Théorie de L'argumentation, Topoï, Et Structuration Discursive
Théorie de L'argumentation, Topoï, Et Structuration Discursive
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Université du Québec à Montréal
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0710-0167 (print)
1705-4591 (digital)
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1. Introduction
(Ci) Quand on parle, il arrive que Von fasse allusion au «monde réel» (ou en
tout cas, à quelque chose présenté comme tel). En d'autres termes, la
parole semble pouvoir être utilisée à des fins descriptives.
(C2) Quand on parle, il arrive que Von raisonne, que Von argumente, que
Von déduise. Il y a une fonction «rhétorique» de la parole, que Von
peut appeler inférentielle, à condition de ne pas limiter le sens de ce
2
vocable à celui qu'il a dans les logiques habituelles '.
1. Nous n'entrerons pas dans la polémique de ce qu'est ou n'est pas la sémantique. Nous prendrons ce vocable au
sens très large de "étude du sens". I l appartient au linguiste de tracer la ligne de séparation (elle est donc arbitraire)
entre syntaxe, sémantique et pragmatique.
2. C'est-à-dire la logique usuelle des propositions et la logique non moins usuelle des prédicats du premier
ordre.
3. Nous réservons ce terme à la partie de la sémantique qui fait jouer éventuellement des facteurs d'origine
pragmatique, qu'ils apparaissent dès le niveau de la structure profonde (la pragmatique intégrée que nous défendons
avec O. Ducrot) ou non.
14 JEAN-CLAUDE ANSCOMBRE
Quelques précisions à propos de ce dernier point. Bien que banal dans les
sciences exactes, i l semble qu'il ne soit que difficilement accepté en linguistique.
Peut-être est-ce dû à ce qu'une longue familiarité avec certaines notions fait que
nous les trouvions évidentes. Quoi qu'il en soit, ce dernier point signifie que le
système de la langue est un «construit» et que le linguiste y est donc libre quant au
choix des abstractions hypothétiques à faire jouer. Ce qui implique en particulier
que, pour intéressantes que soient les intuitions des sujets parlants quant à la
structure linguistique des faits, elles ne sauraient constituer en aucune façon une
théorie de la langue. Ainsi, tout le monde comprend Pierre est venu comme le
prédicat «être venu» affirmé de «Pierre». Intuition dont le linguiste doit rendre
compte, mais qui n'entraîne pas qu'au niveau théorique (la langue), on doive
retrouver un prédicat «être venu» et un argument «Pierre». À procéder de la sorte,
on aboutirait en effet à une structure sémantique qui ne serait que le simple calque
de la structure syntaxique (abus connu sous le nom de parallélisme logico-
4
grammatical ) . Plus généralement — et nous rejoignons alors les deux autres
points — le fait que la parole véhicule et des indications informatives et des
indications rhétoriques ne nous renseigne pas sur les concepts à forger pour
représenter en langue ces indications, et encore moins sur la relation (ou aussi bien
l'absence de relation) entre elles. Le linguiste doit donc opérer des choix. Pour
notre part, nous avons fait le suivant:
Les valeurs informatives (sens) de surface sont une illusion et n'ont pas à
apparaître au niveau profond (signification). À un tel niveau n'apparaîtront
que des valeurs et des opérateurs que nous appelons argumentatifs. Les
éventuelles indications informatives (de surface) en seront nécessairement
dérivées.
Un tel choix du lien entre les deux postulats (Ci) et (C2) est, signalons-le,
contraire à une tradition sémantique solidement établie, surtout pour ce qui est de la
rhétorique. On a toujours considéré les mouvements rhétoriques de la parole
comme surajoutés à une valeur informative vue comme fondamentale. Le but de
4. Remarquons que les tenants d'une telle hypothèse font table rase de la théorie des modèles. Car si l'on admet
que la sémantique est une syntaxe formelle, le fait qu'elle comporte des prédicats et des arguments n'implique nullement
qu'elle ait un modèle vériconditionnel. Quand bien même elle l'aurait, cela ne signifierait en rien que la langue est
vériconditionnelle. Pour que cela soit, i l faudrait de plus démontrer la catégoricité — au moins partielle — du système
formel construit pour la sémantique recherchée. Or, on sait que la catégoricité est une propriété plutôt rare...
THÉORIE DE L'ARGUMENTATION 15
cet article est donc double : d'une part, justifier ce choix; montrer, d'autre part, quel
type de concept il nous a conduit à développer — en l'occurence celui de topos.
Remarque: Le terme d'argumentation n'est pas très heureux. Il provient des premières
étapes de nos travaux. Les phénomènes que nous avions alors rencontrés
apparaissaient la plupart du temps dans des discours de type argument+conclusion.
Par ailleurs, de tels enchaînements sont pratiques d'un point de vue pédagogique.
Nous nous rendons de plus en plus compte que notre théorie déborde largement ce
type de phénomènes, et qu'il y a bien autre chose que la simple rhétorique dans La
théorie de Vargumentation dans la langue. Il serait plus judicieux de parler de
dynamique discursive, présente dès le niveau de la signification (niveau profond de la
langue). Notre thèse se formule alors ainsi: la phrase comporte des instructions
relatives à la structuration discursive du texte où elle apparaît. Et les indications
informatives sont dérivées de ces instructions «dynamiques».
On suppose bien entendu que la situation est telle que l'on ajoute un couvert pour
un invité supplémentaire et que l'on en retire un au cas où un invité fait défaut Si
l'on choisissait la situation inverse, on obtiendrait alors les acceptabilités également
inverses.
J'ai des doutes sur la victoire de Becker: il est le favori à Wimbledon, mais il
perdra devant Lendl.
