Philo Tle (Lycée)
Philo Tle (Lycée)
Philo Tle (Lycée)
3 / Le plaisir esthétique
Avec sa théorie de la catharsis (mot grec signifiant « purification », « purgation ») élaborée
à propos de la tragédie, ARISTOTE est le premier à essayer de rendre compte de l’originalité
du plaisir esthétique : selon lui, le plaisir vient du fait que le héros suscite chez le spectateur
de la crainte et de la pitié. Ces émotions négatives sont en quelque sorte « purgées », laissant
le spectateur admirer la virtuosité du poète et méditer sur les hasards inévitables de
l’existence, tout en se sachant soi-même préservé du malheur (cf. Poétique).
Mais cela n’élucide pas encore toutes les énigmes du sentiment esthétique. Quelle est la
nature du plaisir ressenti devant un tableau, ou devant un beau paysage ? Ce plaisir procuré
par l’art ou par la beauté naturelle ne ressemble pas à celui procuré par les objets techniques.
Il n’est pas pour autant spirituel, il a bien une dimension sensible. Mais il est de l’ordre de la
contemplation et non pas de la consommation selon ARENDT. Le beau n’est ni l’agréable, ni
l’utile, observe aussi KANT dans la Critique de la faculté de juger : le jugement de goût est un
jugement désintéressé, même s’il est fondé sur un sentiment.
Mais Kant remarque aussi que le jugement de Est beau ce qui plaît universellement sans concept.
goût n’est pas un jugement de connaissance, KANT, Critique de la faculté de juger (1790)
puisqu’il n’est fondé sur aucun concept, mais
seulement sur un sentiment : il est esthétique, et donc entièrement subjectif, comme HUME
l’avait déjà montré (De la norme du goût). La beauté ne réside pas dans les choses, mais plutôt
dans l’esprit de celui qui juge. Comment expliquer, alors, que ce jugement prétende à
l’universalité ? Il y a là un paradoxe : quand je juge une chose belle, je juge en même temps
que tout le monde devrait la juger belle, alors même que je ne m’appuie sur aucune règle
claire (aucun « concept ») pour formuler ce jugement. Si Hume se contente d’en tirer des
conclusions sceptiques, la réflexion de Kant sur ce paradoxe le conduit à une théorie du génie
artistique et à la conviction que « le beau est le symbole du bien moral ».
D’après NIETZSCHE, cependant, le jugement esthétique n’est pas désintéressé mais
exprime au contraire une intensification de la vie. L’art « embellit » la vie, il la
« transfigure » en lui donnant de la beauté et de la grandeur. Le poète, le peintre, le
dramaturge se servent de métaphores inattendues, de formes nouvelles, de fictions
étonnantes pour recréer le monde et lui rendre sa diversité et son mouvement. Ils
revendiquent, à travers ce foisonnement des perspectives, la puissance et la santé vitales qui
sont niées par d’autres formes de pensée plus sclérosées telles que la philosophie classique
ou la religion (Généalogie de la morale, 1887).
4/ Les ressorts de la création
La capacité de créer et d’apprécier des œuvres d’art ne vient pas de nulle part. BOURDIEU
(cf. « La culture ») met en évidence les déterminations sociales du goût. MARX montre que
l’activité artistique est toujours le produit d’une époque, et que la concentration du talent
chez certains individus n’est qu’une conséquence de la division du travail. Avec le concept de
« sublimation », FREUD établit une relation entre la création artistique et l’activité
inconsciente de notre esprit : mais cela est-il suffisant à expliquer tous les ressorts de la
création artistique ? L’artiste n’est-il pas un individu à part ?
On dit souvent qu’un artiste a du talent, qu’il est inspiré, qu’il a un don voire du génie, mais
a-t-on raison de parler ainsi ? Le mot « génie » vient du latin genius qui désigne la divinité
présidant à la naissance, une sorte de pouvoir surnaturel qui guide l’artiste sans qu’il le
comprenne lui-même véritablement. Constamment enclin à dépasser les règles en vigueur,
l’artiste produirait (latin genere, produire, créer) sans posséder le savoir de ce qu’il fait,
comme s’il était possédé : pour KANT, le génie est original, exemplaire et inspiré (Critique de
la faculté de juger, 1790).
Là encore, NIETZSCHE conteste cette idée qui fait peu de cas du travail de l’artiste : c’est la
passivité du spectateur suscite cette croyance, et la vanité de certains artistes qui l’entretient.
Nous voyons toujours l’œuvre d’art lorsqu’elle est terminée et nous oublions donc qu’elle
résulte d’un travail. Seule notre paresse nous fait voir des Nommer quelqu’un divin, c’est dire : ici,
génies : c’est une façon de se conforter dans sa situation et nous n’avons pas à rivaliser.
d’y rester sans chercher à se perfectionner. NIETZSCHE, Humain trop humain (1878)
(1878)
L’ÉTAT
1/ L’État et la société
L’État (du latin status, « position », « situation ») est un ensemble d’institutions (politiques,
juridiques, policières, militaires, administratives, économiques, sociales) avec un gouvernement
autonome et un territoire indépendant. Il faut le distinguer de la société (du latin societas,
« association », « communauté »), terme qui désigne un groupe, un ensemble d’individus avec des
rapports organisés et des services réciproques. Ces rapports ne dépendent pas tous de l’État : on
appelle « société civile » le « corps social » par opposition à la « classe politique ». La société
civile a une vie, une dynamique autonome, elle s’organise pour une grande part
indépendamment de l’État.
Le rapport État / société est complexe. Les anarchistes prônent une société sans État,
organisée sur la base d’autres structures décentralisées, avec des individus autonomes
(Proudhon) : l’État leur apparaît comme essentiellement violent, voire comme une incarnation
du mal (Bakounine). À l’inverse, le système totalitaire (nazisme, communisme) fait disparaître la
société sous un État hypertrophié et bureaucratique ; les individus interchangeables forment des
« masses » mises au service d’une soi-disant nécessité historique (cf. ARENDT, Le système
totalitaire, 1951).
On peut alors penser que société et État doivent se limiter réciproquement, mais cela ne règle
pas encore totalement le débat : pour un « social-démocrate », par exemple, l’État doit être assez
fort pour s’acquitter de toutes ses missions, parmi lesquelles la régulation de l’économie, la
correction des inégalités (impôt) et la protection sociale (État-providence). Pour un « libéral » en
revanche, l’État doit se limiter à ses fonctions régaliennes (assurer la sécurité extérieure,
maintenir l’ordre public, définir le droit et rendre la justice, battre monnaie). TOCQUEVILLE, par
exemple, voyait dans un État bienveillant et paternaliste une forme sournoise de despotisme (cf.
De la démocratie en Amérique, 1835).
2/ Les théories du contrat
état de nature = situation qui précède
Aux XVIIe et XVIIIe siècles, HOBBES, LOCKE et ROUSSEAU
l’établissement des lois. représentent les hommes, à l’« état de nature », comme des
contrat social = pacte par lequel les êtres égaux, indépendants voire asociaux, et ne se
hommes se soumettent à une loi commune.
soumettant à une autorité que par le fait d’une convention :
le « contrat social », qui instaure le règne de l’État, et qui est donc « l’acte par lequel un peuple est
un peuple » (Rousseau, Du contrat social).
