Les Mécanismes Énonciatifs de La Réfutation: Gisèle Losier
Les Mécanismes Énonciatifs de La Réfutation: Gisèle Losier
Les Mécanismes Énonciatifs de La Réfutation: Gisèle Losier
2024 00:55
Éditeur(s)
Université du Québec à Montréal
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0710-0167 (imprimé)
1705-4591 (numérique)
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1. Introduction
2. Polyphonie et réfutation
Un point de vue réfutatif peut se manifester dans certains énoncés mais cela ne
signifie pas qu'on puisse toujours appliquer la définition de la réfutation que j'ai
proposée. On le remarque dans la description de «toujours», où l'orientation
globale de l'énoncé est positive. A. Cadiot et al. (1985) affirment que la présence
de «toujours» dans un énoncé comme «Allons au bistro, on y sera toujours au
chaud» implique une appréciation de sa force argumentative: «Tout en concédant que
l'argument est faible, le locuteur demande de le prendre quand même en
considération.» (p. 108) Le locuteur fait intervenir plusieurs énonciateurs ( E l ,
E2,...) exprimant chacun son point de vue et certains d'entre eux ont pour rôle d'en
réfuter un autre. En d'autres termes, c'est dans la description de la phrase sous-
jacente (où des énonciateurs rejettent ou adoptent des points de vue) qu'intervient la
réfutation. Le locuteur présente son énoncé p comme argument pour une
conclusion r, mais la «réfutation» consiste à présenter comme reconnue la faiblesse
de cet argument p, ce qui ne s'accorde pas avec ma définition. Par contre, «toujours
est-il» est susceptible d'apparaître en contexte réfutatif (même si c'est pour réaliser
2
un acte parenthétique) . Avant d'étudier des exemples où se réalise une réfutation,
quelques précisions terminologiques.
1. Les expressions à polarité négative sont, à des degrés divers, la marque d'un point de vue rejeté, par exemple
«quand même», «cependant», «malgré cela», «malgré tout», «néanmoins», «toutefois», «quoiqu'il en soit», «encore»...
2. Cf. TJ3. Nguyen (1986) pour une définition de ces termes et une synthèse des études sur «toujours».
112 GISÈLE LOSIER
Ch. Perelman (1977) a établi les termes d'une «nouvelle rhétorique» constituée
par sa théorie de l'argumentation. Cette théorie reprend et prolonge l'étude des
raisonnements dialectiques d'Aristote, en décrivant les stratégies utilisées pour
appuyer ou rejeter des thèses. L'étude du raisonnement n'est donc pas fondée sur des
inferences univoques mais sur des discours construits en vue de convaincre et de
persuader. Il n'y a pas nécessairement une relation d'implication entre un argument
et une conclusion, mais seulement un accord que certains arguments — forts ou
faibles — peuvent être utilisés pour ou contre une thèse.
3. Cf.G.Losier(1987).
4. La force illocutoire plus la force rhétorique d'un énoncé constituent sa force pragmatique (p. 17).
LA RÉFUTATION 113
S. On peut le voir à propos de cet extrait d'un éditorial où le journaliste critique la tentative d'un groupe de
dissidents du Parti Libéral fédéral d'avoir cherché à obtenir la démission du chef M. Turner, pour lui substituer M.
Chrétien.
«Le chef est trop impopulaire! sérénadaient-ils sans dérougir. Et ceci de citer Gallup ou Angus Ried unanimes à
dire qu'avec un autre leader — Jean Chrétien par exemple—le triomphe demeurait incontournable.
Pourtant, les mêmes sondeurs signalaient aussi qu'avec Turner, la victoire était assurée.» («D'un putsch à
l'autre», Le Devoir, 19 mai 1988.)
Selon le journaliste, les «complotards anti-Tumer» font intervenir une relation de causalité entre la présence de
Turner (la cause) et la perte probable des élections (un effet négatif), déclarant qu'un autre chef (une cause différente)
amènerait — selon les sondages — le parti à la victoire (un effet positif). Le journaliste réfute en mettant en doute la
bonne foi de certains. Cette contradiction n'est possible que dans une système unifié de pensée, «les mêmes sondages»,
mais l'accusation vise moins les propos que leurs auteurs.