* J'ai des doutes sur la victoire de Becker: il est le favori à Wimbledon, mais il
battra Lendl.
J'ai des doutes sur la victoire de Becker: il est le favori à Wimbledon, mais est-
ce qu'il battra Lendl?
* J'ai des doutes sur la victoire de Becker: il est le favori à Wimbledon, mais est-
ce qu'il perdra devant Lendl?
J'ai des doutes sur la victoire de Becker: il est le favori à Wimbledon, mais est-
ce qu'il ne perdra pas devant Lendl?
* J'ai des doutes sur la victoire de Becker: il est le favori à Wimbledon, mais est-
ce qu'il ne battra pas Lendl?
Cas que nous illustrerons à l'aide d'une opposition qu'avec O. Ducrot nous avons
souvent exploitée, à savoir celle existant entre presque et à peine. Si en effet une
occurrence d'un énoncé-type p informe d'un événement F, presque + p informe
que -F, et à peine + p que c'est le cas que F (ce sont d'ailleurs des présupposés).
Or, de façon surprenante, les enchaînements auxquels donnent lieu ces énoncés (et
qui sont révélateurs de la dynamique discursive sous-jacente) vont exactement en
sens inverse:
Un cas typique d'un tel phénomène est celui du comparatif d'égalité, exemple
6
que nous avons abondamment utilisé ailleurs . En voici un autre moins connu,
mais tout aussi intéressant:
Le parti communiste a atteint presque 10% dans les derniers sondages.
Ce qui est intéressant dans cet exemple (et ce n'est pas le seul de ce type), c'est qu'il
montre que seule la connaissance de la dynamique argumentative (de la construction
visée dans ce cas précis) permet de savoir à laquelle des deux lectures on a affaire; et
que donc la valeur dite informative ne peut être déterminée que via la valeur
argumentative.
3. Argumentation et topoï
Sur ces quelques exemples connus que nous venons d'évoquer brièvement, on
voit la place que notre théorie fait à la dynamique argumentative. Quand nous
disons, de façon quelque peu lapidaire, que tout énoncé est argument, cela ne
signifie nullement que chaque fois qu'il y a parole, une conclusion — explicite ou
non, exploitable ou non — est par là-même visée. I l s'agirait là non seulement
d'une version très affadie de l'argumentation dans la langue, mais surtout d'une
totale incompréhension de ce que nous voulons dire. Pour nous, «tout énoncé est
argument» est à comprendre au niveau «profond», niveau qui est celui envisagé par
le linguiste. Notre hypothèse de base est que la phrase comporte des indications
relatives à sa dynamique discursive, dynamique que nous avons choisi de baptiser
argumentative parce qu'elle intervient en effet dans les enchaînements
argument+conclusion. Ce qui n'empêche pas qu'au niveau superficiel, on puisse, si
on le désire, ne pas tenir compte de cette dynamique. Encore que ce ne soit pas si
facile qu'on veuille bien nous le faire croire. N'importe qui ayant enseigné la
logique à des non-logiciens de formation sait que l'apprentissage de la loi de
contraposition est long et douloureux pour plus d'un. Et pour cause: i l n'y a rien
d'équivalent en langue. On nous objectera peut-être qu'il y a des raisonnements
langagiers logiquement tout à fait bien formés. Par exemple: si x a quatre pattes et
une queue, qu'il miaule et qu'il mange des souris, alors x est un chat. En fait, i l
s'agit là d'un discours emprunté à une discipline scientifique. Dans une telle
discipline, la métalangue utilisée est la langue elle-même, munie de certaines
propriétés logiques (cf. par exemple la langue utilisée en mathématiques). Certains
de ces discours sont banalisés dans la vie quotidienne, et l'on prend alors pour de la
langue ce qui n'est qu'une métalangue utilisant le lexique de la langue. En bref, de
tels raisonnements sont appris en langue, mais non tenus en langue. Il est facile de
le voir: la fameuse dénomination bipède sans plumes, exposée à un sujet parlant
n'en ayant jamais eu vent, provoque la plupart du temps la réaction «Ça n'existe
pas». Pourtant, d'un point de vue parfaitement logique, la déduction — si déduction
il y avait — devrait infailliblement conduire à homme . Un autre argument
fréquemment évoqué en faveur de la nature logico-informative de la langue est
l'existence de syllogismes comme:
temporelles et référentielles. Nous laisserons ces questions de côté ici et nous nous
contenterons de montrer le caractère de toute façon très limité de tels syllogismes.
Ainsi, le syllogisme suivant:
est ridicule en langue, bien que logiquement impeccable. On est donc en droit de se
demander si le syllogisme bien connu est réellement une preuve du caractère
fondamentalement logique de la langue, ou si tout simplement, on ne se trouve pas
en présence d'une coïncidence locale entre les possibilités inférentielles (non
logiques) de la langue et les possibilités inférentielles logiques habituelles.
1. Tout énoncé est argument. Ce qui ne signifie pas qu'un énoncé vise
nécessairement une conclusion particulière. Simplement, au niveau de la
phrase (la «structure profonde») apparaissent des fonctions argumentatives
liées à cette phrase et qui circonscrivent une classe de conclusions. Il serait
d'ailleurs plus exact de parler d'une classe de types de conclusions. C'est ainsi
que lors de l'étude du comparatif d'égalité aussi...que, nous avions été amené à
introduire une fonction argumentative attachée à la phrase sous-jacente aux
énoncés-type x est aussi P que y. Cette instruction était, en simplifiant, de la
forme: «chercher la conclusion r que l'on peut tirer de x est P». Nous avions
procédé d'une façon similaire lors de l'étude de mais, et d'une façon générale
8
des structures concessives .