Pour ces théoriciens eux-mêmes, l’état de nature n’a jamais existé et le contrat n’est pas non
plus un événement historique. C’est une fiction imaginée pour analyser 1/ la nature de l’homme
indépendamment de ce que la société a fait de lui ; 2/ les raisons pour lesquelles les hommes
renoncent à leur indépendance naturelle et se soumettent à une autorité politique ; 3/ le rôle de
l’État et la forme qu’il doit prendre. La similitude du point de départ (tous les hommes sont par
nature libres et égaux) n’empêche pas la diversité des conclusions : selon Hobbes, le contrat est
un désistement par lequel les individus instaurent un pouvoir absolu (un État « Léviathan »,
c’est-à-dire surpuissant). Mais ses héritiers défendent une autre vision : celle d’un État libéral
chez Locke, et celle d’un État républicain chez Rousseau (voir le tableau récapitulatif).
3/ Le libéralisme politique classique
Fondé par LOCKE à la fin du XVIIe s., le libéralisme classique s’oppose à l’absolutisme de
Hobbes et décrit l’État comme un instrument de cohésion de la société. Afin d’assurer le bien
commun, sont mis en place des appareils de pouvoir permettant de produire des lois (pouvoir
législatif), de mettre en œuvre ces lois (pouvoir exécutif), de juger et réprimer les transgressions
(pouvoir judiciaire). L’État détient « le monopole de la violence physique légitime » (Max WEBER,
Le savant et le politique, 1919), c’est-à-dire de la violence exercée conformément à ce que prescrit
le droit. Toute autre forme de violence est prohibée sauf dans des circonstances exceptionnelles
bien définies (guerre, légitime défense par exemple). La société n’est donc pas totalement
pacifiée, mais la violence entre particuliers est en principe exclue.
Mais que faire si l’État, qui est censé protéger les Dans une société où il y a des lois, la liberté
individus, devient lui-même arbitraire et excessif ? La ne peut consister qu’à pouvoir faire ce que
l’on doit vouloir, et à n’être point contraint
théorie de la « séparation des pouvoirs », formulée par de faire ce que l’on ne doit pas vouloir.
MONTESQUIEU dans De l’esprit des lois, offre une solution à MONTESQUIEU, De l’esprit des lois (1748)
ce problème : certes tout homme qui a du pouvoir est porté à *
La Loi n’a le droit de défendre que les
en abuser, mais un pouvoir peut être arrêté par un autre actions nuisibles à la Société. Tout ce qui
pouvoir. La double définition qu’il propose de la « liberté n’est pas défendu par la Loi ne peut être
politique » inspirera l’article 5 de la Déclaration des droits empêché, et nul ne peut être contraint à faire
ce qu’elle n’ordonne pas.
de l’homme et du citoyen de 1789 : 1/ par opposition à Déclaration des droits de l’homme et du
l’indépendance, la liberté politique consiste à pouvoir faire citoyen (1789), article 5.
tout ce que les lois permettent ; 2/ mais la liberté politique
consiste aussi à pouvoir refuser de faire tout ce que les lois n’ordonnent pas (c’est-à-dire à être
protégé d’un éventuel abus de pouvoir). Dans le Second traité du gouvernement civil (1690), dont
Montesquieu s’est largement inspiré, Locke parlait déjà d’un « droit de résistance à
l’oppression » : l’individu a des droits qu’il peut faire valoir contre l’État. Les libéraux perçoivent
donc l’État comme le garant de la liberté, mais aussi comme une menace éventuelle.
4/ L’idée républicaine
La conception républicaine récuse cette opposition J’appelle république tout État régi par des lois.
entre la liberté de l’individu et l’autorité de l’État. Tout en ROUSSEAU, Du contrat social (1762)
s’opposant résolument à Hobbes, ROUSSEAU pointe les
contradictions des libéraux, qui rabaissent la puissance de l’État alors même qu’ils en affirment
la nécessité. Or un État faible livre la société à elle-même et engendre des inégalités nuisibles à la
liberté (c’est le cas notamment des inégalités sociales).
Pour Rousseau, il n’y a pas lieu d’opposer l’individu et l’État dès lors que la loi est bien
l’expression de la volonté générale : si les individus participent à l’élaboration de la loi à laquelle
ils se soumettent, ils restent libres tout en obéissant (la loi étant une « déclaration publique et
solennelle de la volonté générale sur un objet d’intérêt commun »). Pour Rousseau, « la loi est le
seul bon maître » : c’est une autorité volontairement acceptée, qui permet de ne pas être soumis
à la volonté étrangère d’un autre homme. Le principe de la double égalité devant la loi (elle part
de tous et s’applique également à tous), qui définit l’État républicain, garantit la liberté et fonde
une autorité politique légitime.
Dans le passage de l’« état de nature » à l’« état
La liberté est l’obéissance à la loi qu’on s’est prescrite.
civil », les hommes ne perdent rien de leur liberté : ROUSSEAU, Du contrat social (1762)
le contrat social ne doit pas être conçu comme un
acte de soumission mais comme un « pacte d’association ». Chacun conserve sa liberté dans le
cadre d’une association politique où il prend part aux décisions. Dès lors que ceux qui décident
de la loi sont aussi ceux qui la subissent, la loi peut être imparfaite mais pas foncièrement injuste.
Le but du Contrat social (publié en 1762) est de traduire dans des institutions le principe de
l’égale liberté des hommes : ce n’est pas un livre sur ce qui se fait mais sur ce qui doit se faire
(c’est « un livre pour tous les temps », en a dit Rousseau).
5/ La critique marxiste de l’État
Historiquement, l’État n’a pas été formé par l’association d’individus isolés et potentiellement
rivaux. Pour MARX, cette rivalité supposée entre les individus dans l’« état de nature » est
idéologique : c’est une représentation propre au système capitaliste, dont le sens est de valider
l’idée d’une concurrence entre les individus. En réalité, ce ne sont pas des individus qui
s’opposent, mais des « classes sociales » (dominantes contre exploitées). « L’histoire de toute
société est l’histoire de la lutte des classes » : c’est en prenant conscience de cette réalité et en
s’unissant que les prolétaires peuvent transformer les
rapports sociaux (sinon ils restent faibles) et renverser L’homme n’est pas un être abstrait blotti
quelque part hors du monde. L’homme, c’est
l’État, qui n’est selon Marx qu’un instrument aux mains de le monde de l’homme, l’État, la société.
la classe bourgeoise, un « boa constrictor » qui étouffe le Karl MARX (1844)
corps social (La Guerre civile en France, 1871).
L’INCONSCIENT
Il ne faut pas confondre « l’inconscience » et « l’inconscient ». L’inconscience est l’état de
l’individu privé de la conscience de lui-même ou de ses actes (évanoui, ou agissant dans le mépris
du bon sens et de la prudence). L’inconscient n’est pas la simple absence de conscience : c’est une
réalité psychique, une des « instances » du psychisme, dira Freud, avec son fonctionnement et ses
caractéristiques propres.
1/ L’inconscient des classiques
Bien avant qu’on emploie le mot, il y a déjà une réflexion sur l’inconscient chez les philosophes
classiques. LEIBNIZ évoque les « petites perceptions » qui n’atteignent pas le seuil de la conscience,
ces « changements dans l’âme que nous n’apercevons même pas ». Nous n’apercevons pas en nous
tout ce que nous percevons (nous n’avons pas conscience de tout ce que nous percevons) : il y a
donc des « perceptions inconscientes ».
L’inconscient désigne aussi tout ce qui, dans le corps, se fait automatiquement (sans y penser) :
respiration, circulation du sang, réflexes, etc. C’est « l’inconscient physiologique ». Par extension,
cet inconscient concerne aussi les automatismes et habitudes contractées. Ainsi, DESCARTES
explique la diversité des goûts par des réflexes conditionnés : les hasards de la vie imprègnent
notre mémoire d’associations inconscientes plus ou moins arbitraires.
