et
de toutes couleurs. Les plages tahitiennes peuvent à bon droit
être considérées comme le paradis de l'ichtyophage et de l'ich-
tyologiste.

Flore. — Si la zoologie tahitienne ne peut, à raison de sa


pauvreté, fournir matière à une longue description, il n'en est
pas de même de la flore dont la richesse rend impossible ici
toute énumération même partielle.

minéralogie. — En dehors des pierres, qui ne sont guère


utilisables, parce qu'elles sont ou trop molles ou trop dures,
et que l'on remplace généralement par le corail pour les tra-
vaux de maçonnerie, la minéralogie n'offre aucun intérêt. Il
n'y a pas de trace de sels ni de combustibles minéraux. Quant aux
métaux, la présence du fer a été constatée, mais dans de faibles
proportions.
LES ILES TAHITI 647
L'étude minéralogique des îles Tahiti et Moorea ne paraît
pas avoir été sérieusement entreprise jusqu'à ce jour.
Cultures. — La grande culture n'est pas connue à Tahiti.
Le seul domaine où elle serait possible est celui d'Atimaono,
dont la superficie totale est d'environ 4 000 hectares. Il est
actuellement affecté à l'élève du bétail.
De toutes les cultures adoptées à Tahiti et à Moorea, les
seules qui aient quelque importance sont celles du coton, de la
canne à sucre et du cocotier. Ensuite, viennent la vanille, les
fourrages, le café, le maïs, le tabac, les fruits et les légumes.
Le coton dit longue soie a été introduit à Tahiti il y a un
peu plus de vingt-cinq ans et s'y est merveilleusement accli-
maté. Les diverses plantations de ce textile, tant à Tahiti qu'à
Moorea, forment un ensemble d'environ 235 hectares. Ce coton
a longtemps obtenu des prix très élevés sur les marchés d'Eu-
rope; malheureusement, le mélange d'espèces inférieures,
venues des îles voisines, en a altéré la qualité, et il n'est pas
aussi recherché aujourd'hui.
La canne à sucre est très haute et très riche en sucre. Elle
a été trouvée croissant à l'état sauvage par Bougainville,
Cook et Bligh; elle a été répandue dans les autres colonies,
notamment aux Antilles, à l'île Bourbon et à l'île Maurice. Cette
culture couvre environ 80 hectares seulement. Elle ne fournit
pas le sucre nécessaire à la consommation locale, qui est obli-
gée d'en introduire des Sandwich, des Fidji, de San-Francisco
et même d'Allemagne. Les usiniers font plutôt du rhum, sur
lequel ils réalisent sans doute plus de bénéfices, malgré l'élé-
vation des impôts sur cette fabrication.
La culture du cocotier (2 300 hectares) est en progrès ; on
compte environ 250 000 de ces arbres dans les deux îles. Le
cocotier ne rapporte guère avant la septième ou la huitième
année. Comme il est planté à des intervalles d'environ dix
mètres, on utilise les espaces libres pour y mettre du coton,
du maïs, du tabac, jusqu'à ce que le développement des arbres
ne le permette plus. Généralement, les plantations de cocotiers
sont utilisées comme pâturages, l'herbe poussant très bien à
l'ombre de leurs feuilles. Le coco est expédié en fruits, en
amande desséchée, connue sous le nom de coprah, ou en
fécule.
La culture de la vanille a pris une assez grande extension
depuis quelques années. On compte environ 70 hectares de
culture de cette plante, dont le produit n'est malheureusement
648 LA FRANCE COLONIALE

pas aussi apprécié que celui du Mexique ou de la Réunion.


Les autres cultures, fourrages, café (30 hectares), maïs,
tabac, trouvent toutes leurs débouchés dans le pays.
On compte dans les deux îles environ 1 200 chevaux,
20 ânes ou mulets, 500 moutons, 2 300 boeufs, 350 chèvres,
12 000 porcs et plus de 50 000 volailles.

Industries. — En dehors des petites industries néces-


saires à la vie sociale, il n'existe à Tahiti que trois usines à
sucre, trois usines à égrener le coton, une usine pour la fécule
de coco, deux brasseries de bière, une briqueterie et une dis-
tillerie de miel.
Les usines à sucre produisent annuellement 75 tonnes de-
sucre et 80 000 litres de rhum. Deux sont situées à un kilo-
mètre de Papeete à l'est, la troisième est à Mataiea. Elles
tendent à remplacer un matériel défectueux par des appareils
modernes venus d'Allemagne.
Les trois usines à égrener le coton sont situées l'une à
Taone, près de Papeete, et les deux autres à Papeete même.
Elles reçoivent le coton à l'état brut, séparent les graines des-
fibres, puis rendent le coton en balles prêtes pour l'expédition.
Les graines sont également exportées et vendues en Europe.
Elles fournissent une assez bonne huile et sont traitées de la
même manière que le coprah. Bien que ces graines aient peu
de valeur, elles se vendent aux navires qui ont besoin d'un
fret de retour, toujours assez difficile à trouver.
La préparation de la fécule de coco est une industrie nou-
velle a Tahiti. Cette denrée est, depuis longtemps, employée
aux États-Unis, où elle fait l'objet d'un grand commerce. Elle
est connue également dans tous les pays anglais, en Alle-
magne et en Espagne; mais ne l'est pas encore en France, où
l'on tente actuellement de l'introduire. Cette fécule est l'amande
de coco râpée et séchée à l'étuve. Elle se conserve bien dans les
emballages en fer-blanc et peut être expédiée partout. Elle
sert à tous les usages de la pâtisserie dans laquelle elle rem-
place l'amande ordinaire. Elle est également employée par les
fabricants de biscuit. L'usine actuellement exploitée a été créée
en 1883 dans le district de Punania; son propriétaire a mainte-
nant deux concurrents dont l'un à Faaa et l'autre à Paea.
L'industrie de la bière est, après maints essais infruc-
tueux, en voie de prospérité à Tahiti. Deux brasseries ont été
créées, l'une au village de Sainte-Amélie et l'autre près du
fossé qui entoure la ville à l'est. Cette dernière est assez impor-
LES ILES TAHITI 649
tante. Les produits sont bons et ont déjà fait une concurrence
sérieuse aux bières importées.
Une briqueterie a été fondée à Fautaua et, malgré les diffi-
cultés de ses débuts, est parvenue à fournir aux constructeurs
des briques à un prix assez modique pour inquiéter la con-
currence étrangère.
Une petite distillerie existe à Paea. Elle utilise surtout le miel.
En résumé, si l'agriculture reste stationnaire, il est incon-
testable que l'industrie est en progrès.

Commerce. — Le commerce de Tahiti suit, depuis quel-


ques années, une marche ascendante. Le mouvement commer-
cial, tant à l'importation qu'à l'exportation, a atteint, d'après
la statistique de l'année 1884, près de 9 500 000 francs, avec
une différence de 500 000 francs en faveur des importations.
En 1890, les exportations se sont élevées à 3 218 000 francs,
et les importations à 3 353 600 francs. Ces chiffres se décom-
posent ainsi :
Exportations : pour les États-Unis, 1 312 200 francs; pour
le Portugal, 809 175 fr.; pour la Grande-Bretagne, 617 378 fr.;
pour la France, 240 550 fr. ; pour l'Australie et la Nouvelle-
Zélande, 189 350 fr.
Importations : des États-Unis, 2 millions; d'Australie et
Nouvelle-Zélande, 618 825 fr. ; de France, 470 450 fr. : d'Alle-
magne, 127 835 fr. : de pays divers, 133 875 fr.
En 1890, il est entré à Papeete 272 navires (27 855 tonnes),
et il est sorti 264 navires (127 246 tonnes).
Le commerce tahitien est principalement entre les mains
des étrangers. En classant les maisons selon leur importance,
on trouve que les Allemands y tiennent la première place;
après eux viennent les Américains, les Anglais, puis les Fran-
çais et enfin les Chinois, Cet état d'infériorité du commerce
national, alors que nos compatriotes sont aussi intelligents et
aussi entreprenants que leurs concurrents étrangers, tient à des
causes diverses, parmi lesquelles il faut citer la timidité exces-
sive des capitalistes français, dès qu'il s'agit d'une affaire éloi-
gnée, et l'absence de communications rapides et directes entre
Tahiti et la France. Ces deux obstacles au développement des
échanges entre la métropole et la colonie sont connexes ; la
suppression du dernier en rapprochant les distances ferait
peu à peu disparaître le premier.
Tahiti est la seule colonie française qui ne soit pas reliée à
la France par un service de vapeurs, et l'on ne comprend guère
650 LA FRANCE COLONIALE
la raison de cet exclusion alors que la métropole pourrait
facilement établir ces communications, non seulement sans
aucuns frais, mais en réalisant des économies. Il suffirait, en
effet, de supprimer l'aviso transport de la station qui fait
actuellement la traversée de Tahiti à la Nouvelle-Calédonie
tous les cinq mois et de donner la moitié ou au plus les deux
tiers de ce qu'il coûte au budget colonial, à une ligne annexe
des messageries maritimes dont le service s'arrête actuellement
à Nouméa.
Ce que la France n'a pas cru devoir faire jusqu'à présent
pour s'assurer des débouchés à Tahiti, la Nouvelle-Zélande le
fait en ce moment dans l'intérêt de son commerce. Depuis le
mois de juillet 1885, un vapeur anglais, le Janet-Nicholl, fait
tous les deux mois la traversée de la Nouvelle-Zélande à Tahiti,
avec escale aux îles Tonga, Samoa et Ratotong.
Indépendamment de ce vapeur, Tahiti est relié à la Califor-
nie, tous les deux mois, par un navire de la Société commer-
ciale de l'Océanie, le Raiatea, qui fait la traversée de Papeete
à San-Francisco en vingt et un jours et retourne en vingt, avec
escale aux îles Marquises.
Il n'est pas inutile de faire remarquer que tous les coasso-
ciés de la Société commerciale de l'Océanie sont d'anciens négo-
ciants de Tahiti, c'est-à-dire des personnes sachant où elles
vont et ce qu'elles font, et que, si elles ont jugé l'entreprise
bonne, à la condition d'être subventionnée, on ne voit pas
pourquoi elle ne le serait pas pour des armateurs français.
Ceux de nos compatriotes qui, dans la crise actuelle, trouvent
avec peine un fret pour leurs navires, liront peut-être avec
intérêt le renseignement qui précède. Des bâtiments de 3 à
400 tonneaux de jauge, filant 10 noeuds, feraient la traversée en
quinze jours et Tahiti ne serait plus qu'à trente ou trente-deux
jours de Paris.
LES ILES TAHITI 651

CHAPITRE VI

LE GROUPE DES ILES SOUS-LE-VENT

Ce groupe comprend 9 îles. Les trois principales, Huahine,


Raiatea-Tahaa et Bora-Bora 1, ayant ensemble 2 100 habitants,
sont situées à environ vingt lieues au nord de Tahiti, et leur
histoire est intimement liée à celle de cette dernière île dont
elles sont une réduction au point de vue géographique et
pittoresque.
L'une d'elles, l'île double de Raiatea-Tahaa, est considérée
comme le berceau de la royauté et de la religion aux îles de la
Société.
Le célèbre missionnaire Pritchard avait persuadé à la reine
Pomaré IV qu'il était de son devoir de déclarer ces îles indé-
pendantes de Tahiti. Son dessein était de les soustraire au
protectorat français et de les réserver à l'Angleterre.
Elles furent alors l'objet d'une convention entre la France
et l'Angleterre, conclue le 19 juin 1847, et qu'on a appelée une
«
convention de Jarnac ». Par cet acte, les deuxpuissances s'enga-
geaient à ne jamais prendre possession des susdites îles, sous
quelque forme que ce soit, même à titre de protectorat, et à ne
pas admettre que la souveraineté d'un chef ou d'un prince
de Tahiti pût s'étendre en même temps sur une ou plusieurs
d'entre elles et réciproquement.
L'annexion de Tahiti ayant été décidée en 1879, on jugea
avec raison que celle des îles Sous-le-Vent en était le complé-
ment nécessaire.
La protection de nos intérêts commerciaux, menacés par
des établissements rivaux importants, notamment dans l'île de
Raiatea-Tahaa, aussi bien que la nécessité de supprimer toute
entrave à la surveillance générale de notre colonie, contraignent
en effet la France à s'assurer la possession ou le protectorat de
l'archipel de la Société en sa totalité.
Le consentement, au moins tacite, du cabinet anglais à
cette annexion, ayant été obtenu par la France, le commandant
de Tahiti commença des négociations aux îles Sous-le-Vent, en
vue de l'établissement de notre protectorat. Ces négociations
1. Les six autres sont Tuuai-Manu ou Maiao, Motu-Iti, Maupiti, Mape-
tia, Scilly, Bellinghausen.
632 LA FRANCE COLONIALE
aboutirent seulement dans l'île de Raiatea-Tahaa, dont le
régent Tahitoe fit, en avril 1880, un traité par lequel notre
protection était acceptée, mais à la condition expresse que l'au-
torité française ne pourrait, en aucun cas, intervenir dans les
affaires temporelles ou spirituelles du peuple raiatéen, qui
entendait, conserver seul le gouvernement du pays, aussi bien
dans ses relations extérieures qu'intérieures, et à l'égard de
tous les habitants, à quelque nationalité qu'ils appartinssent.
On nous concédait seulement le droit de mettre les couleurs
françaises en yacht dans le pavillon national. Cet acte plaçait
la France dans une situation pleine de dangers, et c'est vaine-
ment qu'on en chercherait une semblable dans l'histoire des
traités. Elle avait, vis-à-vis des gouvernements étrangers,
toutes les responsabilités qu'implique la présence de son pavil-
lon, sans avoir le droit d'intervenir dans les affaires du pays
où il flotte. Elle pouvait, elle devait prendre les armes pour le
faire respecter et défendre ses protégés, mais il ne lui était pas
permis de les empêcher de commettre les actes qui pouvaient
les compromettre et attirer sur eux les rigueurs d'autrui.
Il y avait bientôt huit ans que cette situation durait, bien-
tôt huit ans que le gouverneur de Tahiti réussissait à force de
précautions à empêcher des complications avec l'Allemagne et
l'Angleterre, dont les sujets étaient fréquemment en butte aux
vexations des indigènes. Sa tâche avait été facilitée par le carac-
tère conciliant du régent Tahitoe et de la reine; mais en 1885
un nouveau souverain avait pris leur place.
Le 24 octobre 1887, l'Angleterre a enfin consenti à l'abro-
gation du traité de 1847. Le 16 mars 1888, le gouverneur de
Tahiti, M. Lacascade, adressa aux indigènes des îles Sous-le-
Vent une proclamation leur annonçant que l'archipel était
annexé à la France, mais que les anciens souverains « conti-
nueraient à être traités avec tous les égards qui leur sont
actuellement dus ». Les Français et les autres Européens ne
relèveraient que des tribunaux français ; la justice continuerait à
être rendue aux indigènes dans les mêmes formes que par le
passé. L'exécution de cette mesure ne rencontra quelque résis-
tance que dans l'île Huahine, où quelques malveillants provo-
quèrent un conflit dont les hotchkiss du Decrès eurent aussitôt
raison.
Dans l'île de Raiatea aussi bien que dans Tahaa, les sou-
verains avaient accepté sans difficulté l'annexion; mais un
certain nombre d'indigènes, travaillés par des meneurs alle-
mands ou anglais, protestèrent, et, sous la conduite de
LES ILES TAHITI 6S3
Terahupa, occupèrent en armes la vallée d'Avéra. Quoiqu'ils
se soient permis d'insolentes bravades encore en 1892, on
n'a pas jugé à propos d'employer la force pour réduire cette
insurrection sans portée.
A. GOUPIL.
AUTRES

ARCHIPELS OCÉANIENS

Les Gambier. — Les Gambier ont 30 kilomètres carrés


et 463habitants catholiques, relativement civilisés et placés
sous le protectorat français depuis 1844. On s'y livre surtout à
la pêche des huîtres perlières. C'est un ensemble circulaire
d'îles dont les principales sont Mangaréwa, Aukéna, etc. 1.
On exporte la nacre à Papeete et de là en Amérique et en
France.
Les missionnaires, dirigés par un provicaire apostolique,
instruisent les enfants, garçons et filles, non en français, mais
en tahitien et en mangaréwien.
Après l'annexion définitive de Tahiti, il était nécessaire que
la situation de l'archipel des Gambier fût nettement réglée. Le
vieux roi Putaïri, les chefs et le peuple s'assemblèrent en
février 1881 et demandèrent à se donner à la France.
Le gouverneur de Tahiti se rendit à Mangaréwa, et, dans
l'assemblée des indigènes à la maison du résident français, en
présence du commandant de l'aviso le Guichen, de l'état-major
et des missionnaires, accueillit cette demande, le 23 février.
Cette assemblée s'occupa aussi de la revision des lois man-
garéwiennes. Un nouveau règlement fut mis en vigueur, com-
prenant un ensemble de dispositions civiles et pénales appli-
cables aux diverses éventualités de la vie de ces peuples enfants.
La presque totalité de ces prescriptions est conforme aux lois
françaises. Du reste, tout Mangaréwien peut, comme les Euro-
péens, se placer volontairement sous le régime de la législa-
tion française pure et simple.
Il y a un juge de paix français.
1. Les quatre autres sont Okamaru, Akakawitaï, Tarawaï et Crescent.
656 LA FRANCE COLONIALE
C'est le gouvernement du pays par le pays sous la haute
autorité du résident français. Dans chaque district, l'assemblée,
composée de tous les hommes de plus de 21 ans, nomme au
suffrage universel les divers fonctionnaires appelés à présider
à la vie communale : le grand chef, le conseil, les juges, les
maîtres d'école, les agents de police.
Les premières élections eurent lieu le jour qui suivit l'an-
nexion.
On voit que ces peuples primitifs n'ont, en fait de droits
politiques, rien à envier à la France.
Les îles Gambier fournissent annuellement pour un million
de perles, de nacre ou de coprah.
Les Tubuaï. — L'archipel des Tubuaï, ou îles Australes,
est à 600 kilomètres de Tahiti. Tubuaï, Vavitao ou Raivaval,
Rapal ou Oparo, les trois principales, n'ont que 874 habitants
et 145 kilomètres carrés de superficie. En mars 1882, les
150 habitants de l'île Rapa demandèrent également à changer
le protectorat en réunion complète à la France. Le roi Parima
obtint cette satisfaction.
Les îles Tubuaï et Vavita ont été également annexées :
elles sont administrées à peu près comme Tahiti ; l'unité est
complète, l'action de la France est bien définie, à l'abri de
toute contestation et de toute rivalité européenne.
On exporte des Tubuaï à Papeete des gâteaux, de l'ar-
rowroot, et divers autres produits.
Rurutu et Rurutara. — Ces deux îles peuvent se rat-
tacher au groupe des Tubuaï. La première comprend quatre
villages et 330 habitants, la seconde trois villages et 550 habi-
tants. Elles ont été soumises au protectorat en 1889, la première
le 27, la seconde le 29 mars. On ne les a point annexées depuis.
Les marquises. — Les îles Marquises, ou archipel de
Mendana, sont au nord des Tuamotou. Elles ont été découvertes
en partie, en 1595, par Alvaro de Mendano, qui allait fonder
une colonie aux îles Salomon par ordre du marquis de Men-
doza, vice-roi du Pérou. De là aussi le nom de Marquises de
Mendoza donné au groupe des quatre îles du sud-est.
Pendant 190 ans, elles n'attirèrent pas les navigateurs;
mais, après que le capitaine Cook, en 1774, eut reconnu les
îles de ce groupe, un Français, nommé Marchand, visita en 1791
le groupe du sud-ouest, comprenant Nouka-Hiva.
Il lui donna le nom d'Archipel de la Révolution et en prit
AUTRES ARCHIPELS OCÉANIENS 657
possession au nom de la France. Après une période de luttes
entre les indigènes et les Américains, ces îles firent leur sou-
mission à la France, le 1er mai 1842, entre les mains de l'amiral
Dupetit-Thouars.
Cet archipel comprend au nord-ouest : Nouka-Hiva, Eiao,
Oua-Ouka et Oua-Pou; au sud-est : Hiva-Oa, Taou-Ata, Fatou-
Hiva, Motane et Fatou-Okou.
La superficie est de 1 250 kilomètres carrés.
Ces îles sont volcaniques; elles renferment beaucoup de
sources d'eaux gazeuses.
Elles sont très saines, malgré la chaleur qui est de 28°
à l'ombre et de 24° pendant la nuit. Il pleut de juin à sep-
tembre, et la saison sèche a lieu de décembre en mars.
La population indigène, qui était de 6 000 en 1872, est
tombée à 5 246. Les Européens ne sont que 131, dont 71 Fran-
çais et 60 étrangers. Les Chinois y sont aussi nombreux que
nous, c'est-à-dire 70. Comme en Tasmanie, comme en Calédo-
nie, la population canaque tend à disparaître. Elle est cepen-
dant fort belle physiquement et les femmes sont très gracieuses.
Les femmes des Marquises conservent un visage attrayant
jusqu'à un âge avancé. Elles sont coquettes et leur physiono-
mie est expressive. Leurs chants et leurs danses sont mono-
tones.
Le chef-lieu est Nouka-Hiva, qui fut choisi en 1850 comme
lieu de déportation. On y construisit le fort Collet sur une petite
colline qui domine le port de Taiohaé. Cinq autres baies offrent
de bons mouillages : elles sont circonscrites entre des hauteurs
de 11 à 1 200 mètres.
La population est d'un millier d'habitants.
Oua-Pou possède une mission catholique. Les habitants
sont assez nombreux.
Dans le second groupe, Hiva-Oa renferme trente tribus
canaques.
L'établissement de Hoatahou est situé dans l'île de Taou-
Ata.
Depuis 1797, les missionnaires protestants, et plus tard les
missionnaires catholiques, ont christianisé ces populations,
qui sont douces et intelligentes, mais indolentes et adonnées à
la boisson.
Elles ont de nombreux points de ressemblance avec les
autres peuplades de la Mélanésie et de la Calédonie. Leur langue

42
contient des mots identiques. Elles ont, comme les Calédoniens,
la coutume du tabou et celle des adoptions d'enfants. Dans les
FRAnCE COLONIALE.
638 LA FRANCE COLONIALE
fêtes, elles aiment à s'orner de plumes, de bracelets, de coquil-
les de poissons. L'unité de leur système de numération est 20
ou deux fois 20. Cependant ils comptent mieux que les Calé-
doniens. Ils croient aux mauvais génies disposant des éléments
de la nature, faisant la tempête, le soleil, la pluie. Ils font des
offrandes d'aliments dans les cimetières. Leur dieu Toupai est
un dieu des combats.
Les écoles indigènes sont sous la direction des mission-
naires et des religieuses de Saint-Joseph de Cluny, recevant un
traitement de l'administration. L'école la plus fréquentée est
celle de Taiohaé. Le budget de l'instruction publique est
minime.
Quant à la population européenne, ce sont des individus
de toutes nationalités, Français, Américains, Anglais, Chiliens,
Péruviens Leurs moeurs sont très relâchées. Ils ne cultivent
que pour leurs besoins du coton, des patates et du tabac et ils
élèvent des porcs et des volailles. Ils s'unissentplus ou moins
légalement à des femmes indigènes et font souche de métis.
La plupart des Européens prennent les habitudes des
Canaques. Il en résulte que, malgré ces éléments disparates, le
gouvernement est simple et le résident français est facilement
obéi, quoique ne disposant comme force armée que de trois
gendarmes et d'une police de sept indigènes, avec un sergent
canaque. Ce résident, dit M. Eyriaud des Vergues, remplit à la
fois les fonctions d'ordonnateur, d'officier de l'état civil, de
commissaire de l'inscription maritime. Il y a maintenant un
juge de paix français.
Le résident a sous ses ordres un agent spécial qui est à la
fois trésorier-payeur, receveur, percepteur, notaire et greffier.
Comme armée, le brigadier de gendarmerie commande sa
brigade de deux gendarmes, dont l'un est aussi huissier et
l'autre comptable des vivres. Un pilote français est maître de
port et interprète. Un artilleur de marine avec un canon de
12, quatre soldats et un sergent d'infanterie de marine,
neuf agents de police indigènes avec un sergent interprète,
complètent le personnel administratif, civil et militaire.
Les Marquises occupent le milieu de la route qui conduit de
Panama en Malaisie, en Australie, en Chine, au Japon, en
Indo-Chine. Elles sont à quinze jours de San-Francisco. Leur
régime administratif est celui de la loi française. Leur climat
est favorable à l'Européen laborieux. Ces îles sont donc des-
tinées à un grand avenir, auquel les Français devraient se
préparer. Nous émigrons en Amérique, à la Plata, au Brésil ;
AUTRES ARCHIPELS OCÉANIENS 659
nous négligeons les pays français et nous dérobons à notre
patrie son patrimoine naturel.
Cependant les Marquises offrent aux colons sobres et
industrieux une vie facile. Des concessions de terrains magnifi-
ques leur sont accordées à un prix minime. Les bois de cons-
truction y sont abondants pour y élever les premiers abris
d'immigrants sous un ciel toujours chaud.
Il y a plus de 2 000 boeufs dans le pays. Un taureau ou une
vache coûtent 100 francs, un mouton 20 francs, un bélier
15 francs, une brebis 25 francs, une chèvre 2 fr. 50, une
poule de 1 fr. 25 à 2 fr. 50 et un porc 30 centimes la livre. Les
Canaques se nourrissent principalement des fruits de l'arbre
à pin (artocarpus) comme les Tahitiens, mais les Européens
doivent manger de la viande. Le poisson d'ailleurs ne leur
manque jamais. La culture est des plus faciles.
On estime que ces îles font annuellement pour deux millions
et demi d'affaires, mais surtout avec San-Francisco.
Outre lés produits de consommation, le pays peut fournir
à l'exportation des ressources variées : la nacre des huîtres
perlières, le poisson salé, le tabac, la laine, la canne à sucre,
le mûrier à papier, le coprah, les cocos, les bananes, les
oranges, les patates, l'huile de bancoul, le crin végétal, l'huile
de coco, lé coton, le fer, les nattes, filets, cordages, toiles de
fabrication indigène, les plantes tinctoriales. Quand les navires
passeront aux Marquises, toutes ces denrées seront demandées.
Il leur faudra des animaux, des fruits, des vivres frais. Il
serait donc temps que des colons allassent profiter de ces
débouchés, mais il est nécessaire qu'ils soient en famille afin
d'éviter de tomber au niveau des Canaques. A l'égard de ceux-
ci on doit se montrer ferme et juste. Il ne faut tourner en
dérision ni leurs coutumes bizarres, ni leurs superstitions
puériles. Il faut les respecter et s'en faire respecter. Au lieu
de leur inculquer nos vices, il faut les amener peu à peu à
aimer et à adopter la civilisation française. Si les peuplades
océaniennes commencent à entrer en relations les unes avec les
autres et avec les Européens, ceux-ci commencent aussi à se
grouper en Océanie par nationalités. Nous sommes venus des
premiers : ne laissons pas prendre la place par nos rivaux.
On a vu avec quelle facilité on se rend de Marseille, de
Brest, de Rochefort et de Bordeaux à Nouméa et de là à Tahiti,
aux Marquises et aux Tuamotou. Des départs réguliers ont lieu
toutes les six semaines ou tous les mois. Les passagers pour
les Marquises passent donc par Papeete, à moins d'une occa-
660 LA FRANCE COLONIALE

sion par la voie rapide de San-Francisco à New-York et de


là au Havre.
Les Tuamotou. — Les Tuamotou ou îles Basses, ou
archipel Dangereux, entre les îles de la
Société les Mar- et
quises, conprennent 80 îles en deux groupes: celui de la
mer Mauvaise au nord et celui de l'archipel Dangereux au sud.
Ce sont des atolls ou îles basses entourées de récifs de corail.
Leur superficie est de 8 600 kilomètres carrés. Elles n'ont que
5 500 habitants, la plupart vivant de la pêche. Ils sont chré-
tiens.
Ces îles ont été, en même temps que Tahiti, annexées à la
France.
Les Wallis. — Enfin, auprès des îles Samoa (archipel
des Navigateurs), se trouvent les îles Wallis, où il y aurait lieu
de développer l'influence française. Elles comptent environ
2000 habitants. L'île principale est Ouvéa ou Namo et il paraît
que ce sont ses insulaires qui sont venus peupler les Loyalty.
L'une des trois îles Loyalty a pris le nom d'Ouvéa et sa popula-
tion présente les mêmes caractères que celle des Wallis, dont les
types sont supérieurs à ceux de la Calédonie.
L'archipel a été découvert en 1767 par le navigateur anglais
Wallis. De 1837 à 1877, il fut évangélisé par le P. Bataillon.
Le 4 novembre 1842 le capitaine de corvette Mallet signa le
traité de protectorat avec le roi Lavélua. Ce traité fut renouvelé
le 19 novembre 1886 avec la reine Amélia. Un décret du 27 no-
vembre 1887 a rattaché ces îles à la Nouvelle-Calédonie.
Les Futuna. — Le groupe des îles Futuna et Alofi a été
découvert en 1616 par Lemaire et Schouten. Il a été évangélisé
par le P. Chanel, martyrisé en 1841. La corvette l'Allier, chargée
de venger ce meurtre, fit accepter, en 1842, le protectorat par
les deux rois et les autres chefs. Le traité a été renouvelé le
22 septembre 1887 et sanctionné par décret présidentiel du
16 février 1888. Les deux îles ont environ 1 500 habitants (il n'y
en avait que 1 000 au temps du P. Chanel).
Résumé statistique. — La population totale de nos
établissements océaniens s'élevait, au 30 juin 1887, à
24 418 âmes. Pour avoir le nombre des indigènes, il suffit de
déduire 1909 personnes (dont 1 700 à Tahiti), fonctionnaires
métropolitains, troupes, équipage de la flotte, gendarmerie,
population flottante. Pour les indigènes, le chiffre des femmes
est d'environ 2 000 inférieur à celui des hommes, 500; groupe
des Futuna, 1 500.
AUTRES ARCHIPELS OCÉANIENS 661
Avenir de nos possessions océaniennes. — En
résumé, l'ensemble des établissements français en Océanie,
abstraction faite de la Nouvelle-Calédonie et de ses dépendances,
comprend 104 îles d'une superficie de 3 660 kilomètres carrés,
peuplées d'environ 25 000 âmes. L'importance de ces pos-
sessions est moins dans leur étendue et le chiffre de leur
population que dans leur situation maritime et leurs facilités
de colonisation. C'est aux familles françaises à en tirer parti et
à y créer une seconde patrie pour notre race, au moment où
le canal de Panama finira par rapprocher de nous ces pays si
beaux et si fertiles, que des câbles électriques relieront en
même temps à l'Europe.
On voit que la France a conquis une large place dans cette
région qui finira par devenir une Méditerranée océanienne.
Ainsi, la Nouvelle-Calédonie, Tahiti, les îles Sous-le-Vent,
les Gambier, les Tubuaï, les Marquises, les Tuamotou, etc.,
forment des colonies françaises. Les Nouvelles-Hébrides, qui
doivent être considérées comme une dépendance de la Nouvelle-
Calédonie, deviendront quelque jour une de nos possessions.
On peut dire qu'il existe une France océanienne. Saurons-nous
développer et exploiter ce vaste domaine, au climat salubre,
aux terres fertiles, aux habitants paisibles?

CH. LEMIRE.
TERRE-NEUVE 1

LES ILES SAINT-PIERRE ET MIQUELON

PARTIE HISTORIQUE

Découverte de Terre-Neuve. — Vraisemblablement


c'est aux Français, aux pêcheurs basques et bretons, qu'est due
la découverte de Terre-Neuve. Les Danois et les Norvégiens
réclament l'honneur d'avoir visité ces parages vers le XIe siècle;
mais il est certain qu'à cette époque déjà les Normands et les
Bretons exploitaient les bancs pour la pêche de la morue et
même de la baleine, qui, après avoir fréquenté, dans les
premiers siècles du moyen âge, le golfe de Gascogne, avait
décidément émigré vers les régions septentrionales.
Cependant ce n'est guère que vers le XVIe siècle que com-
mencèrent les voyages d'exploration. Le 24 juin 1497, un
Vénitien, Cabot, reconnaissait la pointe la plus orientale de
l'île qu'il dénommait cap Bonavista. En 1501, Corte Real abor-
dait la baie de la Conception et, continuant son exploration,
par le nord-est, il parvint jusqu'au pays qu'il dénomma Labra-
dor ou Terre du Laboureur.
Bergeron, en 1505, et Jean Denis de Honneur, en 1506, puis
1. Maurice Caperon, Chasses et pêches aux îles Saint-Pierre et Miquelon,
Saint-Pierre, 1887. — Louis Henrique, Notice sur Saint-Pierre et
Miquelon (Altas colonial Mager), 1886. — Notices coloniales, 1885, et
Notices coloniales illustrées, 1889. — Annuaire de Saint-Pierre et Mique-
lon, Saint-Pierre, 1891. — Voir, en tête du présent volume, la carte de
l'Amérique française.
664 LA FRANCE COLONIALE

un Espagnol du nom de Gomez, en 1525, explorèrent successi-


vement les rivages de l'île. Verazzano paraît avoir été l'explo-
rateur le plus sérieux de l'époque. Pendant le voyage qu'il fit,
vers 1525, sous le patronage de François Ier, non seulement il
reconnut l'île, mais il s'en empara pour le compte du roi de
France, en même temps qu'il lui donnait le nom de Terre-
Neuve qu'elle a conservé depuis.
Jacques Cartier suivit les traces de Verazzano neuf ans
plus tard. Il s'occupa surtout de reconnaître les emplacements
susceptibles de faire de bons ports. Puis, Roberval y fit le
premier établissement.
Rivalité avec l'Angleterre pour la possession de
Terre-Neuve. — Jusqu'au commencement du XVIIe siècle,
Terre-Neuve fut considérée comme appartenant à la France et
à l'Angleterre, mais sans que l'une ou l'autre des deux puis-
sances inquiétât les sujets du voisin.
D'ailleurs, avant cette époque, il n'y avait aucune organi-
sation. Ce n'est que grâce aux encouragements de Sully que la
pêche de la morue prit quelques proportions.
Les navires partaient bien chaque année, des deux côtés de
la Manche, pour exercer la pêche, mais dès la mauvaise
saison, chacun ralliait son port respectif.
Les efforts de Sully ne devaient point rester stériles, car
bientôt les armateurs fondèrent des pêcheries.
La colonie était en pleine prospérité quand, un beau jour,
la jalouse Angleterre réclama le droit de juridiction sur les
colons français. Nous prétendions, au contraire, et avec juste
raison, que Terre-Neuve faisait partie de la Nouvelle-France.
Tel fut le commencement du conflit qui n'a pris fin qu'à la perte
de nos colonies d'Amérique.
Par le traité d'Utrecht (1713), nous avions cédé les côtes
sud et est de Terre-Neuve ; mais nous conservions le privilège
exclusif de la pêche sur la partie orientale, depuis le cap
Bonavista jusqu'à la pointe la plus occidentale et, de là,
jusqu'au cap Riche, sur la côte ouest, sans pouvoir y faire
d'autres constructions que des abris pour les pêcheurs et des
séchoirs pour le poisson.
Il nous reste Saint-Pierre et Miquelon. — Par le
traité de Paris (1763) nous cédions toutes nos possessions de
l'Amérique du Nord, sauf les îles Saint-Pierre et Miquelon, qui
furent laissées pour servir d'asile à nos pêcheurs. Il nous était
interdit de les fortifier et d'y entretenir une garnison supérieure
TERRE-NEUVE 663
à 50 hommes. Le droit de pêche sur les côtes de Terre-Neuve,
qui nous avait été reconnu par le traité d'Utrecht, était con-
firmé. La reprise de possession des îles Saint-Pierre et Miquelon
eut lieu le 14 juillet 1763.
Fondation des pêcheries. — C'est à cette époque que
remonte la fondation de nos établissements de pèche sur ces
îles. Le premier noyau fut formé des pêcheurs normands
et bretons, auxquels vinrent se joindre plusieurs familles
acadiennes qui avaient été déportées pendant la dernière guerre.
En 1764, le chiffre des habitants dépassait un millier.
Trois ans plus, tard, les produits de la pêche donnaient, bon
an mal an, 60000 quintaux de morue, et il était employé à
cette industrie environ 220 bâtiments, jaugeant ensemble
24 000 tonneaux et montés par 8 000 marins.
Notre intervention dans la guerre de l'indépendance amé-
ricaine (1778) vint arrêter la prospérité de nos pêcheries. Les
Anglais, sous le commodore Evans, s'emparèrent des îles et
détruisirent les constructions de fond en comble. Les habitants
durent se réfugier en France.
Le traité de 1783. — Nouvelles épreuves. — La
paix de 1783, qui termina cette guerre, nous rendit Saint-Pierre
et Miquelon et nous donna le droit exclusif de la pêche sur la
côte de Terre-Neuve, à partir du cap Saint-John, sur la côte
est, pour de là s'étendre à tout le détroit de Belle-Ile jusqu'au
cap Bay, situé à l'extrémité sud-ouest.
L'interdiction, stipulée dans le traité de 1763, d'élever des
fortifications et d'entretenir dans la colonie une garnison supé-
rieure à 50 hommes n'était point renouvelée.
Le gouvernement français s'occupa aussitôt du rapatriement
des colons qui s'étaient réfugiés dans la métropole, et, l'année
suivante, plus de 318 navires, jaugeant ensemble 34 658 ton-
neaux et montés par 10 000 marins au minimum, prenaient
part à la pêche sur les bancs de Terre-Neuve.
Cette prospérité ne devait malheureusement pas durer : de
nouvelles épreuves attendaient cette industrie. Les Anglais
s'emparèrent à deux reprises différentes (1793 et 1803) de
ce groupe d'îles, qui ne nous fut rendu définitivement que le
30 mars 1814, par le traité de Paris. Aux termes de ce traité,
nos droits sur Saint-Pierre et Miquelon étaient conservés; en
outre, les avantages concédés par la paix de 1783, concernant
les pêcheries sur les côtes de Terre-Neuve et les îles adjacentes,
ainsi que dans le golfe Saint-Laurent, étaient remis en vigueur.
666 LA FRANCE COLONIALE
Ce n'est qu'en 1816 que le gouvernement français s'occupa
de repeupler la colonie. Il fit, de nouveau, appel aux colons
réfugiés en France. Ceux-ci, à peine arrivés, relevèrent le
bourg de Saint-Pierre, qui avait été détruit en 1795. Une partie
d'entre eux allèrent se fixer à Miquelon et y fondèrent le village
de ce nom.
Les deux dernières guerres avaient abattu complètement
les pêcheries françaises. Les Anglais en profitèrent pour faire
prospérer les leurs ; les capitaux de la Grande-Bretagne furent
engagés en partie sur cette industrie, surtout après la campa-
gne de 1814, qui rapporta à nos voisins plus de 1 200 000 quin-
taux de morue, représentant une valeur de 65 millions de
francs.
L'année suivante, nos armateurs, un instant atterrés de la
situation, relevèrent la tête et se mirent résolument à l'oeuvre;
aussi de 54 francs le quintal de morue tomba-t-il, en 1815 et
1816, à 16 et 17 francs. Ce fut la ruine de la grande pèche à
Terre-Neuve pour les Anglais. On peut dire qu'ils ne se sont
jamais relevés de ce coup terrible.
Le traité de 1814 ayant laissé plusieurs détails à élucider,
une convention fut signée à Londres en 1857 entre les repré-
sentants des deux puissances. Malheureusement, bien des points
sont restés obscurs et, chaque année, nos pêcheurs rencontrent
des obstacles sur les rivages de la grande terre pour l'exercice
de leur industrie.
La convention de 1890, destinée à délimiter plus exactement
les droits des deux nations sur les pêcheries du littoral de
Terre-Neuve, a été enfin ratifiée par les Chambres de France et
d'Angleterre : le droit des pêcheurs français sur le French
shore de Terre-Neuve, même à l'exclusion des Terre-Neuviens,
a été formellement reconnu.
PARTIE GÉOGRAPHIQUE

Position géographique. — Les îles Saint-Pierre et


Miquelon comprennent un groupe d'îles dont les principales
sont Saint-Pierre et Miquelon. Elles sont situées dans l'océan
Atlantique septentrional, à 378 myriamètres de Brest.
Saint-Pierre gît par 46° 46' 40" de latitude nord et 50° 30' 30"
de longitude ouest. En temps, l'heure de Saint-Pierre retarde
sur celle de Paris de 3 heures 54 minutes 2 secondes. Cette île
n'a, dans sa plus grande longueur, que 7 kilomètres 1/2 et
dans sa plus grande largeur 5 kilomètres 1/2. Sa circonférence
est de 26 kilomètres et sa superficie de 2 600 hectares.
L'île Miquelon est située par 47° 05' 36" de latitude nord et
58° 40' 30" de longitude ouest. Elle est divisée en deux parties,
dont la plus petite, appelée Langlade ou Petit-Miquelon, a
14 kilomètres de long sur 13 de large, avec une circonférence de
73 kilomètres. La Grande-Miquelon, appelée communément
Miquelon, a la même longueur que Langlade, mais sa largeur
n'est que de 11 kilomètres. Sa circonférence est 59 kilomètres.
Elle est située au nord de Langlade.
Les deux Miquelons sont réunies par une langue de terre
dont la largeur varie entre 300 et 900 mètres. Ces deux îles
ont été séparées à plusieurs reprises et il ne paraît pas impos-
sible que ce phénomène se reproduise à un moment donné.

