EL - L'ennemi

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Analyse linéaire « L'Ennemi », Baudelaire, Les Fleurs du Mal

Introduction :

« L'Ennemi » est un poème extrait des Fleurs du Mal, appartenant à la section « Spleen et Idéal »
qui souligne avec une tonalité élégiaque, la redoutabilité du Temps. Cette thématique du Temps est
l'une des composantes du spleen chez Baudelaire. Nous la retrouvons dans d'autres poèmes tels que
« L'Horloge » ou « Le goût du Néant ». Le Temps entretient des liens de domination quasi
vampirique avec le poète qui brise toute espérance et toute forme d'inspiration. Baudelaire remet ici
au goût du jour la forme oubliée du sonnet. Celui-ci est construit sur une métaphore filée qui associe
la vie de l'homme (poète) au fil des saisons.

Problématique : Comment Baudelaire met-il en scène le portrait du Temps, à la fois « ennemi »


créant une angoisse destructrice et menaçant l'inspiration du poète et à la fois objet de création
poétique ?

Mouvements :
Premier mouvement : premier quatrain → La jeunesse est comparée à un été bouleversé par les
vicissitudes du temps.
Deuxième mouvement : deuxième quatrain → Le bilan négatif de la maturité, qui est comparée à
l'automne. (On note l'annonce de la mort).
Troisième mouvement : premier tercet → Espoir d'un renouveau qui s'apparente au printemps.
Quatrième mouvement : deuxième tercet → Démenti catégorique : la présence destructrice du
temps s'oppose à tout développement et à toute croissance nouvelle.

Premier mouvement :

Le premier quatrain se compose de deux parties complémentaires délimitées par la


ponctuation (v1-2 et v 3-4). D'abord, le poète évoque sa jeunesse. On le voit avec l'utilisation du
déterminant possessif « Ma jeunesse » (v1). On comprend alors la situation d'énonciation. L'auteur
est également le locuteur et le personnage. Ce poème est autobiographique et rétrospectif. On
caractérise la jeunesse passée. Elle est présentée comme ponctuée par une alternance d'ombre et de
lumière : « çà et là », « ténébreux », « brillant » (v1 et 2). Cette alternance est métaphoriquement
celle de l'espoir et du désespoir, des élans vers l'idéal et le poids du spleen. La locution adverbiale
« ne...que » v1 exprime la restriction, ce qui renvoie à l'idée d'insuffisance durant sa jeunesse.
D'ailleurs, la métaphore péjorative « ténébreux orage » v1 renforce cette idée. La métaphore
filée de la jeunesse associée aux intempéries se poursuit avec « le tonnerre et la pluie ont fait un tel
ravage ». Celle-ci met en avant un bilan décourageant de cette période de vie. Le passé composé
« ont fait » v3 et la proposition de conséquence le soulignent. La dimension destructrice de l'orage
est renforcée par la rime orage/ravage, ce qui nous montre que le poète dans sa jeunesse a été
secoué par des épisodes d'une telle violence qu'il est resté détruit et dévasté.
Cette métaphore se poursuit avec le jardin dévasté qui incarne la vie, et les « fruits » qui
évoquent le résultat, le produit et la réussite de sa jeunesse. L'association avec l'adjectif « vermeils »
qui renvoie à la vivacité, permet de donner une image positive des « fruits ». Ainsi , cette jeunesse
est entrecoupée (voir les rimes croisées) de quelques rares moments de plénitude. Nous avons un
effet de contraste avec les oppositions fortes : pluie/soleil, ténèbres/lumière, humide/sec eau /feu
(éléments), souffrance/bonheur.
Mais la proposition subordonnée circonstancielle de conséquence « Qu'il reste ...bien peu
de », montre les effets négatifs du temps présent. Le poète constate que sa vie présente est marquée
par le manque et la pauvreté.

Ce premier quatrain permet de dresser le bilan d'une jeunesse contrastée, entre ombre et
lumière, dont les conséquences peuvent se lire encore au moment de l'énonciation.

Deuxième mouvement :

Le deuxième quatrain s'ouvre sur une constatation résignée qui apparaît comme la
conséquence « Voilà que » v5. C'est un résultat donné en deux étapes successives « voilà que... »
« et que » v5 et 6. Il fait apparaître une suite chronologique (l'automne après l'été) avec la double
métaphore filée : « L'automne des idées » v5. L'âge du poète est associé à l'automne = période de
maturité.
L'image du jardin est prolongée et aggravée ( dévastation et nécessité de réparation) : « Et
qu'il faut employer la pelle et les râteaux » V6. L'utilisation de termes concrets (« pelle »,
« râteaux ») et l'accumulation des images font de cette strophe une illustration visuelle des désastres
du temps. « Il faut » renvoie à un impératif lié à l'âge d'un projet d'un travail de la terre qui semble
intellectuel avec le GNP « des idées ». Cette nécessité est renforcée avec le complément
circonstanciel de but « pour rassembler... » v7 et la locution adverbiale « à neuf », CC de manière
qui tranche avec le contexte pessimiste. Le travail apparaît comme régénérateur et incarne l'espoir.

La comparaison « comme des tombeaux » v8 montre que la vie et l'inspiration sont ravagées
par le temps. La réalité brutale évoque ici la mort, la terre, mais aussi l'hiver dans le cycle des
saisons. Cette difficulté à créer est représentée également avec les allitérations en « cr », « tr » et
« gr » qui mime l'action de creuser : « creuse des trous grands» v8.

Dans ce quatrain, la présence d'un contraste est encore présent. A la nécessité de travailler,
de créer pour son équilibre, le poète se trouve confronté à des difficultés, une boue qui l'entraîne
vers le bas et empêche son élévation.