Les automatismes servent également de base à BERGSON pour réfléchir aux variations des
degrés de conscience : une action devient moins consciente à mesure qu’elle devient plus
routinière, la conscience pouvant ainsi se reporter sur d’autres tâches. C’est au contraire dans les
moments de crise qu’elle est la plus aiguë : « conscience est synonyme de choix ».
L’inconscient au sens des classiques n’est donc qu’un moindre degré de conscience : c’est ce qui
n’est pas conscient ou l’est de façon très ténue, ce qui se fait sans y penser, mais dont on peut
prendre conscience par un effort de concentration ou d’analyse.
2/ La réalité de l’inconscient : la psychanalyse
Pour FREUD, l’inconscient n’est pas simplement ce qui n’est pas présent à la conscience :
l’inconscient est le refoulé qui cherche constamment à revenir à la conscience, mais qui en est
empêché par une censure. « La vie psychique est une arène où luttent en permanence des
tendances opposées » (Introduction à la psychanalyse, 1916-1917). La psychanalyse n’a pas
Topique (du grec topos, « lieu ») : inventé la notion d’inconscient, mais elle a révélé son dynamisme :
schéma illustrant une théorie des l’inconscient a une énergie propre et s’oppose à d’autres forces qui
lieux psychiques, et dans lequel
l’esprit est représenté sous la forme
animent le psychisme (comme l’avaient pressenti Nietzsche et
de plusieurs instances en conflit Schopenhauer). Pour rendre compte de ce clivage au cœur du
psychisme, Freud formule successivement deux « topiques ».
La première topique, dans les années 1890, distingue la CONSCIENCE, le PRÉCONSCIENT et
l’INCONSCIENT. Est conscient tout processus psychique dont nous avons une perception
immédiate. Par opposition, est inconscient celui qui est actif sans que nous le sachions. Freud
distingue l’inconscient au sens descriptif ou préconscient (ce qui échappe à la conscience mais
peut facilement redevenir conscient), et l’inconscient proprement dit, qui a un sens dynamique (ce
qui est maintenu à l’écart de la conscience par le refoulement). Le REFOULEMENT est un processus
psychique par lequel une représentation désagréable ou un désir frappé d’interdit sont repoussés
hors de la conscience et maintenus en dehors d’elle.
La seconde topique distingue, à partir des années 1920, le MOI, le ÇA et le SURMOI. Elle n’annule
pas la précédente mais la complète pour rendre compte notamment des exigences morales que
s’impose un individu (à la fois consciemment et inconsciemment). Le Ça est le pôle pulsionnel de
la personnalité, une sorte de réservoir chaotique de tendances inconscientes (qui ignore la réalité
comme la logique). Le Surmoi se constitue sous l’influence de l’éducation (par intériorisation des
exigences parentales) et assume la fonction de conscience morale et d’idéal du moi. Le Moi est
l’instance qui s’efforce de concilier les exigences contradictoires du ça et du surmoi, tout en
composant avec la réalité extérieure.
L’inconscient n’est pas directement observable mais se manifeste par des symptômes
névrotiques, des actes manqués et des rêves : tous ces phénomènes plus ou moins étranges
doivent être interprétés comme des réalisations de désirs refoulés. Le fonctionnement du
psychisme obéit donc au même principe d’explication dans la maladie comme dans la vie normale.
Déterminisme : doctrine selon laquelle la
En montrant que la conscience n’est pas la partie la plus
réalité constitue un système de causes et importante du psychisme, la psychanalyse blesse l’orgueil
d’effets reliés entre eux de manière humain (elle est selon Freud la troisième « grande blessure
nécessaire (selon des lois), y compris les narcissique de l’humanité » : la conscience de soi n’est pas une
faits qui paraissent relever de la liberté ou
du hasard. La psychanalyse affirme connaissance de soi, la liberté psychique est une illusion. « Le
l’existence d’un déterminisme moi n’est pas maître dans sa propre maison » : chargé en
psychique : « dans la vie psychique, il n’y théorie de maintenir la cohésion de l’ensemble du psychisme,
a rien d’arbitraire, rien d’indéterminé »
(Psychopathologie de la vie quotidienne). il est en réalité bien faible devant la puissance des pulsions
inconscientes héritées de l’enfance.
Mais si le moi apparaît d’abord limité dans sa connaissance et sa volonté, il peut se renforcer et
se libérer du poids du passé par une prise de conscience progressive. L’ambition de la
psychanalyse est de « rendre conscient l’inconscient » et ainsi de rendre le Moi plus fort. On peut
devenir plus lucide sur soi-même, mais c’est une entreprise longue et difficile qui peut nécessiter
l’aide d’un thérapeute : grâce à la cure psychanalytique, où la seule règle est de « tout dire », le
patient essaie de surmonter le refoulement, et ainsi d’assurer le « triomphe de la conscience sur
ses propres interdits par le détour d’une autre conscience Là où était le Ça, le Moi doit advenir »
déchiffreuse » (RICOEUR, Le Volontaire et l’involontaire). FREUD, Nouvelles conférences (1933)
3/ La psychanalyse en question
Freud, qui aimait la polémique, a fait face à beaucoup de critiques. Il a balayé sans difficulté les
critiques caricaturales venues du camp religieux sur son athéisme et sur la place donnée à la
sexualité dans sa pensée. Mais des critiques philosophiques ont également été faites, de la part de
penseurs se réclamant de la tradition cartésienne (affirmation de la liberté, privilège donné à la
conscience). SARTRE refuse l’idée d’un déterminisme psychique : « il n’y a pas de déterminisme,
l’homme est libre » (L’Existentialisme est un humanisme, 1946). À ses yeux, la notion d’inconscient
relève de la « mauvaise foi ». Pour ALAIN, la psychanalyse réduit Le freudisme est un art d’inventer en
la vie psychique à un jeu de forces pulsionnelles qui laisse peu de chaque homme un animal redoutable
place à l’activité rationnelle et à la spiritualité. Elle réduit d’après des signes tout à fait ordinaires.
ALAIN, Éléments de philosophie (1916).
l’homme à ce qu’il y a en lui d’animal et malsain.
La critique la plus intéressante vient de l’épistémologie : pour POPPER, la psychanalyse n’est
pas une science, car le propre d’une théorie scientifique est d’être réfutable par l’observation
expérimentale (critère de « falsifiabilité »). Or il n’existe pour les théories de la psychanalyse
« aucun comportement humain qui puisse les contredire » : la psychanalyse a réponse à tout,
explique tout, et c’est là son point faible. C’est une théorie « performative » qui crée la réalité
qu’elle prétend décrire, en vertu d’un phénomène de « suggestion » : le patient connaît en gros les
théories freudiennes, ce qui influence ses déclarations, ses rêves et ses réactions. Popper dénonce
enfin les tentatives pour influencer le patient : soit celui-ci admet l’explication avancée par le
psychanalyste, soit son désaccord est interprété comme une résistance due au refoulement.