Orographie et géologie. — Le sol des îles Saint-Pierre


et Miquelon est montagneux. On trouve pourtant quelques
plaines à Langlade et à Miquelon.
La nature du sol des trois îles appartient à la série grani-
tique. A Saint-Pierre et dans les îlots voisins, le porphyre, le
pétrosilex et le feldspath semblent dominer. On trouve aussi en
668 LA FRANCE COLONIALE
plusieurs endroits des blocs erratiques, véritables poudingues,
apportés autrefois par les glaces flottantes.
A Miquelon et à Langlade, les roches tiennent du type
métamorphique ou schisteux cristallin. On les range dans la
section des micaschistes. Des schistes ardoisiers ont été décou-
verts, il y a quelques années, à Langlade; on a aussi trouvé à
Miquelon des gisements de galène et d'ocre. Dans cette île, on
a remarqué d'ailleurs que les montagnes possèdent beaucoup
de quartzite, de siénite et de grès appartenant au terrain
houiller.
Hydrographie. — L'hydrographie des îles Saint-Pierre
et Miquelon est peu compliquée. Les étangs que l'on y ren-
contre ne sont à proprement parler que des flaques d'eau ; ils
donnent naissance à une infinité de petits ruisseaux que la fonte
des neiges transforme en torrents.
Côtes et rafles. — Les côtes de l'île Saint-Pierre sont
très découpées, mais elles sont inabordables dans la plus grande
partie de leurs cantons. La seule rade qu'elles offrent est celle de
Saint-Pierre, comprise entre le Cap à l'Aigle, à l'est, la Pointe
à Philibert, au sud-ouest, et l'île aux Chiens, au sud.
Cette rade communique avec la mer par trois passes :
1° La passe du Nord-Est, large de 900 mètres et présentant
un fond de 10 à 20 mètres;
2° La passe du Sud-Est, large de 500 mètres, avec un fond
minimum de 7 mètres;
3° La passe aux Flétans, qui a 400 mètres de large et une
profondeur de 10 à 13 mètres.
La rade de Saint-Pierre préservée du large par l'île aux
Chiens, offrent un excellent abri aux navires du plus fort ton-
nage. Les vents qu'elle redoute le plus sont ceux du nord-est.
Sa longueur, du Cap à l'Aigle à la ligne que l'on tirerait de
l'île aux Moules à la Pointe aux Canons, est de plus d'un mille.
Le Barachois de Saint-Pierre, dont l'entrée est située entre
l'île aux Moules et la Pointe aux Canons, pourrait recevoir une
grande quantité de navires; malheureusement les bâtiments
calant plus de 3m,05 de tirant d'eau ne peuvent y entrer qu'à
mer haute. Depuis 1891, pour remédier à cet inconvénient, on
a commencé des travaux de creusage à l'aide d'une drague
système Priestman.
Il y a quelques années, le Barachois était exposé aux vents
du sud est et parfois même la sûreté des navires était com-
y
promise. Pour remédier à cet inconvénient, on a construit une
TERRE-NEUVE 669
digue qui joindra plus tard la Pointe Bertrand à l'île aux
Moules. Les navires seront ainsi complètement protégés.
Les îles secondaires et îlots. — L'île aux Chiens
ferme la rade de Saint-Pierre. Elle ne mesure en circonférence
que 4 kilomètres ; elle est recouverte en partie par des graves ;
les habitants se livrent presque tous à la pêche de la morue.
Comme édifice public, il n'y a que l'église et le presbytère à
citer.
Toute la partie qui regarde Saint-Pierre est formée
d'échoueries, destinées à servir de refuges aux doris et aux
waris de pèche. Cette île tire son étymologie du chien de
Terre-Neuve, que l'on y trouvait autrefois. Aujourd'hui, la
race canine n'y est pas plus abondante que sur les autres points
de nos possessions de Terre-Neuve.
Les autres îlots dépendant de Saint-Pierre sont : le Grand-
Colombier, au nord-est de l'île, montagne escarpée et d'un accès
difficile, ainsi nommée à cause des calculots qui viennent l'ha-
biter chaque année au printemps ; un fait remarquable, c'est
que jamais un de ces oiseaux n'a mis le pied sur une île voi-
sine ; l'île aux Vainqueurs, où il y a un lazaret ; l'île aux Pigeons,
à l'est, et l'île Massacre, en rade de Saint-Pierre.
Le total de la superficie des deux îles principales, des îles
et îlots, est de 24159 hectares, soit 241 kilomètres carrés.
Les bancs. — Saint-Pierre et Miquelon doivent leur
importance aux richesses qu'offrent les bancs de sable et de
rocs qui s'élèvent, à l'est et au sud, du fond de l'Océan, et qui
sont formés, en outre d'alluvions vaseuses, de débris d'animaux
ou végétaux, apportés soit par le Gulf-Stream, soit par le
courant polaire. Le plus grand, appelé Grand banc de Terre-
Neuve, s'étend sur près de 10 degrés du sud au nord ; il a 500 kilo-
mètres de long sur 360 de large, sous une profondeur d'eau
de 30 à 45 mètres; il est à quarante-huit heures dé la côte.
Viennent ensuite le Banc de Saint-Pierre, le plus rapproché du
chef-lieu, à dix heures de la rade; le Banc à Vert et le Banque-
reau.
Climat. Température. — Les hivers, aux îles Saint-
Pierre et Miquelon, sont très froids. Le thermomètre descend
parfois jusqu'à 26° au-dessous de zéro. Cependant cette tempé-
rature est exceptionnelle, et l'on peut dire que la moyenne des
froids varie entre 14 et 16°.
Le printemps ne commence guère qu'en mai ou juin.
Juillet, août et septembre sont les mois de chaleur : le thermo-
670 LA FRANCE COLONIALE
mètre monte alors jusqu'à 24°. Octobre a encore de belles jour-
nées; mais novembre ramène les présages de l'hiver. Cependant
ce n'est qu'à la fin de décembre que la neige tombe pour ne
plus fondre qu'en avril.
Les vents du nord et du nord-est amènent des tempêtes
soudaines qui se déchaînent et rendent la mer furieuse. La
neige se convertit en poussière fine que l'on appelle poudrin.
Ce poudrin, lancé des hauteurs dans la plaine, s'accumule en
certains endroits et forme de véritables montagnes qui dispa-
raissent et reparaissent tour à tour. Il pénètre par les moindres
fissures jusque dans les appartements. Il est toujours impru-
dent, les jours de poudrin, de s'aventurer loin des habitations,
car on a vu des cas de mort d'hommes. Cette poussière de glace
empêche de voir et même de respirer.
En février et mars, les îles Saint-Pierre et Miquelon sont
parfois enfermées dans un cercle de glaces. Celles ci, chassées
par les vents sud-est ou nord-est, viennent se souder à la terre
et forment autour de l'île une croûte solide, qui empêche toute
communication avec l'extérieur. En mars et avril, de gros ice-
bergs passent au large, venant du nord. Leur présence est tou-
jours signalée par un refroidissement de la température.
Au reste, les variations de température sont très fréquentes
à Saint-Pierre et Miquelon.
Vents et brumes. — Les vents dominants sont ceux
d'ouest; lorsqu'ils soufflent, le ciel s'éclaircit et devient beau.
Les mauvais vents sont ceux que l'on désigne sous le nom d'as-
suéties; ils régnent de l'est au sud-ouest, par le sud, et sont
généralement accompagnés de brume et de pluie. Les plus
impétueux soufflent du nord-est au nord-ouest, par le nord ;
on les appelle anordies.
C'est pendant les mois de juin et de juillet, lorsque les vents
soufflent du sud-est au nord-ouest, que la brume règne. Elle
recouvre la terre souvent pendant dix et douze jours, ne lais-
sant quelques échappées du ciel qu'à de rares intervalles. L'at-
terrissage pour les navires, à pareille époque, demande beau-
coup de précautions.
Salubrité. — Le climat des îles Saint-Pierre et Miquelon
est sain ; cependant il ne convient pas aux personnes délicates,
par suite de la longueur des hivers. Les maladies épidémiques
y étaient inconnues autrefois; mais la fièvre typhoïde et la
diphtérie y ont fait, depuis quelques années, de cruels ravages.
Les autres affections que l'on y rencontre doivent être attribuées
TERRE-NEUVE 671
aux habitudes et au genre de vie des habitants. Les plus fré-
quentes sont dues aux excès de boisson des marins pêcheurs.
Population. — En 1853, la population des îles Saint-
Pierre et Miquelon se composait de 2 543 habitants, dont
501 appartenaient à l'élément flottant. En 1887, c'est-à-dire
34 ans plus tard, elle était de 5 929, dont 1140 pour les fonc-
tionnaires et leurs familles, les troupes métropolitaines, la
population flottante. Ce chiffre total se décomposait comme
suit : pour Saint-Pierre, 4 744; pour l'île aux Chiens, 611 ; pour
Miquelon et Langlade, 574.
Au point de vue de la nationalité : 5163 Français, 672 An-
glais, 19 Américains, 73 Espagnols, 1 Grec, 1 Italien.
Outre la population flottante, il faut mentionner aussi les
gérants, les marins des bâtiments pêcheurs et autres employés
divers, qui ne séjournent dans la colonie que pendant la cam-
pagne de pèche. Leur nombre peut être fixé annuellement à
8 000 individus.

Circonscriptions communales. — Elles sont au


nombre de trois : Saint-Pierre; l'île aux Chiens et les îles voi-
sines; Miquelon avec Langlade.
Celle de Saint-Pierre comprend la ville, la banlieue et les
terrains vagues relevant de la direction de l'Intérieur.
La ville, qui ne s'étendait que devant le port, au pied de
la montagne, escalade maintenant les pentes escarpées de
l'ancien cimetière; un quartier nouveau y a remplacé les ter-
rains vagues et marécageux. Elle est divisée en deux parties :
la ville en pierre et la ville en bois. La première, située au
centre même de la commune, est ainsi appelée parce que les
immeubles ne peuvent être construits qu'avec revêtements en
pierres ou en briques et couvertures incombustibles. Cette
mesure a été prise pour éviter les incendies. Dans la seconde
partie, les propriétaires peuvent bâtir à leur gré.
Les rues de Saint-Pierre au nombre de 52, sont droites et
suivent les directions nord-sud et est-ouest. Leur largeur doit
être de 9 mètres dans la ville en bois et de 12 mètres dans la
ville en pierre. Partout on a établi des bornes-fontaines et des
prises d'eau. L'éclairage des rues se fait au moyen de lampes à
pétrole.
Parmi les monuments publics, il faut citer l'église et le
gouvernement, vastes constructions en bois; l'école commu-
nale des garçons, achevée en 1891, qui mesure 66 mètres de
long sur 15 de large, le trésor et le poste, la direction du port,
672 LA FRANCE COLONIALE
la direction de l'intérieur, l'hôpital, qui peut recevoir 100 ma-
lades, la gendarmerie, le palais de justice, la caserne des
disciplinaires, aujourd'hui abandonnée, etc., tous édifices
récents et bâtis en briques ou en pierres.
La rade est entourée de magnifiques quais en bois, avec de
nombreux appontements ou cales, destinés à faciliter les
chargements et les déchargements des marchandises.
Plusieurs routes carrossables permettent aujourd'hui de
circuler d'un bout à l'autre de l'île. Ce sont, la route de Gueydon,
qui suit la mer jusqu'au cap à l'Aigle; la route Iphigénie, qui
prend le nom de Cléopâtre à partir du rond-point, traverse le
village du Savoyard, où elle bifurque pour aller aboutir au Dia-
mant sous le nouveau nom de route Bellone; la route de Lapa-
nouze, qui dessert le sifflet de brume de Galantry; enfin celle
de l'Anse à Ravenel, qui vient d'être terminée. Une autre voie,
en projet, doit relier prochainement la route de Gueydon à
l'Anse à Henry (côté nord-est).
En dehors de la ville, les bords de la mer sont occupés par
des graves, sur lesquelles on fait sécher la morue.
La ville de Miquelon est située au fond de l'anse de ce nom.
Elle se compose de maisons en bois habitées par des pêcheurs.
Depuis quelques années, sa population au lieu d'augmenter
diminue; la plupart des marins abandonnent la petite pêche
pour aller sur les bancs, et leurs familles émigrent généralement
pour Saint-Pierre.
Langlade, dépendance de Miquelon, est reliée avec elle par
une route pour piétons. Ce hameau ne comprend qu'une
douzaine de fermes, la gendarmerie et un pied-à-terre, joli
petit chalet, pour le commandant. C'est un rendez-vous, l'été,
pour les amateurs de villégiature. On y trouve des coteaux
boisés et une végétation autrement pittoresque que sur
n'importe quel autre point de Saint-Pierre et Miquelon.

Saint-Pierre et Miquelon établissement mili-


taire. — Quoique l'état de choses, créé par le traité de 1783,
relativement à la faculté d'élever des fortifications et d'entre-
tenir garnison à Saint-Pierre et Miquelon, eût été maintenu en
1814, aucun des gouvernements qui se sont succédé en France
n'a tenu à s'en prévaloir pour faire de la colonie un établisse-
ment militaire sérieux. On en eut cependant l'idée un instant,
lors de la campagne de Crimée, puisqu'on avait élevé, à la
pointe nord de l'île aux Chiens, une batterie qui est aujourd'hui
désarmée.
TERRE-NEUVE 673
D'autre part, jusqu'en 1891, la colonie comportait une gar-
nison de disciplinaires, mais le conseil général ayant refusé de
prendre à la charge du budget local les frais d'entretien du
cadre armé, le Gouvernement licencia le détachement pour le
verser dans les compagnies du Sénégal et de Diégo-Suarez.
De cette situation, il résulte qu'en cas de guerre avec une
puissance maritime, nos pêcheurs de Terre-Neuve n'auraient
aucun port pour se réfugier et qu'une simple escadrille ennemie
suffirait pour anéantir, en un instant, toute notre flotte de
pêche dans les parages de Saint-Pierre et Miquelon.
Plusieurs esprits sérieux ont été frappés de ces considéra-
tions, et l'un de nos officiers supérieurs de la marine, des plus
distingués, a établi un projet de défense qui consiste à relier,
au moyen de barrages, les différents îlots qui entourent Saint-
Pierre, de manière à fermer la rade complètement, en ne
laissant que les passes actuelles, rétrécies, pour forcer les
navires à passer sous le feu des ouvrages à établir.
Ces ouvrages seraient élevés sur le Grand Colombier, le
Cap à l'Aigle, le cap Godon (à l'île aux Chiens) et à la pointe du
Diamant; ainsi entourée, la rade de Saint-Pierre serait à l'abri
du bombardement et elle offrirait, en tous temps, une protec-
tion plus sérieuse aux navires qui s'y réfugieraient.
La dépense concernant l'exécution de ces travaux est éva-
luée à un million; en supposant qu'elle soit double et même
triple, elle est encore bien minime en comparaison des som-
mes qui peuvent être englouties par un désastre maritime,
sans compter l'anéantissement d'une industrie qui assure le
pain à plus de 10,000 familles et sert à l'apprentissage des
marins dont la France a besoin pour monter ses navires de
guerre.
Régime administratif. — Les pouvoirs publics, aux
îles Saint-Pierre et Miquelon, sont exercés par un gouverneur,
résidant à Saint-Pierre, et chargé de l'exécution des décisions
du conseil général.
Il est assisté d'un chef du service de l'intérieur et d'un chef
du service judiciaire. Un chef du service administratif de la
marine est préposé à l'administration et à la comptabilité des
dépenses des services militaires et maritimes à la charge de
l'État.
Le conseil général est composé de 13 membres élus, dont 9
pour Saint-Pierre, 2 pour l'île aux Chiens et 2 pour Miquelon
et Langlade. Il est chargé de l'administration des ressources
FRANCE COLONIALE.
674 LA FRANCE COLONIALE
locales. Une commission coloniale est tirée du sein du conseil,
pour étudier toutes les questions qui lui sont déférées par la
législation en vigueur.
Un conseil privé est placé près du gouverneur pour l'éclairer
de ses avis.
Nous avons dit que la colonie était partagée en trois
sections communales. Chaque commune comporte un conseil
municipal. A Saint-Pierre, ce corps est divisé en deux sections,
dont une pour l'île aux Chiens. Ce corps se compose d'un
maire, de 2 adjoints (dont un remplit les fonctions d'officier de
l'état civil à l'île aux Chiens) et de 16 conseillers municipaux.
A l'île aux Chiens et Miquelon, il y a un maire, 2 adjoints
et 12 conseillers municipaux.
La colonie n'élit ni sénateur, ni député. Elle envoie un
délégué pour la représenter, à Paris, au conseil supérieur des
colonies.
Par suite de la suppression du détachement de discipli-
naires des colonies, autrefois commandé par un cadre tiré de
l'infanterie de marine, il n'y a plus, en fait d'armée, que
22 gendarmes commandés par un maréchal des logis.
Il y a aux îles Saint-Pierre et Miquelon deux justices de
paix, l'une à Miquelon, l'autre à Saint-Pierre. Dans cette
dernière ville siège un juge de paix en titre ; à Miquelon, les
fonctions de juge de paix sont remplies par le commis de
marine, chargé du service administratif.
La colonie comporte, en outre, un tribunal de première
instance, un tribunal criminel et un conseil d'appel. Tous trois
ont leur siège à Saint-Pierre.
Saint-Pierre possède une chambre de commerce.
Budget. — Le budget local de la colonie, pour 1892, a été
fixé, tant en recettes qu'en dépenses, à la somme de 477 258 fr.
pour le budget ordinaire, et de 103 000 pour l'extraordinaire.
Cultes.— La religion dominante est le catholicisme. Elle
a à sa tête un supérieur ecclésiastique, qui est curé de Saint-
Pierre, deux autres curés et deux vicaires. Aient ensuite la reli-
gion protestante, pratiquée surtout par les Anglais et les Amé-
ricains, qui entretiennent à leurs frais un temple et un pasteur.
Agriculture et ressources locales. — La stérilité
naturelle des îles et la rigueur prolongée de l'hiver mettent de
puissantes entraves au développement de l'exploitation du sol.
Cependant, à force de persévérance, les habitants ont en
TERRE-NEUVE 675
quelque sorte vaincu la nature. Il y a peu de familles aujourd'hui
qui ne possèdent un petit jardinet où l'on récolte les légumes
nécessaires pour l'année. Il est à remarquer que la végétation
se développe très rapidement dans ces parages; en moins de
quatre mois (mai à octobre), elle a. passé par toutes les phases
de la vie végétale.
A Miquelon, le sol se prête mieux aux essais agricoles qu'à
Saint-Pierre ; encore les rochers et les tourbières occupent-ils
la plus grande partie de la surface ; aussi l'agriculture n'y fait
point de grands progrès. Ce n'est guère qu'à Langlade que l'on
s'occupe spécialement de culture. C'est le Jardin de la colonie,
et l'on y compte jusqu'à 13 fermes ; mais les fermiers pré-
fèrent l'exploitation des pâturages à celle des céréales. Ceci
tient à ce que les légumes venant de l'extérieur, notamment du
Saint-Laurent, sont vendus sur place à des prix relativement
bas.
La superficie des terres défrichées et mises en valeur atteint,
pour l'ensemble des îles, 2 550 hectares environ.
La chasse. — Elle apporte aussi un appoint sérieux à la.
nourriture des habitants. On trouve dans les deux îles une
grande variété d'oiseaux, tels que la perdrix, surtout une espèce
de perdrix, blanche l'hiver et grise l'été, l'ortolan, la bécassine,

le canard sauvage, le pluvier, le courlis et autres aquatiques.


Le gibier à poil manquait, mais des essais tentés depuis
1881 ont pleinement réussi. Aujourd'hui Langlade et Miquelon
sont couverts de lapins sauvages dont l'espèce se rapproche
beaucoup du lièvre. Particularités curieuses : ces lapins ne se
terrent pas et leur poil est complètement blanc tant que dure
l'hiver.
Un autre genre de chasse est celle au loup marin. Elle
n'est guère exercée qu'à Langlade, sur les bords du Grand
Barachois, et aussi sur les côtes de Miquelon. On retire un beau
bénéfice de l'huile et de la peau de cet amphibie, mais sa
chair ne vaut rien.
La pêche. — La pêche à la morue s'ouvre officiellement
29 septembre, mais elle
le 1er avril et se clôture le ne commence
guère avant le 18 avril et se termine vers le milieu de
septembre. Elle se fait, soit au filet (seine), soit à la ligne. On
emploie comme boittes ou appâts le hareng, le capelan et
l'encornet. On distingue entre la grande pêche, qui se fait dans
les bancs à bord des goélettes et autres navires, et la petite
676 LA FRANCE COLONIALE
pêche, qui se fait sur les côtes, au moyen de doris et waris,
sortes de pirogues.
La pêche de la morue doit sa prépondérance aux encoura-
gements accordés par le gouvernement français, sous la forme
de primes à l'armement et primes sur les produits.
Il faut ajouter que la pêche du hareng, du capelan et de
l'encornet entre dans l'alimentation pour Saint-Pierre et
Miquelon. En effet, si les Anglais. ont la primeur des deux
premières boittes, c'est-à-dire s'ils pèchent le hareng ou le
capelan avant qu'il n'arrive sur nos côtes et viennent le vendre
à nos armateurs comme appât, il n'en est pas moins vrai que,
lorsque ce poisson fait son apparition chez nous, on s'en sert
non seulement pour la petite pêche et pour les navires qui se
trouvent en retard, mais encore pour l'alimentation des habi-
tants. Le capelan est séché, et la ménagère économe le conser-
vera pour l'hiver. Quant à l'encornet, qui est la troisième boitte,
il est pêché entièrement sur les côtes de nos îles et nous ne
sommes en rien tributaires de nos voisins sous ce rapport. Les
femmes, les enfants, tout le monde se livre à cette pèche, et il
n'est pas rare de voir une petite embarcation prendre de 400 à
500 encornets dans une après-midi. Si l'on considère que l'en-
cornet se vend de 0 fr. 05 à 0 fr. 10 pièce, on voit que c'est
une belle journée gagnée par la famille.
Citons aussi, parmi les ressources du pays, la pêche du ho-
mard. Ce crustacé est si abondant à Langlade et à Miquelon qu'on
le harponne à l'aide d'un croc en fer emmanché au bout d'une
gaule et qu'en fort peu de temps on en remplit une embarcation.
En 1889 deux maisons de Saint-Pierre ont tenté l'exploita-
tion en grand des conserves de homard; mais, pour diverses
causes, l'essai n'a pas été suffisamment fructueux.

Industrie et commerce. — La pèche de la morue forme


la branche la plus importante de nos expéditions commerciales.
Outre le grand nombre de navires qu'elle emploie annuellement,
elle occupe des milliers d'ouvriers de toutes professions ; elle
procure un débouché considérable aux divers produits de France
et elle entretient une pépinière de marins destinés à alimenter
notre marine de commerce et à former une réserve pour notre
flotte de guerre.
Dans les exportations, celle de la morue entre pour la plus
forte part : elle a été, en 1867, de 6 806 620 francs ; en 1872,
de 9 142 298 francs; en 1877, de 7 129 677 francs ; en 1882, de
10 686 492 francs ; en 1887, de 13 439 532 francs.
TERRE-NEUVE 677
En 1890, il y a eu dans le port de Saint-Pierre un mouvement
maritime de 3 220 entrées et de 3 195 sorties, représentant
chiffre de 373 626 tonneaux. un
Cette même année, il est parti de France pour la colonie
274 navires, de 45 719 tonnes, montés par 4 338 hommes
d'équipage.
La colonie elle-même a armé 866 navires, de 15 437 tonnes,
montés par 5 097 hommes d'équipage : ce qui a produit
pour la marine de la métropole et de la colonie, 2 167 entrées,
2 153 sorties, avec un tonnage de 282 104 tonnes et 9 435 marins.
Le mouvement commercial de notre colonie est en progrès
continu. Importations et exportations réunies, il était :
en 1854 de. .
7 779 091 fr.
1864 11 271 104
1874 19 465 297
1884 29 331 654
1885 34 417 777
1886 25 365 540
1887 31 775 889

En 1890, l'exportation s'est élevée à 17 335 445 francs, dont


9 013 244 francs pour la France, et l'importation à 14 100 185
francs, dont environ 3 700 000 francs de France. Soit au total
31 435 930 francs. En trente ans, le commerce a donc quadru-
plé. Il se fait surtout avec la France et les Antilles françaises.
Les principaux objets importés de France sont les étoffes,
les objets confectionnés, les divers tissus de laine, chanvre,
coton, soie, la quincaillerie, le vin, le cidre, les alcools, le lard
salé, les filets et ustensiles de pèche, etc.
Les Anglais et les Américains importent surtout la volaille,
le foin, la farine, le beurre, les légumes, le chauffage (charbon
et bois) et les bois de construction.
Les grosses transactions concernant la morue, — verte ou
salée, morue sèche, huile de foie de morue, etc., — se font en
France, mais le commerce de détail se traite dans la colonie.
Les Anglais de Terre-Neuve apportent à Saint-Pierre les deux
premières boittes, c'est-à-dire l'appât pour la morue, et, en
échange, ils remportent des quantités considérables d'objets de
toute espèce dans la colonie : de sorte que celle-ci devient un
débouché très important pour les marchandises de toute pro-
venance.
Cependant, depuis le vote du Bait Bill, en 1887, par le Par-
lement de Terre-Neuve, nos marins se trouvent souvent obligés
d'aller chercher à la baie de Saint-Georges le hareng destiné à
678 LA FRANCE COLONIALE
servir d'appât de première pêche : ce qui diminue notablement
les échanges.
Jusqu'à cette année, nos îles n'étaient reliées au continent
américain que par un steamer anglais. Le gouvernement de la
colonie vient de trouver une compagnie française, formée en
partie avec les capitaux de la métropole, en partie avec les res-
sources locales, qui s'est engagée à faire le service postal de
Saint-Pierre à Halifax et à l'île du Cap-Breton. Elle entrera en
fonctions à partir de septembre 1893. Ce nouvel arrangement
ne peut manquer d'accroître le chiffre des affaires avec la métro-
pole.
Importance de la colonie. — Les îles Saint-Pierre
et Miquelon, dernier vestige de nos splendeurs d'Amérique,
tiennent le troisième rang comme importance commerciale
parmi toutes nos colonies. Comme revenu annuel, elles sont
supérieures à plusieurs de nos départements métropolitains. Si
on les compare à nos chefs-lieux de département, on remarque
que, sur 86 chefs-lieux, 33 ont un revenu inférieur. Quant au
mouvement de la navigation, il est supérieur à celui de la
plupart de nos ports français.

V. NICOLAS.
ALFRED RAMBAUD, LA FRANCE COLONIALE
LA GUADELOUPE
ET SES DÉPENDANCES 1

CHAPITRE PREMIER

Jusqu'à la Révolution. — La Guadeloupe a été décou-


verte par Christophe Colomb le 4 novembre 1493.
Les Espagnols, sollicités seulement alors par l'attrait des
mines d'or du continent, n'y fondèrent aucun établissement,
et ce ne fut que plus d'un siècle après, en 1635, que les sieurs
de l'Olive et Duplessis, lieutenants de d'Enambuc, alors gou-
verneur de Saint-Christophe pour le compte de la Compagnie
des Iles d'Amérique, vinrent en prendre possession au nom de
la France.
Les Français, outre Saint-Christophe et la Guadeloupe,
occupèrent Saint-Domingue, la Grenade, les Grenadines, Saint-
Vincent, la Martinique, la Dominique, Tabago, Saint-Barthé-
lémy, Marie-Galante, les Saintes, Sainte-Lucie, Saint-Martin,
Sainte-Croix. Il y eut à cette époque tout un archipel français,
et, encore aujourd'hui, dans presque toutes ces îles, notre
langue est restée dominante.
La Guadeloupe était habitée, comme toutes les autres par-
ties de l'archipel des Antilles, par les Caraïbes, qui l'appelaient
Karukera. Ces indigènes provenaient eux-mêmes d'une migra-
tion de peuplades de l'Amérique du Sud, et s'étaient substitués

1. Colonel Bouïnais, La Guadeloupe. — Notices coloniales de 1885 et Noti-


ces coloniales illustrées de 1889. — Annuaire de la Guadeloupe, Basse-Terre,
1892. — J. Scott Keltie, The Stalesman's Year Book, 1892.
680 LA FRANCE COLONIALE

aux populations primitives, qu'ils avaient chassées ou détruites.


Les Caraïbes avaient des moeurs douces; ils ignoraient la pro-
priété, même collective; ils ne connaissaient d'autre gouverne-
ment que l'anarchie et, s'il leur arrivait parfois de se faire des
guerres de tribu à tribu c'était beaucoup moins pour étendre
leur domination sur des territoires conquis, que pour régler
des querelles entre voisins, ou pour assurer, par des rançons
en nature, leur alimentation du lendemain. Ils pratiquaient, à
la vérité, le cannibalisme ; mais cet usage provenait plutôt,
chez eux, d'une superstition, qu'il n'était la conséquence du
manque ordinaire de nourriture, car ils pouvaient vivre de
chasse et de pêche. Ils étaient persuadés qu'un guerrier qui se
nourrissait de la chair d'un ennemi vaincu héritait d'une partie
de son courage.
Les Caraïbes étaient encore dans l'âge de la pierre polie. Ils
n'étaient pas dépourvus d'instincts artistiques, ainsi qu'en
témoignent les spécimens retrouvés de leurs armes, de leurs
ustensiles de ménage et des objets de leur culte.
L'Olive et Duplessis, s'établirent sans difficulté dans le pays,
et entretinrent d'abord de bonnes relations avec les indigènes.
Mais Duplessis étant mort peu de temps après la prise de pos-
session, l'Olive déclara la guerre aux Caraïbes. Cette guerre,
qui ne devait se terminer que par la destruction complète de
la race autochtone, mit, pendant de longues années, de sérieux
obstacles aux progrès de la colonisation.
Comme il fallait constituer une population de travailleurs,
on recourut, d'une part, au système des engagements contrac-
tés, pour trente-six mois, par des immigrants européens, qui
étaient recrutés particulièrement à Dieppe, au Havre, à Saint-
Malo, et qu'on appelait les trente-six mois, et, d'autre part, à
l'établissement de l'esclavage, qui devint dans la suite, par une
erreur à jamais déplorable, le principe fondamental de l'orga-
nisation coloniale. Européens engagés et noirs achetés étaient
courbés, dans l'origine, sur la même glèbe, avec cette diffé-
rence, toutefois, que ceux-là n'étaient esclaves qu'à temps, et
que, ne faisant pas partie d'un patrimoine, ils ne trouvaient
pas, comme ceux-ci, dans l'intérêt bien entendu du maître, une
sorte de garantie contre les traitements excessifs.
La Compagnie des Iles d'Amérique, malgré les faveurs très
grandes dont elle avait été l'objet de la part du gouvernement
métropolitain, géra mal son domaine colonial. Elle fut dis-
soute en 1648, et la Guadeloupe fut vendue au sieur Houël, qui
en était alors gouverneur, et à son beau-frère le marquis de
LA GUADELOUPE ET SES DÉPENDANCES 681
Boisseret. Quelques années après, en 1664, Colbert ayant fondé
une nouvelle Compagnie, dite des Indes occidentales, les pro-
priétaires des îles furent mis en demeure de faire remise de
leurs titres et de leurs droits à des commissaires désignés à cet
effet, moyennant remboursement de leurs avances. La Guade-
loupe passa ainsi dans le capital social de la Compagnie, qui en
resta propriétaire jusqu'en 1674, époque à laquelle cette société
ayant été dissoute à son tour, la colonie fut réunie au domaine
de la couronne et tous les Français purent aller s'y établir. Elle
fut dès lors gouvernée par des lieutenants généraux représen-
tants directs du roi.
L'administration agitée et stérile des deux Compagnies, de
même que celle des seigneurs propriétaires, avait montré, en
définitive, que l'initiative privée, si féconde qu'elle soit en tout
ce qui est du ressort de l'activité individuelle, ne peut être
utilement substituée à celle de l'État, pour les choses qui se
rapportent à l'exercice de la souveraineté.
La Guadeloupe se distinguait des autres possessions fran-
çaises par un état social un peu plus démocratique, au moins
en ce qui concernait la race blanche. On avait l'habitude
d'opposer les bonnes gens de la Guadeloupe aux messieurs de la
Martinique et aux seigneurs de Saint-Domingue.
Dès 1666, on voit les Anglais diriger une expédition contre
nos îles, et s'emparer des Saintes. Un ouragan dispersa leur
flotte, et la résistance des habitants fit le reste. Les Anglais
durent évacuer les positions qu'ils avaient occupées.
Pendant la guerre de la ligue d'Augsbourg, après avoir
ravagé Saint-Martin et Saint-Barthélemy, ils s'emparèrent de
Marie-Galante (1691), et vinrent débarquer dans le voisinage
de la Basse-Terre. Ils furent repoussés par les troupes locales,
et Marie-Galante même leur fut enlevée.
La guerre de la Succession d'Espagne amena de nouvelles
alarmes. Les Anglais firent une autre descente à la Guadeloupe
en 1703. Elle ne fut pas plus heureuse que les précédentes.
Le traité d'Utrecht nous enleva, dans les Antilles, Saint-
Christophe. A partir de cette époque (1713), l'archipel fran-
çais vécut dans une tranquillité relative, que vint troubler la
guerre de Sept ans. En cette même année 1759, qui vit se
décider, sur les champs de bataille lointains, le sort du Canada
et de l'Inde, les Anglais débarquèrent à la Guadeloupe, sous
les ordres du commodore Moore. Trop inférieurs en nombre,
les défenseurs de la colonie durent consentir à une capitulation,
qui fut signée, le 1er mai, par le gouverneur Nadeau du Treil.
682 LA FRANCE COLONIALE
La colonie resta quatre ans au pouvoir des Anglais, qui
s'attachèrent à y introduire une certaine prospérité matérielle.
Au traité de Paris (1763), la France recouvrait la Guadeloupe
et la Martinique, faible dédommagement des grandes pertes
faites sur le continent américain ; mais elle cédait définitive-
ment à l'Angleterre, dans les Antilles, la Grenade, Saint-Vin-
cent, la Dominique, Tabago.

Depuis la Révolution. — La Révolution fut marquée


à la Guadeloupe, comme en France, par des luttes intérieures
entre royalistes et patriotes.
La loi du 8 mars 1790 déclara les colonies partie inté-
grante de l'Empire français. Le décret du 28 mars 1792 appe-
lait tous les hommes libres, sans distinction de couleur, à
l'exercice des droits politiques. Le décret du 22 août 1792, con-
firmant à titre définitif un état de fait qui rémontait à la Consti-
tuante, accorda aux colonies une représentation dans le Parle-
ment français.'
Quand il fut manifeste que le mouvement des esprits ne
s'arrêterait pas là, les partisans de l'ancien régime s'apprêtè-
rent à résister. Le bruit s'étant répandu que les armées autri-
chienne et prussienne étaient entrées à Paris, le drapeau blanc
fut substitué, par les ordres du gouverneur d'Arrot, au dra-
peau tricolore; on expulsa les patriotes dont l'influence parais-
sait redoutable, et lorsque, quelque temps après, se présenta
le nouveaugouverneur envoyé par la métropole pour appliquer
les lois de la Convention, on refusa de le recevoir.
Les patriotes, encouragés par un officier qui avait reçu
mission de rendre compte à la Convention de l'état des îles, le
capitaine Lacrosse, contraignirent d'Arrot à se retirer, et le
gouvernement de la colonie fut remis au nouveau titulaire, le
général Collot.
L'un des premiers actes de ce gouverneur fut de promul-
guer la constitution de 1793. Mais la guerre avec l'Angleterre
ayant éclaté une fois encore, il s'agissait beaucoup moins, dès
lors, d'appliquer une constitution que de préparer la défense.
Le 4 février 1794, par suite des troubles de Saint-Domin-
gue, la Convention avait voté, à l'unanimité et par acclama-
tion, l'abolition de l'esclavage.
Le 9 avril 1794, la flotte ennemie, composée d'un grand
nombre de bâtiments, se présenta devant les Saintes. Ces posi-
tions enlevées, les Anglais vinrent débarquer à la Grande-
Terre, d'où ils se répandirent dans là Guadeloupe proprement
LA GUADELOUPE ET SES DÉPENDANCES 683
dite. Après une résistance qui, du moins, sauva l'honneur, le
général Collot capitula et se retira aux États-Unis. Il ne revint
en France qu'en 1800 pour passer devant un conseil de guerre,
qui l'acquitta.
Les faits qui suivent méritent une mention spéciale parce
qu'ils constituent, bien que trop ignorés, une des pages les
plus intéressantes de notre histoire coloniale.
La Convention avait l'habitude de se faire représenter, par-
tout où il y avait une grande action à diriger, par des commis-
saires ou des délégués, à qui elle remettait un pouvoir absolu.
Ainsi fit-elle à l'égard des colonies.
Les commissaires désignés pour la Guadeloupe furent Vic-
tor Hugues et Chrétien. 1 150 hommes, commandés par le
général de division Aubert, s'embarquèrent avec eux.
Le navire expéditionnaire se trouva devant le Gosier, non
loin de la Pointe-à-Pitre, le 2 juin 1794. Là on apprit que les
Anglais étaient maîtres de l'île et que leur corps d'occupation
était incomparablement supérieur aux forces françaises. Les
chefs militaires opinaient pour une retraite pure et simple ou,
tout au moins, pour un délai dans les opérations. Victor Hugues
intervint, " Nous sommes partis de France, dit-il, pour venir à
la Guadeloupe. Nous y voici ! Il m'importe peu que les Anglais
y soient arrivés avant nous. Allons à terre! »
Le débarquement a lieu. Victor Hugues appelle les esclaves,
proclame leur émancipation, les convie à marcher avec lui
contre « ces coquins d'Anglais ». Pour ce qui concerne les colons
royalistes qui seraient tentés de faire cause commune avec
l'ennemi, il montre une guillotine qui a été dressée, à leur
intention, sur le pont de son navire.
Ces exhortations et ces menaces produisent leur effet :
patriotes de toute couleur suivent le délégué de la Convention.
Les premiers engagements ne sont pas favorables. Les Anglais
ont reçu de la Martinique un renfort de 10 000 hommes. La
petite troupe de Victor Hugues est menacée d'un écrasement
complet. Déjà on prononce le mot de capitulation. Le procon-
sul s'indigne ; il aborde un général qui doute du succès, lui
crie qu'il n'est pas digne de commander à des républicains, lui
arrache ses épaulettes et déclare qu'il ira, s'il le faut, lui, Vic-
tor Hugues, tout seul à l'ennemi. Cette superbe confiance en
soi-même enhardit les plus hésitants ; les Français reprennent
l'offensive. En peu de temps les Anglais sont complètement
expulsés de la Guadeloupe et de ses dépendances, sans pouvoir
même obtenir que les émigrés français qui combattaient avec
684 LA FRANCE COLONIALE

eux soient compris dans la capitulation qu'il veut bien leur


accorder.
Hugues ne se montra pas modéré dans la victoire; il
déploya à la Guadeloupe le système de la terreur; sa guillo-
tine, qu'il avait fait transporter à terre, ne resta pas inactive.
Il sut du moins faire respecter le nom français : au milieu de
ces mers où la puissance anglaise s'affirmait en dominatrice,
il y eut un coin de terre qui devint, grâce à lui, le dernier asile
de notre pavillon. Là furent armés des corsaires qui firent un
mal considérable au commerce ennemi. Les Anglais renoncè-
rent, pendant la durée de l'administration de Victor Hugues,
à toute entreprise sur la colonie et ses dépendances. Le repré-
sentant de la Convention les avait prévenus qu'il ferait fusiller
autant de leurs prisonniers qu'il serait tiré de coups de canon
sur le littoral des îles. Un jour il n'avait pas reculé devant la
grande République américaine ; à l'occasion d'un conflit mari-
time, il avait pris sur lui d'autoriser ses corsaires à courir sus
aux bâtiments des États-Unis.
Hugues fut remplacé, en 1798, par le général Desfourneaux,
puis par les agents du Directoire Jeannet, Laveaux et Baco.
Ce dernier est celui-là même qui avait été antérieurement maire
de Nantes, et qui s'était signalé par son ardeur dans la lutte
contre les Chouans.
Dans cette période, il faut citer une expédition infruc-
tueuse dirigée contre l'île hollandaise de Curaçao, et la prise
par les Anglais, en 1801, de Saint-Martin.
D'après l'arrêté consulaire du 19 avril 1801, qui mettait en
vigueur la constitution de l'an VIII, la Guadeloupe devait être
gouvernée par trois magistrats : un capitaine général, com-
mandant des forces de terre et de mer et représentant direct
de l'autorité métropolitaine, un préfet, un commissaire de jus-
tice. Le soin d'inaugurer ce régime fut confié à Lacrosse, au
préfet Lescalier, le même qui avait été précédemment chargé
d'une mission à Madagascar, et au commissaire de justice Cos-
ter. Le contre-amiral Lacrosse, qui s'était signalé, dans le
passé, comme un ardent ami des patriotes, arrivait, maintenant,
après le 18 brumaire, avec d'autres dispositions. Les rigueurs
inutiles qu'il exerça, dès le début de son administration, contre
les anciens esclaves devenus citoyens, lui attirèrent la haine de
l'élément populaire sans lui procurer la confiance des anciens
colons. Ceux-ci ne crurent pas à sa conversion, et plusieurs
d'entre eux prirent le parti d'abandonner l'île, prévoyant,
disaient-ils, que ces procédés allaient les exposer à des mal-
LA GUADELOUPE ET SES DÉPENDANCES 685
heurs non moins grands que ceux dont ils avaient déjà souffert..
Le mécontentement se propagea avec rapidité dans le pays.
Les troupes, parmi lesquelles se trouvaient beaucoup d'affran-
chis, se soulevèrent. Un jour que Lacrosse passait une revue,
des officiers le mirent en état d'arrestation et l'embarquèrent sur
un navire qui alla le déposer à l'île anglaise de la Dominique.
Un gouvernement provisoire fut constitué. Il se composa,
sur la demande des habitants, du chef de brigade Pélage,
homme de couleur, l'officier le plus élevé en grade, et des
conseillers Danois, Frasans et Corneille. Ces hommes étaient
au péril beaucoup plus qu'à l'honneur. Ils se proposaient,
après avoir ramené le calme dans les esprits, de remettre la
colonie à l'envoyé, quel qu'il fût, du premier Consul, en expli-
quant les circonstances qui les avaient amenés à accepter la
responsabilité du pouvoir.
Les préliminaires du traité d'Amiens venaient d'être signés.
Le premier Consul voulut profiter du repos relatif dont allait
jouir l'Europe pour faire disparaître, même aux colonies, les
derniers vestiges de l'agitation révolutionnaire. Il avait dit
«
qu'à Saint-Domingue et à la Guadeloupe il n'y avait plus
d'esclaves, que tout y était libre, que tout y resterait libre ».
Les instructions données à. Richepanse, pour la Guadeloupe,
étaient-elles conformes à cette déclaration ? Quand ce général
arriva dans l'île, la population et les troupes, fatiguées des
dissensions antérieures, l'attendaient avec impatience et vinrent
au-devant de lui. On pense qu'il se trompa sur la nature de ces
manifestations. A ses premiers actes, les affranchis comprirent
qu'il s'agissait de les remettre en esclavage et, en même temps
qu'ils faisaient appel à la République, ils se mirent en insurrec-
tion. Le nom du chef de bataillon Delgrès, qui, après avoir
rédigé un éloquent appel à la postérité, se fit sauter dans un
fort avec trois cents des défenseurs de la liberté, est resté
honoré à la Guadeloupe. On se souvient aussi de cet autre
officier, Kirvan, qui, voyant perdue la cause pour laquelle il
combattait, se fit creuser une fosse, s'y étendit et se donna la
mort. Un autre encore, Monnereau, le secrétaire de Delgrès,
ayant eu, devant les juges, la facilité de se sauver en niant sa
participation aux actes de son ancien chef, aima mieux subir
la peine capitale.
Ces épisodes douloureux d'une lamentable histoire furent
suivis d'un acte qui devait avoir, même au point de vue exclu-
sivement politique, de funestes conséquences : le rétablisse-
ment officiel de l'esclavage à la Guadeloupe. La nouvelle de
686 LA FRANCE COLONIALE
cet événement ralluma la guerre à Saint-Domingue, et, dès
lors, la plus belle des Antilles fut à jamais perdue pour la
France. Richepanse mourut quelque temps après, à la Guade-
loupe, d'un accès de fièvre jaune.
Lacrosse fut restauré dans son gouvernement de la Guade-
loupe, et le même homme, qui avait autrefois prêché dans
cette colonie la propagande révolutionnaire, fut chargé d'y
appliquer l'arrêté consulaire du 16 juin 1802, qui rétablissait
aux Antilles le régime antérieur à 1789.
Il eut pour successeur le général Ernouf, sous le gouverne-
ment duquel, après la rupture du traité d'Amiens en 1803, une
attaque fut dirigée par les Anglais sur l'anse Dehaies. Cette
tentative demeura sans résultat. Quelques années après, les
hostilités recommencèrent. En 1809, les Anglais s'emparèrent
de la Martinique et tentèrent, sans succès, une descente à la
Guadeloupe. Enfin, en 1810, ils vinrent, en grand nombre, sous
les ordres du général Georges Beckwith, débarquer à Sainte-
Marie, d'où ils se portèrent sur la Basse-Terre. Après quelques
combats qui ne mirent pas sérieusement obstacle à la marche
de l'ennemi, Ernouf capitula. La Guadeloupe tomba encore au
pouvoir des Anglais, qui en restèrent maîtres jusqu'en 1813,
époque à laquelle ils la cédèrent à la Suède. Cette cession ne
reçut pas d'exécution effective : par le traité de Paris du 30 mai
1814, la colonie fut rétrocédée à l'Angleterre, qui la rendit à la
France. Il ne fut pas facile de déterminer le gouverneur
anglais Skinner à exécuter cette dernière partie du traité.
Pendant la période des Cent-Jours et avant que des désas-
tres récents encore eussent été réparés, la Guadeloupe, qui
avait alors pour gouverneur le comte de Linnois, fut reprise
par les Anglais, qui y restèrent jusqu'au traité de 1815.
A partir de cette époque, la paix avec l'Angleterre étant
devenue définitive, la colonie n'eut plus à se défendre contre
les attaques du dehors et ne subit que des transformations
intérieures, résultant de l'application des différents systèmes
de gouvernement qui y furent introduits par la métropole.
La Guadeloupe a donné naissance à un certain nombre de
personnages connus, parmi lesquels on peut citer : le général
Dugommier, qui reprit Toulon aux Anglais en 1793 ; les géné-
raux Gobert, tué à Baylen(1808), et Bouscaren, qui fit les cam-
pagnes d'Afrique avec Lamoricière; Gobert, fils du général,
est le fondateur des prix académiques pour l'histoire de France;
le fameux chevalier de Saint-Georges qui était un mulâtre, le
peintre Lethière, l'auteur de Brutus condamnant ses fils à
LA GUADELOUPE ET SES DÉPENDANCES 687
mort, et de la Mort de Virginie ; Bébian, qui fit des travaux sur
les sourds-muets et devint directeur de leur institut, les
poètes Léonard et Campenon, le chroniqueur Privat d'Angle-
mont, l'auteur dramatique Dumanoir.

