L'ennemi

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L'ennemi (Explication linéaire)

Texte 1 : « L’Ennemi » Poème X de la section Spleen et Idéal X -

BAUDELAIRE, Les Fleurs du mal 1857, Section I, Spleen et idéal


X L’Ennemi

1 Ma jeunesse ne fut qu’un ténébreux orage,


Traversé çà et là par de brillants soleils ;
Le tonnerre et la pluie ont fait un tel ravage,
Qu’il reste en mon jardin bien peu de fruits vermeils.

5
Voilà que j’ai touché l’automne des idées,
Et qu’il faut employer la pelle et les râteaux
Pour rassembler à neuf les terres inondées,
Où l’eau creuse des trous grands comme des tombeaux.

10 Et qui sait si les fleurs nouvelles que je rêve


Trouveront dans ce sol lavé comme une grève
Le mystique aliment qui ferait leur vigueur ?

15 – Ô douleur ! ô douleur ! Le Temps mange la vie,


Et l’obscur Ennemi qui nous ronge le cœur
Du sang que nous perdons croît et se fortifie !

Charles Baudelaire, Les Fleurs du mal

Introduction

- Thème : la fuite du temps = thème récurrent dans les Fleurs du Mal , une composante du spleen. =
aussi un motif traditionnel dans la poésie [= un topos poétique ] Traité par Baudelaire de manière
originale.

- Le sonnet en alexandrins est le 10è poème de « Spleen et Idéal » ; il développe le thème : le temps
qui passe est présenté comme l’ « Ennemi ».

Ce sonnet en alexandrins, dont la versification (la disposition des rimes est abab-abab-ccd-ede) ne
suit pas les règles strictes du sonnet (selon Clément Marot), est construit sur une métaphore filée,
par laquelle le poète rapporte, dans un déroulement chronologique, les épisodes de sa vie qui sont
représentés symboliquement par des saisons. La métaphore se développe dans les trois premières
strophes : dans le premier quatrain, la jeunesse est comparée à un été bouleversé par les vicissitudes
du climat ; dans le second quatrain, est établi un bilan négatif de la maturité, qui est comparée à
l'automne, tandis qu’on note l'annonce de la mort ; dans le premier tercet, apparaît l’espoir d'un
renouveau qui s'apparente au printemps. Mais, dans le second tercet, est opposé à cet espoir un
démenti catégorique : la présence destructrice du temps tout-puissant s’impose non seulement au
poète mais à tout être humain.

- Problématique : en quoi le temps est-il l’ennemi du poète ?

- Structure : le sonnet suit une progression chronologique. Une analogie est établie entre les saisons
et les étapes d’une vie.

I- Jeunesse ;

II- Bilan de l’âge mûr ;

III- Espoir d’un renouveau qui s’apparente au printemps ;

IV- Le démenti catégorique : le Temps destructeur.

Examinons le poème en détail :

Développement :

Premier quatrain
Le poète (qui est le narrateur, qui se met en cause personnellement) évoque un passé révolu («fut»),
celui de sa «jeunesse». Puis il en fait un bilan décourageant. La strophe se compose ainsi de deux
parties complémentaires (vers 1-2 et vers 3-4), nettement délimitées par une forte ponctuation. La
jeunesse est présentée comme un été tumultueux, tourmenté, où il subit des atteintes illustrées par
des intempéries («ténébreux orage», mots qui synthétisent en une seule formule tous les aléas, en
même temps qu'ils recouvrent d'un voile pudique cette agitation supposée), ce qui n'exclut pas une
alternance («çà et là») de périodes de bonheur fugaces mais lumineuses («brillants soleils»), le vers
2 dissipant un peu l'impression de trouble permanent induite par le début du poème. Cette
alternance d’éléments météorologiques contradictoires est métaphoriquement celle de l'espoir et du
désespoir, des élans vers l'idéal et de la retombée dans le spleen. Elle se traduit par le choix d’une
structure de rimes croisées (abab et non abba). On remarque d’ailleurs qu’«orage» rime
significativement avec «ravage», et «soleils» avec «vermeils».
Baudelaire mettant en évidence le temps qui passe par une progression du passé au présent, le bilan
navrant, décourageant, de cette jeunesse orageuse est souligné par le passé composé «ont fait» (vers
3) et par la proposition de conséquence au présent. La métaphore se poursuit dans la mention d’une
nature qui a subi les éléments météorologiques dans leur caractère destructif, le passé ayant laissé
des traces : une existence ravagée par «le tonnerre et la pluie», par les coups du sort et la grisaille
quotidienne. L’expression «un tel ravage» marque l’importance des dégâts du temps. Au vers 4, le
narrateur indique que sa jeunesse tourmentée a eu un effet sur le présent, sur son «jardin», en lequel
on peut voir son talent, qui est presque entièrement dépouillé de ses «fruits vermeils» (qui sont d’un
rouge vifs, les autres fruits étant ternes), en lesquels on peut voir ses poèmes, qui sont, selon lui,
trop épars, son inspiration étant donc défaillante.

