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PhilCor2004L,ES,S 26/08/03 18:04 Page 169

Le bonheur

FRANCE MÉTROPOLITAINE
23 JUIN 2003 • SÉRIE L

S U J E T

Le bonheur est-il affaire privée ?

C O R R I G É

■ Éléments d’analyse

NOTIONS EN JEU

Autrui ; le bonheur ; la société ; l’État ; la liberté.

DIFFICULTÉS

m Le bonheur est une notion très floue et très affective. Mais des concep-
tions différentes du bonheur existent.
m On s’y référera donc sans perdre trop de temps en généralités vagues
sur l’impossibilité de trouver ce qui rendrait heureux tous les hommes.
m Le mot « affaire », présenté ici sans l’article indéfini « une », comporte
des sens différents, auxquels il faut être attentif. Il signifie ici préoccu-
pation, souci, entreprise personnelle où l’on se fixe des buts ainsi que
des moyens.
m Il ne faut pas négliger de définir ce qui est privé. La difficulté est
la même que pour le bonheur, même si elle ne saute pas aux yeux :

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ce sont des réalités relatives, à saisir en les confrontant à leurs opposées


(le malheur notamment dans un cas, ce qui est public dans l’autre) en
n’oubliant pas que les limites sont souvent fluctuantes et délicates.
CORRIGÉ

PRÉSUPPOSÉS

m Le bonheur existe, comme situation et comme but dans l’existence


humaine. Il ne s’agit pas d’une représentation purement imaginaire.
m L’existence humaine est toujours en contexte social : si l’individu béné-
ficie d’un domaine privé, c’est toujours par opposition à un autre
domaine, collectif, et lui aussi reconnu comme tel, le domaine public.

DÉFINITIONS

m Le bonheur est un état de satisfaction suffisamment profond et durable


pour qu’une personne ou un groupe se considère comme heureux. Tous
les êtres humains, dans toutes les langues, savent reconnaître cet état,
mais bien entendu ne le rattachent pas aux mêmes raisons subjectives.
Il s’agit d’une estimation subjective, où interviennent les conditions exté-
rieures, les unes liées aux actes volontaires, les autres au hasard. On
ne peut donc provoquer ou produire à coup sûr le bonheur.
m L’adjectif privé ne doit pas être tout à fait confondu avec personnel
ou intime. « Privé » s’oppose à « public », c’est donc une notion sociale
et juridique. On appelle privé le domaine dans lequel le regard d’autrui
en général n’est pas admis (mais seulement celui des proches) et aussi
celui des actes ou déclarations qui n’engagent que leur auteur et non
la société entière (ce que je fais en mon seul nom). Dans une ville
occidentale, l’habitation est l’espace privé, la rue est l’espace public,
les mêmes règles ne jouent pas dans les deux.

PROBLÈME

Affirmer que notre bonheur ne regarde que nous est-il compatible avec
la vie en société ? Un individu pourrait-il s’isoler des autres de manière
tellement radicale que ni leurs actions, ni leur avis, ni leur propre sort,
heureux ou malheureux, ne compteraient aucunement dans sa propre
satisfaction ? L’égoïsme total est-il admissible : ai-je le droit de chercher
mon propre bonheur sans tenir compte le moins du monde de celui des
autres ? Ou bien est-il légitime et sensé de demander à la société qu’elle
agisse pour mon bonheur ?

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PLAN

Introduction

1 Oui, le bonheur est une affaire privée

CORRIGÉ
A- Chacun le définit subjectivement
B- Il implique inévitablement une part de hasard
C- Il nécessite de la part de l’individu une certaine attitude

2 Non, le bonheur ne peut pas, de fait, être une affaire purement


privée
A - Jouir du malheur d’autrui n’est pas être heureux
B - Moralement, l’égoïsme radical ne dispose pas au bonheur
C - On ne peut être heureux sans en avoir les moyens

3 Cependant, de droit, le bonheur reste une affaire privée


A - Un État-providence absolu serait très dangereux pour la liberté
politique
B - En pratique, il ne pourrait jamais être tout à fait efficace
C - Et surtout, il impliquerait la négation de la liberté morale de l’homme

Conclusion

■ Corrigé
(corrigé complet)