CHAPITRE II

GEOGRAPHIE GENERALE

La Guadeloupe. — La Guadeloupe est située entre


16° 14' 12" et 15° 59' 30" de latitude nord ; — 64° 4' 22" et
65° 51' 30" de longitude ouest. Elle est distante de la Martini-
que de 110 kilomètres.
La colonie se compose, non compris ses dépendances, de
deux îles principales que sépare un bras de mer appelé la
Rivière Salée, d'une largeur moyenne de 40 à 50 mètres, et qui
ne peut être traversé que par les navires d'un faible tonnage.
La partie située à l'ouest de ce détroit porte le nom de Basse-Terre 1
ou Guadeloupe proprement dite; elle a la forme d'une ellipse
irrégulière dirigée du nord au sud et dont la partie sud tend à
se terminer en pointe ; la partie à l'est s'appelle la Grande-
Terre : elle a la forme d'un triangle.
Ces deux terres sont différentes par leur aspect et leur consti-
tution géologique. Le soulèvement volcanique qui les a formées
s'est accentué beaucoup plus à la Guadeloupe qu'à la Grande-
Terre. Ici, le sol est plat, marécageux en quelques endroits ;
le calcaire et l'humus y dominent; ses ondulations sont mar-
quées par des mamelons de peu d'élévation; il est presque
complètement dépourvu de cours d'eau. Là, le terrain est volca-
nique, hérissé de montagnes boisées, et traversé par des
rivières qui descendent des sommets de cascade en cascade.
Parmi ces rivières, dont les embouchures mêmes sont rarement
navigables, on peut citer la grande rivière Goyave, la Lézarde,
la Moustique, la Rivière Rose, la Rivière des Pères, le Galion.
La plus haute montagne de la Guadeloupe est la Soufrière,
1. Ce serait plutôt la Haute-Terre qu'il faudrait dire, puisqu'elle
est la plus montagneuse des deux îles ; de même elle est plus éten-
due que la Grande-Terre, dont l'appellation, également impropre,
s'explique par l'histoire de sa découverte. Désormais nous n'emploie-
rons plus cette expression la Basse-Terre que pour désigner la ville
chef-lieu.
688 LA FRANCE COLONIALE
qui atteint une élévation de 1 559 mètres, et sur le dernier pla-
teau de laquelle s'ouvre un cratère encore fumant.
A des altitudes diverses, on rencontre des sources d'eaux
thermales sulfureuses ou ferrugineuses. Les plus recherchées de
ces eaux sont, dans la commune de Sainte-Rose, celles de la
Ravine-Chaude et de Sofaïa, dans la commune de Gourbeyre,
celles de Dolé et, dans la commune de Bouillante, celles de
Bouillante.
La superficie de la Guadeloupe proprement dite est de
94 631 hectares; celle de la Grande-Terre, de 65 631 hectares.

Dépendances de la Guadeloupe. — La Guadeloupe


a cinq dépendances : Marie-Galante, la Désirade, les Saintes,
Saint-Barthélemy, Saint-Martin.
Marie-Galante, ainsi appelée du nom du vaisseau monté
par Colomb à sa deuxième expédition, la Maria-Galandd, est
la plus importante des dépendances de la colonie. Sa superficie
est 14 927 hectares. Elle est située par 16°3' de latitude nord
et 63° 29' de longitude ouest, à six lieues au sud de la Grande-
Terre. Son sol, de nature calcaire et sablonneuse, est arrosé
par de petits cours d'eau; il est couvert de mornes, dont le
plus élevé, le Morne Constant, atteint 205 mètres. L'île, dans
le sud et l'est, est hérissée de rochers sous-marins qui rendent la
navigation assez dangereuse. La population de cette dépendance,
qui comprend environ 14 000 habitants, est active et indus-
trieuse. Elle se livre à la pêche, à l'élève du bétail, au com-
merce du bois de campêche, à la culture de la canne, du café,
du coton. Marie-Galante formait autrefois un petit gouverne-
ment, dépendant de celui de la Guadeloupe et placé sous l'au-
torité d'un commandant particulier;
La Désirade est située par 16° 20' de latitude nord, et
64° 22'51" de longitude ouest. Elle est distante de deux lieues
de la Pointe des Châteaux, qui forme l'extrémité est de la
Grande-Terre. Sa superficie est de 2 720 hectares. Son sol,
sablonneux et aride, est favorable à la culture du cotonnier et
du maïs. Cette île jouit d'un climat très sain. On y trouve un
hospice de lépreux, fondé en 1728, et qui reçoit les malades
tant de la Guadeloupe que des colonies environnantes. A peu de
distance de la Désirade s'élèvent les îlots de la Petite-Terre,
dont l'un porte à son extrémité orientale un phare à feu
fixe.
Les Saintes, que Christophe Colomb avait appelées los San-
tos, en commémoration de la fête de la Toussaint, sont un
LA GUADELOUPE ET SES DEPENDANCES 689
groupe d'îlots qui tirent toute leur importance des avantages
qu'ils peuvent présenter au point de vue militaire. Cette circons-
tance leur a valu la dénomination de Gibraltar des Antilles.
Les principaux de ces îlots sont la Terre-de-Haut, la Terre-
de-Bas, l'Ilet-à-Cabrits, le Grand-Ilet. Le port de la Terre-de-
Haut est très sûr, très profond, et sert d'abri, pendant la
saison d'hivernage, aux bâtiments de la division navale de
l'Atlantique, qui se trouvent dans les eaux de la Guadeloupe.
A la Terre-de-Haut se trouve un important ouvrage mili-
taire, le fort Napoléon, de construction récente.
L'Ilet-à-Cabrits possède une maison centrale de correction
et un lazaret, qui desservent toute la colonie.
Ces îlots sont d'une grande salubrité. Leur sol est rocailleux
ou sablonneux. Leurs habitants se livrent surtout à la culture
du coton et à l'industrie de la pèche. La plupart des terres
sont propres à la culture de la vigne. La superficie totale est de
1422 hectares.
Saint-Barthélemy est situé par 17° 5' 35" de latitude nord,
et 65° 10' 30" de longitude ouest, à 40. lieues au nord-ouest de
la Guadeloupe. L'île mesure 25 kilomètres de tour. Le chef-
lieu de la dépendance est Gustavia, petite ville bien bâtie, et
qui porte encore les traces d'une ancienne prospérité. Le port
de Gustavia, qui fut autrefois le rendez-vous des corsaires
français et anglais, et assez spacieux, mais peu profond. Le
sol, rocailleux ou sablonneux, point arrosé, ne se prête guère
qu'à la culture du coton, de l'ananas, et à l'élève du bétail. Il
s'y trouve des mines de plomb et de zinc qui n'ont pas encore
été utilement exploitées.
Cette île, qui avait appartenu dans le principe à la France,
a été cédée à la Suède en 1784, puis rétrocédée à la France,
par le traité du 10 août 1877. La reprise de possession par les
autorités françaises a eu lieu le 16 mars 1878.
Saint-Barthélemy possède une justice de paix à compétence
étendue. Les seuls impôts qui y soient perçus consistent dans
des taxes municipales.
Saint-Martin est situé à 45 lieues au nord-ouest de la.
Guadeloupe, par 18° 5' 3" de latitude nord, et 65° 23' 25" de
longitude ouest. Occupée en même temps, en 1648, par les
Français et les Hollandais, cette île a été partagée entre les
deux nations, dans la proportion d'un tiers à la France. La
partie française mesure une superficie de 5 177 hectares. Elle a
pour chef-lieu le
compétence étendue.
Marigot,

FRANCE COLONIALE.
qui est le siège

44
d'une justice de paix à
690 LA FRANCE COLONIALE
Climatologie- — Le climat de la Guadeloupe est doux.
La chaleur s'y élève souvent jusqu'à 30 et 32° ; mais elle est
atténuée, le jour, par la brise de mer et, la nuit, par la brise
de terre. Le minimum de la température est de 17°. Il descend
quelquefois plus bas dans les parties élevées de l'île.
L'année se divise en trois saisons distinctes et de durée
irrégulière: la saison fraîche, la saison chaude et sèche, la
saison chaude et pluvieuse. La première de ces périodes
commence en décembre et finit en mars ; la seconde commence
en avril et finit en juillet ; la troisième commence en juillet et
finit en novembre.
Cette dernière saison porte le nom d'hivernage. C'est celle
des grandes pluies et des vents violents. L'atmosphère est
soumise, durant cette période, dans tout l'archipel des Antilles,
à des perturbations qui ont causé trop souvent de considérables
ravages.
La colonie a été plusieurs fois le théâtre de terribles oura-
gans. Ceux dont le souvenir est resté le plus fortement gravé
dans les esprits sont : l'ouragan du 24 août 1832 et celui
du 6 septembre 1865. La dépression barométrique a été de
36 millimètres pendant le premier de ces ouragans, et de 32
millimètres, pendant le second.
Les jours sont à peu près d'égale durée en toute saison,
sauf dans les mois de décembre et de janvier, où ils sont un
peu plus courts. Le soleil se lève vers 5 heures du matin, et se
couche vers 6 heures du soir. Le crépuscule et l'aurore sont
presque imperceptibles, comme dans tous les pays tropicaux.
L'air est fortement imprégné d'humidité. Les observations
recueillies pendant les années 1878 à 1883 ont donné une
moyenne hygrométrique de 80 degrés.
Les tremblements de terre sont fréquents, mais ne se
manifestent guère que par de légères secousses. Cependant, en
1843, le 8 février, un grand cataclysme s'est produit : la ville
de la Pointre-à-Pitre a été renversée de fond en comblé,
plusieurs localités ont subi de grands dommages, et l'aspect
même de la principale montagne de l'île a été modifié. Depuis
cette époque, on a substitué, dans les villes, les constructions
en bois ou en fer aux constructions en maçonnerie.
LA GUADELOUPE ET SES DÉPENDANCES 691

CHAPITRE III

GOUVERNEMENT ET ADMINISTRATION

Population. — La population totale de la Guadeloupe,


non compris la garnison et la population flottante, au 1er jan-
vier 1889, se décompose comme suit :
Arrondissement de la Basse-Terre.
la .
. 49 925 hab.


de
de Marie-Galante
Total
...
Pointre-à-Pitre.
.
94 907
13 831
158 660 hab.
Sur ce total les petites îles comptent :
Marie-Galante pour 13 831 hab.
Désirade 1 391
Saintes 1 803
Saint-Barthélemy 2 654
Saint-Martin 3 533
Dans cette population se trouve compris un certain nombre
d'émigrants asiatiques ou africains 1.
De 1854 à 1889 il a été introduit avec le concours de la
colonie :
Annamites 272
Chinois 500
Africains 6 600
Indous 42 395
Total 49 967
Défalcation faite des Indous décédés ou rapatriés, il restait,
au 31 décembre 1890, 15 966 Indous.
Villes et bourgs. — La Guadeloupe se divise en trois
arrondissements, Basse-Terre, Pointe-à-Pitre, Grand-Bourg (de
Marie-Galante), onze cantons, trente-quatre communes.
L'arrondissement de la Basse-Terre comprend cinq cantons :
Basse-Terre, Capesterre, Pointe-Noire, Saint-Martin, Saint-
Barthélemy.
1. Voyez plus loin, auchapitre sur la Martinique, les éléments dont
se compose notre population créole des Antilles.
692 LA FRANCE COLONIALE
Le chef-lieu de l'arrondissement, et, en même temps, le
chef-lieu de la colonie, est la Basse-Terre, siège du gouverne-
ment local et de toutes les administrations. Cette ville, située
au pied d'un des derniers contreforts de la Soufrière, a une
population d'environ 8 000 habitants. Elle avait autrefois une
importance commerciale que le développement croissant de la
Pointe-à-Pitre a progressivement absorbée. Son port, ouvert et
insuffisamment abrité, ne reçoit plus guère, indépendamment
des navires de l'État, des paquebots et des caboteurs, que
quelques longs-courriers. Il en venait, il y a quelques années,
un certain nombre apportant du charbon à une usine voisine.
Cette usine, qui centralisait la fabrication du sucre pour une
partie de l'arrondissement, n'existe plus.
La Basse-Terre possède une cour d'appel, un tribunal de
première instance, un évêché, des chambres de commerce et
d'agriculture, un jardin botanique, un hôpital militaire, des
casernes.
Non loin du chef-lieu, on rencontre la commune de Saint-
Claude, qui se prolonge, en des sites ravissants, jusqu'à une
altitude de plus de 700 mètres au-dessus du niveau de la mer.
C'est un des points les plus sains de la colonie. Là se trouvent
la résidence de campagne du gouverneur, un hôpital militaire,
un asile d'aliénés, un camp, qui s'appelle le Camp Jacob, du
nom de son fondateur, l'amiral Jacob, et dont on a fait, pour
les troupes arrivant d'Europe, ainsi que pour les malades des
garnisons du littoral, un lieu d'acclimatement et de convales-
cence. Le quartier du Matouba, situé dans la même commune,
est un lieu de plaisance et de villégiature. La température
moyenne y est de 15 degrés.
Les autres communes sont : Gourbeyre, Vieux-Fort, Baillif,
les Vieux-Habitants, Capesterre, Trois-Rivières, Goyave, Pointe-
Noire, Deshayes, Bouillante, Terre-d'en-Haut, Terre-d'en-Bas,
ces deux dernières dans les Saintes, enfin les communes ou îles
de Saint-Martin et Saint-Barthélemy.
Le second arrondissement, le plus important au point de vue
commercial et industriel, est celui de la Grande-Terre, qui com-
prend cinq cantons : Pointe-à-Pitre, Moule, Saint-François, Port-
Louis, Lamentin.
Il a pour chef-lieu la Pointe-à-Pitre. Cette ville, bâtie par
les Anglais, pendant l'occupation de 1759 à 1763, a une popu-
lation de 14 500 habitants. Son port, l'un des plus beaux, et
le mieux abrité, de la mer des Antilles, est placé au fond de
la baie que forme le rapprochement des deux îles de la Guade-
LA GUADELOUPE ET SES DEPENDANCES 693
loupe proprement dite et de la Grande-Terre, au milieu d'une
ceinture d'îlots, qui l'abritent contre les vents du large. C'est
par là que s'écoule ou que vient affluer sur les marchés inté-
rieurs la presque totalité des produits de l'exportation et de
l'importation. Il est probable que ce port verra s'accroître son
importance commerciale, quand le percement dé l'isthme de
Panama sera un fait accompli. La Pointe-à-Pitre se trouve, en
effet, directement sur la ligne qui conduit d'Europe au point de
jonction des deux Amériques. Aussi les habitants de la Guade-
loupe se sont-ils, de tout temps, vivement intéressés à l'exé-
cution de ce grand travail.
La Pointe-à-Pitre possède un lycée, des chambres de
commerce et d'agriculture, un hôtel-Dieu, une caisse d'épar-
gne, un orphelinat, des casernes ; la Banque coloniale et
l'agence du Crédit foncier y ont leurs bureaux.
A 28 kilomètres de la Pointe-à-Pitre, et dans le même
arrondissement, se trouve la ville du Moule. Elle a un port où
l'activité commerciale est assez développée, mais qui est exposé
à de fréquents raz de marée.
Les autres communes sont les Abymes, Gozier, Morne—à-
l'Eau, le Lamentin, Baie-Mahault, Petit-Bourg, Sainte-Rose,
Port-Louis, Petit-Canal, Anse-Bertrand, Sainte-Anne, Saint-
François, la Désirade.
Le troisième arrondissement est celui de Marie-Galante, qui
comprend un seul canton, trois communes, Grand-Bourg,
Capesterre, Saint-Louis. Le chef-lieu est le Grand-Bourg, petite
ville agréable, qui n'a malheureusement qu'un port mal abrité
et entouré de brisants.
De la Capesterre (Guadeloupe) dépend le petit port de
Sainte-Marie; le Port-Louis a d'importantes fabriques de
sucre.
Administration. — La Guadeloupe, comme toutes les
autres colonies, a été longtemps placée sous un régime con-
traire au droit commun. C'était le principe de l'ancienne
monarchie. Nous avons vu que la Révolution avait adopté des
principes différents.
La Constitution de l'an VIII et les régimes qui suivirent
ramenèrent les colonies au système des lois d'exception.
Sous la seconde Restauration, leur administration fut
confiée à un gouverneur, assisté de quatre chefs d'adminis-
tration , l'élément délibérant étant représenté par un
conseil général, investi seulement d'attributions consultatives
694 LA FRANCE COLONIALE
(9 février 1827). Cette même organisation fut maintenue, mais
considérablement élargie, dans le sens de la décentralisation,
par le gouvernement de Juillet, qui posa, dans la loi du
24 avril 1833, les principes d'une charte coloniale.
Les conseils généraux prirent le nom de conseils coloniaux;
ils durent être constitués par le suffrage restreint des censi-
taires : ils reçurent le pouvoir de délibérer sur toutes les
dépenses coloniales, y compris même celles à la charge de
l'État, ainsi que sur les règles d'assiette et de perception de
l'impôt: ils furent autorisés à exercer, de concert avec le
représentant du pouvoir exécutif, diverses attributions qui
sont aujourd'hui de la compétence exclusive de l'autorité
centrale.
Au point de vue économique, l'ancien pacte colonial conti-
nuait d'être en vigueur, C'est-à-dire que les colonies restaient
des marchés réservés, d'une manière plus ou moins exclusive,

un traitement de protection et de privilège.


à la métropole, qui, par contré, garantissait à leurs produits
Cet état de choses subsista, avec quelques modifications,
jusqu'à la Révolution de 1848, qui abolit définitivement l'es-
clavage, supprima les conseils coloniaux, remplaça les gou-
verneurs par des commissaires généraux de la République,
rétablit la représentation des colonies dans le Parlement fran-
çais et posa encore une fois le principe de leur assimilation
aux départements du continent. Ces mesures n'avaient pas
encore produit tous leurs effets quand arriva l'Empire, qui
adopta d'autres règles organiques. La Constitution du 14 jan-
vier 1852 avait décidé que les colonies seraient régies par des
sénatus-consultes. C'est en vertu de cette disposition que fut
rendu le sénatus-consulte du 3 mai 1854, qui statua sur le
régime législatif des trois colonies de la Guadeloupe, de la
Martinique et de la Réunion et rétablit les conseils généraux,
en leur assignant des pouvoirs très limités.
Ce sénatus-consulten'a été modifié par celui du 4 juillet 1866
qu'en ce qui touche les attributions des conseils généraux, qui
ont été élargies.
La République de 1870, en restituant aux colonies le suf-
frage universel et la représentation au Parlement, a laissé
cependant subsister, dans leurs grandes lignes, les dévolutions
de pouvoirs établies par les sénatus-consultes. Elle a maintenu
également, en ce qui concerne l'organisation administrative,
les règles posées par les anciennes ordonnances des 9 fé-
vrier 1827 et 22 août 1833.
LA GUADELOUPE ET SES DÉPENDANCES 693.
Aux termes de ces actes, l'administration à la Guadeloupe
est organisée d'après un système que le lecteur a déjà étudié
à propos de l'île de la Réunion : gouverneur, chefs d'adminis-
tration et de services, conseil privé, etc.
La compétence des pouvoirs métropolitains en matière
législative et réglementaire est déterminée ainsi qu'il suit :
Les actes les plus importants de la vie sociale, tels que
l'exercice des droits politiques, l'état civil des personnes, la
distinction des biens et les modifications de la propriété,
devaient être régis, d'après le sénatus-consulte organique
de 1854, par des sénatus-consultes. Il est aujourd'hui statué par
des lois sur cette série de matières, sans cependant que les lois
générales votées sur ces objets puissent être considérées, en
dehors de toute disposition spéciale, comme exécutoires de droit
aux colonies. — Des règlements d'administrationpublique statuent
sur des objets d'un ordre moins élevé, comme la législation
civile, correctionnelle et de simple police, l'organisation judi-
ciaire, l'exercice des cultes, le mode de recrutement des armées
de terre et de mer, etc. Aux simples décrets sont réservées les
décisions concernant l'organisation des gardes nationales et
milices, la police municipale, la grande et la petite voirie et,
en général, tout ce qui n'est pas régi par d'autres règles de
compétence spécialement établies.
Le conseil général est composé de trente-six membres.
Une commission coloniale fonctionne dans l'intervalle des
sessions du conseil général.
Les municipalités existent à la Guadeloupe depuis l'époque
de la Révolution française. Leur organisation a été réglée par
décret du 20 septembre 1837.
La loi du 28 mars 1882 a étendu à la colonie le principe
proclamé en France, par la loi du 12 août 1882, de l'élection
des maires et adjoints par les conseils municipaux.
Le régime municipal de la Guadeloupe est aujourd'hui le
même que celui de France, la loi du 5 avril 1884 ayant été
déclarée applicable à la colonie.

Justice. La justice est rendue par une cour d'appel



(Basse-Terre), des tribunaux de première instance et des
justices de paix à compétence simple ou à compétence étendue.
La Guadeloupe est divisée en trois arrondissements judiciaires,
ceux de la Pointe-à-Pitre, de la Basse-Terre et de Marie-Galante.
Les fondements de cette organisation se trouvent dans l'ordon-
nance du 24 septembre 1828, le décret en forme de règlement
696 LA FRANCE COLONIALE
d'administration publique du 16 août 1854, et la loi du 15 avril
1890. Cette loi a confirmé le principe de la pluralité des juges
pour les tribunaux d'arrondissement, et a modifié sur certains
points le décret du 13 février 1852 relatif à la police du travail,
notamment en ce qui concerne la conversion des amendes en
journées de travail. Cette conversion a été remplacée par
la contrainte par corps, qui fonctionne, dans la colonie, de la
même manière qu'en France.
Le jury en matière criminelle a été introduit à la Guade-
loupe, en même temps qu'à la Martinique et à la Réunion, par
la loi du 27 juillet 1880. Cette institution fonctionna d'abord
avec une seule cour d'assises, ayant son siège à la Pointe-à-
Pitre. Une loi de 1892 a établi une seconde cour d'assises à la
Basse-Terre.
Cultes. — Presque toute la population professe la religion
catholique. C'est une conséquence de l'interdiction qui, dans le
début de la colonisation, était faite aux Compagnies de trans-
porter aux îles des personnes attachées à tout autre culte. La
religion protestante n'a guère de représentants qu'à Saint-
Martin et à Saint-Barthélemy : ces deux dépendances ont cha-
cune un consistoire.
Le clergé de la Guadeloupe est dirigé par un évêque, qui
est un suffragant de l'archevêché de Bordeaux. Les cures
n'existent pas au sens concordataire et sont confiées à des
desservants qui relèvent exclusivement de l'évêque. Cette orga-
nisation résulte des décrets des 18 décembre 1850 et 3 février
1851, rendus en exécution d'une convention passée entre le
Gouvernement français et le Saint-Siège.
Le siège épiscopal de la Guadeloupe est vacant depuis deux
ans, par suite de la suppression, au budget de l'État, du crédit
affecté au traitement de l'évêque.
Instruction publique. — L'instruction publique a pris,
depuis quelques années, un assez grand développement à la
Guadeloupe. Autrefois, les enfants des familles aisées étaient
envoyés en France dans les grands établissements universi-
taires. L'enseignement primaire donné dans quelques rares
institutions libres, était inaccessible au plus grand nombre.
La monarchie de Juillet fit, la première, quelques efforts
pour faire pénétrer parmi les esclaves, dont l'affranchissement
apparaissait dès lors comme une solution inévitable, les élé-
ments de l'éducation primaire.
Le gouvernement de 1848, après avoir aboli l'esclavage,
LA GUADELOUPE ET SES DÉPENDANCES 697
prescrivit l'établissement de nouvelles écoles et proclama le
principe de l'enseignement primaire gratuit et obligatoire.
Depuis 1881, l'enseignement primaire se donne gratuite-
ment dans toutes les communes de la colonie. Les écoles pri-
maires, au nombre de 97, sont fréquentées par 9 590 élèves,
dont un peu moins de la moitié sont des filles. La part de
l'enseignement libre est de 1 200 élèves. Il y a 151 instituteurs
et 107 institutrices : de ces dernières, 22 sont laïques. La loi
du 30 octobre 1886 sur la laïcité de l'enseignement primaire
a été déclarée applicable à la Guadeloupe comme à la Martinique
et à la Réunion, en même temps qu'elle mettait en vigueur
dans ces colonies les principes de l'obligation et de la gratuité.
Le personnel des écoles de garçons est aujourd'hui composé
entièrement de laïques.
L'enseignement normal, donné d'abord dans un cours
spécial du lycée, puis dans une école normale établie à la Basse-
Terre, est maintenant réparti dans divers établissements d'ins-
truction primaire.
Le 4 avril 1888 a été fondée une école normale d'institu-
teurs comprenant 30 élèves-maîtres.
La colonie et les communes contribuent à l'entretien d'une
caisse spéciale destinée à faciliter l'agrandissement et la mul-
tiplication des écoles primaires.
Le principal établissement d'enseignement secondaire est
le lycée de la Pointe-à-Pitre, qui a été fondé en 1883, et dont les
débuts ont été pleins d'encourageantes promesses pour l'ave-
nir. Il comprenait, en 1891, 315 élèves. Son budget, en 1892,
tant en recettes qu'en dépenses, s'élevait à 317 982 francs,
dont 193 982 francs fournis par la colonie. Celle-ci y entretient
en outre des bourses pour une somme de 23 000 francs ; les
communes pour 12 000 francs. De pareils établissements ne
sont pas seulement des foyers d'éducation locale ; leur influence
pourrait s'étendre sur tout l'archipel des Antilles, où l'ancienne
occupation française a laissé des racines qui n'ont pas été
extirpées; ils pourraient ainsi contribuer largement au rayon-
nement de l'esprit français, et à ce titre ils méritent d'attirer
la sollicitude particulière des pouvoirs publics de la métro-
pole.
Le personnel de l'établissement est emprunté aux cadres
de l'Université de France et jouit d'un traitement double de
celui qu'il aurait eu dans la métropole.
Il existe à la Basse-Terre un collège diocésain d'instruction
secondaire qui a été fondé en 1852 par le premier évêque de la
698 LA FRANCE COLONIALE
Guadeloupe et qui, dirigé par des congréganistes, reste encore
placé sous l'autorité de l'évêque. La même ville possède un
pensionnat libre de jeunes filles, dit de Versailles, tenu, par les
dames de Saint-Joseph de Cluny, et qui entretient des succur-
sales à la Pointe-à-Pitre, au Moule, au Grand-Bourg.
Les Frères de Ploërmel qui ont été les premiers éducateurs
de la population, et qui ont rendu d'incontestables services à la
colonie, dirigent un externat à la Pointe-à-Pitre.
L'enseignement professionnel est donné dans une école
annexe de la direction d'artillerie fondée en 1884 et située à la
Basse-Terre. Les cours y sont faits par des officiers du corps
de l'artillerie.
La surveillance générale du service de l'instruction publique
est confiée, sous l'autorité du directeur de l'Intérieur, à un
comité central institué à la Basse-Terre par un arrêté de 1881.
Des commissions spéciales sont chargées d'examiner les
candidats aux certificats d'études primaires, aux brevets de
capacité pour l'enseignement primaire et secondaire, et aux
certificats d'aptitude pour le baccalauréat ès lettres ou ès
sciences. Ces derniers certificats peuvent être échangés, sans
autres formalités que celle du payement des droits universi-
taires, contre des diplômes délivrés par la Faculté des lettres
ou des sciences de Paris.
Presse. — Il y a dans la colonie cinq journaux parais-
sant deux fois par semaine : à Basse-Terre le Journal officiel
et le Patriote; à Pointre-à-Pitre, le Courrier, le Progrès, la
Vérité. La loi sur la liberté de la Presse est en vigueur à la
Guadeloupe.
Services militaires. — Pour l'inscription maritime la
colonie est divisée en deux quartiers ( Basse-Terre et Pointe-à-
Pitre), trois sous-quartiers (les Saintes, le Moule et Marie-
Galante) et treize Syndicats.
Les troupes, placées sous l'autorité du gouverneur et le
commandement d'un chef de bataillon, se composent: d'une
compagnie d'infanterie de marine, de détachements d'ouvriers
d'artillerie, d'une compagnie de disciplinaires de la marine;
elles comprennent, en outre, 21 brigades et 1 poste provisoire
de gendarmerie coloniale, et enfin les compagnies de sapeurs-
pompiers.
La loi du 15 juillet 1889 sur le recrutement militaire,
déclarée applicable aux Antilles, à la Guyane et à la Réunion,
a été promulguée dans ces colonies, mais y est restée jusqu'ici
LA GUADELOUPE ET SES DÉPENDANCES 699
sans exécution. Le projet de loi sur l'armée coloniale, actuelle-
ment soumis aux délibérations du Sénat, aura probablement
pour effet de régulariser cet état de choses.
Budget. — Le budget local de la Guadeloupe pour l'année
1890, a été, tant en recettes qu'en dépenses, de 6091281 francs
pour le budget ordinaire. La dette locale est de un million.
La dépense de la métropole (1892) : 1 522 314 francs. Crédits
demandés pour 1893 : 1 611097 francs.
Les recettes de la colonie proviennent principalement
des droits de sorties sur les denrées coloniales, des droits de
douanes à l'entrée, du produit de l'impôt sur les spiritueux,
des droits d'enregistrement, etc. Une part importante des
dépenses a été affectée aux travaux publics, dont les crédits
s'élèvent à un total de 704 606 francs, et à l'instruction publi-
que, 543 295 francs. La principale recette des communes est
celle des droits d'octroi de mer, dont l'origine remonte, à
la Guadeloupe, à une époque antérieure à la Révolution, et
qui ont été réglementés pour la première fois, dans la période
moderne, par une. ordonnance locale de 1825. Le mode d'éta-
blissement de ces droits, de même que celui des droits de
douane, a été réglé, en dernier lieu, par la loi sur le régime
douanier de 1892.
La Guadeloupe est une de ces anciennes possessions fran-
çaises dont l'organisation pourrait être, sans difficulté, assi-
milée à celle d'un département. Le conseil général de la colo-
nie a exprimé dans ce sens des voeux qu'il renouvelle en toute
occasion. La question, soumise à une commission du Sénat, ne
peut pas tarder à être discutée publiquement.

CHAPITRE IV
GÉOGRAPHIE ÉCONOMIQUE

Flore et faune. — On rencontre, à côté de quelques


plantes d'Europe, de nombreux spécimens de la puissante
végétation des tropiques. C'est d'abord le baobab, l'arbre géant,
de la famille des malvacées, qui est d'ailleurs assez rare dans
les différentes îles; ce sont les palmiers, qui se divisent en une
foule de variétés, depuis l'immense palmiste jusqu'au gracieux
latanier; ce sont les fougères, qui croissent partout dans les
700 LA FRANCE COLONIALE
montagnes, et dont quelques-unes y atteignent les proportions
de véritables arbres.
Dans les forêts s'élèvent de grands arbres propres à la
construction ou à la menuiserie, le courbaril, le gaïac, le maho-
gani, ou acajou du pays, le bois de fer, le fromager, etc.
Le sablier, ou arbre du diable, une euphorbiacée, et le flam-
boyant, tout rouge à l'époque de la floraison, décorent les
places publiques.
Sur les bords de la mer pousse le mancenillier, de
la famille des euphorbiacées, dont les romanciers ont dit
tant de mal, mais qui rachète les fâcheuses propriétés de
son suc corrosif, en fournissant un très beau bois d'ébé-
nisterie.
Parmi les arbres fruitiers, on remarque : le manguier, de
la famille des térébinthacées, l'abricotier du pays, des oran-
gers, le pommier-cannelle, le pommier-liane, le pommier-rose,
la barbadine, le corossolier, le sapotillier, des prunes de diverses
espèces exotiques, etc.
La plupart de ces plantes atteignent de grandes proportions
et n'ont rien de commun, quant à l'aspect, avec celles des
vergers de France.
On trouve, dans les parties élevées de l'île, le fraisier, le
framboisier, quelques pommiers. La vigne vient assez bien
dans quelques terrains, et produit, notamment aux Saintes,
d'excellents muscats.
Au nombre des plantes qui sont utilisées par l'industrie
locale, il faut citer d'abord la canne à sucre, la principale
source de la richesse coloniale; puis le caféier, le cacaoyer, le
cotonnier, le vanillier, le rocou, le tabac, les agaves, la ramie,
le ricin, etc.
Les plantes vivrières comprennent : les racines, comme le
manioc, la patate douce, l'igname enfin l'arbre à pain, la
banane, les légumes divers.
La faune terrestre est peu variée. Elle comprend, parmi les
mammifères, l'agouti, un rongeur dont la chair est très recher-
chée des gourmets, le racornie, un plantigrade aussi pillard
que le renard, dont il a l'aspect physique; le rat, qui ravage
les plantations de cannes; parmi les oiseaux, des tourterelles,
des ramiers, une sorte de pigeon appelé perdrix, des oiseaux
de mer et de marécage en assez grande abondance, de rares
oiseaux de proie; parmi les reptiles, d'inoffensives couleuvres,
à côté desquelles on ne voit pas de serpents venimeux. Les
animaux de mer, poissons, chéloniens, crustacées, sont abon-
LA GUADELOUPE ET SES DÉPENDANCES 701
dants et d'espèces multiples. Le requin est trop répandu dans
les eaux de la colonie. On y rencontre aussi, à certaines épo-
ques, un assez grand nombre de baleines.

Cultures. — La Guadeloupe est un pays essentiellement


agricole. La principale source de richesse de cette colonie est la-
culture de la canne à sucre. Au 1er janvier 1891, elle occupait
une superficie de 23 914 hectares et employait 40 026 travailleurs.
Le nombre des plantations grandes et petites était de 507. C'est
dans les terrains plats de la Grande-Terre que se trouvent les
plus belles de ces plantations. La production du sucre, pendant
les années 1880 à 1891, a varié entre 50 et 59 millions de
kilogrammes. Il a été de 65495 700 en 1889 et seulement
de 40 124 826 en 1890.
Immédiatement après la culture de la canne à sucre, il faut
placer celle du café qui, au 1er janvier 1891, occupait une super-
ficie de 2699 hectares, divisée en 6 711 plantations, et emploie
un nombre de 5 276 travailleurs. La récolte du café en 1890 a
été de 510000 kilogrammes.
Les autres cultures ont fourni, pour la même année, les
quantités suivantes: cacao, 145 643 kilogrammes; vanille,
15 451 kilogrammes; roucou, 327157 kilogrammes; coton,
2 718 kilogrammes. Ces différentes denrées forment le principal
aliment du commerce d'exportation.
La colonie produit en outre : des vivres, dont la culture
s'étend sur une surface de 13158 hectares, divisée en
6 208 petites propriétés, et occupe un nombre de 22 612 tra-
vailleurs; le tabac, trop négligé pendant longtemps, et qui
fait l'objet, depuis quelques années, d'utiles et persistants
essais de préparation ; les ananas, le ricin, le campêche. L'in-
digo, le gingembre, la casse, les agaves, viennent très bien
dans toutes les terres, mais ne sont pas suffisamment exploi-
tés. Des essais concluants permettent d'en dire autant de la
ramie, dont la culture pourra devenir très avantageuse, le
jour où de bons procédés de décortication de ce textile auront
été introduits dans le pays.
Tous les produits autres que le sucre sont désignés sous le
nom de denrées secondaires, parce qu'en effet ils occupent une
assez petite place dans la production locale. Les habitants de
la Guadeloupe sentent la nécessité d'agrandir cette place le
plus possible, et de se soustraire par là aux dangers de la
monoculture, représentée par les plantations de canne à sucre.
Le travail métropolitain et le travail colonial y trouveraient
702 LA FRANCE COLONIALE
également leur compte. Les savanes et pâturages occupent
une superficie de 12 200 hectares. Des efforts ont été faits,
non sans succès, pour encourager le développement de l'élève
du bétail. La Guadeloupe reste encore, néanmoins, dans une
grande mesure, pour la fourniture des animaux de boucherie
et des chevaux, tributaire de l'île espagnole de Porto-Rico.
Les forêts, qui ne sont pas régulièrement exploitées, s'éten-
dent sur une surface de 55 984 hectares. Les terres en friches
comprennent 33 323 hectares.
Le travail des champs est partagé entre les cultivateurs du
pays et des immigrants recrutés au loin. Cette immigration,
pour le fonctionnement de laquelle l'Etat et la colonie ont
alloué longtemps de fortes subventions, a été alimentée par
des Européens, puis par des Africains, par des Chinois, des
Annamites, et enfin par des Hindous provenant de l'Inde
anglaise. Ce dernier recrutement, qui vient d'ailleurs d'être
suspendu, a subsisté après la suppression des précédents, et a
fourni à la colonie le plus grand nombre des immigrants qui
s'y trouvent encore.
L'engagement de travail des Hindous est de cinq années, à
l'expiration desquels ces étrangers ont droit à leur rapatrie-
ment, à moins qu'ils n'obtiennent de l'administration locale
l'autorisation de séjourner dans le pays. Ils reçoivent, suivant
les sexes un salaire de 12 fr. 50 ou 10 francs par mois, auquel il
faut ajouter la nourriture, le logement, l'habillement, les soins
médicaux.
Le total de ces prestations forme un chiffre qui n'est cer-
tainement pas inférieur au salaire des cultivateurs du pays,
lequel est, en moyenne, de 1 fr. 50 par jour.
Le capital affecté aux cultures est de 144875 230 francs,
dont 62 191 500 représentent la valeur des terres, 70 000 000
celle des bâtiments et ustensiles, et 12 683 730 celle des ani-
maux de trait et du bétail.
Au 1er janvier 1891, il y avait dans la colonie 7607 chevaux,
3 601 ânes, 6 275 mulets, 21 772 bêtes à cornes, 11 646 mou-
tons, 11 203 boucs ou chèvres, 22 927 porcs. Tous ces chiffres
sont fort en progrès sur les années précédentes.

Industries. — La fabrication du sucre est la principale


industrie de la colonie. Elle a fait, dans le passé, la fortune
des grandes habitations et elle a pris, depuis quelques années,
grâce à la création des usines centrales, une importance plus
considérable que jamais.
LA GUADELOUPE ET SES DÉPENDANCES 703
Les usines centrales, dont les produits sont bien supérieurs,
en quantité et en qualité, à ceux des anciennes habitations,
représentent un capital considérable, à la formation duquel
les obligataires ou actionnaires de la métropole ont contribué
pour une bonne part. Elles sont au nombre de vingt, parmi
lesquelles il faut citer : l'usine d'Arbousier, située à la Pointe-
à-Pitre, et qui peut, certainement, être mise au nombre des
plus belles fabriques de sucre existantes ; l'usine Blanchet,
placée dans la commune du Morne-à-l'Eau ; les usines Beau-
port, au Port-Louis, Duchassaing, au Moule, de Retz, au
Grand-Bourg, etc.
La fabrication du tafia a produit, pour l'année 1890,
4 025 243 litres, accusant une diminution de 1 804 757 litres,
par rapport à la production de 1889. Cette industrie est aujour-
d'hui concentrée tout entière dans les distilleries agricoles, par
suite d'une décision du conseil général qui a accordé une forte
prime à ces établissements. Les distillateurs agricoles, sous le
bénéfice d'un boni de fabrication indépendant de la prime, sont
soumis à l'exercice, dont le contrôle s'opère, dans la plupart
des cas, au moyen d'un compteur automatique.
La préparation des autres produits de l'agriculture, café,
cacao, rocou, vanille, quoiqu'elle ait une importance beaucoup
moins grande, doit être également comprise dans le travail
industriel de la colonie.
Saint-Martin exploite le sel et utilise la terre à poterie pour
quelques travaux de céramique commune.
La pèche occupe, un peu partout, les populations du litto-
ral. Celle de la baleine a pris, depuis quelques années, un
assez grand développement. Aucune compagnie française ne
s'est encore formée pour cette exploitation qui n'a profité, jus-
qu'ici, qu'à des marins des États-Unis.
Enfin, sur plusieurs parties du littoral des îles, se trouvent,
en abondance, des sables ferrugineux, pour l'exploitation des-
quels une concession a été faite il y a quelque temps, sans
qu'elle ait été suivie d'une appropriation effective.