Freud ne présentait pourtant pas la psychanalyse comme une science rigoureuse, mais plutôt
comme un « art de l’interprétation » capable d’éclairer des phénomènes psychiques et culturels
jusqu’alors mal compris, capable aussi de venir en aide à des malades pour lesquels la psychiatrie
classique n’avait pas trouvé de remède. D’autre part, la
Après Freud, nous ne pouvons plus parler de la
psychanalyse ne contredit pas l'exigence morale mais conscience comme avant lui. (…) La conscience
instaure la conscience comme une tâche, un travail. Elle n’est pas la première réalité que nous pouvons
remet surtout en question les illusions de la conscience : connaître, mais la dernière. (…) La conscience
n’est pas une source, mais une tâche, la tâche de
elle ne nie pas la conscience ni même la liberté, elle devenir plus conscient.
conteste la prétention de la conscience à une position de RICOEUR, Le conflit des interprétations (1969)
connaissance et de maîtrise qui lui serait donnée au départ.
LA CONSCIENCE
1/ Qu’est-ce que la conscience ?
Le langage courant use du mot « conscience » dans deux registres : le registre
psychologique (par exemple : « avoir conscience du danger », « prendre conscience d’un
problème », etc.) et le registre moral (par exemple : « avoir la conscience tranquille », « faire
son examen de conscience », « décider en son âme et conscience », etc.). Dans les deux cas,
la conscience se présente comme un savoir (de ce qui est, ou de ce qui devrait être). Le mot
vient du latin cum scientia (avec science, avec connaissance).
Au sens moral, la conscience est la capacité de distinguer le bien et le mal, de porter des
jugements de valeur (elle s’oppose à l’instinct). KANT la présente comme une disposition
intellectuelle par laquelle on s’ordonne à soi-même d’agir conformément à la loi morale –
non pas par intérêt, mais par pur respect pour la loi morale (cf. « La morale » et « Le
devoir »). Elle est selon lui comparable à un juge intérieur et infaillible auquel nul ne peut
échapper, pas même le pire des scélérats, car rien ne peut crier plus fort qu’elle
(Métaphysique des mœurs).
Au sens psychologique, la conscience est la perception plus ou moins claire que chacun
peut avoir du monde extérieur (conscience d’objet), mais aussi de sa propre existence et de
ses états (conscience de soi). Mais soit qu’elle vise un objet extérieur, soit qu’elle opère un
retour sur elle-même, la conscience est toujours
Le mot « intentionnalité » signifie cette
conscience de quelque chose. Ce qui la caractérise particularité qu’a la conscience d’être
est son « intentionnalité », c’est-à-dire sa conscience de quelque chose.
visée d’un objet quelconque, avec lequel le sujet HUSSERL, Méditations cartésiennes (1929)
pensant est en relation.
2/ La conscience de soi
Dans le cas où l’objet visé par la conscience est la conscience elle-même, on parle de
conscience de soi ou de conscience réflexive, car il s’agit d’opérer un retour sur soi-même.
Le verbe « réfléchir », qui s’applique à l’exercice attentif de la pensée, désigne aussi le fait
de renvoyer une image : la conscience me permet de penser, mais aussi de me regarder
comme dans un miroir, de me renvoyer une image de moi-même.
Grâce à la conscience, l’homme n’est donc pas seulement acteur mais aussi spectateur
critique de sa propre vie : contrairement à la chose (dépourvue de conscience) et à l’animal
(qui n’en possède qu’une forme élémentaire), l’homme fait
l’expérience d’une séparation entre sa personne et le monde, La grandeur de l’homme est
grande en ce qu’il se connaît
et possède le pouvoir de dire « Je » (KANT, Anthropologie du misérable ; un arbre ne se
point de vue pragmatique, 1798). C’est pourquoi on dit connaît pas misérable.
souvent, comme PASCAL, que penser fait la grandeur de PASCAL, Pensées (1670)
l’homme, même si c’est pour se savoir misérable.
Pour exprimer cette distinction entre l’être doué de conscience et celui qui ne l’est pas,
HEGEL et, à sa suite, SARTRE, distinguent l’être « en-soi » et l’être « pour-soi » : l’en-soi
désigne ce qui existe sans conscience ; le pour-soi désigne au contraire l’humain, qui est
témoin de sa propre existence. Selon eux, c’est par une confrontation concrète avec l’altérité
(sous la forme du monde extérieur, ou des autres) que le « pour-soi » devient pleinement
conscient de lui-même. Ils s’opposent en cela à DESCARTES, qui pose au contraire le
principe d’une connaissance immédiate de soi par soi, par introspection.
3/ « Je pense, donc je suis » (DESCARTES)
Si je m’examine avec attention, dit Descartes, je peux « connaître que je suis une
substance dont toute l’essence ou la nature est de penser » : je suis une « chose pensante »,
donc, par opposition à la nature extérieure qui est « chose étendue ». Dans le Discours de la
méthode (1637), Descartes emprunte une voie originale pour parvenir à cette connaissance :
le doute méthodique. En effet, même en voulant douter de tout, et en considérant que toutes
mes pensées sans exception sont fausses, j’ai quand même la certitude absolue d’exister au
moment où je pense. « Je suis, j’existe », cela est certain à chaque fois que je le pense. Le
cogito (en latin « je pense ») est le premier principe de la philosophie cartésienne et de toute
la pensée moderne : « Je pense, donc je suis ».
Mais qu’est-ce que penser ? Pour Qu’est-ce donc que je suis ? Une chose qui pense.
Descartes, penser signifie être conscient : Qu’est-ce qu’une chose qui pense ? Une chose qui
« Par le mot de penser, j’entends tout ce qui doute, qui conçoit, qui affirme, qui nie, qui veut, qui
se fait en nous de telle sorte que nous ne veut pas, qui imagine aussi, et qui sent.
DESCARTES, Méditations métaphysiques (1641).
l’apercevons immédiatement par nous-
mêmes ; c’est pourquoi non seulement entendre, vouloir, imaginer, mais aussi sentir est la
même chose que penser ». Il y a donc selon Descartes identité entre la pensée et la
conscience, qui permet de se connaître soi-même : ainsi, par exemple, « la liberté de notre
volonté se connaît sans preuve, par la seule expérience que nous en avons ». Mais la
conscience ne produit-elle pas aussi des illusions ? Suffit-il d’avoir conscience de soi pour
se connaître ?
4/ Les « illusions de la conscience »
Certains philosophes classiques ont contesté la possibilité de passer, comme le fait
Descartes, du constat de l’existence de la pensée à l’affirmation d’une « chose qui pense ».
Ainsi, KANT dit qu’il faut concevoir la conscience comme une activité ou un pouvoir, et non
pas comme une chose (Critique de la raison pure, 1781-1787). Plus critique encore, le
sceptique HUME ironise sur le « mirage du moi », dans lequel il ne voit qu’une « rhapsodie
de perceptions » (Traité de la nature humaine, 1739). Il faut bien avouer aussi que la
conscience est victime de certaines illusions car elle est partielle, comme l’avait dit
SPINOZA : « les hommes se croient libres pour cette seule cause qu'ils sont conscients de
leurs actions et ignorants des causes par où ils sont déterminés » (Éthique, 1677).
Mais ce sont surtout MARX, NIETZSCHE et FREUD qui ont mis en avant une tendance de
la conscience à produire des illusions. Chacun de ces trois « maîtres du soupçon » (comme
les qualifie Ricœur) met au point une méthode pour déchiffrer les contenus d’une
conscience sous influence : le matérialisme historique chez Marx, la démarche
généalogique chez Nietzsche, la psychanalyse chez Freud. En rendant conscient ce qui était
inconscient, ils cherchent à renforcer une conscience qui était faible au départ.
