Jeunes, Poetes Et Martyrs
Jeunes, Poetes Et Martyrs
Jeunes, Poetes Et Martyrs
Jeu
Revue de théâtre
URI: https://id.erudit.org/iderudit/29350ac
Publisher(s)
Cahiers de théâtre Jeu inc.
ISSN
0382-0335 (print)
1923-2578 (digital)
Tous droits réservés © Cahiers de théâtre Jeu inc., 1993 This document is protected by copyright law. Use of the services of Érudit
(including reproduction) is subject to its terms and conditions, which can be
viewed online.
https://apropos.erudit.org/en/users/policy-on-use/
Pendant les 20 jours, deux personnages de gourous sont sortis des oubliettes pour
alimenter la trame de deux spectacles (Serpent Kills, Helter Skelter); ces êtres diaboliques,
qui ont bel et bien existé, appartiennent à leur époque : ils revivent dans des spectacles
qui la recréent. Du moins, j'espère ne pas me tromper en croyant que le gourou reprend
du service pour exorciser l'inquiétude qu'il a inspirée à travers certains faits divers, et non
parce qu'il répond à un véritable engouement pour la spiritualité sectaire. Le gourou a
son pendant des années quatre-vingt-dix qui, lui, ne mobilise pas les foules et n'effraie
personne : c'est un messie aux élans de poète, porteur du poids du monde, dépositaire
de la beauté et de la pureté de l'art, victime d'une société mesquine et cupide, ou tout
simplement morose, sans projet, sans avenir.
101
c'est du théâtre heavy metal, qui comble le vide par le bruit, remplace les Le rock, en tant que musique
mots par les décibels. et en tant que spectacle,
et la superposition du rock et
L'artiste flagellé est posé ici comme Y alter ego du messie. Ce goût suranné de l'image avec l'avènement
pour le martyre, présent aussi dans Cabaret neiges noires, me semble une du vidéoclip, ont imprégné la
avenue dont la portée est limitée. C'est pourquoi j'ai été ravie d'abord par culture de la nouvelle génération
le rapport inverse avec Dieu que proposait Cru, du Théâtre du 100e Singe, au point d'être omniprésent dans
où c'est de l'absence de Dieu qu'il est question. Il est dommage qu'une toute manifestation artistique
trame narrative on ne peut plus confuse ait dilué l'idée fondamentale de qui se veut tant soit peu avant-
la pièce de Diane Jean, dans laquelle un auteur convoque autour d'une gardiste. Il y a cousinage entre
table ses cinq personnages — du moins, c'est ce que j'ai cru comprendre représentation théâtrale et
— et se révèle les avoir tous contaminés du virus du SIDA dans différentes concert rock. D'ailleurs, presque
situations. Comme auteur, il a la toute-puissance de Dieu. Avec la menace tous les spectacles des 20 jours
du SIDA, nous dit Diane Jean, Dieu ne peut pas exister... comportaient de la musique rock
sous une forme ou une autre,
La mort du poète douce ou heavy, classique,
Dans Cabaret neiges noires, un adolescent rêveur, déchiré entre deux progressive ou fusion, en direct
figures héroïques — Martin Luther King et Maria Casarès —, devient ou enregistrée. Est-il étonnant
pour tous les autres personnages du cabaret une figure messianique, qui que le Gilles Maheu du
fera triompher l'art et la fraternité, une image de leur propre soif d'abso- Café des aveugles ait été choisi
lu : le destin de cet adolescent suicidaire et poète est mis en parallèle avec comme président honoraire
celui de Gauvreau, d'Aquin, de Sauvageau... Par ailleurs, le cortège du festival cette année?
funèbre et la résurrection de ce messie, sur un air proche parent de Let the P.W.
Sunshine In de la comédie musicale Hair, dans une euphorie de gang,
signalait un besoin de réactiver l'idée de solidarité, d'unité qui prévalait
il y vingt ans. D'ailleurs, Cabaret neiges noiresest issu d'un collectif d'auteurs, Dans la perspective de ce spec-
manière qui semble susciter un intérêt nouveau chez les jeunes créateurs tacle et d'autres pièces qu'on a pu
(l'An de grâce, du PàP2, Nuits blanchesde Momentum); en outre, le genre voir au cours de la saison dernière
choisi, le cabaret, appelle la mise en commun de talents, de performances, (la Baie de Naples du Français
par des personnages réunis pour le plaisir du show. Mais malgré la belle Joël Dragutin), il serait intéres-
ardeur de groupe, un seul personnage réussit à saper l'harmonie, celui du sant de considérer le retour
trouble-fête (ô la suave arrogance de Norman Helms dans ce rôle!...), de l'hyperréalisme à la scène
cherchant à interrompre le spectacle à tout bout de champ. Son leitmotiv, par l'intermédiaire des plaisirs
«on s'en crisse-tu», et ses attaques contre le groupe, «vous êtes des trous de la table et de la dégustation.
