Philo Tle (Lycée)

Télécharger au format pdf ou txt
Télécharger au format pdf ou txt
Vous êtes sur la page 1sur 40

LE BONHEUR

1/ La difficile quête du bonheur


Tous les hommes recherchent le bonheur, mais personne Tout le monde veut une vie heureuse, mais
ne sait exactement où et comment le trouver. Le bonheur est lorsqu’il s’agit de voir clairement comment
difficile à atteindre, mais difficile aussi à définir. Ce n’est pas faire, c’est le plein brouillard.
simplement le plaisir ou la joie, c’est un état de satisfaction SÉNÈQUE, La Vie heureuse (58 ap. J.-C.)
maximal à la fois du point de vue de la durée, de l’intensité
et de la variété. Mais cette définition ne dit pas encore à quoi ressemble concrètement une vie
heureuse. Que désire-t-on vraiment par-dessus tout : la richesse ? On dit que « l’argent ne fait pas
le bonheur ». La célébrité ? « Pour être heureux, vivons cachés », répond le dicton. La santé ? Elle
est nécessaire, mais elle ne suffit pas. L’amour ? Il apporte autant de soucis que de satisfactions.
C’est peut-être un peu tout cela à la fois, mais nos désirs sont souvent incompatibles : on a tendance
à vouloir le beurre et l’argent du beurre… Au fond, on souhaite le bonheur sans vraiment savoir ce
que cela signifie : c’est un idéal mal identifié. Selon l’expression de KANT, c’est un « idéal de
l’imagination », sur lequel on ne peut fonder aucun commandement universellement valable : seul
un idéal de la raison tel que la loi morale peut fonder un devoir (Fondements de la métaphysique
des mœurs, 1785).
De plus le bonheur est fragile. Le sens premier du mot est relatif à la chance, au hasard ; en
français classique, l’heur désigne le sort, la « fortune » : ce qui arrive et qui peut être bon (bon-heur)
ou mauvais (mal-heur). Parce que la vie humaine est toujours exposée aux coups du sort, les
Anciens, dont ARISTOTE disaient que personne ne doit être qualifié d’heureux avant d’être mort :
c’est seulement quand la vie est terminée qu’on peut dire qu’elle a été heureuse. Priam, par
exemple, fut un roi puissant et respecté à qui la fortune avait toujours souri. Au soir de sa vie, il
voit sa ville, réputée imprenable, tomber aux mains de ses ennemis. Achille tue son fils Hector et
laisse pourrir son cadavre sous ses yeux. Priam doit le supplier à genoux de lui accorder une
sépulture (HOMÈRE, l’Iliade). Sa fin pitoyable symbolise pour les Grecs la fragilité du bonheur et
la soumission des hommes aux hasards de la vie.
2/ Bonheur, confort et satisfaction
Le bonheur est-il affaire de chance ou peut-on le construire ? Faut-il l’attendre du hasard, ou le
préparer par de bons choix ? Pour Socrate, le bonheur est accessible, mais il faut cesser de le
prendre pour ce qu’il n’est pas : la vie heureuse ne consiste pas à assouvir tous ses désirs sans
discernement (cf. PLATON, Gorgias, IVe s. av. J.-C.). Ce serait comme essayer de remplir un tonneau
percé : nos désirs se renouvelant sans cesse, on les entretient si l’on cherche à tous les satisfaire
(comme lorsqu’on se gratte). Mieux vaut chercher la sagesse, la modération et le savoir. De même,
les ÉPICURIENS considèrent que la philosophie est indispensable pour rechercher le bonheur, car
tous les plaisirs ne se valent pas. Certains désirs nous rendent malheureux parce qu’ils sont
impossibles à satisfaire : il est vain de désirer la gloire, le pouvoir, l’argent ou l’immortalité. Pour
être heureux, il suffit de ne pas manquer du nécessaire, et de savoir profiter du superflu si
l’occasion se présente. Le bonheur est facile à trouver pour celui qui sait se contenter de peu et se
limiter à ce que la nature demande : simplement ne pas souffrir.
Ce point de vue permet de questionner la société actuelle, fondée sur la stimulation permanente
du désir d’acheter et de consommer : en nous abreuvant de publicités, d’images de luxe tapageuses
et de plaisirs superficiels, on crée de la frustration chez beaucoup de gens. La société de
consommation sait jouer de notre désir de bonheur, mais nous déçoit en permanence. A l’inverse
du confort, le bonheur n’est pas quelque chose qu’on achète et qu’on consomme. Pour les Anciens,
il n’est ni une extase permanente, ni même une succession de plaisirs, mais au contraire un état
stable et tranquille. C’est l’ataraxie (sérénité, état d’une âme qui n’est pas troublée par la
souffrance ou le malheur). Un bonheur simple, calme et mesuré est à notre portée quelles que
soient les circonstances, à condition de nous tenir à l’écart des passions vaines qui agitent la société.
Pourtant, il n’est pas sûr qu’on puisse réduire le bonheur à l’absence de malheur, et le plaisir à
la satisfaction des besoins physiques élémentaires. Non seulement les désirs humains sont trop
complexes pour cela, mais une vie humaine totalement accomplie
Il vaut mieux être un homme
implique aussi d’autres types de satisfaction. MILL oppose les insatisfait qu’un porc satisfait.
« satisfactions » accessibles aux animaux et le « bonheur » propre à MILL, L’Utilitarisme (1861)
l’homme : un être doté de facultés supérieures ne saurait se contenter
de satisfaire ses besoins mais aspire aussi à combler des désirs plus raffinés liés à la sociabilité, à
la connaissance, à l’art, etc.
3/ Bonheur et vertu
La bonne conduite morale serait-elle la voie la plus sûre vers le bonheur ? DESCARTES dit que
pour être vraiment et profondément heureux, il est primordial d’avoir une bonne estime de soi-
même : un homme mauvais et injuste n’est pas en
harmonie avec lui-même. Toutes les satisfactions venues Il suffit que notre conscience nous témoigne
que nous n'avons jamais manqué de
du dehors lui donnent peut-être un bonheur apparent ou résolution et de vertu, pour exécuter toutes les
superficiel, mais au fond de lui-même il est rongé par choses que nous avons jugé être les
l’amertume. C’est pourquoi la santé ou la richesse ne sont meilleures, et ainsi la vertu seule est suffisante
que des composantes secondaires du bonheur, alors que pour nous rendre contents en cette vie.
DESCARTES, Lettre à Élisabeth (1645).
la vertu en est la principale.
Cependant, c’est un fait que l’homme vertueux n’est pas toujours récompensé par le bonheur,
tandis que le méchant reste souvent impuni. Bien plus, il faut parfois sacrifier une part de son
bonheur pour accomplir son devoir moral : dans le roman de Victor Hugo Les Misérables, Jean
Valjean décide de se livrer à la police pour ne pas laisser un innocent être condamné à sa place. Ce
choix montre aussi que la recherche du bonheur n’est pas un principe de conduite suffisant pour
nous orienter dans la vie : il faut en priorité faire son devoir. Comme le disait KANT, il importe
moins de se rendre heureux, que de se rendre digne du bonheur.
4/ Est-on capable d’être heureux ?
On pourrait même se demander si les hommes sont
L’homme demanda peut-être un jour à l’animal :
vraiment faits pour être heureux. Ce sont des êtres « pourquoi ne me parles-tu pas de ton bonheur,
éduqués, capables de s’imposer des obligations. Ils ne pourquoi restes-tu là à me regarder ? L’animal
se contentent pas de suivre leurs instincts. Ils ont une voulut répondre, et lui dire : « Cela vient de ce
conscience qui leur permet de se regarder comme que j’oublie immédiatement ce que je voulais
dans un miroir, de juger leurs actions. Ils ne vivent pas, dire », mais il oublia aussitôt cette réponse, et
resta muet – et l’homme de s’étonner.
comme les animaux, dans l’instant : ils entrevoient NIETZSCHE, Considérations inactuelles (1873)
l’avenir avec crainte, ils se souviennent du passé
parfois avec regret. Parce que l’insouciance leur est interdite, les hommes ne sont pas capables de
vivre heureux, remarque NIETZSCHE à la suite de SCHOPENHAUER. Le fait même que nos désirs
se renouvellent sans cesse, nous donnant toujours de nouveaux objectifs à atteindre, interdit selon
HOBBES qu’on puisse parler de « félicité » au sens où l’entendaient les Anciens : si celle-ci existe,
alors elle consiste non pas à « avoir réussi » mais à « réussir », car la vie est comme une course (De
la Nature humaine, 1640).
Certes, le fait de vivre en société procure des occasions de bonheur : avoir des amis, une famille,
réaliser ses projets par son travail, vivre dans le confort et la sécurité, profiter des loisirs, des
sciences et des arts. Mais cela impose des sacrifices en contrepartie, donc la renonciation à
satisfaire tous nos désirs, comme le rappelle FREUD (Malaise dans la civilisation, 1930).
La société n’a pas vocation à nous procurer le bonheur, car la recherche du bonheur est l’affaire
privée de chacun. Mais cela ne veut pas dire que l’État n’intervienne en aucune façon dans cette
recherche : il doit en effet garantir au moins la possibilité que chaque individu puisse chercher son
bonheur comme il l’entend dès lors qu’il n’empêche pas les autres de le faire aussi à leur manière.
Ainsi, la Déclaration d’indépendance américaine (1776) dit que parmi les droits de l’homme se
trouvent « la vie, la liberté et la recherche du bonheur », et que « les gouvernements sont établis
par les hommes pour garantir ces droits ». Il y a même une dimension collective du bonheur que
prend en charge « l’État-providence ». Mais, rappelle KANT, un État « paternaliste » qui
prétendrait dicter à ses citoyens une conception précise du bonheur serait la pire des tyrannies
(Théorie et pratique, 1794).
L’ART
1/ L’artiste et l’artisan : une distinction récente
Pour définir l’art dans sa Critique de la faculté de juger, Kant part de trois oppositions : 1)
Artificiel / naturel : contrairement à « l’effet de la nature », le « produit de l’art » est pensé et
fabriqué par l’homme, il suppose une action volontaire et consciente. 2) Pratique / théorique :
l’art n’est pas une connaissance de la réalité mais une transformation de celle-ci. Le mot
« art », en grec teknè, en latin ars, signifie la capacité de produire un objet (beau ou utile)
grâce à un savoir-faire, un métier, une habileté. Tout cela avait déjà été dit par ARISTOTE
(Éthique à Nicomaque). 3) Artiste / artisan : l’activité artistique est désintéressée (même si
par ailleurs on peut en vivre), la production artisanale est mercantile (même si par ailleurs
elle peut être un loisir). Cette dernière opposition est récente dans l’histoire : ce n’est qu’à
partir de la Renaissance (voir par exemple l’Autoportrait de Dürer au Prado) qu’on
commence à distinguer l’artiste et l’artisan, les « beaux-arts » (« arts libéraux ») et les « arts et
métiers » (« arts mécaniques »). L’artisan fabrique mais l’artiste crée, l’un est habile mais
l’autre a du génie (cf. ALAIN, Système des beaux-arts). Dans ce chapitre, nous donnerons au
mot « art » son sens moderne distingué de l’artisanat et de la technique.
2/ Art et imitation
Les Anciens considéraient l’activité artistique comme une imitation (mimèsis) de la réalité :
la peinture, la sculpture, imitent des formes sensibles, notamment des corps humains (cf.
CICÉRON, De l’Invention oratoire et PLINE L’ANCIEN, Histoire naturelle) ; la tragédie consiste
en l’imitation des certaines actions humaines (cf. ARISTOTE, Poétique). Mais cette imitation
n’est pas naïve, bien au contraire : elle est habile dans l’exécution et avisée dans l’élection. Le
bon peintre, c’est bien sûr celui qui sait tromper l’œil, mais c’est surtout celui qui sait choisir,
parmi les beautés sensibles, celles qui vont permettre de représenter un idéal de beauté.
Aux yeux de PLATON, c’est un motif de critiquer l’art, Socrate : Dis-moi ce que c’est que le beau.
dans lequel il ne voit qu’une imitation trompeuse de la Hippias : Celui qui fait cette question, Socrate,
réalité. L’art, qui n’a pas pour finalité la vérité mais le veut qu’on lui apprenne ce qui est beau ?
Socrate : Ce n’est pas là ce qu’on demande,
plaisir, s’adresse aux émotions (illusions) plutôt qu’à la Hippias, mais ce que c’est que le beau.
raison (savoir). Loin d’imiter la réalité, ce sont les Hippias : Et quelle différence y a-t-il entre ces
formes sensibles qu’il imite alors qu’elles ne sont déjà deux questions ?
Socrate : Tu n’en vois pas ?
qu’une pâle image des idées. Le simulacre produit nous Hippias : Non, je n’en vois aucune.
fait confondre l’idée (la réalité) et la chose dans PLATON, Hippias majeur (env. 385 av. J.-C.)
laquelle cette idée s’incarne imparfaitement
(l’apparence). Ainsi Hippias n’est même plus capable de distinguer « ce qu’est le beau » et « ce
qui est beau » quand Socrate l’interroge. L’art et la philosophie sont antagonistes pour
Platon : il faut choisir entre le culte de l’illusion et la quête de la vérité, entre l’exaltation des
émotions et la recherche de la sagesse.
Mais il n’est pas du tout évident que l’art ne soit qu’une imitation de la réalité. Nous,
modernes, connaissons par exemple l’art « abstrait », dans lequel toute référence au monde
extérieur est délibérément supprimée. Comme le montre HEGEL, l’art serait sans intérêt s’il
n’était qu’une imitation, même parfaite, de la réalité. C’est plutôt parce qu’il tente d’incarner
une forme spirituelle qu’il a un sens et nous intéresse. L’art est l’une des voies par lesquelles
l’esprit prend peu à peu conscience de lui-même. Mais Hegel dit Le beau est la manifestation
aussi que l’art n’est qu’un mode provisoire d’accès à la vérité et sensible de l’idée.
qu’il doit être relayé par la philosophie. HEGEL, Esthétique (1818-1829)

3 / Le plaisir esthétique
Avec sa théorie de la catharsis (mot grec signifiant « purification », « purgation ») élaborée
à propos de la tragédie, ARISTOTE est le premier à essayer de rendre compte de l’originalité
du plaisir esthétique : selon lui, le plaisir vient du fait que le héros suscite chez le spectateur
de la crainte et de la pitié. Ces émotions négatives sont en quelque sorte « purgées », laissant
le spectateur admirer la virtuosité du poète et méditer sur les hasards inévitables de
l’existence, tout en se sachant soi-même préservé du malheur (cf. Poétique).
Mais cela n’élucide pas encore toutes les énigmes du sentiment esthétique. Quelle est la
nature du plaisir ressenti devant un tableau, ou devant un beau paysage ? Ce plaisir procuré
par l’art ou par la beauté naturelle ne ressemble pas à celui procuré par les objets techniques.
Il n’est pas pour autant spirituel, il a bien une dimension sensible. Mais il est de l’ordre de la
contemplation et non pas de la consommation selon ARENDT. Le beau n’est ni l’agréable, ni
l’utile, observe aussi KANT dans la Critique de la faculté de juger : le jugement de goût est un
jugement désintéressé, même s’il est fondé sur un sentiment.
Mais Kant remarque aussi que le jugement de Est beau ce qui plaît universellement sans concept.
goût n’est pas un jugement de connaissance, KANT, Critique de la faculté de juger (1790)
puisqu’il n’est fondé sur aucun concept, mais
seulement sur un sentiment : il est esthétique, et donc entièrement subjectif, comme HUME
l’avait déjà montré (De la norme du goût). La beauté ne réside pas dans les choses, mais plutôt
dans l’esprit de celui qui juge. Comment expliquer, alors, que ce jugement prétende à
l’universalité ? Il y a là un paradoxe : quand je juge une chose belle, je juge en même temps
que tout le monde devrait la juger belle, alors même que je ne m’appuie sur aucune règle
claire (aucun « concept ») pour formuler ce jugement. Si Hume se contente d’en tirer des
conclusions sceptiques, la réflexion de Kant sur ce paradoxe le conduit à une théorie du génie
artistique et à la conviction que « le beau est le symbole du bien moral ».
D’après NIETZSCHE, cependant, le jugement esthétique n’est pas désintéressé mais
exprime au contraire une intensification de la vie. L’art « embellit » la vie, il la
« transfigure » en lui donnant de la beauté et de la grandeur. Le poète, le peintre, le
dramaturge se servent de métaphores inattendues, de formes nouvelles, de fictions
étonnantes pour recréer le monde et lui rendre sa diversité et son mouvement. Ils
revendiquent, à travers ce foisonnement des perspectives, la puissance et la santé vitales qui
sont niées par d’autres formes de pensée plus sclérosées telles que la philosophie classique
ou la religion (Généalogie de la morale, 1887).
4/ Les ressorts de la création
La capacité de créer et d’apprécier des œuvres d’art ne vient pas de nulle part. BOURDIEU
(cf. « La culture ») met en évidence les déterminations sociales du goût. MARX montre que
l’activité artistique est toujours le produit d’une époque, et que la concentration du talent
chez certains individus n’est qu’une conséquence de la division du travail. Avec le concept de
« sublimation », FREUD établit une relation entre la création artistique et l’activité
inconsciente de notre esprit : mais cela est-il suffisant à expliquer tous les ressorts de la
création artistique ? L’artiste n’est-il pas un individu à part ?
On dit souvent qu’un artiste a du talent, qu’il est inspiré, qu’il a un don voire du génie, mais
a-t-on raison de parler ainsi ? Le mot « génie » vient du latin genius qui désigne la divinité
présidant à la naissance, une sorte de pouvoir surnaturel qui guide l’artiste sans qu’il le
comprenne lui-même véritablement. Constamment enclin à dépasser les règles en vigueur,
l’artiste produirait (latin genere, produire, créer) sans posséder le savoir de ce qu’il fait,
comme s’il était possédé : pour KANT, le génie est original, exemplaire et inspiré (Critique de
la faculté de juger, 1790).
Là encore, NIETZSCHE conteste cette idée qui fait peu de cas du travail de l’artiste : c’est la
passivité du spectateur suscite cette croyance, et la vanité de certains artistes qui l’entretient.
Nous voyons toujours l’œuvre d’art lorsqu’elle est terminée et nous oublions donc qu’elle
résulte d’un travail. Seule notre paresse nous fait voir des Nommer quelqu’un divin, c’est dire : ici,
génies : c’est une façon de se conforter dans sa situation et nous n’avons pas à rivaliser.
d’y rester sans chercher à se perfectionner. NIETZSCHE, Humain trop humain (1878)
(1878)
L’ÉTAT

