Ma Bohème
Ma Bohème
Ma Bohème
introduction : Horizon d’attente du titre :Personne qui vit en marge, sans règles ni souci du
lendemain. Mais ici appropriation personnelle par le déterminant possessif « ma ». Et le sous titre
« fantaisie :De l'ancien français fantaisie (« imagination »), du latin phantasia (« fantôme, apparition,
apparence »), lui-même issu du grec ancien φαντασία , phantasía. Pour les arts « où l’on suit plutôt
les caprices de l’imagination que les règles de l’art, mais sans abandonner tout à fait ces dernières.
Arthur Rimbaud à 16 ans lorsqu’il met au propre et confie à Paul Demeny, jeune poète Douaisien, ses
premiers écrits. Aussi appelés Recueil Demeny, ces cahiers de Douai, composé de 22 poèmes écrits
entre mars et octobre 1870, ne seront pas brûlés comme le réclamait Rimbaud, mais attendront
cependant une vingtaine d’années avant d’être publiés. Ce poème clôt les cahiers de Douai, il
représente ainsi la clôture d’un recueil. S’il est lié à une expérience personnelle, celle de la fugue et
du vagabondage comme pour« Au Cabaret vert, cinq heure du soir » ; « La Maline »...Mais à la
différence des poèmes cités, l’image des choses vues est tenue à distance, subordonnée au jeu sur les
échos et les polysémies, et une allégorie du Poète-enfant, ivre d’idéal, porté par le monde
délibérément en marge. Nous vraiment dans un lyrisme teinté de mise à distance ( paradoxe) ,
comme si le poète en parlant à la première personne parlait de l’ensemble , de l’universel. On
parlerait d’une sorte de lyrisme objectif permettant de diffuser une sorte d’art poétique. En quoi
l’errance permet-elle une émancipation intérieure pour Rimbaud ? Émancipation intérieure
permettant la création ?
Il s’agit d’un sonnet irrégulier dont le titre évoque à la fois l’errance des bohémiens et la vie
libre et désargentée des artistes. Le sous-titre, « fantaisie », renvoie à l’imagination et à la liberté
formelle (Œuvre d'art dans laquelle l'imagination s'est donné libre cours). Ce sonnet, dernier poème
des cahiers de Douai, a été écrit au cours /ou au retour de l’une de ses fugues : en effet en août et en
octobre 1870, à 2 reprises, le jeune Rimbaud fugue et par seul et sans argent, sur les routes du nord
de la France et de la Belgique.
Comment la liberté physique du poète devient-elle source de création ? Jusqu’à quel point
la bohème de Rimbaud ne serait pas abstraite?Un choix de vie individuelle et intérieure
Le poème s’ouvre sur une marque de la première personne du singulier, « je », repris par les
déterminants possessifs « mes » puis «Mon » au premier et 2 e vers. Cela donne une dimension
intime, personnelle au poème, d’autant que l’on sait qu’Arthur Rimbaud l’a écrit au cours ou au retour
d’une de ses fugues. Pourtant le sonnet ne contient pas de référence précise à l’une de ses errances,
ni lieu ni date. Le lyrisme va prendre une dimension universelle au cours du poème. Ainsi ce poème
dépasse les sensations personnelles du locuteur/poète.
On relève « allais » au début des vers 1 et 3 : « je m’en allais/j’allais sous le ciel ». Dans le
premier vers, il est mis en valeur par le déséquilibre rythmique dû à la césure sacrifiée (= dans un
alexandrin, la césure est placée après la 6 e syllabe. Mais le poète peut choisir d’insister sur une coupe
secondaire, par la syntaxe ou un signe de ponctuation. La césure est alors sacrifiée au profit d’une
coupe qui ne s’effectue pas au niveau de l’hexamètre, ceci crée un déséquilibre au niveau du
rythme.)on le voit à travers la rythmique au vers 1 qui engendre un mouvement ascendant : « Je
m’en allais,/les poings//dans mes poches/ crevées » ( 4/2//4/2). Ce verbe de mouvement ( aller) est
récurrent dans les cahiers de Douai : « aller » est ici conjugué à l’imparfait, comme l’on est dans le
système du discours ( ancré dans l’énonciation), on peut considérer que ce temps renvoie à une
action révolue empreinte de nostalgie. C’est comme si le jeune homme jetait un dernier regard sur
ses élans de jeunesse avant de passer à autre chose. On peut noter une évolution de « je m’en allais
» (idée de départ, d’arrachement) à « j’allais », davantage liée à la notion de progression : on se
tourne vers la direction et non pas vers le point de départ. Sauf qu’ici, ce n’est pas une direction qui
est évoquée mais un espace infini : « sous le ciel ». Le locuteur exprime ainsi un élan vers la liberté,
un désir de couper les ponts. On peut aussi, dans la pluralité des sens penser que l’imparfait peut
revêtir aussi dans le système du récit une valeur itérative. En poésie on a souvent une ouverture
vers plusieurs sens possibles.