Explicitons tout ceci sur un exemple que nous avons fréquemment utilisé:
d'une part, parce qu'il est simple et d'autre part, parce qu'il permet de faire apparaître
de façon évidente un lien avec la sociolinguistique — ce qui n'est pas le cas de tous
les exemples.
Quelques mots de commentaire sur le choix des exemples: nous supposerons que
dans le contexte choisi, 200F est une somme neutre, ni spécialement élevée, ni non
plus particulièrement faible, d'où d'ailleurs le choix du mot truc pour éviter
précisément ce type de connotations. Nous excluons également toute lecture
ironique. Certes, une telle lecture rend par exemple (3) tout à fait acceptable: mais
en lui conférant un sens proche de (2). Le phénomène reste donc entier: sans lecture
ironique, (3) nous paraît pour l'instant inacceptable.
figure 1
Là où les choses prennent une tournure nettement moins plaisante, c'est que
l'on a vite fait de trouver des contre-exemples nullement exceptionnels.
Considérons par exemple:
L'anomalie que nous avions signalée à propos de l'exemple (3) n'apparaît pas
dans l'exemple (7) pourtant tout à fait comparable. Or, cette anomalie fondait la
notion d'opérateur argumentatif. On se trouve donc devant le choix suivant:
renoncer à cette notion, mais alors la différence de comportement entre (3) et (7)
reste mystérieuse; ou alors conserver la notion d'opérateur argumentatif, mais alors
la possibilité de (7) fait problème. Par ailleurs, la notion d'opérateur argumentatif
nous semble présenter un intérêt certain, même si la définition que nous en avons
donnée est inadéquate.
10
L'idée de tels mécanismes est en fait tout à fait explicite chez Aristote , pour
qui les raisonnements sont menés à l'aide de principes généraux, des lieux communs
qu'il appelle des topoï, et c'est grâce à ces lieux communs que «...ce qui est dit
signifie...». En déclarant par exemple que:
Je ne vois pas pourquoi j'aiderais quelqu'un qui n'a jamais remué le petit doigt
pour moi.
Ces topoï sont des principes généraux, qui servent d'appui au raisonnement, et
jouent mutatis mutandis un rôle analogue aux axiomes d'un système formel. Ils ne
font jamais l'objet d'une assertion, mais servent à en produire. Ils sont admis au
sein d'une communauté d'individus plus ou moins vaste: ce peut être la
communauté linguistique toute entière, un sous-groupe de cette communauté et, cas
extrême, un groupe réduit à deux individus dans le cadre par exemple d'une
discussion, où i l s'agit alors de l'emporter sur l'autre, au besoin en utilisant des
topoï créés de toutes pièces.
Les remarques qui précèdent n'apportent rien de nouveau par rapport à la pensée
aristotélicienne qui les avait déjà faites ou à tout le moins entrevues. Là où nous
divergeons d'Aristote, et où se trouve peut-être notre originalité, c'est en ce que
nous prétendons que, fondamentalement, les topoï sont de nature scalaire. À une
sémantique vériconditionnelle binaire, nous opposons donc une sémantique
argumentative scalaire. La base topique de la langue est formée de topoï graduels,
qui sont de la forme (ou peuvent s'y ramener moyennant un jeu formel de
négations): «Plus un objet O a la propriété P, plus un objet O' a la propriété P'».
Ainsi la compagnie Air Inter avait pris comme slogan «Le raccourci», slogan
qu'elle appuyait par un topos graduel, à savoir: «Moins on roule, plus on va vite»,
slogan dont le fonctionnement ne repose sur rien de «logique». D'autant moins que
le topos opposé «Plus on roule, plus on va vite» pourrait aussi bien être évoqué.
Par exemple, par la S.N.C.F. désireuse de faire valoir quel est le mode de transport
le plus rapide sur de longues distances, vrais ou faux d'ailleurs.
Dernière remarque d'ordre général sur les topoï graduels: pour la plupart d'entre
eux, i l existe un seuil au-delà duquel le topos n'est plus valable, i.e. ne peut plus
s'appliquer. Dans les deux exemples:
Cet article ne m'inspire pas confiance: il est tellement bon marché que ça doit
cacher quelque chose.
Quand je dis que j'aime la soupe chaude, ça ne veut pas dire qu'il faut me la servir
brûlante!
il est indiqué qu'un seuil a été dépassé qui fait que les deux topoï «plus c'est bon
marché, meilleure est la transaction» et «plus la soupe est chaude, plus on est
content» respectivement, ne peuvent plus s'appliquer. I l y a d'ailleurs des mots et
des expressions spécialisées dans ce rôle d'indicateur de dépassement de seuil: ainsi,
pas à ce point, trop, pour autant, etc.
1. Une phrase ne détermine pas la classe des conclusions que l'on peut atteindre
au travers de ses occurrences (les énoncés), mais renvoie à un ensemble de
topoï graduels.
2. Ces topoï graduels représentent les trajets que l'on doit obligatoirement
emprunter en vue d'atteindre, par un énoncé-occurrence, une conclusion
spécifique.
Utiliser une occurrence d'une phrase dans un énoncé c'est donc mettre en place
un graphe de trajets dont on devra obligatoirement emprunter tout ou en partie par
le seul fait d'avoir énoncé ce que l'on a éconcé. Énoncer, c'est se choisir par avance
des itinéraires. Parler, c'est convoquer des lieux de passage obligés pour le discours
à venir. Sauf bien sûr à indiquer que l'on désire changer de dynamique discursive.