1/ L’État et la société
L’État (du latin status, « position », « situation ») est un ensemble d’institutions (politiques,
juridiques, policières, militaires, administratives, économiques, sociales) avec un gouvernement
autonome et un territoire indépendant. Il faut le distinguer de la société (du latin societas,
« association », « communauté »), terme qui désigne un groupe, un ensemble d’individus avec des
rapports organisés et des services réciproques. Ces rapports ne dépendent pas tous de l’État : on
appelle « société civile » le « corps social » par opposition à la « classe politique ». La société
civile a une vie, une dynamique autonome, elle s’organise pour une grande part
indépendamment de l’État.
Le rapport État / société est complexe. Les anarchistes prônent une société sans État,
organisée sur la base d’autres structures décentralisées, avec des individus autonomes
(Proudhon) : l’État leur apparaît comme essentiellement violent, voire comme une incarnation
du mal (Bakounine). À l’inverse, le système totalitaire (nazisme, communisme) fait disparaître la
société sous un État hypertrophié et bureaucratique ; les individus interchangeables forment des
« masses » mises au service d’une soi-disant nécessité historique (cf. ARENDT, Le système
totalitaire, 1951).
On peut alors penser que société et État doivent se limiter réciproquement, mais cela ne règle
pas encore totalement le débat : pour un « social-démocrate », par exemple, l’État doit être assez
fort pour s’acquitter de toutes ses missions, parmi lesquelles la régulation de l’économie, la
correction des inégalités (impôt) et la protection sociale (État-providence). Pour un « libéral » en
revanche, l’État doit se limiter à ses fonctions régaliennes (assurer la sécurité extérieure,
maintenir l’ordre public, définir le droit et rendre la justice, battre monnaie). TOCQUEVILLE, par
exemple, voyait dans un État bienveillant et paternaliste une forme sournoise de despotisme (cf.
De la démocratie en Amérique, 1835).
2/ Les théories du contrat
état de nature = situation qui précède
Aux XVIIe et XVIIIe siècles, HOBBES, LOCKE et ROUSSEAU
l’établissement des lois. représentent les hommes, à l’« état de nature », comme des
contrat social = pacte par lequel les êtres égaux, indépendants voire asociaux, et ne se
hommes se soumettent à une loi commune.
soumettant à une autorité que par le fait d’une convention :
le « contrat social », qui instaure le règne de l’État, et qui est donc « l’acte par lequel un peuple est
un peuple » (Rousseau, Du contrat social).
Pour ces théoriciens eux-mêmes, l’état de nature n’a jamais existé et le contrat n’est pas non
plus un événement historique. C’est une fiction imaginée pour analyser 1/ la nature de l’homme
indépendamment de ce que la société a fait de lui ; 2/ les raisons pour lesquelles les hommes
renoncent à leur indépendance naturelle et se soumettent à une autorité politique ; 3/ le rôle de
l’État et la forme qu’il doit prendre. La similitude du point de départ (tous les hommes sont par
nature libres et égaux) n’empêche pas la diversité des conclusions : selon Hobbes, le contrat est
un désistement par lequel les individus instaurent un pouvoir absolu (un État « Léviathan »,
c’est-à-dire surpuissant). Mais ses héritiers défendent une autre vision : celle d’un État libéral
chez Locke, et celle d’un État républicain chez Rousseau (voir le tableau récapitulatif).
3/ Le libéralisme politique classique
Fondé par LOCKE à la fin du XVIIe s., le libéralisme classique s’oppose à l’absolutisme de
Hobbes et décrit l’État comme un instrument de cohésion de la société. Afin d’assurer le bien
commun, sont mis en place des appareils de pouvoir permettant de produire des lois (pouvoir
législatif), de mettre en œuvre ces lois (pouvoir exécutif), de juger et réprimer les transgressions
(pouvoir judiciaire). L’État détient « le monopole de la violence physique légitime » (Max WEBER,
Le savant et le politique, 1919), c’est-à-dire de la violence exercée conformément à ce que prescrit
le droit. Toute autre forme de violence est prohibée sauf dans des circonstances exceptionnelles
bien définies (guerre, légitime défense par exemple). La société n’est donc pas totalement
pacifiée, mais la violence entre particuliers est en principe exclue.
Mais que faire si l’État, qui est censé protéger les Dans une société où il y a des lois, la liberté
individus, devient lui-même arbitraire et excessif ? La ne peut consister qu’à pouvoir faire ce que
l’on doit vouloir, et à n’être point contraint
théorie de la « séparation des pouvoirs », formulée par de faire ce que l’on ne doit pas vouloir.
MONTESQUIEU dans De l’esprit des lois, offre une solution à MONTESQUIEU, De l’esprit des lois (1748)
ce problème : certes tout homme qui a du pouvoir est porté à *
La Loi n’a le droit de défendre que les
en abuser, mais un pouvoir peut être arrêté par un autre actions nuisibles à la Société. Tout ce qui
pouvoir. La double définition qu’il propose de la « liberté n’est pas défendu par la Loi ne peut être
politique » inspirera l’article 5 de la Déclaration des droits empêché, et nul ne peut être contraint à faire
ce qu’elle n’ordonne pas.
de l’homme et du citoyen de 1789 : 1/ par opposition à Déclaration des droits de l’homme et du
l’indépendance, la liberté politique consiste à pouvoir faire citoyen (1789), article 5.
tout ce que les lois permettent ; 2/ mais la liberté politique
consiste aussi à pouvoir refuser de faire tout ce que les lois n’ordonnent pas (c’est-à-dire à être
protégé d’un éventuel abus de pouvoir). Dans le Second traité du gouvernement civil (1690), dont
Montesquieu s’est largement inspiré, Locke parlait déjà d’un « droit de résistance à
l’oppression » : l’individu a des droits qu’il peut faire valoir contre l’État. Les libéraux perçoivent
donc l’État comme le garant de la liberté, mais aussi comme une menace éventuelle.
4/ L’idée républicaine
La conception républicaine récuse cette opposition J’appelle république tout État régi par des lois.
entre la liberté de l’individu et l’autorité de l’État. Tout en ROUSSEAU, Du contrat social (1762)
s’opposant résolument à Hobbes, ROUSSEAU pointe les
contradictions des libéraux, qui rabaissent la puissance de l’État alors même qu’ils en affirment
la nécessité. Or un État faible livre la société à elle-même et engendre des inégalités nuisibles à la
liberté (c’est le cas notamment des inégalités sociales).
Pour Rousseau, il n’y a pas lieu d’opposer l’individu et l’État dès lors que la loi est bien
l’expression de la volonté générale : si les individus participent à l’élaboration de la loi à laquelle
ils se soumettent, ils restent libres tout en obéissant (la loi étant une « déclaration publique et
solennelle de la volonté générale sur un objet d’intérêt commun »). Pour Rousseau, « la loi est le
seul bon maître » : c’est une autorité volontairement acceptée, qui permet de ne pas être soumis
à la volonté étrangère d’un autre homme. Le principe de la double égalité devant la loi (elle part
de tous et s’applique également à tous), qui définit l’État républicain, garantit la liberté et fonde
une autorité politique légitime.
Dans le passage de l’« état de nature » à l’« état
La liberté est l’obéissance à la loi qu’on s’est prescrite.
civil », les hommes ne perdent rien de leur liberté : ROUSSEAU, Du contrat social (1762)
le contrat social ne doit pas être conçu comme un
acte de soumission mais comme un « pacte d’association ». Chacun conserve sa liberté dans le
cadre d’une association politique où il prend part aux décisions. Dès lors que ceux qui décident
de la loi sont aussi ceux qui la subissent, la loi peut être imparfaite mais pas foncièrement injuste.
Le but du Contrat social (publié en 1762) est de traduire dans des institutions le principe de
l’égale liberté des hommes : ce n’est pas un livre sur ce qui se fait mais sur ce qui doit se faire
(c’est « un livre pour tous les temps », en a dit Rousseau).
5/ La critique marxiste de l’État
Historiquement, l’État n’a pas été formé par l’association d’individus isolés et potentiellement
rivaux. Pour MARX, cette rivalité supposée entre les individus dans l’« état de nature » est
idéologique : c’est une représentation propre au système capitaliste, dont le sens est de valider
l’idée d’une concurrence entre les individus. En réalité, ce ne sont pas des individus qui
s’opposent, mais des « classes sociales » (dominantes contre exploitées). « L’histoire de toute
société est l’histoire de la lutte des classes » : c’est en prenant conscience de cette réalité et en
s’unissant que les prolétaires peuvent transformer les
rapports sociaux (sinon ils restent faibles) et renverser L’homme n’est pas un être abstrait blotti
quelque part hors du monde. L’homme, c’est
l’État, qui n’est selon Marx qu’un instrument aux mains de le monde de l’homme, l’État, la société.
la classe bourgeoise, un « boa constrictor » qui étouffe le Karl MARX (1844)
corps social (La Guerre civile en France, 1871).
L’INCONSCIENT
Il ne faut pas confondre « l’inconscience » et « l’inconscient ». L’inconscience est l’état de
l’individu privé de la conscience de lui-même ou de ses actes (évanoui, ou agissant dans le mépris
du bon sens et de la prudence). L’inconscient n’est pas la simple absence de conscience : c’est une
réalité psychique, une des « instances » du psychisme, dira Freud, avec son fonctionnement et ses
caractéristiques propres.
1/ L’inconscient des classiques
Bien avant qu’on emploie le mot, il y a déjà une réflexion sur l’inconscient chez les philosophes
classiques. LEIBNIZ évoque les « petites perceptions » qui n’atteignent pas le seuil de la conscience,
ces « changements dans l’âme que nous n’apercevons même pas ». Nous n’apercevons pas en nous
tout ce que nous percevons (nous n’avons pas conscience de tout ce que nous percevons) : il y a
donc des « perceptions inconscientes ».
L’inconscient désigne aussi tout ce qui, dans le corps, se fait automatiquement (sans y penser) :
respiration, circulation du sang, réflexes, etc. C’est « l’inconscient physiologique ». Par extension,
cet inconscient concerne aussi les automatismes et habitudes contractées. Ainsi, DESCARTES
explique la diversité des goûts par des réflexes conditionnés : les hasards de la vie imprègnent
notre mémoire d’associations inconscientes plus ou moins arbitraires.
Les automatismes servent également de base à BERGSON pour réfléchir aux variations des
degrés de conscience : une action devient moins consciente à mesure qu’elle devient plus
routinière, la conscience pouvant ainsi se reporter sur d’autres tâches. C’est au contraire dans les
moments de crise qu’elle est la plus aiguë : « conscience est synonyme de choix ».
L’inconscient au sens des classiques n’est donc qu’un moindre degré de conscience : c’est ce qui
n’est pas conscient ou l’est de façon très ténue, ce qui se fait sans y penser, mais dont on peut
prendre conscience par un effort de concentration ou d’analyse.
2/ La réalité de l’inconscient : la psychanalyse
Pour FREUD, l’inconscient n’est pas simplement ce qui n’est pas présent à la conscience :
l’inconscient est le refoulé qui cherche constamment à revenir à la conscience, mais qui en est
empêché par une censure. « La vie psychique est une arène où luttent en permanence des
tendances opposées » (Introduction à la psychanalyse, 1916-1917). La psychanalyse n’a pas
Topique (du grec topos, « lieu ») : inventé la notion d’inconscient, mais elle a révélé son dynamisme :
schéma illustrant une théorie des l’inconscient a une énergie propre et s’oppose à d’autres forces qui
lieux psychiques, et dans lequel
l’esprit est représenté sous la forme
animent le psychisme (comme l’avaient pressenti Nietzsche et
de plusieurs instances en conflit Schopenhauer). Pour rendre compte de ce clivage au cœur du
psychisme, Freud formule successivement deux « topiques ».
La première topique, dans les années 1890, distingue la CONSCIENCE, le PRÉCONSCIENT et
l’INCONSCIENT. Est conscient tout processus psychique dont nous avons une perception
immédiate. Par opposition, est inconscient celui qui est actif sans que nous le sachions. Freud
distingue l’inconscient au sens descriptif ou préconscient (ce qui échappe à la conscience mais
peut facilement redevenir conscient), et l’inconscient proprement dit, qui a un sens dynamique (ce
qui est maintenu à l’écart de la conscience par le refoulement). Le REFOULEMENT est un processus
psychique par lequel une représentation désagréable ou un désir frappé d’interdit sont repoussés
hors de la conscience et maintenus en dehors d’elle.
La seconde topique distingue, à partir des années 1920, le MOI, le ÇA et le SURMOI. Elle n’annule
pas la précédente mais la complète pour rendre compte notamment des exigences morales que
s’impose un individu (à la fois consciemment et inconsciemment). Le Ça est le pôle pulsionnel de
la personnalité, une sorte de réservoir chaotique de tendances inconscientes (qui ignore la réalité
comme la logique). Le Surmoi se constitue sous l’influence de l’éducation (par intériorisation des
exigences parentales) et assume la fonction de conscience morale et d’idéal du moi. Le Moi est
l’instance qui s’efforce de concilier les exigences contradictoires du ça et du surmoi, tout en
composant avec la réalité extérieure.
L’inconscient n’est pas directement observable mais se manifeste par des symptômes
névrotiques, des actes manqués et des rêves : tous ces phénomènes plus ou moins étranges
doivent être interprétés comme des réalisations de désirs refoulés. Le fonctionnement du
psychisme obéit donc au même principe d’explication dans la maladie comme dans la vie normale.
Déterminisme : doctrine selon laquelle la
En montrant que la conscience n’est pas la partie la plus
réalité constitue un système de causes et importante du psychisme, la psychanalyse blesse l’orgueil
d’effets reliés entre eux de manière humain (elle est selon Freud la troisième « grande blessure
nécessaire (selon des lois), y compris les narcissique de l’humanité » : la conscience de soi n’est pas une
faits qui paraissent relever de la liberté ou
du hasard. La psychanalyse affirme connaissance de soi, la liberté psychique est une illusion. « Le
l’existence d’un déterminisme moi n’est pas maître dans sa propre maison » : chargé en
psychique : « dans la vie psychique, il n’y théorie de maintenir la cohésion de l’ensemble du psychisme,
a rien d’arbitraire, rien d’indéterminé »
(Psychopathologie de la vie quotidienne). il est en réalité bien faible devant la puissance des pulsions
inconscientes héritées de l’enfance.
Mais si le moi apparaît d’abord limité dans sa connaissance et sa volonté, il peut se renforcer et
se libérer du poids du passé par une prise de conscience progressive. L’ambition de la
psychanalyse est de « rendre conscient l’inconscient » et ainsi de rendre le Moi plus fort. On peut
devenir plus lucide sur soi-même, mais c’est une entreprise longue et difficile qui peut nécessiter
l’aide d’un thérapeute : grâce à la cure psychanalytique, où la seule règle est de « tout dire », le
patient essaie de surmonter le refoulement, et ainsi d’assurer le « triomphe de la conscience sur
ses propres interdits par le détour d’une autre conscience Là où était le Ça, le Moi doit advenir »
déchiffreuse » (RICOEUR, Le Volontaire et l’involontaire). FREUD, Nouvelles conférences (1933)
3/ La psychanalyse en question
Freud, qui aimait la polémique, a fait face à beaucoup de critiques. Il a balayé sans difficulté les
critiques caricaturales venues du camp religieux sur son athéisme et sur la place donnée à la
sexualité dans sa pensée. Mais des critiques philosophiques ont également été faites, de la part de
penseurs se réclamant de la tradition cartésienne (affirmation de la liberté, privilège donné à la
conscience). SARTRE refuse l’idée d’un déterminisme psychique : « il n’y a pas de déterminisme,
l’homme est libre » (L’Existentialisme est un humanisme, 1946). À ses yeux, la notion d’inconscient
relève de la « mauvaise foi ». Pour ALAIN, la psychanalyse réduit Le freudisme est un art d’inventer en
la vie psychique à un jeu de forces pulsionnelles qui laisse peu de chaque homme un animal redoutable
place à l’activité rationnelle et à la spiritualité. Elle réduit d’après des signes tout à fait ordinaires.
ALAIN, Éléments de philosophie (1916).
l’homme à ce qu’il y a en lui d’animal et malsain.
La critique la plus intéressante vient de l’épistémologie : pour POPPER, la psychanalyse n’est
pas une science, car le propre d’une théorie scientifique est d’être réfutable par l’observation
expérimentale (critère de « falsifiabilité »). Or il n’existe pour les théories de la psychanalyse
« aucun comportement humain qui puisse les contredire » : la psychanalyse a réponse à tout,
explique tout, et c’est là son point faible. C’est une théorie « performative » qui crée la réalité
qu’elle prétend décrire, en vertu d’un phénomène de « suggestion » : le patient connaît en gros les
théories freudiennes, ce qui influence ses déclarations, ses rêves et ses réactions. Popper dénonce
enfin les tentatives pour influencer le patient : soit celui-ci admet l’explication avancée par le
psychanalyste, soit son désaccord est interprété comme une résistance due au refoulement.
Freud ne présentait pourtant pas la psychanalyse comme une science rigoureuse, mais plutôt
comme un « art de l’interprétation » capable d’éclairer des phénomènes psychiques et culturels
jusqu’alors mal compris, capable aussi de venir en aide à des malades pour lesquels la psychiatrie
classique n’avait pas trouvé de remède. D’autre part, la
Après Freud, nous ne pouvons plus parler de la
psychanalyse ne contredit pas l'exigence morale mais conscience comme avant lui. (…) La conscience
instaure la conscience comme une tâche, un travail. Elle n’est pas la première réalité que nous pouvons
remet surtout en question les illusions de la conscience : connaître, mais la dernière. (…) La conscience
n’est pas une source, mais une tâche, la tâche de
elle ne nie pas la conscience ni même la liberté, elle devenir plus conscient.
conteste la prétention de la conscience à une position de RICOEUR, Le conflit des interprétations (1969)
connaissance et de maîtrise qui lui serait donnée au départ.
LA CONSCIENCE
1/ Qu’est-ce que la conscience ?
Le langage courant use du mot « conscience » dans deux registres : le registre
psychologique (par exemple : « avoir conscience du danger », « prendre conscience d’un
problème », etc.) et le registre moral (par exemple : « avoir la conscience tranquille », « faire
son examen de conscience », « décider en son âme et conscience », etc.). Dans les deux cas,
la conscience se présente comme un savoir (de ce qui est, ou de ce qui devrait être). Le mot
vient du latin cum scientia (avec science, avec connaissance).
Au sens moral, la conscience est la capacité de distinguer le bien et le mal, de porter des
jugements de valeur (elle s’oppose à l’instinct). KANT la présente comme une disposition
intellectuelle par laquelle on s’ordonne à soi-même d’agir conformément à la loi morale –
non pas par intérêt, mais par pur respect pour la loi morale (cf. « La morale » et « Le
devoir »). Elle est selon lui comparable à un juge intérieur et infaillible auquel nul ne peut
échapper, pas même le pire des scélérats, car rien ne peut crier plus fort qu’elle
(Métaphysique des mœurs).
Au sens psychologique, la conscience est la perception plus ou moins claire que chacun
peut avoir du monde extérieur (conscience d’objet), mais aussi de sa propre existence et de
ses états (conscience de soi). Mais soit qu’elle vise un objet extérieur, soit qu’elle opère un
retour sur elle-même, la conscience est toujours
Le mot « intentionnalité » signifie cette
conscience de quelque chose. Ce qui la caractérise particularité qu’a la conscience d’être
est son « intentionnalité », c’est-à-dire sa conscience de quelque chose.
visée d’un objet quelconque, avec lequel le sujet HUSSERL, Méditations cartésiennes (1929)
pensant est en relation.
2/ La conscience de soi
Dans le cas où l’objet visé par la conscience est la conscience elle-même, on parle de
conscience de soi ou de conscience réflexive, car il s’agit d’opérer un retour sur soi-même.
Le verbe « réfléchir », qui s’applique à l’exercice attentif de la pensée, désigne aussi le fait
de renvoyer une image : la conscience me permet de penser, mais aussi de me regarder
comme dans un miroir, de me renvoyer une image de moi-même.
Grâce à la conscience, l’homme n’est donc pas seulement acteur mais aussi spectateur
critique de sa propre vie : contrairement à la chose (dépourvue de conscience) et à l’animal
(qui n’en possède qu’une forme élémentaire), l’homme fait
l’expérience d’une séparation entre sa personne et le monde, La grandeur de l’homme est
grande en ce qu’il se connaît
et possède le pouvoir de dire « Je » (KANT, Anthropologie du misérable ; un arbre ne se
point de vue pragmatique, 1798). C’est pourquoi on dit connaît pas misérable.
souvent, comme PASCAL, que penser fait la grandeur de PASCAL, Pensées (1670)
l’homme, même si c’est pour se savoir misérable.
Pour exprimer cette distinction entre l’être doué de conscience et celui qui ne l’est pas,
HEGEL et, à sa suite, SARTRE, distinguent l’être « en-soi » et l’être « pour-soi » : l’en-soi
désigne ce qui existe sans conscience ; le pour-soi désigne au contraire l’humain, qui est
témoin de sa propre existence. Selon eux, c’est par une confrontation concrète avec l’altérité
(sous la forme du monde extérieur, ou des autres) que le « pour-soi » devient pleinement
conscient de lui-même. Ils s’opposent en cela à DESCARTES, qui pose au contraire le
principe d’une connaissance immédiate de soi par soi, par introspection.
3/ « Je pense, donc je suis » (DESCARTES)
Si je m’examine avec attention, dit Descartes, je peux « connaître que je suis une
substance dont toute l’essence ou la nature est de penser » : je suis une « chose pensante »,
donc, par opposition à la nature extérieure qui est « chose étendue ». Dans le Discours de la
méthode (1637), Descartes emprunte une voie originale pour parvenir à cette connaissance :
le doute méthodique. En effet, même en voulant douter de tout, et en considérant que toutes
mes pensées sans exception sont fausses, j’ai quand même la certitude absolue d’exister au
moment où je pense. « Je suis, j’existe », cela est certain à chaque fois que je le pense. Le
cogito (en latin « je pense ») est le premier principe de la philosophie cartésienne et de toute
la pensée moderne : « Je pense, donc je suis ».
Mais qu’est-ce que penser ? Pour Qu’est-ce donc que je suis ? Une chose qui pense.
Descartes, penser signifie être conscient : Qu’est-ce qu’une chose qui pense ? Une chose qui
« Par le mot de penser, j’entends tout ce qui doute, qui conçoit, qui affirme, qui nie, qui veut, qui
se fait en nous de telle sorte que nous ne veut pas, qui imagine aussi, et qui sent.
DESCARTES, Méditations métaphysiques (1641).
l’apercevons immédiatement par nous-
mêmes ; c’est pourquoi non seulement entendre, vouloir, imaginer, mais aussi sentir est la
même chose que penser ». Il y a donc selon Descartes identité entre la pensée et la
conscience, qui permet de se connaître soi-même : ainsi, par exemple, « la liberté de notre
volonté se connaît sans preuve, par la seule expérience que nous en avons ». Mais la
conscience ne produit-elle pas aussi des illusions ? Suffit-il d’avoir conscience de soi pour
se connaître ?
4/ Les « illusions de la conscience »
Certains philosophes classiques ont contesté la possibilité de passer, comme le fait
Descartes, du constat de l’existence de la pensée à l’affirmation d’une « chose qui pense ».
Ainsi, KANT dit qu’il faut concevoir la conscience comme une activité ou un pouvoir, et non
pas comme une chose (Critique de la raison pure, 1781-1787). Plus critique encore, le
sceptique HUME ironise sur le « mirage du moi », dans lequel il ne voit qu’une « rhapsodie
de perceptions » (Traité de la nature humaine, 1739). Il faut bien avouer aussi que la
conscience est victime de certaines illusions car elle est partielle, comme l’avait dit
SPINOZA : « les hommes se croient libres pour cette seule cause qu'ils sont conscients de
leurs actions et ignorants des causes par où ils sont déterminés » (Éthique, 1677).
Mais ce sont surtout MARX, NIETZSCHE et FREUD qui ont mis en avant une tendance de
la conscience à produire des illusions. Chacun de ces trois « maîtres du soupçon » (comme
les qualifie Ricœur) met au point une méthode pour déchiffrer les contenus d’une
conscience sous influence : le matérialisme historique chez Marx, la démarche
généalogique chez Nietzsche, la psychanalyse chez Freud. En rendant conscient ce qui était
inconscient, ils cherchent à renforcer une conscience qui était faible au départ.
5/ L’esprit et le cerveau
Nous avons hérité de Descartes un autre problème : celui du rapport entre l’esprit et la
matière. Après avoir distingué l’esprit, substance pensante et immatérielle, et le corps qui
n’est qu’une portion d’étendue, Descartes éprouve d’énormes difficultés à expliquer
comment ils se trouvent aussi étroitement unis en l’homme. Il va jusqu’à faire l’hypothèse
(assez grotesque) que la « glande pinéale » assure la jonction entre nos pensées et les
mouvements de notre corps. Estimant que la question est mal posée en ces termes, le
matérialisme moderne pose au contraire que la pensée n’est qu’une fonction du cerveau.
Pour LA METTRIE, médecin des Lumières (L’Homme machine, 1747), comme pour J.-P.
CHANGEUX, neurobiologiste pionnier de l’imagerie cérébrale (L’Homme neuronal, 1983), la
notion d’esprit est caduque car la conscience n’est qu’une propriété qui émerge à un certain
degré de complexité de la matière. Le débat n’est cependant pas clos, tant l’activité de la
conscience semble en permanence « déborder » l’activité cérébrale ou du moins ce qu’on
en connaît, comme le remarque BERGSON dans l’Énergie spirituelle (1919).
LA CULTURE