5/ L’esprit et le cerveau
Nous avons hérité de Descartes un autre problème : celui du rapport entre l’esprit et la
matière. Après avoir distingué l’esprit, substance pensante et immatérielle, et le corps qui
n’est qu’une portion d’étendue, Descartes éprouve d’énormes difficultés à expliquer
comment ils se trouvent aussi étroitement unis en l’homme. Il va jusqu’à faire l’hypothèse
(assez grotesque) que la « glande pinéale » assure la jonction entre nos pensées et les
mouvements de notre corps. Estimant que la question est mal posée en ces termes, le
matérialisme moderne pose au contraire que la pensée n’est qu’une fonction du cerveau.
Pour LA METTRIE, médecin des Lumières (L’Homme machine, 1747), comme pour J.-P.
CHANGEUX, neurobiologiste pionnier de l’imagerie cérébrale (L’Homme neuronal, 1983), la
notion d’esprit est caduque car la conscience n’est qu’une propriété qui émerge à un certain
degré de complexité de la matière. Le débat n’est cependant pas clos, tant l’activité de la
conscience semble en permanence « déborder » l’activité cérébrale ou du moins ce qu’on
en connaît, comme le remarque BERGSON dans l’Énergie spirituelle (1919).
LA CULTURE
La philosophie commence avec un doute sur la capacité des sens à nous faire accéder à
la réalité. Dans « l’allégorie de la caverne » (La République, IVe siècle av. J.-C.) les objets
accessibles à nos sens s’avèrent moins réels que les idées contemplées par notre esprit :
l’objet sensible est changeant, soumis au temps, alors que les idées sont stables, éternelles.
Pour PLATON, si on veut atteindre la réalité et pas seulement les apparences, il faut s’en
remettre à la raison et « envoyer promener les sens ». La raison s’oppose à la folie (« perdre
la raison »), aux passions (le passionné n’est pas raisonnable), à la sensibilité (émotions,
impressions, perceptions subjectives), à l’imagination (fantaisie, fantasmes) : au sens strict,
elle est la faculté, propre à l’homme, de distinguer le vrai et le faux (usage théorique),
comme de distinguer le bien et le mal (usage pratique). Par extension, le mot raison peut
aussi désigner la cause (lorsqu’on dit par exemple : « c’est pour cette raison que… ») ou le
fait d’être en possession de la vérité (« avoir raison », par opposition à « avoir tort »).
1/ Croire et savoir
Le mot « science » vient du verbe latin scire qui signifie savoir. Comme l’opinion ou la foi, la
science est une croyance, mais elle énonce des certitudes objectives au moyen d’une méthode
rigoureuse. Fondée sur l’examen rationnel, la science se distingue de la foi qui s’appuie sur la
révélation ou le sentiment. Elle s’oppose aussi à l’opinion, qui est le jugement porté sur un objet
sans réelle connaissance de cet objet. La science doit dépasser On ne peut rien fonder sur
l’opinion (PLATON), voire rompre avec elle, comme le montre l'opinion : il faut d'abord la
BACHELARD avec la notion d’ « obstacle épistémologique » : ce qui détruire. Elle est le premier
entrave la connaissance n’est pas dans les choses mais dans notre obstacle à surmonter. L'esprit
esprit, qui doit se former en se reformant. Notre effort pour connaître scientifique nous interdit
est trouble, ralenti, bloque par des prejuges qui empechent la juste d'avoir une opinion sur des
comprehension des phenomenes. C’est pourquoi l’expérimentation questions que nous ne
comprenons pas, sur des
scientifique ne saurait s’en tenir à la simple observation : il faut une
questions que nous ne savons
élaboration théorique préalable et des instruments de mesure. Le réel pas formuler clairement.
de la science n’est pas celui de l’expérience quotidienne : il est BACHELARD, La Formation de
toujours médiatisé par la raison, et donc « trié, filtré, épuré ». l’esprit scientifique (1938)
4/ La science en question
Aujourd’hui la science est contestée par des idéologies détestables contre lesquelles il faut la
défendre (créationnisme, platisme, etc.). Mais on ne doit pas pour autant s’exempter d’une
réflexion sur la portée de la science et sur l’éventuelle prétention de celle-ci à un monopole sur la
vérité (ce qu’on appelle parfois le « scientisme »). Or la philosophie, l’art ou même l’expérience
quotidienne ont aussi beaucoup à nous apprendre. Au XXe siècle, la phénoménologie veut dépasser
l’intellectualisme de la tradition philosophique et « revenir aux choses mêmes », selon le
programme tracé par HUSSERL et mis en œuvre par Merleau-Ponty, Sartre ou Heidegger entre
autres. Pour MERLEAU-PONTY, notre présence au monde est d’abord le fait de notre corps : nous
n’avons pas avec les choses un rapport logique mais un rapport charnel qu’il s’agit de décrire
(Phénoménologie de la perception, 1945). Merleau-Ponty oppose au monde du calcul et de la
conception celui du vécu et de la perception, au monde objectif, froid et impersonnel de la science,
le monde subjectif, coloré et vivant de l’expérience immédiate. Il veut défendre et promouvoir
l’idée d’une vérité du vécu par opposition à la vérité de la science, même s’il faut pour cela
« désavouer la science ». Il voit dans l’art, et particulièrement dans la peinture, un moyen d’accès
privilégié aux choses, par la voie d’une sensibilité qui ne serait plus La science manipule
considérée comme un obstacle à l’intelligence. De même, HEIDEGGER les choses et renonce
rejette la « pensée calculante » qui domine l’histoire de la philosophie : « la à les habiter.
science ne pense pas », dit-il, et la poésie est en définitive « plus vraie » car MERLEAU-PONTY,
elle est plus profonde (Qu’appelle-t-on penser ?, 1951). L’œil et l’esprit (1960)
LA TECHNIQUE
2/ Le modèle démonstratif
La démonstration s’offre alors comme une voie royale
Il n’y a pas d’autres voies qui s’offrent aux
vers la vérité excluant toute forme de subjectivité. hommes, pour arriver à une connaissance
DESCARTES s’en inspire de façon assumée en rêvant certaine de la vérité, que l’intuition
d’une « mathématique universelle » et en concevant sa évidente et la déduction nécessaire.
propre philosophie comme un système entièrement DESCARTES, Règles pour la direction de
déduit d’une vérité première (le cogito). Le critère de la l’esprit (1629)
vérité est selon lui « l’évidence » : est vrai ce dont l’esprit
a, dans l’instant, une intuition claire et distincte (sur le modèle du « cogito », c’est une vision
immédiate et certaine). Par déduction, c’est-à-dire au moyen d’un raisonnement rigoureux, cette
évidence se transmet des principes à leurs conséquences. La démonstration est comme une chaîne
où chaque maillon est solidement accroché à l’autre. Descartes définit pour l’ensemble des
sciences une « méthode » inspirée des mathématiques mais doit finalement admettre que la
philosophie ne peut pas atteindre un tel degré de rigueur, notamment dans les questions morales
(Discours de la méthode, 1637). Au contraire de Spinoza qui rédige une Éthique démontrée selon
l’ordre géométrique (1675) : le penseur hollandais, plus cartésien que Descartes, juge en effet que
les mathématiques sont la norme de la vérité.