Si le locuteur paraît plein d’allant, cependant il est toutefois dans une situation précaire. On
le voit à travers le champ lexical de la pauvreté : « les poings dans mes poches crevées » dit à la fois la
pauvreté mais aussi la révolte. Au vers 2, on rencontre une nouvelle image de la pauvreté, mais qui
est célébrée puisque « idéal » est un terme mélioratif, à connotation positive. Mais on a un jeu sur le
sens figuré qui crée un euphémisme « Mon paletot aussi devenait idéal » signifiant que le manteau
tombe en lambeaux.On note une attraction entre le signifiant et le signifié avec les 2 termes placés à
la rime : « idéal/féal (=ami dévoué)», qui renvoie à l’univers de la poésie courtoise (= il s’agit de la
poésie lyrique médiévale, interprété par les troubadours, et qui chante les exploits d’un chevalier et
la conquête d’une femme idéalisée.) On a ici un mélange de terme, entre un vocabulaire soutenu et
un autre qui renvoie à une réalité prosaïque, comme « poches/paletot ». Ceci crée un contraste, un
mélange des valeurs entre une poésie traditionnelle et une autre beaucoup plus novatrice. On a le
sentiment que le poète fait preuve d’humour et de recul, à la fois vis-à-vis de sa position – il mène
une vie de bohème – et vis-à-vis des grands modèles poétiques. Outre le modèle courtois, on note au
vers 3 une références à la poésie antique avec la mise en valeur de «Muse » (= les 9 muses sont les
filles de Zeus et Mnémosyne. Elles représentent chacune un art et inspire les artistes.) Avec la
majuscule et la position en apostrophe à la césure. Le dernier vers du premier quatrain commence
par 3 interjections familières : «Oh ! là là ! » Qui contredisent cet élan lyrique. On a ainsi un aspect
hétérogène correspondant au sous titre « fantaisie ». On note un mouvement ascendant aux rimes
avec le passage d’un lexique bas « crevées » à élevé « rêvées ». Ce mouvement d’élévation
caractérisera l’ensemble du sonnet.
Pour le premier vers du second quatrain, on doit prononcer le [E] muet de « unique » car il
est suivi d’un nom qui commence par une consonne « culotte ». Ceci allonge l’adjectif qui est
antéposé et lui donne plus de poids dans le sens de ce cinquième vers.
On a ainsi une évocation des fugues du jeune Rimbaud, associée à la pauvreté : « mon unique
culotte avait un large trou/mon paletot aussi devenait idéal= transparent, tombant en lambeaux/mes
poches crevées », mais sans souffrance : ce qui domine, c’est la joie de la liberté et la facilité de la
création « que d’amour splendide j’ai rêvées ! » ( phrase à modalité exclamative renvoyant à des
expériences antérieures (vécues ? Ou imaginées?)car exprimées avec un temps composé exprimant
une antériorité, avec peut être une nuance de nostalgie « j’ai rêvées » ( rêver= Imaginer, penser dans
sa rêverie )et un goût pour les contrastes entre les références poétiques sérieuses et les décalages du
niveau de langue et de la métrique. Ceci correspondrait au sens du sous titre : en musique classique,
la fantaisie est une composition de forme composite, par opposition aux formes musicales strictes
telles que la sonate. On retrouve ainsi cet aspect composite dans la rédaction du poème.