114 GISÈLE LOSIER
La proposition non-p (en admettant pour simplifier que p soit «Il y a de la lumière
à ses fenêtres»), rectifiée et justifiée au moyen de q, constitue la prémisse rejetée,
qui entraîne la réfutation de la proposition r, ce qu'on peut schématiser comme suit
(en utilisant la relation «être argument pour»):
(2) B: Ce ne sont pas ses fenêtres (non-p), mais celles de son voisin (q).
7
À cause des conditions qui sont liées à l'utilisation du «mais» de réfutation , on
peut affirmer que règle générale, Yacte de réfutation concerne un énoncé qui sert de
prémisse dans une argumentation.
6. Une remarque sur la relation «être argument pour». En cherchant à la rapprocher de la définition
aritostélitienne,on se rend compte que la relation «être argument pour» lie des énoncés, mais qu'elle ne sert pas à
montrer une relation de conséquence (selon la prescription d'Anstote : «montrer qu'un conséquent de la thèse n'est pas
vrai»). Dans cet exemple, c'est r qui a pour conséquent p (généralement... pour que la lumière indique la présence
d'Antoine, il faut qu'il fasse nuit) et non l'inverse.
7. (a) L'emploi de «mais» n'exige pas que q implique non-p
(b) La possibilité d'appliquer la contraposition n'est pas constitutive de la définition de «mais».
LA RÉFUTATION 115
On voit que la réfutation peut également être liée à l'apparition d'une négation
appuyée par des arguments. Dans Dire et contredire (1982), J. Mœschler la définit
comme un acte illocutoire complexe:
«La séquence argumentative est composée d'un
argument de contenu q et d'une conclusion de contenu
non-p. Si q est argument pour non-p, c'est que son
statut vérifonctionnel ne prête pas à discussion [...].
Une réfutation est constituée d'un acte d'assertion non-
p et d'un acte de justification q.» (p. 132)
(4) Cette voiture n'est pas confortable puisque ses sièges ne sont pas
rembourrés.
Le locuteur s'en prend à l'assertion préalable inclue dans les énoncés de contenu
non-p et le refus de p se trouve justifié par q. J. Mœschler affirme que la négation
non-p est considérée comme polémique plutôt que descriptive.
Une négation explicite de p n'est bien sûr pas essentielle pour qu'il y ait
réfutation, comme c'est le cas dans cet exemple cité par l'auteur:
Une différence apparaît cependant entre ces exemples. Alors qu'en (1) et (2) la
proposition non-p (appuyée d'un argument q) correspondait à la prémisse d'une
argumentation réfutative, en (3) et (4) non-p correspond à la thèse et q à la
prémisse.
116 GISÈLE LOSIER
Quel est le statut de cette assertion préalable contenue dans non-p et à quelles
conditions peut-elle faire l'objet d'une réfutation? C'est ce qu'on peut tenter de
déterminer en se référant tout d'abord à la définition que O. Ducrot donne dans Le
Dire et le dit (1984), des divers types de négation.
Lorsque l'énoncé est compris comme l'assertion d'un contenu négatif (plutôt
que l'opposition à un contenu positif), comme par exemple, dire «Pierre n'est pas
intelligent» pour le décrire, on a affaire à une négation descriptive (dont O. Ducrot
affirme qu'elle est un dérivé délocutif de la négation polémique).
D'autres énoncés négatifs sont le signe d'une opposition, non pas entre
énonciateurs mais entre locuteurs, par exemple, lorsqu'il y a négation d'un
présupposé ou encore dans un énoncé tel que «Pierre n'est pas intelligent, i l est
génial». I l s'agit là d'une négation métalinguistique et elle se rencontre dans le
cadre de la réfutation.
Il n'est pas non plus toujours question, à travers une suite non-p connecteur q
— où q justifie non-p —, de réfuter le contenu de l'assertion préalable. Dans
l'exemple «Pierre n'a pas cessé de fumer, en fait i l n'a jamais fumé», l'argument
justificateur q, «Il n'a jamais fumé», se présente comme la contradiction d'un
présupposé de la proposition sous-jacente p, «Pierre a cessé de fumer», et contraint
le droit d'asserter p (ce qui est bien différent du cas où on aurait «Pierre n'a pas cessé
de fumer, puisqu'hier encore i l se promenait la cigarette au bec»). Dans cette
réfutation d'un contenu présupposé, la négation est métalinguistique parce qu'il n'est
pas question de montrer à travers elle, l'énonciateur d'une quelconque assertion
8
préalable .