Navigation, commerce. — Le mouvement maritime


de la Guadeloupe s'exprime, pour l'année 1890, par un nombre
de 623 navires de toutes dimensions et de toutes provenances,
avec un tonnage de 331 726 à l'exportation, et de 625 navires
et 332 279 de tonnage à l'importation. Dans ces chiffres, la
marine française était représentée à l'exportation par 265 na-
vires et 214 080 tonneaux, à l'importation par 262 navires
704 LA FRANCE COLONIALE
et 210 842 tonneaux. Les marchandises importées constituaient
une valeur de 23248990 francs, dont 12 428642 francs de
marchandises françaises.
L'exportation totale a été de 21369 740 francs, sur lesquels
l'exportation en France a été de 20 572 204 francs.
Les nations étrangères avec lesquelles la Guadeloupe entre-
tient le plus de relations sont, après les États-Unis : l'Angle-
terre, la Suède et la Norvège, l'Autriche, l'Italie,
La colonie reçoit de France : des animaux vivants, chevaux
et mulets, des machines, des engrais, des vins et liqueurs, des
tissus, de la mercerie, des articles de Paris, bijouterie, sucre
raffiné, des conserves et autres objets d'alimentation, etc. Elle
envoie en France du sucre brut ou poudre blanche, du cacao,
du café, du rocou, du rhum et du tafia, etc.
Elle reçoit des États-Unis : des bois, des animaux vivants,
des viandes salées, de la farine, du tabac, des meubles, etc.
Le régime douanier de la colonie est resté, jusqu'à ces der-
niers temps, subordonné aux délibérations du Conseil général.
Peu après la mise en vigueur du sénatus-consulte du 4 juillet
1866, les droits de douane avaient été supprimés, à l'excep-
tion de ceux qui s'appliquaient aux denrées similaires de
celles du pays. Toutes les marchandises, sans distinction de
provenance, restaient soumises à un tarif d'octroi de mer. A
ces droits d'octroi sont venus s'ajouter, en 1885, suivant une
délibération du Conseil général, des droits de douane frappant
quelques produits étrangers, notamment les tissus, dans la
limite de 5 à 10 0/0 ad valorem.
La récente loi de douane votée par le Parlement a sup-
primé la prérogative de l'Assemblée locale, et décidé que le
régime douanier de la colonie sera désormais le même que
celui de la métropole, sous la réserve des exceptions qui pour-
ront être apportées aux tarifs de France par des décrets rendus
en Conseil d'Etat. Pour la détermination de ces exceptions,
le Conseil général doit être préalablement consulté. La nou-
velle législation n'est pas encore entrée en vigueur à la Gua-
deloupe.
La plupart des droits de navigation et de port en vigueur
en France existent également à la Guadeloupe, mais avec des
tarifications différentes.
Un droit de tonnage de 2 francs par tonne était perçu,
depuis 1869, pour les besoins spéciaux du port de la Pointe-à-
Pitre. Il a été supprimé en 1882.
Les relations entre la Guadeloupe et l'Europe sont assurées,
LA GUADELOUPE ET SES DÉPENDANCES 705
d'une part, par les paquebots de la Compagnie transatlantique,
qui ont un point d'attache à la Pointe-à-Pitre et une escale à la
Basse-Terre, et, d'autre part, par les bateaux de la Compa-
gnie anglaise le Royal Mail, qui touchent seulement à la Basse-
Terre. Au moyen de ces deux services, les échanges de corres-
pondances peuvent se faire, à peu près, tous les huit jours.
La colonie correspond en outre avec l'Europe, les États-
Unis et les îles voisines, par le moyen d'un câble télégraphique
sous-marin qui est exploité par la Compagnie anglaise West
India and Panama Telegraph. Le budget local fournit à cette
Compagnie une subvention de 50 000 francs par an.
Le tarif des dépêches pour la France est de 10 fr. 85 par mot.
Des services réguliers de bateaux à vapeur relient les deux
villes principales, la Basse-Terre et la Pointe-à-Pitre, à la plu-
part des localités du littoral et à la dépendance de Marie-
Galante. Les voyages entre la Guadeloupe et les autres dépen-
dances se font, régulièrement aussi, par des bateaux à voiles
appartenant à des entrepreneurs subventionnés.
Les routes coloniales sont belles et, en général, bien entre-
tenues. Elles sont au nombre de 12 et mesurent une longueur
de 339 700 mètres. Les chemins vicinaux ont une longueur
totale de 634 424 mètres.
Il est question, depuis un certain nombre d'années, de
construire un chemin de fer d'intérêt public entre la Pointe à-
Pitre et le Moule. Mais ce projet n'est pas encore entré dans les
voies de l'exécution.
Les deux seuls établissements de crédit sont la Banque
coloniale, fondée en 1851 avec un capital de 3 millions, et
l'agence du Crédit foncier colonial. Le premier de ces établis-
sements rend de grands services à la colonie. Il prête sur effets
de commerce à deux signatures, et réalise, par ses avances
à l'agriculture, le crédit agricole, si ardemment recherché en
France. Le second établissement a largement contribué, à une
époque déjà lointaine, à la création des grandes usines cen-
trales.
Les lois relatives à la limitation du taux de l'intérêt de
l'argent n'ont pas été promulguées à la Guadeloupe. Les cours
de la Banque servent, en général, de règle aux opérations
commerciales. L'intérêt, en matière civile, est le plus ordinai-
rement de 8 à 10 0/0.
A. ISAAC,
Sénateur de la Guadeloupe.
FRANCE COLONIALE. 43
LA MARTINIQUE

CHAPITRE PREMIER

HISTOIRE

Jusqu'à la Révolution. — La Martinique a été décou-


verte le 15 juin 1502 par Christophe Colomb, qui débarqua
au Carbet, mais n'y fit aucun établissement.
C'est seulement au dix-septième siècle que deux gentils-
hommes français, MM. de l'Olive et Duplessis, qui couraient
les aventures de la mer, s'y arrêtèrent. Ils débarquèrent à la
Martinique, le 25 juin 1635, avec 550 hommes, et y arborè-
rent les premiers le drapeau de la France.
Presque aussitôt ils abandonnèrent cette île trop acciden-
tée et remplie de serpents et lui préférèrent la Guadeloupe.
Le 1er septembre 1635, d'Esnambuc, gouverneur français
de Saint-Christophe, vint à la Martinique avec 100 hommes
éprouvés, habitués au travail de la terre et pourvus de tout ce
qui devait servir à la culture des terres et à la construction
des habitations. Il prit solennellement possession de l'île, le 15
du même mois, au nom de la Compagnie des Iles d'Amérique.
La « Compagnie des Iles d'Amérique » ne fut pas heureuse
dans ses spéculations; aussi fut-elle réduite à vendre la Mar-
1. The Statesman's Year book, 1892, London, 1892. —
J. Scott Keltie,
Margry, Belain d'Esnambuc et les Normands aux Antilles, 1863. —
Sidney Daney, Histoire de la Martinique depuis sa colonisation jus-
qu'en 1805, 1846-47. — Notices coloniales de 1885 et Notices coloniales
illustrées de 4889. — Annuaire de la Martinique, Fort-de-France, 1892.
708 LA FRANCE COLONIALE
tinique ainsi que Sainte-Lucie, la Grenade et les Grenadilles,
pour une somme de 60 000 livres, par contrat du 27 septem-
bre 1650, à Duparquet, alors sénéchal de la Martinique.
A la mort de Duparquet, l'île échut à ses enfants mineurs,
auxquels le roi accorda en même temps, par lettres patentes
du 15 septembre 1658, les biens et les dignités du père.
C'est alors qu'eurent lieu les luttes contre les Caraïbes,
indigènes de cette île, comme de la plupart des Antilles. En
1658, ils sont expulsés de Capesterre, leur dernier refuge. En
1663, il n'en restait plus dans l'île que quelques individus.
Quant aux Européens, ils se divisaient en deux classes : les
habitants, qui étaient venus dans l'île à leurs frais et y avaient
reçu des terres en toute propriété; les engagés, travailleurs
recrutés en France, principalement à Dieppe, au Havre, à
Saint-Malo, moyennant le transport gratuit et un salaire
annuel, et astreints pendant trois ans à travailler pour un
maître. Ils étaient durement traités, presque comme des es-
claves, plus durement que les coolies indous ou chinois d'au-
jourd'hui. A l'expiration de ce temps, ils recevaient de petites
concessions.
L'importation des esclaves noirs avait suivi de près l'occu-
pation de l'île. En 1738, ils comptaient déjà 58 000 têtes. C'est
alors qu'on cessa de faire venir des engagés blancs.
Des désordres ayant éclaté dans le gouvernement de ces
colonies, Colbert rendit, en mai 1664, un édit qui organisait la
Compagnie des Indes occidentales qui dura jusqu'en 1674.
C'est de la dissolution de la Compagnie que date le déve-
loppement de cette colonie.
Elle était devenue déjà l'objet des convoitises des Anglais et
des Hollandais. Les Anglais avaient, en. effet, tenté à plusieurs
reprises d'y débarquer, mais sans succès. Ainsi, une première
fois, en 1666, lord Willoughby, gouverneur de la Barbade, avait
été repoussé dans une tentative de débarquement à la Grand'-
Anse du Carbet. L'année suivante, une flotte anglaise, composée
de neuf grandes frégates, sous le commandement de l'amiral
Jones Harmant, avait encore échoué dans une tentative contre
la ville de Saint-Pierre.
Quant aux Hollandais, leur célèbre amiral Ruyter, après y
avoir débarqué 5 à 6 000 hommes, sous la conduite du comte
de Styrum, nommé, disait-on, par avance gouverneur de la
colonie à conquérir, avait été obligé de s'éloigner précipitam-
ment avec sa flotte, en abandonnant les blessés, une partie du
matériel et l'étendard même du prince d'Orange.
LA MARTINIQUE 709
En 1693, les Anglais firent une nouvelle expédition contre la
Martinique. Débarqués au nombre de 3000 hommes, au lieu
dit le Fonds-Canonville, entre Saint-Pierre et le Prêcheur, ils
furent vigoureusement repoussés par les milices locales, aux-
quelles s'était jointe une troupe de noirs africains ; ils durent
regagner leurs navires, en laissant leurs bagages, leurs muni-
tions, 300 prisonniers, 5 ou 600 morts.
Pendant les négociations du traité de Byswick, un corsaire
anglais fit, en octobre 1697, deux descentes successives, la
nuit, au Marigot et à Sainte-Marie. Il fut repoussé au Marigot
par les habitants, à Sainte-Marie par les travailleurs de l'habi-
tation Saint-Jacques, commandés par un moine dominicain, le
P. Labat.
Après le traité d'Utrecht, conclu le 11 avril 1713, et qui
enleva à la France Terre-Neuve, l'Acadie et Saint-Christophe,
la sollicitude de la métropole pour les colonies qui lui restaient
devint plus grande. La Martinique surtout bénéficia des excel-
lentes dispositions du régent, pendant la minorité de Louis XV.
On prit un certain nombre de mesures pour favoriser son agri-
culture et son commerce. Elle ne tarda pas, grâce à son excel-
lente situation comme escale et à la sûreté de ses ports, à
devenir le marché général des Antilles.
Pendant la guerre de Sept ans, la Martinique tomba au
pouvoir des Anglais. Le 13 février 1762, ils s'en emparèrent
et la gardèrent dix-sept mois. Ils ne la restituèrent qu'à la
suite du traité de Paris, signé le 10 février 1763.
La colonie jouit alors d'une période de calme dont on
profita pour lui reconstituer son ancienne suprématie. Elle fut
l'objet de travaux importants de défense. La baie de Fort-
Royal (aujourd'hui Fort-de-France) devint, en 1778, le centre
des opérations maritimes des flottes françaises. La paix glo-
rieuse de 1783 (traité de Versailles) donna un nouvel essor à
sa prospérité.
Depuis la Révolution. — Nous avons vu plus haut, à
propos de la Guadeloupe, quels changements considérables la
Révolution française apporta dans la constitution coloniale
(lois du 8 mars 1790, du 28 mars 1792, du 22 août 1792,
du 4 février 17941.
Pour soutenir la lutte civile, qui menaçait d'avoir pour eux
des suites très fâcheuses, les aristocrates, autrement dits les
planteurs, résolurent d'inviter les Anglais à s'emparer de la
Martinique. En janvier 1794, une escadre de quinze vaisseaux
710 LA FRANCE COLONIALE
de ligne fut expédiée d'Angleterre et débarqua dans la colonie.
Les planteurs se joignirent aux Anglais, dont ils constituèrent
l'avant-garde. Ils défirent le général Rochambeau, qui ne se
rendit qu'après une lutte des plus héroïques et un siège de
trente-deux jours (22 mars 1794).
La domination anglaise à la Martinique dura huit années.
L'île fut restituée à la France par la paix d'Amiens, en
1802. La loi consulaire du 20 mai y maintint l'esclavage, dont
l'abolition avait été votée par la Convention, sans qu'on eût pu
l'appliquer à cause de l'occupation anglaise. La colonie fut de
nouveau attaquée, en janvier 1809, par 15 000 Anglais sous les
ordres du général Beckwith et de l'amiral Cochrane. Après une
résistance de vingt-sept jours, la garnison du fort Bourbon
capitula, et, le 24 février 1809, la Martinique retomba au
pouvoir des Anglais.
En exécution du traité de Paris (30 mai 1814), les Anglais
évacuèrent la Martinique, du 2 au 9 décembre de la même
année. Ils y reparurent un instant en 1815, à titre d'auxiliaires,
et en occupèrent même les forts jusqu'au mois d'avril 1816;
mais le traité de novembre 1815 fit rentrer définitivement la
Martinique sous la domination française.
Dès lors l'histoire de la Martinique se confond avec celle de
la Guadeloupe.
Aujourd'hui la Martinique est représentée dans la législa-
ture métropolitaine par un sénateur et deux députés.

CHAPITRE II

GÉOGRAPHIE GÉNÉRALE

Situation géographique. — La Martinique est située


dans l'océan Atlantique et fait partie du groupe des Petites-
Antilles. Elle est placée entre 14°23'42" et 14°52'47" de latitude
nord et entre 63°6'19" et 63°31'34" de longitude ouest du méri-
dien de Paris. Elle se trouve à 48 kilomètres sud-est de Saint-
Dominique, à 32 kilomètres nord de Sainte-Lucie, possessions
anglaises, et à 108 kilomètres sud-est de notre colonie de la
Guadeloupe et dépendances. Elle compose avec la Guadeloupe
les derniers restes de nos possessions dans les Antilles.
LA MARTINIQUE 711
Sa distance approximative du port de Brest est de 1 270 lieues
marines.
Elle a une superficie de 98 782 hectares (soit la moitié de
toute la Guadeloupe), dont plus des deux tiers sont en mon-
tagnes. Les cultures occupent 42445 hectares.
Sa plus grande longueur est de 64 kilomètres et sa largeur
moyenne est d'environ 28 kilomètres. Sa circonférence est de
320 kilomètres.
Orographie. — La Martinique est couverte de montagnes,
qui lui donnent l'aspect le plus pittoresque. On y compte six
volcans éteints qui sont : les pitons du Carbet, la montagne Pelée,
les Roches Carrées, la montagne du Vauclin, le Cratère du marin
et le Morne-la-Plaine.
Les plus hautes montagnes sont : la montagne Pelée
(1 350 mètres) et les pitons du Carbet (1 207 mètres).

Cours d'eau. — On compte à la Martinique 75 cours


d'eau, dont les plus importants et les seuls navigables sont :
la rivière Pilote et la rivière Salée; deux canaux principaux,
celui du Lamantin et celui de la rivière Salée. C'est par ces
canaux que les communes du même nom communiquent avec
la mer. Ils sont navigables en toute saison.
Géologie. — Le sol de cette île est très varié et d'une
fertilité remarquable. Il est tantôt argileux ou ponceux, tantôt
rocailleux ou tufacé; d'autres fois calcaire ou mélangé, maré-
cageux ou alluvionnaire.
Sources thermales. — On trouve à la Martinique plu-
sieurs sources thermales minérales : la fontaine Chaude ou de
Messimy, sur les hauteurs du Prêcheur, à 8 kilomètres de
Saint-Pierre, et dont les eaux (température de 34 à 35° centi-
grades) contiennent du carbonate de soude, du muriate de
soude, du carbonate de chaux, du carbonate de magnésie, de
la silice: la fontaine Absalon, dont les eaux possèdent la pro-
priété des eaux gazeuses et ferrugineuses et dont la tempéra-
ture est de 3°; celle de Didier, qui est à peu près de même
température et de même nature; celle de Moutte, qui est la
plus ferrugineuse de toutes.
Ces trois dernières sources sont situées aux environs de
Fort-de-France.
Il y a aussi les sources du Pont-de-Chaînes, de l'Espérance,
de Lareinty.
712 LA FRANCE COLONIALE
Climatologie. — La climatologie de la Martinique est
celle de la Guadeloupe.
Les tremblements de terre sont fréquents à la Martinique,
mais anodins. Ils se réduisent à quelques légères secousses. Le
plus terrible dont on ait gardé le souvenir a été celui du
11 janvier 1839, qui a renversé la ville de Fort-de-France
presque tout entière.
Le climat de Pile est très sain.

CHAPITRE III

GOUVERNEMENT ET ADMINISTRATION

Population. — La population était, en 1889, de


177 052 âmes, dont 85 477 du sexe mâle et 91575 du sexe
féminin. Elle est sérieusement en progrès.
Elle se répartit à peu près par moitié entre l'arrondissement
de Saint-Pierre et celui de Fort-de-France.
La race autochtone à la Martinique comme à la Guade-
loupe était la race caraïbe. Elle a disparu depuis quelques
dizaines d'années et les derniers représentants se sont fondus
dans la race dominante. Il y eut aussi, à un certain moment,
des Arrouages, peuplades de la terre ferme qui faisaient la
chasse aux Caraïbes et les enlevaient même pour nous les
vendre..
Du temps de Duparquet, les Hollandais y introduisirent un
certain nombre de sauvages brésiliens.
A la fin du XVIIIe siècle, on ne trouvait plus dans cette
colonie, comme à la Guadeloupe, que deux races : la race
blanche et la race noire. Les blancs s'appelaient créoles. Dans
la suite des temps, surtout depuis l'abolition de l'esclavage,
cette expression s'appliqua à tous les Français, de quelque
couleur qu'ils fussent, nés dans la colonie.
De nos jours on a fait venir des travailleurs indous, chinois
et africains.
Il existait dans la colonie, au 1er janvier 1891, 8 431 Indous,
445 Chinois et 5 842 Africains, soit un total de 14 718 : chiffre
inférieur à celui du 1er janvier 1885 qui était de 19 621.
Tout le reste, sur 177000 habitants environ, compose la
population créole.
LA MARTINIQUE 713
Les éléments créoles peuvent se répartir à peu près dans
les proportions suivantes : blancs, 5 000 ; hommes de cou-

leur (noirs et mulâtres), 143 000.
Depuis l'abolition de l'esclavage, l'état civil ne fait plus
mention de la race de chaque individu. On comprend combien
il est difficile, dans ces conditions, d'établir une proportion
bien exacte. Quoi qu'il en soit, il est constant que la population
de couleur, numériquement, va se développant, tandis que les
blancs diminuent sensiblement.
— J'ajouterai qu'aux points
de vue matériel, intellectuel et moral, les progrès faits par la
population de couleur ont dépassé les espérances les plus
hardies. Datant à proprement parler de l'époque où l'esclavage
fut aboli avec toutes les entraves que cette institution leur
opposait, les hommes de couleur sont rapidement devenus,
à force d'épargne et d'intelligence, propriétaires d'une fraction
très importante du sol. C'est entre leurs mains qu'est aujour-
d'hui l'admministration des intérêts de la colonie. On les trouve
dans toutes les branches de l'administration et dans toutes les
carrières ouvertes au mérite et au savoir. Il faut voir dans la
puissance d'assimilation du génie français la cause des progrès
que je signale et qui ont eu pour point de départ les principes
de liberté et d'égalité, sincèrement propagés par la métropole
dans cette colonie, et dont l'établissement du suffrage universel
est la plus éclatante manifestation. Aussi les hommes de Cou-
leur sont restés et resteront fidèles à la France, à la République,
dont ils n'ont jamais oublié les bienfaits.
Villes et bourgs. — Les deux centres les plus impor-
tants de la colonie sont Fort-de-France et Saint-Pierre. La pre-
mière ville est le chef-lieu de l'île et la résidence du gouverne-
ment. Saint-Pierre est la ville commerciale.
Fort-de-France compte 8116 habitants. Fondée en 1673, elle
a été détruite presque entièrement par le tremblement de terre
de 1839. Depuis cette époque, on n'y voit guère que des cons-
tructions en bois, à l'exception de quelques édifices, tels que.
l'église, la direction d'artillerie, etc.
Fort-de-France est le siège d'une cour d'appel, d'un tribunal
de première instance, d'une justice de paix, d'une chambre de
commerce.
Le port de Fort-de-France est un des plus beaux, des plus
sûrs et des plus vastes des Antilles. Il est situé au fond d'une
baie magnifique, et défendu par des forts assez importants, le
fort Saint-Louis, le fort Tartenson, le fort Desaix, et par plu-
sieurs fortins ou batteries.
714 LA FRANCE COLONIALE
La ville est plate, les rues tirées au cordeau. L'aspect en
est très agréable.
Saint-Pierre est le centre du commerce de toute la colonie.
C'est une ville bâtie en amphithéâtre, très longue; elle a
17116 habitants. Sa rade, qui a une forme semi-circulaire, comme
la ville, est très belle et très fréquentée mais ouverte, ce qui
oblige les navires à la fuir pendant les gros temps de l'hiver-
nage pour aller chercher un abri à Fort-de-France.
Saint-Pierre est divisé en trois quartiers : le Mouillage, le
Centre et le Fort. Les maisons de commerce se trouvent situées
dans le quartier du Mouillage. C'est au Fort que se portèrent
les premiers Européens qui débarquèrent à la Martinique.
Saint-Pierre fut fondée, en 1635, par d'Esnambuc.
Cette ville est le siège d'une cour d'assises, d'un tribunal
de première instance, de deux justices de paix (cantons du Fort
et du Mouillage), d'une chambre de commerce. C'est la rési-
dence de l'évêque de la colonie depuis 1853.
Elle possède un jardin des plantes qui est incontestablement
le plus beau des Antilles et que complète un petit musée géolo-
gique, botanique et zoologique.
Saint-Pierre n'est protégée que par des fortins insignifiants,
sa rade foraine ne lui permettant guère d'être une ville
fortifiée.
La distance par terre de Saint-Pierre à Fort-de-France est
de 32 kilomètres. Par mer, ces deux villes sont reliées entre
elles au moyen d'un service de bateaux, fonctionnant deux
fois par jour et effectuant ce trajet en une heure et quart.
Les environs de Saint-Pierre sont des plus pittoresques. On
y trouve plusieurs endroits propres à la villégiature. On peut
citer particulièrement le quartier des Trois-Ponts, le Morne-
Rouge, le Fonds-Coré et la rivière Blanche.
Après ces deux villes, les localités les plus importantes par
leur population sont : la Trinité, le Français, le Lamantin, le
Carbet, le Prêcheur, le Marin et Sainte-Marie.

Administration. — L'administration de la Martinique


est fondée sur les mêmes principes que celle de la Guadeloupe
et de la Réunion.
Le gouverneur est assisté : 1° de chefs d'administration
(directeur de l'intérieur, procureur général) et de chefs de ser-
vices (service administratif de la marine, service de santé de
la marine, instruction publique, trésorier-payeur); 2° d'un
conseil privé; 3° d'un conseil général.'
LA MARTINIQUE 715
Les membres du conseil général sont élus :

4 pour le canton de Fort-de-France ;


3 — du Lamantin ;
5 — du Saint-Esprit;
2 — du Diamant ;
4 — du Marin ;
4 — du Fort (Saint-Pierre);
5 — du Mouillage (Saint-Pierre) ;
3 —
de la Basse-Pointe ;
7 — de la Trinité.

La commission coloniale se compose de 7 membres.


L'organisation municipale est réglée par la loi métropoli-
taine du 5 avril 1884.
Les communes sont au nombre de 32, réparties entre les
deux arrondissements du Nord et du Sud. Ce sont celles de
Fort-de-France, Case-Navire, appelé Schoelcher depuis le
25 novembre 1889, Lamantin, Saint-Joseph, Saint-Esprit, Ducos,
François, Rivière-Salée, Anses-d'Arlets, Diamant, Trois-Ilets,
Sainte-Luce, Marin, Vauclin, Sainte-Anne et Rivière-Pilote,
pour l'arrondissement du Sud; Saint-Pierre, Carbet, Fonds-
Saint-Denis, Morne-Rouge, Grande-Rivière, Marigot, Ajoupa-
Bouillon, Prêcheur, Case-Pilote, Basse-Pointe, Macouba, Lorans,
Trinité, Sainte-Marie, Gros-Morne et Robert, pour l'arrondisse-
ment du Nord.

Justice. — Il existe à la Martinique neuf justices de


paix, deux tribunaux de première instance (Fort-de-France et
Saint-Pierre), une cour d'appel (Fort-de-France) et une cour
d'assises.
Les codes de la métropole sont en vigueur dans la colonie.
Le code pénal métropolitain est appliqué en entier dans la
colonie, sauf quelques restrictions relatives aux pouvoirs du
gouverneur, à la police du travail et à la répression du vaga-
bondage.
Le code d'instruction criminelle colonial a été modifié par
plusieurs lois et décrets, en dernier lieu par la loi du 27 juil-
let 1880.

Services militaires. — L'autorité militaire est entre


les mains du gouverneur. Les troupes employées à la Marti-
nique, sous les ordres d'un lieutenant-colonel d'infanterie de
716 LA FRANCE COLONIALE
marine, commandant d'armes, consistent en 4 compagnies
d'infanterie de marine, 1 batterie d'artillerie de marine, 1 dé-
tachement d'ouvriers d'artillerie de marine, 1 compagnie des
disciplinaires des colonies et 1 compagnie de gendarmerie
coloniale répartie en 14 brigades.
Les compagnies de sapeurs-pompiers, à Saint-Pierre et à
Fort-de-France, ont été placées dans les attributions de l'auto-
rité militaire, dont elles relèvent directement.
Dans le projet de loi sur l'armée coloniale (1892), on pré-
voit pour la Martinique 6 compagnies du régiment des Antilles
et 2 batteries de l'artillerie coloniale.
Le régime de l'inscription maritime a été établi à la Marti-
nique par le décret du 3 mai 1848.
La Martinique est le centre de la division navale de l'Atlan-
tique nord, qui se compose actuellement d'un croiseur à bat-
terie, d'un aviso de station et d'un éclaireur d'escadre placés
sous les ordres d'un contre-amiral commandant en chef.
Cultes. — La population de la Martinique est catholique.
La colonie a été érigée en évêché par décret du 18 dé-
cembre 1850.
Le cadre du clergé colonial se compose d'un évêque, de
2 vicaires généraux, de 62 prêtres, curés, vicaires ou desser-
vants, de 3 aumôniers militaires.
On compte dans l'île 28 paroisses.
Des conseils de fabrique ont été organisés par arrêté du
8 avril 1857.
Il existe dans la colonie cinq congrégations religieuses :
1° les Pères du Saint-Esprit qui dirigent le séminaire-collège;
2° les frères de l'Institut de Ploërmel; 3° les soeurs de Saint-
Joseph de Cluny, vouées à l'instruction; 4° les soeurs de Saint-
Paul de Chartres, consacrées exclusivement au service des
hôpitaux; 5° les soeurs de la Délivrande, vouées à l'instruction.
Instruction publique. — La Martinique est très large-
ment dotée au point de vue de l'enseignement public.
La gratuité de l'enseignement primaire a été établie par
une délibération du conseil général de la colonie, le 24 fé-
vrier 1871. En dehors des écoles primaires gratuites de
garçons et de filles dont sont pourvus tous les hameaux,
bourgs et villes, il existé à la Martinique :
Pour l'enseignement supérieur, une école préparatoire de
droit, fondée en 1882.
Pour l'enseignement secondaire : 1° un lycée à Saint-Pierre,
LA MARTINIQUE 717
fondé en 1880 et où l'instruction est donnée par des profes-
seurs de l'Université ; 2° un externat colonial à Fort-de-France,
succursale du lycée; 3° un séminaire-collège, à Saint-Pierre,
où l'instruction est donnée par des Pères du Saint-Esprit;
Un pensionnat colonial de jeunes filles, à Saint-Pierre, fondé
en 1883, où l'instruction est donnée conformément aux pro-
grammes arrêtés par le Conseil supérieur de l'instruction
publique pour l'enseignement secondaire des jeunes filles;
Une école normale de garçons, à Saint-Pierre, et une école
normale de filles, celle-ci annexée au pensionnat colonial.
Différentes écoles particulières de garçons et de filles.
Des salles d'asile.
La colonie possède, en outre, une école d'arts et métiers,
dirigée par des officiers d'artillerie, et elle entretient cinq
bourses à l'école des arts et métiers de Châlons-sur-Marne.
Elle entretient en outre un certain nombre de jeunes gens en
France.
L'effectif des élèves inscrits dans les écoles communales,
en 1887, était de 4 350 garçons et 3 970 filles.
L'enseignement, qui était autrefois confié par la colonie
aux congréganistes, est, depuis quelque temps, exclusivement
confié aux laïques.
La Martinique consacre à l'instruction publique environ
1200000 de francs.
L'instruction toutefois n'est pas encore assez répandue. Une
statistique du 1er janvier 1887, en faisant déduction des
29 426 enfants au-dessous de 14 ans, établit que sur les
143 796 autres personnes, 102 056 ne savaient ni lire ni écrire.
L'inspecteur d'Académie porte le titre de vice-recteur.
Budget. — Le budget local pour 1892 a été, tant en
recettes qu'en dépenses, de 4493 572 francs pour l'ordinaire,
de 2 508129 francs pour l'extraordinaire; la dette est de
435 000 francs.
La dépense de la métropole en 1892 sera de 2 814 014 francs,
dont 338 705 pour les services judiciaires et civils, et le reste
pour le militaire. Crédits demandés pour 1893 : 2 375 940 francs.
La Martinique a comme la Guadeloupe son octroi de mer.
Presse. Bibliothèque. — Il se publie cinq journaux
dans la colonie : à Fort-de-France, le Moniteur de la Marti-
nique, paraissant le mardi et le vendredi, et la Petite France,
paraissant le samedi.
A Saint-Pierre, les Colonies, les Antilles, la Défense natio-
718 LA FRANCE COLONIALE
nale et le Propagateur. Chacun de ces journaux a son impri-
merie. Ils paraissent tous les vendredis et les samedis.
L'imprimerie du gouvernement publie, en dehors du Moni-
teur, qui est le journal officiel de la colonie, le Bulletin officiel
et mensuel des actes de l'administration, le Bulletin scolaire
du service de l'instruction publique.
Une bibliothèque, due à la libéralité de M. V. Schoelcher,
sénateur, et désignée sous le nom de Bibliothèque Schoelcher,
existe dans la colonie depuis peu. Elle se compose de
9 534 volumes. On y trouve en outre 1100 volumes que
M. Cochinat, conservateur de ladite bibliothèque, a bien
voulu mettre à la disposition des lecteurs.
Il existe, à Saint-Pierre, un Jardin des Plantes et un Labo-
ratoire agricole.

CHAPITRE IV

GÉOGRAPHIE ÉCONOMIQUE

Flore et faune. — La flore et la faune sont à peu près


celles de la Guadeloupe.
La Martinique a en outre des serpents venimeux, parmi
lesquels le trigonocéphale ou serpent à fer de lance, dont la mor-
sure est mortelle.
Cultures. — Depuis quelques années, l'industrie agricole
a fait de véritables progrès à la Martinique. La principale
culture est celle de la canne à sucre, qui occupait, au 31 dé-
cembre 1889, une superficie de 23 000 hectares sur 40154 hec-
tares cultivés. Viennent ensuite les cultures dites vivrières;
puis le cacao (1211 hectares), le café (202), le coton (21), le
tabac, etc.
Le nombre des travailleurs adonnés à la culture était, au
31 décembre 1884, de 54472, dont 30 600 pour la culture de la
canne à sucre. — Dans ce dernier nombre étaient compris les
Indous, Chinois et Africains dénombrés ci-dessus.
Sucre. — On compte dans l'île 454 habitations sucrières
qui manipulent annuellement 249 676 tonnes de cannes, pro-
duisant 16 229 tonnes de sucre brut, plus 6 482 tonnes de
mélasse, dont les deux tiers environ sont convertis en tafias
dans les mêmes établissements.
LA MARTINIQUE 719
Dix-sept usines centrales à sucre manipulent annuellement
454024 tonnes de cannes, produisant 34100 tonnes de
sucre
de premier, deuxième et troisième jets, et 16185 tonnes de
mélasse : ce qui donne un total de 50329 tonnes de sucre et
22 667 tonnes de mélasse. (Ces chiffres sont les moyennes des
résultats des campagnes sucrières de 1883 et 1884.)
La comparaison de l'exportation du sucre s'établit ainsi
pour les années 1889 et 1890 (1er janvier au 31 décembre inclu-
sivement) :
1889 1890
Sucre d'usine 31 061 837 kilogr. 132 351 288 kilogr.
Sucre brut 4 894 818 kilogr. 2 741 613 kilogr.
154 distilleries existent dans la colonie. Elles traitent les
mélasses indigènes et exotiques qui ont donné à l'exportation,
pour l'année 1890, 16909 514 litres contre 14271 388 litres en
1889.
Cacao. — La culture du cacao date de 1664 à la Martinique.
En 1727, un violent tremblement de terre détruisit, assure-t-on,
presque tous les cacaoyers, qui constituaient une des princi-
pales exploitations agricoles du pays.
Aujourd'hui la culture du cacaoyer reprend faveur après
avoir quelque peu sommeillé. La production exportée, en 1890,
a été de 480 754 kilogrammes.
Café. — Le café fut introduit à la Martinique, en 1720,
par le capitaine Déclieux. Il s'y développa rapidementjusqu'en
1789, époque à laquelle il commença à décroître, sous l'in-
fluence d'un petit ver blanc et de l'appauvrissement de la terre.
C'est à peine si aujourd'hui la colonie produit assez de café
pour sa consommation.
L'exportation de cette denrée a été, pour 1890, de 1271 kilo-
grammes contre 3084 en 1884. — Ce qui se vend dans le com-
merce européen sous la dénomination de café Martinique n'est
généralement que du café de la Guadeloupe.
Bois. — La Martinique possède beaucoup de bois de con-
struction, de charronnage, d'ébénisterie et de teinture, mais ils
ne sont pas exploités pour l'exportation.
Le seul bois réellement exploité est le campêche, dont
l'exportation s'est élevée à 1082 633 kilogrammes en 1890.
Productions diverses. — L'exportation de la casse
s'est élevée de 135 318 kilogrammes, en 1889, à 145 768 kilo-
grammes, en 1890.
720 LA FRANCE COLONIALE
L'île produit aussi du roucou, dont il a été exporté 970 kilo-
grammes en 1889, des épices, girofle, cannelle, etc., dont la
presque totalité est consommée dans le pays même. La culture
du tabac à priser, dit de Macouba, dont la réputation était si
universelle, a été presque entièrement abandonnée.
La culture de la vanille y est insignifiante.
Industries. — L'industrie du sucre et celle du tafia sont
les deux plus importantes qui existent dans l'île. On peut
néanmoins citer 6 briqueteries et poteries, 37 chaufourneries,
1 fabrique de chocolat, 1 d'allumettes, 1 de vermicelle, 1 mino-
terie, 1 tonnellerie mécanique, 2 scieries mécaniques, 1 fabri-
que de glace artificielle, etc.
Navigation, commerce. — La production réduite du
sucre ayant coïncidé avec des cours constamment bas, et les
prix de vente des spiritueux n'ayant pas toujours été rémuné-
rateurs durant l'année 1885, la valeur totale de l'expor-
tation s'est trouvée alors limitée à 21443882 francs, chiffre
inférieur de 4 796 516 francs à la valeur des expéditions
de toute sorte effectuées en 1884. Elle s'est relevée en 1888
à 23454600 francs; elle a été, en 1889, de 22 651 814 francs;
en 1890, de 23 350 115 francs.
La valeur générale des. importations avait fléchi de près de
6 millions. Elle était en 1888 de 22 896 449 francs contre
27 882 504 en 1884. Elle s'est relevée à 27 258 134 francs en 1889,
à 30 261349 francs en 1890.
Le transport des marchandises s'est fait à l'importation par
933 bâtiments jaugeant ensemble 386 487 tonneaux et à l'expor-
tation par 928 bâtiments jaugeant ensemble 389 059 tonneaux.
La Martinique entretient des relations commerciales parti-
culièrement avec la France, Saint-Pierre et Miquelon, la Gua-
deloupe, Saint-Martin, la Guyane, Pondichéry, les Etats-Unis,
l'Angleterre et ses colonies, Porto-Rico, Cuba, Santo-Domingo,
Haïti, le Vénézuéla, Colon (Nouvelle-Grenade), etc.
Le mouvement d'importation des marchandises venant de
France, a été en 1890, de 12 283 222 francs, dont 10657 674 francs
de marchandises françaises.
Le mouvement d'exportation des marchandises expédiées
en France a été de 21 920 466 francs.
Avec la France les relations ont lieu par voiliers et par
vapeurs, ces derniers faisant un service régulier.
C'est la Compagnie générale transatlantique qui fait le sér-
vice le plus direct entre la Martinique et la France.
LA MARTINIQUE 721
Les départs des navires de cette compagnie ont lieu de
Saint-Nazaire les 6 et 21 de chaque mois et de Bordeaux-
Pauillac le 25.
Au retour, les départs ont lieu pour la France les 4, 12 et
23 de chaque mois.
— La traversée a lieu en 14 jours.
La Compagnie anglaise Royal Mail organise des: départs
pour l'Europe tous les samedis, de quinzaine en quinzaine, et
les retours d'Europe tous les jeudis, de quinzaine en quinzaine.
Ces vapeurs assurent aussi le service entre la colonie et le
reste de l'archipel des Antilles.
La Martinique est reliée aux États-Unis par deux lignes de
bateaux américains qui passent à Saint-Pierre à des dates irré-
gulières et chargent particulièrement du sucre. Ils importent
dans la colonie des chevaux de trait, des mulets, des viandes
fumées, de la farine, etc., etc.
Un service postal existe entre toutes les localités de la colo-
nie; mais on n'y trouve qu'une ligne télégraphique (entre Fort-
de-France et Saint-Pierre). Elle a été établie en 1886.
Les communications par télégraphe avec les États-Unis et
l'Europe se font par un câble sous-marin qu'exploite la com-
pagnie anglaise West-India and Panama Telegraph, moyennant
une allocation annuelle, par la colonie, de 50000 francs.
Par ce câble, la Martinique correspond avec les îles de l'ar-
chipel des Antilles.
La Martinique est pourvue de deux établissement de crédit:
une Banque, fondée en 1851 au capital de 3 millions, et un
comptoir de la Société du Crédit foncier colonial, fondée en 1863.
Elle a deux Chambres de commerce, l'une à Fort-de-France,
l'autre à Saint-Pierre.
Les monnaies françaises sont les seules qui aient cours
forcé à la Martinique. On y trouve encore en circulation des
pièces de monnaie de billon datant de Charles X et de Louis-
Philippe.
Le système métrique a été mis en vigueur dans la colonie à
partir du 1er juin 1828, sous la réserve de quelques modifica-
tions portant sur certaines mesures usuelles ; mais un décret
du 29 février 1844 a fait disparaître ces restrictions. Le système
métrique des poids et mesures y est donc appliqué dans son
intégrité.

46
Importance de la colonie. — La Martinique est un
pays agréable et d'avenir. La richesse de son sol, sa situation
topographique, la clémence de son climat, sa salubrité la font
rechercher des étrangers.
FRANCE COLONIALE.
722 LA FRANCE COLONIALE
Quand partout et toujours on prétend que le véritable
esprit colonisateur est l'apanage en quelque sorte exclusif de
l'Anglais, il n'est pas inutile de signaler de nombreuses posses-
sions britanniques périclitant de jour en jour autour de la Mar-
tinique, dont la prospérité peut s'assombrir au milieu des crises
industrielles et commerciales, si générales aujourd'hui, mais
dont la vitalité est si puissante et dont l'esprit est resté si pro-
fondément et si passionnément français.