Pourtant, il est difficile de parler de vérité en mathématiques, car les objets étudiés n’y sont pas
réels. Contrairement à la science physique, la science mathématique crée de toutes pièces les
objets qu’elle étudie : c’est un système hypothético-déductif pour lequel on parle de validité plutôt
que de vérité. On admet un certain nombre de propositions (définitions, axiomes, postulats) et on
en déduit des propriétés au moyen de théorèmes, c’est-à-dire de démonstrations. C’est une science
« exacte », certes, mais une science sans objet réel : on ne peut pas dire qu’elle soit « vraie » si on
entend par vérité l’adéquation de la pensée à une réalité extérieure. C’est pourquoi, faisant écho à
la distinction leibnizienne entre « vérités de raison » et « vérités de fait », HUME distingue dans
l’Enquête sur l’entendement humain (1748) les « relations d’idées » qui sont connues par le
raisonnement seul (ex. 3 fois 5 égalent 30 divisé par deux) et les « choses de fait » qui le sont par
l’expérience (ex. le soleil se lève tous les matins) : si les premières sont nécessaires (il ne peut en
être autrement), les secondes sont contingentes (le soleil pourrait ne pas se lever demain).
Toute vérité n’est donc pas démontrable, et ce d’autant moins qu’on s’éloigne du domaine
scientifique pour aller vers des questions qui dépassent l’esprit humain. PASCAL rappelle ainsi que
tout n’est pas démontrable même en mathématiques (puisque les propositions premières sont
admises) : à plus forte raison, dit-il, ce qui relève de la religion. Critiquant Descartes qui voulait
établir par voie démonstrative l’existence de Dieu, il rappelle les limites de la « raison » et met en
avant le « cœur » comme voie d’accès à des vérités plus fondamentales. De même, la
phénoménologie veut réhabiliter la « vérité du vécu » par
opposition à la « vérité de la science » (cf. « La science »), Nous connaissons la vérité par la
trouvant dans l’art (la peinture chez MERLEAU-PONTY, la raison, mais encore par le cœur.
poésie chez HEIDEGGER) l’occasion d’accéder à des vérités plus PASCAL, Pensées (1670)
profondes.
3/ Le scepticisme
C’est dans le scepticisme qu’on trouve la remise en question la plus nette du concept de vérité.
Le propre du scepticisme est de douter de notre capacité à connaître la vérité. Comme le disait un
proverbe grec, « la vérité est au fond du puits ». Le fondateur de l’école sceptique, PYRRHON
D’ÉLIS, qui vécut aux IVe-IIIe siècle av. J.-C., pense que la seule voie vers la sérénité est de cesser de
la rechercher, et de pratiquer la suspension du jugement.
Le scepticisme transcende les époques : il se prolonge et se renouvelle dans l’humanisme d’un
MONTAIGNE, en prenant surtout le sens d’un rappel à la modestie (Essais, fin du XVIe siècle). Il
prend également une grande importance dans le travail scientifique avec le scepticisme
« modéré » de HUME (XVIIIe siècle) ou de RUSSELL (XXe siècle). Mais il peut trouver aussi des
formes plus radicales comme chez NIETZSCHE, qui se revendique d’un scepticisme « ultime » : il
ne s’agit alors plus simplement de questionner la possibilité d’accéder à la vérité, mais de contester
la « volonté de vérité » elle-même. Si la philosophie est bien une démarche radicale comme elle
prétend l’être, alors s’impose à elle la nécessité de questionner non pas seulement la manière
d’accéder à la vérité, mais la valeur de la vérité. Que vaut la vérité ? Quel type d’homme accorde
une valeur à la vérité et en vertu de quel besoin ? C’est la question posée par Nietzsche, qui propose
une généalogie de ce concept. La vérité n’est selon lui qu’une interprétation de la réalité parmi
d’autres, mais qui s’est vu conférer un privilège écrasant parce qu’elle répond à nos instincts : la
volonté de vérité est donc un « auxiliaire » de la volonté de puissance. Mais cette généalogie dévoile
aussi que certains hommes éprouvent une angoisse ou un
malaise devant le douteux, l’incertain, l’instable, et donnent La volonté de vérité et de certitude
de ce fait une valeur absolue à la vérité (Vérité et mensonge naît de la peur dans l’incertitude.
au sens extra-moral, 1873). NIETZSCHE, Fragments posthumes.
Le langage évoque d’abord la communication entre les hommes, mais les animaux aussi
échangent des informations d’une manière tantôt évidente, tantôt insoupçonnée, à l’image de la
« danse » des abeilles observée par Karl von FRISCH (Vie et mœurs des abeilles, 1955). Pourtant, il
ne s’agit pas d’un véritable langage : le message transmis est limité à des fins instinctives, il peut
donner lieu à certains comportements appropriés, mais jamais à un dialogue. L’être humain au
contraire invente des discours variés et parfois inutiles (« parler pour ne rien dire », « parler pour
parler ») ou abstraits (les notions, qui n’ont pas nécessairement de répondant dans la réalité, étant
combinées d’une infinité de manières possibles). C’est pourquoi, entre le langage animal et le
langage humain, la différence n’est pas seulement quantitative mais qualitative selon DESCARTES.
Elle ne tient pas, par exemple, au nombre de mots que peuvent retenir un animal ou un homme,
mais à la capacité de penser et de signifier sa pensée. Le langage est un fait exclusivement humain
car c’est la manifestation extérieure de la pensée : « la parole, étant ainsi définie, ne convient qu’à
l’homme seul », tranche Descartes. Déjà ARISTOTE, dans la Politique, réservait la « parole » à
l’homme, animal politique doué de logos (« raison », « discours »), en la distinguant de la « voix »
par laquelle d’autres animaux manifestent leurs sentiments.
S’il n’y a pas de langage sans pensée, il n’y a pas non plus de pensée sans langage. On peut
réfléchir avant de parler (c’est d’ailleurs préférable), mais on ne peut pas penser sans utiliser les
mots : comme le dit HEGEL, « c’est dans les mots que nous Il est vraisemblable qu’un individu né dans un
pensons » (Philosophie de l’esprit, 1817). La pensée ne milieu d’une culture spécifique pensera dans des
précède pas le langage, et le langage n’est pas simplement termes en usage dans sa société, et que, par
conséquent, la nature de sa pensée en sera
un moyen d’extérioriser nos pensées : c’est par le langage affectée. On dit que la langue arabe contient
que la pensée prend forme et réalité. PLATON avait défini environ six mille mots se rapportant plus ou moins
la pensée comme un « dialogue de l’âme avec elle-même » directement au chameau, y compris les mots
dérivés de chameau et les attributs qui lui sont
: le dialogue philosophique est pour lui une transposition associés – catégories de chameaux selon leurs
de ce processus intérieur. fonctions, les noms de différentes races, états de
Tout langage reflète et détermine à la fois une grossesse, etc. Ceci reflète l’importance
exceptionnelle du chameau dans la civilisation
expérience et une culture, comme le rappelle le arabe. De même il y a une grande variété de mots
psychologue Otto KLINEBERG : c’est à travers le langage utilisés par les Esquimaux pour établir une
que se forme une manière de voir le monde et de le différenciation entre les aspects multiples de la
neige, ce qui pour nous constitue un phénomène
maîtriser. Nommer les choses, c’est symboliquement unique.
s’approprier le monde et l’aménager. O. KLINEBERG, Langage, pensée, culture (1966).
2/ De l’origine à la structure
La question de l’origine du langage est ancienne mais pas nécessairement pertinente. Dans le
Cratyle de PLATON, les protagonistes se demandent si le langage est « par nature » ou « par
convention ». Les mots ressemblent-ils naturellement aux choses qu’ils désignent, ou bien le sens
qu’on leur donne procède-t-il d’une convention (c’est-à-dire d’un accord) entre les hommes ? Les
deux thèses sont envisagées tour à tour : Hermogène, qui constate la diversité des langues,
soutient que le langage est artificiel. Cratyle pense au contraire qu’à chaque chose appartient un
nom naturel et approprié : il penche pour l’hypothèse d’un langage originel calqué sur la nature
des choses, que les hommes auraient perdu (comme dans le mythe de la tour de Babel). Socrate,
qui est plus proche de Cratyle, émet cependant des objections contre les deux thèses et estime que
la question est mal posée. Le dialogue s’achève sur une aporie (question sans réponse).