d'cul, des artiss'...», trahissent crûment que la collectivité n'a plus la force La suite de plats aux délicieux
et l'étanchéité qu'elle a déjà eues. fumets, l'abondance de pain et
de vin qui passaient sous les yeux
Rendue imminente par les tentatives de suicide à répétition de l'adoles- et le nez des spectateurs de Cru,
cent, la mort planait sur le spectacle, telle une force d'attraction pour les bruits de fourchettes et de
l'artiste dans le monde désespéré dont ce cabaret fait état. Ici suicidaire, verre, et jusqu'à la mastication,
ailleurs mis à mort : il n'y a pas de place pour le poète dans la société nord- rappelaient les légendaires quar-
américaine telle que se la figurent les jeunes créateurs de théâtre; et tiers de viande crue dont faisait
pourtant, leurs univers se construisent autour de lui, de l'espoir qu'il usage un certain Antoine
représente. On pourra voir quelque chose de narcissique dans ces re- au siècle dernier, au nom
présentations multiples de l'artiste pur et martyr : ceux qui en font l'éloge de la vérité scénique.
ne sont-ils pas eux-mêmes de ces héros? P.W.
102
Daniel Desputeau Cabaret neiges noires,
et Dominique Huot du Théârre II Va Sans Dire
dans Méchant Motel er de la Manufacture.
de Mécanique Générale. Phoro : Stéphane Lemieux.
Photo : Rolline Laporte.
103
ce qu'elle sent, elle cherche l'unité, l'atteinte d'une plénitude, d'une Martine Chagnon semblait
intégrité1. d'ailleurs être la seule comédienne
à rechercher l'unité comme valeur
Dans Chaos K. O. Chaos, de PIuraMuses, Carole Nadeau creuse, à partir encore humainement possible
d'un lieu impossible — un iceberg —, la métaphore de l'isolement, de la et acceptable. Le Vivre, spectacle
perte de prise sur le réel, sur l'espace. Comme Winnie dans Oh les beaux dépouillé, géométrique et d'une
jours, dont elle s'est inspirée pour cette création, le personnage qu'elle grande précision, se retrouvait
incarne tente de s'accrocher à la vie, de lui donner un sens à partir des au milieu de la programmation
gestes du quotidien, des objets familiers. Et comme l'héroïne de Beckett, des 20 jours comme pour mieux
elle s'adresse des encouragements : «Continue, Gisèle», «toujours garder souligner la noirceur, l'éclectisme
la forme», dans une lutte de chaque instant pour éviter d'être anéantie par et la morosité des autres pièces.
une force obscure : accident? suicide? monde hostile? La mort plane en Son rare optimisme a eu pour
tout cas... Le lent mais implacable écoulement du temps était marqué par effet d'accentuer le pessimisme
un instrument de musique étrange, un orgue de cristal, duquel Bernard omniprésent. Elle était en
Bonnier tirait des sons qui évoquaient des glaçons et qui, avec une scéno- quelque sorte le cristal au milieu
graphie d'une blancheur éblouissante, épousait à merveille le monologue du charbon.
inquiet du personnage et lui donnait un écho insolite et troublant. Carole P.W.
Nadeau, toutefois, s'est prise au piège de son évidente proximité avec
l'univers beckettien, de sorte que j'ai eu tout au long l'agaçante impression
qu'elle se livrait à un exercice de style, certes indéniablement bien senti,
mais auquel j'aurais préféré une lecture plus originale. Je me plais à espérer
que son talent sûr pour installer un univers et sa belle sensibilité d'auteure
la pousseront vers des sentiers neufs une prochaine fois. Quoi qu'il en soit,
son charisme et son jeu expressif ont fait de Chaos K O. Chaos une ra-
fraîchissante halte d'intimité et de poésie en fin de parcours, avant le
bruyant et vide Serpent Kills. •
1. Voir la critique de ce spectacle par Yvon Dubeau, Jeu 62, 1992.1, p. 169d 73.
104
Carole Nadeau
dans Chaos K. 0. Chaos,
de PluraMuses.
105