Dans les contextes que décrit J. Mœschler, que le locuteur soit ou non
identifié à l'énonciateur qui présente l'argument justificateur, il ne fait pas de doute
qu'il se donne pour responsable de la négation. Et l'énonciateur de l'assertion
préalable pourra se trouver assimilé à l'allocutaire, l'être de discours à qui est
adressée renonciation.
La notion d'inférence est utilisée dans certains cas pour désigner une unité de
contenu. C'est, pour C. Kerbrat-Orecchioni, «toute proposition implicite que l'on
peut extraire d'un énoncé, et déduire de son contenu» (1986, p.24). Dans ce cas,
8. Cf. C. Kerbrat-Orecchioni (1986, p.34 et suiv.) sur les possibilités d'enchaînement sur les présupposés.
118 GISÈLE LOSIER
B fait une inference à partir du discours de A. L'acte d'inférer est défini comme suit:
«Le locuteur L d'un énoncé E fait un acte d'inférer si en
même temps qu'il énonce E il fait référence à un fait
précis X qu'il présente comme le point de départ d'une
déduction aboutissant à renonciation de E.» (p. 10)
Ces propriétés inférentielles sont des propriétés des énoncés (par exemple,
lorsque la présence de donc, en effet, puisque, etc. est l'indice d'une activité de
déduction (cf. p. 87)), et on se trouve alors au niveau observationnel. «L'inférence,
précisent les auteurs, est liée à des croyances relatives à la réalité, c'est-à-dire à la
façon dont les faits s'entre-déterminent.» (p. 14) C'est à ce niveau, celui d'une
rhétorique «discursive», que nous situons la relation d'inférence que nous
considérons comme une activité du locuteur plutôt qu'une unité de contenu.
9. L'inférence peut être sémantique, lorsqu'elle s'appuie sur une connaissance d'ordre linguistique, ou
pragmatique, lorsque cette connaissance est d'ordre social (p.337).
LA RÉFUTATION 119
le locuteur donne au moyen de because q, une raison (le mal de tête) de non-p. I l
n'y a pas, selon Corbett, d'inférence, et par conséquent, pas de lecture réfutative.
Pourtant, selon Perelman (cité dans Blanche, 1973), les raisons peuvent être des
arguments que l'on présente pour ou contre une thèse, et, ajoute R. Blanche,
«donner des raisons, n'est-ce pas fournir des prémisses qui soient à la fois
acceptables en elles-mêmes et telles qu'elles aient pour conséquence logique la thèse
qu'on prétend établir?» (p. 15) Ces arguments sont donc évalués en fonction de
l'usage qui en est fait.
(11) (i) No, he killed her because he wanted to collect on her insurance,
10
ou non-restrictive (ou appositive) .
Ce détail a son importance car cela signifie que p ne peut être présupposé
comme dans l'interprétation (i). Le phénomène observé est également valable pour
le français et ces usages sont très pioches de «parce que». On peut tenir compte des
remarques que fait J.C. Anscombre (1983) à ce sujet D'abord en ce qui concerne la
suite p parce que q. Parce que q sert avant tout à établir un lien de causalité entre p
et q (c'est-à-dire que son usage est restrictif) et il n'y a, dans ce contexte, qu'un seul
acte illocutoire.
«En disant p parce que q, on ne fait qu'un seul acte de
langage qui consiste à interroger, affirmer, ordonner,...
etc. un lien de causalité entre p et q. Généralement, le
contenu de p est présupposé.» (p.24)
Or, dans la suite non-p parce que q, la distinction observée ci-haut s'applique,
comme dans les exemples suivants empruntés à J.C. Anscombre:
(ii) Non-restrictif:
Pierre ne pourra peut-être pas venir, parce qu'il n'a pas de moyen de
transport, (p.32)
de toi» vient l'appuyer. La réfutation ne s'accomplit pas au niveau d'un seul énoncé
mais au niveau des conclusions déductibles de plusieurs énoncés.
(13) Oscar is neurotic because of the events that happened during his
childhood.
C'est en (16) seulement qu'il y a lecture réfutative. Pour ce qui est de (13), seule
une interprétation similaire à (15) est possible:
(17) Oscar is not neurotic because of the events that happened during his
childhood, but because his wife left him for his brother Harry.
En (18), le fait «John is home» résulte du fait «John is sick». En (19), «John is
home» est une conclusion inférée du fait «The lights are burning». En (20),
l'argument introduit par «because» justifie la requête «Is John home?».