Un signe linguistique est La linguistique confirme que les mots ne sont pas des étiquettes
composé de deux parties collées sur les choses. SAUSSURE a établi que la langue n’est pas une
indissociables : le signifiant et le
nomenclature (liste de mots auxquels correspondrait une liste de
signifié, entre lesquels il y a
selon SAUSSURE un rapport choses), mais un système comparable à un jeu d’échecs : le sens d’un
arbitraire (« arbitraire élément est déterminé par sa position dans l’ensemble du système,
du
signe »). Le signifiant est la
forme matérielle du mot,
tout comme la valeur des pièces l’est par rapport aux autres pièces
constituée de lettres (forme présentes sur l’échiquier. La langue est un « système de différences ».
Saussure met entre parenthèses la visée de l’individu énonçant les
écrite de la langue) ou de sons
(forme orale). Le signifié est la
signes : le langage est une réalité sociale et non individuelle, ses lois
représentation mentale (idée) qui
fonctionnent à un niveau inconscient non contrôlé par les locuteurs.
donne son sens au mot. Il ne faut
pas le confondre avec le Cette approche « structurale » de la linguistique a inspiré la
référent, c’est-à-dire la réalité
(chose) que le mot désigne.
méthode de LÉVI-STRAUSS en ethnologie : si les STRUCTURALISME :
phénomènes linguistiques sont des phénomènes courant de pensée
sociaux comme les autres, on peut étendre les méthodes de la linguistique rattaché aux travaux de
Lévi-Strauss et prônant
aux autres sciences humaines : l’analyse ne doit pas porter sur les termes pour les sciences
mais sur les rapports entre les termes, elle ne doit pas porter sur les individus humaines une approche
inspirée de la
mais sur les structures qui les relient (structuralisme). linguistique.
3/ Les pouvoirs du langage
On peut rester perplexe devant la capacité du langage de décrire la réalité, tant celle-ci est riche
et tant le langage peut apparaître au contraire simplificateur. Pour NIETZSCHE, les mots ne sont
que des désignations métaphoriques relativement éloignées de la réalité, ce qui explique un
certain arbitraire du langage (Vérité et mensonge au sens extra-moral, 1873). De même, BERGSON
observe le caractère simplificateur du langage, primitivement développé à des fins de
communication (La Pensée et le mouvant, 1934).
Mais s’interroger sur les pouvoirs du langage implique aussi de considérer les rapports humains
qui s’instaurent ou se dévoilent à l’occasion de son usage. Le langage en effet ne vise pas seulement
une réalité ou une idée qu’il s’agirait d’exprimer : parler, c’est toujours parler de quelque chose,
mais c’est aussi et surtout parler à quelqu’un, donc agir sur lui. Cette intention peut être délibérée
ou plus ou moins inconsciente, comme le montre le sociologue Pierre BOURDIEU dans Ce que
parler veut dire (1982) : le langage est porteur d’habitudes sociales exprimant un rapport de force.
Notre manière de parler est toujours relative à certaines circonstances et certains rôles sociaux.
Dès le Ve siècle av. J.-C., les sophistes avaient compris l’importance sociale et politique du
langage dans le contexte de la démocratie athénienne. On peut, avec de simples mots, obtenir de
l’autre un service, le flatter, lui faire peur, le blesser, etc. Pour GORGIAS, la rhétorique (art du
discours habile et efficace) est une « arme » qui donne à celui qui la possède le moyen de persuader
n’importe qui de n’importe quoi. Pour PROTAGORAS, le langage permet d’amener les autres à
partager notre point de vue (« discours fort »). Le vif désaccord entre les sophistes et Platon porte
sur le langage : est-il un moyen de dire ce qui est, ou un moyen d’agir sur autrui ? Un instrument
de vérité ou un instrument de pouvoir ?
Le linguiste John AUSTIN prolonge cette réflexion en distinguant les énoncés à valeur
« constative » et les énoncés à valeur « performative » (Quand dire c’est faire, 1962). Certains
énoncés sont vrais ou faux parce qu’ils décrivent une réalité (l’énoncé constatif est du type : « il
fait beau », « Socrate est un homme », etc.). Mais dire quelque chose, cela peut signifier aussi
réaliser ce qu’on énonce, rendre une chose réelle par cet énoncé même. Si on dit : « je te
pardonne », on ne décrit pas une réalité, on accomplit une action. Austin qualifie ce genre d’énoncé
de « performatif » (to perform : accomplir une action). De même prononcer des excuses, faire une
promesse ou un pari, donner un ordre, etc. Ces énoncés ne sont ni vrais ni faux, ce sont des « actes
de langage ». L’importance rituelle donnée à certaines paroles (le maire qui prononce le mariage,
le prêtre qui baptise) n’est pas sans rappeler la valeur magique qu’on prête souvent aux mots
(incantations, prières, sortilèges, malédictions, etc.). Il ne faut donc pas nécessairement opposer
les paroles et les actes. Souvent les paroles sont des actes.
LE DEVOIR
Le verbe « devoir » indique la probabilité (« il doit être sorti »), la nécessité (« cela devait
arriver ») ou l’obligation (« tu dois tenir ta promesse »). C’est ce dernier sens qu’il faut privilégier.
Au sens large, un devoir est une règle d’action souvent propre à une fonction (devoir de discrétion
du médecin, devoir de réserve du fonctionnaire). Au sens strict, le devoir est l’obligation morale
d’agir dans le sens du bien (latin debere, « être obligé, être redevable »). On distingue plusieurs
types de devoirs : aux yeux de la Justice, seule l’obéissance à la loi est une « obligation parfaite »
(une obligation est dite « parfaite » si elle donne le droit à autrui d’en exiger l’accomplissement
sous peine de poursuites). D’autres types de devoirs se présentent : devoirs sociaux (politesse,
hospitalité), devoirs religieux (aumône, jeûne, amour du prochain), mais surtout devoir moral
(agir comme l’ordonne la conscience). Comment trancher en cas de « conflit de devoirs » ?
1/ Les sources du devoir : famille, société, religion ?
Tout devoir découle d’une norme à caractère obligatoire s’appliquant à un groupe humain plus
ou moins grand et prononcée par une institution (école, famille, institutions religieuses, État). On
peut donc être tenté d’y voir également la source de nos devoirs moraux.
Du point de vue de la psychanalyse, la notion de « devoir » renvoie à l’éducation prodiguée par
les parents. FREUD explique que Le petit enfant est amoral, il ne possède pas d'inhibitions internes à ses
la conscience morale (« surmoi ») impulsions qui aspirent au plaisir. Le rôle qu'assumera plus tard le surmoi
se constitue par intériorisation est d'abord joué par une puissance extérieure, par l'autorité parentale. Par
progressive des exigences et des la suite l’empêchement extérieur est intériorisé, le surmoi prend la place de
interdits parentaux au cours des l’instance parentale.
FREUD, Nouvelles conférences d’introduction à la psychanalyse (1933).
premières années de la vie.