THÉORIE DE L'ARGUMENTATION 25
Revenons à nos exemples (5), (6), (7) et (8). Le français possède les quatre
topoï suivants:
Remarquons que ces quatre topoï sont d'un usage courant et qu'ils correspondent à
des idéologies assez banales qui conseillent, soit de prendre sont temps, soit de ne
pas en laisser perdre la moindre miette. Nos exemples peuvent alors se représenter
sur les graphes ci-après:
•T
/ 3
(8") Prends ton temps: il n'est que huit heures, il n'est même que huit heures
moins cinq.
Revenons maintenant à nos exemples (1), (2), (3) et (4); i l y a deux topoï
bien connus liés dans notre culture aux idées de mine et d'économie, et qui sont
(Rl) «Plus une dépense est élevée, plus elle est injustifiée.»
(R2) «Plus une dépense est faible, plus elle est justifiée.»
On voit que (1) peut s'interpréter à l'aide de (Ri), et (2) et (4) à l'aide de (R2). Pour
que (3) soit interprétable, et en appliquant le test de même, i l faudrait que l'on
puisse diie :
(3") Tu vas te ruiner: ce truc ne coûte que 200F, et même que 190F.
(R3) «Plus une dépense est faible, plus elle est injustifiée.» Or, nos
exemples comportent les deux mots de ruine et d'économie, qui
entraînent que de tels énoncés s'adressent d'emblée à une collectivité
linguistique bien particulière: celle pour laquelle la dépense est
mauvaise et l'économie bonne. (R3) est donc hors propos d'entrée,
ainsi que son symétrique:
(R4) «Plus une dépense est forte, plus elle est justifiée.» On aura remarqué
que nous avons dit de ces deux topoï qu'ils étaient hors propos, non
qu'ils n'existaient pas. Car ils existent en fait bel et bien, mais ne
THÉORIE DE L'ARGUMENTATION 27
Ce que — en s'appuyant sur le test de même — on peut représenter sur les graphes
ci-après:
On remarque que l'utilisateur de (9) et (10) ne trahit pas son idéologie: chacun de ces
deux exemples pourrait être accompagné de l'un ou l'autre commentaire C'est
peu/C'est beaucoup . En revanche, l'auteur de (11) se révèle un tenant du potlach
généreux, alors que celui de (12) est un partisan de l'économie mesquine. On
constate enfin une nouvelle fois que l'adjonction de ne...que... n'a pas restreint
28 JEAN-CLAUDE ANSCOMBRE
l'ensemble des conclusions possibles, mais uniquement les trajets permettant d'y
parvenir.
4. Topoï et proverbes
Notre intérêt pour les proverbes peut donc se résumer de la façon suivante: on
trouve des représentations topiques dans la classe des proverbes.
Une première remarque: les proverbes sont liés aux représentations topiques de
plusieurs façons distinctes. I l y a tout d'abord des proverbes qui sont de simples
représentations topiques: Qui va à la chasse perd sa place; Loin des yeux, loin du
coeur; Qui veut voyager loin, ménage sa monture; Qui attendre peut, a ce qu'il
veut; La fortune sourit aux audacieux; La raison du plus fort est toujours la
meilleure, etc. À côté de ces représentations topiques simples, il existe une autre
espèce de proverbes que l'on pourrait appeler des représentations anti-topiques. Ces
proverbes servent à dire qu'une forme topique particulière ne convient pas. Par
exemple: Bonne renommée vaut mieux que ceinture dorée; L'argent ne fait pas le
bonheur; Abondance de biens ne nuit pas; Rien ne sert de courir il faut partir à
point; L'habit ne fait pas le moine; Un bon tiens vaut mieux que deux tu l'auras,
etc. Nous verrons que certaines de ces représentations anti-topiques sont également
des représentations topiques.
1. Proverbes et généricité:
Les gens qui utilisent leur voiture dans la région parisienne savent à quoi ils
s'exposent.
Généralité qu'il pourrait aussi bien exprimer en utilisant une forme proverbiale:
11. Signalons qu'en ancien français, ce qui avait, entre autres valeurs, celle très bien attestée de "Si on...".
THÉORIE DE L'ARGUMENTATION
énoncé qui redevient tout à fait acceptable si l'on supprime l'adverbe dénonciation.
En revanche, B peut tirer du proverbe un argument en recourant à une
«localisation»:
Fais attention, écoute. Sincèrement/franchement/honnêtement/entre nous, ici,
qui va à la chasse perd sa place.
3. Proverbes et thème/propos:
Les proverbes ont un certain nombre de points communs avec le thème d'un
énoncé. Ce fait n'est pas surprenant dans la mesure où, comme le thème, le
proverbe n'est pas «affirmé», «annoncé», mais présenté comme un certain cadre à
partir duquel on parle, à l'intérieur duquel on dit se situer. En particulier
De la même façon, le thème ne fait jamais l'objet d'une interrogation, cet objet
étant quasiment par définition le propos. Remarquons qu'en revanche, un proverbe
peut faire l'objet d'une demande de confirmation par interrogation rhétorique:
Une hirondelle a-t-elle jamais fait le printemps?
Ne dit-on pas qu'à quelque chose malheur est bon?
La fortune ne sourit-elle pas aux audacieux?
N'est-il pas vrai que qui va à la chasse perd sa place?
THÉORIE DE L'ARGUMENTATION 33
Remarquons que l'impossibilité n'est pas complète, si l'on tire du proverbe une
réponse comme Oui. Mais alors, le proverbe n'est pas la réponse, mais ce à partir
de quoi on la reconstruit. Le phénomène est d'ailleurs général et dépasse le cadre
proverbial. Si l'on donne à une réponse une forme de proverbe — c'est-à-dire si on
lui confère ce caractère de généralité propre aux topoï — elle devient alors très
bizarre. Supposons que A, affligé d'une grippe tenace, déclare à B:
c) Remarquons enfin que l'extraction donne des résultats bizarres lorsqu'elle est
appliquée aux proverbes. Ou bien elle est syntaxiquement impossible:
Si on est loin des yeux, on est loin du coeur.