Après avoir affirmé que c'est en (19) seulement qu'il y a inference, D. Schiffrin
imagine cependant des circonstances où (18) et (20) peuvent recevoir une lecture
inférentielle, par exemple pour (18):
En fait, poursuit l'auteur, chacun de ces exemples peut se prêter aux diverses
lectures selon le contexte.
«Discourse is coherent because of systematic
relationships among different components of talk —
such as idea structures, information states and action
structures.
Given this integrative view of discourse, it should not
be surprising to find that a causal relationship may be
realized on more than one plane of talk at once.»
(p.210)
Nous voyons donc à l'aide de ces exemples, que ces différents énoncés peuvent
recevoir une lecture inférentielle qui est une composante essentielle d'une lecture
réfutative.
11. Cette répartition rappelle celle de Ducrot qui voit dans les exemples suivants des enchaînements sur le
contenu propositionnel, l'acte illocutoire et renonciation :
(i) Les Guermantes sont là, puisque leur voiture est dans la cour.
(ii) Les Guermantes sont là, puisque tu me le demandes.
(iii) Les Guermantes sont là, puisque tu t'intéresses tellement à eux.
LA RÉFUTATION 123
Alors que les relations inférentielles sont des propriétés des énoncés, les
rapports argumentatifs sont décrits au niveau de la phrase, dont ils servent à
représenter la valeur sémantique.
(23) Pierre ne viendra pas à la réunion demain (p); on ne va pas pour autant
renoncer à la réunion (non-q).
(24) C'est bizarre: le thermomètre n'arrête pas de baisser (p); pourtant le ciel
reste bleu (q).
et dans l'énoncé:
(26) Tu dis que tu es fatigué (p) et pourtant tu sors tous les soirs (q).
Il y a dans ces énoncés intervention dénonciateurs qui s'opposent, l'un qui considère
que p est un argument pour non-q, un autre qui supposant à ce mouvement
argumentatif de p à non-q, argumente dans le sens de q.
La «loi générale» sur laquelle se fonde cette loi de discours est constituée du
«topos» suivant
«Si un fait F est généralement suivi d'un fait non-G, la
constatation que G est réalisé amène à penser que non-
F.» (p.77)
À partir de ces exemples, on peut dire que l'aspect réfutatif de certains énoncés
est lié à l'apparition de morphèmes tels que «trop», «pour autant», «pourtant», etc.
Dans tous ces cas le locuteur s'identifie à un énonciateur qui signale son opposition
et refuse de tirer telle conclusion à partir de tel argument. Et ce refus trouve sa
raison d'être dans un argument où apparaît le morphème argumentatif.
7. Remarques conclusives
Si l'on compare ces cas avec les autres exemples qui viennent d'être recensés,
la situation semble de prime abord assez différente. Les morphèmes «pourtant» et
«pour autant» peuvent joindre deux arguments à l'intérieur d'un même énoncé et
dans ce cas un locuteur unique est l'auteur de la suite X connecteur Y. En situation
dialogale, ces connecteurs peuvent introduire une réplique correspondant à un
segment Y et la partie X est énoncée par un autre sujet parlant. Si la réplique pour
autant Y ou pourtant Y, comme dans l'exemple «Pourtant i l a l'air tout content»,
contient une référence à X («Pierre a été recalé à son examen»), i l semble que ce
soit de façon allusive (que cette référence soit sous-entendue).
Il est important de noter que ce n'est pas la suite X connecteur Y qui sert à
accomplir un acte de réfutation, mais plutôt la suite connecteur Y. La suite
pourtant Y, prémisse de l'argumentation, est révélatrice de l'identification du
126 GISÈLE LOSIER
Les exemples qui viennent d'être étudiés ont en commun de contenir la marque
d'une opposition du locuteur à une certaine conclusion. En termes de polyphonie,
cela signifie l'identification du locuteur à l'énonciateur qui adopte ce point de vue.
Cette opposition n'est pas nécessairement liée à l'apparition d'une négation
explicite, mais elle se trouve, de façon constante, liée à l'apparition d'un argument
justificateur.
La structure des énoncés qui ont été étudiés contient les marques d'une
réfutation et elle est indicatrice de la mise en œuvre du processus réfutatif au niveau
du discours.
Gisèle Losier
Université de Waterloo
LA RÉFUTATION 127
Références