1 - La Poésie Lyrique Occitane
1 - La Poésie Lyrique Occitane
1 - La Poésie Lyrique Occitane
LANGUEDOC ET EN CATALOGNE
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CHAPITRE I
Hommes et sources
dans les comtés de Toulouse et de Barcelone
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Le trobar, expression de l’idéal de courtoisie
Trobar dérive de la forme médiolatine tropare issue du latin tropus, « tropes », pièces
poético-musicales greffées sur les chants liturgiques de la messe et de l’office et destinées à
embellir la liturgie des grandes fêtes de l’année. Les tropes sont apparus dès le IXe siècle en
Aquitaine, notamment à l’abbaye Saint-Martial de Limoges et y ont été pratiqués jusqu’à la fin du
XIIe siècle : en somme, dans la région où sont apparus les premiers troubadours. Cette parenté
sémantique s’accompagne d’une certaine parenté musicale : les mélodies des troubadours se
rapprochent à certains égards, du point de vue modal notamment, des versus de Saint-Martial
composés au XIIe siècle.
1Ces trois expressions font référence à la manière de dire « oui » en occitan, en français et en italien.
2PATERSON (Linda M.), Le monde des troubadours. La société médiévale occitane. 1100-1300, traduit par Gérard Gouiran,
Montpellier, Les presses du Languedoc, 1999, p. 9.
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Comme dans le Sud de l’Espagne et en Orient – ces cultures hispano-arabes qui ont été
en rapports constants avec la civilisation chrétienne, précisément dans cette « Marche » que
constituaient le Languedoc et la Catalogne – la poésie chantée est intimement liée à la vie de cour.
Les troubadours ont inventé la courtoisie, c’est-à-dire le code de valeurs qui unit les diverses
cours seigneuriales du Midi dans un même idéal de l’art d’aimer. Un art d’aimer élevé à la hauteur
d’un rite. La courtoisie est cet ensemble de valeurs – mesure, savoir, raffinement, service
d’amour, perfection morale – qui forment l’éthique de la vie de cour du XIIe siècle, tant du point
de vue moral que social. Au sens social, elle s’applique à une élite et requiert une initiation. La
pratique de la fin’amor fut un critère de distinction dans la société masculine : elle établit une
distance entre le vilain et l’homme de cour. Elle est un art de savoir-vivre. Selon les théories des
arabisants, la force ennoblissante de l’amour serait à rechercher dans la philosophie mystique
d’Avicenne, attribuant à l’amour humain une force qui élève l’âme vers l’amour divin3. Au sens
moral cependant, quiconque aime de fin’amor peut accéder à la courtoisie. « Si la courtoisie du
Nord est d’abord l’idéal du chevalier, la cortesia des poètes occitans est la vertu et l’idéal de l’amant
courtois. (…) Aimer courtoisement est pour le noble du XIIe siècle la grande affaire de la vie et
c’est par la courtoisie que cet amour sublimé peut élever l’amant jusqu’à l’idéal tel que le
concevaient les « dames ». C’est donc un idéal de culture se fondant avec celui de l’amour4 ». En
exprimant de manière consensuelle les valeurs de la société courtoise – prouesse, largesse, sens de
l’honneur et courtoisie – les troubadours ont su renforcer la cohésion du groupe aristocratique.
Ces valeurs fondatrices et conservatrices de l’idéologie courtoise s’expriment dans le grand chant
courtois, la canso, mais sont exaltées aussi, bien que formulées dans un autre contexte, dans le
sirventes, chant de propagande politique.
3 Voir NYKL (A.R.), Hispano-Arabic Poetry and its Relations with the Old Provençal Troubadours, Baltimore, 1946.
4 WIND (Bartina H.), ZINK (Michel), « Courtoisie », Dictionnaire des lettres françaises, Paris, Fayard, 1964, p. 334.
5 KOEHLER (E.), « Observations historiques et sociologiques sur la poésie des troubadours », Cahiers de Civilisation
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moins à son service et à ce titre mettaient leur talent de poètes au service de l’idéologie dominante
accordant une valeur morale à la perfection esthétique.
Les jongleurs, tel Guilhem Ademar, fils d’un pauvre chevalier de Meyrueis, qui ne
possédait pas de biens propres et ne pouvait plus tenir son rang, trouvaient protection auprès de
l’aristocratie. Les jongleurs – du médiolatin jocularis dérivé de jocus, jeu – étaient musiciens,
interprètes et parfois mélodistes. De basse condition dans la société nobiliaire, ils aspiraient à se
faire connaître et reconnaître à la fois par leurs confrères troubadours et par les familles nobles
pour lesquelles ils chantaient.