Loin des yeux, loin du coeur.
C'est loin du coeur, que l'on est, si on est loin des yeux.
*C'est loin du coeur, que loin des yeux.
Cette impossibilité de subir l'extraction est typique des expressions qui présentent
un cadre de la parole (nous y reviendrons). Remarquons que par ailleurs, l'extraction
peut être impossible pour des raisons de figement:
* C'est sa pipe que Pierre a cassée.
* C'est deux coups que Marie a fait d'une Pierre.
HC'est chaussure à son pied que Max a trouvé avec Rébecca.
Dans le cas des proverbes, l'impossibilité d'extraction peut avoir l'une des deux
sources: on considère souvent que les proverbes sont des expressions figées. Le
problème qui se pose est alors le suivant: les proverbes sont-ils réellement des
expressions figées? Ne serait-il pas plus juste de dire que les formes proverbiales
sont sémantiquement spécialisées dans une certaine fonction: celle de servir de cadre
au discours. En tant que telles, elles exhibent donc les propriétés propres à une
telle fonction (et sur lesquelles nous reviendrons). Le figement serait alors une
illusion, du moins dans le cas des proverbes. Une étude beaucoup plus approfondie
reste bien sûr à faire.
Tous les proverbes ne sont pas des représentations topiques ou, du moins, la
question se pose-t-elle pour certains d'entre eux, en particulier les proverbes dits
«météorologiques»: Petite pluie abat grand vent, En avril ne te découvre pas d'un
fil, etc. Si l'on se borne à ceux des proverbes qui sont rattachés à une
représentation topique, on trouve quatre grandes «formes» de tels proverbes:
3. Les formes «à seuil», où ce seuil est presque toujours indiqué par une ou
plusieurs occurrences de trop. Ce sont des représentations topiques destinées
à indiquer qu'une forme topique n'est pas valable parce qu'un certain seuil a
THÉORIE DE L'ARGUMENTATION 35
été dépassé, au delà duquel la forme topique cesse d'être applicable. Par
exemple: Trop parler cuit, Qui trop embrasse mal étreint.
Le problème qui se pose apparaît alors clairement: s'il est facile de classer les
représentations topiques selon leur forme, le problème de la forme topique
représentée reste entier. Raisonnons sur l'exemple: Chien qui aboie ne mord pas.
C'est une forme à négation, certes, mais i l y a (au moins) deux façons de
l'interpréter. La première serait d'y voir une représentation topique du refus d'une
forme topique. En l'utilisant, on fait savoir que la forme topique (+impressionnant,
+dangereux) est hors de propos. Ce que nous symboliserons par la graphie
commode ~ (+impressionnant, +dangereux). Une seconde interprétation serait d'y
voir simplement la forme topique (+impressionnant, -dangereux). Comment déci-
der entre les deux représentations? Plus, n'y a-t-il pas un passage de l'une à l'autre?
On pourrait imaginer, ne serait-ce que diachroniquement, qu'une représentation
topique de ~ (+P, +Q) finisse par représenter la forme topique (+P, -Q).
Une précision: les acceptabilités qui suivent sont des moyennes des
acceptabilités fournies par interrogation de sujets parlants. En tant que moyennes,
il est clair qu'elles ne peuvent recouper à 100 % les sensibilités individuelles.
36 JEAN-CLAUDE ANSCOMBRE
Remarque: une petite propriété liée à l'anaphore confirme qu'une forme topique ne peut
caractériser une situation particulière, i.e. ne peut être présentée comme une propriété
d'une situation telle. Mais une forme topique peut être présentée comme un principe
général dont relève la situation particulière envisagée. C'est ce que montre la
comparaison des exemples suivants:
Ce qui caractérise notre profession, c'est qu'on peut prendre des risques.
Ce qui caractérise notre profession, c'est qu'on peut y prendre des risques.
* Ce qui caractérise notre profession, c'est que la fortune sourit aux audacieux.
Ce qui caractérise notre profession, c'est que la fortune y sourit aux audacieux.
Série d'exemples qui semble contredire ce qui précède. Notre explication sera la
suivante: bien sûr, et comme précédemment, le locuteur de ces représentations
topiques n'en est pas l'auteur. En tant que telles, elles ne sont pas le fruit de sa
réflexion personnelle. Mais il est du ressort de son opinion propre qu'elles puissent
s'appliquer dans un cas particulier. C'est ce qui se passe d'une certaine manière,
selon nous, dans les cas précités, cas dont on aura remarqué qu'aucun ne fait partie
de ce que nous avons appelé des représentations topiques «simples». En disant par
exemple Mieux vaut tenir que courir, le locuteur dit préférer la forme topique
(+TENIR, +AVOIR) à la forme topique (+COURIR, +AVOIR). Bien que la
langue mette à sa disposition une représentation topique susceptible d'exprimer cette
préférence, le fait d'avoir marqué cette préférence est personnellement attribué au
locuteur. I l est l'auteur de cette préférence, même s'il n'est pas l'auteur de la
représentation topique qui la fonde. De même, en disant L'habit ne fait pas le
moine, le locuteur se présente comme s'opposant en son nom propre — et la
négation syntaxique ne joue pas un moindre rôle dans l'histoire — à quelqu'un qui
aurait soutenu que le principe général approprié à la situation était
(+RESSEMBLER, +ÊTRE). Un test supplémentaire en fournira confirmation.