Second quatrain
Le présentatif «Voilà» marquant l'aboutissement de la progression évoquée auparavant, le poète fait
une constatation résignée, établit un bilan négatif de son âge mûr, en employant le temps présent.
Ce bilan négatif est la conséquence de la première strophe, et, après l’été évoqué dans celle-ci,
Baudelaire, suivant un ordre chronologique, se voit en son automne, cette saison étant une
métaphore évitant d'utiliser le mot «vieillesse». En effet, il eut, dès 1854, le sentiment d'être déjà
parvenu à l’automne de sa vie, et, vers 1859, ce sentiment devint une obsession.
Cet automne est celui de ses «idées», ce qui réaffirme le sentiment qu’il avait du déclin de sa vitalité
créatrice.
Mais, au vers 6, il apparaît que, se comparant à un jardinier, il se déclare prêt à faire des efforts pour
retrouver l’illumination. En effet, on peut voir, dans ces termes concrets que sont «la pelle et les
râteaux», outils qu’utilise le jardinier pour «rassembler à neuf» (de manière à redonner l’état de
neuf ; il s’agit de restaurer, de remettre le sol épuisé en bon état pour le rendre de nouveau fertile),
les techniques qu’utilise le poète pour approfondir et organiser son talent. Cela permet de souligner
que, en fait, Baudelaire se méfiait de l’inspiration, qui, pour lui, relevait trop de la nature, venant
quand elle veut, et spontanément, ressemblant aux besoins physiques ; il considérait qu’il est
dangereux de s’abandonner aux «jaillissements» du cœur, de la rêverie, de l’imagination, de la
pensée, ces données premières n’étant légitimées que si elles étaient authentifiées par un travail
«intelligent» de formalisation.
C’est que, Baudelaire accumulant les images qui font de cette strophe une illustration visuelle des
désastres du temps, le jardin est en piètre état : il a subi une dévastation, les «terres» (symbole de
l’esprit du poète) étant «inondées», «des trous» ayant ainsi été creusés par l’eau. Comme ces trous
sont «grands comme des tombeaux», on peut considérer que ces désastres augurent la mort, et que
l’eau, élément terrestre qui habituellement donne vie aux choses, tient ici le rôle morbide d'un
fossoyeur.
Dans cette strophe, la vie et la création du poète sont saccagées par le temps.