Introduction1
Le thème du bonheur est omniprésent dans les traditions les plus
anciennes, toutes les littératures et les proverbes de la sagesse popu-
laire. Le bonheur est d’abord présenté comme éphémère : ainsi le mythe
de la boîte de Pandore ou la représentation du paradis terrestre dans la
Genèse opposent la période du bonheur, définitivement révolue par la
faute des hommes, et le malheur actuel. Les proverbes insistent sur l’in-
dépendance de l’homme heureux : « Il n’a pas de chemise » ; la pauvreté
non seulement n’est pas un obstacle, mais serait même une condition
du bonheur. En disant que « le malheur des uns fait le bonheur des
autres », on affirme sa relativité profonde : certains apprécient par

1. Les titres en gras servent à guider la lecture et ne doivent pas figurer sur la copie.

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contraste d’autant plus leur propre situation que d’autres sont mal-
heureux, ou bien on veut dire que les biens étant en quantité fixe, il faut
bien que certains aient les inconvénients pour que d’autres aient les
avantages, ou bien encore que les aspirations sont très diverses, de
CORRIGÉ

sorte que ce qui rend l’un heureux rendrait l’autre malheureux.


D’où le problème: être heureux est-il une affaire purement privée, où l’in-
dividu est libre de juger qu’il est heureux, mais aussi de chercher les
moyens qui lui semblent être ceux de son bonheur, ou bien, tout en restant
bien entendu quelque chose dont chacun est seul en mesure de dire s’il
l’atteint, le bonheur dépend-il de conditions que l’on ne peut obtenir tout
à fait seul, et que donc la société pourrait ou même devrait fournir?

1. Oui, le bonheur est une affaire privée

A. Chacun le définit subjectivement


Cette plénitude relativement durable qu’est le bonheur, chacun l’attribue
à des circonstances, à des actions, à la présence de certaines personnes
autour de lui, il en formule les causes : il dit ce qui le rend heureux. Le
bonheur réside dans un accord spécifique entre l’individu et ce qu’il a
atteint par ses efforts ou bien reçu de la chance à un moment donné.
Il y a donc une attente du bonheur, une préparation personnelle qui
permet de le reconnaître lorsqu’il se présente. La conscience joue un
rôle capital dans le bonheur.
On peut décrire tel bonheur, dire à quoi on l’associe. Selon Kant, « le
concept du bonheur est un concept si indéterminé que, malgré le désir
qu’a tout homme d’arriver à être heureux, personne ne peut jamais dire
en termes précis et cohérents ce que véritablement il veut et il désire ».
Le dernier point pourrait être nuancé, mais il est vrai, comme l’écrit
encore Kant, que « le bonheur est un idéal, non de la raison, mais de
l’imagination ».

B. Il implique inévitablement une part de hasard


Bonheur vient du latin bona hora, « la bonne heure », autrement dit le
moment ou la durée favorables. On parle de heureux hasard, on emploie
l’expression « au petit bonheur » pour désigner une conduite laissée au
hasard. Le fatalisme attribue à l’individu un sort qui sera le sien tout au
long de sa vie, selon qu’il est né sous une bonne ou une mauvaise
étoile. L’esprit rationnel (qui par exemple dénonce l’astrologie comme
une fausse science simplement fondée sur une intuition astucieuse des

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désirs humains) admet bien que le hasard joue un rôle dans l’existence,
sous la forme de causalités imprévues: l’accident, la maladie ou l’occasion
inattendue provoquent bonheur ou malheur.

CORRIGÉ
C. Il nécessite de la part de l’individu une certaine attitude
Tous ne semblent pas pour ainsi dire également « doués » pour être
heureux. Il faudrait une certaine attitude. Par exemple, on peut découvrir
dans Mars, de Fritz Zorn, l’autobiographie très sombre d’un jeune homme
objectivement très favorisé par le sort, disposant des atouts physiques,
intellectuels et sociaux qui devraient le rendre heureux, et cependant
incapable de l’être. Dans l’Antiquité, deux grandes sagesses, le stoïcisme
et l’épicurisme, proposent des conduites qui peuvent rendre l’homme
heureux, indépendamment des circonstances qui ne dépendent pas de
lui. Pour les stoïciens, tous les événements résultent d’un destin absolu :
chacun devra donc non s’insurger contre les mauvais coups du sort,
mais comprendre qu’il a un certain rôle à jouer, et qu’il trouvera sa
dignité, donc une satisfaction de l’ordre du bonheur du devoir accompli,
en se pliant de bonne grâce au destin. Alors, le bonheur n’est pas le
but du sage, mais un effet positif de sa conduite. Pour les épicuriens,
le monde est la manifestation d’un hasard total : l’argument est opposé
à celui des stoïciens, mais il débouche aussi sur le conseil de ne pas
nous laisser irriter ou abattre par ce qui ne dépend pas de nous. Pour
leur part, ils font clairement du bonheur le but de la vie humaine. En
éliminant les désirs impossibles à satisfaire et les représentations ima-
ginaires angoissantes ou faussement consolatrices (comme celles d’un
enfer ou d’un paradis après la mort), le sage goûtera pleinement ce que
la vie lui apportera. On doit vouloir être heureux et privilégier les occa-
sions de bonheur qui se présentent. Enfin, les épicuriens recommandent
la « sécession du sage », c’est-à-dire l’isolement avec quelques amis, pour
ne pas être troublé par l’agitation et les conflits des hommes ordinaires.