En sociologie, on estime que les devoirs se constituent par intériorisation des contraintes
sociales. Pour DURKHEIM, notre conscience personnelle est un reflet de la « conscience
collective ». La puissance des exigences de la société forge l’ensemble de la vie mentale : tout
individu intériorise les normes de son groupe social au point d’en oublier le sens (les coutumes,
les habitudes suscitent des conduites automatiques). C’est pourquoi les caractères du devoir sont
éminemment sociaux : le devoir est « collectif » (il s’impose à tous les membres du groupe) et il est
« coercitif » (c’est-à-dire contraignant). Le devoir s’impose à nous comme d’en haut parce qu’il
émane de la société qui dépasse l’individu et pèse sur lui (Sociologie et philosophie, 1925).
Toutes les religions prescrivent des devoirs mais ceux-ci ne s’imposent en toute rigueur qu’aux
fidèles. C’est pourquoi l’apôtre PAUL dit que la loi est inscrite dans le cœur de tout homme même
s’il n’a pas reçu l’enseignement du Christ (Épître aux Romains). La religion n’est donc pas la source
du devoir moral et ne prétend pas l’être. On peut cependant noter une parenté entre le sentiment
du devoir et l’émotion religieuse : pour BERGSON, la moralité trouve sa source dans l’émotion que
suscite en nous l’exemple des saints et des héros. Il oppose leur « appel » à la morale close de la
société (Les deux sources de la morale et de la religion) : les grandes figures morales ne se
contentent pas de répondre à la pression sociale ; un « élan d’amour » les pousse à aller au-delà de
leur devoir. Leur exemple suscite l’admiration et le même élan chez les autres.
2/ Le devoir est un commandement de la raison
Dans toutes ces conceptions du devoir, les valeurs morales ne peuvent pas être universelles
puisqu’elles sont toujours relatives à une éducation, à une société, à une religion ou à des figures
particulières. La conception de KANT se veut au contraire rationnelle et fondée dans l’autonomie
de la raison et de la conscience morale. Seule une règle de conduite exigée par la raison, et non par
une puissance extérieure, peut être reconnue par tout être humain. Seul le devoir moral est à
proprement parler un devoir : les devoirs religieux par exemple n’en sont pas, et les devoirs sociaux
lui sont subordonnés (désobéir à des lois immorales est nécessaire et légitime).
Le devoir se présente à nous comme un ordre de la conscience auquel il faut obéir
inconditionnellement (« tu dois, donc tu peux ! »). Kant le qualifie d’impératif « catégorique »
(commandement de la morale) par opposition aux impératifs « hypothétiques » (conseils de la
prudence et règles de l’habileté). Une action est moralement correcte si elle est universalisable :
en cas de doute, je dois me demander si je peux raisonnablement (donc sans contradiction)
souhaiter un monde où chacun agirait comme je le fais. Par exemple, je ne peux pas sans
contradiction vouloir un monde où toute L’impératif de la moralité : Agis toujours d'après une
promesse serait faite dans l’intention de ne maxime telle que tu puisses vouloir qu'elle devienne en
pas la tenir (il serait absurde de faire des même temps une loi universelle.
promesses et le mensonge lui-même KANT, Fondements de la métaphysique des mœurs (1785)
deviendrait impossible dans ce cas).
Il faut distinguer agir « par devoir » et agir « conformément au devoir ». Si deux marchands
vendent leur marchandise à un prix juste, ils ont l’un et l’autre une conduite conforme à la moralité.
Mais si l’un d'eux agit par intérêt, calculant que cette attitude lui vaudra la fidélité de ses clients,
alors que l'autre agit par devoir, jugeant que c'est la façon correcte d'agir, leur degré de moralité
n’est pas le même. Pour Kant, c’est l’intention qui détermine la moralité de l’action considérée. On
n’est donc jamais sûr qu’une action conforme au devoir a été accomplie par devoir, puisqu’on n’est
jamais sûr d’avoir agi de façon totalement désintéressée. Même celui qui sacrifie sa vie le fait peut-
être pour un motif intéressé, par exemple gagner le paradis ou rester dans la mémoire des autres
comme un héros. Je ne suis moi-même jamais sûr que mon intention était tout à fait pure au
moment où j’ai fait mon devoir : bref, personne n’est autorisé à se croire meilleur que les autres.
3/ Le mal et l’obéissance aveugle
Nous savons toujours où est notre devoir, mais nous ne l’accomplissons pas toujours. Comme le
dit ALAIN, « le devoir est obligatoire, mais non point forcé » : la principale difficulté n’est pas de le
reconnaître mais « de le faire ». Le mal consiste en la négation du devoir. En termes kantiens, c’est
une inversion de l’ordre moral des maximes : le devoir exige de préférer la loi morale à son propre
intérêt quand il lui est contraire, et le mal consiste à faire l’inverse, c’est-à-dire à ignorer la loi et à
donner la préférence à son intérêt. Un tel choix caractérise la mauvaise intention et ne peut être
ignoré par celui qui le fait (c’est une faute, contrairement à l’erreur qui est involontaire).
Tout homme a donc le devoir d’examiner le sens de ses actes et ne saurait rejeter la
responsabilité sur d’autres lorsqu’il commet une action immorale. C’est pourquoi Hannah ARENDT
dénonce la défense odieuse du criminel de guerre nazi Eichmann lors de son procès en 1961 : il ne
cesse de répéter qu’il avait obéi aux ordres, donc qu’il En préservant de l’examen et de ses dangers,
« faisait son devoir » (Eichmann à Jérusalem). Lors du la non-pensée enseigne aux gens à s’attacher
procès, elle est frappée par le contraste entre l’énormité fermement à ce que peuvent être les règles de
de ses crimes et son apparente normalité. Loin de conduite pour telle époque, dans telle société.
paraître diabolique ou sanguinaire, il semble surtout (…) En d’autres termes, ils sont habitués à ne
jamais se décider. Qu’apparaisse alors un
incapable de se dire : « arrête-toi et réfléchis ». Cette individu qui prétende abolir les anciennes
« absence de pensée » conduit Arendt à élaborer le « valeurs » ou vertus, (…) il n’aura besoin ni
concept de « banalité du mal », souvent mal compris car il de force ni de persuasion pour les imposer. La
ne visait nullement à relativiser ces crimes. facilité avec laquelle de tels renversements
Rescapé des camps, Primo LEVI lui-même a dit qu’il sont possibles suggère bien que tout le monde
dormait lorsqu’ils survenaient. Ce siècle nous
fallait par-dessus tout craindre « les hommes ordinaires, a offert dans ce domaine quelques
les fonctionnaires prêts à croire et à obéir sans discuter » expériences : il a été si facile pour les régimes
(Si c’est un homme). Les expériences menées dans les totalitaires de renverser le commandement
années 1960 par le psychologue américain Stanley fondamental de la morale occidentale – « Tu
tueras point » dans le cas de l’Allemagne
MILGRAM démontrent à leur tour à quel point des ne de Hitler, « Tu ne porteras pas de faux
individus « ordinaires » sont capables de se soumettre témoignages envers ton prochain » pour la
sans réflexion ni discussion à des ordres leur demandant Russie de Staline. (…) La triste vérité est que
de commettre des actes horribles. Cette dangereuse la plus grande part de mal est faite par des
conception du devoir, dans laquelle l’individu se gens qui ne se sont jamais décidés à être bons
ou mauvais.
considère comme un simple exécutant dispensé de ARENDT, Considérations morales (1970)
réfléchir, confirme s’il le fallait que « le sommeil de la
raison produit des monstres ».
LE TEMPS