1 / La culture comme mise en valeur


Contrairement à l’animal, à qui tout ou presque L’homme est l’unique créature qui doive
est donné à la naissance, et qui restera le même être éduquée.
toute sa vie (instinct), l’homme doit apprendre KANT, Réflexions sur l’éducation (1804)
comment vivre (éducation), depuis les règles de la
plus élémentaire subsistance jusqu’aux raffinements de l’esprit et des mœurs. L’homme vit
dans la culture, qui l’élève au-dessus de la nature.
On peut établir un parallèle avec un autre sens du mot culture : la culture d’un sol évoque
l’idée de croissance et de maturation d’une donnée naturelle première (graine ou semis).
De même, la culture comme phénomène humain est aussi une maturation et une mise en
valeur des capacités physiques (on parle de « culture physique » pour désigner l’activité
sportive) et intellectuelles de l’homme (on parle alors de « cultiver son esprit »).
Le parallèle avec l’agriculture permet encore de remarquer le double sens du terme
culture, qui renvoie aussi bien à un processus qu’au résultat de ce processus. En effet, la
culture désigne à la fois le fait de travailler la terre et le produit de ce travail (la récolte). De
même, la culture comme phénomène humain désigne à la fois le travail d’acquisition de
connaissances, et le résultat de ce travail, c’est-à-dire l’état des connaissances propres à un
individu ou une communauté.
Le domaine de la culture est extrêmement La culture comprend d’une part l’ensemble du
large, il recouvre celui de l’activité humaine : savoir et du savoir-faire acquis par les hommes,
les plus hautes œuvres de l’esprit (art, afin de maîtriser les forces de la nature, et d’autre
religion, philosophie…), mais aussi toutes les part tous les organismes nécessaires pour régler
activités par lesquelles l’homme assure son les relations entre les hommes.
FREUD, L’Avenir d’une illusion (1927)
existence. La culture, représente comme le
dit FREUD « tout ce en quoi l’existence humaine s’est élevée au-dessus de la condition
animale » et son rôle est double : protéger les hommes contre la nature et réglementer leurs
relations, en particulier pour éviter la violence. La culture caractérise un être civilisé par
opposition à un sauvage : c’est un ensemble comprenant les sciences, les croyances, les arts,
la morale, les lois, les coutumes et les autres facultés et habitudes acquises par l'homme
dans l'état social.
La mise en valeur de la nature humaine implique de Il y a une qualité très spécifique
réprimer cette nature humaine pour combattre certains de qui distingue l’homme de
ses instincts (agressivité, égoïsme, etc.) : l’exercice et la l’animal, et sur laquelle il ne
discipline permettent à l’individu de développer ce qu’il y a peut y avoir de contestation :
d’humain en lui. Mais la nature peut également être écrasée c’est la faculté de se
et faussée par une éducation perverse. Ainsi ROUSSEAU perfectionner.
ROUSSEAU, Discours sur
déplore les dérives de la société qui ont conduit à l’origine de l’inégalité (1755).
l’asservissement de l’homme et lui ont fait oublier sa
véritable nature. À l’état naturel, affirme Rousseau, l’homme n’est pas l’être méchant que la
société a fait de lui (Discours sur l’inégalité, 1755) : si la culture est censée perfectionner
l’homme, elle peut aussi le pervertir.

2 / L’apport des sciences humaines


Les sciences humaines nous apprennent qu’il faut plutôt parler des cultures, au pluriel,
que de la culture, car le processus de civilisation est loin d’aboutir à une seule forme
d’existence humaine. Cette diversité témoigne de l’immense inventivité humaine, mais elle
peut être source d’incompréhension : nous avons tendance à tenir pour évidents nos
propres usages, et pour étranges voire barbares ceux des autres. « Chacun appelle barbarie
ce qui n’est pas de son usage », constatait déjà Montaigne dans ses Essais (XVIe siècle).
L’anthropologue Claude LÉVI-STRAUSS parle à ce Le barbare, c’est d’abord l’homme qui
propos d’« ethnocentrisme » : il s’agit d’une tendance croit à la barbarie.
à considérer les valeurs sociales et culturelles de la LÉVI-STRAUSS, Race et histoire (1952)
communauté à laquelle on appartient comme seul
critère valable pour l’évaluation de l’expérience humaine (Race et histoire, 1952). Ainsi, les
hommes se rassemblent autour de certaines valeurs et coutumes par lesquelles ils se
donnent une « identité culturelle », mais chaque communauté est tentée de se refermer sur
elle-même. La revendication de ces valeurs culturelles (morales, politiques ou religieuses)
sert même souvent de prétexte guerrier pour écraser une autre communauté. La culture de
l’autre est alors dépréciée, voire niée et rejetée comme « barbare ». Lévi-Strauss dénonce
les contradictions de cet ethnocentrisme : le plus sauvage est sans aucun doute celui qui
n’est pas capable d’avoir du recul par rapport à sa propre culture, celui qui ne comprend
pas que son point de vue n’est qu’un point de vue. L’ethnologie, par l’étude des différentes
cultures, permet de combattre nos préjugés. Pour comprendre la logique des
comportements individuels, il est en effet nécessaire de les rapporter à un contexte culturel,
comme le sociologue Marcel MAUSS le montre à propos du « potlatch » (un échange rituel
de dons et de contre-dons entre clans rivaux) dans son Essai sur le don (1924).

3/ Une crise de la culture ?


La société d’aujourd’hui est plus ouverte et, par La tolérance est le respect,
beaucoup d’aspects, plus tolérante depuis que la l'acceptation et l'appréciation de la
diversité culturelle est mieux reconnue. L’UNESCO richesse et de la diversité des cultures
présente cette diversité comme une richesse et prône de notre monde, de nos modes
une « culture de la paix » favorisée à certains égards d'expression et de nos manières
d'exprimer notre qualité d'êtres
par la mondialisation. Mais aujourd’hui le risque est humains. Elle est encouragée par la
grand aussi de voir disparaître la diversité des connaissance, l'ouverture d'esprit, la
cultures du fait de cette mondialisation. Lévi-Strauss communication et la liberté de pensée,
en plaisantait amèrement : « L’humanité s’installe de conscience et de croyance. La
dans la monoculture ; elle s’apprête à produire la tolérance est l'harmonie dans la
civilisation en masse, comme la betterave » (Tristes différence. Elle n'est pas seulement une
obligation d'ordre éthique ; elle est
tropiques, 1957). également une nécessité politique et
Hannah ARENDT a parlé d’une « crise de la juridique. La tolérance est une vertu
culture » à propos de ce qu’on nomme, depuis qui rend la paix possible et contribue à
l’après-guerre, la « culture de masse », c’est-à-dire substituer une culture de la paix à la
une production culturelle standardisée et s’adressant culture de la guerre.
Déclaration de l’UNESCO sur la
à un très large public, voire à la totalité du public
tolérance (1995)
mondial (par exemple les blockbusters au cinéma). La
culture comme mise en valeur se perd parfois dans cette culture de masse : loin d’élever
l’homme et de l’ouvrir à ce qu’il ne connaît pas encore, elle vise une consommation
immédiate et facile, flatte son goût pour le spectaculaire et la violence et ressasse ce qu’il
connaît déjà. « La société de masse, dit Arendt, ne veut pas la culture mais les loisirs
(entertainment), et les articles offerts par l’industrie sont bel et bien consommés par la
société comme tous les autres objets de consommation » (La Crise de la culture, 1961-1968)
Ainsi, on parle de plus en plus de « produits culturels » et de moins en moins d’ « œuvres
d’art », dans un contexte de consommation frénétique. Or la culture n’est pas simplement
le « divertissement », elle dit quelque chose de profond sur l’expérience humaine. Elle
nécessite de l’invention, de l’originalité et de l’exigence – donc de l’effort.
LA JUSTICE
1/ Distinction de la morale et du droit
La « justice » (latin justitia) signifie étymologiquement la conformité au droit (latin jus, qui
donne « juridique », « juge », etc.). L’homme juste est celui qui respecte le droit (ensemble des
principes coutumiers ou écrits énonçant les actions permises ou prohibées) et les droits de
chacun (prérogatives qu’un individu peut faire valoir dans la société à laquelle il appartient).
Mais la justice s’entend aussi en un sens moral et n’a alors pas exactement le même sens.
Certes, droit et morale s’accordent généralement à dire ce qu’il faut
Obéir par OBLIGATION c’est
respecter un engagement faire et ne pas faire. Mais leurs commandements ne se situent pas sur
dont on reconnaît la valeur. le même plan. La morale est un ensemble d’idées et de sentiments qui
Obéir sous la CONTRAINTE obligent intérieurement à respecter des valeurs sous peine de honte
c’est se soumettre à une
volonté étrangère parce ou de remords de conscience. Le droit est un ensemble de règles
qu’on y forcé. extérieures à la conscience que l’individu est contraint de respecter
sous peine de sanctions. En disant que « le droit est la faculté de
contraindre », KANT distingue la justice au sens éthique et la justice au sens juridique : du point
de vue de la morale, est juste l’homme qui accomplit son devoir par respect pour le devoir, et non
pas en vue d’obtenir une récompense ou d’éviter un châtiment. Du point de vue du droit, cette
intention n’est pas prise en compte dès lors que la loi est respectée : si l’action est correcte, le
droit tolère des motivations égoïstes (Doctrine du droit, 1796).
Cette distinction étant posée, on pourrait alors se demander si la justice au sens moral existe
vraiment. C’est la question posée par un personnage de PLATON dans la République, avec la fable
de « l’anneau de Gygès » : existe-t-il un homme juste dans le fond de son cœur, ou bien ne
respectons-nous les lois et la morale que par crainte du châtiment ?
2/ Peut-il être légitime de désobéir à la loi ?
Est légal ce qui est conforme à la Certaines actions peuvent être légales sans pour autant nous
loi établie dans une société. Par apparaître légitimes, et inversement. On dira que si la loi est
opposition, est légitime ce qui est injuste, il faut la changer, mais que faire lorsqu’il n’est pas
moralement juste et conforme à la
raison, donc susceptible de donner possible de la changer ? Il semble alors juste de désobéir. De là,
un fondement à des actes illégaux. par exemple, la « désobéissance civile » théorisée par THOREAU
(on doit être homme avant d’être citoyen) ou le « droit de
nécessité » soutenu par THOMAS D’AQUIN (une situation d’absolue nécessité peut suspendre la
force d’obligation de la loi). Autre exemple : parmi les droits de l’homme figure un droit de
« résistance à l’oppression » et de « révolte contre la tyrannie ». De même, en 1945, le Tribunal
de Nuremberg a condamné les responsables nazis qui prétendaient avoir respecté le devoir
d’obéissance de tout citoyen aux lois de son État. En matière d’obéissance ou de désobéissance,
chacun est donc en dernier lieu renvoyé à sa conscience.
La légalité donne cependant un cadre
Le but de toute association politique est la
indispensable à l’exercice de la justice : le cas de la conservation des droits naturels et
vengeance, par exemple, montre bien que l’absence imprescriptibles de l'homme. Ces droits sont la
de règlementation par la loi est une porte ouverte à liberté, la propriété, la sûreté et la résistance à
l’arbitraire et à la violence. C’est pourquoi HEGEL l'oppression. Déclaration des droits de l’homme et du citoyen (1789)
distingue « punition » et « vengeance » dans sa Il est essentiel que les droits de l'homme soient
Propédeutique philosophique (1808). De même, protégés par un régime de droit pour que
RICOEUR explique que le sens de l’institution l'homme ne soit pas contraint, en suprême
recours, à la révolte contre la tyrannie et
judiciaire est de transposer les conflits de la sphère de l'oppression.
la violence vers celle du langage afin de les résoudre Déclaration universelle des droits de l’homme (1948)
de façon rationnelle (Justice et vengeance, 1997).
3/ Droit naturel et droit positif
Le droit positif est le droit en vigueur dans une société déterminée. C’est la justice telle qu’elle
existe en tel lieu et à tel moment : « positif » signifie ici « réel ». Au contraire le droit naturel est
l’idée d’une justice valable pour tous les hommes, que les hommes n’ont pas faite, qu’ils ne
peuvent pas défaire, et qui doit servir de norme à l’établissement des lois. Cette idée mentionnée
dans la Déclaration des droits de l’homme (voir ci-dessus) est en fait plus ancienne : on la trouve
déjà chez ARISTOTE, CICÉRON ou SOPHOCLE (dans l’opposition d’Antigone à Créon). Le droit
naturel permet de juger le droit positif, de ne pas obéir aveuglément à la loi. Il permet à l’individu
de garder un regard critique sur la loi, que le droit naturel soit rattaché à la nature de l’homme
(vision moderne) ou qu’il renvoie à l’ordre de la nature (vision antique). Comme dit RAWLS, c’est
un « étalon » pour juger le droit positif (Théorie de la justice, 1971).
Mais qui peut prétendre être le bon interprète de ce qu’a voulu la « nature » ? MARX conteste
la prétention de la Déclaration des droits de l’homme à incarner une justice « universelle ». Pour
lui, ce texte est d’abord le produit d’une époque (le siècle des Lumières) et d’une classe sociale (la
bourgeoisie). Mais surtout, la notion de « nature » est ambiguë car elle peut tout justifier, y
compris une opposition radicale à l’idée même de droit : dans un dialogue de PLATON, Calliclès
s’oppose à Socrate en disant que les lois ne sont que des « conventions », des « paroles en l’air »,
et que la nature veut que le plus fort domine le plus faible (Gorgias).
On peut alors être tenté d’avouer la relativité des Plaisante justice qu’une rivière borne.
normes de justice. Aucune loi n’a été tenue pour juste Vérité au-deçà des Pyrénées, erreur au-delà.
partout et toujours, au point qu’il y a de quoi désespérer Blaise PASCAL, Pensées (1670)
de la justice des hommes : pour PASCAL, la diversité des normes montre que si les lois instaurent
la paix civile, elles n’instaurent pas pour autant la justice. Dans le Léviathan, HOBBES réduit la
justice à « ce qu’a décidé le souverain », arguant qu’avant l’établissement d’un pouvoir commun il
n’y a ni justice ni injustice. Ce constat est aussi celui du positivisme juridique de KELSEN, pour qui
un ensemble de normes juridiques ne vaut que relativement à la société qui l’a adopté : ainsi, une
règle de droit ne peut être fondée que par une autre règle de droit, et la hiérarchie des normes
renvoie à une norme fondamentale stipulant qu’on doit obéir au droit positif (Théorie pure du
droit, 1934). Ne pouvant statuer absolument sur la « valeur » des lois, il faut selon Kelsen se
cantonner à questionner leur « validité » c’est-à-dire leur cohérence avec l’ensemble du système.
Pourtant, objecte RICOEUR, il doit bien exister, antérieurement au droit positif, un « sens du juste
et de l’injuste » qui, s’il ne nous donne pas une connaissance exacte de la justice, nous fait au
moins percevoir et rejeter l’injustice (Soi-même comme un autre, 1990).
4/ Justice, équité, égalité
Pour ARISTOTE, la justice est un « rapport convenable » où chacun reçoit ce qui lui est dû.
C’est toujours sous la forme d’une inégalité ou d’une disproportion que se manifeste l’injustice
(salaires inégaux pour un même travail, punitions identiques pour des fautes différentes, etc.).
Aristote distingue donc différents sens du mot justice mais les rapporte tous à l’idée d’égalité. La
justice commutative s’applique au domaine des échanges et des contrats, où une égalité stricte
doit prévaloir (égalité arithmétique). La justice distributive concerne la répartition des biens et
des honneurs dans la Cité : cette répartition doit être proportionnelle aux qualités de chacun ou
aux services rendus (égalité géométrique). La justice corrective punit les infractions ; elle obéit
aussi au principe d’égalité en proportionnant la peine au délit (Éthique à Nicomaque, 340 av. J.-C).
Bien sûr, les formes concrètes qu’on donne à la justice ne sont jamais parfaites. Même la loi la
plus juste peut devenir absolument injuste lorsqu’elle est appliquée aveuglément. Aristote
appelle « équité » la capacité de bien appliquer les règles de justice (toujours générales) aux
situations concrètes (toujours singulières) : l’équité n’est certes pas la « justice absolue », mais
c’est un correctif nécessaire à la « justice légale ». Elle doit guider celui qui assume la tâche de
définir la justice (le législateur, le philosophe, le citoyen) ou de rendre la justice (le juge).
Dans sa Théorie de la justice (1971), RAWLS reprend l’idée d’équité en l’appliquant aux
sociétés modernes selon deux principes de justice : 1/ Le premier et plus sacré est la liberté, en
vertu du droit des personnes (chaque individu doit, par exemple, pouvoir voter ou occuper un
poste public, jouir de la liberté d’expression, de réunion et de conscience, ainsi que de sa
propriété). 2/ Mais il faut aussi limiter les différences de richesse et d’autorité. Les inégalités ne
sont acceptables que quand elles profitent à tous (y compris aux plus défavorisés) et sont
attachées à des fonctions ou des positions ouvertes à tous (donc si elles respectent l’égalité des
chances). Dans le cas contraire, Rawls estime que l’État doit intervenir pour redistribuer plus
équitablement les revenus et les responsabilités, voire pour exercer une discrimination positive.
LA MORALE
Au sens courant, la « morale » désigne les règles de conduite admises dans une communauté et
distinguant le bien et le mal (du grec êthikos et du latin mores, « mœurs, manières de vivre »). Au
sens philosophique, c’est aussi l’interrogation sur les fins de l’existence humaine et sur les
conditions d’une vie heureuse et bonne. Comme le dit Socrate, « le fait de vivre plus ou moins
longtemps doit être indifférent à un homme qui est vraiment un homme ; il n’a pas à tenir coûte
que coûte à la vie, mais il a surtout à se demander de quelle manière il doit mener le reste de sa vie
pour vivre de la meilleure manière possible » (PLATON, Gorgias, IVe s. av. J.-C.).
I/ Morale du sentiment et intellectualisme moral
Il est tentant de se représenter le terrain moral comme
Qu’est-ce que la générosité, la clémence,
celui d'une lutte entre bons et mauvais sentiments l’humanité, sinon la pitié appliquée aux
(amour et haine, générosité et mesquinerie, etc.). Au faibles, aux coupables, ou à l’espèce humaine
XVIIIe siècle, des philosophes soutiennent que la morale en général ? C’est elle qui nous porte sans
trouve sa source dans les sentiments et non pas dans la réflexion au secours de ceux que nous voyons
raison : HUME met en avant la « sympathie » qui nous souffrir. C’est dans ce sentiment naturel,
plutôt que dans des arguments subtils, qu’il
porte les uns vers les autres (Traité de la nature humaine, faut chercher la cause de la répugnance que
1739-1740), ROUSSEAU insiste sur la « pitié » comme tout homme éprouverait à mal faire, même
« répugnance naturelle et innée à voir souffrir un être indépendamment des maximes de l’éducation.
sensible, et particulièrement son semblable ». ROUSSEAU, Discours sur l’inégalité (1755)
À l’inverse l’intellectualisme moral considère la raison
comme un socle plus fiable que les sentiments. PLATON pense que le mal procède de l’ignorance
et qu’il suffit de bien juger pour bien faire. « Nul n’est méchant volontairement » : celui qui commet
le mal se trompe sur la véritable nature du bien, il le confond avec l’agréable parce qu’il est sous
l’influence de ses passions. La mise à l’écart des émotions et l’usage de la raison permet d’y voir
plus clair : une vie ne vaut pas la peine d’être vécue si elle ne fait pas l’objet d’un examen
permanent. C’est également le point de vue de DESCARTES, pour qui il faut toujours faire de son
mieux en « modérant ses passions » et en écoutant sa raison : être vertueux, c’est « ne jamais
manquer de volonté pour entreprendre et exécuter toutes les choses qu’on jugera être les
meilleures » (Discours de la méthode, 1637).
II/ Les morales eudémonistes
On appelle « eudémonisme » (du grec eudaimon,
« heureux ») toute doctrine morale posant que le Les vertus ne font qu’un avec la vie heureuse et
celle-ci est inséparable d’elles.
« souverain bien » (but suprême de toute existence ÉPICURE, Lettre à Ménécée (env. 300 av. J.-C.)
humaine) est le bonheur : c’est le cas de l’épicurisme.
ÉPICURE et LUCRÈCE identifient ce bonheur au plaisir (en grec hêdonê, qui donne « hédonisme »).
Mais si le plaisir est « au principe de nos choix et refus » (Lettre à Ménécée), il ne s’agit pas de
n’importe quel plaisir. La recherche débridée de la jouissance est exclue : le plaisir recherché par
le « sage » est un état de stabilité et de plénitude. Il se limite, pour le corps, à ne pas souffrir
(aponie) et pour l’âme à n’être pas troublée (ataraxie). L’épicurisme prône avant tout la
modération (« prudence »).
Fondé par BENTHAM et MILL, l’utilitarisme tente de combiner la recherche d’un bonheur
commun avec celle du bonheur individuel. Une action est
utile moralement lorsqu’elle augmente les plaisirs et Le bonheur que les utilitaristes ont adopté
diminue la souffrance du plus grand nombre. Ce qui comme critérium de la moralité de la
importe, ce sont davantage les conséquences de l’action conduite n’est pas le bonheur personnel de
l’agent, mais celui de tous les intéressés.
que l’action elle-même (c’est une morale Ainsi, entre son propre bonheur et celui des
« conséquentialiste », par opposition à une morale autres, l’utilitarisme exige de l’individu
« déontologique ») : si, une fois accomplie, on a contribué qu’il soit aussi rigoureusement impartial
à augmenter le bonheur du plus grand nombre, alors qu’un spectateur désintéressé et bienveillant.
l’action était juste et utile. Le « maximum de bonheur » ne MILL, L’Utilitarisme (1861)
veut pas dire « n’importe quel bonheur ». Par exemple, l’homme qui se sacrifie pour autrui peut se
sentir heureux d’avoir accompli une action altruiste qui satisfait le plus grand nombre d’hommes.
III/ La morale de l’intention
La raison apparaît à KANT comme la source De tout ce qu’il est possible de concevoir dans le monde, et
de la moralité. Nous pouvons, grâce à elle, même en général hors du monde, il n’est rien qui puisse
porter des jugements réfléchis et bien pesés sans restriction être tenu pour bon, si ce n’est seulement une
sur les problèmes moraux sans avoir de bonne volonté.
KANT, Fondements de la métaphysique des mœurs (1785)
connaissances particulières. Pour Kant, la
vocation de tout être humain est de « penser par soi-même » (devise des Lumières). Ni la société,
ni la religion, ni une quelconque figure d'autorité ne peut dire, à la place de chaque homme, ce qui
est bien et ce qui est mal. Chacun doit chercher rationnellement dans sa conscience la règle morale
à laquelle se conformer. C'est l’« autonomie » (du grec autonomos, « qui se gouverne par ses
propres lois »). Cependant la règle morale n’est pas relative à l’appréciation de chacun : c’est n’est
pas en tant qu’individu particulier que j’en suis l’auteur, mais comme être raisonnable. Un acte
« véritablement moral » exige que je sache dépasser mes désirs et mes intérêts (Kant appelle cela
des « mobiles pathologiques »), et que j’agisse conformément à ce que prescrit ma conscience
morale (« motif rationnel »). C’est à cette « bonne volonté » que se mesure la moralité de l’action.
Pour déterminer si quelqu'un a bien ou mal agi, il ne faut pas envisager les conséquences de
l'action mais l'intention de celui qui agit.
IV/ Morale et politique : la fin justifie-t-elle les moyens ?
MACHIAVEL subordonne la morale à la politique. Il
Un prince doit ne pas s’écarter du bien, s’il le
conseille au prince d’aller à l’encontre de la morale peut, mais savoir entrer dans le mal, s’il le faut.
lorsque les circonstances l’exigent, non pas parce que MACHIAVEL, Le Prince (1513)
le bien et la vertu seraient sans valeur, mais parce que
les qualités morales, valables pour la vie privée, ne sont pas transposables sur le plan politique.
Les conseils qu’il adresse au prince sous-entendent que ses sujets, eux, doivent continuer de
respecter la vertu au sens moral (le prince devant quant à lui « paraître » vertueux). Donc le
réalisme politique de Machiavel ne fait pas l’apologie de l’immoralité, mais subordonne la vertu
morale à la raison d’État. Le domaine politique est considéré comme indépendant de la moralité
car l’efficacité doit prévaloir : la fin justifie les moyens. KANT conteste cette approche et défend au
contraire l’idée d’une « politique morale », car rien ne justifie qu’un homme prétende se soustraire
à son devoir, quel que soit le type de responsabilité qui lui est confiée : une bonne fin ne justifie
pas de mauvais moyens (Vers la paix perpétuelle, 1795).
V/ Généalogie de la morale : le renversement des valeurs
La philosophie de NIETZSCHE est une remise en cause de la valeur de toutes les « valeurs » (tant
morales que religieuses ou philosophiques). Avec lui, la morale est pour la première fois envisagée
comme un problème dont il faut faire la « généalogie » (c’est-à-dire montrer l’origine). Pourquoi
les hommes ressentent-ils le besoin de se soumettre à des valeurs morales ? Qu’est-ce qui les
pousse à valoriser la modération, l’amour du prochain, le sacrifice, le renoncement ? Qu’est-ce qui
les pousse à considérer que le désir est dangereux et que les passions doivent être domptées ?
Pour Nietzsche la morale est une « anti-nature » : elle va toujours dans le sens d’une condamnation
de la vie, du désir et de la puissance. L’ascétisme moral est le symptôme d’une volonté affaiblie et
malade, c’est la réaction instinctive d’un être pour qui la vie est Définition de la morale : une
une souffrance permanente. La morale traditionnelle est idiosyncrasie de décadents guidés par
dominée par la faiblesse et le ressentiment, c’est-à-dire par l'intention cachée de se venger de la
l’esprit de vengeance (contre la vie, contre les forts) : elle est vie, intention d'ailleurs couronnée de
fondamentalement déprimante. Nietzsche entend au contraire succès (…). On a inventé une notion
d’« âme immortelle » pour permettre
mettre au centre de sa philosophie la vitalité et la force de mépriser le corps.
créatrice du désir. NIETZSCHE, Ecce homo (1888)
LA NATURE