Transition
Fortement personnel, tributaire du hasard et même d’une sensibilité que
l’on ne peut que cultiver soi-même, le bonheur donne bien l’impression
de ne comporter aucune dimension véritablement publique : il est sub-
jectif, aléatoire, intime. Cependant, la présence des autres qui nous sont
proches, mais aussi d’une société dont nous sommes nécessairement
les membres, ne joue-t-elle aucun rôle dans notre bonheur ? Peut-on
oublier que le domaine privé se définit justement par rapport et par
opposition au domaine public ? Le bonheur ne pourrait-il donc pas être
considéré tout aussi légitimement comme une affaire publique ?

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2. Non, le bonheur ne peut pas, de fait, être une affaire


purement privée

A. Jouir du malheur d’autrui n’est pas être heureux


CORRIGÉ

Puis-je être heureux en présence du malheur d’autrui, voire grâce à lui ?


L’épicurien Lucrèce évoque le « doux » sentiment du spectateur installé
au bord de l’océan et qui assiste en toute sécurité aux affres des marins
menacés de mort par la tempête. Peut-on nommer « bonheur » cette
satisfaction égoïste ? Être content d’échapper au malheur qui frappe
autrui est humain, mais passager. En outre, la pitié que l’on peut éprouver
en pareil cas, et présentée par certains philosophes comme le fondement
naturel de la morale (Rousseau, Schopenhauer), consiste au contraire à
prendre sur soi ce malheur et à désirer pouvoir le soulager.

B. Moralement, l’égoïsme ne dispose pas au bonheur


En accord avec les stoïciens, on peut estimer que le bonheur est dési-
rable, mais ne peut pas être conquis en tant que tel. La recherche obses-
sionnelle du bonheur se condamne à l’échec. Il faut l’atteindre sans le
faire exprès, et prendre conscience de sa présence au moment opportun.
Selon Stuart Mill : « Pour être heureux, il n’est qu’un moyen, qui consiste
à prendre pour but de la vie non le bonheur, mais une fin étrangère
au bonheur. » Or cette recherche d’une fin jugée essentielle pour soi
impliquera souvent les autres : comme témoins de sa propre réussite
(l’artiste peut trouver son bonheur dans la réalisation de son œuvre,
plus spécialement dans la reconnaissance de cette œuvre), ou comme
bénéficiaires de son action (en visant le bonheur d’autrui, on peut
atteindre « en prime » le sien propre). L’égoïste radical s’éloigne para-
doxalement de son bonheur.

C. On ne peut être heureux sans en avoir les moyens


Sociologiquement, tous les membres d’une société ne se font pas la
même idée du bonheur : en bas de l’échelle sociale, être heureux est
posséder un travail et un logement stables ; en haut, être heureux est
connaître l’harmonie dans sa vie personnelle et avec ses proches. Être
heureux est principalement « avoir » pour qui dispose de revenus faibles
et parfois précaires, tandis que cela semble consister à « être » pour ceux
qui disposent d’une aisance supérieure. Or cette dernière conception du
bonheur est justement celle des philosophes, notamment d’Aristote. Pour
lui est heureux l’homme qui n’obéit qu’à lui-même, n’est pas soumis à
la nécessité matérielle, et donc disponible pour la réflexion, la vertu, le
commandement. Cette vie-là seule mérite d’être qualifiée de proprement

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humaine. Sans nier la valeur de l’analyse du philosophe, on voit bien


que l’être suppose l’avoir. Le travailleur ou à plus forte raison le chômeur
ne sont pas trop « terre à terre » mais n’ont tout simplement pas acquis

CORRIGÉ
les biens pratiques qui précèdent le désir des biens immatériels.