Comparant entre eux les expressions Je trouve que (au sens de «Je pense que») et
J'estime que, O. Ducrot (cf. bibliographie) les oppose entre autres choses par le trait
«prédication originelle». Pour pouvoir dire Je trouve que p, i l faut que p exprime
un jugement porté par le locuteur. Ce trait n'est en revanche pas nécessaire dans le
cas de J'estime que p. Combinons ces deux expressions à nos proverbes. On
constate immédiatement que formes simples tolèrent mal Je trouve que, beaucoup
mieux J'estime que.
La négation n'y est pas — ou plus — une dénégation de la forme topique, mais une
simple négation de prédicat, destinée à fournir un nouveau prédicat. Ce qui n'est
pas le cas dans:
Ve trouve que l'argent ne fait pas le bonheur.
Bien entendu, tout ce qui précède ne constitue qu'une première série de repères
pour une étude plus fine. De nombreuses contraintes interviennent en effet.
Signalons en particulier qu'un des problèmes les plus critiques est la mise en place
de critères permettant de décider quand i l y a ou non application «locale» d'une
représentation topique.
Pour illustrer ce propos, nous avons choisi trois exemples appartenant à des
domaines très différents de l'analyse linguistique.
40 JEAN-CLAUDE ANSCOMBRE
D'un point de vue purement syntaxique, ces constructions ont été, entre autres,
étudiées par M. Gross, J. Giry-Schneider, G. Gross, J. Labelle, R. Vives. Pour ce
qui est des propriétés sémantiques, on pourra consulter Anscombre 1986a; 1986b.
Nous avons pour notre part montré que ces constructions n'étaient pas des
constructions figées (hypothèse habituellement faite, mais qui ne résiste pas à
l'examen des données, en particulier diachroniques), et que l'absence d'article en
surface était imputable à la présence d'un déterminant zéro. Un tel déterminant zéro
introduit, comme tous les déterminants, des contraintes qui lui sont propres, et qui
sont responsables des propriétés syntaxiques et/ou sémantiques des constructions ci-
dessus.
Enfin, nous tenons à préciser, pour rassurer les esprits chagrins, que toutes les
acceptabilités et inacceptabilités invoquées ici proviennent d'un corpus de plusieurs
milliers d'exemples, établi sur la base de documents écrits et oraux de toute
provenance. I l nous arrivera cependant, pour la commodité de l'exposé, de
simplifier certains exemples qui apparaissent dans des énoncés forts longs.
et dès lors que l'on se penche sur une liste suffisamment étendue d'exemples, une
propriété émerge. En fait, deux types d'adjectifs peuvent apparaître dans ces
constructions:
Notons que cette propriété possède son correspondant dans le domaine de l'imparfait
(cf. Ducrot 1979, Anscombre 1986a, 1986b).
b) Des adjectifs de type «restrictif», point que nous allons plus particulièrement
étudier ici. En voici quelques exemples:
Ordre formel a été donné aux soldats d'attaquer à l'aube.
Cet appareil nous a donné totale satisfaction.
Il semble que les journalistes aient libre accès à l'information.
Oliver avait toujours prêté grande attention à la toilette féminine (M. Mohrt, La
guerre civile, p. 85).
Ferme décision fut prise de lancer la campagne dès la fin du printemps (M.
Mourier, Parcs de mémoire, p. 122).
L'hypothèse que nous voudrions justifier est la suivante: dans les constructions qui
nous occupent, lorsqu'un N est précédé d'un article zéro, ce dernier sélectionne
automatiquement la forme topique (+N, +X). Par rapport à la gradation +N, les
adjectifs: a) «Négatifs» (par exemple, distrait pour attention ; une attention distraite
JEAN-CLAUDE ANSCOMBRE
n'est pas une attention); b) Indiquant un trop faible degré (par exemple, médiocre
pour satisfaction ) ne sont en aucun cas possibles. Remarquons que le cas b) se
ramène facilement au cas a). C'est une loi banale en langue qu'un degré trop faible
sur une gradation incline à considérer la gradation inverse. En disant Max est
médiocrement satisfait de ses résultats, j'explique la mauvaise humeur de Max,
difficilement (sauf en cas de masochisme chronique) son sourire épanoui.
Ce que nous voudrions montrer, c'est que le détour par la théorie des topoï
permet de montrer que notre seconde hypothèse est une conséquence immédiate de la
première, et pour ce faire, nous allons étudier les propriétés des expressions qui
servent à présenter le(s) cadre(s) d'un énoncé.
Les deux premiers énoncés sont à peu près synonymes, ce qui n'est pas le cas des
deux suivants. La propriété apparaît clairement si l'on oppose un adverbe qui ne
peut être dénonciation, comme avec franchise, et un adverbe qui ne peut être que
dénonciation, comme décidément:
Est-ce que Max t'a parlé avec franchise?
*Avecfranchise,est-ce que Max t'a parlé?
Que faire, décidément, pour qu'il change d'avis?
Décidément, que faire pour qu'il change d'avis?
En revanche:
Max m'a parlé avec franchise.
C'est avecfranchiseque Max m'a parlé.
Ils ne peuvent donc être présents ni dans des relatives restrictives, ni dans des
complétives:
Le médecin qui est optimiste est un ami de la famille.
Le médecin, qui est optimiste, est un ami de la famille.
11Le médecin qui est décidément optimiste est un ami de la famille.
Le médecin, qui est décidément optimiste, est un ami de la famille.
Pierre cherche à ce que Max fasse faillite.
Pierre cherche décidément à ce que Max fasse faillite.
V.Pierre cherche à ce que Max fasse décidément faillite.
