Le Grand Cahier : Alexandre Lazaridès

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Jeu
Revue de théâtre

« Le grand cahier »
Alexandre Lazaridès

Numéro 51, 1989

URI : https://id.erudit.org/iderudit/26667ac

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Éditeur(s)
Cahiers de théâtre Jeu inc.

ISSN
0382-0335 (imprimé)
1923-2578 (numérique)

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Citer ce compte rendu


Lazaridès, A. (1989). Compte rendu de [« Le grand cahier »]. Jeu, (51), 186–188.

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re, qui constitue la toile de fond, ou plutôt le
trou noir sur lequel se découpe, comme un
epicentre symbolique, ce village anonyme et
«le grand cahier» universel (divers indices permettent de l'identi-
fier comme hongrois) où des jumeaux décou-
vrent, chèrement, les réalités de la survie,
D'après le roman d'Agota Kristof. Adaptation et mise en
scène : Odette Guimond et Jacques Rossi; décors et
rendues plus visibles et plus atroces du fait des
accessoires : David Gaucher; éclairages : Guy Simard; armes et de l'envahisseur, alors que la civilisa-
costumes : Anne-Marie Tremblay; conception et composi- tion avait revêtu le masque aveugle de l'Exter-
tion musicales : Pierre Moreau. Avec France Arbour,
Martin Drainville, Hugo Dubé, Sylvain Foley, Odette mination.
Guimond, Robert Lavoie, Manon Lussier, Alexis Martin,
Pierre Moreau, Luc Morissette et Marie-Josée Picard.
Production du Théâtre de la Nouvelle Lune, présentée à les jumeaux et le «nous» divisé
la Salle Fred-Barry du 23 mars au 15 avril 1989 Pour ces deux garçons, survivre devient —
tranquillement, inexorablement — la tentation
question d e r y t h m e de l'inhumain; à la limite, transition vers
Il y a, dans le Grand Cahier, une mobilité l'animalité, parce qu'il leur faut s'endurcir et se
fébrile et continue qui n'est pas sans rappeler, défendre contre la haine et contre l'amour,
çà et là, les acrobaties ou les jongleries du contre la souffrance et contre l'intimité, contre
cirque mais qui, pour autant, ne réussit pas les autres et, surtout, contre soi. Entreprise
toujours à ouvrir les ailes pour se transformer rendue exemplaire à la fois par leur âge,
en mouvement. Courses, chutes, ascensions puisque ce sont encore des enfants qui nous
sillonnent en tous sens le cube scénique, tels quitteront à l'orée de leur adolescence, et par
des trajets de comètes livrées à je ne sais quel leur gémellité qui se présente à nous, tout au
chaos d'avant la création. Sans doute, cet long de ce cruel rite de passage, comme la
affolement est bien à l'image d'un monde manifestation têtue et mystérieuse du «lait de
tenaillé par les spasmes de la Deuxième Guer- la tendresse humaine», envers et contre tout...

Les jumeaux, le
«nous» divisé du
Grand Cahier : Martin
Drainville et Alexis
Martin Photo:
Bernard Dubois.