M. HURARD,
Député de la Martinique.
ALFRED RAMBAUD, LA FRANCE COLONIALE
LA GUYANE 1

CHAPITRE PREMIER

HISTOIRE

La découverte. — En l'année 1 500, un compagnon de


Christophe Colomb, qui se nommait Vincent Pinçon, arrivait
d'Europe sur la côte du Brésil. De l'Amazone il remontait jus-
qu'à l'Orénoque, et découvrait ainsi, en une seule campagne,
toute la série des Guyanes : la Guyane brésilienne, française,
hollandaise, anglaise, vénézuélienne. On ne parlera ici que de
la Guyane française.
Premières tentatives de colonisation. — Pendant
cent cinquante ans, la Guyane ne fut guère visitée que par des
aventuriers. En 1604, ce sont des Gascons 2; en 1626 3 et en
1643 4, des Rouennais ; en 1652 5 et 1664, des Parisiens. Ils

1. Antoine Biet, prêtre, Voyage de la France équinoxiale,... en l'an 1662-


1664. — Barbé-Marbois, Journal d'un déporté non jugé, 1835. — Bouyer,
Guyane française, notes et souvenirs, 1867. — H. Coudreau, Les Guyanes et
l'Amazone, 1887. — Durand, La Guyane française et le Brésil, 1877. —
F. Hue, La Guyane française, 4888. — Dr Maurel, Histoire de la Guyane
française, 1889. — Notices coloniales de 1885 et Notices coloniales illustrées
de 1889. — Annuaire de la Guyane française, Cayenne, 1891.
2. Avec La Ravadière qui baptisa la Guyane du nom de France équato-
riale.
3. Avec Thomas Lombart.
4. L'entreprise de 1643 était dirigée par Poncet de Brétigny, un fou
furieux, qui torturait les Français comme les indigènes : si bien qu'ils se
réunirent contre leur tyran et l'assassinèrent.
3. C'est l'entreprise toute féodale dite des Douze seigneurs, qui devaient
être les douze pairs de cette nouvelle France et avoir sous leurs ordres
une hiérarchie de seigneurs fieffés et de tenanciers.
724 LA FRANCE COLONIALE
débarquent peu nombreux à chaque fois, légers d'argent, traî-
nant à leur suite quelques centaines de blancs, qu'ils ont enga-
gés pour trente-six mois, qu'ils payent mal, qu'ils nourrissent
peu, mais qu'ils fouettent libéralement. Les chefs de ces expé-
ditions ne sont pas des colons qui veulent défricher le sol, mais
des oiseaux de proie en quête d'un butin. Ils vivent dans l'orgie ;
ils se querellent entre eux; ils brutalisent les indigènes; bientôt
ils disparaissent, dévorés par l'intempérance, par les discordes
intestines et par la juste colère des Indiens.
C'est Colbert, le premier, qui s'inquiète sérieusement des
affaires de la Guyane. Tout d'abord il crée, en 1664, la Com-
pagnie des Indes occidentales, qu'il place sous le patronage du
roi, et à laquelle sont concédées pour quarante ans toutes les
possessions françaises comprises entre l'Amazone et le Labra-
dor. Colbert la supprime en 1674. Désormais il administrera
lui-même. Sous son impulsion directe, la Guyane devient pros-
père; c'est la période la plus heureuse qu'elle ait traversée.
Colbert introduit dans la banlieue de Cayenne la culture de la
canne, du coton, de l'indigo. On manquait de bras : d'une part,
il se procure en Afrique par le moyen détestable, il est vrai, de
la traite, quinze Cents noirs; d'autre part, il vide les bagnes de
France. Il fait explorer l'intérieur du pays; deux jésuites, les
pères Grillet et Béchamel remontent bravement l'Approuague,
descendent l'Oyapok et reviennent mourir épuisés après un
pénible voyage de cinq mois.
L'élan était donné; le mouvement continue quelque temps
encore; en 1716, la Guyane devance toutes nos autres posses-
sions dans la plantation du café ; en 1730, elle essaie la culture
du cacao. En un mot, elle s'efforce de produire les denrées
d'exportation, dont le Pacte colonial lui assurait l'écoulement
sur le marché métropolitain.
L'expédition du Kourou (1763). — Après la paix de
1763, qui nous avait coûté le Canada et le Sénégal, Choiseul
cherchait partout des compensations. Il tourne les yeux du côté
de la France équinoxiale; il se fait concéder par le roi toute la
région comprise entre le Kourou et le Maroni avec faculté de
l'inféoder aux cadets de sa famille. Le chevalier Turgot, frère
du futur ministre de Louis XVI, est chargé d'organiser l'affaire.
Il réunit 15 000 personnes qu'il recrute surtout en Alsace et en
Lorraine, ou qu'il ramasse sur le pavé des grandes villes. Il
promet à tous une fortune rapide. Les imprudents s'embarquent
avec un lieutenant de Turgot, M. de Champvallon, qui les dépose
LA GUYANE 725
sur la plage du Kourou, où rien n'était préparé pour les rece-
voir et où les pluies de l'hivernage les surprennent. Les navires
avaient apporté des vivres, des médicaments, des outils; mais
les cargaisons avaient été gâtées pendant le voyage et l'humi-
dité les acheva. Personne, au surplus, ne voulait travailler de
ses mains. En quelques mois, la dysenterie et la faim tuèrent
12 000 individus. Ce fut un effroyable désastre. Le chevalier
Turgot. qui était resté tranquillement à Versailles et dont
l'imprévoyance avait causé tout le mal, accourut tardivement
et révoqua M. de Champvallon. Cette révocation ne ressuscitait
pas les victimes ; et cette fatale aventure a pesé longtemps et
pèse encore aujourd'hui de tout son poids sur la Guyane.
Administration de Malouet. — Un jeune homme,
M. de Malouet, avait vu partir de la Rochelle les malheureux
émigrants; il avait constaté l'incurie des organisateurs et prévu
le dénouement du drame. Il obtint, en 1776, le gouvernement
de Cayenne. Malouet avait une rare intelligence ; il se dévoua
1

corps et âme à ses fonctions; il étudia soigneusement le pays


qui lui était confié; il fit ensuite à Surinam un long voyage
d'instruction et en ramena l'ingénieur Guizan, dont il avait
deviné les qualités et qui devint son collaborateur.
Malouet et Guizan mériteraient que la France leur dressât
des statues, car ils furent d'éminents serviteurs de l'Etat. Ils
avaient remarqué que la Guyane se divise naturellement en
deux régions : la région du littoral ou des terres basses, trop
souvent couverte par les eaux, la région des terres hautes qui
s'élève par échelons jusqu'aux monts Tumuc-Humac. Malouet
et Guizan avaient résolu de s'attaquer de préférence aux terres
basses, dont la préparation sans doute exigeait plus d'efforts,
mais qui devaient en retour fournir de plus belles récoltes.
Le système de Malouet et de Guizan, qui consistait dans une
vaste canalisation, n'avait rien de chimérique. Il a été, il est
encore appliqué à Surinam et à Démérari.
Malouet ne garda son gouvernement que deux ans; et ce
n'est pas en deux ans qu'un administrateur transforme l'éco-
nomie rurale d'un pays.
La Révolution et l'Empire. — Il était à peine parti
que la Révolution française éclata. La Guyane en fut secouée
jusque dans ses fondements.
Pendant la Révolution, la colonie reçut de la métropole quel-
1. C'est lui qui inaugura à Cayenne la première Assemblée coloniale.
726 LA FRANCE COLONIALE

ques victimes de nos discordes civiles, des prêtres insermentés,


des vaincus de Fructidor. La plupart de ces proscrits avaient
été frappés sans jugement par des adversaires politiques; ils
avaient presque tous passé l'âge de la jeunesse et de la force ;
ils étaient brusquement privés du confortable de la vie ; ils
furent principalement dirigés sur Sinnamary, où la mort les
décima. Les survivants, revenus en Europe, ne contribuèrent
pas peu, par leurs récits, à décrier la colonie 1.
En 1802, Victor Hugues, le même qui avait aboli l'esclavage
à la Guadeloupe, est chargé, par le Premier consul, de le réta-
blir à la Guyane : les ateliers se reconstituent, la traite des
nègres amène de nouveaux esclaves, et la colonie semble recou-
vrer sa prospérité. En 1809, elle est attaquée par les Portugais
et les Anglais. Victor Hugues, moins énergique qu'autrefois à
la Guadeloupe contre ces derniers, capitule en stipulant seule-
ment que la Guyane sera remise non aux troupes britanniques,
mais aux Portugais. Les traités de 1814 et 1815 nous la resti-
tuent.
Signalons la tentative de colonisation faite en 1823, dans le
bassin du Mana, où des colons venus de France jettent les fon-
dations d'une ville appelée la Nouvelle-Angoulême; ils en sont
chassés par les fièvres.
La Guyane contemporaine. — Le gouvernement
provisoire, par le décret du 27 avril 1848, abolit l'esclavage
dans nos colonies, et, du même coup, le décret qui établissait
le suffrage universel se trouve applicable aux affranchis. La
République accordait ainsi aux noirs la liberté et le droit de
suffrage, M. Schoelcher avait préparé avec Arago l'acte d'éman-
cipation des esclaves ; il est resté un demi-dieu pour cette race
jeune qui a la mémoire du coeur. Comme les noirs sont beau-
coup plus nombreux que les blancs et que la colonie possède
depuis plusieurs années des municipalités élues et un conseil
général doté d'une large autonomie, il est certain actuellement
que les. noirs sont les maîtres de la Guyane.
L'abolition subite de l'esclavage, si légitime qu'elle fût,
ouvrit une crise violente. La prospérité de la colonie fut
ébranlée. Du. jour au lendemain, en effet, sans transition, les
ateliers chômèrent faute de bras; les établissements sucriers
4.Cependant si, parmi les déportés marquants, Collot d'Herbois, Tron-
son du Coudray, Bourbon (de l'Oise), ont succombé, Billaud-Varennes,
Vadier, Barère, Barthélemy, Pichegru, Barbé-Marbois, se sont évadés ou ont
survécu au temps d'exil.
LA GUYANE 757
furent fermés, et de grandes fortunes patrimoniales s'effon-
drèrent pour toujours. Quand je parcourais la campagne, il
y
a quelques mois, je rencontrais à chaque pas des vestiges du
passé : ici des chaudières abandonnées, là des cheminées
d'usine abattues ; le sol était jonché de ruines, et je me deman-
dais, anxieux : la Guyane pourra-t-elle jamais revivre?
Je n'ai pas l'intention de raconter par le menu la période
contemporaine. Je parlerai plus loin des deux événements
majeurs qui caractérisent à mes yeux la situation présente de
la Guyane, je veux dire la découverte de l'or et l'introduction
des condamnés.

CHAPITRE II

GÉOGRAPHIE GÉNÉRALE ET ÉCONOMIQUE

Aspect général. — Le 23 octobre 1884, le président du


Conseil supérieur de santé écrivait au ministre de la Marine :
« Sauf l'îlot de Cayenne qui s'avance dans la
mer, sauf les
trois îlots d'origine volcanique qui portent le nom d'îles du
Salut, la Guyane tout entière, depuis la rivière du Maroni
jusqu'au territoire contesté, n'est qu'un vaste marais, dans
lequel les Européens ne peuvent ni vivre ni travailler. »'
Je voudrais contredire cette description que je ne crois pas
suffisamment exacte.
Quand le voyageur qui a traversé l'Atlantique arrive en
Guyane et que, tournant le dos à l'Océan, il regarde du côté des
Andes, qu'aperçoit-il devant lui? Il voit, au premier plan,
derrière un bourrelet de sable de largeur inégale et qui est
rompu çà et là par le flot, une immense plaine, le plus souvent
boisée, s'étendant jusqu'à quinze, vingt, quarante kilomètres
au moins du rivage. Cette plaine, en général sèche l'été, inondée
pendant l'hivernage, forme cuvette sur certains points, car son
niveau est fréquemment inférieur au niveau des grandes
marées. Cette plaine, où surgissent quelques rares mamelons,
constitue les terres basses.
Mais, si le voyageur, tournant toujours le dos à l'Océan et
regardant toujours du côté dés Andes, pouvait percer du
regard l'horizon, il apercevrait au loin, au second plan, par
delà les terres basses, les terres hautes qui commencent. Elles
728 LA FRANCE COLONIALE
lui apparaîtraient, s'élevant peu à peu, montant doucement vers
le ciel, découpées en trois gradins successifs qu'on peut appe-
ler, en marchant de l'est vers l'ouest, la région des Cascades ou
des Sauts, puis le plateau central de l'intérieur, enfin, la chaîne
des monts Tumuc-Humac. Sur chacun des trois gradins, des
mornes ou pitons se dressent isolés, ne dépassant guère
300 mètres au-dessus de la mer dans la région des Sauts,
500 mètres sur le plateau central, 1 000 à 1 200 mètres sur les
monts Tumuc-Humac.
La Guyane n'est donc pas du tout un pays plat. Elle offre
sans doute à l'Européen, qui descend de son navire, d'abord
une terre basse ; mais cette terre basse n'est que le rez-de-
chaussée. La Guyane présente bientôt, à des altitudes progres-
sivement croissantes, le triple et successif étage de ses terres
hautes. L'histoire de la colonie s'est, il est vrai, principalement
déroulée sur le littoral; les terres hautes ne sont guère parcou-
rues que depuis trente ans, depuis qu'il y a des chercheurs d'or.
Le rédacteur de l'avis du 23 octobre 1884 a pris la partie pour
le tout, la terre basse pour toute la Guyane.
Littoral. — La côte est presque droite et ne présente ni
échancrure profonde, ni rade, sauf celle où se trouve l'îlot qui
supporte la ville de Cayenne. Elle n'a donc pas un bon port.
Presque partout le littoral inondé, à deux ou trois lieues de
profondeur, se confond avec les bancs de sable d'une mer fan-
geuse. Il n'est guère dessiné que par une ligne plus ou moins
épaisse de palétuviers.
Signalons, à quelque distance du rivage, les îles du Salut.
Hydrographie. — La Guyane française est arrosée par
une vingtaine de cours d'eau. Les plus importants, en allant du
nord au sud, sont : le Maroni, avec ses deux affluents du
Tapanahoni et de l'Awa; la Mana, qui peut recevoir les grands
bâtiments jusqu'à 16 kilomètres de son embouchure; le Sinna-
mary, le Kourou, célèbres par les malheureuses tentatives de
colonisation en 1763 et 1798 ; la Cayenne, qui a donné son nom
à la rade de son embouchure; enfin, l'Oyapok. Tous ces fleuves,
à une certaine distance de leur embouchure, sont malheureu-
sement coupés, grâce aux terrasses successives de la Guyane,
par des sauts et des barres.
Dans l'intérieur des terres sont les affluents, encore mal
connus, de l'Orénoque et de l'Amazone. Le regretté docteur Cre-
vaux, dans une de ses dernières explorations, a montré que
l'Yari, affluent de l'Amazone, communique avec le Maroni et
LA GUYANE 729
qu'on peut, par un travail de canalisation, ouvrir l'accès du
plus grand bassin de l'Amérique méridionale. Dans les régions
presque inexplorées se trouvent encore les lacs MepecUcu,
Macari et Mapa.
Climatologie. — La Guyane est caractérisée par l'abon-
dance des pluies et par la permanence d'une température élevée.
Deux saisons s'y partagent l'année, comme dans les Antilles. La
moyenne de la chaleur est de 28° ; le maximum dépasse rare-
ment 31° ; le minimum ne s'abaisse guère au-dessous de 23°. Il
pleut de 160 à 180 jours par an, et la quantité d'eau tombée
représente la hauteur considérable de 3 à 4 mètres.
La configuration du sol et le climat une fois indiqués,
voyons les phénomènes réguliers qui vont se produire. Les
pluies de l'hivernage s'abattent sur le pays. Une partie de ce
torrent se jette dans les fleuves, en accélère le cours et se perd
dans l'Océan. Une autre partie lave et dénude le sommet des
montagnes et des collines, enlève l'humus et l'entraîne au bas
des vallées, où la végétation, sous la triple influence de Peau,
de la chaleur et d'une terre profonde, devient luxuriante. Enfin
la majeure partie de cette masse liquide, roulant de gradin en
gradin, se précipite des terres hautes sur les terres basses et
s'accumule au bord de la mer dans l'immense cuvette, tapissée
d'argile, qui la reçoit et qui la retient.
Quand l'hivernage a cessé, le soleil, qui n'est plus contrarié
par la pluie, chauffe sans trêve ni merci la surface des terres
basses; l'évaporation s'accomplit; les plantes et les poissons
périssent dans la vase, où grouillent les reptiles ; on cherche en
vain le lac que parcouraient naguère les canots; il ne reste plus,
sur beaucoup de points, qu'un marais fétide où trop souvent le
voyageur imprudent s'enlise et trouve la mort.
De l'insalubrité de la Guyane pour les blancs.
— J'aborde maintenant la question controversée de savoir si
les blancs peuvent vivre, et surtout s'ils peuvent travailler la
terre sous les tropiques. A l'instant où la métropole ne deman-
derait pas mieux que d'expédier là-bas quelques centaines de
forçats blancs et quelques milliers de récidivistes, il importe
que ce problème soit discuté à fond.
Dans cette partie délicate de ma tâche, je ne pouvais m'en
rapporter à mes appréciations individuelles. Mais le ministère
de la Marine avait, à ma prière, donné l'ordre au conseil de
santé de la Guyane de formuler son avis sur la salubrité ou
l'insalubrité du pays; et le savant rapporteur du conseil, M. le
730 LA FRANCE COLONIALE
docteur Hache, qui habitait depuis huit ans la colonie, a bien
voulu m'accompagner partout, m'éclairant de sa science. Dans
les pages qui suivent, s'il y a, au point de vue médical et
hygiénique, quelques idées neuves et justes, tout l'honneur doit
lui en revenir; je n'aurai été, en cette circonstance, qu'un audi-
teur fidèle.
Il semble tout d'abord que l'insalubrité de la Guyane ne
puisse faire doute. L'administration pénitentiaire n'a-t-elle pas
dû fermer l'un après l'autre presque tous les établissements
qu'elle avait fondés? Le décret de 1867, qui a suspendu l'envoi
des forçats envoyés en Guyane, n'a-t-il pas été l'aveu d'une
situation intenable ? Le Conseil supérieur de santé métropolitain
n'a-t-il pas rendu un jugement décisif dont j'ai rappelé les
conclusions au début de cette notice? Enfin le chiffre effroyable
d'une mortalité qui a pu monter jusqu'à 63 0/0 n'apporte-t-il
pas au débat l'autorité d'un fait écrasant?
Je ne crois pas que ces arguments soient aussi écrasants
qu'on l'affirme. Je vais examiner de près cette mortalité qu'on
invoque, en chercher les causes, en dégager la moyenne vraie
et expliquer ce chiffre de 63 0/0 qu'on agite comme pour un.
épouvantai!.

La fièvre paludéenne. — Les forçats européens qui


sont décédés en Guyane depuis 1853 ont été principalement
enlevés parla fièvre paludéenne, par la dysenterie, par l'anémie,
par la fièvre jaune. Je reconnais que les trois premières mala-
dies sont endémiques dans cette colonie; elles naissent sur.
place; elles proviennent du sol ou du climat. Je pense, au con-
traire, que la fièvre jaune a toujours été importée du dehors;
elle est un accident; elle peut être tenue à distance par des
quarantaines sévères.
Les maladies endémiques et les maladies exotiques ne sau-
raient donc être mises sur la même ligne, quand on veut, dans
un pays déterminé, définir l'état normal et permanent de la
santé publique.
La fièvre paludéenne procède à la façon d'une intoxication
lente. Elle provient moins du marais que du défrichement d'un
sol vierge, pour la première fois exposé au soleil. Je puis jus-
tifier cette opinion. Depuis que l'on ne défriche plus en Guyane,
les fièvres paludéennes sont devenues moins nombreuses. En
1860, elles représentent les deux tiers des cas de maladie;
aujourd'hui elles n'en représentent plus qu'un huitième à peine-;
cependant la surface des marais n'a pas été diminuée. Lés noirs
LA GUYANE 731
ou les peaux-rouges dressent impunément leurs carbets sur
des bancs de sable, à la lisière même des marais; mais, quand
ils déboisent, quand ils font un abatis pour planter le manioc,
ils prennent la fièvre paludéenne. Les affections paludéennes
proviennent, par conséquent, du défrichement et non du voi-
sinage des marais. Le marais est inoffensif, surtout quand il
est boisé.
La dysenterie. — La dysenterie est fréquente en
Guyane; elle atteint ceux qui boivent des eaux impures, où se
trouvent en suspension des matières organiques, végétales ou
animales. Pendant plusieurs années, les soldats et les trans-
portés buvaient, aux îles du Salut, l'eau de pluie qui avait
d'abord lavé le sommet des plateaux; ils étaient éprouvés par la
dysenterie. L'Administration construisit sur le plateau supé-
rieur de l'île principale une vaste citerne maçonnée, où l'eau
de pluie était recueillie telle qu'elle tombait du ciel ; la dysen-
terie cessa.
Voilà donc une maladie qui a fait de grands ravages, —
c'est la dysenterie qui a tué l'expédition de Kourou en 1763
et 1764, — voilà une maladie due à la faute des hommes et qu'on
élimine avec un peu de soin.
L'anémie. — D'où provient l'anémie qui épuise tant de
transportés? Assurément la chaleur humide de la Guyane
débilite les tempéraments; mais, avec une nourriture tonique
et azotée, les Européens libres, qui peuvent se la payer, résis-
tent. Les transportés blancs, qui n'obtiennent qu'une nourriture
insuffisante en quantité et surtout en qualité, s'affaiblissent
promptement.
Les cas de dysenterie et de fièvre paludéenne sont devenus
plus rares dans les dernières années; les cas d'anémie au con-
traire plus nombreux.
La lièvre jaune. — On peut lutter contre l'anémie en
renforçant la ration des hommes. On peut lutter contre la
dysenterie en veillant aux eaux que les hommes boivent. On
sait que le paludisme est surtout le résultat d'un premier défri-
chement. Peut-on lutter contre la fièvre jaune? Et d'abord d'où
vient-elle? Elle est endémique à la Nouvelle-Orléans, à Rio-de-
Janeiro ; elle s'y est acclimatée et tous les ans elle y sévit. Est-
elle endémique dans la Guyane française? C'est un point
débattu. Il est certain que les trois épidémies de fièvre jaune,
qui ont éclaté dans la colonie, en 1850, en 1872, en 1885, et
732 LA FRANCE COLONIALE
qui se sont prolongées plusieurs années, ont eu des causes
précises; elles ne sont pas nées dans le pays même; elles y ont
été apportées du dehors. On ne s'en garantit et on ne s'en
débarrasse qu'au moyen de quarantaines rigoureuses.
La mortalité. — J'ai défini les principales maladies, c'est-
à-dire les principales causes de mort qui enlèvent les transpor-
tés. Je vais discuter maintenant le résultat des maladies, c'est-
à-dire le taux de la mortalité.
Si l'on défalque des statistiques officielles de la Guyane les
années d'épidémie, où ont sévi des maladies importées du
dehors, on ne rencontre plus que des mortalités de 6,7, de 4,7,
de 5,9. Ces chiffres nous conduisent à une moynne générale
de 6 0/0. Or, nous avons en France des maisons centrales
d'une mortalité égjale et même supérieure; il me suffira de
citer les maisons centrales d'Aniane, de Nîmes, les pénitenciers
de Corse.
J'ai tâché de fixer une moyenne normale; mais on comprend
de reste que si, au lieu d'embrasser une série d'années, on ne
vise qu'une opération isolée de défrichement ou une année
isolée de culture d'un terrain déjà défriché, on constatera des
résultats très différents. Une opération isolée de défrichement,
exécutée d'après les méthodes anciennes, pourra coûter
20 0/0 du personnel ; une année isolée de culture ne coûtera
guère que 5 0/0. La moyenne générale de 6 0/0 s'étend au
contraire sur une longue période.
Et cependant, m'objectera-t-on, la Montagne d'Argent a
occasionné une mortalité de 63 0/0, le Maroni lui-même
une mortalité de 29 0/0 ! Je ne conteste pas ces chiffres spé-
ciaux; je dis seulement qu'on en a forcé la portée. Ces deux
épisodes correspondent à deux tentatives de défrichement, qui
ont été d'ailleurs conduites avec une imprudence et un manque
de suite tout à fait remarquables.
Superficie et limites. — La Guyane est bornée, au
nord et, à l'est, par l'Atlantique ; au sud, par la ligne de partage
des eaux entre les bassins de ses fleuves et le bassin de l'Ama-
zone; à l'ouest, par la limite qu'a fixée l'arbitrage du tsar
Alexandre III; au sud-est, par l'Oyapok, dont le cours forme
la frontière sujette à contestation du côté du Brésil. La super-
ficie totale est d'environ 150 000 kilomètres carrés.
L'arbitrage russe. — Les limites de la Guyane française
et de la Guyane hollandaise étaient aussi l'objet d'un litige qui
a duré depuis le traité d'Utrecht jusqu'en 1891.
LA GUYANE 783
Ce traité avait nettement indiqué le cours du Maroni, comme
devant servir de frontière aux deux pays, mais cette rivière qui
a un lit unique dans la partie inférieure de son cours, est
formée, dans la partie supérieure, de deux branches, le Tapa-
nahoni et l'Awa.
Les territoires compris entre ces deux branches sont habités
par deux tribus principales, les Boschs et les Bonis. Les pre-
miers établis particulièrement le long du Tapanahoni recon-
naissaient la suzeraineté de la Hollande ; les seconds, échelonnés
sur l'Awa, s'étaient toujours considérés comme sujets français.
Jusqu'à ces derniers temps, les choses étaient restées en
l'état, sans qu'aucune des deux puissances rivales cherchât à
régler le différend; mais des gisements aurifères ayant été
découverts sur le territoire contesté, des spéculateurs, suivis
d'une armée de travailleurs, vinrent exploiter le sol et lui
donner une importance qui éveilla les convoitises des deux
pays.
Comme aucun d'eux ne pouvait appuyer ses prétentions sur
un document historique ou géographique quelconque, ils durent
recourir à un arbitrage qui fut soumis à l'empereur de Russie.
Le 25 mai 1891, le tsar rendit une sentence aux termes de
laquelle l'Awa devait être considéré comme fleuve limite entre
les deux Guyanes. Le territoire en amont du confluent des
rivières Tapanahoni et Awa devait, désormais, appartenir à la
Hollande.
Dans les préambules de sa sentence arbitrale, Alexandre III,
après avoir rappelé la convention du 28 août 1817. qui a fixé
les conditions de la restitution de la Guyane française à la
France par le Portugal, considère que cette cession n'a jamais
été reconnue par les Pays-Bas. Passant ensuite à l'examen du
fond de la question, il ajoute que cette convention ne saurait
servir de base pour résoudre la question en litige, attendu que
le Portugal, qui avait pris possession, en vertu du traité
d'Utrecht, d'une partie de la Guyane française, ne pouvait res-
tituer à la France, en 1815, que le territoire à lui primitive-
ment cédé ; or, les limites de ce territoire ne se trouvent nul-
lement définies par ledit traité d'Utrecht.
Enfin, l'empereur de Russie appuie sa détermination sur
cette considération que les autorités françaises ont, maintes
fois, reconnu les nègres établis sur le territoire contesté,
comme dépendant médiatement ou immédiatement de la domi-
nation hollandaise.
En conformité de cette décision, une conférence eut lieu à
734 LA FRANCE COLONIALE
Saint-Laurent du Maroni, entre le gouverneur de la Guyane
française et le gouverneur de la Guyane hollandaise, pour
arrêter, d'un commun accord, les formalités à remplir par les
sujets des deux pays qui voudront se livrer à la recherche des
minéraux ou obtenir des concessions dans le territoire qui fai-
sait l'objet du litige.
Le résultat de cette conférence fut approuvé par les gouver-
nements des deux nations 1.
La Guyane contestée. — La frontière qui doit séparer
la Guyane française du Brésil, au sud et au sud-ouest, reste
indécise; cette situation fâcheuse dure depuis le XVIIe siècle.
La diplomatie a dépensé sur cette question des trésors d'éru-
dition; mais la question n'a pas fait un pas. Ne serait-il pas
temps que ce procès historique se liquidât par une bonne
transaction entre deux peuples amis ?
La difficulté est double. Nous prétendons en effet que nous
sommes limités à l'ouest par le Rio-Negro et le Rio-Branco, au
sud par l'Amazone. Le débat a surtout porté sur ce dernier
point, la possession de l'intérieur du continent américain dans
la direction de l'ouest ne présentant guère qu'un intérêt de
lointain avenir.
Il est certain que, dès 1555, des Français construisaient
sur l'Amazone, près de l'emplacement actuel de Macapa, le fort
de Brest. Il est certain que le roi Henri IV concédait, en 1605,
au comte de Soissons la vice-royauté de la contrée comprise
entre l'Amazone et l'Orénoque. Il est certain que Jérôme d'Al-
buquerque reconnaissait, en 1614, que la rive septentrionale
de l'Amazone était française, tandis que la rive méridionale
était brésilienne.
Le conflit commence précisément lorsque les Portugais
fondent la ville de Macapa et veulent s'étendre au nord du
fleuve. Des négociations, qui n'aboutirent pas, s'engagent à
Lisbonne en 1698. Notre ambassadeur demande nettement que
l'Amazone soit la frontière des deux États. Les Portugais sou-
tiennent que la frontière doit être reportée au delà du fleuve;
et ils la placent successivement à l'Araouari, puis au Mayacaré,
enfin au cap Orange.
Des traités nombreux sont intervenus qui compliquent cette
affaire. Le traité d'Utrecht dispose, en 1713, que notre limite
du sud est la « rivière d'Oyapock et Vincent Pinçon ». Mais le
1. Tout ce paragraphe a été rédigé par M. le capitaine Victor Nicolas,
de l'infanterie de marine.
LA GUYANE 735
traité ne détermine pas l'emplacement de cette rivière; et,
comme le mot oyapok signifie en guarani « embouchure de
rivière », les chancelleries rivales relèvent aisément sur la côte
d'Amérique plusieurs oyapoks entre lesquels il est embarras-
sant de choisir. Il y a notamment un Oyapock, qui débouche
par 1°55' latitude nord dans l'estuaire de l'Amazone et en dedans
du cap Nord. Il y a un autre Oyapok qui débouche par 4°15'
latitude nord à la hauteur du cap Orange. Il faut remarquer
que l'Oyapok du cap Orange ne s'est jamais appelé la rivière
de Vincent Pinçon, et qu'au contraire Vincent Pinçon a juste-
ment découvert le Brésil en accostant au cap Nord. En 1732,
une convention neutralise provisoirement la zone enfermée entre
le Cachipour et le cap Nord, nous laissant par conséquent le
libre usage de l'espace qui va du Cachipour au cap Orange.
Le traité de Madrid adopte franchement, en 1801, la ligne du
Carapanatuba par 0°10' latitude nord; le traité d'Amiens y
substitue en 1802 la ligne de l'Araouari ou Araguary, par
0°15' latitude nord. Enfin le traité de Vienne, en 1815, complété
par une convention de 1817, décide que la France recouvre
toute la Guyane, du Maroni jusqu'à l'Oyapok du cap Orange,
et qu'une décision ultérieure sera prise quant à la délimitation
du territoire contesté.
La France et le Brésil ont parfois essayé de s'établir à
demeure sur certains points du territoire contesté; mais les
actes que l'un de ces deux États accomplissait soulevaient
aussitôt les réclamations de l'autre, et les possessions sont
toujours restées précaires. En 1836, nous installons un poste à
Mapa; le Brésil nous adresse des représentations diplomati-
ques; nous évacuons Mapa. Les Brésiliens à leur tour s'y
glissent après nous; nous protestons contre cette usurpation;
en 1853, ils se retirent.
Le territoire contesté n'a point profité de cette anarchie. La
sécurité des personnes et des biens n'y est pas garantie, comme
elle le serait par un gouvernement reconnu. Les travaux
publics les plus nécessaires ne s'y exécutent pas, car ils ne sont
dotés par aucun budget. La population ne s'accroît pas; elle
comprend, à côté de quelques colons intrépides, des déser-
teurs de l'armée brésilienne, des évadés, des Indiens demi-
sauvages. Les richesses du sol ne sont guère exploitées, en
dehors du manioc; et cependant il y a là des forêts et de vastes
prairies, qui nourriraient plus de bétail que nos savanes du
Kourou et du Maroni.
Il serait digne de la France et du Brésil de régler à l'amia-
736 LA FRANCE COLONIALE
ble ce différend plus que séculaire. Je ne propose pas que les
chancelleries rouvrent leurs cartons et recommencent leurs
plaidoiries, fondées de part et d'autre sur le droit strict. Je
propose au contraire que les plaidoiries, tant de fois entendues,
cessent, et je désire que les cabinets de Paris et de Rio-Janeiro
définissent enfin par une transaction équitable nos limites du
sud et de l'ouest. Il y a, entre l'Atlantique, l'Amazone, le Rio-
Negro et le Rio-Branco, à mettre en valeur un territoire plus
vaste et plus riche que notre Guyane, arrosé par le Cachipour,
le Conani, le Mayacaré, le Carsoène, la Mapa, les lacs de Corassol,
Piratuba, Roucou, Navo, et auquel est adjacente la grande île
de Maraca, sans compter les espaces encore inexplorés, les
immenses forêts vierges dans l'intérieur des terres.

Population. — Le chiffre de notre population dans notre


Guyane est sensiblement égal à ce qu'il était en 1877 : au
31 décembre 1890, il était évalué à 26 905 âmes, y compris
la population flottante. Il se décomposait ainsi : enfants au-
dessous de 14 ans, 5 533; célibataires au-dessus de 14 ans,
14093, dont 4 660 femmes seulement; hommes mariés, 3155;
femmes mariées, 2138; veufs, 802; veuves, 1186. Dans le
chiffre total étaient compris : tribus d'Indiens aborigènes, 3 000;
réfugiés brésiliens, 300; militaires de toutes armes,. 692; per-
sonnel des services et administrations, 234 ; immigrants, 3 510;
transportéshors pénitenciers, 1 263; prêtres, religieuses, etc., 91.
Il convient de distinguer aussi: les créoles blancs, 100; les
créoles mulâtres, 15 000; les Indous, dont l'immigration a été
interdite, en 1876, par le gouvernement anglo-indien, 3 000.
Puis viennent les Annamites, 300; les Chinois, 300 ; les forçats
pour la plupart Arabes et Kabyles, 3 500. Il faut y ajouter les
nègres des bois (Youkas, Polygoudoux, Boschs, Bonis), descen-
dants des anciens esclaves marrons, retournés presque entière-
ment à la vie sauvage, mêlant aux superstitions indiennes les
superstitions originaires de l'Afrique, pratiquant le culte des
mauvais esprits, formés en une sorte de confédération ou de
confrérie religieuse, obéissant à un chef suprême et électif
qu'ils appellent le grand Man. Ils sont au nombre de quelques
milliers. Quant aux anciens habitants du pays, il faut distin-
guer les Indiens de la côte, ou Galibis, et les Indiens de l'in-
térieur, Oyampis, Approuagues, Arouacas, Emerillons, Rou-
couyènnes, Oyacoulets, Paramakas, etc. Les premiers ne sont
que quelques centaines et les seconds que quelques milliers.
Et pourtant, au XVIIIe siècle encore, les jésuites, avant leur
LA GUYANE 737
dissolution, avaient réussi à réduire, c'est-à-dire à
grouper et
à apprivoiser quelque 10 000 sauvages.
Les communes et les lieux habités. — Le décret
du 12 décembre 1889 a divisé la Guyane en circonscriptions
appelées communes. Seule la ville de Cayenne est une commune
de plein exercice. Viennent ensuite six communes de pre-
mière classe : Mana et dépendances, Sinnamary, Macouria,
Roura, Approuague, Rémire; et sept communes de deuxième
classe : Tracoubo, Kourou, Montsinéry, Tounégrande, Kaw,
Oyapok, Mathour.
Voici la liste des établissements pénitentiaires : Cayenne
(dépôt), Iles du Salut, Kourou, Maroni, Saint-Maurice (usine à
sucre), Saint-Jean (dépôt de relégués), Haut-Maroni (section
mobile). Il sera plus loin consacré un chapitre spécial à l'étude
du régime pénitentiaire.
Il n'y a donc pas en Guyane une ville digne de ce nom, à
part Cayenne, qui a 8 500 habitants. Saint-Laurent du Maroni
en a seulementl 1000; Mana, 1 668; Macouria, 789 ; Oyapok, 755;
Sinnamary, 1509; Roura, 1134; Approuage, 1044, etc. 1.
Gouvernement et administration. — La Guyane
est administrée comme nos autres colonies. Elle a un gouver-
neur, un conseil privé, un conseil général, élu au suffrage uni-
versel, et composé de 16 membres. Elle a nos codes, nos lois,
le suffrage universel, moyennant certaines conditions de rési-
dence, la liberté de la presse, etc. Elle a un tribunal supérieur,
un tribunal de première instance, une justice de paix à
compétence étendue (Saint-Laurent-du-Maroni) et quatre à
compétence ordinaire. Elle a une école coloniale d'enseigne-
ment secondaire, une école professionnelle dirigée par un lieu-
tenant d'artillerie, un pensionnat de jeunes filles, dirigé par les
dames de Saint-Joseph de Cluny, 7 écoles primaires pour les
garçons et 6 pour les filles. Elle a une imprimerie (celle du
gouvernement) et un jardin colonial. Elle a une chambre de
commerce, une chambre d'agriculture et une chambre syndicale,
des courtiers et agents de change et une Banque coloniale. Elle a
un journal officiel et un journal indépendant, La Vigie. Elle a
un préfet apostolique pour le service du culte.
A la tête de chacune des treize communes qui ne sont
pas de plein exercice il y a un administrateur assisté, s'il y
a lieu, d'un administrateur adjoint. Auprès de lui, un conseil
1. Chiffres fournis par les Notices coloniales illustrées, 1889.
FRANCE COLONIALE. 47
738 LA FRANCE COLONIALE
consultatif formé sous sa présidence, de six membres désignés
par le gouverneur; ce conseil se borne à émettre des voeux.
La Guyane nomme un représentant à la Chambre des
députés : ce droit, qui lui avait été accordé par le décret
du 15 septembre 1870, retiré par la loi de 1875, lui a été
restitué par la loi du 8 avril 1877.
Le budget local, tant en recettes qu'en dépenses, a été,
pour 1892, de 1 844 199 francs. Les dépenses de la métropole
se sont élevées à 1326 497 francs. Crédits demandés pour 1893 :
1 366 287 francs.

Faune. — La Guyane, en fait de mammifères, présente le


jaguar, qui est assez rare, mais dont un échantillon est venu se
faire tuer, il y a quelques années, dans les rues de Cayenne,
par le soldat de garde à la porte de la prison; le tapir ou
maïpouri, ce pachyderme qui semble une réduction de l'élé-
phant et qui atteint la taille d'un veau; l'agouti, un rongeur de
la taille du lièvre; le tatou à écaille, des biches, des chevreuils,
des porcs sauvages. Le vampire est une énorme chauve-souris
qui suce le sang des animaux endormis. Les singes, présentent
de nombreuses espèces : ouistiti, tamarin, sapajou, singe roux
ou hurleur, etc. Des oiseaux aux plumages éclatants, mais
sans ramage, papes, évêques, cardinaux, colibris, oiseaux-mou-
ches, animent les forêts : l'ibis à aigrette fait la guerre aux
insectes; l'urubu, vautour noir, se charge de déblayer les
immondices.
Les eaux douces sont infestées de caïmans et l'eau de mer de
requins, funestes les uns et les autres à tant d'évasions. Le
gymnote, anguille électrique, hante les ruisseaux et les marais.
Le boa constrictor peut étouffer et avaler un boeuf. Le serpent
à sonnettes, le liane, le perroquet, le trage, etc., sont les plus
redoutables des reptiles venimeux : les indigènes ont des
secrets, paraît-il, pour se garantir de leur piqûre ou la rendre
inoffensive.
La Guyane abonde surtout en insectes; elle a les fulgores
porte-croix, les fulgores porte-lanternes, les papillons et mouches
à feu, toute la tribu des mouches, coléoptères ou papillons phos-
phorescents ; elle a de nombreusesvariétés de moustiques, depuis
le petit maringoin jusqu'au gros maque; elle a des guêpes sans
raison à la piqûre douloureuse, des fourmis dites de feu à
cause de leur âcre morsure, et qui, sur le passage de leurs
colonnes serrées, détruisent tout ; la mouche hominivore qui,
dans les narines de l'homme endormi, dépose ses larves qui
LA GUYANE 739
rongent la victime et la font mourir par inflammation des
méninges; des scorpions, de la taille d'une écrevisse; des
scolopendres ou mille-pattes; de nombreuses variétés d'arai-
gnées, parmi lesquelles l'araignée crabe qui, les pattes éten-
dues, atteint huit pouces de diamètre.
Flore. — La Guyane renferme de nombreuses variétés de
palmiers : cocotier, chou-palmiste, dattier, puripon, maripa,
buche; des bois précieux pour l'ébénisterie : angélique, bois de
fer, ébène, gaïac, assafras, acajou, cèdres; d'autres qui pro-
duisent des résines, des gommes, une sorte de caoutchouc,
comme le balata. On récolte dans les forêts le quinquina, la
salsepareille, l'huile de carapa. Le bananier et l'arbre à pain
contribuent à l'alimentation. On peut cultiver, à la Guyane, les
plantes vivrières : maïs, mil, manioc, ignames, patates, chou
caraïbe. La noix d'arek, la noix de bancoule, les pistachiers, etc.,
fournissent des huiles; le roucou, l'indigo, le nopal, le coton,
des teintures. Le café, le cacao, le tabac, la canne à sucre, toutes
les épices, peuvent y prospérer.
Minéralogie. — La découverte de l'or. — La Guyane
a le fer, la houille, le plomb, le cuivre, l'argent, les pierres
précieuses, les pierres meulières, les argiles. On ne s'y intéresse
qu'à l'exploitation de l'or.
Au XVIe siècle, le bruit s'était répandu en Europe que, au
centre de la Guyane, au bord d'un lac mystérieux, il existait
une ville dont les maisons étaient construites avec des lingots
d'or. La légende avait embelli les choses 1. Cependant il est
désormais avéré que l'or se trouve, soit en poudre, soit en
filons, dans les alluvions et dans les quartz de la colonie. C'est
un pauvre Indien, nommé Paoline, autrefois occupé dans les
mines du Brésil, qui, ramassant de la salsepareille sur les rives
du Haut-Approuague, crut reconnaître, en 1854, la présence
du précieux métal. Le commandant du quartier, Félix Cony,
se rendit aussitôt sur les lieux et vérifia la découverte de l'Indien.
Mais les deux explorateurs ne profitèrent pas de leur expédition.
Félix Cony fut, quelques mois après, assassiné par des rôdeurs,
et Paoline s'éteignit dans la misère à l'hôpital de Cayenne.
1. On racontait que, quelque part dans l'intérieur des terres, était une
ville d'une richesse fabuleuse ; son souverain était, des pieds à la tête,
couvert de paillettes d'or; on l'appelait El Dorado ou le doré. Pendant
les XVIe et XVIIe siècles, beaucoup d'aventuriers allèrent à la recherche
de cette cité de l'or : bien peu en revinrent. Encore en 1720, un de nos
gouverneurs de la Guyane, M. d'Orvilliers, faisait partir une expédition à
la conquête de l'Eldorado.
740 LA FRANCE COLONIALE
La fièvre de l'or n'en gagna pas moins toute la Guyane; et
bientôt tous les travailleurs valides, qu'ils eussent la peau
blanche ou la peau noire, désertant absolument tout autre
métier, coururent aux pépites. Les prospecteurs se sont lancés
dans toutes les directions, interrogeant avec plus d'ardeur que
de science tous les terrains, retournant au fond des vallées les
boues les plus malsaines, procédant au lavage des sables avec
des instruments informes, nourris de vivres dont le transport
à dos d'hommes et à longue distance avait quintuplé le prix,
mais non la qualité. Ce fut une gigantesque loterie, qui enrichit
quelques individus, mais qui en ruina et en tua un plus grand
nombre.
L'industrie de l'or est peut-être à la veille d'une transfor-
mation radicale. D'habiles ingénieurs ont entrepris récemment
d'extraire le métal, non plus des alluvions de la surface, mais
des veines du quartz. Seulement le traitement du quartz auri-
fère exige l'établissement d'un outillage très coûteux. Il a fallu
importer d'Europe et monter péniblement des machines assez
puissantes pour broyer le quartz. Si ce procédé nouveau réussit,
la production de l'or se régularisera, et je crois que ce progrès
technique profitera aux compagnies honnêtes et au budget
local.
Quoi qu'il en soit de l'avenir, je ne saurais trop souligner
ce fait significatif: dans notre colonie, l'homme ne fouille
plus le sol que pour y chercher de l'or. C'est, à la lettre, l'unique
agriculture et l'unique industrie du pays. La Guyane n'est
plus qu'un placer.
Agriculture. — Au 1erjanvier 1891, 3 334 hectares étaient
occupés par diverses cultures. Le nombre des habitations rurales
était de 1414; celui des travailleurs agricoles, de 6 200; la
valeur des bâtiments et du matériel d'exploitation était estimée
à 2 millions; la valeur des animaux de trait et de bétail, à
1200000 francs. On calculait qu'il y avait dans la colonie
218 chevaux, 62 ânes, 99 mulets, 203 moutons, 337 chèvres,
6199 bêtes à cornes.
Commerce. — La Guyane est la moins productive de nos
colonies. L'agriculture, nous l'avons vu, y est presque nulle.
L'industrie, à part celle de l'or, n'y est représentée que par
quelques scieries mécaniques et quelques briqueteries. Le
chiffre du commerce va plutôt en croissant : il atteignait
12 854 000 francs en 1867; il n'était plus, en 1883, que de
8 962000, mais s'est relevé à 14299 423 en 1884. Il a été de
LA GUYANE 741
13 222409 francs en 1889, savoir : importations, 8 950 485 francs,
dont 5 877 648 de France ; exportations 4271 924 francs, dont
,
4115125 pour la France. Les importations de France sont
surtout destinées à l'entretien des troupes et des fonction-
naires : les ressources de la colonie sont si insuffisantes qu'il
y a quelques années les chevaux de la gendarmerie étaient
nourris avec du foin expédié de Bordeaux et revenant à 32 francs
les 100 kilogrammes. Quant à l'exportation de la colonie, elle
ne s'élèverait qu'à 300 000 francs, si l'on ne tenait compte
de l'or : la colonie, d'après les chiffres officiels, en expédie
annuellement en France 1800 kilogrammes, d'une valeur
d'environ 6 millions; mais, comme la fraude des droits sur
l'or se pratique largement, il faut évaluer cette exportation à
environ 5 000 kilogrammes.
Les moyens de communication sont des plus défectueux :
peu de routes; aucune ligne télégraphique, ni terrestre, ni sous-
marine, ne relie la colonie au reste du monde. Une fois par
mois, un vapeur de la Compagnie transatlantique touche à
Cayenne; un autre fait un service mensuel entre Cayenne et
l'Orénoque; un voilier américain, six fois par an, fait le service
entre Cayenne et Boston. Enfin de petites goélettes, appelées
tapouyes, mettent en relations, assez irrégulièrement, les diffé-
rents points de la côte. Le mouvement de la navigation donne
un total de 191 navires, dont 111 français et 80 étrangers.
L'affranchissement des noirs était commandé par le droit.
Mais cette mesure a ruiné de fond en comble les anciennes
familles. Le pays, jusqu'à ce jour, n'a pu reconstituer sur des
bases nouvelles sa fortune économique. Aucun des moyens
employés pour lui procurer des travailleurs et des colons non
volontaires n'a eu de succès : ni la déportation des condamnés
politiques, ni la transportation des forçats, ni la relégation des
récidivistes.
La Guyane a presque toujours été, et je crains qu'elle ne
soit longtemps encore la plus malheureuse de nos colonies.
LES ILES KERGUELEN
ILES SAINT-PAUL ET AMSTERDAM

Bien que l'île de la Désolation ait été découverte, en 1772,


par le lieutenant de vaisseau Kerguelen, et que, l'année sui-
vante, nous en ayons pris possession, on ne comprendrait pas
beaucoup l'intérêt qu'on peut avoir à la compter au nombre de
nos colonies, si, dans certaines circonstances données, les
routes de l'Inde, par Suez, le canal de Mozambique et le large
des Mascareignes, étant coupées par des croisières ennemies,
on n'avait intérêt à s'enfoncer dans l'extrême sud pour gagner
l'Océanie. A ce point de vue, Kerguelen peut offrir quelques
ressources; encore seraient-elles bien bornées, car aucun qua-
drupède ne saurait vivre dans ce climat humide et froid, parmi
ces énormes glaciers, au milieu de ces montagnes escarpées où
ne poussent que des mousses et des lichens et cette crucifère, la
Pringlea, dont les qualités antiscorbutiques peuvent être pré-
cieuses pour un équipage épuisé par une longue croisière.
L'archipel se compose d'une île principale, de cent trente îlots
et de cent soixante roches ou récifs. L'île principale est située
entre 48° 30' et 50° 5' de latitude sud, et 66° 10' et 68° 10' de
longitude est. Elle est à peu près à égale distance de l'Afrique
et de l'Australie, au milieu d'une mer couverte de varechs.
C'est un des derniers débris d'un vaste continent submergé qui
se relie par un plateau sous-marin aux îles du Prince-Edouard,
Crozet, Saint-Paul et Amsterdam 1.
Les rivages de Kerguelen, au moins sur sa côte orientale sud et
sud-ouest (car l'occidentale n'a jamais été visitée que par des pê-
1. La France vient de prendre possession (14 et 27 octobre 1892) des îles
Saint-Paul et Amsterdam. Ces îles, d'origine volcanique, sont situées au
milieu de l'océan Indien, à égale distance du Cap et de la côte occidentale
d'Australie. La première est par 38° 43' de latitude sud et 75°15' de longitude
est de Paris; la seconde par 37°50' de latitude sud et 75°13' de longitude est.
Elles commandentles lignes de navigation de cette partie de l'Océan et sont
toutes désignées, surtout Saint-Paul, pour servir de dépôt de charbon et de
point d'attache pour un câble reliant l'Australie et l'Afrique méridionale.
C'est un important centre de pêche fréquenté par les pêcheurs des îles
Mascareignes. Enfin on y trouve en nombre considérable des otaries
dont la fourrure est employée en pelleterie sous le nom de loutre.
Les anciens voyageurs ont souvent confondu les deux îles : Saint-Paul
fut découverte en 1522 par Sébastien el Cano, un des compagnons de
744 LA FRANCE COLONIALE
cheurs peu en état de procéder à des observations et à des levers
scientifiques), est très découpée et présente une multitude de
presqu'îles entre lesquelles on trouve de précieux mouillages,
entre autres Port-Christmas, les baies de Cumberland, Breakwater,
Blanche, du Centre, Rhodes, Pallisser, Whale, Brass Fonderie,
Royal Sound, Big Elephant, Young William, Iceberg, Greenland. A
l'intérieur, le sol est bossue par une énorme chaîne de mon-
tagnes, dont les pics les plus élevés atteignent près de 2000 mè-
tres, et qui offrent les formes les plus variées: terrasses, pics aigus,
dômes, plateaux, cônes effilés, arcades naturelles. Glaciers et
névés courent au milieu de rochers volcaniques, de basaltes et
de collines cratériformes. On comprend, du reste, qu'un pays
aussi rude, continuellement balayé par des vents qui soufflent
en tempête, n'ait guère d'autres habitants que les oiseaux de
de mer : frégates, pétrels, albatros ou pingouins. Quant aux
phoques à fourrure, quant aux éléphants de mer et aux cétacés
qui avaient attiré les pêcheurs dans ces parages désolés, ils ont
presque entièrement disparu et sont allés chercher au milieu
des glaces et des banquises australes un refuge plus assuré. Le
6 janvier 1774, la frégate l'Oiseau, que commandait M. de Ros-
novet, prit possession de l'archipel Kerguelen au nom du roi de
France; trois ans plus tard, Cook, pendant sa croisière dans les
mers australes, débarqua dans le havre même où était descendu
l'officier français et lui donna le nom de Christmas Harbour.
Depuis, ce furent principalement des baleiniers qui s'arrêtèrent
à Kerguelen, et, pour retrouver des explorateurs sérieux, il
nous faut descendre jusqu'à James Clarke Ross qui, en 1840,
séjourna deux mois entiers dans l'archipel et recueillit sur sa
flore les observations lés plus nombreuses et les plus nouvelles.
En 1874, le Challenger, au cours d'un voyage scientifique au-
tour du monde, puis le vaisseau allemand l'Arcona visitèrent ce
groupe. Enfin, pour l'observation du passage de Vénus sur le
soleil, trois missions scientifiques, anglaise, américaine et alle-
mande, y firent un séjour de quelque durée et rapportèrent des
observations qui concordent avec celles qu'on possédait déjà sur
le peu d'avenir, sur l'absence de ressources des îles Kerguelen.
GABRIEL MARCEL.