Or, ces adverbes présentent une propriété qui les rapproche de celle qui nous
intéresse dans le cas de l'article zéro. Lorsqu'un degré leur est attribuable, ce ne peut
être qu'un degré fort, à l'exclusion des degrés faibles et négatifs:
44 JEAN-CLAUDE ANSCOMBRE
2. Impossibilité d'interrogation:
Comme dans le cas précédent, une interrogation ne peut porter sur ces
expressions:
*Est-ce qu'à l'étonnement de tous, Max est arrivé à l'heure?
*Est-ce qu'à sa grande surprise, Pierre a vu Max entrer?
^Est-ce qu'à ta profonde stupéfaction, Max a accepté?
THÉORIE DE L'ARGUMENTATION 45
3. Impossibilité d'extraction:
Le phénomène est moins net que dans le cas des modalités dénonciation. En
fait, il semble qu'il faille distinguer deux types d'exemples: les exemples sans verbe
de perception, qui supportent très mal l'extraction, et les exemples avec verbe de
perception, pour lesquels l'extraction semble plus facile:
À ma grande surprise, Max est arrivé à l'heure.
À ma grande surprise, j'ai vu Max arriver à l'heure.
V.C'est à ma grande surprise que Max est arrivé à l'heure.
C'est à ma grande surprise que j'ai vu Max arriver à l'heure.
À la profonde stupéfaction de Pierre, Max a accepté ses conditions.
À sa profonde stupéfaction, Pierre a entendu Max accepter ses conditions.
V.C'est à la profonde stupéfaction de Pierre que Max a accepté ses conditions.
C'est à sa profonde stupéfaction que Pierre a entendu Max accepter ses
conditions.
Au grand chagrin de Pierre, Marie lui échappait.
A son grand chagrin, Pierre sentait Marie lui échapper.
V.C'est au grand chagrin de Pierre que Marie lui échappait.
C'est à son grand chagrin que Pierre sentait Marie lui échapper.
Quoi qu'il en soit, l'extraction par c'est...que de telles expressions semble difficile,
sauf présence d'un verbe de perception, lequel permet apparemment de tourner la
difficulté.
Bien que les notions de thème et propos soient délicates à circonscrire, on peut
cependant, dans les cas les plus simples, faire apparaître d'intéressantes propriétés.
Pratiquement par définition, le thème ne peut être interrogé. I l est bien connu, de
plus, qu'une expression relative au thème peut toujours — sauf contrainte
syntaxique indépendante — être placée en position frontale. Enfin, le thème d'un
énoncé ne peut être extrait par c'est...que, propriété qui l'oppose précisément au
propos. Pour ce qui est du comportement avec les complétives et les relatives, le
problème est très délicat, et nous ne pouvons l'exposer ici. Nous nous
contenterons de l'illustrer sur un phénomène qui partage de nombreuses propriétés
avec le thème, celui de la présupposition. Et plus particulièrement, sur la différence
— un présupposé d'existence — entre le deux syntagmes nominaux son livre et un
livre, différence que l'on peu percevoir sur les exemples suivants:
Max s'est plaint de ce que son livre n'était pas arrivé.
Max s'est plaint de ce qu'un livre n'était pas arrivé.
Son livre, Max s'est plaint de ce qu'il n'était pas arrivé.
*Un livre, Max s'est plaint de ce qu'il n'était pas arrivé.
Voici un autre cas du même acabit, celui de l'adjectiffaible combiné avec chance:
Nous avons une faible chance de nous en sortir: les gens commencent à se
mobiliser autour de nous.
Nous avons une faible chance de nous en sortir: personne n'est apparemment
disposé à nous aider.
*Notre chance de nous en sortir est faible: les gens commencent à se mobiliser
autour de nous.
Notre chance de nous en sortir est faible: personne n'est apparemment disposé à
nous aider.
Notre faible chance de nous en sortir réside dans le fait que les gens commencent
à se mobiliser autour de nous.
11Notre faible chance de nous en sortir provient de ce que les gens ne semblent
pas disposés à nous aider.
Revenons à notre article zéro. Rappelons que nous avons fait l'hypothèse
générale qu'à tout item lexical est attaché un ensemble de schémas topiques, en
particulier, aux items nominaux. Les trois phénomènes que nous venons d'étudier
font apparaître la règle suivante: un substantif N renvoyant à la gradation P des
t
schémas topiques (P, X) qui lui sont attachés, sélectionne automatiquement les
formes topiques «positives» (+P, ±X), lorsque ce substantif N introduit un cadre
discursif. Dans le cas par exemple de l'expression À mon grand étonnement, les
formes topiques sélectionnées seront du type (+SURPRISE, +X). Si tel est le cas,
seuls les adjectifs allant dans ce sens «positif» (i.e. le sens croissant) et indiquant
un degré suffisant seront possibles comme épithètes de N. Puisque dans les
48 JEAN-CLAUDE ANSCOMBRE
Voici maintenant deux autres cas pour lesquels nous ne présenterons qu'un
exposé programmatique, destiné à montrer l'intérêt de la notion de topos pour
l'étude de certaines propriétés syntactico-lexicales. L'étude complète de ces deux cas
déborderait largement le cadre de cet article, et fera l'objet de deux publications
ultérieures.
Le français standard possède une construction très curieuse (qui n'est pas
attestée dans tous les dialectes) et qui semble n'avoir fait l'objet d'aucune étude
systématique. Il s'agit des formes suivantes, attestées aussi bien à l'écrit qu'à l'oral:
Le mur est commencé de construire depuis hier.
Le trou estfinide creuser.
Mon article n'est pas fini de rédiger.
Les chaussures ont été portées à ressemeler.
La voiture a été donnée à réparer.
