Jeunes, Poetes Et Martyrs

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Jeu
Revue de théâtre

Jeunes, poètes et martyrs


Patricia Belzil

Number 67, 1993

URI: https://id.erudit.org/iderudit/29350ac

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Publisher(s)
Cahiers de théâtre Jeu inc.

ISSN
0382-0335 (print)
1923-2578 (digital)

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Belzil, P. (1993). Jeunes, poètes et martyrs. Jeu, (67), 101–105.

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P a t r i c i a Belzil

jeunes, poètes et martyrs

Le saint artiste contre la morosité


Déprimé, bafoué, humilié, suicidé, crucifié, ressuscité : tel est le personnage de l'artiste,
qui bat de l'aile dans les spectacles de l'édition 1992 des 20 jours du théâtre à risque.
Fragile et pur, il est le messie qui fera triompher l'authenticité et la beauté. Cette
soudaine prédilection pour un messianisme artistique est étroitement liée à l'intérêt pour
les années soixante et soixante-dix dont Philip Wickham fait état : la solidarité, le partage
d'un idéal commun, l'image de soi comme collectivité sont autant de valeurs propres à
la jeunesse de cette époque, et qui s'expriment par l'engouement pour un héros — un
dieu tout proche de soi, pareil à soi et ralliant une collectivité d'êtres semblables. La
religion du peace and love, c'est celle du groupe.

Pendant les 20 jours, deux personnages de gourous sont sortis des oubliettes pour
alimenter la trame de deux spectacles (Serpent Kills, Helter Skelter); ces êtres diaboliques,
qui ont bel et bien existé, appartiennent à leur époque : ils revivent dans des spectacles
qui la recréent. Du moins, j'espère ne pas me tromper en croyant que le gourou reprend
du service pour exorciser l'inquiétude qu'il a inspirée à travers certains faits divers, et non
parce qu'il répond à un véritable engouement pour la spiritualité sectaire. Le gourou a
son pendant des années quatre-vingt-dix qui, lui, ne mobilise pas les foules et n'effraie
personne : c'est un messie aux élans de poète, porteur du poids du monde, dépositaire
de la beauté et de la pureté de l'art, victime d'une société mesquine et cupide, ou tout
simplement morose, sans projet, sans avenir.

Dans Méchant Motel, de Mécanique Générale, la figure du poète messianique est


explicitement établie, elle n'est même plus une métaphore : un guitariste, décrit comme
un artiste pur, est surnommé Jésus. Il sera mis en croix et flagellé par le représentant du
ministère de la Culture, le satanique Damien, chargé d'éliminer les poètes. Curieusement,
ce théâtre glorifie la figure de l'artiste authentique d'une manière qui cherche précisé-
ment à éviter ce qui ressemble de près ou de loin à de l'art, à fuir toute poésie et toute
finesse... En ce qui me concerne, j'avoue avoir souffert autant que le Jésus guitariste sur
sa croix pendant la représentation. Pour faire «flyé», on faisait subir au spectateur assis
au balcon de fausses engueulades entre l'éclairagiste et le régisseur; cette atmosphère
lourde d'agressivité était exacerbée par d'assourdissants solos de guitare électrique et
d'aveuglants jeux de lumière. Comment décrire cette expérience? Au mieux, je dirais que