Magellan, et Amsterdam en 1617 par le navigateur hollandais Harwick


Claesz de Hillegom.
L'île Saint-Paul avait déjà été occupée en juillet 1843 par des troupes
françaises, sur l'ordre du gouverneur de la Réunion ; mais le gouverne-
ment de la métropole ne ratifia pas cette première prise de possession
et donna l'ordre d'évacuer l'île. Elle avait été, en 1874, visitée par une
mission scientifique française.
LES COLONIES PÉNITENTIAIRES

ET

LÀ TRANSPORTATION

Notions générales. —Le problème pénitentiaire colo-


nial, si complexe qu'il soit, peut être présenté en quelques
pages. Pour en donner une idée claire, il suffit de justifier les
propositions suivantes, qui constituent à vrai dire la charpente
du système :
— La transportation est un châtiment supérieur à l'empri-
sonnement.
— Elle ne peut pourtant s'appliquer à toutes les catégories
de condamnés.
— Elle ne produit d'ailleurs ses effets que lorsqu'elle est
gouvernée avec intelligence, avec esprit de suite, par une
administration intègre et indépendante.
La division naturelle du sujet ressort de ce court exposé. Il
faut d'abord étudier la transportation en elle-même; il faut
ensuite l'étudier dans ses emplois possibles.
La transportation. — Notre Code a consacré deux
modes principaux de répression : l'emprisonnement et la trans-
portation. Mais les criminalistes ne sont pas d'accord sur la
valeur comparée de ces deux peines. Les uns réprouvent abso-
lument la transportation. D'autres admettent la coexistence, à
dose à peu près égale, de l'emprisonnement et de la transporta-
tion. D'autres enfin (et je suis de ceux-là) voudraient réduire de
plus en plus le rôle de l'emprisonnement et développer au con-
traire le rôle de la transportation.
746 LA FRANCE COLONIALE
C'est qu'à mes yeux la transportation possède en elle des
vertus saisissantes qui n'appartiennent pas à l'emprisonnement.
Au point de vue métropolitain, la transportation est une
expulsion d'êtres dangereux. Au point de vue colonial, la trans-
portation est un apport de bras utilisables. Au point de vue du
condamné enfin, la transportation est pour lui, à l'heure de la
libération, la plus sûre occasion de reclassement et, par consé-
quent, la meilleure prévention de la récidive. Sur le territoire
étendu et neuf qu'il habitera désormais les travailleurs sont
rares et, par suite, les salaires élevés; il peut dans un milieu
nouveau commencer une vie nouvelle; il a la chance d'y trou-
ver sans trop de mal le moyen de gagner honnêtement son pain
de demain.
La prison, au contraire, malgré l'antiquité de ses origines,
est une institution incomplète et inachevée. Elle a le tort pres-
que irrémédiable de reverser sur le pavé glissant et encombré
de nos villes les libérés qu'elle n'a pas guéris, qu'elle a trop
souvent corrompus ou brisés. Dégradés par la faute commise,
marqués au front par le casier judiciaire, ces libérés ne sont
plus accueillis dans les ateliers ni dans les bureaux des patrons.
Sous la pression terrible de la faim, ils deviennent, dès lors, à
bref délai, et presque fatalement, des récidivistes.
La prison, si vantée par les criminalistes classiques, ne
détruit pas la criminalité dans un pays ; la criminalité y est
bien plutôt entretenue et perpétuée par la prison. Cette ques-
tion, redoutable entre toutes, le lendemain de l'emprisonnement,
c'est ce que la prison ne résout pas. La transportation, au
contraire, peut la résoudre.
En somme, la prison, instrument tronqué, n'est qu'une
demi-solution du problème pénal; la transportation seule en
est, selon moi, la solution complète, la solution intégrale.
Mais, si. excellent que soit le principe de la transportation,
personne n'a proposé et personne ne proposera d'appliquer
cette transportation à toutes les catégories de condamnés. Il y
a ici un choix à faire entre les délinquants.
On ne peut manifestement demander l'expatriation de l'in-
dividu qui n'a commis qu'une faute légère. Il faut, au contraire,
ou que l'infraction accomplie ait été très grave, ou que l'infrac-
tion ait été répétée un certain nombre de fois.
C'est ainsi que nos lois françaises de 1854 et de 1885 ont
très sagement prescrit la transportation du forçat, coupable
d'un incendie ou d'un meurtre, et la relégation du récidiviste,
qui a multiplié les vols ou les escroqueries.
COLONIES PÉNITENTIAIRES 747
Notre législation française, moins bien inspirée, a éga-
lement ordonné la déportation de certains condamnés politiques.
Ceux-ci, à la différence des forçats et des relégués, ne sont pas
astreints au travail dans nos colonies de Guyane et de Nouvelle-
Calédonie ; ils gardent, quoi qu'on fasse, l'esprit de retour et
l'espérance du retour dans la mère patrie ; ils attendent en effet
l'amnistie prochaine, l'amnistie chronique. Par ces raisons, ils
sont de mauvais colonisateurs, ou plutôt ils ne sont pas du.
tout des colonisateurs ; ce sont des inutiles. Il faudrait effacer
de nos lois la déportation politique ; cette abolition a été écrite
dans le projet récent de revision de notre Code pénal.
A l'inverse, je voudrais que notre droit criminel consacrât
enfin la théorie hardie de la transportation volontaire. J'appelle
ainsi la transportation que solliciteraient, eux-mêmes, comme
un bienfait, certains condamnés primaires de nos prisons con-
tinentales. Ces malheureux, enfermés dans nos maisons cen-
trales, s'inquiètent justement de leur libération prochaine et
des difficultés inouïes de leur reclassement futur. Ils savent
que, la peine finie, ils seront jetés à la rue, sur le sol inhospi-
talier de la métropole; ils ont peur d'une première récidive,
car ils ont le sentiment de leur faiblesse et de leur dénûment;
ils réclameraient, comme une faveur, l'expatriation surveillée
et réglementée. J'attache, pour ma part, une importance capi-
tale à cette innovation ; je la préconise depuis longtemps. Elle
fournirait à nos colonies une immigration pénale, relativement
d'élite. Parmi les condamnés primaires, il est en effet des indi-
vidus dont la société peut espérer et doit tenter le relèvement.
Pour quelques-uns de ces hommes, tombés une seule fois, un
changement radical de milieu peut être le salut. Cette forme
nouvelle de la transportation en est pour moi de beaucoup la
forme supérieure; elle n'existe pas dans nos lois; il faut l'y
introduire.
Il ne suffit pas d'ailleurs d'édicter l'expatriation dans des
cas déterminés. Il faut savoir construire la peine qu'on veut
appliquer aux condamnés exportés de France 1.
Les rédacteurs de la loi de 1854 avaient compris la façon

1. Dans la première édition de la France coloniale, parue au lende-


main du vote de la loi de 1885 sur les récidivistes, j'avais surtout insisté
sur les erreurs techniques commises dans la construction de la peine de
la relégation. Aujourd'hui je crois plutôt devoir mettre en relief ce qui
est plus grave que des erreurs, les abus qui ont été récemment introduits
dans le fonctionnement de la transportation des forçats et dans le jeu
de la loi de 1854.
748 LA FRANCE COLONIALE
dont ils devaient traiter le forçat. Ils avaient avec une égale
sollicitude organisé d'une part l'expiation et d'autre part le
relèvement graduel du condamné. L'expiation sévère résultait
de cette règle précise que le forçat devait être affecté à l'exécu-
tion des travaux les plus pénibles de la colonisation. Quant au
relèvement de l'homme qui se repentait, ce relèvement était
préparé, il était encouragé par une série de dispositions bien-
veillantes, multipliées comme à plaisir.
Malheureusement, la pratique n'attacha pas une impor-
tance égale aux deux moitiés du système. La partie rigoureuse
de la loi, le châtiment sévère, fut atténuée au delà de toute
justice; l'adoucissement du régime, qui ne devait être qu'une
récompense exceptionnelle, devint le statut normal des péni-
tenciers. La peine des travaux forcés fut ainsi énervée. Les
malfaiteurs la redoutaient moins que la réclusion, peine léga-
lement inférieure, qu'ils subissaient dans les maisons centrales
de France; et du coup, l'échelle hiérarchique des peines fut ren-
versée. Le forçat était assuré de toucher sa ration quotidienne,
alors même que son travail n'avait point été effectif. Il commet-
tait en outre dans la colonie des crimes ou des délits nouveaux,
sans avoir à craindre ni l'échafaud, qu'un président trop sen-
sible avait aboli de fait, ni l'exécution immédiate de l'empri-
sonnement, que retardait maladroitement, pour de longues
années et quelquefois pour toute la vie, la peine antérieure des
travaux forcés déjà prononcée contre le même coupable. Cer-
tains forçats se faisaient ainsi condamner, sans risque sérieux,
ou plusieurs fois à mort, ou plusieurs fois au bagne perpétuel;
et ces misérables, se jouant cyniquement des lois, ajoutant les
infractions aux infractions, continuaient à vivre, en quelque
sorte inviolables, travaillant plus ou moins en plein champ,
sous le beau ciel de la Calédonie, dans une demi-liberté. Ce n'est
pas tout. Après une période de temps trop courte, le forçat
obtenait une concession de terre, qu'il ne payait même pas ; et
l'administration, follement généreuse, l'entretenait gratuite-
ment pendant trente mois, jusqu'à l'arrivée des récoltes régu-
lières. Le crime ainsi traité était devenu une carrière, qui nour-
rissait son homme et que couronnait une retraite assurée.
Nous avons, dans une commission, que présidait M. Dislère
et dont j'ai fait partie, corrigé en moins de dix-huit mois
toutes ces défaillances qui avaient duré trente-cinq ans. Nous
avons accompli notre oeuvre de réparation sans bruit, mais
avec fermeté. Désormais le forçat cessera d'être plus favorisé
que l'honnête homme; il devra, comme celui-ci, gagner son
COLONIES PÉNITENTIAIRES 749
pain à la sueur de son front; il ne mangera qu'à la condition
qu'il ait travaillé d'abord ; il n'y aura plus de rentiers du bagne.
Désormais le forçat ne touchera plus de salaires. Désormais le
forçat, s'il commet des crimes ou des délits nouveaux, sera
mis en cellule, ou tout au moins en prison, s'il a mérité l'em-
prisonnement; et s'il a mérité la mort, il sera conduit à l'écha-
faud. Désormais le forçat n'obtiendra plus de concessions
foncières que dans des conditions très strictes ; il ne les obtiendra
plus gratuites; il les obtiendra moins hâtives; il ne recevra
plus que six mois de vivres, en attendant la première récolte.
Enfin le forçat européen n'est plus certain d'aller goûter
l'éternel printemps de la Calédonie; il sera le plus souvent
dirigé sur la Guyane, dont le séjour est autrement redouté des
malfaiteurs.
En un mot, la peine des travaux forcés avait été affaiblie à
l'excès; nous l'avons retrempée; nous avons redressé l'échelle
faussée du Code pénal. La légende de la Nouvelle et des agré-
ments des bagnes océaniens pourra traîner quelque temps
encore sous la plume de quelque journaliste ou sur les lèvres
de quelque orateur parlementaire attardé. Aujourd'hui cette
légende est fausse. Le forçat est devenu, dans toute la force du
terme, un condamné qui expie, un être que l'administration
maniera et utilisera à son gré.
Mais quel emploi le gouvernement peut-il faire de ces
hommes, dont il a reconquis la pleine et énergique disposition?
L'emploi des transportés. — L'histoire de la trans-
portation, au point de vue de l'utilisation des hommes, peut
s'écrire en trois lignes, correspondant à autant d'époques, à
autant de systèmes successifs.
De 1854 à 1887, le gouvernement tâtonne; il affecte surtout
les forçats à l'agriculture ; il dirige lui-même les exploitations.
De 1887 à 1892 le gouvernement, sans que les Chambres
s'en soient suffisamment inquiétées, proclame tout à coup son
incapacité à gérer les bagnes transatlantiques; il en impose
toujours la charge financière aux contribuables métropolitains,
mais il en abandonne magnifiquement et illégalement les pro-
fits soit aux colonies, soit à quelques spéculateurs favorisés.
Avec l'année 1892 va s'ouvrir sans doute une ère de répa-
ration, et nous touchons, j'imagine, à l'inauguration d'un plan
définitif.
Première période (1854 à 1887). — Pendant les trente
années qui ont suivi la loi de 1854, le gouvernement ne sait
750 LA FRANCE COLONIALE

pas quel système il doit pratiquer. Il a gâté le forçat par un


excès d'indulgence, et de plus il s'en sert mal. Il l'emploie
d'une façon irréfléchie.
C'est en Guyane que ces erreurs du début apparaissent
principalement. Il est vrai que là elles se compliquent d'une
circonstance spéciale. : l'insalubrité du sol. Cette insalubrité
trouble les premières entreprises de l'administration ; elle rend
les défrichements, à peine opérés, meurtriers pour la santé
des hommes et en amène l'abandon presque immédiat. Le gou-
vernement a passé trente ans à fonder à droite et à gauche,
quitte à les délaisser promptement, des établissements nombreux,
où des millions de francs ont été dépensés, où des milliers de
condamnés ont été dévorés par la fièvre ou par la dysenterie.
Il ne s'est pas rendu compte assez tôt que ces mortalités
effrayantes étaient une suite inévitable d'un premier défriche-
ment accompli, sans précautions suffisantes, sous un climat
humide et chaud, mais ne devaient pas être l'accompagne-
ment persistant d'une exploitation prolongée de la terre.
L'administration n'a poursuivi, en Givyane surtout, qu'une série
de premiers défrichements, dégageant des miasmes délétères
et décimant les pénitenciers, étourdiment promenés des rives
de l'Oyapok aux rives du Maroni et des bords de la Comté aux
bords du Kourou.

Seconde période (1887 à 1892). — La seconde période


est courte, mais elle est grosse d'événements et d'enseignements.
J'ai dit que la peine des travaux forcés avait été retrempée ;
mais l'utilisation des condamnés est désormais conduite d'après
des principes singulièrement hardis et nouveaux. Les fonction-
naires de l'administration pénitentiaire, qui ont cependant
collaboré à la réforme récente de la peine des travaux forcés,
sont tout à coup taxés d'incapacité professionnelle. Ils ne sont
plus bons qu'à nourrir et à vêtir les prisonniers, qui seront
livrés gratuitement aux colonies pénitentiaires ou qui seront
livrés à vil prix à des Compagnies industrielles, particulière-
ment à des Compagnies minières. Le gouvernement n'a plus
l'ambition, excessive peut-être, d'amender des délinquants et de
devenir leur éducateur; il se fait purement et simplement
marchand d'hommes. Il engage pour dix, quinze et vingt ans
les contingents du bagne par des contrats amiables, qui ne
sont pas du reste publiés. Par une combinaison léonine, les
contribuables européens continuent à supporter le passif de la
transportation, et ce sont les colonies, sinon même quelques
COLONIES PÉNITENTIAIRES 751
colons privilégiés, qui, sans bourse délier, ou moyennant
d'infimes redevances, bénéficient du travail des transportés.
Cette façon insolite de disloquer un budget, en séparant radica-
lement la recette de la dépense, en attribuant la recette aux
colons et la dépense aux métropolitains, semble à quelques
financiers et à quelques jurisconsultes de la vieille école un
abus que rien ne saurait justifier et qui ne peut être toléré plus
longtemps. La traite des forçats, à peine débarqués, est en effet
interdite par la loi de 1854, et un simple ministre n'a point le
droit de faire à une colonie, si intéressante qu'elle soit, des
libéralités aux dépens de la fortune de l'Etat. Ces libéralités
constituent à mes yeux un virement, qui n'est pas même opéré
dans l'intérieur d'un budget, ce qui serait déjà grave, mais un
virement autrement blâmable et autrement illicite, puisqu'il
est opéré du budget national au budget local d'une colonie. Les
adversaires de la transportation lui reprochent souvent d'être
une peine coûteuse pour les contribuables métropolitains ; ils
voudraient, non sans raison, que l'Etat fût plus soucieux des
recettes possibles; les auteurs du nouveau système, par un
véritable coup d'audace, procèdent sans ménagement à la
réduction ou à la suppression de ces recettes dénoncées déjà
comme insuffisantes.
La métropole illégalement sacrifiée à la colonie, voilà dans
sa simplicité la théorie de la seconde période. Que penseront
les Chambres de ces subventions payées, sans qu'il soit inter-
venu un vote, à quelques colons d'Océanie par les contri-
buables de France ?

Troisième période (1892). — Il est temps de revenir à


l'exécution régulière des peines et au respect des lois de
finances. La métropole qui supporte les dépenses du bagne a
le droit de s'en réserver les profite : ubi onus, ibi emolumentum.
Quant aux fonctionnaires de l'Etat, le premier devoir de leur
charge consiste à défendre les intérêts publics contre la solli-
citation injuste des intérêts privés, contre la pression impé-
rieuse des influences locales. L'atelier pénal fourni gratuitement
à des colonies pénitentiaires, l'atelier pénal livré à bas prix à
quelques spéculateurs favorisés, tout cela représente des
subventions et des engagements, accordés au mépris des lois
par des administrateurs qui ont excédé leurs pouvoirs. Les
concessions octroyées aux colonies n'ont pas plus de valeur
que les contrats passés, en pareille matière, avec des particu-
liers. L'État peut dès lors reprendre, spécialement en Calédonie,
752 LA FRANCE COLONIALE
la disposition intégrale des forçats dont il a continué d'ailleurs
à payer la nourriture, l'habillement et la garde! Nous ren-
trerons ainsi dans la vérité de la science pénitentiaire, qui
veut confier qu'à l'État seul le soin d'appliquer la peine et
ne
qui ne fait point du condamné une marchandise dans le com-
merce, au même titre qu'un cheval ou qu'un boeuf.
Quant à l'emploi ultérieur des forçats désormais rétablis
sous sa main, le gouvernement n'aura que l'embarras du choix
entre des affectations variées. Le gouvernement n'a-t-il pas
des travaux d'utilité nationale à entreprendre hors d'Europe?
N'a-t-il pas notamment des chemins de pénétration à tracer et
à féconder en Afrique? N'a-t-il pas conservé en Calédonie, en
dépit de quelques-uns de ses agents, toujours prêts à le
dépouiller, un domaine important, qui n'est pas volatilisé en
entier, et sur lequel il pourra, à la condition de le vouloir, soit
élever du bétail pour les rationnaires de l'armée, de la flotte et
des pénitenciers, soit établir, comme une garnison solide,
honnête et française, nos anciens marins, nos anciens soldats,
braves gens qui ont dépensé sans compter leurs forces et leur
sang pour la patrie, et auxquels la patrie oublieuse n'a point
encore assuré, au moyen d'une dotation méritée, le repos et la
dignité des derniers jours? Rome payait en terres la dette con-
tractée envers les vétérans fatigués de ses légions. Notre jeune
République s'honorerait en fondant une institution analogue,
qui profiterait du moins à d'irréprochables et vaillants servi-
teurs de l'Etat. Cette institution, je puis la définir en quelques
mots. Le sol disponible de nos colonies salubres serait défriché
et couvert de cultures arborescentes, productives de revenus
réguliers, par la main-d'oeuvre pénale. Le sol aménagé, mis en
rapport, serait ensuite distribué entre les familles militaires,
capables de défendre en cas de guerre ce qui serait devenu
leur bien propre. L'État emploierait une terre qui lui appartient
et des condamnés qu'il nourrit à préparer l'établissement hono-
rable et la retraite foncière de soldats qui ont avec un admirable
désintéressement combattu et souffert pour lui.

Résumé. — En résumé, il y a de grandes choses à tenter,


de grandes choses à réaliser au moyen de cette force pénale
dont nous disposons en vertu des lois.
Mais si le gouvernement devait continuer les errements
funestes qui se sont produits au cours des cinq ou six dernières
années, je n'hésiterais pas, moi qui suis un partisan réfléchi et
résolu de la transportation, je n'hésiterais pas, dis-je, à deman-
COLONIES PÉNITENTIAIRES 753
der très hautement que la transportation fût abolie, ou tout au
moins qu'elle passât des mains du service des Colonies aux
mains d'un autre ministère, plus soucieux d'observer les règles
fondamentales du droit et les règles protectrices du budget
de l'Etat.

J. LEVEILLÉ,
Professeur à la Faculté de droit de Paris, chargé d'une mission à la Guyane
membre de la Commission de revision du Code pénal.

FIN

48
FRANCE COLONIALE.
CONCLUSION

IMPORTANCE ET UTILITÉ DE NOS COLONIES

Comparaison de notre histoire coloniale avec celle de


l'Angleterre. — Nous ne pouvons songer à. comparer l'empire
colonial de la France avec celui de l'Angleterre. Celle-ci recueille les
avantages tandis que nous supportons les désavantages d'une
géographie et d'une histoire toutes différentes. Ce qui a fait la
supériorité de l'Angleterre sur tous ses concurrents coloniaux, c'est,
avant tout, sa situation insulaire, qui la rend presque invulnérable.
Depuis Guillaume le Conquérant, elle n'a jamais subi d'invasion ;
jamais une armée ennemie, aux portes de sa capitale, ne l'a obligée
à se racheter au prix d'une partie de ses possessions d'outre-mer;
jamais une complication dans la politique européenne n'est venue
partager son attention et l'empêcher de consacrer tous ses efforts
au développement de sa marine, de ses établissements et de son
commerce. Elle a toujours acquis, et, à part la sécession des
colonies américaines, jamais perdu. Au contraire, la France, la
Hollande, l'Espagne, le Portugal, les quatre autres puissances colo-
niales des derniers siècles, ont eu des destinées analogues : c'est en
Europe surtout que ces quatre nations ont perdu leurs colonies.
Leurs découvertes ont commencé plus tôt que celles de l'Angleterre
et leur empire a été d'abord plus vaste que le sien : mais elles en ont
été en partie dépouillées, pour les causes les plus diverses en
apparence, mais se ramenant toutes à une cause unique : les
complications de leur situation européenne. C'est toujours la même
puissance, l'Angleterre, qui s'est trouvée au moment voulu pour
recueillir leurs dépouilles ; en sorte que l'empire britannique est
surtout composé des débris des autres empires. A la France, elle a
enlevé l'Amérique du Nord, une partie des Antilles, l'île de France,
l'empire des Indes; à la Hollande, une partie de la Guyane, le Cap,
Ceylan; à l'Espagne, la Jamaïque, la Trinité, etc.; aux Portugais,
plusieurs points sur la côte d'Afrique ou de l'Indoustan.
C'est cette situation de l'Angleterre, unique au point de vue
historique et géographique, qui a fait d'elle la première puissance
coloniale du globe. Cependant, comme nous avons lutté avec une
ténacité égale à la sienne, nous avons fini par redevenir la seconde.
756 CONCLUSION
Sécurité relative des possessions d'outre-mer à l'époque
présente. La rivalité entre les puissances maritimes ou celles

qui tendent à le devenir n'a point cessé avec le progrès de la civili-
sation. Elle a pris une autre forme. Autrefois chacun des concur-
rents cherchait surtout à ravir les colonies des autres : aujourd'hui
on cherche surtout à en créer de nouvelles, soit sur les rivages déserts,
soit chez les nations barbares. Depuis les guerres de la Révolution
et de l'Empire, pendant lesquelles l'Angleterre s'est fait largement
la main, on ne peut citer un seul exemple d'une colonie enlevée à
une puissance européenne par une autre puissance. L'Angleterre
s'est démesurément accrue dans l'Indoustan et dans l'Indo-Chine ;
elle a créé ses florissants établissements de l'Australie et de la
Nouvelle-Zélande ; elle a pris pied sur de nombreux points des
rivages africains, dans les îles et archipels de toutes les mers, et
renforcé, par l'acquisition de Chypre et l'occupation de l'Egypte, sa
situation dans la Méditerranée. La France a lutté dans l'Afrique du
Nord, au Sénégal, à Madagascar, dans l'Indo-Chine ; elle a acquis
d'importantes possessions au Soudan, à la Guinée, au Congo, dans
la région du lac Tchad, dans l'océan Indien, dans le Pacifique.
En outre, jusqu'à nos jours, cinq puissances seulement avaient
vraiment une politique coloniale; mais de nouvelles nations se sont
jetées dans la lutte. L'Allemagne, à peine en possession de son
unité, a marqué sa part au Cameroun et au Togo, sur le golfe de
Guinée, a créé ses deux territoires l'Afrique Sud occidentale et
d'Afrique orientale, occupé, en Océanie, la Terre de l'Empereur-
Guillaume, l'archipel Bismarck, les îles Salomon du Nord, les îles
Marshall et Navodo. L'Italie, dont l'avènement date d'une époque
tout aussi récente, a convoité la Tripolitaine et tenté la création
d'une colonie Erythrée sur la mer Rouge et sur les frontières de
l'Abyssinie. La Belgique elle-même, pays neutre en Europe, devient
en Afrique puissance coloniale, ou du moins son roi, par une sorte
d'union personnelle, joint à la couronne constitutionnelle de Belgi-
que la domination de Congo : il devient l'arbitre d'une région trente
ou quarante lois grande comme la métropole.
Or, les nouvelles acquisitions de l'Angleterre, de la France et
de leurs nouvelles rivales n'ont point entraîné, comme elles
l'auraient fait autrefois, de guerres à la fois européennes et colo-
niales. En cette matière, une sorte de droit des gens a tendu à
prévaloir: la Conférence internationale de Berlin, 1884 et 1885, en
a posé les principes essentiels ; elle a déterminé à quelles conditions
un peuple européen pourrait être considéré comme maître d'une
terre revendiquée par lui; pour prévenir les guerres de l'avenir, elle
a posé en règle que certains grands fleuves, certaines grandes
artères du commerce universel, le Niger et le Congo en Afrique,
aussi bien que le Danube en Europe, ne pourraient devenir la
propriété exclusive d'une seule puissance. C'est par une décision
européenne, par une sorte de transaction que la plus vaste des
contrées encore inoccupées de l'ancien monde, le bassin du Congo,
CONCLUSION 757
a pu être pacifiquement partagé entre la France, le Portugal et
l'Association internationale. Un conflit, qui a mis toutes les chancel-
leries en émoi, s'est terminé par l'arbitrage du Léon XIII :
l'affaire des Carolines n'a pas servi de pendant pape
aux affaires des
Malouïnes ou de la baie de Nootka qui, au XVIIIe siècle, des intérêts
pour
à peine plus considérables, ont rompu ou mis en péril la paix de
l'Europe. Parmi les traités qui ont établi en Afrique les limites des
dominations européennes, et qu'on a trouvés ci-dessus indiqués en
leur lieu, les plus importants sont la convention anglo-allemande
du 1er juillet et la convention anglo-française du 5 août 1890.
Plusieurs causes ont contribué à dépouiller la rivalité coloniale
de son ancienne âpreté. D'abord les mêmes circonstances, qui
rendraient si redoutable à tous la rupture de la paix européenne et
qui contiennent les ambitions continentales par la perspective de
l'effroyable mêlée de nations qui suivrait la première démarche
imprudente, ont fait comprendre la nécessité de ne créer nulle part,
ni en Europe, ni hors d'Europe, des cas de conflit. En second lieu,
l'enjeu de la guerre coloniale n'aurait plus la même valeur qu'au-
trefois : on n'aurait plus à lutter pour des empires, comme celui de
l'Indoustan, de l'Amérique du Nord ou de l'Amérique du Sud; les
combattants ne verraient plus miroiter devant leurs yeux les
richesses fabuleuses du Grand-Mogol, les terres fertiles et sans
limites de la Nouvelle-France ou de la Nouvelle-Angleterre, les
mines du Pérou ou du Mexique. Les territoires qu'on peut encore
se disputer, plages jusqu'à présent stériles, îlots de richesse
médiocre, régions inconnues de l'Afrique intérieure, ne seraient
plus un prix suffisant pour de tels combats. En troisième lieu,
l'abolition de l'ancien système commercial et de l'ancien système
colonial a diminué aussi la vivacité des ambitions. C'est préci-
sément la puissance autrefois la plus exclusive, la plus jalouse et la
plus violente, qui, par conviction et par intérêt, s'est faite le cham-
pion des doctrines du libre-échange, et l'on conviendra que, si elle
n'a rien perdu de son esprit d'entreprise et de son ardeur au gain,
il y a un abîme entre l'Angleterre de Cromvell, de Guillaume III,
des deux Pitt, qui en 160 ans a fait dix-sept guerres européennes1,
et l'Angleterre de Cobden, de Gladstone et même de Salisbury. Or,
1. Guerre de Cromwell contre la Hollande (1632-54); contre l'Espagne
(1635-62); guerre de Charles II contre la Hollande (1663); guerres de
Guillaume III contre la France (ligue d'Augsbourg et succession d'Es-
pagne : 1688 et 1700-1713) ; guerres contre l'Espagne (1718-1720 et 1739-
4748) et contre la France (1743-48) ; guerre de Sept Ans (4736-63) ; guerre
de l'indépendance américaine (1776-83) ; intervention en Hollande (1787) ;
guerre contre la Révolution française (1793-1802) : première guerre contre
Napoléon (1803-1814) ; deuxième guerre contre Napoléon (1815); deux
guerres contre le Danemark (1801 et 1807) ; attaque contre Constantinople
(1807) ; guerre contre la Russie (1809) ; sans parler des expéditions au
Cap, à Ceylan, en Egypte, à Buenos-Ayres, sans parler de la guerre contre
les Etats-Unis (1812-1813).
758 CONCLUSION
grâce aux doctrines du libre-échange, une nation n'est plus néces-
sairement exclue du trafic des régions qu'elle ne possède pas.
Sans doute, les colonies assurent encore à leurs possesseurs de
sérieux avantages ; mais ces avantages ont pour corollaires des
charges ; la balance des droits et devoirs de la mère-patrie ne lui
laisse plus qu'un bénéfice facile à évaluer et qui ne prête plus aux
vastes illusions. Chaque nation fait le bilan de ce que lui rapportent
et de ce que lui coûtent les colonies, et se préoccupe des responsa-
bilités qu'elles font peser sur elle. L'Angleterre, qui autrefois ne
songeait qu'à s'enrichir aux dépens de l'Indoustan, reconnaît
aujourd'hui qu'elle a des devoirs envers lui. La Grande-Bretagne
dans les Indes, au Canada et en Australie, la France en Afrique et
dans l'Indo-Chine, la Hollande, l'Espagne et le Portugal eux-mêmes
dans leurs établissements des Antilles, d'Asie et d'Afrique, admettent
que le gouvernement des colonies doit avoir pour objet principal
l'intérêt des colonies. La première de ces nations semble avoir pour
politique, si nous en croyons les publicistes du parti libéral, de
préparer l'émancipation future de ses dépendances de race anglaise
et d'agir comme tutrice plutôt que comme maîtresse de l'Indoustan.
Dans les rapports de la métropole et de ses établissements se sont
introduites, en même temps que des principes nouveaux d'économie
politique, des doctrines nouvelles de morale politique; elles con-
damnent les anciennes pratiques d'exclusion rigoureuse à l'égard
du commerce étranger, d'exploitation sans contrôle à l'égard des
côlons, de convoitise sans frein à l'égard des puissances rivales.
Dans ces conditions, l'acquisition d'une colonie vaut encore
les risques d'une guerre peu dangereuse contre des sauvages et
des barbares : elle ne vaut plus les risques d'une guerre européenne.
Il est donc probable que, si nous sommes encore appelés à voir des
luttes ardentes entre Européens et indigènes aux colonies, nous en
verrons beaucoup moins entre Européens à l'occasion des colonies.
Les établissements des diverses nations civilisées ont donc acquis un
degré de stabilité qu'ils n'ont point eu jusqu'à la fin des guerres du
premier Empire. Les traités de 1815, qui n'ont pas réussi à fixer la
géographie définitive de l'Europe, ont cependant inauguré, pour les
possessions hors d'Europe, une ère d'apaisement relatif. En parti-
culier, nous pouvons espérer que l'empire colonial que nous avons
élevé dans le courant de ce siècle est moins exposé aux cata-
clysmes qui, en 1713, en 1763, en 1814, c'est-à-dire jusqu'à trois fois
et à des intervalles à peu près réguliers d'un demi-siècle, ont démem-
bré nos premiers empires coloniaux. Celui que nous possédons
aujourd'hui, nous le possédons avec une sécurité relative.
Importance réelle de notre empire colonial : superficie et
population. — En rassemblant les données statistiques relatives aux
diverses colonies et protectorats de la France, nous pouvons essayer
de nous faire une idée de l'empire qu'elle possède aujourd'hui au
delà des mers. Deux éléments devraient d'abord être déterminés :
CONCLUSION 759
la superficie et la population. Le premier de ces éléments est le
moins important, car, dans le total, figureraient des régions presque
désertes à côté de pays très peuplés et très riches. Le chiffre de la
population est, au contraire, en général, le signe le moins trompeur
de la valeur réelle d'un pays.
Pour la superficie, en joignant à l'Algérie, au Sénégal, au Soudan
français, à l'Ouest africain et aux colonies proprement dites, nos
protectorats sur la Tunisie, le Cambodge, l'Annam et le Tonkin, en
négligeant les 4 millions de kilomètres carrés du Sahara, ainsi que
de vastes régions dans la boucle du Niger et au sud du lac Tchad,
nous arriverions à un total d'environ 1 800 000 kilomètres carrés,
et, en y ajoutant le Congo et le protectorat sur Madagascar, à un
total d'environ 3 800 000 kilomètres carrés. C'est près de sept fois
la superficie de la France, qui en compte 522,572. Pour la popula-
tion, en prenant les mêmes territoires, nous arriverions à un total
d'environ 35 millions d'habitants ; ce qui égale presque la population
de la France. On peut donc, à la rigueur, dresser le tableau sui-
vant, qui offre de si nombreuses lacunes, surtout au point de vue de
la population, que nous nous dispenserons d'établir les totaux.
Kil. carrés. Habitants.
Afrique du Nord :
Algérie 670 000 3 359 687
Tunisie 140 000 1 300 000

Afrique de l'Ouest :
Sénégal 120 000 400 000

Fouta-Djallon ....
Rivières du Sud. . . .
Soudan français avec
Dinguiray et Kaarta.
24 000
80 000

330 000
100 000
600 000

1 000 000

Bodian ....
États de Mademba et
100 000 1 200 000
États de Samory.
États de Tiéba.
Etats de Kong.
...
...
Bondoukou, Djimini,
. .
300
60
50
000
000
000
1 000
160
530
000
000
000

Anno, etc 70 000 300 000


Côtes de la Guinée. . 300 000 .
300 000
Gabon, Congo, etc. . 800 000 5 000 000

Afrique de l'Est :
Réunion
Mayotte
1 980
366
165 12
915
270
Nosy-Bé 293 10 905
7
Sainte-Marie
Comores
Madagascar. ....
....
Obock et Cheïkh-Saïd.
155
1 606
391964
130 000
33
4 000
21
634
000
000
000
760 CONCLUSION
Kil. carrés. Habitants.
Asie :
Inde française. 509 283 053

....
. .
Cochinchine 67 000 2 034 453
Cambodge 100 000 1 500 000
Tonkin1 130 000 4 000 000
Annam. 140 000 12 000 000
Océanie :
Nouvelle-Calédonie et
dépendances (sans
compter les Nouvelles-
Hébrides) 20 000 .62 714
Tahiti et dépendances. 4 363 24418
Amérique :
Saint-Pierre et Mique-
lon 235 5 929
Martinique 988 175 863
Guadeloupe et dépen-
dances 1 870 165 899
Guyane (sans les terri-
toires contestés). 78 900 29 769

Nos colonies (non comprises l'Algérie et la Tunisie) ont un chiffre


d'affaires qui dépasse 400 millions. Elles reçoivent de la métropole
une subvention annuelle d'environ 72 millions ; et, en outre, l'en-
semble des budgets locaux s'élève à 83 millions. La métropole
entretient pour leur défense 36 662 hommes de troupes coloniales,
dont 13 300 des troupes métropolitaines et 19 876 de contingents
indigènes. Les troupes blanches dépendent toutes de la Marine, sauf
3 450 hommes de la légion étrangère, fournis par le ministère de la
Guerre.
L'empire britannique s'étend sur près de 25 millions de kilomètres
carrés et il compte une population de plus de 312 millions d'âmes,
entre le quart et le cinquième du genre humain tout entier. Par une
autre considération, il peut exciter notre envie ; cette population
comprend plus de dix millions d'habitants de sang européen et prin-
cipalement anglais, tandis que nous n'arrivons pas à un million
d'hommes qu'on puisse regarder comme colons français ; et il faut
y comprendre les étrangers domiciliés dans nos possessions de
l'Afrique du nord et les descendants des travailleurs africains de nos
îles.
Sous le double rapport de la superficie et de la population, c'est
avec les autres puissances colonisatrices que nous devons chercher
des comparaisons. Parmi celles-ci, une seule pourrait aujourd'hui
nous disputer le second rang, et elle le possédait sans conteste
avant nos dernières acquisitions. C'est la Hollande : elle possède
1. Aucun recensement n'ayant été fait ni au Tonkin, ni dans l'Annam
ces chiffres ne sont qu'approximatifs.
CONCLUSION 761
outre-mer près de 31 millions de citoyens ou sujets, sur une superficie
de plus de deux millions de kilomètres carrés. Viennent ensuite
l'Espagne, avec 8 millions de colons de toute race, sur une superficie de
427 673 kilomètres, et le Portugal, avec 2 329 200 habitants
sur
1 825 000 kilomètres.