Premier tercet :
Envisageant l’avenir, le poète lance une hypothèse («Et qui sait»), ce qu'accentue I'interrogation
qu’est la phrase constituant cette strophe. Cette hypothèse ne sera peut-être jamais validée. C’est
comme un élan d'espoir dans la perspective, puisqu’il y a un cycle des saisons, d'un retour du
printemps, un printemps des idées, qui serait le retour d'une énergie créatrice émoussée auparavant
par les épreuves du temps, les «fleurs nouvelles» du vers 9 représentant une autre création nourrie
par les malheurs, et les dépassant. On peut y voir les «fleurs du mal» que sont les poèmes du
recueil, Baudelaire ayant consacré toute sa vie d'écrivain à les parfaire.
Il faudrait pour accueillir cette nouvelle floraison un nouveau terrain, un «sol lavé comme une
grève», c’est-à-dire un terrain plat au bord d’un cours d’eau ou de la mer, où déferlent des vagues,
un sol ayant connu comme une purification, l’eau de destructrice qu’elle était se faisant revivifiante.
Et cette purification étant apparentée à un rite religieux, les fleurs recevraient (conditionnel prudent)
un «mystique aliment», fourni par la muse ou une puissance divine.

Second tercet :
Il donne à la question posée une réponse négative. Il apporte à l’espoir émis précédemment un
démenti catégorique, qui s'exprime en deux temps :
- Le premier hémistiche du vers 12 répète une lamentation («Ô douleur ! ô douleur !»), ou une
invocation suppliante, soulignant la désolation et le désespoir du poète.
- Puis le reste de la strophe, avec un présent qui est désormais le présent de généralité (et non plus
d'expérience immédiate), qui souligne un constat qui ne touche pas seulement celui qui parle mais
tous les humains, dénonce, en des termes très bruts, l'action dévorante et irrémédiable du temps,
qui, s'il était implicitement omniprésent dans la métaphore des saisons, est enfin nommé, doté de la
majuscule qui en fait une allégorie. Ainsi personnifié, il est (Baudelaire usant d'images réalistes)
assimilé à un monstre dévorateur, carnassier et très vorace : il «mange la vie», il «ronge le cœur»
(«ronger» soulignant le caractère insidieux du temps qui mine progressivement ; «cœur» ayant ici le
sens classique de «courage», et rimant significativement avec «vigueur»).
Le temps est ensuite désigné par une périphrase («l'obscur Ennemi», vers 13), qui justifie le titre ;
qui insiste sur son hostilité et sur le fait que son action s’exerce insensiblement. Et elle s’exerce sur
toute I'humanité (d’où l’emploi de «nous») qui subit la fatalité de l'accablement du temps qui passe
et qui détruit les vies. Le temps est alors véritablement présenté comme un vampire qui, pour
assurer son immortalité, se nourrit, horreur qui n’est révélée qu’après un enjambement dramatique,
puis l’inversion des mots «Du sang que nous perdons», le sang étant symbole des forces vives de
l'être humain. De ce fait, au fur et à mesure que nous nous usons aux épreuves de la vie, que «nous
perdons» cette énergie vitale qui s'entame, qui perd de sa «vigueur», le temps «croît et se fortifie»,
vers 14). Si le poète ne peut renaître comme la nature le fait, c'est que le temps l'a conduit à sa perte.

Ainsi, le sonnet, s’il ne respecte pas la disposition classique des rimes, aboutit bien à une chute
saisissante.

Conclusion :
De ce poème au lyrisme élégiaque, pathétique et désespéré, dont le thème appartient à une longue
tradition, se dégage le constat pessimiste de l’impossibilité pour l’auteur vieillissant de retrouver
toute sa vigueur créatrice, victime qu’il est, comme tous les êtres humains, de la toute-puissance du
temps, qui les dégrade peu à peu et finalement les détruit, le temps étant la grande limitation de
l’être humain, sa fuite inéluctable étant une des grandes causes du spleen, de l'angoisse qui
étreignaient Baudelaire. Alors qu’il prétendit à son insuffisance de créateur, il prouva le contraire en
produisant ce sonnet, en se soumettant à cette difficile contrainte formelle qu’il affectionnait. Ce fut
avec talent qu’il utilisa une métaphore filée sur les saisons représentant les âges de la vie, image
courante mais traitée ici avec originalité, son développement subtil permettant de nombreuses
analogies.
Ainsi, il apparaît qu’on peut lutter contre le temps par l'art, qui est une façon de l'exorciser,
d'opposer la résistance de l'intelligence à la force corrosive de la nature.

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