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c'est du théâtre heavy metal, qui comble le vide par le bruit, remplace les Le rock, en tant que musique
mots par les décibels. et en tant que spectacle,
et la superposition du rock et
L'artiste flagellé est posé ici comme Y alter ego du messie. Ce goût suranné de l'image avec l'avènement
pour le martyre, présent aussi dans Cabaret neiges noires, me semble une du vidéoclip, ont imprégné la
avenue dont la portée est limitée. C'est pourquoi j'ai été ravie d'abord par culture de la nouvelle génération
le rapport inverse avec Dieu que proposait Cru, du Théâtre du 100e Singe, au point d'être omniprésent dans
où c'est de l'absence de Dieu qu'il est question. Il est dommage qu'une toute manifestation artistique
trame narrative on ne peut plus confuse ait dilué l'idée fondamentale de qui se veut tant soit peu avant-
la pièce de Diane Jean, dans laquelle un auteur convoque autour d'une gardiste. Il y a cousinage entre
table ses cinq personnages — du moins, c'est ce que j'ai cru comprendre représentation théâtrale et
— et se révèle les avoir tous contaminés du virus du SIDA dans différentes concert rock. D'ailleurs, presque
situations. Comme auteur, il a la toute-puissance de Dieu. Avec la menace tous les spectacles des 20 jours
du SIDA, nous dit Diane Jean, Dieu ne peut pas exister... comportaient de la musique rock
sous une forme ou une autre,
La mort du poète douce ou heavy, classique,
Dans Cabaret neiges noires, un adolescent rêveur, déchiré entre deux progressive ou fusion, en direct
figures héroïques — Martin Luther King et Maria Casarès —, devient ou enregistrée. Est-il étonnant
pour tous les autres personnages du cabaret une figure messianique, qui que le Gilles Maheu du
fera triompher l'art et la fraternité, une image de leur propre soif d'abso- Café des aveugles ait été choisi
lu : le destin de cet adolescent suicidaire et poète est mis en parallèle avec comme président honoraire
celui de Gauvreau, d'Aquin, de Sauvageau... Par ailleurs, le cortège du festival cette année?
funèbre et la résurrection de ce messie, sur un air proche parent de Let the P.W.
Sunshine In de la comédie musicale Hair, dans une euphorie de gang,
signalait un besoin de réactiver l'idée de solidarité, d'unité qui prévalait
il y vingt ans. D'ailleurs, Cabaret neiges noiresest issu d'un collectif d'auteurs, Dans la perspective de ce spec-
manière qui semble susciter un intérêt nouveau chez les jeunes créateurs tacle et d'autres pièces qu'on a pu
(l'An de grâce, du PàP2, Nuits blanchesde Momentum); en outre, le genre voir au cours de la saison dernière
choisi, le cabaret, appelle la mise en commun de talents, de performances, (la Baie de Naples du Français
par des personnages réunis pour le plaisir du show. Mais malgré la belle Joël Dragutin), il serait intéres-
ardeur de groupe, un seul personnage réussit à saper l'harmonie, celui du sant de considérer le retour
trouble-fête (ô la suave arrogance de Norman Helms dans ce rôle!...), de l'hyperréalisme à la scène
cherchant à interrompre le spectacle à tout bout de champ. Son leitmotiv, par l'intermédiaire des plaisirs
«on s'en crisse-tu», et ses attaques contre le groupe, «vous êtes des trous de la table et de la dégustation.
d'cul, des artiss'...», trahissent crûment que la collectivité n'a plus la force La suite de plats aux délicieux
et l'étanchéité qu'elle a déjà eues. fumets, l'abondance de pain et
de vin qui passaient sous les yeux
Rendue imminente par les tentatives de suicide à répétition de l'adoles- et le nez des spectateurs de Cru,
cent, la mort planait sur le spectacle, telle une force d'attraction pour les bruits de fourchettes et de
l'artiste dans le monde désespéré dont ce cabaret fait état. Ici suicidaire, verre, et jusqu'à la mastication,
ailleurs mis à mort : il n'y a pas de place pour le poète dans la société nord- rappelaient les légendaires quar-
américaine telle que se la figurent les jeunes créateurs de théâtre; et tiers de viande crue dont faisait
pourtant, leurs univers se construisent autour de lui, de l'espoir qu'il usage un certain Antoine
représente. On pourra voir quelque chose de narcissique dans ces re- au siècle dernier, au nom
présentations multiples de l'artiste pur et martyr : ceux qui en font l'éloge de la vérité scénique.
ne sont-ils pas eux-mêmes de ces héros? P.W.

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Daniel Desputeau Cabaret neiges noires,
et Dominique Huot du Théârre II Va Sans Dire
dans Méchant Motel er de la Manufacture.
de Mécanique Générale. Phoro : Stéphane Lemieux.
Photo : Rolline Laporte.