1/ La nature fait-elle bien les choses ?


On dit parfois que « la nature fait bien les choses », en s’extasiant devant la beauté du
monde. Mais, au sens littéral, cette expression présuppose que la nature est un ordre bien
construit, voire doué d’intentions : cela peut-il avoir un sens ?
La pensée d’ARISTOTE est fondée sur l’idée
L’être naturel est celui qui contient en lui-
que « la nature ne fait rien en vain » : elle a
même son principe de mouvement et de repos.
donné le langage à l’homme parce que c’est un ARISTOTE, Physique (IVe s. av. J.-C.)
animal politique, et la main parce que c’est un
être intelligent. Pour Aristote, la nature présente certes des imperfections, mais elle tend
globalement vers un ordre. Elle n’est pas un amas de matière inerte, mais une puissance
productrice avisée, à l’image de l’art humain qui en est le prolongement. Ainsi le grec phusis
et le latin natura, qu’on traduit par le mot « nature », désignent à l’origine le principe
interne de développement d’un être, en un sens plus large la nature d’un être, son
« essence » (ce qu’il est en son fond, ce qui le définit).
Dans le monde moderne, on oppose au contraire l’art humain, qui témoigne d’une
intelligence productrice, à la nature qui n’est faite que de matière, et dans laquelle les causes
et les effets s’enchaînent nécessairement selon des lois (déterminisme naturel). Ce point de
vue, que la science fait sien, s’abstient de tout jugement de valeur : les choses se passent
comme elles se passent, il n’y a lieu ni de s’en réjouir ni de s’en affliger. Comme le dit
SPINOZA, les hommes « délirent » en attribuant des intentions à la nature : il dénonce ce
qu’il considère comme de la superstition (Éthique). Dans les phénomènes naturels, il y n’a
pas de « pourquoi » à comprendre ; il faut seulement expliquer le « comment ». Or cette
maîtrise théorique nous donne aussi les moyens d’une
maîtrise pratique. La science et ses applications techniques Par la nature, je n’entends point
quelque déesse ou quelque autre
peuvent « nous rendre comme maîtres et possesseurs de la sorte de puissance imaginaire,
nature » (DESCARTES, Discours de la méthode, 1637) et mais je me sers de ce mot pour
donc de faire mieux qu’elle en corrigeant ses défauts : désigner la matière même.
prolonger la vie, mieux satisfaire les besoins notamment. DESCARTES, Le Monde (1633)

2/ Faut-il suivre la nature ?


Cette question pose le problème de la valeur normative qu’on peut être tenté de conférer
à la nature. Ce qui est naturel peut en effet paraître « normal », par opposition à tout ce qui
est artificiel et donc susceptible d’introduire des déviances par rapport à un ordre
intangible. Mais une telle perspective pose un sérieux problème conceptuel : une norme,
c’est une règle, or la nature a des lois (au sens de la science physique) mais il est difficile de
soutenir qu’elle prescrit des règles (au sens moral et juridique).
Cette idée a cependant le mérite de dénoncer les excès dans lesquels les hommes ont pu
tomber : ainsi, chez ROUSSEAU, la dénonciation des besoins accrus par l’entrée en
civilisation, et l’exaltation (apparente) de l’état de nature comme d’un âge d’or
(définitivement perdu).
Chez les épicuriens, la nature apparaît bien comme une norme avec la classification des
désirs présentée dans la Lettre à Ménécée (vers 300 av. J.-C.) : certains désirs sont naturels,
d’autres ne le sont pas. Selon ÉPICURE et son Comment ne pas entendre le cri de la
disciple LUCRÈCE, le malheur des hommes est la nature, qui ne réclame rien d'autre qu'un
conséquence de leur incapacité à se régler sur ce corps exempt de douleur, un esprit
que demande réellement la nature : simplement ne heureux, libre d'inquiétude et de crainte ?
pas souffrir. Tout ce qu’ils cherchent en plus (la LUCRÈCE, De la nature (vers 50 av. J.-C.)
richesse, la puissance, la gloire, et au bout du compte l’immortalité) est vain. Pour accéder
au bonheur, il faut s’en tenir à la satisfaction des « désirs naturels », de préférence ceux qui
sont nécessaires, et écarter tous ceux qui sont artificiels.
Aujourd’hui, cette attitude peut s’exprimer dans le souci croissant d’adopter un mode de
vie plus simple, plus sain et plus compatible avec la préservation de l’environnement. Cela
semble de bon sens à l’heure où nous mettons en péril notre propre survie. Néanmoins,
l’idée d’un « retour à la nature » n’a pas de sens. D’abord parce que la nature que nous
connaissons n’est pas la nature originelle, mais une nature déjà transformée et façonnée
par l’homme. D’autre part, moralement parlant, ce précepte ne vaut rien puisqu’il revient à
confondre ce qui est et ce qui doit être, comme MILL le montre dans son essai intitulé La
Nature. Si les hommes instaurent la culture, c’est précisément pour contrecarrer la nature
dans ce qu’elle a de terrifiant. Comme dit aussi FREUD,
La tâche principale de la culture, sa
ils ont besoin des lois (morales, juridiques) pour se véritable raison d’être, c’est de nous
défendre contre leurs tendances naturelles violentes ; défendre contre la nature.
ils développent les sciences et les techniques pour ne FREUD, L’Avenir d’une illusion (1927)
plus être soumis aux hasard de la nature.

3 / Comment distinguer nature et culture ?


La question conduit à confronter l’inné, c’est-à-dire ce qui est naturellement donné à la
naissance, et l’acquis, c’est-à-dire tout ce qui s’y ajoute par la suite sous l’influence de la
culture (cf. Repères). Cette distinction est simple d’un point de vue conceptuel, mais il n’est
pas toujours facile de dire si tel ou tel comportement relève de l’instinct ou de l’éducation.
Si, comme le disait PASCAL, « la coutume est une seconde nature qui détruit la
première », elle peut créer l’illusion que ce qui est habituel est naturel : on se trompe quand
on attribue à la nature des comportements qui relèvent en réalité de la culture. Élisabeth
BADINTER prend l’exemple du soi-disant « instinct maternel », et dénonce ce concept qui
assigne insidieusement les femmes au rôle de mères (L’Amour en plus, 1980). Comme disait
Simone de BEAUVOIR, « on ne naît pas femme, on le devient » (Le Deuxième sexe, 1949) :
aujourd’hui, la notion de « genre » est utile pour rappeler qu’être un homme ou être une
femme n’est pas simplement le fait de la naissance (nature), mais davantage le résultat
d’une éducation qui fait contracter des habitudes (culture).
Les analyses sociologiques de BOURDIEU
montrent que la confusion entre nature et Le mythe d’un goût inné, qui ne devrait rien
aux contraintes des apprentissages ou aux
culture sert les classes les plus aisées dans leur hasards des influences puisqu’il serait donné
domination sociale. Les élites ont tendance à tout entier dès la naissance, n’est qu’une des
parler du « bon goût » et de l’aptitude à la expressions de l’illusion récurrente d’une
culture comme de talents innés, afin de se nature cultivée qui préexisterait à l’éducation.
présenter comme une sorte d’aristocratie BOURDIEU, L’amour de l’art (1966).
intellectuelle et de justifier ainsi leur
domination sociale. Or, loin d’être un talent naturel, le bon goût est un fait social : le bon
goût s’acquiert, et cette acquisition est facilitée dans les classes sociales les plus aisées.
En fait, il n’est jamais possible de démêler totalement, Il n’est pas plus naturel ou pas moins
chez l’être humain, ce qui relève de la nature et ce qui conventionnel de crier dans la
relève de la culture. Comme le dit MERLEAU-PONTY, le colère ou d’embrasser dans l’amour
geste le plus simple et apparemment le plus naturel est que d’appeler table une table.
déjà empreint de culture : chez l’homme, « tout est MERLEAU-PONTY, Phénoménologie
fabriqué et tout est naturel » à la fois. de la perception (1945).
LA POLITIQUE
La politique (gr. polis, cité) désigne à la fois une pratique voire un métier (la quête et l’exercice
du pouvoir) et une théorie ou au moins une réflexion (la philosophie politique) sur le fait que les
hommes vivent en société et prennent des décisions en commun. Est « politique » ce qui est relatif
aux institutions ou à l’Etat, et en un sens plus large tout ce qui concerne la vie en société.
1/ L’homme est-il un animal politique ?
Pour les Anciens, les hommes sont naturellement L’homme est un animal politique plus
sociables : selon ARISTOTE, l’homme est un « animal que n’importe quel animal grégaire. Car
la nature ne fait rien en vain ; or seul
politique », que la nature a doté du langage pour qu’il puisse parmi les animaux l’homme a un langage.
exprimer ses opinions sur le juste et l’injuste, et débattre lors ARISTOTE, Politique (vers 340 av. J.-C.)
des prises de décision communes. L’activité politique, qui vise
selon Aristote le bonheur commun (le « bien-vivre »), permet à l’homme d’accomplir pleinement
ce que la nature avait prévu pour lui : comme tout art, elle prolonge et perfectionne la nature.
La théorie contractualiste de HOBBES pose au contraire que la sociabilité humaine n’est pas
naturelle : s’il n’y a pas un pouvoir fort pour tenir les hommes en Ce misérable état de guerre est une
respect, c’est le règne de la violence. Ainsi la condition naturelle conséquence nécessaire des passions
des hommes, s’ils sont laissés à eux-mêmes, est une « guerre de naturelles qui animent les humains
chacun contre chacun » qui rend l’existence humaine misérable, quand il n’y a pas de puissance
visible pour les maintenir en respect.
sauvage et brève. C’est pourquoi les hommes ont créé l’État HOBBES, Léviathan (1651)
(celui-ci n’existe donc pas par nature mais par convention).
Quoi qu’il en soit, l’activité politique consiste pour les hommes à régler leur conduite par des
lois qui se surajoutent ou se substituent à leurs tendances naturelles : comme le dit le sociologue
DURKHEIM, les sociétés animales sont régies « du dedans », par des « instincts » immuables, tandis
que les sociétés humaines sont réglées « du dehors », par des « institutions » qu’on peut modifier
ou auxquelles on peut déroger (Sur la société, 1917).
2/ Quel est le meilleur régime politique ?
La question renvoie à la nature des relations politiques : y a-t-il une hiérarchie naturelle entre
les hommes ? La relation de pouvoir se limite-t-elle à une relation commandement / obéissance ?
Pour ROUSSEAU, l’autorité politique n’est pas comparable à celle d’un maître sur ses esclaves
(despotisme) ni à celle d’un père sur ses enfants (paternalisme) : elle n’est légitime que si elle est
librement consentie par ceux qui s’y soumettent : le « droit du plus fort » n’existe pas.
Cela ne résout pas encore la question du régime politique : faut-il confier la souveraineté à un
seul (monarchie), à quelques-uns (aristocratie) ou à tous (démocratie) ? ARISTOTE pose cette
question du nombre, mais il la précise par des considérations sur la manière dont on gouverne (par
exemple, on doit distinguer un tyran et un roi même si c’est toujours un seul qui gouverne) ou sur
les principes sur lesquels on fonde sa légitimité (par exemple, une aristocratie fondée sur la
richesse n’est pas comparable à une aristocratie fondée sur la vertu ou le savoir). Selon lui, le
meilleur régime est celui qui réalise le mieux les exigences de la justice dans la répartition des
biens et des charges, en vue du bonheur commun. Concrètement, Aristote souhaite que le plus
grand nombre prenne part aux décisions intéressant la communauté.
On voit que la philosophie politique n’est pas simplement descriptive mais surtout normative :
elle énonce des principes voire formule un idéal à partir duquel on peut juger le réel.
3/ Faut-il opposer la pratique politique et la science du politique ?
PLATON pense que pour que la cité soit bien gouvernée, il faudrait que les philosophes
deviennent rois, ou que les rois deviennent philosophes, car un gouvernant n’est légitime que s’il
est compétent : il doit s’y connaître sur le juste et l’injuste. C’est pourquoi Platon critique la
démocratie (la foule est ignorante et stupide) et la pratique politique de son temps (démagogie,
obsession du pouvoir) : l’homme politique doit avoir en vue l’amélioration de la société et des
hommes dans le sens de la justice. Dans La République (vers 385 av. J.-C.), Platon définit les
fondements d’un régime politique juste. Mais ses tentatives pour mettre en œuvre ses idées
(auprès de Denys, tyran de Syracuse) se soldent par des échecs cuisants : il constate à ses dépens
un écart entre la théorie et la pratique déjà suggéré, dans « l’allégorie de la caverne », par le difficile
retour du philosophe auprès des autres hommes.
En pratique, la politique est plus un art qu’une science exacte. Il s’agit surtout de conquérir le
pouvoir et de le conserver. Le Prince (1513) de MACHIAVEL est un traité sur « l’art
politique » décrivant tous les procédés, y compris les plus immoraux, nécessaires pour assurer la
stabilité de l’Etat (la fin justifie les moyens). Compte tenu de ses responsabilités, le prince ne doit
pas s’arrêter à des considérations morales. Sa « vertu » (du latin virtus, « force », « excellence »)
n’est pas celle du particulier, puisqu’il n’a pas à être généreux, clément ou loyal, mais efficace : être
économe, cruel au besoin, trahir ses alliés avant qu’ils ne deviennent des rivaux, ne tenir ses
promesses que s’il y a intérêt, etc. Il faut être « lion » (force) et « renard » (ruse) pour assurer la
stabilité du pouvoir, se dire que les hommes méchants et les traiter comme tels.
Mais peut-on se satisfaire de voir sans cesse la morale bafouée par la pratique politique ? On
peut, avec KANT, défendre le principe d’une « politique morale », qui « plie le genou devant le
droit ». Les dirigeants politiques ne sont pas au-dessus des règles communes de la morale et du
droit. Le fait d’exercer des responsabilités implique, bien sûr, de L’éthique de conviction et l’éthique
savoir faire des compromis, mais pas de tirer un trait sur ses de responsabilité ne sont pas
convictions. C’est le message de Max WEBER lorsqu’il distingue contradictoires, mais se complètent
« éthique de conviction » et « éthique de responsabilité ». Le l’une l’autre et constituent
partisan de la première veut agir en restant fidèle à ses principes ; ensemble un homme qui peut
celui de la seconde regarde surtout les conséquences ; mais le prétendre à la vocation politique.
WEBER, Le savant et le politique (1919)
politique doit chercher un équilibre entre les deux.
4/ La guerre est-elle politique ?
Cette question met en jeu le droit international. Si l’État impose aux individus la paix civile, rien
ne contraint les États eux-mêmes à la paix mutuelle, car il n’y a pas de puissance commune au-
dessus d’eux. Comment mettre fin aux guerres ? Peut-on compter sur le développement des
relations économiques (« l’effet naturel » du commerce étant selon MONTESQUIEU de « porter à la
paix »), ou y a-t-il des solutions politiques ?
On considère traditionnellement qu’une nation souveraine possède un droit à la guerre (jus ad
bellum) dont l’exercice doit cependant être réglé par un droit de la guerre (jus in bello). Le juriste
hollandais GROTIUS définit le droit de la guerre comme « ce qu’on peut faire sans injustice par
rapport à un ennemi » (Du Droit de la guerre et de la paix, 1625) : la guerre doit faire l’objet d’une
déclaration, elle ne doit pas mener à des exactions, les prisonniers doivent être traités avec
humanité, etc. Cette approche a inspiré les Conventions de Genève de 1864 (protection des
blessés), 1906 et 1929 (prisonniers de guerre), 1949 (civils), mais l’idée est plus ancienne :
CICÉRON évoquait déjà des « lois de la guerre » tacites et anciennes interdisant d’« offenser
l’humanité » (Traité des devoirs, 44 av. J.-C.).
Selon ce raisonnement, une guerre pourrait être estimée juste, non pas parce que son but est
juste (au fond, chaque État défend ses intérêts), mais parce que la manière dont elle est conduite
est correcte. Or il n’est pas sûr que ce critère soit suffisant ni même réaliste, les règles qu’on pose
étant souvent transgressées. Dans son Projet de paix perpétuelle (1795), KANT pose que la guerre
est par définition contraire au droit puisqu’elle règle un conflit par la violence. Préférant
s’interroger sur les moyens d’instaurer durablement la paix, il imagine une « société des nations »
capable de contraindre les États à régler leurs différends devant un tribunal plutôt que sur un
champ de bataille. On ne peut pas dire comme CLAUSEWITZ que la guerre est « la continuation de
la politique par d’autres moyens » (De la guerre, 1832) : au contraire, la politique doit mettre fin à
la guerre en faisant régner le droit.
LA RAISON

La philosophie commence avec un doute sur la capacité des sens à nous faire accéder à
la réalité. Dans « l’allégorie de la caverne » (La République, IVe siècle av. J.-C.) les objets
accessibles à nos sens s’avèrent moins réels que les idées contemplées par notre esprit :
l’objet sensible est changeant, soumis au temps, alors que les idées sont stables, éternelles.
Pour PLATON, si on veut atteindre la réalité et pas seulement les apparences, il faut s’en
remettre à la raison et « envoyer promener les sens ». La raison s’oppose à la folie (« perdre
la raison »), aux passions (le passionné n’est pas raisonnable), à la sensibilité (émotions,
impressions, perceptions subjectives), à l’imagination (fantaisie, fantasmes) : au sens strict,
elle est la faculté, propre à l’homme, de distinguer le vrai et le faux (usage théorique),
comme de distinguer le bien et le mal (usage pratique). Par extension, le mot raison peut
aussi désigner la cause (lorsqu’on dit par exemple : « c’est pour cette raison que… ») ou le
fait d’être en possession de la vérité (« avoir raison », par opposition à « avoir tort »).