Le répertoire des troubadours nous est connu par quatre-vingt-quinze manuscrits copiés
entre le XIIIe et le XVème siècle, les plus nombreux datant du XIVe siècle. Tous les manuscrits
sont postérieurs – de vingt ans à deux siècles – au répertoire qu’ils contiennent. Les troubadours
écrivaient leurs œuvres sur des feuillets de parchemin mais les livraient ensuite à l’oralité. Ces
manuscrits sont des chansonniers, c’est-à-dire des anthologies compilant et organisant un choix
de chansons. Selon Gérard Le Vot, ces chansonniers « devaient représenter pour les classes
aristocratiques ce que la courtoisie avait accompli de plus achevé : une tradition dont elle
pressentait avec nostalgie la disparition6 ». Si la plupart ont été écrits en Italie, certains cependant
ont été copiés en Languedoc et en Catalogne :
6 LE VOT (Gérard), « Les chansonniers musicaux des troubadours et leur transcription », dans ZUCHETTO
(Gérard), Terre des troubadours. XIIème-XIIIème siècles, Paris, Les éditions de Paris Max Chaleil, 1996, p. 423.
5
Des quatre vingt quinze manuscrits, quatre seulement contiennent les mélodies notées. Ce
sont les manuscrits : Paris, BnF fr. 844 (W) dit manuscrit du roi ; Paris, BnF fr. 20050 (X) dit
manuscrit de Saint-Germain des Prés ; Milan, bibliothèque ambrosienne, S.P.4 (G), et Paris, BnF fr.
22543 (R) dit chansonnier d’Urfé ou chansonnier Lavallière.
7 « Maintenant, quand je vois les branches de la forêt se couvrir de feuilles ». Texte complet dans ZUCHETTO
(Gérard), GRUBER (Jörn), Le livre d’or des troubadours, Paris, Les éditions de Paris Max Chaleil, 1998, p. 290-291.
8 Le nombre de mélodies différentes conservées dans l’ensemble des sources s’élève à 353.
6
Berenguier de Palazol, Guilhem Ademar, Pons d’Ortafas, Peire Cardenal et Guiraut Riquier9.
Vingt-cinq troubadours sur les quarante-deux dont les mélodies nous sont parvenues sont
représentés dans ce volume. S’ajoutent à ceux-là un grand nombre de troubadours dont les
poésies seules ont été transmises. Ce manuscrit renferme en outre une série d’épîtres dans
lesquelles Guiraut Riquier et Alfonse X le Sage distinguent les fonctions de troubadours et de
jongleurs.
Les mélodies sont écrites en notation carrée, distinguant la graphie des longues et des
brèves mais sans adopter la notation franconienne mesurée. La restitution rythmique pose donc
des problèmes au chanteur. « La tendance actuelle des musicologues et des interprètes, souligne
Gérard Le Vot, va vers une déclamation oratoire tenant compte de la physionomie du vers tendu
en début de période et s’assouplissant notablement à la cadence, à la rime, là où la mélodie est la
plus ornée10 ».
9 En ce qui concerne les troubadours languedociens (ou venus en Languedoc comme Peire Cardenal, né au Puy en
Velay et mort à Montpellier) et catalans. Il est aussi l’unique source pour Guiraut de Bornelh, Bertran de Born,
Raimbaut de Vaqueiras, Le Monge de Montaudon, Uc Brunenc, Cadenet et Aimeric de Belenoi.
10 LE VOT (Gérard), op. cit., p. 425.
7
locales sont entrées dans les réseaux de pouvoir du dispositif royal. Comme le soulignent
Geneviève Brunel-Lobrichon et Claudie Duhamel-Amado, « les troubadours servent un
souverain, un prince ou un seigneur châtelain, les célèbrent, commentent leurs actions, propagent
leurs opinions, transmettent leurs messages. L’emboîtement des pouvoirs et des solidarités au Sud
de la Francia, plus précisément dans le grand Toulousain, expliquent leur rôle dans le grand jeu
politique qui conduira inexorablement à son rattachement à l’Etat français11 ». L’Occitanie
comprenait d’autres entités politiques plus ou moins indépendantes comme les baronnies du
Béarn, de Bigorre, de Comminges et de Foix.
A la fin du XIe siècle, la future Catalogne est déjà formée d’une dizaine de comtés – dont
l’actuel Roussillon – constituant une principauté territoriale dont le centre était Barcelone. Mais
elle n’a pas encore le pouvoir, la richesse et les ambitions qui allaient devenir les siens dès son
union avec l’Aragon en 1137. Elle est placée alors sous la souveraineté de Ramon Bérenguer IV,
issu de la dynastie des comtes de Barcelone, puis de ses successeurs Alfonse II (1164-1196), Pere
II le Catholique (1196-1213), Jacques 1er (1213-1276) et Pere III (1276-1336). L’histoire politique
de la Catalogne est marquée au XIIème siècle par les luttes qui opposèrent les rois d’Aragon et les
comtes de Toulouse pour le contrôle de la Provence. Ramon Berenguer IV puis Alfonse II,
surtout, nourrissaient l’espoir de créer un état méditerranéen s’étendant de la Garonne et de
l’Ebre aux Alpes.