La représentation de l'artiste en quête d'authenticité était aussi


au cœur de la proposition de la troupe anglophone montréalaise
Street People Theatre. Dans Playing Bare, version anglaise de
la Répétition de Dominic Champagne, Luce, personnage de
l'actrice en pleine crise existentielle, réclame «de l'âme» à ses
comédiens improvisés et étale la sienne entre deux verres et deux valiums.
La recherche de l'art absolu suppose une souffrance et un combat contre
tous. Hormis la composition convaincante des deux compères Etienne et
Victor par Bruce Dinsmore et Chris Heyerdahl, cette production m'a
À mon avis, cette mise en scène paru faiblarde en comparaison du spectacle du Théâtre II Va Sans Dire,
a surtout escamoté l'effet à cause surtout de l'interprétation discutable de Luce : Paulina Abarca
de distanciation de la pièce, jouait avec retenue et ingénuité un personnage qui appelle pourtant
déjà en germe dans En attendant fougue et excentricité, et elle n'était pas du tout à l'aise en scène. Malgré
Godot de Beckett, et que tout, je trouve vivifiante la volonté de jeunes créateurs de faire connaître
Dominic Champagne a porté à un public anglophone l'œuvre d'un auteur de leur génération, dont la
à un degré encore plus élevé dans sensibilité et l'imaginaire les rejoignent sans doute.
la Répétition. Le fait d'avoir placé
la salle fictive devant laquelle les Mots de femmes
acteurs jouent à la fin de la pièce À côté de ces représentations du poète contre la société, ou du groupe
sur un des côtés, les obligeant d'artistes contre le trouble-fête, deux performances de femmes propo-
finalement à jouer en angle saient une vision existentielle du rapport de soi avec le monde. Avec un
par rapport à la vraie salle, luxe de mots fins, drôles, touchants, leurs spectacles constituaient deux
a malheureusement minimisé rencontres privilégiées, deux face à face entre comédienne et spectateurs.
cet effet de distanciation. Dans le Vivre, Martine Chagnon explore la fragmentation de l'être dans
P.W. ses relations avec l'autre et avec soi. Entre ce qu'elle dit, ce qu'elle fait et

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ce qu'elle sent, elle cherche l'unité, l'atteinte d'une plénitude, d'une Martine Chagnon semblait
intégrité1. d'ailleurs être la seule comédienne
à rechercher l'unité comme valeur
Dans Chaos K. O. Chaos, de PIuraMuses, Carole Nadeau creuse, à partir encore humainement possible
d'un lieu impossible — un iceberg —, la métaphore de l'isolement, de la et acceptable. Le Vivre, spectacle
perte de prise sur le réel, sur l'espace. Comme Winnie dans Oh les beaux dépouillé, géométrique et d'une
jours, dont elle s'est inspirée pour cette création, le personnage qu'elle grande précision, se retrouvait
incarne tente de s'accrocher à la vie, de lui donner un sens à partir des au milieu de la programmation
gestes du quotidien, des objets familiers. Et comme l'héroïne de Beckett, des 20 jours comme pour mieux
elle s'adresse des encouragements : «Continue, Gisèle», «toujours garder souligner la noirceur, l'éclectisme
la forme», dans une lutte de chaque instant pour éviter d'être anéantie par et la morosité des autres pièces.
une force obscure : accident? suicide? monde hostile? La mort plane en Son rare optimisme a eu pour
tout cas... Le lent mais implacable écoulement du temps était marqué par effet d'accentuer le pessimisme
un instrument de musique étrange, un orgue de cristal, duquel Bernard omniprésent. Elle était en
Bonnier tirait des sons qui évoquaient des glaçons et qui, avec une scéno- quelque sorte le cristal au milieu
graphie d'une blancheur éblouissante, épousait à merveille le monologue du charbon.
inquiet du personnage et lui donnait un écho insolite et troublant. Carole P.W.
Nadeau, toutefois, s'est prise au piège de son évidente proximité avec
l'univers beckettien, de sorte que j'ai eu tout au long l'agaçante impression
qu'elle se livrait à un exercice de style, certes indéniablement bien senti,
mais auquel j'aurais préféré une lecture plus originale. Je me plais à espérer
que son talent sûr pour installer un univers et sa belle sensibilité d'auteure
la pousseront vers des sentiers neufs une prochaine fois. Quoi qu'il en soit,
son charisme et son jeu expressif ont fait de Chaos K O. Chaos une ra-
fraîchissante halte d'intimité et de poésie en fin de parcours, avant le
bruyant et vide Serpent Kills. •

1. Voir la critique de ce spectacle par Yvon Dubeau, Jeu 62, 1992.1, p. 169d 73.

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Carole Nadeau
dans Chaos K. 0. Chaos,
de PluraMuses.

Il s'agit d'un instrument


acoustique non portatif, l'orgue
de Baschet. Construit sur une
structure de métal, il est monté
de tiges de verre et se joue avec
des doigts mouillés; cela crée
des sons à la fois liquides et
métalliques. Bernard Bonnier
a augmenté les possibilités
sonores de cet instrument en
ajoutant aux tiges de verre
des tiges de métal qu'il touche
avec un archet de contrebasse
pour obtenir des sonorités
grinçantes prolongées.
De plus, il transforme et amplifie
les sons par l'intermédiaire
d'un processeur numérique
pré-programmé. Placé sous la
scène, à la vue des spectateurs,
Bonnier suivait la progression
du spectacle non point avec
le regard, mais bien en écoutant
les pas de la comédienne
Carole Nadeau qui jouait
au-dessus de sa tête.
P.W.

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