1/ La raison au travail : le rationalisme


Le rationalisme (du latin ratio : « raison », « calcul ») est la doctrine qui privilégie la
raison comme moyen de connaissance du réel, par opposition à l’empirisme qui s’en remet
à l’expérience (empeiria en grec). La raison, assimilable à l’entendement selon DESCARTES,
est « le bon sens, la faculté de distinguer le vrai d’avec le faux » (Discours de la méthode,
1637). Elle pose une double exigence de cohérence et de conformité à la réalité, en
opposition aux débordements de l’imagination et aux illusions des sens. Pour Descartes,
exercer sa raison permet de corriger les erreurs des sens. Par exemple, la raison me fait
comprendre qu’un bâton plongé dans l’eau paraît cassé à cause de la réfraction : même si je
continue de le voir comme s’il était cassé, je sais qu’il ne l’est pas. Mais posséder la raison
ne suffit pas, il faut l’utiliser correctement : c’est pourquoi Descartes propose une méthode
inspirée du modèle mathématique, et définit la philosophie comme « étude de la sagesse »
(contre l’étymologie qui en toute rigueur dit « amour de la sagesse »). La philosophie établit
les principes premiers de la science (cogito, distinction de l’esprit et de la matière, existence
de Dieu) afin de développer celle-ci et d’atteindre le plus haut degré de sagesse.
On peut cependant se demander jusqu’où va le pouvoir de la raison. Descartes lui-même
admet qu’il ne s’étend pas jusqu’à rendre totalement claires les choses qui relèvent de
l’union de l’âme et du corps et de la morale. Il faut faire de notre mieux, exécuter toutes les
choses que la raison nous montrera comme les meilleures, sans toutefois attendre de la vie
un degré de certitude qu’elle ne peut nous offrir. En matière de morale, la pensée de
ROUSSEAU, ou de BERGSON, qui mettent en avant le rôle du sentiment, rappelle que la
raison n’est peut-être pas toujours le meilleur guide à suivre (cf. cours sur « La morale »).
HUME estime même que, contrairement aux sentiments, la raison est sans force propre et
n’est au fond que « l’esclave des passions » (Traité de la nature humaine, 1739).

2/ La rationalité du réel : la métaphysique Aucun fait ne saurait se trouver vrai


C’est dans le Phédon de PLATON qu’on trouve une ou existant sans qu’il y ait une
première ébauche de la métaphysique : Socrate y exprime raison suffisante pour quoi il en soit
sa déception par rapport à la physique, qui certes rend ainsi et pas autrement, quoique ces
compte du comment mais pas du pourquoi des choses. La raisons le plus souvent ne puissent
métaphysique se présente donc comme le projet d’un point nous être connues.
LEIBNIZ, Monadologie (1714)
savoir total qui permettrait de rendre compte du réel par
la raison : pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? Pourquoi la réalité est-elle ainsi
et pas autrement ? Convaincu qu’il appartient au philosophe de répondre à ces questions,
LEIBNIZ pose que le monde est intégralement rationnel car il est créé par un Dieu
parfaitement sage, dans lequel se trouve la raison dernière de l’univers. Parmi tous les
mondes qui étaient possibles et que Dieu pouvait concevoir, celui-ci est le meilleur puisqu’il
a choisi de le faire exister de préférence aux autres. D’où le principe de raison
suffisante (« Rien n’existe sans avoir une raison suffisante d’exister ») : il faut un effort pour
s’élever au-dessus de notre point de vue particulier et nous rapprocher de celui de Dieu.
Cet effort caractérise la métaphysique, science de l’être et des principes premiers.
HEGEL aussi proclame que le réel est rationnel, et que le Ce qui est rationnel est réel,
rationnel est réel : il y a entre les deux une correspondance ce qui est réel est rationnel.
parfaite, ils sont une seule et même chose. D’une part, une raison HEGEL, Principes de la
universelle (un principe d’ordre) agit au sein des choses et se philosophie du droit (1821)
déploie à travers l’histoire selon un processus (dialectique) dont le sens est la réalisation
progressive de l’idée de liberté. Il s’agit d’une raison vivante se produisant sous des formes
concrètes. D’autre part, le réel n’est pas quelque chose de « vain », de temporel et de
passager. Il contient en lui un principe rationnel et divin qui lui donne une dimension
d’universalité et d’éternité. Il est gouverné par la raison (La Raison dans l’histoire, 1837).
Au XXe siècle, l’existentialisme et la
phénoménologie dénoncent les prétentions de la La raison, tant magnifiée depuis des siècles, est
l’adversaire le plus opiniâtre de la pensée.
métaphysique à rendre raison de toutes choses, HEIDEGGER, Chemins qui ne mènent nulle part
insistant au contraire sur le caractère contingent (1962)
voire insaisissable de l’existence (voir « L’existence humaine »). HEIDEGGER notamment
refuse que la raison représente la norme de toute pensée. Il critique la volonté permanente
de la métaphysique de rendre raison de ce qui est (« arraisonnement »), la réduction du réel
au connu, et remet en question la primauté du « principe de raison » (Le Principe de raison,
1957). PASCAL également critique dans les Pensées (1670) les « preuves métaphysiques »
de l’existence de Dieu, et veut remettre la raison à sa place : « nous connaissons la vérité
par la raison, mais encore par le cœur » (voir « La religion »).

3/ La raison en question : la philosophie critique


Le triomphe de la raison dans la science n’est lui-même pas bien établi. Il tombe
notamment sous la critique de HUME, dont le scepticisme est certes « modéré » mais
implacable : opposant les « relations d’idées » (que Leibniz appelait « vérités de raison »)
et les « choses de fait » (qu’il appelait « vérités de fait »), Hume ramène toutes nos
croyances à l’expérience renouvelée, en d’autres termes à « l’habitude » (Enquête sur
l’entendement humain, 1748).
C’est en méditant les thèses de Hume que KANT dit avoir été « réveillé de [son] sommeil
dogmatique » et avoir compris la nécessité d’une enquête sur les limites du pouvoir de la
raison, à la fois dans son usage théorique (Critique de la raison pure, 1781-1787) et dans
son usage pratique (Critique de la raison pratique, 1788). Son œuvre porte une nouvelle
lumière sur la raison, qui apparaît comme un désir d’atteindre l’absolu, nourrissant une
illusion qui lui est propre. Ce désir trouve à se satisfaire dans la morale, où la raison parvient
à formuler l’exigence inconditionnelle du devoir (« l’impératif catégorique », cf. cours sur
« Le devoir »). Mais du point de vue de la connaissance, il faut admettre que le fond des
choses nous demeure caché : nous pouvons penser la « chose en soi », mais pas la connaître.
Sur la base de cette distinction entre pensée et connaissance, Kant refuse à la fois la censure
prononcée par le scepticisme (qui sous-estime le pouvoir de la raison) et le dogmatisme de
la métaphysique (qui surestime ce pouvoir). L’une se nourrit de l’autre, et ce débat sans fin
discrédite la philosophie : opérer une « critique » (du grec krinein, « séparer », « trier »),
c’est montrer les limites de la raison pour mieux établir la légitimité de son pouvoir.
LA RELIGION
1/ Foi et raison
La religion est la croyance en l’existence d’un Être supérieur (ou plusieurs), expliquant toutes
choses et avec lequel (lesquels) on entre en relation par l’intermédiaire d’un culte : si l’on en croit
l’étymologie latine religare, elle « relie » les hommes et les dieux. Mais elle relie aussi les hommes
entre eux : outre la croyance personnelle, la religion désigne aussi une institution supposant un
clergé, des pratiques, un rôle social, etc. Comme le dit le sociologue Émile DURKHEIM, la religion
est « une chose éminemment collective » car
Une religion est un système solidaire de croyances et de
elle institue le lien social : selon lui, la divinité pratiques relatives à des choses sacrées, c’est-à-dire séparées,
réelle devant laquelle les hommes s’inclinent interdites, croyances et pratiques qui unissent en une même
est la société elle-même, dont la puissance communauté morale, appelée Église, tous ceux qui y adhèrent.
infiniment supérieure à celle de l'individu DURKHEIM, Les formes élémentaires de la vie religieuse (1912).

inspire le sentiment religieux.


La diversité des religions et de leurs formes plaide certes pour une explication sociale du fait
religieux. Mais pour le philosophe, la religion est d’abord un phénomène culturel qu’on rencontre
toujours et partout. La croyance religieuse n’est pas le savoir scientifique, mais cela ne dispense
pas de s’interroger sur son sens et sur le message philosophique dont elle est éventuellement
porteuse : qu’est-ce qui pousse donc les hommes à croire ?
Les religions monothéistes affirment que Dieu s’est révélé aux hommes par l’intermédiaire d’un
prophète (Moïse, Mahomet) ou en s’incarnant (Jésus). Croire, c’est donc tenir quelque chose pour
vrai sur la base non pas d’un savoir, mais d’un témoignage auquel on accorde foi et qui se trouve
consigné dans des textes (la Bible hébraïque, le Nouveau Testament des chrétiens, le Coran pour
les musulmans). La foi (du latin fides, qui donne aussi le mot « fidèle ») s’oppose au savoir car c’est
une croyance qui se passe de preuve et de démonstration. À DESCARTES qui veut rationaliser la
foi et démontrer philosophiquement l’existence de Dieu (« preuve ontologique »), PASCAL objecte
que « le dieu des philosophes » n’est pas le vrai dieu : le vrai dieu, celui de la foi, est « sensible au
cœur, non à la raison ». Il y a une relation personnelle, voire
affective, entre le croyant et son dieu. Pascal, qui parle d’un C’est le cœur qui sent Dieu et non la
« Dieu d’amour et de consolation », se tourne vers la religion car raison. Voilà ce que c’est que la foi. Dieu
sensible au cœur, non à la raison.
il doute de la capacité de la science et de la philosophie à éclairer PASCAL, Pensées (1670)
le sens de notre existence.
2/ Les critiques de la religion
« Combien la religion put conseiller de crimes ! », écrivait LUCRÈCE. C’est mettre ses conjectures à
On reproche souvent à la religion son intolérance et son dogmatisme. bien haut prix que d'en faire
De nombreux fidèles supportent mal qu’on remette leurs croyances en cuire un homme tout vif. e
MONTAIGNE, Essais (XVI s.)
question ou qu’on s’en moque. Ils sont prompts à dénoncer les
« blasphèmes » et à défendre ce qui pour eux est « sacré » (c’est-à-dire, au sens propre,
intouchable). Les artistes sont souvent visés (en 1988, le cinéaste Martin Scorsese pour La dernière
tentation du Christ et l’écrivain Salman Rushdie pour Les versets sataniques), la presse ou les
enseignants (Charlie Hebdo en 2015, Samuel Paty en 2020), les scientifiques (Giordano Bruno
brûlé vif à Rome en 1600, Galilée placé en résidence surveillée en 1633), les libres penseurs (le
chevalier de la Barre, décapité en 1766 pour ne pas s’être découvert au passage d’une procession)
ou les prétendus « hérétiques » (massacre de la Saint-Barthélemy en 1572). On ne compte plus les
violences perpétrées par des fanatiques (assassinat
d’Henri IV en 1610, attentats terroristes et prises Ô race infortunée des hommes, qui prêta
d’otages aujourd’hui) et les persécutions exercées par Aux dieux de tels pouvoirs, d’effrayantes colères !
Que de gémissements pour vous, pour nous combien
les dictatures théocratiques (mutilations, exécutions De souffrances, pour nos enfants combien de larmes !
sommaires, lois contre les homosexuels, oppression LUCRÈCE, De la nature (env. 55 av. J.-C.)
des femmes, etc.).
Politiquement, la laïcité est la seule solution viable à ces horreurs. La laïcité est le principe selon
lequel l’État n’exerce aucun pouvoir religieux et les Églises aucun pouvoir politique. Ce principe
n’implique aucune hostilité à l’égard des religions mais simplement une position de neutralité de
l’État visant à garantir la liberté de conscience de chacun. On peut en voir les prémisses chez
LOCKE, dont la Lettre sur la tolérance (1686) prône la séparation de l’Église et de l’État : chacun
croit ce qu’il veut tant qu’il ne trouble pas l’ordre public.
D’autres philosophes vont plus loin dans la La religion est l’art d’enivrer les hommes de
critique. De l’épicurisme antique à la pensée des l’enthousiasme, pour les empêcher de s’occuper des
Lumières, une longue tradition dénonce la maux dont ceux qui les gouvernent les accablent ici-bas.
D’Holbach, Le Christianisme dévoilé (1766).
superstition et la manipulation associées à la
religion, dans laquelle on perçoit la mort de l’intelligence (« le renoncement total à la raison », dit
le baron d’Holbach). Plus récemment, les philosophes du soupçon ont lu la religion comme une
pathologie du désir : MARX parle d’« opium du peuple », compensation illusoire à la misère réelle ;
NIETZSCHE y décèle le symptôme d’une dépréciation de la vie et proclame en réponse que « Dieu
est mort » ; FREUD diagnostique une « névrose obsessionnelle universelle », une marque
d’infantilisme qui entretient une « atrophie de l’intelligence ».
3/ Religion et espérance
La religion n’est pas pour autant dénuée de sens et même de vérité dès lors que l’esprit critique
peut s’y appliquer. Ces croyances, récits et rituels sont chargés de symboles qu’on aurait tort de
prendre pour insensés ou absurdes. L’opposition entre religion et raison peut être dépassée si l’on
considère que l’activité de la raison ne se réduit pas au travail scientifique, mais qu’elle peut
consister aussi à interpréter les symboles.
La science ne cherche pas à donner du sens, mais plutôt à décrire le réel On ne peut croire qu’en
en vue de sa maîtrise, par un discours fondé sur des arguments logiques et interprétant.
des preuves expérimentales. La religion, elle, ne vise pas à décrire le réel RICOEUR, Le conflit des
interprétations (1969)
mais à donner du sens à notre présence dans le monde : elle concerne moins
ce que nous pouvons savoir que ce que nous pouvons espérer. Ne pas reconnaître dans son discours
et ses pratiques un mode d’expression symbolique reviendrait à sous-estimer le fait religieux –
tout comme les prendre au pied de la lettre reviendrait à mal le comprendre. C’est pourquoi
RICOEUR dit qu’on ne peut croire qu’en interprétant : il s’inscrit dans une tradition inaugurée par
la religion elle-même (le Talmud dans le judaïsme, l’exégèse dans le christianisme, le Tafsir dans
l’islam) en proposant une « herméneutique des symboles religieux » (l’herméneutique est la
discipline qui étudie et interprète les symboles, particulièrement dans le domaine religieux).
Cette démarche était déjà celle de KANT dans La Religion dans les limites de la simple raison
(1793), ouvrage censuré à sa publication. Pourtant, Kant proposait pourtant une lecture
philosophique positive de la religion en reliant celle-ci à l’espérance. Cette lecture originale
(influencée par la tradition protestante) peut être résumée en quatre points :
1) La philosophie n’est pas la servante de la religion ni son ennemie, elle est avec elle en position
d’extériorité et peut la juger : une religion, oui, mais dans les limites de la raison. On peut donc
concevoir une « foi rationnelle ».
2) L’existence de Dieu ne peut pas être démontrée, pas plus d’ailleurs que sa non-existence. Mais
il y a une différence entre penser et connaître : si la théologie n’est pas une science, on peut
cependant penser l’idée de Dieu car elle a un sens qu’il s’agit de formuler philosophiquement.
3) La religion n’est pas la morale. Personne ne doit être obligé de suivre ses préceptes, c’est une
affaire strictement privée (elle ne doit pas non plus intervenir sur la scène politique). Il faut
critiquer sans complaisance le fanatisme et la
Mon plan, établi déjà depuis longtemps, d’une
superstition (la « folie religieuse ») souvent entretenus élaboration du champ de la philosophie pure,
par le clergé. débouchait sur la résolution des trois problèmes
4) La religion a cependant un rapport avec la morale : suivants : 1° que puis-je savoir ? (métaphysique) ;
elle soutient l’espérance que les hommes sont capables 2° que dois-je faire (morale) ; 3° que puis-je
espérer ? (religion).
de dépasser le mal. Pour Kant c’est principalement le KANT, Lettre du 4 mai 1793.
personnage du Christ qui incarne cette espérance.
LA SCIENCE

1/ Croire et savoir
Le mot « science » vient du verbe latin scire qui signifie savoir. Comme l’opinion ou la foi, la
science est une croyance, mais elle énonce des certitudes objectives au moyen d’une méthode
rigoureuse. Fondée sur l’examen rationnel, la science se distingue de la foi qui s’appuie sur la
révélation ou le sentiment. Elle s’oppose aussi à l’opinion, qui est le jugement porté sur un objet
sans réelle connaissance de cet objet. La science doit dépasser On ne peut rien fonder sur
l’opinion (PLATON), voire rompre avec elle, comme le montre l'opinion : il faut d'abord la
BACHELARD avec la notion d’ « obstacle épistémologique » : ce qui détruire. Elle est le premier
entrave la connaissance n’est pas dans les choses mais dans notre obstacle à surmonter. L'esprit
esprit, qui doit se former en se reformant. Notre effort pour connaître scientifique nous interdit
est trouble, ralenti, bloque par des prejuges qui empechent la juste d'avoir une opinion sur des
comprehension des phenomenes. C’est pourquoi l’expérimentation questions que nous ne
comprenons pas, sur des
scientifique ne saurait s’en tenir à la simple observation : il faut une
questions que nous ne savons
élaboration théorique préalable et des instruments de mesure. Le réel pas formuler clairement.
de la science n’est pas celui de l’expérience quotidienne : il est BACHELARD, La Formation de
toujours médiatisé par la raison, et donc « trié, filtré, épuré ». l’esprit scientifique (1938)

2/ Les différents types de science


La science décrit le plus exactement possible la réalité. Pour cela, elle n’en reste pas aux
phénomènes particuliers mais découvre les lois qui y sont à l’œuvre, c’est-à-dire les relations qui
les unissent. Mais parler de « la » science au singulier n’est pas si évident qu’on pourrait le croire.
Certes, la science est toujours l’étude rigoureuse d’un domaine de la réalité en vue de la
connaissance la plus exacte de celui-ci, mais la diversité des objets exige une diversité de
méthodes. On distingue ainsi trois types de sciences.
Les sciences exactes sont des sciences formelles ; ce sont les mathématiques et la logique. Les
mathématiques construisent des objets dont elles étudient les propriétés et les relations. Ces
objets sont des idéalités et non pas des objets réels. La logique met en évidence les lois de la pensée
dans l’enchaînement des propositions, indépendamment des contenus : la pensée s’y étudie elle-
même d’un point de vue formel. La manière dont on établit des conclusions dans ces sciences ne
nécessite pas de vérification expérimentale : on procède exclusivement par démonstration.
Les sciences naturelles sont la physique, la biologie et toutes leurs branches particulières. Elles
ont un objet réel : les phénomènes de la nature, entre lesquels il faut dégager des relations
constantes qu’on appelle les « lois de la nature ». Ces phénomènes sont soumis au déterminisme
naturel (enchaînement nécessaire des causes et des effets selon des lois). Ces sciences s’appuient
sur l’expérimentation en laboratoire.
Les sciences humaines sont la psychologie, la sociologie, l’anthropologie, l’ethnologie, l’histoire,
etc. On y étudie des comportements individuels ou collectifs, qui sont bien réels mais ne relèvent
pas du seul déterminisme naturel. En effet, les hommes opèrent des choix individuels et obéissent
à des normes culturelles. Une part d’interprétation y est nécessaire, comme DILTHEY l’a montré à
l’encontre du positivisme qui voulait s’inspirer en tout du point des sciences expérimentales. Or
les sciences humaines diffèrent des sciences expérimentales parce que l’homme n’est pas
seulement un être naturel, mais un être doué de réflexion et de libre arbitre. Les hommes donnent
du sens à leurs actions, ils agissent selon des intentions. Si les
Les motifs pour lesquels on a pris
sciences naturelles ont à charge d’expliquer, c’est-à-dire de l'habitude de séparer les sciences de
replacer les phénomènes dans une série causale (elles décrivent l'homme des sciences de la nature et
le comment en renvoyant aux lois de la nature), les sciences d'en faire un tout à part trouvent
humaines ont à charge de comprendre, c’est-à-dire de restituer le leurs racines dans les profondeurs
sens d’événements ou de décisions (elles interprètent le de la conscience que l'homme a de
pourquoi en renvoyant aux décisions des acteurs eux-mêmes). lui-même.
DILTHEY, Introduction à l’étude des
Elles incluent donc une part de subjectivité, mais n’en sont pas
sciences humaines (1883)
moins argumentées et rigoureuses.
3/ Le progrès scientifique
DESCARTES comparait la science à un « arbre » : un système unique formé de plusieurs parties,
en perpétuelle croissance, et dont nous recueillons les fruits (Principes de la philosophie, 1644).
Cependant, la continuité de ce progrès n’est pas évidente : en étudiant les méthodes et
l’évolution de la science, l’épistémologie (du grec épistémè, « science », et logos, « raison »,
« discours ») montre les ruptures et les remises en question que ce progrès suppose. BACHELARD
par exemple juge que toute nouvelle connaissance n’est acquise que par une rupture. Tout comme
il faut d’abord rompre avec les intuitions premieres issues de l’experience quotidienne, il faut aussi
remettre en question les idees inadequates vehiculees par les anciennes theories : la science
progresse non pas en accumulant mais en se rectifiant (Le Nouvel Esprit scientifique, 1934).
Mais c’est surtout POPPER qui a renouvelé la vision du progrès scientifique grâce à la notion de
« falsifiabilite » (de l’anglais to falsify, « refuter »). En sciences, l’experimentation ne permet pas,
comme on le croit trop souvent, de verifier des theories d’abord proposees a titre d’hypotheses : il
faudrait pour cela envisager tous les cas possibles, donc realiser un nombre infini de verifications.
Il suffit en revanche d’une seule experience non concluante pour montrer qu’une theorie est fausse.
C’est donc au rythme de « conjectures » et de « refutations » que travaille le chercheur : les theories
scientifiques sont vouees a disparaître et a etre remplacees par de nouvelles theories, qui tot ou
tard deviendront elles aussi caduques (Conjectures et réfutations, 1963). Aucune theorie n’est
« vraie » absolument, elle n’est au mieux que la meilleure disponible a un moment precis. Cela
n’enleve rien a la valeur de la science, car la decouverte de conditions experimentales permettant
de refuter d’anciennes theories conduit a en formuler de nouvelles : la science progresse
precisement parce qu’elle se critique et se reforme en permanence. Popper fait ainsi apparaît un
« critère de démarcation » : une theorie qu’on ne peut pas refuter par des tests experimentaux
n’est pas scientifique. C’est le cas notamment de la psychanalyse et du marxisme, dont il denonce
la « strategie d’immunisation » contre la critique (voir Un système faisant partie de la
« L’inconscient »). Les analyses de Popper sont confirmees par science empirique doit pouvoir
EINSTEIN et INFELD, qui voient dans les theories scientifiques des être réfuté par l’expérience.
images aussi approchantes que possible d’une realite qui nous POPPER, La Logique de la
echappe en son fond (L’Évolution des idées en physique, 1938). découverte scientifique (1934)