En Languedoc, Toulouse a été considérée par les historiens parfois comme un des centres
les plus brillants du mécénat des troubadours, d’autres fois comme un centre de peu
d’importance. Peire Vidal et Peire Rogier ont été au service de Raimon V. Bon exemple de
l’itinérance des troubadours, Peire Rogier, chanoine du chapitre de Brioude, laisse sa prébende
pour se rendre à Narbonne auprès de la vicomtesse Ermengarde (1137-1197) puis auprès de
Brunel-Lobrichon (Geneviève ) et Duhamel-Amado (Claudie), Au temps des troubadours. XIIème-XIIIème siècles, Paris,
11
8
Raimbaut d’Aurenga. A la mort de celui-ci en 1173, il rejoint Alfonse X de Castille (1154-1214)
puis Alfonse II d’Aragon (1162-1196). Le dernier mécène au service duquel il se rendra est
Raimon V de Toulouse (1148-1194) :
Lonc temps estet ab En Rambaut, et estet en Espaigna ab lo bon rei N’Anfos de Castela, et
ab lo bon rei N’Anfos d’Aragon, et ab lo bon comte Raimon de Toloza12.
Enfin, comblé d’honneurs, il se retirera dans un monastère de l’ordre de Grandmont.
Raimon de Miraval au contraire a été étroitement lié à Raimon VI pendant plus de vingt
ans. Guilhem Ademar, originaire de Meyrueis en Lozère, a lui aussi rejoint la cour de Raimon VI.
Guilhem de Montanhagol est entré au service de Raimon VII. On sait par ailleurs que les comtes
Raimon VI et Raimon VII ont bénéficié du soutien de nombreux troubadours pendant la
Croisade des Albigeois, même si cela n’implique pas de leur part un mécénat considérable, la cour
n’étant pas riche. Peire Cardenal qui fut au service des deux comtes successifs, a soutenu la cause
occitane dans ses sirventes politiques tout comme Guilhem Figueira et Bernart Sicart de Marvejols.
Matfre Ermengaut (…1288-1322), auteur du Breviari d’amor, séjournera encore à Toulouse dans la
seconde moitié du XIIIe siècle.
Dans la deuxième moitié du XIIe siècle et au début du XIIIe, le domaine des Trencavel
comptaient de nombreux mécènes. Parmi tous ceux susceptibles d’accueillir les troubadours, se
distinguait la comtesse Burlatz, fille de Raimon VI de Toulouse, qui entretenait une cour à
Béziers dans les années 1190. A Narbonne, la vicomtesse Ermengarde (1143-1192), souveraine
respectée et spécialiste de casuistique amoureuse, protégeait aussi de nombreux poètes-musiciens,
parmi lesquels Peire Rogier, et entretenait des liens avec les Catalans.
Le comte Guilhem de Montpellier protégeait Aimeric de Sarlat, Guiraut de Calanson et
accueillit à sa cour Peire Raimon de Toloza.
Plus au Nord, entre Carcassès et Auvergne, Rodez accueillit sous le règne du comte Henri
II les derniers troubadours, notamment Guiraut Riquier (ca 1230 - ca 1295), originaire de
Narbonne, et Folquet de Lunel. Ajoutons aussi les cours de Foix et de Pamiers.
Dans l’espace qui correspond aujourd’hui au Languedoc-Roussillon, bon nombre de
troubadours ont fait profité les cours de leurs talents de poètes-musiciens. Ainsi peut-on nommer
dans les années 1140 à 1250 – que l’on considère comme la deuxième période et la plus
florissante de la production troubadouresque – Pons d’Ortafa, Raimon de Miraval, Guilhem
Ademar, Bernart Sicart de Marvejols, Bernart de Rovenac ainsi que deux trobairitz, Azalaïs de
Porcairagues et Clara d’Anduze, tous originaires du domaine des Trencavel, du comté de
12Cité par LEMAîTRE (Jean-Loup), Les troubadours et l’Eglise. Entre histoire et légende, Musée du pays d’Ussel, De
Boccard, 2001, p. 37.