Commerce de la France avec ses colonies. — On estime


que le commerce de toutes nos colonies, moins l'Algérie et la Tuni-
sie, tant importation qu'exportation, s'est élevé, pour l'année 1889,
à 401 millions de francs, dont 196 à 197 millions rien qu'avec la
métropole 1 ; en y ajoutant pour l'Algérie 546 millions (année 1890),
pour la Tunisie 60 millions, chiffre destiné à s'accroître beaucoup,
on arrive à un total de près d'un milliard. La totalité du commerce
de la France, tant à l'importation qu'à l'exportation, étant d'environ
8 milliards (chiffre du commerce spécial), on voit que le commerce des
colonies fait presque la huitième partie de celui de la métropole. Pour
environ 550 millions, il se fait uniquement avec la métropole. Assu-
rément ce chiffre de 550 (437 suivant d'autres données) est inférieur à
celui que nous avons avec l'Angleterre (1 538 millions), avec la Bel-
gique (1 040 600 000 fr., en 1889), avec l'Allemagne (680 millions),
avec les États-Unis (580 millions), peut-être l'Espagne (549 millions) ;
mais nos colonies réunies consituent pour nous un meilleur client
que n'importe laquelle des autres nations des deux mondes, même
l'Italie, la Suisse, l'Argentine, la Russie, l'Autriche, la Hongrie.
Les colonies anglaises ont un commerce d'environ 12 milliards;
sur ce chiffre, leur commerce avec la métropole compte pour 5 mil-
liards, et l'importation anglaise dans ces colonies y entre pour plus
de 2 milliards.
La comparaison des chiffres français et anglais, pour le com-
merce," donne donc la même impression que l'étude comparée de la
superficie et de la population ; il est certain que les colonies anglai-
ses, plus vastes, plus denses de population que les nôtres, doivent
être à la métropole d'une utilité commerciale incomparablement
plus grande que les nôtres.
Cependant il est bon de noter que la plupart de nos colonies,
surtout celles qui ont été acquises en ce siècle, sont en progrès.
L'Algérie, en 1840, ne faisait qu'un commerce de 23 millions ; il
s'est élevé en 1890 à 546 millions. Le Sénégal, de 1818 à 1823, ne
donnait qu'un chiffre de 2 300 000 francs; de 1834 à 1835, il s'élève
à 17 millions; en 1879, il dépasse 33 millions; d'après la dernière
statistique (1887), il atteint 40 millions. La Réunion donnait, en 1822,
16800 000 francs; en 1889,35 millions de francs. La Martinique, en
1822, 30 millions ; en 1890,53 600 000 francs. La Guadeloupe, en 1822,
30 millions; en 1890, 44 600 000 francs 2. A part la Guyane, on peut

1. Chiffres donnés par M. Jamais, sous-secrétaire d'État aux Colonies-


dans son discours au Sénat, du 23 mai 1892.
2. Cependant, il faut noter que des chiffres plus élevés ont été
atteints dans l'intervalle : par exemple en 1883.
762 CONCLUSION
signaler le même progrès pour toutes les autres colonies. Les îles
Saint-Pierre et Miquelon ont progressé, de 8 millions en 1854,
à 31 500 000 francs en 1890.
A la vérité, cette progression, dans l'ensemble de nos colonies,
est bien lente. Dans un récent discours au Sénat, M. Jamais faisait
remarquer que tandis que la population de nos colonies (Algérie et
Tunisie non comprises) s'est élevée depuis 1881 de 2,700,000 habi-
tants à près de 31 millions, leur commerce, dans la même période,
n'a progressé que de 263 à 401 millions ; cela tient à ce que beaucoup
des colonies nouvelles sont encore à l'état fruste et qu'on n'a pu en
commencer l'exploitation.
Un lieu commun qu'affectionnent les adversaires de l'expansion
au dehors, c'est que nous créons des colonies qui profiteront, non
à notre commerce, mais à celui des étrangers, Anglais, Allemands,
Américains, Chinois. On ne peut rien affirmer pour les établisse-
ments nouvellement formés en Indo-Chine, tant qu'ils ne seront pas
sortis de la période de guerre ou d'organisation pour entrer dans
une période normale. Pourtant on pourrait se rassurer sur leur ave-
nir, en constatant ce qui se passe dans toutes nos anciennes colo-
nies, dans toutes à l'exception de la Guyane. L'exemple de l'Algérie,
entre autres, est assez probant. Bien que les doctrines du libre-
échange soient largement appliquées à ces pays, bien que la loi de
1861 ait mis fin à l'ancien Pacte colonial qui nous assurait le marché
à peu près exclusif de nos établissements, bien que la loi de 1866 ait
ouvert l'Algérie aux navires de toutes nations, bien que la loi de 1867
ait autorisé l'entrée en franchise des importations étrangères en
Algérie, nos colonies n'ont pas cessé de faire avec la France la plus
grande partie de leur commerce. Sur un chiffre de 546 millions,
l'Algérie fait 400 millions de trafic avec la France ; la Guadeloupe,
sur 44 millions 600 000 francs, fait des affaires avec la métropole
pour 33; la Martinique, sur 44 millions, pour 34; la Réunion, sur
53 millions, pour 22. Nous avons plus des deux tiers du commerce
de la Guyane, les deux tiers de celui de nos établissements de Guinée,
les quatre cinquièmes de celui des îles voisines de Madagascar, les
quatre septièmes de celui de la Nouvelle-Calédonie et de celui du
Sénégal, la presque totalité de celui de Saint-Pierre et Miquelon.
Quant à nos établissements de l'Inde, perdus dans l'immensité des
possessions anglaises, il ne serait pas étonnantque tout leur commerce
se fît avec l'Indoustan britannique, l'Australie ou la Grande-Bretagne.
Cependant, sur un chiffre de 29 600 000 francs, ils font 10 millions et
demi d'affaires avec nous, notre importation dans les cinq villes
indoues étant, il faut le reconnaître, très faible. M. Jamais a pu
regretter à la tribune du Sénat que, pour l'année 1890, sur une
importation de 211 millions, nos colonies aient acheté pour 130 mil-
lions (plus de moitié) à l'étranger, et que sur une exportation de
190 millions, elles aient vendu à l'étranger pour 87 millions (près de
la moitié). Cela tient surtout à ce que, pour certaines de nos colo-
nies, on n'a pu encore établir des communications faciles et rapides.
CONCLUSION 763
Les chiffres indiqués ci-dessus, pour les Antilles françaises et la
Réunion, gagneraient à être mis en regard des chiffres anglais pour
des objets susceptibles de comparaison. Les Antilles françaises
(Guyane, Martinique, Guadeloupe et dépendances), avec une popula-
tion de 391 000 habitants, ont reçu, en 1888, pour 26 864 000 francs
de produits français : ce qui fait presque 69 francs par tète d'habi-
tant. — Les Antilles anglaises (Honduras, Jamaïque, Barbades, Tri-
nité, etc.), dans la même période, ont importé pour 89 750 000 francs
de marchandises anglaises : cela ne fait que 56 francs 16 par tète
d'habitant 1.
Autre comparaison non moins probante : l'île Maurice, avec
836 000 habitants, a importé pour 6 900 000 francs de marchan-
dises anglaises : soit 17 francs 87 par tête. L'île de la Réunion, avec
166 000 habitants, a importé pour plus de 9 millions de marchan-
dises françaises : soit 54 francs 87 par tête. A conditions égales,
l'Angleterre n'a pas le tiers des importations de sa dépendance; la
France en a la moitié.
Sans doute, le Pacte colonial d'autrefois n'existe plus avec nos
colonies. Cependant, même pour celles qui s'administrent à peu
près elles-mêmes, nous avons les moyens d'obtenir des faveurs pour
notre commerce, à l'exclusion de l'étranger. Ainsi, les vieilles colo-
nies, à côté de leur octroi de mer, ont été amenées à établir de
véritables tarifs douaniers frappant les marchandises étrangères ;
sur ce point, les décisions du conseil général de la Martinique ont
été sanctionnées par les décrets de 1885 et 1890; celles de la Gua-
deloupe, par les décrets de 1884 et 1889; celles de la Réunion, par
le décret de 1885.
Avantages recueillis par notre marine marchande. —
Dans la question du commerce d'une métropole avec des colo-
nies, le rôle de la marine marchande a une certaine importance.
Si le pavillon français couvrait la plupart des marchandises, fran-
çaises ou étrangères, qu'importent ou qu'exportent nos colonies, on
pourrait affirmer que les colonies contribuent à la prospérité de
l'une de nos plus grandes industries nationales : les transports. Or,
à ce point de vue, notre supériorité relative sur l'Angleterre est
incontestable. En 1882, le total des entrées et sorties de navires
dans tous les ports des colonies anglaises se chiffre par 9 748 281 ton-
neaux : la marine anglaise compte dans ceLetotal pour 8 482 818 :
soit 87 0/0, ce qui est une belle proportion. total des entrées et
sorties pour nos colonies se chiffre par 1 315 144 tonneaux; la
marine française compte dans ce total pour 1 255 332 : soit
95,40 0/0 : proportion encore plus belle. La subsistance de cent mille
marins, l'industrie de nos constructeurs sont donc liées en grande
partie à notre trafic avec nos colonies.
Comparaison entre certaines colonies françaises et anglai-
de la France en Afrique. Sur. d'autres
ses; prépondérance —
1. Louis Vignon, L'Expansion de la France, 1891.
764 CONCLUSION

points, nous pouvons encore accepter la comparaison avec l'empire


britannique. On peut comparer, par exemple, l'Algérie et la colonie
du Cap : toutes deux se prêtent à la colonisation agricole; dans
toutes deux, l'élément européen est en minorité au milieu de l'élé-
ment indigène; dans toutes deux il importe de distinguer un élé-
ment anglais au Cap, français en Algérie, qui se trouve en présence
d'autres éléments européens; là, les Hollandais, ici, les Espagnols,
Italiens, Maltais, etc. Nous avons commencé la conquête de l'Algé-
rie seulement en 1830, et la colonisation seulement vers 1840; et
auparavant, il n'y avait là aucune population européenne. Les
Anglais ont conquis le Cap en 1806, et ils y ont trouvé la colonisa-
tion commencée par les Hollandais. On ne peut assimiler les indi-
gènes du Cap à ceux de l'Algérie, ni pour la densité de la population,
ni pour la valeur guerrière, ni pour la perfection de l'armement, ni
pour le fanatisme religieux, ni pour la ténacité de leur résistance.
Aujourd'hui, cependant, il y a en Algérie 483 465 Européens : il n'y
en a que 280 000 au Cap. En Algérie, les Français ont la supériorité
numérique sur les autres Européens : 267 672 contre 215 793; au
Cap, les Anglais sont en minorité au milieu des anciens colons hol-
landais. En Algérie, nous nous assimilons les étrangers européens
et nous pouvons, si nous le voulons bien, nous assimiler les indi-
gènes, au moins ceux qui ont une vie sédentaire : les Anglais sont
encore loin de cette perspective.
Le Cap est une colonie hollandaise bien plus qu'anglaise; l'Algé-
rie est une colonie française. Bien plus, grâce à sa situation excep-
tionnelle à vingt-cinq heures de Marseille, elle n'est que la France
prolongée au delà de la Méditerranée.
Veut-on comparer, au point de vue de l'habileté militaire et de
la rapidité des opérations, au point de vue du peu de destructions
opérées par la guerre, la façon dont la France a conduit l'expédition
de Tunisie et la façon dont les Anglais ont mené celle d'Egypte, la
situation morale que nous ont acquis les bienfaits de notre admi-
nistration parmi les populations tunisiennes, avec la situation morale
faite aux Anglais dans l'Egypte appauvrie et démembrée?
La comparaison du Sénégal français avec la Gambie anglaise ;
de la Réunion, dont l'importance s'accroît de nos droits sur Mada-
gascar, avec l'île Maurice; de la Guinée française avec la Guinée
anglaise; depuis notre prise de possession du Congo, nos traités
conclus avec les populations du littoral, nos hardies explorations
dans l'intérieur, achèveraient de montrer la supériorité de la France
en Afrique.
On pourrait faire la même comparaison, dans cette partie du
monde, entre la France et l'Allemagne, ou le Portugal, ou l'État
belge. Nous avons pu fermer l'hinterland du Cameroun avant
qu'aucune expédition partie du littoral allemand ait pu atteindre
la limite conventionnelle. Avant nos concurrents, nous avons paru
dans les régions de la Sangha et du Chari. Que l'on compare notre
activité au Congo avec celle de l'État belge qui prétend entrer en
CONCLUSION 765
compétition avec nous sur la rive droite de l'Oubanghi. De notre côté,
quelle audace dans les explorations, quelle habileté à s'avancer
par-
tout sans avoir besoin de recourir aux armes, quelle probité dans
toutes les transactions Dans le Congo belge, au contraire, anarchie
!

des pouvoirs, oppression des indigènes, révoltes armées de ceux-ci,


désastre des explorateurs, et, brochant sur le tout, cet État fondé
en vue du libre commerce et de la suppression de la traite des noirs,
finissant par revendiquer d'odieux privilèges et se laissant aller à
encourager les guerres d'esclavage et la traite. Les Anglais de la
côte d'Or et de Sierra-Leone, les Allemands du Cameroun et du
Togo se déshonorent par leurs louches transactions avec le roi
négrier du Dahomey. Le Portugal africain fait moins parler de lui,
mais il n'agit guère. Nul doute que, moralement autant que mili-
tairement et économiquement, la France ne soit la première puis-
sance européenne de l'Afrique. M. Jules Ferry avait donc bien raison
de saluer, en la personne du lieutenant de vaisseau Mizon, ces hardis
explorateurs français de l'Afrique « qui nous font songer, en cette fin
de siècle où tout semble s'abaisser, à ces héros des grandes légendes
de l'antiquité, à ces grands fondateurs de civilisations, dont les noms
nous sont arrivés sur les ailes de la poésie grecque et qui allaient
tout seuls, sans armes, au milieu des sauvages et, par le seul ascen-
dant du génie, fondaient, civilisaient, assouplissaient la primitive
humanité, héros pacifiques qui s'en vont seuls dans l'inconnu »1.
Utilité de ses colonies pour la France. — Si l'on ne compte
comme colonies utiles que celles où la race française peut se livrer
au commerce agricole, notre empire actuel est vraiment pauvre.
Nous avons perdu au XVIIIe siècle l'Amérique du Nord; puis nous
avons négligé d'occuper la Nouvelle-Zélande ou l'Australie : il ne
restait plus à coloniser que l'Afrique du Nord et la Nouvelle-
Calédonie : c'est ce que nous avons fait. Madagascar aussi peut être
une colonie agricole, non pour nous, Français de France, mais pour
les Français de la Réunion et de Maurice, déjà acclimatés dans ces
parages. Toutes nos autres colonies nouvelles ne peuvent être que
des colonies de plantation ou des colonies de commerce.
Réduites à cet usage, sont-elles sans valeur? D'abord, si nous ne
pouvons y cultiver la terre, nous pouvons y faire cultiver, nous pou-
vons y commercer. On a fait grand bruit d'une certaine zone torride
dans laquelle toutes nos colonies, surtout les plus récemment acqui-
ses, sont placées. Dans les notices ci-dessus, on a vu ce que pensent
de la possibilité de vivre en ces régions, des hommes qui les ont
explorées, qui y ont trafiqué, qui y ont fait la guerre. Le Congo,
dont surtout on nous faisait un épouvantail, Stanley, le rival de
Savorgnan de Brazza, avait déjà constaté qu'on peut y vivre en s'in-
terdisant des excès, des imprudences, dangereux même en nos
climats.
Colonies agricoles, comme l'Algérie, colonies de plantation,
1. Discours au banquet Mizon, 5 juillet 1892.
766 CONCLUSION

comme les Antilles; la Réunion et l'Inde française, colonies de com-


merce, comme la Guinée, le Sénégal, le Soudan ou l'Indo-Chine,
toutes sont utiles.
Au point de vue économique, elles accroissent le chiffre de nos
importations et de nos exportations ; elles constituent un de ces
débouchés que nous cherchons partout pour les produits de notre
industrie ; elles contribuent à l'entretien de notre marine marchande.
C'est la conquête de l'Algérie qui a contribué à faire de Marseille
et de Lyon deux graudes métropoles. C'est notre développement
colonial qui répand la vie dans nos grands ports de Bordeaux, de
Nantes, du Havre et dans toutes les branches de l'activité nationale.
Les colonies où notre race, à un titre quelconque, est établie,
sont des marchés assurés pour nous. M. Leroy-Beaulieu en a indi-
qué la cause dans le passage suivant :

« Il n'est pas besoin de pacte


colonial pour assurer les relations régu-
lières de la métropole et des colonies. On n'a que faire, dans ce cas, de
mesures artificielles. Les liens naturels du langage, de la race, de la
capitalisation, la communauté d'éducation, d'idées, de moeurs, l'analogie
des besoins et des goûts, ce sont là les meilleures garanties... Séparée
de l'Angleterre, l'Amérique ne lui reste pas moins unie par l'échange
continuel des produits
« On sait les périls nombreux d'un commerce à l'exportation, surtout
avec des pays lointains. Ces périls sont beaucoup moindres avec les
colonies. La métropole n'a pas à redouter de se trouver en guerre avec
elles ; elle peut attendre de leurs magistrats, de leurs administrateurs,
une justice équitable et un traitement impartial. Les goûts également
sont plus stables et moins changeants dans ces sociétés jeunes et ana-
logues à la mère-patrie par leurs éléments constitutifs. Les colons ont,
sauf les différences de climat, des moeurs semblables à celles des habitants
du vieux pays. Tous les produits de ce dernier ont plus de chance de
plaire que les produits étrangers. Le commerce entre la métropole et les
colonies a donc quelque chose de cette régularité et de cette permanence
dont jouit le commerce intérieur, et cependant il offre cet avantage spé-
cial de porter sur des articles très différents, produits sous des climats
très divers, et en même temps d'être rapidement progressif par le déve-
loppement prompt et ininterrompu des colonies, grâce aux privilèges
naturels qui leur sont propres 1. »
L'acquisition ou la création de colonies s'impose aujourd'hui à
tous les grands peuples industrieux et commerçants. Autrefois, ils
pouvaient placer leurs produits chez d'autres peuples civilisés, mais
neufs, et n'ayant pas encore de grandes manufactures, comme
étaient encore au début de ce siècle les colons européens des deux
Amériques et, un peu plus tard, ceux de l'Australie. Aujourd'hui,
tous ces peuples fabriquent eux-mêmes et protègent leurs industries
par des tarifs exorbitants. Voilà, dans les nouveaux mondes comme
dans l'ancien, des débouchés qui se ferment : il faut en ouvrir
d'autres. C'est ce qui explique l'activité que déploient l'Angleterre,
1. De la colonisation chez les peuples modernes, p. 563.
CONCLUSION 767
l'Allemagne, l'Italie, même la Belgique, pour s'assurer les marchés
de l'Afrique.
On a raison d'attacher un haut prix aux anciennes colonies,
comme le Canada, la Louisiane, la Dominique, Saint-Domingue,l'île
Maurice, ou aux colonies spontanées, comme les groupes français de
la République Argentine, des États-Unis, etc. Cependant elles ne
remplacent pas complètement les colonies placées sous les lois de
la mère patrie. Les anciennes colonies peuvent être régies par des
gouvernements qui ont intérêt à éloigner notre commerce par des
droits excessifs; tel est le cas du Canada et des États-Unis. Les colo-
nies spontanées, ne formant pas corps, sont destinées à se fondre
et à s'absorber dans la masse environnante; au bout d'une généra-
tion, les Français de la République Argentine deviennent des
Argentins et les Français des États-Unis des Américains ; ils oublient
la langue maternelle, ceux-là pour l'espagnol, ceux-ci pour l'an-
glais.
Notre commerce ne peut donc espérer une situation vraiment
privilégiée, nos colons ou nos industriels ne peuvent espérer d'avan-
tageuses concessions de terres, de mines, d'exploitations de tout
ordre, que là où les protègent les lois françaises 1, où les lois de
douanes, les lois sur les mines et sur l'industrie, les lois sur le
régime des terres sont tout en leur faveur, là où ils sont vraiment
1. The chamber of commerce Journal, du 3 avril 1885, n° 38, p. 84, donne
des chiffres qui montrent que les colonies de la Grande-Bretagne, étant
donné leur population relativement faible, sont cependant pour elle de
meilleurs débouchés que les pays indépendants les plus riches et les plus
liés avec elle :
" Dans l'Amérique anglaise du Nord, les chiffres de la consommation
de produits anglais s'élèvent, en dépit des tarifs, à 2 livres sterling par
tête et par an, ou quatre fois autant que les États-Unis. Aux Indes occi-
dentales elle est comme au Canada de 2 livres sterling par tête. Dans les
établissements des Détroits et à Hong-Kong, cette consommation arrive
à 10 et même jusqu'à 14 livres sterling et par tête. En Australie de 8 à
10 livres sterling. En Afrique (Cap et Natal) 3 à 6 livres sterling par
tête.
« La valeur relative
de ces marchés est indiquée par ce fait que les
États-Unis, avec 50 millions d'âmes, reçoivent à peine plus de nos expor-
tations que le Canada et l'Australie qui n'ont que 7 1/2 millions d'habi-
tants. — Voilà, ajoute ce journal, une preuve palpable que le commerce
suit le drapeau (trade follow the flag).
« Pendant les trente dernières années nous avons
perdu 4 millions
d'émigrants qui, aux États-Unis, n'ont consommé que pour 3 millions de
livres sterling d'articles manufacturés anglais par an, tandis que, si nous
les avions attirés sous le drapeau anglais, non seulement ils seraient
restés nos concitoyens, mais ils auraient acheté chaque année pour 18 à
20 millions sterling de nos marchandises. Ainsi le manque d'initiative
du bureau d'émigration nous a fait perdre 13 à 17 millions de vente par
année. » Or, si cette loi est constante dans les rapports de la Grande-
Bretagne avec ses colonies, elle doit produire également ses effets dans
les rapports de la France avec ses colonies.
768 CONCLUSION
chez eux, où leur sécurité, leurs intérêts, même leur amour-propre
national trouvent pleine satisfaction.
Les colonies vraiment françaises, fussent-elles des colonies non
agricoles, nous rendent des services qui ne peuvent pas s'évaluer
par les chiffres des importations ou des exportations. Croit-on que
le commerce français serait aussi florissant qu'il l'est relativement,
au Mexique, dans les Antilles, dans l'Amérique du Sud, si, en 1814,
nous avions perdu la Guadeloupe et la Martinique; aux bouches du
Saint-Laurent, si nous n'avions pas conservé deux petits îlots sur
lesquels flotte le drapeau tricolore ; dans la Méditerranée, si nous
n'avions pas occupé le littoral algérien ; dans l'Afrique de l'Ouest,
si, après le naufrage de la Méduse, nous avions renoncé à reprendre
pied sur les rives du Sénégal; dans l'océan Indien, si la Réunion
avait suivi les destinées de Maurice ; dans l'Indoustan, si nous
n'avions pas gardé les cinq villes et de nombreuses loges; dans les
mers de Chine, si, depuis 1860, nous ne dominions pas à l'embou-
chure du Mékong; dans le Pacifique, si nous avions montré la
même négligence pour Tahiti ou la Nouvelle-Calédonie que pour
la Nouvelle-Zélande?
Il n'y a pas de commerce sans une marine marchande; pas de
marine marchande, si celle-ci n'est pas protégée par une marine de
guerre, et on l'avait bien vu, au temps de Henri IV, sur les côtes
de l'Indoustan; pas de marine de guerre, si celle-ci n'a point des
points de relâche, de refuge, de ravitaillement. Ce qui nous a
obligés à occuper Obock, c'est que, dans la guerre de 1870-71,
l'Angleterre, pour faire acte de neutralité entre la France et l'Alle-
magne, nous avait fait fermer son port d'Aden; de même que,
récemment, pendant la guerre de Chine, à la suite d'un nouvel acte
de neutralité, elle nous a fermé ses ports de Singapour et de Hong-
Kong.
L'Amérique, dit-on, n'a pas de colonies, et elle fait un grand
commerce. Mais d'abord elle s'est assuré des établissements sur la
côte ouest d'Afrique et dans les archipels océaniens ; ensuite est-ce
que nous présentons comme elle, sur les deux océans Atlantique et
Pacifique, cet immense développement de littoral, avec ces ports
de guerre et ces arsenaux qui menacent, d'une part la Chine et tout
l'Extrême-Orient, d'autre part les Antilles et toute l'Amérique du
Sud.
L'Allemagne n'a pas de colonies (ou plutôt n'en avait pas, car
elle s'est montrée assez ardente récemment à la curée coloniale),
et elle fait cependant un grand trafic avec l'Amérique du Nord;
niais avons-nous comme elle, dans cette dernière région, deux mil-
lions d'Allemands nés en Allemagne, sans compter plusieurs mil-
lions de fils d'Allemands, tous électeurs, imprimant à la politique
américaine une direction favorable aux intérêts de la mère patrie,
développant dans la patrie adoptive le goût des produits de l'industrie
allemande et assurant à celle-ci, par eux seuls, un marché considé-
rable? Nous émigrons moins que les Allemands; est-ce une raison
CONCLUSION 769
pour renoncer à nous assurer par d'autres moyens les avantages que
leur procure le flot croissant de leur émigration?
C'est grâce aux colonies fondées par l'État français que nous fai-
sons encore figure dans le monde. On prétend qu'en dispersant nos
établissements nous dispersons nos forces : en réalité, nous ne fai-
sons qu'étendre le théâtre de la guerre. Au XVIIIe siècle, puis pendant
les guerres de la Révolution et de l'Empire, est-ce que l'Inde fran-
çaise, le Canada, les Antilles, les îles Maurice et de la Réunion n'ont
pas contribué de loin à la défense de la métropole? Les vingt mille
hommes que l'Angleterre a dû pousser contre Québec, ceux que
Lally-Tollendal et Bussy retenaient entre Madras et Pondichéry
n'ont-ils pas manqué aux champs de bataille de la guerre de Sept
Ans? Les forces que Victor Hugues, le commissaire de la Convention,
tenait en échec dans les Antilles, celles que les milices et les corsaires
des deux îles-soeurs tenaient en échec dans l'océan Indien, ces régi-
ments anglais que commandèrent Wellesley et Wellington et qui, dans
leurs batailles contre Tippo-Saïb et les Mahrattes, croyaient encore
combattre les Français, ne seraient-ils pas venus ajouter leur effort
à cette poussée des grandes coalitions sous laquelle fléchissaient les
frontières de France!
Grâce à nos colonies dans toutes les parties du monde, à nos
escadres des mers de Chine, du Pacifique, des Antilles, les flottes
ennemies, dans une nouvelle guerre, seront obligées, elles aussi, dé
s'éparpiller, d'emmener des troupes de débarquement aux quatre
points du monde ; car, avant de rien tenter contre nos côtes, il leur
faudra pourvoir à la sûreté non seulement des nouvelles acquisitions,
mais de ces centaines de navires marchands que le droit de la
guerre mettrait, sur toutes les mers, à la discrétion de nos cuirassés.
Voilà pourquoi on a pu dire que ce n'est peut-être ni dans la Man-
che, ni dans la Méditerranée, mais dans l'océan Indien ou dans les
mers de Chine que se livreront les grandes batailles navales.
Nos colonies n'ajoutent pas seulement, loin d'y rien ôter, à notre
force défensive : elles ajoutent aussi à notre force offensive. Le
souvenir de la guerre du Mexique est encore, avec raison, impopu-
laire chez nous; mais ne le considérons qu'au point de vue pure-
ment militaire : M. de Mahy rappelait récemment au Parlement
que la possession de la Guadeloupe et de la Martinique a seule per-
mis de concentrer nos forces et de préparer la campagne. Dans
une guerre plus juste, aurions-nous pu faire aussi facilement recon-
naître nos droits sur Madagascar si notre flotte n'avait eu un point
d'appui à la Réunion et notre armée le concours des volontaires de
l'île? Sans l'arsenal, le port, les milices de Saigon, l'expédition du
Tonkin n'aurait-elle pas coûté plus d'efforts et de sacrifices ? Que de.
fois, dans la guerre du Mexique, la guerre de France, celle du Tonkin,
les volontaires de nos colonies sont venus combattre à nos côtés 1 !

49
1. L'Angleterre est très fière du concours que, dans des circonstances
analogues, par exemple dans la guerre du Soudan, lui prêtent les volon-
FRANCE COLONIALE.
770 CONCLUSION
Si le Parlement français vote cette loi sur le service militaire qui
est réclamée avec instance par les populations de nos îles, quels
admirables éléments de recrutement trouvera dans les citoyens
de couleur, surtout pour les guerres intertropicales, notre future
armée coloniale. Et c'est pour d'autres champs de bataille aussi
qu'on peut compter sur eux. Et quand cette grande Afrique fran-
çaise, qui s'étend maintenant de l'Algérie aux rives du Congo et des
bouches du Sénégal au lac Tchad, sera enfin organisée, pourvue
d'un système de communications rapides, quand, avec ses immenses
réserves d'hommes de guerre, elle sera devenue vraiment une
France du pays du soleil, qui sait de quel poids la mère patrie
pourra peser même dans la vieille Europe?
La France ne doit donc pas désespérer de l'utilité et de l'avenir de
son oeuvre coloniale. Elle est presque la seule nation qui se soit
approchée de la solution pour le problème de l'administration des
races étrangères; elle ne les détruit pas, comme ont fait trop sou-
vent les autres peuples; elle sait mieux que personne se les assimi-
ler. Depuis qu'elle a des troupes algériennes, sénégalaises, souda-
naises, gabonaises, malgaches, tonkinoises, annamites, leurs fastes,
militaires ont déjà de glorieux souvenirs, sans qu'une seule révolte
les ait ternis. Du jour où elle a proclamé la liberté politique pour
elle-même, elle l'a donnée aussi à ses colonies. Elle seule, jusqu'à
présent, a osé concevoir la métropole et les colonies comme for-
mant une seule patrie, un seul État ; non seulement elle a doté la
taires de ses colonies. Voici ce qu'on lit dans le Graphie du 7 mars 1885,
page 238 :
«Le contingent australien de l'expédition envoyée par la Nouvelle-
Galles du Sud a quitté Sydney mardi.
— Samedi les troupes ont
été passées en revue par le gouverneur, lord Augustus Loftus, et
dimanche des services spéciaux ont été célébrés dans la cathédrale
anglicane et dans la cathédrale catholique romaine. — Mardi a été
observé comme un jour de fête général. Les rues par lesquelles devaient
passer les troupes étaient encombrées de monde. — Les troupes ont été
escortées par un corps de 600 marins et hommes de troupe de la marine
appartenant aux navires de la station. Sur le quai, le gouverneur a fait
aux troupes un discours entraînant, faisant allusion à ce que, pour la
première fois dans la grande histoire de l'empire britannique, une colo-
nie éloignée envoyait avec enthousiasme, à ses propres frais, un contin-
gent de troupes entièrement équipées pour aider les forces impériales
dans la rude guerre qu'elles font pour supprimer des cruautés inénar-
rables et pour l'établissement de l'ordre et de la justice dans un pays
injustement gouverné. — « Ce que vous faites, continua-t-il, c'est pour
« prouver au monde l'unité de ce puissant et invincible empire dont
« vous êtes membres... Notre sérieux espoir, c'est que vous aurez le glo-
« rieux privilège de partager le triomphe, comme les travaux, et que
« vous reviendrez vers nous couronnés de la reconnaissance de l'Angle-
« terre, comme vous êtes maintenant entourés de ses sympathies. » L'en-
thousiasme public de la colonie se maintient à l'état de fièvre; le nombre
des volontaires a atteint six fois la force demandée, et il y a eu un flot
continu de contributions en argent et en nature. »
CONCLUSION 771
plupart de ses dépendances de représentations locales, mais, par
une politique qui remonte au décret du 22 août 1792, elle leur a
assuré une représentation dans son Parlement. Français de France
ou Français d'Afrique, des Antilles, de l'océan Indien, de l'Indo-
Chine, et, aussi bien, ceux des Indous, Sénégalais, Océaniens, qui
ont été élevés à la cité française, tous, sous les lois délibérées en
commun, ont les mêmes devoirs et, tous, les mêmes droits. Suivant
un mot de M. le sénateur Lenoël, « la France considère ses colonies
comme partie intégrante de son territoire, tandis que l'Angleterre
les considère presque comme des pays étrangers; l'homme d'État
anglais s'attend à ce que la séparation ait lieu quelque jour; l'homme
d'État français s'efforce d'arriver à l'assimilation ».
1

1. Discours au Sénat, 23 mai 1892.


APPENDICE

I. — RÉORGANISATION DU SOUDAN FRANÇAIS

Comme nous l'avons fait prévoir, ci-dessus, page 276, le Soudan


français a reçu, pendant que cet ouvrage était en cours d'impres-
sion, une organisation nouvelle. Le décret du 27 août 1892, modi-
fiant celui du 18 août 1890, accorde à cette colonie une véritable
autonomie politique, comme elle avait déjà, vis-à-vis du Sénégal,
l'autonomie de son budget et de ses forces militaires. Son chef porte
le titre de « commandant supérieur du Soudan français ». Il cor-
respond directement avec le sous-secrétaire d'État des colonies pour
les diverses parties du service ; « toutefois il doit donner au gouver-
neur du Sénégal copie de ses rapports politiques et le tenir régu-
lièrement au courant de tous les faits se rattachant à la situation
générale de la colonie ». Il a tous les pouvoirs politiques, administra-
tifs et financiers dévolus antérieurement au gouverneur du Séné-
gal. Il est assisté d'un « chef du service administratif» et a sous
ses ordres les commandants de cercle. Il a la haute direction des
opérations militaires, mais il ne peut prendre lui-même la direc-
tion des troupes « qu'en cas de circonstances exceptionnelles ; en ce
cas il en rend compte immédiatement au sous-secrétariat d'État
des colonies ».
Cette disposition semble avoir pour objet de confiner le titulaire
de l'emploi, le colonel Archinard dans des attributions d'adminis-
tration et de gouvernement. Au commandement des troupes en
campagne a été nommé le colonel Combes.
Le cercle de Bakel, sauf le Guoy avec la ville et l'escale de Bakel,
est distrait du Soudan et rattaché au Sénégal pour permettre à
celui-ci de communiquer librement avec le Fouta-Djallon.
L'armée du Soudan a été complétée par la création d'une
compagnie de conducteurs d'artillerie soudanais (Décret du 29 août
1892).
A. RAMBAUD.
774 LA FRANCE COLONIALE

II. — LA GUERRE AU DAHOMEY

Nous en étions arrivés, page 306, à l'ouverture des hostilités. Le


9 août 1892, Whydah, Avrékété, Godomey, furent bombardés par
le Talisman, le Héron et l'Ardent; Zobbo, Abomey-Kalavy, sur le lac
Denham, par l'Opale, l'Émeraude et la Topaze. Le même jour, une
colonne de 300 tirailleurs dirigés par le commandant Stéfani,
rencontra les Dahoméens, dix fois plus nombreux, près de Zobbo :
après un combat de dix heures, elle les mit en déroute. Toutes
ces opérations avaient pour but de nettoyer la région maritime et
de dégager le terrain pour la grande opération à l'intérieur.
Le 16 août, le corps expéditionnaire, sous les ordres du colonel
Dodds, partit de Porto-Novo. Il était fort de 1,300 hommes. Il
mit deux jours à opérer le passage de la lagune d'Adjara. Le 19,
il occupa Kouti; le 20, il enleva Takou ; le 24, il entra dans
Katagon, après un vif combat livré sur la route qui conduit
à ce point. On se dirigea ensuite sur Sakété, dont le roi avait
réuni 2,000 guerriers pour coopérer à nos efforts. Les Dahoméens
évacuèrent alors leur camp de Bokandja, et la Colonne se trouva
concentrée, le 30 août, à Késounou, sur l'Ouémé. Tout le pays
Décamé et toute la rive gauche de cette rivière étaient pacifiés.
La colonne fut alors rejointe par 800 hommes de la légion étran-
gère, 200 spahis et un détachement du génie.
Le 7 septembre on commença à rémonter l'Ouémé par sa rive
gauche. L'avant-garde, composée de tirailleurs sénégalais et de cava-
lerie, se porta sur Fanvié et Dogba. Le 19, à 5 heures du matin,
près de cette dernière ville, le colonel Dodds fut assailli par
4,000 Dahoméens commandés par Géo-Béo, frère du roi, et qui
avaient passé l'Ouémé. Après une lutte de quatre heures ils furent
mis en déroute, perdant le tiers de leur effectif, abandonnant des
masses de Winchester, Snyder, Mauser, Remington, et autres
fusils à tir rapide, vendus, avant le blocus, par les maisons
étrangères de Whydah. Nous avions de notre côté 4 tués et 11 blessés,
dont le commandant Faurax, de la légion étrangère.
Le 28 septembre, les canonnières Corail et Opale allèrent recon-
naître le coude de Tohoué et furent criblées de balles par l'ennemi
posté sur les deux rives.
Le 2 octobre, le colonel Dodds passait l'Ouémé à Gbédé, en aval
de Tohoué, et commençait la marche sur Abomey. Le fleuve, sil-
lonné par nos canonnières, devenait la ligne de ravitaillement et
d'évacuation des blessés. Obligée de se frayer à coups de hache un
passage dans la brousse, de s'éclairer par de fréquentes reconnais-
sances et de maintenir ses communications avec l'Ouémé, la colonne
ne pouvait avancer rapidement. Elle devait rencontrer, en outre,
une résistance des plus sérieuses. Le 6 octobre, à quelques kilo-
mètres du fleuve, elle livrait combat à une bande de Dahoméens
retranchés derrière la rivière de Poguessa; le pont jeté sur ce cours
APPENDICE 775
d'eau fut enlevé à la baïonnette et tout le corps expéditionnaire
le passa le même soir. Cet engagement nous avait coûté 7 morts et
22 blessés. Le 10, après trois jours employés à se ravitailler et à recon-
naître le terrain, on prenait possession, douze kilomètres plus loin,
d'une nouvelle ligne de défense, Sabovi, que les Dahoméens n'es-
sayèrent pas de défendre. Mais du 12 au 15 octobre, on dut conquérir
le terrain pied à pied. L'ennemi défendait avec acharnement les
abords de la ville sainte de Cana: la colonne comptait en quatre jours
127 hommes hors de combat, et l'armée de Behanzin tenait tou-
jours derrière le marigot de Koto, en avant de Cana. Affaibli par
ces pertes très sensibles (il n'y avait pas moins de 17 officiers tués
ou blessés depuis le passage du fleuve), le colonel Dodds s'arrêta et
demanda du renfort. Pendant quelques jours, nos soldats enfermés
dans le camp d'Akpa, soutinrent victorieusement les attaques de
l'armée dahoméenne tout entière. A la suite de cet échec, Behan-
zin demanda à traiter; mais il refusa d'évacuer au préalable les lignes
du Koto, et l'on rompit les pourparlers. Cependant le 25, 600 sol-
dats, tirés en toute hâte des garnisons de la côte, et 2,000 porteurs
supplémentaires rejoignaient la colonne, conduits par le com-
mandant Audéoud. Le 26, le colonel Dodds reprenait l'offensive, et
enlevait d'assaut les retranchements élevés en avant du Koto. Le
lendemain, on passait le premier bras de la rivière, et l'ennemi
était chassé des deux forts de Kotopa, ouvrages en terre armés de
mitrailleuses et de cinq canons Krupp. La plupart de ces pièces
furent démontées par notre artillerie, mais les indigènes réussirent
à les emmener. La colonne fit halte encore une fois entre les
deux bras de la rivière, pour attendre son convoi de ravitaillement.
Le 2 novembre, le commandant en chef prit ses dispositions
pour enlever la ville sainte. On se battit tout le jour autour du fort
de Muako, qu'un dernier assaut fit enfin tomber le lendemain. Le 4,
le village de Dioxoué et le grand palais du roi étaient enlevés à leur
tour, après une lutte qui nous avait coûté 51 hommes hors de com-
bat : les Dahoméens, conduits par Béhanzin lui-même, s'étaient
battus en désespérés. L'élan de nos troupes avait été splendide :
«Je n'ai jamais eu, écrivait le colonel Dodds, l'honneur de commander
à de plus admirables soldats. » (Dépêche du 5 novembre au ministre
de la Marine.) Le 6 novembre, la colonne faisait son entrée dans
Cana; la nomination de son chef au grade de général de brigade
fut la réponse du ministère à ce glorieux succès.
Behanzin avait concentré dans sa seconde capitale son armée
alors bien réduite et fait de nouvelles propositions de paix. Le géné-
ral Dodds consentit à négocier, en attendant les troupes fraîches
que le Mytho avait amenées le 11 du Sénégal. Ces troupes rejoigni-
rent le 15, et comme Behanzin refusait les remises d'armes et d'otages
exigées par nous comme garanties préliminaires, le général se porta
sur Abomey en tournant le palais fortifié de Goho, et en menaçant
la ligne de retraite de l'ennemi. Béhanzin n'attendit pas le choc. Il
mit le feu à ses palais, ainsi qu'à ceux de ses dignitaires, et se
776 LA FRANCE COLONIALE
retira vers le nord-ouest, dans la direction du pays des Mahis. Le
17 novembre, trois mois, jour pour jour, après que la démonstration
dans le pays Décamé eut marqué le début de cette difficile cam-
pagne, les troupes françaises pénétraient dans Abomey, et les cou
leurs nationales étaient arborées snr les débris du grand palais. Le
général Dodds séjourna dix jours dans la capitale, puis on revint à
la côte par la voie de l'Ouémé. Une compagnie d'infanterie de
marine et quatre compagnies de tirailleurs sénégalais furent laissées
dans le palais Goho, à proximité de la ville, pour prévenir un
retour offensif possible de Béhanzin.
Restaient à occuper les divers points de la côte : Whydah, Godo-
mey, Avrékété. Privées de leurs garnisons qui étaient allées
rejoindre Béhanzin pour la lutte suprême, ces villes ont fait une
réponse favorable à la proclamation du général Dodds, qui les invi-
tait à reconnaître la souveraineté de la France. Le 2 décembre, le.
capitaine de frégate Marquer, à la tête d'un détachement de fusi-
liers marins, d'infanterie de marine et de tirailleurs sénégalais, a
pris possession de Whydah, sans résistance. Deux colonnes mobiles,
aux ordres des commandants Audéoud et Riou, sont chargées de
recevoir la soumission des villages.
Ainsi s'est terminée cette expédition coloniale, une des plus
sérieuses que la France ait entreprises. Les 2,000 hommes de la
colonne n'ont pas eu seulement à vaincre la brousse, les marécages,
les fièvres, la dysenterie et tous les obstacles d'une marche en pays
tropical; ils ont dû chasser devant eux une armée de 12 à
15 000 hommes, dressée à l'offensive par une longue tradition de
guerres, et admirablement instruite au tir. Mais ce qui rend sur-
tout cette campagne remarquable, c'est la méthode avec laquelle
elle a été menée. Le général Dodds n'a voulu rien laisser au hasard.
La santé des troupes a été l'objet de la plus grande sollicitude.
Les hommes ont été munis d'avance de leurs vêtements coloniaux,
et remorqués sur la lagune de Kotonou dans des pirogues munies
de tentes. La flottille de canonnières et de canots remorqués pâl-
les chaloupes à vapeur, n'a pas cessé de remonter l'Ouémé avec
des convois de vivres, qu'un détachement amenait ensuite sur le
théâtre des opérations. Deux forts, l'un à Dogba (fort Faurax),
l'autre à Adégon, au confluent de la rivière de Poguessa, assuraient
la liberté de la navigation. On avait constitué un parc flottant de
pièces de montagne, toutes prêtes à servir eu cas de débarquement.
Les malades et les blessés étaient évacués après chaque grande
affaire, et dirigés, au moyen des canonnières et de pirogues cou-
vertes, les noirs sur l'hôpital de Porto-Novo, les blancs sur l'ambu-
lance de Kotonou, d'où on les transférait le plus tôt possible, loin
des miasmes de la côte, sur l'hôpital flottant du Mytho. L'ensemble
des opérations a nécessité une dépense d'environ 10 millions : la
campagne du général Wolseley contre les Achantis en a coûté
22 1/2 à l'Angleterre.
L'histoire de cette petite guerre comporte également une leçon.
APPENDICE 777
TABLE DES MATIÈRES

PRÉFACE. — INTRODUCTION HISTORIQUE

Par M. Alfred RAMBAUD.