4/ La science en question
Aujourd’hui la science est contestée par des idéologies détestables contre lesquelles il faut la
défendre (créationnisme, platisme, etc.). Mais on ne doit pas pour autant s’exempter d’une
réflexion sur la portée de la science et sur l’éventuelle prétention de celle-ci à un monopole sur la
vérité (ce qu’on appelle parfois le « scientisme »). Or la philosophie, l’art ou même l’expérience
quotidienne ont aussi beaucoup à nous apprendre. Au XXe siècle, la phénoménologie veut dépasser
l’intellectualisme de la tradition philosophique et « revenir aux choses mêmes », selon le
programme tracé par HUSSERL et mis en œuvre par Merleau-Ponty, Sartre ou Heidegger entre
autres. Pour MERLEAU-PONTY, notre présence au monde est d’abord le fait de notre corps : nous
n’avons pas avec les choses un rapport logique mais un rapport charnel qu’il s’agit de décrire
(Phénoménologie de la perception, 1945). Merleau-Ponty oppose au monde du calcul et de la
conception celui du vécu et de la perception, au monde objectif, froid et impersonnel de la science,
le monde subjectif, coloré et vivant de l’expérience immédiate. Il veut défendre et promouvoir
l’idée d’une vérité du vécu par opposition à la vérité de la science, même s’il faut pour cela
« désavouer la science ». Il voit dans l’art, et particulièrement dans la peinture, un moyen d’accès
privilégié aux choses, par la voie d’une sensibilité qui ne serait plus La science manipule
considérée comme un obstacle à l’intelligence. De même, HEIDEGGER les choses et renonce
rejette la « pensée calculante » qui domine l’histoire de la philosophie : « la à les habiter.
science ne pense pas », dit-il, et la poésie est en définitive « plus vraie » car MERLEAU-PONTY,
elle est plus profonde (Qu’appelle-t-on penser ?, 1951). L’œil et l’esprit (1960)
LA TECHNIQUE

1/ « Comme maîtres et possesseurs de la nature »


Le mot grec teknè désigne tout type de savoir-faire permettant d’accomplir une activité
ou de fabriquer un objet de manière appropriée. Pour ARISTOTE, la technique est la
même chose que l’art, elle est de l’ordre du travail manuel et « prolonge la nature ». Elle se
fonde sur une certaine habileté et un « esprit d’invention » sur lequel insiste BERGSON en
qualifiant l’homme d’homo faber (L’Évolution créatrice, 1905)
Les Modernes ont pourtant dissocié technique et art, en faisant de l’art une activité
créatrice et de la technique l’application d’un savoir exact. Dans le Discours de la méthode
(1637), DESCARTES lie le sort de la technique à celui de la science, car il faut savoir
comment la nature fonctionne pour la maîtriser. En comprenant quelles causes sont à
l’œuvre dans la nature, on peut produire artificiellement certains effets, et ainsi « nous
rendre comme maîtres et possesseurs de la nature » (« comme », car nous ne pouvons pas
modifier les lois de la nature, nous pouvons seulement les utiliser à notre profit). Par
exemple, l’approfondissement des connaissances en optique rend possible la fabrication
de lunettes, télescopes, microscopes de plus en plus précis. La technique est donc pour
Descartes l’application de la science : la science
Il faut avoir fait entendre quelles
recherche les causes, la technique produit certains sont les lois de la nature, et comment
effets, il n’y a donc aucune différence entre le naturel et elle agit à son ordinaire, avant qu'on
l’artificiel puisque les mêmes lois physiques, puisse bien enseigner comment elle
strictement mécanistes, sont toujours à l’œuvre dans le peut être appliquée à des effets qui
monde (ainsi, il est tout aussi naturel qu’une montre ne lui sont pas ordinaires.
DESCARTES, Lettre de 1638.
indique l’heure ou qu’un arbre produise des fruits).
2/ Espoirs et inquiétudes
Descartes pensait que la révolution scientifique et technique permettrait de soulager le
travail des hommes et de prolonger la vie – et, pourquoi pas, de faire un jour disparaître le
travail et la mort (double malédiction prononcée par Dieu dans la Genèse). Cet espoir sera
prolongé par les philosophes des Lumières, notamment DIDEROT et d’ALEMBERT dans
l’Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des arts, des sciences et des métiers (1751-1772)
ou, plus près de nous par François DAGOGNET (1924-2015) qui insiste sur la dimension
libératrice de la technique à l’égard des contraintes de la nature.
Mais est-il vraiment possible et souhaitable de s’affranchir de toutes ces contraintes et
de jouer, comme on le dit parfois, aux apprentis sorciers au risque de nous retrouver
dépassés par nos propres créations (robots, intelligence artificielle, modifications
génétiques, clonage, etc.) ? Si des comités d’éthique sur les « biotechnologies » y
réfléchissent aujourd’hui, des craintes sont depuis longtemps exprimées dans la science-
fiction montrant l’humanité asservie par ses propres créations techniques (ex. Mary
Shelley, Frankenstein ; George Orwell, 1984, etc.) voire asservie aux machines (Terminator,
Matrix, etc).
Doit-on faire tout ce que l’on peut faire ? On ne trouvera pas la La promesse de la
réponse dans la technique elle-même mais dans une réflexion technique moderne s’est
morale renouvelée. Le progrès technique nourrit autant de inversée en menace.
JONAS, Le Principe
craintes que d’espoirs parce que, comme le note RICOEUR, il a
responsabilité (1979)
profondément transformé le rapport entre l’homme et la nature.
Celle-ci apparaît fragile devant les pouvoirs dont dispose aujourd’hui l’humanité. On ne
peut certes pas dire que nous sommes devenus les maîtres de la nature, mais nous
sommes au moins ses gardiens : pour Hans JONAS, cette nouvelle ère ouverte par la
civilisation technologique impose de renouveler les principes de l’éthique. Alors que
l’avenir de l’humanité est en péril, le nouveau principe de l’éthique ne peut plus être
simplement le respect (comme chez Kant), mais d’abord la responsabilité. Jonas l’énonce
ainsi : « Agis de manière à ne pas compromettre la permanence d’une vie
authentiquement humaine sur terre » (Le Principe responsabilité. Une éthique pour la
civilisation technologique, 1979).
Il est cependant faux de dire que l’éthique traditionnelle ne posait pas ce problème :
dans les Fondements de la métaphysique des mœurs, Kant affirmait que la poursuite
d’impératifs hypothétiques (pragmatiques ou techniques) devait être soumise au respect
de l’impératif moral : autrement dit, on ne doit Il est vrai aussi que nos soins se doivent
pas (moralement) faire tout ce qu’on peut étendre plus loin que le temps présent, et qu'il
(techniquement) faire. Même Descartes en avait est bon d'omettre les choses qui apporteraient
conscience, puisqu’il refusait de mettre ses peut-être quelque profit à ceux qui vivent,
lorsque c'est à dessein d'en faire d'autres qui
recherches au service de fins militaires et se en apportent davantage à nos neveux.
montrait soucieux du sort de nos descendants. DESCARTES, Discours de la méthode (1637)
3/ Technique et civilisation
La technique moderne présuppose une conception de la nature et de l’homme sur
laquelle il faut aussi s’interroger, comme le fait par exemple HEIDEGGER dans La Question
de la technique (1954). Elle n’est pas simplement un ensemble de moyens dont on se sert,
mais manifeste une certaine vision du monde que Heidegger juge effrayante. Dans
l’univers technique qui est le nôtre, la nature est vue à travers le prisme de la science et
réduite à un fonds d’énergie exploitable. L’homme quant à lui se pense de plus en plus sur
le modèle des objets techniques qui l’entourent. On n’a jamais eu autant de possibilités de
communiquer, et paradoxalement on ne s’est jamais senti autant isolés les uns des autres
(seul derrière son écran d’ordinateur, seul au milieu des autres à pianoter sur son
smartphone). Aujourd’hui, on gère les « ressources humaines » dans les entreprises, on
n’envisage le travail qu’en termes de rendement et d’efficacité,
on traite l’individu comme un entrepreneur de sa vie. Comme La technique moderne est
aussi un dévoilement.
le dit Heidegger, « l’impératif de progrès » et la « frénésie HEIDEGGER, La Question
technique » ont fait de l’homme « une bête de labeur de la technique, 1954
abandonnée au vertige de ses fabrications ».
ROUSSEAU déjà doutait de la valeur civilisatrice de la technique. Dans le Discours sur
l’origine de l’inégalité (1755), la fiction d’un état de nature où l’homme aurait été
dépourvu de toute technique permet d’identifier les causes des malheurs de l’homme
civilisé. L’harmonie naturelle est brisée lorsque l’homme se lance dans une « nouvelle
industrie » : cette puissance technique marque la première étape de la décadence morale,
car les hommes vont multiplier les inventions et perfectionner les objets techniques au-
delà de ce que la satisfaction des premiers besoins exigeait. Cette escalade technique
contribue à « amollir le corps et l’esprit » puisqu’elle habitue l’organisme au confort,
encourage l’oisiveté et crée des besoins artificiels. Rousseau s’oppose ainsi à
l’enthousiasme cartésien et à l’optimisme des Lumières, il dénonce le luxe et la nouvelle
dépendance de l’esprit, il conteste l’esprit « progressiste » de L’Encyclopédie (cf. cours sur
« La culture »).
On peut ajouter à ces critiques la perte du métier et l’exploitation accrue induites par
l’usage des machines dans la grande industrie et dénoncées par MARX (cf. cours sur « Le
travail »). Mais il est vrai que la faute n’en est pas imputable à la technique elle-même et
que, mieux utilisée, la machine pourrait être comme dit BERGSON « la grande
bienfaitrice » (Les Deux sources de la morale et de la religion, 1932).
LA VÉRITÉ
1/ Vérité et opinion
La vérité est traditionnellement définie comme Ce mot vérité, en sa propre signification,
correspondance (ou adéquation) entre l’idée et la dénote la conformité de la pensée avec l’objet.
chose. La vérité n’est pas la réalité elle-même, mais DESCARTES, Lettre à Mersenne (1639)
réside dans un rapport de l’esprit à la réalité et
suppose une mise en forme convenable de la réalité. L’expression « ma vérité » n’a aucun sens car
la vérité n’est pas à l’appréciation de chacun (relativisme) : elle a une valeur universelle et
nécessaire.
C’est pourquoi PLATON s’oppose vivement aux sophistes qui contestaient l’existence de la
vérité par leur relativisme (« l’homme est la mesure de toutes choses », disait Protagoras, cf. cours
sur « Le langage »). Il affirme au contraire qu’il est nécessaire de questionner les opinions pour
s’élever, par la méthode dialectique (échange de questions et de réponses) à la connaissance de la
vérité : telle est du moins l’ambition du philosophe, « amoureux de la sagesse » qui consacre sa vie
à la recherche du vrai. Mais comme le rappelle l’épistémologue Gaston BACHELARD, cette
démarche ne va pas sans des remises en question parfois douloureuses : l’esprit scientifique doit
se former en se réformant, abandonner l’attitude naturelle qui consiste à croire, et questionner
toujours, en posant que « l’opinion a, en droit, toujours tort » (La Formation de l’esprit scientifique,
1938) : si l’on cherche la vérité, il nous est interdit de nous contenter d’opinions car c’est une
mauvaise manière de penser. Il faut au contraire établir la
Ce à quoi nous aspirons, c’est le vrai.
vérité selon une méthode rigoureuse. C’est l’ambition de la
PLATON, Phédon (IVe siècle av. J.-C.)
science et de la philosophie.

2/ Le modèle démonstratif
La démonstration s’offre alors comme une voie royale
Il n’y a pas d’autres voies qui s’offrent aux
vers la vérité excluant toute forme de subjectivité. hommes, pour arriver à une connaissance
DESCARTES s’en inspire de façon assumée en rêvant certaine de la vérité, que l’intuition
d’une « mathématique universelle » et en concevant sa évidente et la déduction nécessaire.
propre philosophie comme un système entièrement DESCARTES, Règles pour la direction de
déduit d’une vérité première (le cogito). Le critère de la l’esprit (1629)
vérité est selon lui « l’évidence » : est vrai ce dont l’esprit
a, dans l’instant, une intuition claire et distincte (sur le modèle du « cogito », c’est une vision
immédiate et certaine). Par déduction, c’est-à-dire au moyen d’un raisonnement rigoureux, cette
évidence se transmet des principes à leurs conséquences. La démonstration est comme une chaîne
où chaque maillon est solidement accroché à l’autre. Descartes définit pour l’ensemble des
sciences une « méthode » inspirée des mathématiques mais doit finalement admettre que la
philosophie ne peut pas atteindre un tel degré de rigueur, notamment dans les questions morales
(Discours de la méthode, 1637). Au contraire de Spinoza qui rédige une Éthique démontrée selon
l’ordre géométrique (1675) : le penseur hollandais, plus cartésien que Descartes, juge en effet que
les mathématiques sont la norme de la vérité.
Pourtant, il est difficile de parler de vérité en mathématiques, car les objets étudiés n’y sont pas
réels. Contrairement à la science physique, la science mathématique crée de toutes pièces les
objets qu’elle étudie : c’est un système hypothético-déductif pour lequel on parle de validité plutôt
que de vérité. On admet un certain nombre de propositions (définitions, axiomes, postulats) et on
en déduit des propriétés au moyen de théorèmes, c’est-à-dire de démonstrations. C’est une science
« exacte », certes, mais une science sans objet réel : on ne peut pas dire qu’elle soit « vraie » si on
entend par vérité l’adéquation de la pensée à une réalité extérieure. C’est pourquoi, faisant écho à
la distinction leibnizienne entre « vérités de raison » et « vérités de fait », HUME distingue dans
l’Enquête sur l’entendement humain (1748) les « relations d’idées » qui sont connues par le
raisonnement seul (ex. 3 fois 5 égalent 30 divisé par deux) et les « choses de fait » qui le sont par
l’expérience (ex. le soleil se lève tous les matins) : si les premières sont nécessaires (il ne peut en
être autrement), les secondes sont contingentes (le soleil pourrait ne pas se lever demain).
Toute vérité n’est donc pas démontrable, et ce d’autant moins qu’on s’éloigne du domaine
scientifique pour aller vers des questions qui dépassent l’esprit humain. PASCAL rappelle ainsi que
tout n’est pas démontrable même en mathématiques (puisque les propositions premières sont
admises) : à plus forte raison, dit-il, ce qui relève de la religion. Critiquant Descartes qui voulait
établir par voie démonstrative l’existence de Dieu, il rappelle les limites de la « raison » et met en
avant le « cœur » comme voie d’accès à des vérités plus fondamentales. De même, la
phénoménologie veut réhabiliter la « vérité du vécu » par
opposition à la « vérité de la science » (cf. « La science »), Nous connaissons la vérité par la
trouvant dans l’art (la peinture chez MERLEAU-PONTY, la raison, mais encore par le cœur.
poésie chez HEIDEGGER) l’occasion d’accéder à des vérités plus PASCAL, Pensées (1670)
profondes.

3/ Le scepticisme
C’est dans le scepticisme qu’on trouve la remise en question la plus nette du concept de vérité.
Le propre du scepticisme est de douter de notre capacité à connaître la vérité. Comme le disait un
proverbe grec, « la vérité est au fond du puits ». Le fondateur de l’école sceptique, PYRRHON
D’ÉLIS, qui vécut aux IVe-IIIe siècle av. J.-C., pense que la seule voie vers la sérénité est de cesser de
la rechercher, et de pratiquer la suspension du jugement.
Le scepticisme transcende les époques : il se prolonge et se renouvelle dans l’humanisme d’un
MONTAIGNE, en prenant surtout le sens d’un rappel à la modestie (Essais, fin du XVIe siècle). Il
prend également une grande importance dans le travail scientifique avec le scepticisme
« modéré » de HUME (XVIIIe siècle) ou de RUSSELL (XXe siècle). Mais il peut trouver aussi des
formes plus radicales comme chez NIETZSCHE, qui se revendique d’un scepticisme « ultime » : il
ne s’agit alors plus simplement de questionner la possibilité d’accéder à la vérité, mais de contester
la « volonté de vérité » elle-même. Si la philosophie est bien une démarche radicale comme elle
prétend l’être, alors s’impose à elle la nécessité de questionner non pas seulement la manière
d’accéder à la vérité, mais la valeur de la vérité. Que vaut la vérité ? Quel type d’homme accorde
une valeur à la vérité et en vertu de quel besoin ? C’est la question posée par Nietzsche, qui propose
une généalogie de ce concept. La vérité n’est selon lui qu’une interprétation de la réalité parmi
d’autres, mais qui s’est vu conférer un privilège écrasant parce qu’elle répond à nos instincts : la
volonté de vérité est donc un « auxiliaire » de la volonté de puissance. Mais cette généalogie dévoile
aussi que certains hommes éprouvent une angoisse ou un
malaise devant le douteux, l’incertain, l’instable, et donnent La volonté de vérité et de certitude
de ce fait une valeur absolue à la vérité (Vérité et mensonge naît de la peur dans l’incertitude.
au sens extra-moral, 1873). NIETZSCHE, Fragments posthumes.

4/ Y a-t-il un droit de mentir ?


On peut enfin aborder la question de la vérité en un sens moral. Un débat traditionnel oppose
ceux qui considèrent que le mensonge est toujours abominable et ceux qui pensent, au contraire,
qu’il existe un droit de mentir dans des circonstances exceptionnelles, ne serait-ce que par
humanité. D’un côté la tradition chrétienne et le rigorisme moral : AUGUSTIN estimant que celui
qui ment a le « cœur double » (Du mensonge, vers 400) ou KANT qui juge le mensonge contraire à
l’impératif catégorique et à ce titre inadmissible (D’un supposé droit de mentir par humanité,
1797) : nous avons le devoir d’être véraces, c’est-à-dire de ne pas parler contre notre pensée. De
l’autre, une tradition plus attentive à la complexité des situations concrètes, que ce soit dans la vie
politique (notamment MACHIAVEL dans Le Prince, 1513) ou dans la vie morale (CONSTANT dans
Le Droit de mentir, 1797) : il ne s’agit pas, bien sûr, de faire l’apologie du mensonge, mais plutôt de
montrer son utilité dans certaines circonstances (par exemple la raison d’État) et les modulations
introduites selon la personne à qui on s’adresse (par exemple mentir pour ne pas blesser
inutilement une personne trop fragile, ou encore mentir pour protéger un fugitif comme le fait
sœur Simplice face à Javert dans Les Misérables de Victor Hugo).
LE LANGAGE
Le langage est la faculté humaine de communication et Le langage représente la forme la plus haute
d’expression. Il nécessite l’utilisation d’un système de signes d'une faculté inhérente à la condition humaine,
(les mots qu’on prononce ou qu’on écrit, les gestes, etc.) la faculté de symboliser. Entendons par là, très
largement, la faculté de représenter le réel par
qu’on nommera par extension un langage. La finalité la plus un signe et de comprendre le signe comme
évidente du langage est l’échange de nos pensées avec représentant le réel, donc d'établir un rapport
autrui, mais ce n’est pas la seule : le langage comporte aussi de signification entre quelque chose et quelque
chose d'autre.
des enjeux culturels et politiques. BENVENISTE, Problèmes de linguistique
1/ Langage, pensée et culture générale (1966)

Le langage évoque d’abord la communication entre les hommes, mais les animaux aussi
échangent des informations d’une manière tantôt évidente, tantôt insoupçonnée, à l’image de la
« danse » des abeilles observée par Karl von FRISCH (Vie et mœurs des abeilles, 1955). Pourtant, il
ne s’agit pas d’un véritable langage : le message transmis est limité à des fins instinctives, il peut
donner lieu à certains comportements appropriés, mais jamais à un dialogue. L’être humain au
contraire invente des discours variés et parfois inutiles (« parler pour ne rien dire », « parler pour
parler ») ou abstraits (les notions, qui n’ont pas nécessairement de répondant dans la réalité, étant
combinées d’une infinité de manières possibles). C’est pourquoi, entre le langage animal et le
langage humain, la différence n’est pas seulement quantitative mais qualitative selon DESCARTES.
Elle ne tient pas, par exemple, au nombre de mots que peuvent retenir un animal ou un homme,
mais à la capacité de penser et de signifier sa pensée. Le langage est un fait exclusivement humain
car c’est la manifestation extérieure de la pensée : « la parole, étant ainsi définie, ne convient qu’à
l’homme seul », tranche Descartes. Déjà ARISTOTE, dans la Politique, réservait la « parole » à
l’homme, animal politique doué de logos (« raison », « discours »), en la distinguant de la « voix »
par laquelle d’autres animaux manifestent leurs sentiments.
S’il n’y a pas de langage sans pensée, il n’y a pas non plus de pensée sans langage. On peut
réfléchir avant de parler (c’est d’ailleurs préférable), mais on ne peut pas penser sans utiliser les
mots : comme le dit HEGEL, « c’est dans les mots que nous Il est vraisemblable qu’un individu né dans un
pensons » (Philosophie de l’esprit, 1817). La pensée ne milieu d’une culture spécifique pensera dans des
précède pas le langage, et le langage n’est pas simplement termes en usage dans sa société, et que, par
conséquent, la nature de sa pensée en sera
un moyen d’extérioriser nos pensées : c’est par le langage affectée. On dit que la langue arabe contient
que la pensée prend forme et réalité. PLATON avait défini environ six mille mots se rapportant plus ou moins
la pensée comme un « dialogue de l’âme avec elle-même » directement au chameau, y compris les mots
dérivés de chameau et les attributs qui lui sont
: le dialogue philosophique est pour lui une transposition associés – catégories de chameaux selon leurs
de ce processus intérieur. fonctions, les noms de différentes races, états de
Tout langage reflète et détermine à la fois une grossesse, etc. Ceci reflète l’importance
exceptionnelle du chameau dans la civilisation
expérience et une culture, comme le rappelle le arabe. De même il y a une grande variété de mots
psychologue Otto KLINEBERG : c’est à travers le langage utilisés par les Esquimaux pour établir une
que se forme une manière de voir le monde et de le différenciation entre les aspects multiples de la
neige, ce qui pour nous constitue un phénomène
maîtriser. Nommer les choses, c’est symboliquement unique.
s’approprier le monde et l’aménager. O. KLINEBERG, Langage, pensée, culture (1966).