On voit ce que ces constructions ont de curieux: le sujet du passif est complément
de l'infinitif introduit par une préposition (nous ne discuterons pas ici le problème
de savoir si le groupe nominal sujet du passif est syntaxiquement complément
d'objet de l'infinitif ou sémantiquement patient du procès). Nous appellerons
provisoirement semi-passives de telles constructions, cette étiquette n'ayant d'autre
finalité que la commodité (une étude générale sur ce type de construction est en
préparation). La plupart du temps, i l y a une construction concurrente à double
passif, plus lourde, mais souvent préférée par les sujets parlants:
Le mur est commencé d'être construit depuis hier.
Le trou estfinid'être creusé.
Mon article n'est pas fini d'être rédigé.
Les chaussures ont été portées pour être ressemelées.
La voiture a été données pour être réparée.
Ces contraintes ne seront pas celles qui nous occuperont ici. I l y en a en fait une
autre, apparemment de type lexical, et qui concerne le lien sémantique entre le
groupe sujet (du passif) et l'infinitif. Si on propose aux sujets parlants des énoncés
hors tout contexte, on obtient les curieux résultats suivants:
L'interprétation que nous donnerons de ces phénomènes repose sur l'idée que le
lexique n'est pas un recueil de constantes, mais qu'à chaque item lexical est attaché
un ensemble de schémas topiques. Les items lexicaux ne sont donc pas «isolés»,
mais reliés entre eux par le biais de ces schémas topiques, ce que nous avions
exprimé ailleurs en disant qu'il y a une structuration topique du lexique
(Anscombre-Ducrot 1986). À tout item lexical sont attachés des schémas topiques
de la forme (G, G'), où G est une gradation de départ, et G' une gradation d'arrivée.
La structure syntactico-lexicale de l'énoncé détermine lesquels de ces schémas
JEAN-CLAUDE ANSCOMBRE
a) Tout énoncé exprime un certain point de vue sur des entités et des événements.
f
ressortir ce «lien naturel», telles les formes semi-passives. Ce phénomène n a
d'ailleurs rien d'exceptionnel. En voici un autre exemple que nous
n'analyserons pas. Considérons l'énoncé:
Sur ce point précis, il y a un amendement en cours de rédaction.
Le point précis qui nous occupera ici est la relation particulière que les verbes
inchoatifs entretiennent avec le temps. D'une part, ils supportent la forme
progressive, propriété qu'ils partagent avec les verbes d'activité et
d'accomplissement:
Les feuilles mortes sont en train de brûler.
La soupe est en train de cuire.
La plaie est en train de cicatriser.
Le mélange est en train de durcir.
Plus intéressant encore est leur possible combinaison avec certains adverbes:
Cette propriété, qui semble indiquer le caractère graduel de l'action décrite, est propre
aux inchoatifs. Les autres types de verbes ne la possèdent généralement pas, et de
plus, elle a lieu que l'inchoactif soit morphologiquement dérivé d'un adjectif
(durcir), d'un nom (cicatrice ) ou de quoi que ce soit d'autre (brûler, cuire ). Cette
propriété en fait découvrir une autre: pour ceux des verbes inchoatifs qui sont
symétriques, cette combinaison n'est possible qu'avec une seule des deux
constructions attachées aux verbes symétriques:
La soupe cuit de plus en plus.
IWierre cuit de plus en plus la soupe.
La plaie cicatrise insensiblement.
11Le chirurgien cicatrise insensiblement la plaie.
Le mélange durcit petit à petit.
(l)Le froid durcit petit à petit le mélange.
mais qu'il ne s'agit là d'un contre-exemple. Ce ne sont pas les mêmes feuilles dont
il est dit qu'elles brûlent progressivement On le voit avec un objet au singulier:
*Le jardinier brûle progressivement la planche.
THÉORIE DE L'ARGUMENTATION 53
NB. À propos des exemples envisagés, signalons que Pierre cuit de plus en plus la
soupe est possible, mais seulement en lecture itérative. Pour Le froid durcit petit à
petit le mélange, i l n'est pas totalement impossible, mais les sujets parlants
préfèrent Le froid fait petit à petit durcir le mélange. De tels énoncés sont en fait
possibles, à condition que le groupe sujet dénote une action pourvue de durée, et
susceptible de gradation: La congélation progressive durcit petit à petit le mélange.
Une question qui se pose est de savoir s'il existe des verbes inchoatifs
convoquant une forme topique du type (+t, -P): plus le temps passe, moins une
propriété est possédée par un certain objet. En fait, ils semblent rares: citons
réduire (un liquide), diluer, si du moins on tient à la propriété de symétrie. Sans
cette propriété, on trouve: s'évanouir, s'estomper, disparaître, se fondre, se
désagréger, se défaire. Ce phénomène est peut-être dû à une morphologie
relativement pauvre en affixes, en comparaison d'autres langues (comme les langues
slaves).
54 JEAN-CLAUDE ANSCOMBRE
6. Conclusion
b) Une fois opérée cette mue, nous avons tenté de montrer comment les nouveaux
concepts mis en place permettaient l'appréhension de phénomènes jusqu'alors
inexpliqués.
En ce sens, nous pensons avoir été fidèle à l'esprit scientifique. Une théorie
est avant toute chose un outil d'exploration.
Jean-Claude Anscombre
C.N.R.S., E.H.E.S.S.
THÉORIE DE L'ARGUMENTATION
Références
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événementielles» (à paraître; environ 100 pages).
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DUCROT, O. (1972) Dire et ne pas dire, Ed. Hermann, Paris.
DUCROT, O. (1975) «Je trouve que», Semant ikos 1, n ° l , pp. 62-88.
f