I. Jusqu'à Henri IV. — Les plus anciens explorateurs français, page 1.


— Jean Cousin, 2. — Paulmier de Gonneville, 3. — Les Ango et le
groupe dieppois, 3. — Les compagnons français de Magellan, 4.— Fran-
çois Ier, 3. — Les Français dans l'Amérique du Nord : Jacques Cartier à
Terre-Neuve et au Canada, 5. — Les entreprises de Coligny, 6. — Ville-
gagnon au Brésil, 6. — Jean Ribaud et Laudonnière à la Floride, 8.
II. Jusqu'au traité d'Utrecht (1713). — Projets et entreprises de
Henri IV, 11. — Les Français à la Guyane, 12. — Colonisation de la
Nouvelle-France : Champlain, 12. — Projets et entreprises de Richelieu,
13. — Le Canada repris aux Anglais, 14. — Les Français dans la mer
des Antilles, 14. — Les Français au Sénégal, 15. — Les Français dans
la mer des Indes, 16. — La Nouvelle-France sous Colbert, 15. — Cavelier
de la Salle; le Mississipi, la Louisiane, 16. — Autres colonies françaises
sous Colbert, 18. — Situation de notre empire colonial à la mort de
Colbert, 19. — La Nouvelle-France attaquée par les Anglais, 19. — Le
traité d'Utrecht, 20.
III. Jusqu'au traité de Paris (1763). — Progrès du Canada et de la Loui-
siane, 20. — L'île de France, 20. — Premiers établissements dans l'In-
doustan, 21. — Gouvernement de Martin et de Dumas, 22. — Gouverne-
ment de Dupleix, 22. — Prise de Madras, 23.— Bataille de San-Thomé,
23. — Guerre pour la succession du Dekkan et du Carnatic, 24. — Dis-
grâce de Dupleix, 25. — Traité Godeheu, 25. — Rivalité des Français et
des Anglais dans l'Indoustan, aux Antilles et dans l'Amérique du Nord,
26. — La guerre de Sept Ans, 26. — Perte du Canada, 27. — Perte de
l'Indoustan, 28. — Traité de Paris (1763), 29.
IV. Jusqu'au temps présent. — Découvertes des Français sous Louis XVI,
30. — Madagascar et l'Indo-Chine, 31. — La guerre d'Amérique et le
traité de Versailles (1783), 31. — Les colonies pendant la Révolution, 32.
— Les colonies sous le Consulat et l'Empire, 33. — Traité de Paris (1814),
34. — Ce qui nous reste des colonies perdues, 36. — Les colonies libres, 39.
780 LA FRANCE COLONIALE

L'ALGÉRIE
Par M. Pierre FONCIN.
PARTIE HISTORIQUE.
Chapitre premier : Jusqu'à la prise d'Alger (1830). — La Berbérie, 41. -
Temps primitifs : Maures et Numides (Berbères), 42. — Domination car-
thaginoise, 42. — Conquête romaine (202 avant J.-C. - 43 ap. J.-C.), 42. —
La conquête romaine comparée à la conquête française, 43. — Administra-
tion romaine : elle n'assimile pas les Berbères, 44. — Résistance sourde
et révoltes des Berbères, 45. — Caractère de l'oeuvre romaine, 46. —
Dominations diverses. Les Vandales, 46. — Les Byzantins, 46. — Pre-
mière invasion arabe, 47. — Dynasties berbères du VIIIe au XIe siècle,
47. — Seconde invasion arabe et nouvelles dynasties berbères, 48. — Les
Zianides de Tlemcen, 48. — Domination turque, 49.
Chapitre II : Depuis la prise d'Alger. — Conquête d'Alger par les Fran-
çais (1830), 49. — Occupation du littoral algérien (1830-1834), 50. — Les
troupes d'Afrique, 51. — Les bureaux arabes, 51. — L'Atlas Tellien :
Abd el-Kader, 52. — Abd-el-Kader maître de la province d'Oran (1833-
1836), 52. — Les deux sièges de Constantine (1836-1837), 53. — Bugeaud
et Abd-el-Kader : traité de la Tafna (1836-1839), 53. — Conquête du Tell,
et des hauts plateaux (1839-1843), 54. — Guerre du Maroc et soumission
d'Abd-el-Kader (1845-1847), 54. — Extension de la conquête : soumission
du Sahara algérien (1848-1885), 55. — Sécurité actuelle; Moyens de la
maintenir, 56.
PARTIE GÉOGRAPHIQUE.
Chapitre premier : Géographie générale de l'Algérie. — Situation, limites
et superficie, 59. — Relief général du sol : les montagnes, 60. — Aperçu
géologique, 60. — Le littoral : caps, golfes, îles, 61. — Les cours d'eau tel-
liens, 61. — Les chotts, 62. — Les eaux du versant saharien,, 62.— Carac-
tère général du climat, 62. — Vents et brises, 63. — Pluies et brumes, 63.
— Température, 64. — Lumière, 64. — Salubrité, 65. — Situation centrale
de l'Algérie, 65. — Imperfection des régions naturelles de l'Algérie, 66.
— Les régions naturelles complétées par les chemins de fer, 67. — Les
trois provinces, 67. — Alger, centre naturel et capitale de l'Algérie, 68.
Chapitre II : Les indigènes. — Berbères et Arabes, 69. — Les indigènes
sédentaires : la Grande-Kabylie, 70. — Les Kabyles, 71. — Agriculture
et industrie des Kabyles, 71. — Institutions des Kabyles, 72. — Autres
tribus sédentaires du Tell, 73. —L'Aurès et les Aurasiens, 73. — Ksou-
riens, 74. — Les Mzabites, 74. — Les nomades, 75. — Les Touareg, 76.
— Les
semi-nomades, 77. — Organisation sociale dos indigènes : la
tribu, 78. — La famille, 78. — La propriété, 79. — Les marabouts, 79.
— Les ordres
religieux, 80. — Les Aïssaoua, 81. — Les Maures, 81. —
Les Israélites, 82. — Les Couloughlis, 82. — Les nègres, 82. — Diversité
des races; unité de la religion et de la langue, 83.
Chapitre III : Gouvernement et administration. — Les débuts de l'admi-
nistration française en Algérie (1830-1834), 84. — Les gouverneurs géné-
raux militaires et les bureaux arabes, 84. — Premier essai de gouverne-
ment civil (4848-1851), 85. — Retour au régime militaire (1851-1858), 85.
— Le
ministère de l'Algérie (1858-1860), 86. — Le royaume arabe (1860-
1870), 86. — Retour au régime civil (1870), 87. — L'organisation actuelle :
le gouvernement général, 87. — L'administration départementale, 89. —
L'administration communale, 90. — Difficultés spéciales à l'administra-
TABLE DES MATIÈRES 781
tion algérienne, 91. — Naturalisation et état civil, 92. — L'armée et la
sécurité, 93. — Justice européenne, 94. — Justice musulmane, 95.
Impôts : leur perception; leur affectation, 96. — Octroi de mer, 97. —
Budget de l'Algérie, 98. — Prisons et dépôts de mendicité, 99: —
— Assis-
tance et santé publiques, 99. — Institutions de prévoyance, 101. — Cul-
tes, 101. — Instruction publique: administration, 101. — Enseignement
supérieur, 101. — Enseignement secondaire, 102. — Enseignement pri-
maire, 103. — Enseignement des indigènes, 104.
Chapitre IV : Géographie économique et colonisation. — Statistique :
population musulmane, 106. — Population israélite, 107. — Population
étrangère européenne, 107. — Population française, 107. — Histoire de
la colonisation : débuts, 108. — Le régime des concessions, 108. — Les
colons de 1848, 109. — Les grandes compagnies, 109. — Les Alsaciens-
Lorrains en Algérie, 110. — La colonisation pendant ces dernières années,
110. — Difficultés de la colonisation en Algérie, 111. — Les terres et la
propriété, 112. — L'act Torrens, 112.— Les villes, 113. — La végétation, 114.
— L'agriculture algérienne : céréales, 115. — Culture de la Élève
vigne, 115. —
Exploitation des forêts, 115. — Cultures diverses, 116. — des ani-
maux, 116. — Travaux publics agricoles, 117. — Industries minières, car-
rières, eaux minérales, 117. — Industries diverses, 118. — Routes, 118.—
Chemins de for : réseau rationnel des voies ferrées, 118. — Postes et télé-
graphes, 120. — Ports et phares, 120. — Services maritimes et navigation,
120. — Régime commercial, 121. — Commerce, 122. — Ce que l'Algérie
coûte à la France, 123. — Situation exceptionnelle de l'Algérie, 123. — Ce
que l'Algérie rapporte à la France, 123. — Avenir de l'Algérie, 126. —
Assimiler progressivement l'Algérie à la France, 126.

LA TUNISIE
Par M. Jacques TISSOT,

PARTIE HISTORIQUE.
Chapitre premier : Jusqu'à l'intervention française de 1881. — Temps
primitifs, 129. — Domination carthaginoise, 130. — Conquête et domi-
nation romaines, 131. — Dominations diverses : les Vandales et les Byzan-
tins, 132. — Les Arabes, 132. — Croisade de saint Louis et expéditions
européennes, 133. — Les Turcs, 133. — La dynastie husseïnite : la
Tunisie indépendante, 133. — Traités avec la France, 134. — Rapports
entre la Tunisie et la France depuis 1830 ; tentatives de réformes, 135.
La question tunisienne au Congrès de Berlin, 137. — Dernières années

de l'ancien régime tunisien, 138.
Chapitre II : Intervention française et occupation de la Régence. —
Causes de l'intervention, 140. — Rôle de M. Roustan, consul général de
France, 141. — Les hostilités contre les Khroumirs, 142. — Entrée des
Français dans la Régence, 143. — Débarquement à Bizerte, 143. — Essais
d'intervention étrangère, 143. — Traité du Bardo, 144. — Première paci-
fication de la Régence, 145. — Rappel d'une partie des troupes, 145. —
Nouvelle agitation, 146. — Insurrection de Sfax et ses suites, 146. —
Occupation de Kérouan, 147. — Pacification définitive du. pays, 148. —
Attaques de la presse contre M. Roustan, 149. — Gouvernements de
M. Cambon et de M. Massicault, 150.
PARTIE GÉOGRAPHIQUE.
Chapitre premier : Géographie générale de la Tunisie. — Situation, limites
782 LA FRANCE COLONIALE
et superficie, 153. — Littoral : caps, golfes, îles, 153. — Relief général du
sol : les montagnes, 154. — Régime des eaux : les cours d'eau, 154. —
Les lacs et chotts, 155. — Climat, température, saisons, 156. — Salu-
brité, lS7.
Chapitre II : Les habitants. — Chiffre total de la population, 158. —
Population étrangère européenne, 158. — Population française, 159. —
Les Maltais, 159. — Les Israélites, 160. — Les Berbères, Arabes et Maures,
161. — Les tribus tunisiennes, 162. — Les villes, 162. — Tunis et ses
environs, 163. — Les villes de l'intérieur, 166. — Kérouan, 167. — Les
théologiens de Kérouan, 168. — Les villes de la côte, 168. — Les villes
de la région des Oasis, 170.
Chapitre III : Gouvernement et administration. — Comment nous gou-
vernons la Tunisie, 171. — Le pouvoir du bey, 172. — Le résident géné-
ral de France à Tunis, 172. — Les ministres du bey, 173. — Les divisions
administratives: caïds,khalifas, cheïkhs, 173. — Les contrôleurs civils, 175.
— Les municipalités, 176. — Le service de la santé, 177.—
Les principales
réformes : 1° Création d'une justice française et suppression des capitu-
lations, 177. — Affaire Ben-Ayad, 181. — Affaire de l'Enfida, 181. —
2° Réforme des finances : conversion et nouvelle unification de la dette,
182. — Les nouveaux budgets, 183. — La Commission consultative, 185.
— 3° Réforme de l'instruction publique, 185. — Service des antiquités et
des arts, 189. — Services militaires, 190. — Résumé des réformes, 190,
— Prospérité financière de la Tunisie, 190.
Chapitre IV : Géographie économique. Colonisation. Ressources de la
Tunisie.— La végétation, 191. — Oasis : palmiers, etc., 192. — Les acqui-
sitions de terres, 193. — Les plantations de vignes, 194. — La main-
d'oeuvre et le prix de la terre, 195. — Les huiles, les alfas, 195.— Exploi-
tation et produits des forêts, 196. — Les animaux sauvages, 196. — Les
animaux domestiques, 197. — Élève des animaux, 197. — Produits de la
mer : coraux, éponges, pêcheries, 198. — Industries minières, or, fer,
plomb, 198. — Marbres, argiles, phosphates, 199. — Sources minérales,
199. — Travaux publics, 200. — Industrie indigène, 201. — Commerce,
201. — Conclusion: avenir de la colonie, 204.

LE SÉNÉGAL ET LE SOUDAN FRANÇAIS


Par M. le colonel L. ARCHINARD et M. A. RAMBAUD.

PARTIE HISTORIQUE.
Jusqu'à l'arrivée de Faidberbe, 205. — Gouvernement de Faidherbe,
207. — Mouvement d'expansion vers l'est, 208. — Les trois campagnes
du colonel Borgnis-Desbordes (1880-1883), 210. — Les campagnes du
lieutenant-colonel Boilève et du commandant Combes (1883-1885), 213. —
La campagne du colonel Frey (1885-18S6), 213.
— Les
deux campagnes
du colonel Gallieni (1886-1888), 214. — Les Français devant Tombouctou,
216. — Les trois campagnes Archinard (1888-1891), 217.
— Destruction de
l'empire d'Ahmadou, 217. — La guerre contre Samory, 223. — Le sultan
Aguibou et le roi Tiéba, 224. — La campagne du colonel Humbert (1891-
1892), 226. — La convention anglo-française du 5 août 1890, 227. —
Mission du capitaine Binger, 230. — Le Dr Crozat dans le Mossi, 231. —
Autres missions au Soudan français, 233. — Résultats généraux, 233.
PARTIE GÉOGRAPHIQUE.
Chapitre premier : Géographie générale du Sénégal et du Soudan français.
TABLE DES MATIÈRES 733
— De France au Sénégal, 235. — Le littoral : Dakar, Gorée, Rufisque 235
— Les Rivières du Sud, 236. — Du Sénégal au Niger, 238. — Le fleuve
Sénégal : 1° la barre du Sénégal, 238. — 2° Le bas fleuve, 238.
Saint-Louis, 239. — 3° Le moyen Sénégal, 239. —
— 4° Le haut fleuve
242. — Le haut Niger, 244.
Chapitre II : Les indigènes. — Les races, 245. Race berbère, 246.

Race arabe, 246. — Pourognes, 246. — Race peulhe, 246. Toucouleurs, —
248. — Race mandingue, 249. — Race ouolof-sérère, 249. — Les castes, 251.

— Ouvriers, 252. — Chasseurs et pêcheurs, 253. — Constructions des
Noirs, 253. — Guerriers, 255. — Esclaves, 235. La famille chez les

noirs du Soudan, moeurs, coutumes, 260. — Religions, 264.
Chapitre III : Gouvernement et administration. Sénégal et Soudan, 266.

I. SÉNÉGAL : Divisions politiques et administratives, 266. Le gouver-

neur et les services civils, 267. — Député, conseil colonial, conseils
municipaux, droit électoral, 268. — Services militaires et maritimes, 268.
— Organisation judiciaire, 269. — Organisation financière, 270. — Budget
de la colonie, 270. — Navigation et douanes, 271. — Instruction publique,
271. — Organisation religieuse, 271. — Travaux publics, 272.
— II. SOUDAN
FRANÇAIS : Divisions politiques et administratives, 272. — Caractères de
notre domination au Soudan, 274. — Principaux centres, 276. — Admi-
nistration, 276. — Services militaires, 277. — Budget du Soudan, 278.
Chapitre IV : Géographie économique. — Production et commerce, 279.
— But que la France doit se proposer d'atteindre dans le Soudan
occidental, 281.

LA GUINÉE FRANÇAISE ET DÉPENDANCES


Par MM. A. BRÉTIGNERE, MÉDARD BÉRAUD, A. RAMBAUD.

Chapitre premier : la nouvelle organisation. — Le décret de 1891, 285.


— Administration, 286.
Chapitre II : Établissements de la côte des Graines et de la côte d'Ivoire :
Historique, 287. Géographie physique, 288. — Races et peuples, 288.
— —
Chapitre III : Établissements de la côte d'Or : Grand-Bassam et Assinie.
Historique, 289. Description du pays, 290. — Climat, 292. — Popu-
— —
lation, 292. — Mines d'or, 294. — Huile et amandes de palme, 295. —
Commerce, 296. — Cultures, 297. — Administration, 297. — Avenir de la
colonie, 297.
Chapitre IV : Établissements de la côte des Esclaves : Porto-Novo, Kotonou,
Grand-Popo. — Historique, 298. — Les récentes difficultés avec le Dahomey,
301.— La mission Bayol, 301. — La guerre de 1889, 303. — Le traité du
3 octobre 1889, 305. — La guerre de 1892, 306. — Les autres voisins de
nos possessions, 307. — Description du pays de Porto-Novo, 308. — Cli-
mat, 308. — Races de la Côte des Esclaves, 309. — Moeurs et gouverne-
ment de Porto-Novo, 309. — Productions du pays, 310.— Établissements
de commerce européen, 310. — Statistique du commerce, 311. — Instruc-
tion publique, 312. — Avenir de la colonie, 312.
L'OUEST AFRICAIN — GABON, CONGO FRANÇAIS, LAC TCHAD
Par M. DOTREUIL DE RHINS.
PARTIE HISTORIQUE.
Ce qu'on entend par l'Ouest africain, 313. — Histoire de notre établis-
Gabon, 316. Insignifiance jusqu'à nos jours de notre colo-
sement au —
784 LA FRANCE COLONIALE
nie du Gabon, 316. — Première mission Savorgnan de Brazza, 318. — Rôle
de l'Association internationale africaine, 319. — Deuxième mission Savor-
gnan de Brazza, 319. — Ratification du traité avec le roi Makoko et
vote des crédits par les Chambres, 321. — La Mission de l'Ouest
africain : son organisation, 322. — Ses résultats scientifiques, 323. —
Liste des stations fondées par la Mission, 325. — La Convention avec
l'Association internationale, 326. — La Conférence internationale de
Berlin, 327. — Traités avec l'Allemagne, le Portugal et l'État libre, 329.
Nouvelles missions d'explorations, 330. — Les missions Crampel et

Dybowski, 331. — Mission du capitaine Monteil, 332. — Mission du lieu-
tenant Mizon, 333.
PARTIE GÉOGRAPHIQUE.
Chapitre premier : Géographie générale de l'Ouest africain. — Aspect
général de l'Ouest africain, 337. — Les cours d'eau, 337. — Le relief
du sol et les montagnes, 340. — Le littoral, 340. — Climat et salu-
brité, 341.
Chapitre II : Les indigènes. — Ethnographie, 341.— État social et poli-
tique, 342. — Densité de la population, 343. — Industries, moeurs et
coutumes, 344.
Chapitre III : Gouvernement et administration. — Le Commissaire
général et les services civils, 344. — Forces navales et militaires, 345. —
Divisions administratives, 346. — Centres, postes, stations, 346. — Budget
de la colonie, 347.
Chapitre IV : Géographie économique. — Productions naturelles :
faune, 347. — Flore, 348. — Maisons de commerce au Gabon et au
Congo, 350. — Conditions et chiffres du commerce, 350. — Avenir du
commerce dans l'Ouest africain, 351.

LA REUNION

Par M. Jacob DE CORDEMOY.

Chapitre premier : Histoire. — La découverte, 353. — Occupation de


l'île de la Réunion, 353. — Occupation de l'île Maurice, 334. — La Bour-
donnais, gouverneur des deux îles, 354. — Époque de la Révolution et de
l'Empire, 354. — Séparation des deux colonies, 355.
Chapitre II : Géographie générale. — Situation géographique, 356. —
Montagnes, 356. — Cours d'eau, 356. — Climat: pluies et vents, tempé-
rature, 357. — Salubrité, 358. — Sources thermales, 358. — Aspect du
pays, 358.
Chapitre III : Les Habitants. — Population, ethnographie, 358. — Éman-
cipation des esclaves, 359. — Immigration, 359.
Chapitre IV : Gouvernement et administration. — Divisions administra-
tives, 360. — Gouvernement et administration, 361. — Lois et justice,
361. — Religion, 361. — Instruction publique, 362.
— Presse, 362. —
Budget, 362. — Douanes, 363. — Représentation coloniale, 363. — Ser-
vices militaires, 363.
Chapitre V : Géographie économique. — Cultures, 364. — Animaux, 364.
— Industries et commerce, 364. — Travaux publics, 363. — Navigation:
ports, 365. — Institutions de crédit, 365. — Avenir de là colonie, 366. —
Comparaison avec l'île Maurice, 367.
TABLE DES MATIERES 785

MADAGASCAR
Par M. Gabriel MARCEL.

PARTIE HISTORIQUE.
Chapitre premier : Jusqu'à la fin du second Empire.
— Premières tenta-
tives sur Madagascar : les Portugais, 369. — Les Hollandais et les Anglais,
370. — Les Français, 371. — Richelieu et Rigault, 371. Pronis, 372. —
Etienne de Flacourt, 372. —
— Colbert et la Compagnie des Indes, 373.
— Madagascar fait retour à la couronne, 374. — Madagascar au dix-hui-
tième siècle, 375. — Béniowski, 376. — Madagascar pendant la Révolution
et l'Empire, 378. — Prétentions anglaises après 1815 : Farquhar, 378.
— Madagascar et la Restauration, 379. — La reine Ranavalo, 379. —
Madagascar et la monarchie de Juillet, 380. — Français à Madagascar :
Lastelle, Laborde, Lambert, 381. — Madagascar et le second Empire, 381.
— Radama II, 382. — Les missions britanniques, 383.
Chapitre II : La guerre de 1882-1885. — Causes de la guerre, 384.

La rupture, 387.— Premières opérations : le contre-amiral Pierre, 388. —
Discussions dans les Chambres, 390. — Opérations de l'amiral Miot,
390. Nouvelles discussions dans les Chambres, 391. — Dernières opéra-

tions, 392. — Le traité du 17 décembre 1885, 393. — Exécution du traité
de 1885, 394. —Notre établissement et nos forces militaires à Diégo-Suarez,
396. — Nos futurs colons à Madagascar, 397.
PARTIE GÉOGRAPHIQUE.
Chapitre premier : Géographie générale de Madagascar. — Situation, 400.
— Superficie, 400. — Relief du sol : montagnes, 401. — Régime des
eaux, 401. — Climat, 402. — Rades et ports, 402.
Chapitre II : Les indigènes de Madagascar. — Races, 402. — Population,
403. — Les Hova, 403. — Habitations, mobilier, costume, 404. — La
famille : polygamie, 405. — Idées religieuses, 405. — État politique, 405.
— Influence de la civilisation européenne, 406.
Chapitre III : Géographie économique de Madagascar. — Productions
naturelles. Flore, 407. — Faune, 409. — Richesses minérales, 411. — Res-
sources de l'île, 411.

LES SATELLITES DE MADAGASCAR


Par M. Gabriel MARCEL.
Nosy-Bé, 413. — Sainte-Marie, 414. — Les Comores, 415. — Mayotte,
417. — Les Glorieuses, 418. — Budgets, 418.

LA MER ROUGE, OBOCK ET CHEIKH-SAID.


I. Obock et la baie de Tadjourah.
Par Paul SOLEILLET.

Traités qui nous ont valu ces possessions, 419. — Géographie de la


colonie, 421. — Climat, 421. — Faune et flore, 422. — Les indigènes :
races, 422. — Moeurs et coutumes des Danakil, 423. — Administration,
425. — Lieux habités, 425. — Utilité de cette colonie, 426. — 1° Obock
port de relâche, 426. — 2° Obock colonie française, 427. — 3° Obock
centre de commerce maritime, 429. — 4° Obock tête de ligne d'une route
FRANCE COLONIALE.
50
786 LA FRANCE COLONIALE
commerciale vers l'Ethiopie méridionale, 429. — Relations actuelles de
Tadjourah avec l'Abyssinie, 430. — Ce qu'est pour nous l'Abyssinie, 431. —
Avenir de nos relations avec l'Abyssinie, 432.

II. Cheïkh-Saïd.
Par M. Paul BONNETAIN.

Situation et histoire de Cheïkh-Saïd, 434. — Importance de Cheïkh-


Sàïd, 438.,
L'INDE FRANÇAISE
Par M. Henri DELONCLE.

Chapitre premier : Histoire, 441.


Chapitre II : Géographie générale. — Situation géographique et topo-
graphique, 442. — Territoire de Pondichéry, 442. — Territoire de KarikaI,
444, — Territoire de Yanaon, 444. — Territoire de Mahé, 445. — Terri-
toire de Chandernagor, 446. — Climat, 446. Faune, 448. — Flore, 448.
— Mines de lignite
de Bahour, 449.
Chapitre III : Les habitants. — Chiffre de la population, 450. — Les
indigènes, 451. — Les castes, 451. — Les langues, 456.
Chapitre IV : Gouvernement et administration. — Le gouvernement, 457.
— Droits politiques, 457. —
Organisation judiciaire, 488. — Instruction
publique, 459. — Organisation religieuse, 463. — Organisation municipale,
464. — Impôts, 464. — Organisation financière, 465. — Rente de l'Inde,
466. — Dépenses de la Métropole, 467. — Administrations diverses, 467.
Chapitre V : Géographie économique. — Cultures, 468. — Industrie, 469.

Navigabilité. Ports et rades, 471. — Chemins de fer, 472. — Commerce,
473. — Statistique du commerce, 476. — La classe ouvrière, 477. — Immi-
gration et émigration, 478. — Monnaies, poids et mesures, institutions de
crédit, 479. — Postes, télégraphes, routes, 480.

L'INDO-CHINE FRANÇAISE
Par M. le colonel A. BOUINAIS et M. A. PAULUS.

PARTIE HISTORIQUE.
Chapitre premier : Jusqu'au traité de 1874. — Aux dix-septième et dix-
huitième siècles, 481. — Première guerre avec l'Annam, 482. — Traité de
Saïgon (1862), 483. — Occupation des provinces occidentales (1867), 483.
— Protectorat sur le Cambodge (1863), 484. — Premier projet de protec-
torat sur l'Annam, 485. — M. Dupuis, 485. — Francis Garnier, 486. —
Prise de Hanoï par Garnier, 487. — Conquête du Delta, 487. — Mort de
Garnier, 488. — La politique d'abandon, 488. — Le traité de 1874, 489.
Chapitre II : Depuis le traité de 1874. — Difficultés pour l'exécution du
traité, 491. — L'Annam se rapproche de la Chine, 492. — Mission de
Rivière. — Nouvelle prise de Hanoï, 493. — Le marquis de Tseng, 494. —
Le traité Bourée, 494. — Nouvelle conquête du Delta, 494. — Mort de
Rivière, 495. — Renforts envoyés au Tonkin; 496. —Expédition sur Hué,
497. — Traité de protectorat avec l'Annam, 497. — Opérations au Tonkin,
498. — Prise de Haï-Dzuong, 498. — Combat de Phung, 499. — Interven-
tion armée des Chinois, 499.— Prise de Sontay, 500. — Il faut encore
des renforts, 503. — Prise de Bac-Ninh, 504. — Prise de Hong-Hoa, 505.
TABLE DES MATIÈRES 787
— Le traité Fournier, 505. — La surprise de Bac-Lé, 506. Difficultés
avec l'Annam, 507. — Difficultés avec le Cambodge, 508. —
— Opérations
de l'amiral Courbet, 510.
— Bombardement de Fou-Tchéou, 510. — Opé-
rations dans l'île Formose, 512. Succès au Tonkin, 513. — Acte de

neutralité anglais, 513. — Courbet fait sauter les navires chinois, 514.
Le blocus du riz et l'occupation des îles Pescadores, 514. —
— La marche
sur Langson, 514. — Prise de Langson, 515. — Défense héroïque de Tuyen-
Quan. Combat de Hoa-Moc, 515. L'affaire de Langson : succès et

retraite, 516. — La paix avec la Chine, 517. Mort de l'amiral Courbet,
518. — Guet-apens de Hué, 518. —
Chapitre III: Depuis la paix de 1885. Le Tonkin jusqu'à Paul Bert, 519.
La —
— commission de délimitation des frontières, 520. Paul Bert
résident général, 521. — Traité de commerce avec la Chine, 521. —
— Les
opérations de gendarmerie, 521. — Missions Pavie, 524. Coup d'oeil

sur les opérations des Anglais en Birmanie, 524. — Conclusion, 528.
PARTIE GÉOGRAPHIQUE.
Chapitre premier : Géographie générale. Situation et limites, 531. —
Le littoral, 332. —
— Le Delta, 533. — Iles, 533. — Montagnes, 534. —
Fleuves, 585. — Lacs, 537. — Climat. Salubrité, 538.
Chapitre II : Les Indigènes. I. ANNAMITES :
— Caractères physi-
— LES
ques, 540. — Caractères moraux, 541. — Nourriture, 544. — Habitations,
544. — La famille, 546.
— L'esclavage, 548. — Religions, 548. —
Langue,
349. — II. LES CAMBODGIENS, 550.
— Caractères physiques, 550. — Carac-
tères moraux, 551. — La famille, 551. — L'esclavage, 552. Religion,
552. — Langue, 352. — III. LES CHINOIS, 553. —
— IV. LES IMMIGRANTS
ASIATIQUES, 534. — V. LES TRIBUS SAUVAGES, 554. — VI. LES VILLES : 1° Villes
de Cochinchine, 556. — 2° Villes de l'Annam, 557. — 3° Villes du Tonkin,
557. — 4° Villes du Cambodge, 558.
Chapitre III: Gouvernement et administration. — I. PÉRIODE ANTÉRIEURE A
— Cochinchine et Cambodge, 358. —
L'UNION INDO-CHINOISE(1858-1887), 558.
Annam et Tonkin, 559. — II. DEPUIS L'UNION INDO-CHINOISE, 561. Création
de l'Union indo-chinoise (1887), 561.— L'organisation actuelle — : le gouver-
neur général, 562. — Conseil supérieur de l'Indo-Chine, 562. — Services
divers, 563. — Armée, 363. — Marine, 563. — Justice, 563. — Finances,
364. III. INSTITUTIONS PARTICULIÈRESA LA COCHINCHINE, 564. Le lieutenant
— —

gouverneur, 564. — Conseil privé, 564. — Conseil colonial, 564. — Représen-


tation au Parlement, 565. — Conseil d'arrondissement,565. — Communes,
365. — Justice, 566. — Finances, 566. — Instruction publique, 567. —
Organisation religieuse, 568. — IV. INSTITUTIONS PARTICULIÈRES A L'ANNAM ET
AU TONKIN. 568. — Le roi d'Annam, sa cour, ses ministres, son adminis-
tration, 568. — Les résidents supérieurs, 569. — Pouvoirs particuliers du
résident supérieur en Annam, 570. — Pouvoirs particuliers du résident
supérieur au Tonkin. Le Kinh-Luoc, 570. — Conseil de protectorat, 570.
— Garde civile, 570. - Résidences, 571. — Instruction publique, 571. —
Les missions chrétiennes, 571. — V. INSTITUTIONS PARTICULIÈRES AU CAM-
BODGE, 571. — Le roi du Cambodge, sa cour, ses ministres, son administra-
tion, 571. — Organisation du protectorat, 572. — Provinces, 572. — Jus-
tice, 573. — Finances, 573.
Chapitre IV : Géographie économique. — La Faune. Animaux sauvages.
Quadrupèdes, 373. — Oiseaux, 576. — Reptiles, 577. — Poissons et céta-
cés, 577. — Insectes, etc., 577. — Animaux domestiques. — Race bovine,
578. — Race chevaline, 579. — Race porcine, 579. — Races ovine et
caprine, 579. — La flore, 580. — Minéraux, 581. — Agriculture, 583. —
788 LA FRANCE COLONIALE
Industrie, 584. — Commerce, 587. — Importations, 588. — Exportations,
588. — Régime douanier, 589. — Ports, 589. — Commerce intérieur, 591.
— Commerce du fleuve Rouge et du Yunnan, 591. — Commerce avec
les tribus sauvages, 592. — Monnaies. Etablissements de crédit, 592. —
Voies de communication, 593. — Postes et télégraphes, 595.
Chapitre V : Conclusions. — Avenir politique, 596. — Les Indo-Chinois
et la conquête française, 596. — Avenir du commerce, 598.

LA NOUVELLE-CALÉDONIE ET DÉPENDANCES
Par M. CH. LEMIRE.

Chapitre premier : Histoire et géographie générale. — Découverte et


occupation de la Nouvelle-Calédonie, 601. — Géographie physique. Situa-
tion, 602. — Aspect général, 602. — Climat et saisons, 603. — Littoral et
ports, 603. — Divisions administratives, 604. — Les îles secondaires, 604.
— Localités principales, 604. — Population, 606.
Chapitre II : Les Indigènes. — Canaques, 607. — Popinées, 607. — Cos-
tume, 608. — Alimentation, 608. — Cannibalisme, 608. — Usages, 608. —
Cases, 609. — Ustensiles, 609. — Fêtes : Pilou-Pilou, 610. — Religion, 610.
— Langage, 610. — Numération, 610. — Monnaie, 611. — Décadence de
la race indigène, 611. — Rapports des indigènes avec les blancs. Insur-
rections, 611.
Chapitre III : Gouvernement et administration. — Le gouverneur et les
conseils, 612. — Municipalité de Nouméa, 612. — Justice, 613. — Budget,
613. —Instruction publique, 613. — Administration pénitentiaire, 614. —
Domaine, 615.
Chapitre IV : Colonisation et géographie économique. — Concessions de
terres, 616. — Elevage, 617. — Faune indigène, 617. — Cultures euro-
péennes, 618. — Plantes ornementales, 619. — Essences forestières, 619.
— Mines, 620. — Commerce, 621. — Voies de communication, 622. —
Postes et télégraphes, 623.
Chapitre V : Les îles Loyalty et autres dépendances de la Nouvelle-Calé-
donie. — Iles Loyalty, 623. — Iles Bélêp, 624. Iles Huon, 624. — Iles
Chesterfield, 624. — Les Nouvelles-Hébrides, 625. —

LES ILES TAHITI


Par M. A. GOUPIL.
Chapitre premier : Histoire. — La découverte, 629. — Les missions an-
glaises, 630. — Intervention française : traité de protectorat (1842), 630.
— Guerre de 1846. Deuxième traité de protectorat, 631. — Annexion à
la France (1880), 632.
Chapitre II : Géographie générale du groupe du Vent.
— Situation, 633.
— Géographie physique et pittoresque, 633. — Climat, salubrité, 635.
Chapitre III : Les habitants. — Chiffre de la population, 636.
— La
famille indigène, 636. — La propriété, 637. — Les cultes, 638. — Moeurs
et coutumes des indigènes, 639.
Chapitre IV : Gouvernement et administration.
— Caractère de notre
administration, 641. — L'île de Tahiti, 643. — La ville de Papeete, 644. —
Les routes, 644. — L'île Moorea, 644. —Instruction publique, 645. — Ser-
vices divers, 645. — Service postal, 645.
Chapitre V : Géographie économique. — Faune, 646. — Flore, 646. —
Minéralogie, 646. — Cultures, 647. — Industries, 648. — Commerce, 649.
Chapitre VI : Le groupe des îles Sous-le-Vent, 651.
TABLE DES MATIÈRES 789

AUTRES ARCHIPELS OCÉANIENS


Par M. CH. LEMIRE.

Les Gambier, 635. — Les Tubuaï, 656. — Rurutu et Rurutara, 656.


Les Marquises, 656. — Les Tuamotou, 660. — Les Wallis, 660.
— Les
Futuna, 660. — Résumé statistique, 660. — Avenir de nos possessions
océaniennes, 661.
TERRE-NEUVE : LES ILES SAINT-PIERRE ET MIQUELON
Par M. le capitaine NICOLAS.

Partie historique. — Découverte de Terre-Neuve, 663. — Rivalité avec


l'Angleterre pour la possession de Terre-Neuve, 664. — Il nous reste
Saint-Pierre et Miquelon, 664. — Fondation des pêcheries, 665. — Le traité
de 1783. — Nouvelles épreuves, 665.
Partie géographique. — Position géographique, 667. — Orographie et
géologie, 667. — Hydrographie, 668. — Côtes et rades, 668. — Les îles
secondaires et îlots, 669. — Les bancs, 669. — Climat. Température,
669. — Vents et brumes, 670. — Salubrité, 670. — Population, 671. —
Circonscriptions communales, 671. — Saint-Pierre et Miquelon établisse-
ment militaire, 672. — Régime administratif, 673. — Budget, 674. —
Cultes, 674. — Agriculture et ressources locales, 674. — La chasse, 675.
— La pêche, 675. — Industrie et commerce, 676. — Importance de la
colonie, 678.

LA GUADELOUPE ET SES DÉPENDANCES


Par M. ISAAC.

Chapitre premier : Histoire. — Jusqu'à la Révolution, 679. — Depuis


la Révolution, 682.
Chapitre II : Géographie générale. — La Guadeloupe, 687. — Dépen-
dances de la Guadeloupe, 688. — Climatologie, 690.
Chapitre III : Gouvernement et administration. — Population, 691. —
Villes et bourgs, 691. — Administration, 693. — Justice, 695. — Cultes,
696. — Instruction publique, 696. — Presse, 698. — Services militaires,
698. — Budget, 699.
Chapitre IV : Géographie économique. — Flore et faune, 699. — Cul-
tures, 701. — Industries, 702. — Navigation, commerce, 703.

LA MARTINIQUE
Par M. HURARD.

Chapitre premier : Histoire. — Jusqu'à la Révolution, 707. — Depuis


la Révolution, 709.
Chapitre II Géographie générale. — Situation géographique, 710. —
:
Orographie, 711. — Cours d'eau, 711. — Géologie, 711. — Sources ther-
males, 711. — Climatologie, 712.
Chapitre III : Gouvernement et administration. — Population, 712. —
Villes et bourgs, 713. — Administration, 714. — Justice, 715. — Services
militaires, 715. — Cultes, 716. — Instruction publique, 716. — Budget,
717. — Presse. Bibliothèque, 717.
790 LA FRANCE COLONIALE
Chapitre IV : Géographie économique. — Flore et faune, 718. — Cul-
tures, 718. — Sucre, 718. — Cacao, 719. — Café, 719. — Bois, 719. —Pro-
ductions diverses, 719. — Industries, 720. — Navigation, commerce, 720.
— Importance de la colonie, 721.

LA GUYANE
Par M. Jules LEVEILLE.

Chapitre premier : Histoire. — La découverte, 723. — Premières tenta-


tives de colonisation, 723. — L'expédition du Kourou (1763), 724. — Ad-
ministration de Malouet, 725. — La Révolution et l'Empire, 725. — La
Guyane contemporaine, 726.
Chapitre II : Géographie générale et économique. — Aspect général, 727.
Littoral, 728. — Hydrographie, 728. — Climatologie, 729. — De l'insa-
lubrité de la Guyane pour les blancs, 729. — La fièvre paludéenne, 730.
La dysenterie, 731. — L'anémie, 731. — La fièvre jaune, 731. — La

mortalité, 732. — Superficie et limites, 732. — L'arbitrage russe, 732. —
La Guyane contestée, 734. — Population, 736. — Les communes et les
lieux habités, 737. — Gouvernement et administration, 737. — Faune,
738. — Flore, 739. — Minéralogie. — La découverte de l'or, 739. — Agri-
culture, 740. — Commerce, 740.
LES ILES KERGUELEN ET AUTRES POSSESSIONS ANTARCTIQUES
Par M. Gabriel MARCEL.

Historique et descriptions 743

LES COLONIES PÉNITENTIAIRES ET LA TRANSPORTATION


Par M. Jules LEVEILLE.
Notions générales. — La transportation, 745. — L'emploi des trans-
portés, 749. — Première période (1854 à 1887), 749. — Seconde période
(1887 à 1892), 750. — Troisième période (1892), 751. — Résumé, 752.

CONCLUSION
Par M. Alfred RAMBAUD.
Importance et utilité de nos colonies. — Comparaison de notre histoire
coloniale avec celle de l'Angleterre, 755. — Sécurité relative des posses-
sions d'outre-mer à l'époque présente, 756. — Importance réelle de notre
empire colonial : superficie et population, 758. — Commerce de la France
avec ses colonies, 761. — Avantages recueillis par notre marine mar-
chande, 763. — Comparaison entre certaines colonies françaises et
anglaises ; prépondérance de la France en Afrique, 763. — Utilité de ses
colonies pour la France, 763.

Appendice.
Par MM. A. RAMDAUD et H. SCHIRMER.
La réorganisation du Soudan français, 773. — La guerre au Dahomey, 774.
TABLE DES CARTES

1. Carte pour servir à l'histoire de l'Amérique du Nord depuis le


traité d'Utrecht (1713) jusqu'au traité de Paris (1763). — Terre-
Neuve, Saint-Pierre et Miquelon I
2. Algérie et Tunisie. — Environs d'Alger et de Tunis.
3. Sénégal, Guinée et Soudan français. —
..... XXXIX
Environs de Saint-Louis. 205
4. Guinée française. Côte de l'Ivoire et golfe de Bénin 285
5. Gabon et Congo français 315
6. Zone d'influence française 322
7. Madagascar, Mayotte, Comores. — La Réunion. Les Mascarei-
gnes. — Baie de Diego Suarez 333
8. Possessions européennes dans la mer Rouge et le golfe d'Aden. 419
9. Carte de l'Indoustan à l'époque de Dupleix 441
10. Indo-Chine française, Cochinchine, Tonkin, Cambodge, Annam. 481
11. Océanie, possessions françaises. Archipel Nouka-Hiva, Nouvelle-
Calédonie. — Archipel Tahiti 601
12. Possessions européennes dans les Antilles : Guadeloupe et Mar-
tinique. — Saint-Martin et Saint-Barthélemy 679
13. Guyane française 723

SCEAUX. IMP. CHARAIRE ET Cie.

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