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Alors que c'est par un «nous» fusionnel qu'ils d'homme. Cet au-delà pénombreux de la scène
s'expriment systématiquement dans le roman, faisait songer à la caverne platonicienne, mais
sur scène, les jumeaux ont des répliques une caverne pleine d'accessoires, mi-dépôt, mi-
distinctes qu'ils énoncent à tour de rôle. Cette vestiaire, où l'on distinguait vaguement des
division de la parole individualise par le fait ombres qui s'apprêtaient à émerger dans la
même chacun d'eux (d'autant plus facilement lumière. C'est là que se tenaient les acteurs en
que les acteurs qui les incarnent ne se ressem- attente, qu'ils se grimaient et s'attifaient,
blent pas outre mesure) et les arrache à la puisque, à l'exception des jumeaux et de la
fascination du Double, où le sujet se perd grand-mère, les sept autres acteurs devaient
comme dans un jeu de miroirs. Mais, on le sait assurer quarante-sept rôles différents, en plus
bien, le théâtre doit composer avec le possible, d'être, dans les entre-deux, membres du
et il serait oiseux d'imaginer quelque acteur choeur.
bicéphale ou des répliques récitées toujours à
l'unisson! Les lois de l'écriture romanesque L'activité intense de ces coulisses ouvertes
n'étant pas soumises à la réalité matérielle des ressemblait à un deuxième spectacle joué en
corps et des choses, la donnée fondamentale du contrepoint à l'autre. Tout procédé de distancia-
récit d'Agota Kristof a donc dû être abandonnée tion doit certes déranger la perception du
dans la transposition scénique. Ce premier spectateur, j'en conviens, mais ici, cette agita-
renoncement s'accompagne d'un autre: la tion d'arrière-plan renchérissait sur le défile-
perte de l'enfance, car Martin Drainville et ment déjà rapide de la cinquantaine de tableaux
Alexis Martin, qui sont «nous» avec un brio et qui constituent le Grand Cahier, et dont beau-
une endurance d'athlètes, pourraient difficile- coup sont, comme les chapitres du roman lui-
ment, même s'ils ont un physique juvénile, même, d'une brièveté telle (une ou deux
passer pour des enfants. Il est pourtant néces- minutes) qu'il en résulte à la longue une sorte
saire de le croire pour comprendre en particu- de télescopage des effets. Était-ce un résultat
lier les toutes premières scènes et les réactions voulu et recherché? Peut-être. Mais, outre que
des jumeaux déracinés et perdus. Et comme la capacité d'absorption du spectateur s'en
leur apparence ne subit, délibérément sans trouve rapidement sursaturée, ni l'appel à
doute, aucune métamorphose tout au long de l'imaginaire ni le recours à la distanciation ne
la pièce, la sensation du temps qui passe, taille, sont maintenus avec une cohérence continue.
scie et rabote les humains est émoussée. Le Le souci de «faire vrai» est même évident dans
spectacle ne réussit pas à nous imposer sa le traitement de plusieurs tableaux, tant par le
temporalité propre, et ce n'est pas un maquil- jeu des acteurs que par l'utilisation des acces-
lage savant qui aurait réglé la question, car il soires; une lampe à pétrole d'époque, déposée
ne s'agit pas ici de mimésis, mais de rythme. en déséquilibre, a causé, un certain soir, de
l'émoi à l'idée que les habits de la Grand-Mère,
la distanciation et le faire vrai fascinée par la contemplation nocturne de ses
Bien sûr, les deux metteurs en scène ont eu bijoux, y puissent prendre feu, tandis que, dans
raison de miser sur l'imaginaire des spectateurs une autre scène, la fumée des cigarettes, denrée
et de faire de grandes niques au vulgaire fabuleuse en ces temps-là, sur lesquelles
réalisme. Ainsi de cette plate-forme suspendue tiraient les acteurs avec un plaisir peu convain-
entre ciel et terre pour représenter le galetas cant, empestait la salle... Et quand un acteur
des jumeaux, à laquelle ils n'accèdent que par essaye de suggérer, par un accent convention-
une échelle de corde visiblement instable, ou nellement indéfinissable en français, que son
bien ces trois trappes découpées dans la grande personnage est un Allemand (ou un Russe) qui
estrade centrale et qui font office de cave, de s'efforce de parler hongrois, on se demande in
baignoire, de fosse, plus pour le semblant que petto-, qui veut-on tromper ici? Il en résulte,
pour l'oeil. Il y a surtout ce corridor noir en peu à peu, un refus de connivence avec les
fer à cheval qui ceinture la scène et dont il se données réalistes du spectacle. Le tableau final
démarque par une toile suspendue à hauteur — la mort du Père qui a tenté de passer à

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travers la zone minée et barbelée — s'empêtre
dans les détails matériels et fait long feu. On
comprend, mais on n'est pas ému, et c'est dom-
mage.

q u a n t au jeu
En dépit de ces réserves, j'ai gardé du Grand
Cahier l'impression d'un spectacle inventif et
d'une rare générosité. Les acteurs s'y dépensent
tous à fond. Outre les jumeaux, je retiens tout
particulièrement la présence imposante et
superbe de France Arbour en Grand-Mère,
ogresse hargneuse et quasi mythique, même si
elle ne ressemble pas à la Grand-Mère du
roman, laquelle est décrite comme une vieille
«maigre et petite». Robert Lavoie et Luc Moris-
sette sont également intenses dans leur raideur
déchirée, tandis que Hugo Dubé et Sylvain
Foley, qui cumulent, à eux deux, une vingtaine
de rôles, s'en tirent avec virtuosité. Dans la
scène du bain, filtrée par un rideau de tulle
vaporeux, Manon Lussier, entre autres appari-
tions, réussit à créer un moment de sensualité
grave, comme une halte entre deux douleurs.
De bout en bout, la musique de Pierre Moreau
insuffle au spectacle une énergie primitive,
parfois brutale, avec des instruments originaux
et des moyens sobres.

À tant d'élans parallèles, il n'aura manqué qu'un


lieu de rencontre, un foyer peut-être?

alexandre lazarides

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