2/ De l’origine à la structure
La question de l’origine du langage est ancienne mais pas nécessairement pertinente. Dans le
Cratyle de PLATON, les protagonistes se demandent si le langage est « par nature » ou « par
convention ». Les mots ressemblent-ils naturellement aux choses qu’ils désignent, ou bien le sens
qu’on leur donne procède-t-il d’une convention (c’est-à-dire d’un accord) entre les hommes ? Les
deux thèses sont envisagées tour à tour : Hermogène, qui constate la diversité des langues,
soutient que le langage est artificiel. Cratyle pense au contraire qu’à chaque chose appartient un
nom naturel et approprié : il penche pour l’hypothèse d’un langage originel calqué sur la nature
des choses, que les hommes auraient perdu (comme dans le mythe de la tour de Babel). Socrate,
qui est plus proche de Cratyle, émet cependant des objections contre les deux thèses et estime que
la question est mal posée. Le dialogue s’achève sur une aporie (question sans réponse).
Un signe linguistique est La linguistique confirme que les mots ne sont pas des étiquettes
composé de deux parties collées sur les choses. SAUSSURE a établi que la langue n’est pas une
indissociables : le signifiant et le
nomenclature (liste de mots auxquels correspondrait une liste de
signifié, entre lesquels il y a
selon SAUSSURE un rapport choses), mais un système comparable à un jeu d’échecs : le sens d’un
arbitraire (« arbitraire élément est déterminé par sa position dans l’ensemble du système,
du
signe »). Le signifiant est la
forme matérielle du mot,
tout comme la valeur des pièces l’est par rapport aux autres pièces
constituée de lettres (forme présentes sur l’échiquier. La langue est un « système de différences ».
Saussure met entre parenthèses la visée de l’individu énonçant les
écrite de la langue) ou de sons
(forme orale). Le signifié est la
signes : le langage est une réalité sociale et non individuelle, ses lois
représentation mentale (idée) qui
fonctionnent à un niveau inconscient non contrôlé par les locuteurs.
donne son sens au mot. Il ne faut
pas le confondre avec le Cette approche « structurale » de la linguistique a inspiré la
référent, c’est-à-dire la réalité
(chose) que le mot désigne.
méthode de LÉVI-STRAUSS en ethnologie : si les STRUCTURALISME :
phénomènes linguistiques sont des phénomènes courant de pensée
sociaux comme les autres, on peut étendre les méthodes de la linguistique rattaché aux travaux de
Lévi-Strauss et prônant
aux autres sciences humaines : l’analyse ne doit pas porter sur les termes pour les sciences
mais sur les rapports entre les termes, elle ne doit pas porter sur les individus humaines une approche
inspirée de la
mais sur les structures qui les relient (structuralisme). linguistique.
3/ Les pouvoirs du langage
On peut rester perplexe devant la capacité du langage de décrire la réalité, tant celle-ci est riche
et tant le langage peut apparaître au contraire simplificateur. Pour NIETZSCHE, les mots ne sont
que des désignations métaphoriques relativement éloignées de la réalité, ce qui explique un
certain arbitraire du langage (Vérité et mensonge au sens extra-moral, 1873). De même, BERGSON
observe le caractère simplificateur du langage, primitivement développé à des fins de
communication (La Pensée et le mouvant, 1934).
Mais s’interroger sur les pouvoirs du langage implique aussi de considérer les rapports humains
qui s’instaurent ou se dévoilent à l’occasion de son usage. Le langage en effet ne vise pas seulement
une réalité ou une idée qu’il s’agirait d’exprimer : parler, c’est toujours parler de quelque chose,
mais c’est aussi et surtout parler à quelqu’un, donc agir sur lui. Cette intention peut être délibérée
ou plus ou moins inconsciente, comme le montre le sociologue Pierre BOURDIEU dans Ce que
parler veut dire (1982) : le langage est porteur d’habitudes sociales exprimant un rapport de force.
Notre manière de parler est toujours relative à certaines circonstances et certains rôles sociaux.
Dès le Ve siècle av. J.-C., les sophistes avaient compris l’importance sociale et politique du
langage dans le contexte de la démocratie athénienne. On peut, avec de simples mots, obtenir de
l’autre un service, le flatter, lui faire peur, le blesser, etc. Pour GORGIAS, la rhétorique (art du
discours habile et efficace) est une « arme » qui donne à celui qui la possède le moyen de persuader
n’importe qui de n’importe quoi. Pour PROTAGORAS, le langage permet d’amener les autres à
partager notre point de vue (« discours fort »). Le vif désaccord entre les sophistes et Platon porte
sur le langage : est-il un moyen de dire ce qui est, ou un moyen d’agir sur autrui ? Un instrument
de vérité ou un instrument de pouvoir ?
Le linguiste John AUSTIN prolonge cette réflexion en distinguant les énoncés à valeur
« constative » et les énoncés à valeur « performative » (Quand dire c’est faire, 1962). Certains
énoncés sont vrais ou faux parce qu’ils décrivent une réalité (l’énoncé constatif est du type : « il
fait beau », « Socrate est un homme », etc.). Mais dire quelque chose, cela peut signifier aussi
réaliser ce qu’on énonce, rendre une chose réelle par cet énoncé même. Si on dit : « je te
pardonne », on ne décrit pas une réalité, on accomplit une action. Austin qualifie ce genre d’énoncé
de « performatif » (to perform : accomplir une action). De même prononcer des excuses, faire une
promesse ou un pari, donner un ordre, etc. Ces énoncés ne sont ni vrais ni faux, ce sont des « actes
de langage ». L’importance rituelle donnée à certaines paroles (le maire qui prononce le mariage,
le prêtre qui baptise) n’est pas sans rappeler la valeur magique qu’on prête souvent aux mots
(incantations, prières, sortilèges, malédictions, etc.). Il ne faut donc pas nécessairement opposer
les paroles et les actes. Souvent les paroles sont des actes.
LE DEVOIR

Le verbe « devoir » indique la probabilité (« il doit être sorti »), la nécessité (« cela devait
arriver ») ou l’obligation (« tu dois tenir ta promesse »). C’est ce dernier sens qu’il faut privilégier.
Au sens large, un devoir est une règle d’action souvent propre à une fonction (devoir de discrétion
du médecin, devoir de réserve du fonctionnaire). Au sens strict, le devoir est l’obligation morale
d’agir dans le sens du bien (latin debere, « être obligé, être redevable »). On distingue plusieurs
types de devoirs : aux yeux de la Justice, seule l’obéissance à la loi est une « obligation parfaite »
(une obligation est dite « parfaite » si elle donne le droit à autrui d’en exiger l’accomplissement
sous peine de poursuites). D’autres types de devoirs se présentent : devoirs sociaux (politesse,
hospitalité), devoirs religieux (aumône, jeûne, amour du prochain), mais surtout devoir moral
(agir comme l’ordonne la conscience). Comment trancher en cas de « conflit de devoirs » ?
1/ Les sources du devoir : famille, société, religion ?
Tout devoir découle d’une norme à caractère obligatoire s’appliquant à un groupe humain plus
ou moins grand et prononcée par une institution (école, famille, institutions religieuses, État). On
peut donc être tenté d’y voir également la source de nos devoirs moraux.
Du point de vue de la psychanalyse, la notion de « devoir » renvoie à l’éducation prodiguée par
les parents. FREUD explique que Le petit enfant est amoral, il ne possède pas d'inhibitions internes à ses
la conscience morale (« surmoi ») impulsions qui aspirent au plaisir. Le rôle qu'assumera plus tard le surmoi
se constitue par intériorisation est d'abord joué par une puissance extérieure, par l'autorité parentale. Par
progressive des exigences et des la suite l’empêchement extérieur est intériorisé, le surmoi prend la place de
interdits parentaux au cours des l’instance parentale.
FREUD, Nouvelles conférences d’introduction à la psychanalyse (1933).
premières années de la vie.
En sociologie, on estime que les devoirs se constituent par intériorisation des contraintes
sociales. Pour DURKHEIM, notre conscience personnelle est un reflet de la « conscience
collective ». La puissance des exigences de la société forge l’ensemble de la vie mentale : tout
individu intériorise les normes de son groupe social au point d’en oublier le sens (les coutumes,
les habitudes suscitent des conduites automatiques). C’est pourquoi les caractères du devoir sont
éminemment sociaux : le devoir est « collectif » (il s’impose à tous les membres du groupe) et il est
« coercitif » (c’est-à-dire contraignant). Le devoir s’impose à nous comme d’en haut parce qu’il
émane de la société qui dépasse l’individu et pèse sur lui (Sociologie et philosophie, 1925).
Toutes les religions prescrivent des devoirs mais ceux-ci ne s’imposent en toute rigueur qu’aux
fidèles. C’est pourquoi l’apôtre PAUL dit que la loi est inscrite dans le cœur de tout homme même
s’il n’a pas reçu l’enseignement du Christ (Épître aux Romains). La religion n’est donc pas la source
du devoir moral et ne prétend pas l’être. On peut cependant noter une parenté entre le sentiment
du devoir et l’émotion religieuse : pour BERGSON, la moralité trouve sa source dans l’émotion que
suscite en nous l’exemple des saints et des héros. Il oppose leur « appel » à la morale close de la
société (Les deux sources de la morale et de la religion) : les grandes figures morales ne se
contentent pas de répondre à la pression sociale ; un « élan d’amour » les pousse à aller au-delà de
leur devoir. Leur exemple suscite l’admiration et le même élan chez les autres.
2/ Le devoir est un commandement de la raison
Dans toutes ces conceptions du devoir, les valeurs morales ne peuvent pas être universelles
puisqu’elles sont toujours relatives à une éducation, à une société, à une religion ou à des figures
particulières. La conception de KANT se veut au contraire rationnelle et fondée dans l’autonomie
de la raison et de la conscience morale. Seule une règle de conduite exigée par la raison, et non par
une puissance extérieure, peut être reconnue par tout être humain. Seul le devoir moral est à
proprement parler un devoir : les devoirs religieux par exemple n’en sont pas, et les devoirs sociaux
lui sont subordonnés (désobéir à des lois immorales est nécessaire et légitime).
Le devoir se présente à nous comme un ordre de la conscience auquel il faut obéir
inconditionnellement (« tu dois, donc tu peux ! »). Kant le qualifie d’impératif « catégorique »
(commandement de la morale) par opposition aux impératifs « hypothétiques » (conseils de la
prudence et règles de l’habileté). Une action est moralement correcte si elle est universalisable :
en cas de doute, je dois me demander si je peux raisonnablement (donc sans contradiction)
souhaiter un monde où chacun agirait comme je le fais. Par exemple, je ne peux pas sans
contradiction vouloir un monde où toute L’impératif de la moralité : Agis toujours d'après une
promesse serait faite dans l’intention de ne maxime telle que tu puisses vouloir qu'elle devienne en
pas la tenir (il serait absurde de faire des même temps une loi universelle.
promesses et le mensonge lui-même KANT, Fondements de la métaphysique des mœurs (1785)
deviendrait impossible dans ce cas).
Il faut distinguer agir « par devoir » et agir « conformément au devoir ». Si deux marchands
vendent leur marchandise à un prix juste, ils ont l’un et l’autre une conduite conforme à la moralité.
Mais si l’un d'eux agit par intérêt, calculant que cette attitude lui vaudra la fidélité de ses clients,
alors que l'autre agit par devoir, jugeant que c'est la façon correcte d'agir, leur degré de moralité
n’est pas le même. Pour Kant, c’est l’intention qui détermine la moralité de l’action considérée. On
n’est donc jamais sûr qu’une action conforme au devoir a été accomplie par devoir, puisqu’on n’est
jamais sûr d’avoir agi de façon totalement désintéressée. Même celui qui sacrifie sa vie le fait peut-
être pour un motif intéressé, par exemple gagner le paradis ou rester dans la mémoire des autres
comme un héros. Je ne suis moi-même jamais sûr que mon intention était tout à fait pure au
moment où j’ai fait mon devoir : bref, personne n’est autorisé à se croire meilleur que les autres.
3/ Le mal et l’obéissance aveugle
Nous savons toujours où est notre devoir, mais nous ne l’accomplissons pas toujours. Comme le
dit ALAIN, « le devoir est obligatoire, mais non point forcé » : la principale difficulté n’est pas de le
reconnaître mais « de le faire ». Le mal consiste en la négation du devoir. En termes kantiens, c’est
une inversion de l’ordre moral des maximes : le devoir exige de préférer la loi morale à son propre
intérêt quand il lui est contraire, et le mal consiste à faire l’inverse, c’est-à-dire à ignorer la loi et à
donner la préférence à son intérêt. Un tel choix caractérise la mauvaise intention et ne peut être
ignoré par celui qui le fait (c’est une faute, contrairement à l’erreur qui est involontaire).
Tout homme a donc le devoir d’examiner le sens de ses actes et ne saurait rejeter la
responsabilité sur d’autres lorsqu’il commet une action immorale. C’est pourquoi Hannah ARENDT
dénonce la défense odieuse du criminel de guerre nazi Eichmann lors de son procès en 1961 : il ne
cesse de répéter qu’il avait obéi aux ordres, donc qu’il En préservant de l’examen et de ses dangers,
« faisait son devoir » (Eichmann à Jérusalem). Lors du la non-pensée enseigne aux gens à s’attacher
procès, elle est frappée par le contraste entre l’énormité fermement à ce que peuvent être les règles de
de ses crimes et son apparente normalité. Loin de conduite pour telle époque, dans telle société.
paraître diabolique ou sanguinaire, il semble surtout (…) En d’autres termes, ils sont habitués à ne
jamais se décider. Qu’apparaisse alors un
incapable de se dire : « arrête-toi et réfléchis ». Cette individu qui prétende abolir les anciennes
« absence de pensée » conduit Arendt à élaborer le « valeurs » ou vertus, (…) il n’aura besoin ni
concept de « banalité du mal », souvent mal compris car il de force ni de persuasion pour les imposer. La
ne visait nullement à relativiser ces crimes. facilité avec laquelle de tels renversements
Rescapé des camps, Primo LEVI lui-même a dit qu’il sont possibles suggère bien que tout le monde
dormait lorsqu’ils survenaient. Ce siècle nous
fallait par-dessus tout craindre « les hommes ordinaires, a offert dans ce domaine quelques
les fonctionnaires prêts à croire et à obéir sans discuter » expériences : il a été si facile pour les régimes
(Si c’est un homme). Les expériences menées dans les totalitaires de renverser le commandement
années 1960 par le psychologue américain Stanley fondamental de la morale occidentale – « Tu
tueras point » dans le cas de l’Allemagne
MILGRAM démontrent à leur tour à quel point des ne de Hitler, « Tu ne porteras pas de faux
individus « ordinaires » sont capables de se soumettre témoignages envers ton prochain » pour la
sans réflexion ni discussion à des ordres leur demandant Russie de Staline. (…) La triste vérité est que
de commettre des actes horribles. Cette dangereuse la plus grande part de mal est faite par des
conception du devoir, dans laquelle l’individu se gens qui ne se sont jamais décidés à être bons
ou mauvais.
considère comme un simple exécutant dispensé de ARENDT, Considérations morales (1970)
réfléchir, confirme s’il le fallait que « le sommeil de la
raison produit des monstres ».
LE TEMPS

1 / Peut-on définir le temps ?


Dans le langage courant, le mot « temps » peut vouloir dire durée (« le temps d’une
chanson »), période ou époque (« le temps des Romains », « c’était le bon temps »). C’est
une fraction, un intervalle, entre deux moments distincts. Conçu sur le modèle d’une ligne,
le temps est un mouvement continu et irréversible du passé vers l’avenir (ex. : frise
historique, flèche du temps). Pourtant, cette conception linéaire du temps n’est pas si
évidente : elle est en réalité propre à la modernité et liée à la science classique. Les Grecs,
par exemple, pensaient que le temps était cyclique et se le représentaient sur le modèle
d’un cercle. Il y a un décalage entre le temps scientifique, objectivement mesurable, et le
temps vécu. L’expérience que nous faisons du temps est extrêmement subjective car elle
renvoie non pas à la notion d’instant mais à celle de durée selon BERGSON (L’Énergie
spirituelle, 1919), qui voit dans la conscience un « trait d’union » ou un « pont » entre le
passé et l’avenir. Aujourd’hui, la science elle-même interroge la réalité du temps.
Le fait de recourir à des métaphores spatiales pour Qu’est-ce donc que le temps ? Si
évoquer le temps (au point qu’on parle parfois d’« espace personne ne me le demande, je le sais.
de temps » !) témoigne d’une réelle difficulté à le définir. Si quelqu’un pose la question et que je
AUGUSTIN s’avoue par exemple incapable d’en produire veuille l’expliquer, je ne le sais plus.
une définition satisfaisante, au point qu’il se demande si AUGUSTIN, Confessions (398)
le temps existe réellement en dehors de sa pensée. Il est vrai que le temps paraît moins
« être » que « s’écouler », de façon fort variable. Dans les bons moments, « le temps passe
vite » ; quand on s’ennuie, on « trouve le temps long », comme si le temps se dilatait selon
nos humeurs. AUGUSTIN est perplexe devant ce flux perpétuel où tout s’évanouit : le passé
n’est plus, l’avenir n’est pas encore, et l’instant présent s’évanouit au moment où j’en parle.
L’humaniste MONTAIGNE est même pris d’un vertige devant l’instabilité des choses :
« qu’est-ce donc qui est véritablement », se demande-t-il, dans ce monde qui n’est
finalement qu’une « branloire pérenne » ?

2/ Peut-on vivre au présent ?


Les sagesses antiques (épicurisme, stoïcisme)
Non, nous n’avons pas trop peu de temps,
disent que le malheur de l’homme est de ne pas mais nous en perdons beaucoup. La vie est
savoir s’en tenir à l’instant présent. Dans La Brièveté assez longue et largement octroyée pour
de la vie, SÉNÈQUE dit que ce n’est pas la vie qui est permettre d’achever les plus grandes
courte, mais que c’est nous qui la raccourcissons en entreprises, à condition qu’elle soit tout
entière placée à bon escient.
poursuivant de faux biens et en oubliant de vivre. De SÉNÈQUE, La Brièveté de la vie (49 ap. J.-C)
même, la sagesse épicurienne recommande de vivre
pleinement le temps présent. ÉPICURE estime que le sage est « comme un dieu parmi les
hommes » car il s’est libéré des vaines passions et jouit de ce qu’il a (Lettre à Ménécée, vers
300 av. J.-C.). Cela implique de savoir se contenter de peu et de surmonter la crainte de la
mort (« la mort n’est rien pour nous »). Il faut savoir jouir
Pendant que nous parlons, le temps
du plaisir présent sans se laisser détourner de ce plaisir, en jaloux a fui, cueille donc
évitant de penser au passé, s’il est désagréable, ou à l’avenir l’aujourd’hui sans te fier à demain.
dans la mesure où il provoque en nous des craintes ou des HORACE, Odes (23 av. J.-C.).
espérances désordonnées (cf. le « carpe diem » d’Horace).
Mais le propre d’un sujet conscient est précisément de ne pas pouvoir s’en tenir au
présent, comme PASCAL l’a bien remarqué (Pensées, 1670). La conscience vise toujours
quelque chose au-delà d’elle-même : elle n’arrive pas à se limiter au présent. Elle rappelle
le passé, parfois lourdement ; elle anticipe l’avenir, parfois de manière angoissante. Le
temps ne peut pas nous laisser indifférents : l’oubli du temps est impossible pour une
conscience ancrée dans la temporalité. C’est ce que NIETZSCHE a mis en évidence pour la
mémoire : tandis que l’animal jouit de l’insouciance parce qu’il vit dans l’instant, l’homme
est triste et soucieux parce qu’il n’oublie pas (Considérations inactuelles, 1873-1876).