Transition
Être matériel et social par sa condition, l’homme ne peut donc atteindre
le bonheur en s’isolant complètement. Dès lors, n’est-il pas normal de
porter le problème du bonheur sur le plan public, et de demander à la
collectivité de « faire le bonheur » des individus ? Telle est justement la
conception de l’État-providence : fournir à tous, d’en haut et avec bien-
veillance, ce qui pourra les rendre heureux.

3. Cependant, de droit, le bonheur reste une affaire privée

A. Un État-providence absolu serait très dangereux pour la liberté


politique
Tocqueville a pressenti en étudiant la société américaine du XIXe siècle
que les citoyens pourraient bien pâtir à l’avenir d’une trop grande
protection par l’État : un « pouvoir immense et tutélaire » infantilise les
hommes et leur fait perdre peu à peu « l’emploi du libre arbitre ». De
citoyens ils redeviennent sujets, comme s’ils étaient maintenus dans
une enfance définitive. L’État achèterait alors la tranquillité au lieu de
l’obtenir par la contrainte brutale. Plus personne n’aurait à prendre de
décision par lui-même. La politique disparaîtrait par hantise des conflits.

B. En pratique, il ne pourrait pas être très efficace


Nous sommes peut-être protégés de ce bonheur public obligatoire par
le coût extrême d’une protection absolue. Coût financier d’abord, remis
en question actuellement dans les débats économiques et politiques.
Coût en liberté d’autre part, comme l’ont illustré caricaturalement
certaines tentatives utopiques du XIXe siècle, les phalanstères, commu-
nautés qui n’ont pas duré parce qu’elles imposaient à leurs membres
des règles exagérément pesantes.

C. Et surtout, il impliquerait la négation de la liberté morale de l’homme


Telle est la critique de Kant, qui dénonce le « paternalisme despotique »
d’un gouvernement qui voudrait rendre heureux ses sujets. « Personne,
écrit-il, ne peut me contraindre à être heureux à sa manière », confor-
mément à son idée de ce que devrait être le bonheur de l’humanité en
général ; « par contre, chacun peut chercher son bonheur de la manière

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qui lui paraît bonne, à condition de ne pas porter préjudice à la liberté


qu’a autrui de poursuivre une fin semblable ». Nul n’a donc le droit d’im-
poser une version particulière du bonheur aux autres ; tous peuvent se
livrer à la « poursuite du bonheur » (expression de la Déclaration d’in-
CORRIGÉ

dépendance américaine de 1776) à condition de ne pas entraver celle


d’autrui. Selon les conceptions, on ira plus ou moins loin dans la fixation
à la collectivité de son devoir d’assistance à ses membres, mais on devra
toujours se fixer comme règle de laisser chacun chercher son bonheur
comme il l’entend, du moment qu’il n’enfreint pas la loi.

Conclusion
On ne peut de l’extérieur déclarer heureux un autre que soi. Pas de
bonheur sans conscience subjective de l’être – ni sans certaines condi-
tions minimales et suffisamment permanentes de sécurité et de satis-
faction des besoins vitaux. Les sociétés modernes admettent plus ou
moins explicitement devoir à leurs membres une assistance qui leur per-
mette de rechercher le bonheur. Pourtant, non seulement il serait naïf
de croire que la collectivité est capable de fournir le bonheur, mais il
serait très grave qu’elle y parvienne. Un être humain pourrait-il être
leurré très longtemps par un bonheur procuré de l’extérieur, et, au fond,
obligatoire ? Non, d’après Le Meilleur des mondes, roman d’Aldous
Huxley et allégorie politique de la servitude euphorique. Car le bonheur
nécessite la conviction qu’il résulte d’un mérite personnel, et tire aussi
son sens de la conscience d’une certaine précarité.

■ Ouvertures
LECTURES

– Aristote, Éthique à Nicomaque (livre I, chap. VII), Vrin.


– Emmanuel Kant, Fondement de la métaphysique des mœurs (2e section),
Delagrave.
– Tocqueville, De la démocratie en Amérique, Gallimard, coll. « Idées ».
– Alain, Propos sur le bonheur, Gallimard, coll. « Idées »

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