Les gouttes que le poète reçoit sur le front « des gouttes/de rosée à mon front » font penser à
un baptême : la nature semble l’adouber, le choisir entre tous pour le comprendre. L’allitération en
[V] dans « vin de vigueur » souligne la puissance de cet élixir.
Le premier vers du dernier tercet repose à nouveau sur une césure sacrifiée, « où, » (on a ici
un pronom relatif qui introduit une proposition subordonnée relative qui complète l’antécédent «
soir » et peut-être l’antécédent « au bord des routes », on a ici un pronom relatif pouvant renvoyer
aussi bien à un complément circonstanciel de temps qu’à un complément circonstanciel de lieu,
cette double acceptation des sens correspond bien à la poésie d’Arthur Rimbaud avec un brouillage
des sensations.) Si bien que l’alexandrin se trouve totalement déséquilibré on peut même se
demander si Rimbaud ne joue pas avec les codes, puisque c’est le mot « milieu » qui est placé à la
césure…
la création poétique a lieu dans la nature, « au milieu des ombres fantastiques ». On retrouve
dans cet adjectif, placé à la rime, la même racine que dans « fantaisie » sous-titre du poème. Le
poème semble ainsi directement inspiré par les ombres « fantastiques ». La fantaisie est une œuvre
d’art dans laquelle l’imagination s’est donné libre cours. L’étymologie de fantastique concerne
l’imagination. On retrouve ici la liberté du poète.
Le vers 13 reposent sur un contraste entre « lyres » placé à la césure est allongé par la
prononciation du [E] muet, et « élastiques », placé à la rime. Là encore on a une attraction entre le
signifiant et signifié. L’enjambement du vers 13 sur le vers 14 donne une dimension démesurée à cet
élément prosaïque et familier « de mes souliers blessés ». On a une personnification « souliers
blessés » exprimant la pauvreté, mais par un décalage, elle suscite la pitié pour les chaussures, pitié
dont le jeune homme ne voulait pas, car évoquant sans cesse sa situation précaire sur un ton joyeux.
On pourrait comprendre que l’émotion ne jaillit pas là où on l’attend.
Enfin, la pointe (= la fin du sonnet) « un pied près de mon cœur ! » Rapproche un terme
noble, le « cœur » n’étant pas seulement un organe mais aussi le siège des sentiments, (on a ici une
métonymie, une abstraction, d’un mot polyphonique, « pied », qui évoque à la fois le rythme de la
poésie antique( = syllabe) et le moyen de transport des poètes fugueurs. Cette expression fait ainsi se
superposer plusieurs images, celle d’un jeune homme assis, penché sur ses pieds douloureux, mais
aussi celle d’un poète qui fait vibrer sa lyre en chantant ses sentiments ou encore celle d’un poète
pour qui la poésie viendrait moins du cœur que de la marche. On a une métaphore où les cordes de
la lyre seraient les élastiques et cette dernière les souliers. On rappelle ici que le prince des poètes
Orphée était représenté avec une lyre ( ce qui a donné le registre lyrique). On a ainsi une coexistence
de plusieurs sens qui évoque un cheminement spatial ( celui de l’errance) qui se superposerait avec le
cheminement intérieur de la création poétique ( ce qui serait presque un pléonasme avec
l’étymologie de « poésie »= créer)
Ce poème « ma bohème » peut être considéré comme un exemple d’une poésie qui
s’émancipe des modèles antérieurs en s’en moquant. Un lien fort est présent entre la liberté, l’univers
et la création poétique.
Conclusion. On remarque qu’à travers l’évocation de la fugue et de la vie d’errance, ce poème évoque
en son sein la création poétique comme l’évoque le champ lexical (= rimes, pied, lyre, Muse…). Le
lyrisme personnel prend une dimension généralisante englobant une dimension cosmique ( Grande-
Ourse/ Étoiles)Le jeune poète se montre dans ce poème moqueur à l’égard des modèles antérieurs. Il
établit un lien entre liberté physique, appréhension de la nature sans limite et création poétique.
Toutefois, la dimension ludique d’une création poétique facile et joyeuse apparaît désormais révolue,
car associée au passé. C’est comme si Rimbaud se tournait vers une poésie plus grave avec ce sonnet
qui clôt le deuxième cahier de Douai.