3/ La mort et la fragilité de l’existence : l’existentialisme


La philosophie antique donne l’impression que le sage peut surmonter la crainte de la
mort, à l’image de Socrate qui reste extrêmement digne et tranquille au moment de boire la
ciguë (Phédon, vers 380 av. J.-C.) ou de Sénèque se donnant la mort sur ordre de Néron.
Pourtant, le penseur présocratique Héraclite avertissait déjà que « ni le soleil ni la mort ne
se peuvent regarder en face ».
Là encore, PASCAL observe cette difficulté en forgeant la notion de « divertissement » : il
entend par-là tout ce qui nous amuse et nous permet de ne pas penser à la mort. Mais
détourner le regard ne change rien au problème : notre existence est bel et bien menacée
d’absurdité par cette mort qui nous angoisse et qui « nous menace à toute heure » (Pensées).
Pascal trouve finalement l’apaisement dans la foi, tout comme KIERKEGAARD, qui confie
son « désespoir » et sa difficulté de donner un sens à sa vie (Traité du désespoir, 1849).
La réflexion de ce dernier ouvre la voie à l’existentialisme, un courant philosophique qui
marque le XXe siècle notamment avec HEIDEGGER en Allemagne et SARTRE en France. Pour
l’un comme l’autre, la conscience humaine est fondamentalement conscience du temps.
Exister, selon Sartre, c’est toujours se projeter en avant de soi-même, anticiper. La
conscience est donc toujours projet, et ce projet éclaire non seulement mon présent mais
détermine aussi le sens que je prête à mon passé (L’Être et le néant, 1943). Exister, dit Sartre
en jouant sur l’étymologie, c’est « sortir de soi » (ex sistere), s’inventer, choisir en
permanence ce que l’on est. Mais le revers de cette liberté totale est une responsabilité
totale, donc le souci, voire l’angoisse, car je ne serai jamais rien d’autre que ce que j’aurai
choisi d’être. Dans L’Existentialisme est un humanisme (1946), il expose le fondement de sa
philosophie : « l’existence précède l’essence » (autrement dit, l’homme n’a pas de nature
prédéfinie : on existe d’abord, et on se définit ensuite, en fonction de ses choix).
Pour l’existentialisme, l’existence est fondamentalement contingente puisque rien n’est
écrit d’avance. Une seule chose est certaine : elle aura un terme. C’est pourquoi HEIDEGGER
insiste sur la conscience de notre mortalité et met au premier plan l’angoisse qui imprègne
la condition humaine. Dans une analyse qui fait écho au divertissement pascalien, mais sans
qu’aucun dieu ne nous vienne en aide, Heidegger évoque le « dévalement » : dans le monde
moderne obsédé par le progrès scientifique et technique, le penseur perçoit une forme
d’acharnement à nier la mort. Pour lui, cette « constante négation de la mort » représente
un danger pour la pensée, car elle relègue au second plan la question du sens de l’existence.
La mort, par l’angoisse qu’elle suscite, ramène l’homme – ou plutôt le « Dasein » (en
allemand, « l’être-là »), puisqu’il n’a pas d’essence prédéfinie – au sérieux de l’existence et
de la pensée. Dans l’angoisse se révèle notre condition la plus propre : le fait de se savoir
mortel et de le sentir jusque dans ses os. L’angoisse fait ressentir au plus profond de soi-
même « la précarité constante quoique généralement voilée qui transit toute existence ».
L’expérience que l’être humain a de lui-même, c’est avant tout le fait de se sentir mortel.
La mort n’est pas présente, certes, mais on ne peut pas dire qu’elle est absente ou qu’elle
n’est « rien pour nous » comme le prétendait ÉPICURE (Lettre à Ménécée). « Dès qu’un
homme est né, rappelle Heidegger, il est assez vieux pour mourir ». La mort n’est pas
absente de notre vie. Même si elle n’est pas là, elle Être homme veut dire : être sur Terre comme
se fait sentir, elle est « l’hôte inquiétant de toutes mortel.
les fêtes de la vie » (Être et temps, 1927). HEIDEGGER, Bâtir, habiter, penser (1951)
LE TRAVAIL
1/ Transformation de la nature et réalisation de soi
Le travail est l’activité de l’homme appliquée à la production, à la création, à l’entretien
de quelque chose. Pour LOCKE, le travail fonde la propriété : par leur activité les hommes
ajoutent de la valeur aux choses de la nature et se les approprient légitimement afin d’en
jouir ou de les échanger, ce qui donne lieu à un « marché » où les produits ont une valeur
d’échange. Et le travail est lui-même une marchandise qui a un certain prix. MARX insiste
au contraire sur le fait que le travail produit des objets ou des services qui ont une valeur
d’usage, une utilité. Pour lui, le travail est « un acte qui se passe entre l’homme et la nature »,
par lequel celui-ci produit les conditions de son On peut distinguer les hommes des
existence. Par le travail, l’homme transforme la nature et animaux par la conscience, la religion, et
se transforme lui-même : il se distingue du reste des par tout ce qu’on voudra. Eux-mêmes
commencent à se distinguer des animaux
animaux et développe ses facultés intellectuelles dès qu’ils se mettent à produire leurs
(intelligence, imagination, mémoire), manuelles moyens d’existence.
(dextérité, force) et morales (volonté). MARX, L’Idéologie allemande (1846)
Le travail est libérateur (par rapport à la nature) et enrichissant (pour celui qui
l’accomplit). C’est selon KANT le meilleur moyen de parvenir à l’estime de soi et au bonheur,
et c’est en tout cas un bienfait pour l’homme (l’espèce comme l’individu). Pour Kant
l’oisiveté est même immorale, car ce n’est que par son travail que l’homme développe ses
facultés et s’élève au-dessus de la nature (Réflexions sur l’éducation, 1776-1787). De plus,
l’homme qui règle son travail, qui a des responsabilités, aime son travail et ce qu’il obtient
par lui (réputation, prospérité, estime de soi…). Dans de telles conditions, le travail
représente selon FREUD une voie de première importance vers le bonheur et une issue
positive, par un processus de « sublimation », à certaines pulsions narcissiques, agressives
ou érotiques. Le travail a de nombreuses vertus : il est formateur et il est socialisateur
(Malaise dans la civilisation, 1930).
2/ La division du travail
Cependant, ce n’est que sous certaines conditions que le travail est épanouissant. Il faut
s’interroger sur la forme concrète qu’il prend dans les différentes sociétés. C’est ce que fait
MARX lorsqu’il montre pourquoi le travail est devenu synonyme de corvée dans la société
capitaliste. Dans un système qui n’a pour but que le profit, l’ouvrier est exploité et aliéné :
son travail n’a pas le sens qu’il devrait avoir pour lui. Ce qui compte n’est donc pas tant le
travail lui-même que l’organisation du travail (le cadre socio-économique et les moyens
techniques de son effectuation).
La division du travail est décisive pour l’efficacité de la production : avec l’exemple d’une
manufacture d’épingles, SMITH avait conçu un système productif efficace et rentable qui,
Les systèmes de production plus tard, se développera pleinement dans la grande
Atelier : l’artisan règle son travail de façon industrie (La Richesse des nations, 1776). Contre cette
autonome, de la conception jusqu’à la réalisation
du produit
conception segmentée du travail, MARX refuse de
Manufacture : des artisans sont regroupés dans un distinguer travail manuel et travail intellectuel (Le
seul bâtiment (la manufacture) et se spécialisent Capital, 1867). En effet, selon lui, tout travail manuel
dans la réalisation d’une des tâches nécessaires à
la fabrication d’un produit. est le résultat de sa conception préalable dans la
Industrie : le travailleur est immobilisé à son poste pensée. On pense un objet, puis on se met à le
tandis que les objets produits sont mobiles (travail
à la chaîne). Ce système culmine dans le produire. Mais avec le système industriel de
« taylorisme », organisation scientifique du production, la séparation entre travail manuel et
travail basée sur la définition, la délimitation, et le
séquençage de chaque tâche (méthode conçue par
travail intellectuel se concrétise : le travailleur ne
F. W. TAYLOR (1856-1915) et appliquée dès le pense plus, il réalise uniquement une tâche
début du XXe s. dans les usines Ford et Renault). mécanique et répétitive, il est assujetti à une
machine. Si « l’artisan se servait de l’outil », maintenant « l’ouvrier est au service de la
machine ». Il ne maîtrise plus le processus de production et ne peut plus se reconnaître dans
le produit de son travail : c’est ce que Marx appelle l’« aliénation » (du latin alienus,
« étranger »). L’ouvrier ne réalise que des tâches répétitives et abrutissantes, et perd cette
satisfaction que lui donnait le fait de se réaliser par son travail.
L’« exploitation » au travail est au cœur du système capitaliste. L’ouvrier ou « prolétaire »
(celui qui ne possède, pour vivre, que sa force de travail) ne récupère qu’une partie
seulement de la valeur qu’il produit par la mise en œuvre de sa force de travail. Le reste
constitue la « plus-value », c’est-à-dire le profit réalisé par son employeur, le « bourgeois »
(celui qui possède l’outil de production). Il y a deux manières d’augmenter cette plus-value :
augmenter le nombre d’heures de travail sans augmenter le salaire (plus-value absolue), ou
augmenter le rendement sans augmenter le Un homme qui ne dispose d'aucun loisir, dont la vie tout
salaire (plus-value relative : c’est ici que les entière, en dehors des simples interruptions purement
moyens techniques peuvent intervenir). physiques pour le sommeil, les repas, etc., est accaparée
par son travail pour le capitaliste, est moins qu'une bête
Marx dénonce ce système où le travail, loin de somme. C'est une simple machine à produire de la
d’être un facteur de développement humain, richesse pour autrui, écrasée physiquement et abrutie
réduit l’ouvrier au rang de « bête de intellectuellement. Et pourtant, toute l'histoire de
l'industrie moderne montre que le capital, si on n'y met
somme » voire de machine dont il s’agit de pas obstacle, travaille sans égard ni pitié à abaisser toute
tirer un rendement maximal au prix de sa la classe ouvrière à ce niveau d'extrême dégradation.
santé et même de sa survie. MARX, Salaire, prix et profit (1865)

3/ La dépréciation traditionnelle du travail


Les mythes anciens présentaient déjà le travail comme une réalité ambiguë. Dans la
GENÈSE, le travail est une punition, une malédiction pesant sur l’humanité. Une étymologie
discutée fait remonter le mot travail au latin tripalium, qui désignait à l’origine un
instrument de torture formé par trois pieux puis, par extension, l’état de celui qui souffre
(ex. : « travail de l’accouchement »). Mais cette dépréciation traditionnelle du travail n’est
pas principalement liée au caractère pénible du travail et
encore moins à un rejet de l’effort : dans l’Antiquité, le La connaissance est l’activité la plus
car l’intellect est la meilleure
travail est considéré comme dégradant car il est associé au haute partie de nous-mêmes. Elle est la
besoin, à la nécessité. C’est une contrainte imposée par la seule à être aimée pour elle-même :
nature qui rabaisse l’homme à sa condition animale. Il est elle ne produit, en effet, rien d’autre
donc laissé aux esclaves car un homme libre a mieux à faire que l’acte même de contempler la
vérité. De toutes les activités
que travailler : il doit avoir du « loisir » (scholè) pour se humaines, elle est la plus apparentée
consacrer à des activités plus nobles telles que la pensée à l’activité divine, elle est aussi la
(qui produit le plaisir pur et désintéressé de contempler la plus grande source de bonheur.
ARISTOTE, Éthique à Nicomaque
vérité) ou la vie politique (par laquelle on s’accomplit
comme homme).
À l’époque moderne, notamment avec la Réforme et l’émergence de la société capitaliste
(cf. WEBER, L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme, 1905), l’image du travail est
revalorisée. Celui-ci reste cependant perçu comme une activité liée à la satisfaction des
besoins vitaux plutôt qu’au bonheur. Ainsi, ROUSSEAU La propriété s’introduisit, le travail devint
oppose à la société, où le travail est nécessaire, l’idée nécessaire, et les vastes forêts se changèrent
d’un état de nature où l’homme ne manquait de rien en campagnes riantes qu’il fallut arroser de
car il se contentait de ce qui lui était utile. Il s’oppose la sueur des hommes, et dans lesquelles on
vit bientôt l’esclavage et la misère germer et
par-là aux auteurs des Lumières qui voyaient dans le croître avec les moissons.
luxe et le raffinement de la civilisation le moyen de ROUSSEAU, Discours sur l’origine de
l’inégalité (1755)
perfectionner les arts et de développer l’industrie.
LA LIBERTE

1/ Une notion politique, métaphysique et morale


Au sens politique, la liberté est le statut dont jouit
Le mot liberté vient du latin liber qui désigne
le citoyen. Au sens métaphysique et moral, c’est l’homme qui n’est ni esclave, ni prisonnier. Dans les
le pouvoir que possède l’homme de se déterminer sociétés antiques, la liberté était un statut politique, celui
par lui-même. On distingue cependant le libre
arbitre (pouvoir de se déterminer indépen- réservé aux hommes qui prenaient part, en commun, aux
damment de toute contrainte extérieure), décisions (citoyens). Toute réflexion sur la liberté prend
l’indépendance (état de celui qui n’est lié à rien ni donc un sens politique. Mais la liberté a aussi une
personne, qui vit dans l’instant et n’est soumis à
aucune autorité) et l’autonomie (du grec auto-, dimension personnelle, intérieure : du point de vue
soi-même, et nomos, loi : obéissance à la loi qu’on métaphysique et moral, c’est un pouvoir d’agir et de
a soi-même fixée).
penser à sa guise, un pouvoir d’autodétermination. Être
libre, c’est d’abord choisir, c’est-à-dire élire de soi-même et sans contrainte une option parmi
plusieurs possibles : c’est ce qu’on appelle le libre arbitre. « L’homme est libre, l’homme est
liberté », dit SARTRE. On peut même dire que nous sommes « condamnés à être libres », car la
liberté est parfois un fardeau lourd à porter : « exister c’est choisir », ce qui n’est pas toujours
facile, mais il faut l’assumer (L’Existentialisme est un humanisme, 1946). Ajoutons que la liberté
ne signifie pas l’absence d’obstacles : car on peut rencontrer des obstacles tout en restant libre de
ses choix. Bref, choisir sans contrainte ne veut pas dire agir sans contrainte.
La liberté n’empêche d’ailleurs pas de se fixer des limites. Puisqu’elle est faculté de choisir,
dit THOMAS D’AQUIN, la liberté suppose la conscience (pour distinguer et évaluer les options
possibles) et implique la responsabilité morale et juridique (nous sommes auteurs de nos actes,
nous devons donc en répondre). C’est pourquoi ROUSSEAU L’impulsion du seul appétit est
définit la liberté comme autonomie (conduite réfléchie d’un être esclavage, et l’obéissance à la loi qu’on
intelligent) et non comme indépendance (obéissance au caprice s’est prescrite est liberté.
ROUSSEAU, Du contrat social (1762).
du moment), et conteste l’opposition entre liberté et loi.
2/ Liberté et déterminisme
Les STOÏCIENS sont les premiers à faire de la liberté un thème La liberté consiste à vouloir que les
philosophique, tout en affirmant que tout dans le monde arrive de choses arrivent, non comme il te
manière nécessaire. Leur méditation porte sur le caractère intérieur, plaît, mais comme elles arrivent.
EPICTETE, Entretiens (env. 115)
et même intime, de la liberté : si nos actions sont déterminées par
un destin implacable, nos pensées n’appartiennent qu’à nous. ÉPICTÈTE distingue ce qui dépend
de nous (nos pensées) et ce qui ne dépend pas de nous (tout le reste). C’est dans la pensée que
réside la liberté, puisque le cours du monde nous échappe et que le destin nous emporte bon gré
mal gré. Les stoïciens pensent qu’il faut l’accepter d’autant plus volontiers qu’il a été tracé par
un Dieu bienveillant (« providence »). La liberté ne consiste pas à agir sur le cours du monde, ce
qui selon eux est impossible, mais à agir sur ses propres pensées.
Mais si les hommes sont libres, n’ont-ils pas le pouvoir de changer le cours des choses ? Il faut
distinguer le fatalisme et le déterminisme. Le fatalisme (du latin fatum, destin) est le sentiment
de n’avoir aucune prise sur les choses, car elles sont écrites d’avance. Le déterminisme est
l’enchaînement nécessaire des causes et des effets selon des lois (connues par la science) : il
n’interdit pas une intervention humaine (individuelle ou collective) susceptible de modifier le
cours des choses. Dans cette optique, un acte libre est, comme le dit KANT, l’acte qui n’a pas sa
cause dans la nature mais dans la volonté du sujet. Un être libre n’est pas seulement inséré dans
l’enchaînement nécessaire des causes et des effets, il a le
J'entends par liberté la faculté de
pouvoir d’inaugurer par sa seule volonté une nouvelle série de commencer de soi-même un état dont la
causes et d’effets, d’introduire quelque chose de nouveau causalité n'est pas, à son tour, subordonnée
dans le monde. C’est pourquoi ARENDT décrit la liberté par àlaune autre cause qui la détermine suivant
loi de la nature.
les métaphores de la « naissance » et du « miracle » KANT, Critique de la raison pure (1781)
(Condition de l’homme moderne, 1958).
3/ Liberté et contingence
DESCARTES retient la leçon stoïcienne (mieux vaut La liberté de notre volonté se connaît sans preuve,
« changer ses désirs plutôt que l’ordre du monde ») mais par la seule expérience que nous en avons.
il soutient qu’on peut agir sur le cours des événements. DESCARTES, Principes de la philosophie (1644)
Nous savons que nous sommes libres : ce sentiment est d’une telle force, d’une telle évidence,
que cela nous dispense de toute preuve supplémentaire. Nous pouvons « faire une chose, ou ne
la faire pas (c’est-à-dire affirmer ou nier, poursuivre ou fuir), [de] telle sorte que nous ne sentons
point qu’aucune force extérieure nous y contraigne ». Pour Descartes, la vraie question n’est pas
de savoir si la liberté existe, mais comment bien l’utiliser : être vertueux, c’est bien user le mieux
possible de sa liberté. La liberté doit donc être éclairée par la connaissance du vrai et du bien,
Impossible = ce qui n’est pas et qui ne
tâche qui revient à la raison.
peut pas arriver, qui ne peut pas être. Mais le libre arbitre est aussi la racine du mal. Même lorsque
Possible = ce qui n’est pas, mais le vrai et le bien sont clairement connus, on peut toujours prendre
pourrait être (latin posse, pouvoir).
Contingent = qui est mais qui pourrait le parti inverse, comme le disait Ovide : « je vois le meilleur, je
ne pas être ou pourrait être autrement l’approuve, et pourtant je fais le pire » (Métamorphoses). C’est
(latin contingere, arriver par hasard).
Nécessaire = qui ne peut pas ne pas
donc aussi à cause de la liberté (et pas seulement de l’ignorance),
être, qui ne peut pas être autrement que tout ne se passe pas effectivement comme tout devrait se
(latin necessarius, inévitable, passer. Elle introduit de l’imprévisible dans le monde humain,
indispensable, obligatoire).
elle place la condition humaine sous le signe de la contingence.
4/ L’illusion du libre arbitre : les philosophies du soupçon
Séparer ainsi le monde humain (liberté, contingence) du Les hommes se croient libres parce qu’ils
monde naturel (déterminisme, nécessité) ne revient-il pas à le sont conscients de leurs désirs et ignorants
des causes qui les déterminent.
prendre pour « un empire dans un empire » ? En dénonçant la SPINOZA, Correspondance (1674)
croyance au libre arbitre, SPINOZA rappelle que les hommes
sont plus soumis à la nécessité qu’ils ne le croient, et qu’ils s’imaginent être libres tout
simplement parce qu’ils ne savent pas quelles causes les déterminent. Cette critique du libre
arbitre a connu des développements divers dans les « philosophies du soupçon », fondées sur
l’idée que la conscience est productrice d’illusions.
NIETZSCHE démasque dans les notions de libre arbitre et de responsabilité une volonté de
punir : « les hommes n’ont été présentés comme libres que pour pouvoir être jugés, punis, pour
pouvoir être coupables » (Crépuscule des idoles, 1888). MARX met en évidence les
déterminismes historiques et sociaux. On ne choisit pas vraiment ce qu’on est, car on est avant
tout le produit de la société dans laquelle on vit : « ce n’est pas la conscience qui détermine la
vie, mais la vie qui détermine la conscience » (L’Idéologie allemande, 1846). FREUD montre
qu’un individu est largement le produit de son passé : il y a un « déterminisme psychique ».
Même refoulés dans l’inconscient, les désirs de la petite enfance restent actifs et se manifestent
dans les rêves, les névroses, ou les actes manqués. Nous avons l’illusion d’une liberté psychique,
mais nous sommes en réalité déterminés par des désirs inconscients : « le moi n’est pas maître
dans sa propre maison » ! (Introduction à la psychanalyse, 1916-1917).
Tous ces penseurs ne renient pas la liberté. Ils veulent plutôt dire que la liberté n’est pas
donnée, mais qu’elle est à construire. La liberté est une illusion, mais une libération est possible.
Spinoza la voit dans la connaissance de la nécessité, Nietzsche dans la destruction des « valeurs ».
Marx pose comme préalable l’analyse des structures sociales et de la marche de l’histoire. Freud
présente la psychanalyse comme une entreprise de lucidité : pour libérer le sujet du poids de son
passé, il faut « rendre conscient ce qui est inconscient », donc mieux se connaître soi-même. Bref,
pour être libre, il faut d’abord cesser d’être prisonnier de nos illusions.

Vous aimerez peut-être aussi