Troisième mouvement :

Le premier tercet suggère une hypothèse ; « Et qui sait si...leur vigueur ? » v9-11. Le poète
s'interroge lui-même. Il exprime par là son incertitude quant à la suite. Cette phrase interrogative
apparaît comme un élan d'espoir. Cet élan prend appui sur les images de la strophe précédente dans
le cycle des saisons, l'automne, puis l'hiver associé à la mort, font espérer le renouveau du
printemps : « fleurs nouvelles » v9. Les fleurs sont un motif littéraire mélioratif associé à l'adjectif
« nouvelles » et à la proposition subordonnée relative « que je rêve ». Ces deux compléments
renforcent la dominante méliorative de ce nom. L’adjectif « nouvelles » fait écho à l’adverbe
« neuf » du v7. L’article défini « les », fait comprendre qu’il ne s‘agit pas de n’importe quelles
fleurs, mais de fleurs spécifiques rêvées par le poète. De fait, les fleurs sont visiblement une
allégorie d’une notion abstraite que le poète ne précise pas explicitement. Elles relèvent d’un idéal
par leur beauté, parce qu’elles sont neuves et parce qu’elles sont rêvées par le poète. Cette notion
mystérieuse est la seule référence positive dans l’ensemble très sombre du poème. En effet, les
fleurs incarnent l’idée d’une régénérescence, d’un idéal, d’un renouveau de la vie dans ce passé
détruit par l’orage.

Le verbe « trouveront » v10 est à relever. C'est la seule occurrence de ce temps dans le
poème. Il a une connotation méliorative. Il fait basculer le poème vers l'avenir, un avenir moins
sombre grâce à la présence de fleurs nouvelles. Le poète s’interroge sur une possibilité de
renouveau qui viendrait comme conséquence d’un travail associé à l’automne des idées (strophe 2).
L'enchaînement des symboles (saisons= représentation symbolique des étapes de la vie) conduit à
considérer les « fleurs nouvelles » comme le printemps des idées, c'est-à-dire un renouvellement de
l'inspiration après une purification qui s'apparente à un rite : « dans ce sol lavé comme une grève »
v10 « le mystique aliment » v11 . C'est avec cette comparaison paradoxale, un sol stérile que les
fleurs trouveront l'engrais nécessaire à leur croissance. « l'aliment » renvoie à l'engrais, l'élément
fertile présent dans la terre. Il est complété par l'adjectif « mystique » et le déterminant défini « le ».
Le secret de ce paradoxe réside dans un aliment connu de l’auteur puisque défini par l'article défini
« le ». Pourtant Baudelaire ne précise pas de quoi il s’agit. C'est comme un langage herméneutique
qui pourrait se référer à l’alchimie et qui expliquerait la transmutation du sol. C’est de cet aliment
que dépend la réussite de cet espoir.

A travers ce tercet, le poète évoque un paradoxe : la vigueur des fleurs proviendrait de la


terre inondée. De la terre plus de l'eau donnent de la boue ou de la terre fertile. Mais cette
régénérescence semble fragile « qui sait si ».

Quatrième mouvement :

Le deuxième tercet apporte un démenti catégorique qui s'exprime en deux temps.


L'expression de la souffrance : le premier hémistiche du vers 12 est un double cri du désespoir,
peut-être une invocation suppliante : « Ô douleur ! Ô douleur ! ». Cette anaphore, figure
d'insistance, donne une tonalité élégiaque au poème. Le poète s'adresse à la douleur et la déplore.
L'action dévorante et irrémédiable du temps est mise en valeur avec la personnification du Temps.
Le temps, source de douleur, s’oppose à la vie et à la vigueur. A la fois vecteur des saisons, donc
d’une maturité favorable à la pensée, il semble être a contrario moteur d’une détérioration plus
profonde qui met en péril le projet de restauration . Le temps est assimilé à un monstre. Le verbe
« mange[r] » est un présent de vérité générale et une allégorie du temps qui est présentée comme
une bête anthropophage. La périphrase v13 « l'obscur Ennemi » insiste sur son hostilité et sur le
caractère caché de son action. De plus, cela renvoie au titre du poème.

Le poème revêt un caractère universel puisque le pronom personnel « nous » v 13 englobe


tous les humains. L'action du temps, exprimée sous forme d'images réalistes et horribles (« mange
la vie », « ronge le coeur ») est présentée comme l'action d'un parasite dévastateur. Le temps est
personnifié. Il se nourrit (« croît et se fortifie » v 14) des forces vives de l'être humain et peut être
en lui, par la destruction de l'aliment mystique toute possibilité d'inspiration nouvelle. L’ennemi
(titre) est celui de l’homme en général et pas seulement du poète. Insistance sur la sa vigueur qui vit
à nos depends : sorte de bête vampire (titre d’un autre poème). L’ennemi pourrait être l’ennui
(paronyme), synonyme du mal du siècle et source de douleur. Le présent de la durée s’oppose au
conditionnel « ferait leur vigueur » et met en échec avec une quasi certitude le projet de
régénérescence. Au lieu de la vigueur intellectuelle escomptée, c’est l’obscur ennemi qui croit et qui
fait souffrir le poète et sa génération.

Conclusion :
L'ennemi est révélateur du spleen Baudelairien, de l'angoisse qui étreint le poète, quand il constate
les ravages du temps sur son organisme. Grâce à l'art, il met en forme ce malaise existentiel, ce qui
constitue une manière de l'exorciser. L'écriture apparaît alors comme un remède à l'usure du temps
et au dégoût de soi qu'inspire au poète sa dégradation progressive : l'art permet d'opposer la
résistance de l'intelligence à la force corrosive de la nature. Le poète survit alors par sa parole.

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