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Montpellier et de la Lozère. L’on peut ajouter le comte Raimbaut d’Aurenga, brillant protecteur
de troubadours et troubadour lui-même, né au château d’Aumelas à l’Ouest de Montpellier puis
établi à Orange ainsi que les Roussillonais Berenguier de Palazol et Guilhem de Cabestanh. Les
troubadours restent relativement nombreux durant la troisième période, après la Croisade des
Albigeois. Citons Peire Cardenal, Folquet de Lunel, Guiraut Riquier, Raimon Gaucelm de
Béziers, Joan Esteve et Bernart d’Auriac.
Les premières traces de la poésie occitane en Catalogne coïncident avec les débuts de
l’utopie catalane d’un grand empire méditerranéen sous les règnes successifs de Ramon
Berenguer IV et surtout d’Alfonse II. Roi d’Aragon en 1164, comte de Provence deux ans plus
tard – la Provence est alors placée sous la double souveraineté du comte de Toulouse et du roi
d’Aragon – Alfonse II s’oppose aux revendications de Raimon V et mène une politique efficace
d’expansion dans le Midi sur la base de pactes avec les grands barons provençaux. Il fréquente
ainsi Arles, Tarascon, Montpellier, Carcassonne, Aix, Marseille… Il accueille les valeurs de la
fin’amor, reçoit les troubadours à sa cour, à Barcelone ou en Provence, compose lui-même de la
poésie en Occitan et encourage les barons catalans à l’imiter. Son projet politique s’effondre avec
la mort de son fils Pere II le Catholique à Muret en 1213 mais la réussite littéraire et musicale de
sa politique fut éclatante. La terre catalane vit naître un certain nombre de troubadours tels que
Guilhem de Berguedan et Pons de la Guardia actifs dès 1138 puis Cerveri de Girona – poète
officiel de la cour royale d’Aragon sous le règne de Jacques 1er puis de son fils Pierre III –
Raimon Vidal de Besalù, Jofre de Foixà, Amanieu de Sescars et Guilhem Ramon de Gironella
actifs à partir de 1250. La cour d’Aragon, brillante et raffinée, attira aussi de nombreux musiciens
non catalans. Peire Vidal, Peire Raimon de Tolosa, Peire Rogier entrèrent au service d’Alfonse II ;
Aimeric de Peguilhan et Raimon de Miraval se rendirent auprès de Pierre II ; Peire Cardenal et
Bernart Sicart de Marvejols auprès de Jacques 1er ; Guiraut Riquier et Folquet de Lunel auprès de
Pierre III. Guilhem de Montanhagol exaltera ainsi les qualités de son protecteur Jacques 1 er dans
sa chanson Leu chansoneta m’er a far13 :
10
Car Dieu et mérite sont semblables en ceci
Qu’on les perd dès qu’on s’écarte d’eux.»
Après les désastres de la Croisade des Albigeois et avec l’avancée des Français ruinant le
système féodal des cours méridionales et par incidence les conditions mêmes de cette poésie, les
derniers troubadours se sont exilés dans les cours de l’Italie du Nord ou de l’Espagne. Ainsi
Guilhem Figueira se réfugia-t-il en Lombardie. Guilhem de Montanhagol et Guiraut Riquier
séjournèrent à la cour d’Alfonse X de Castille que Folquet de Lunel percevait et louait comme
une cour idéale :
« Il [Alfonse X] tient une cour où aucun homme de valeur n’a à attendre en vain des
présents, une cour qui ne prive ni ne force les gens et où l’on suit la raison ; une cour sans
arrogance ni grossièreté, où il y a cent hommes qui font des présents, souvent sans qu’on le
leur demande – des présents si riches que je connais des rois qui les solliciteraient14. »
Poésie et musique
Du point de vue poétique, le vers occitan est construit sur l’accent syllabique qui lui
donne un caractère rythmique, la dernière syllabe accentuée devenant la rime. Les vers sont
organisés en strophes ou coblas, structurées par le jeu parfois complexe des rimes. La pièce
compte le plus souvent cinq à six strophes, parfois plus. Les strophes sont de mètre identique
puisque chantées sur la même mélodie. La pièce se termine généralement par la tornada ou envoi.
Istvan Franck a répertorié plus de huit cents formes métriques différentes dans la lyrique des
troubadours15. Musicalement, ces chansons sont toujours monodiques. Si certaines, notamment
dans la première génération, sont écrites en oda continua – une ligne mélodique spécifique à chaque
vers – d’autres ont intégré des structures répétitives, le plus souvent, au XIIIe siècle, de schéma
ABB. Une des caractéristiques des chansons de troubadours est l’étroite correspondance entre le
texte poétique et la mélodie, d’où leur structure parfois irrégulière.
14 Cité par Linda PATERSON, Le monde des troubadours. La société médiévale occitane. 1100-1300, traduction de Gérard
Gouiran, Montpellier, Les presses du Languedoc, 1999.
15 FRANCK (Istvan), Répertoire métrique de la poésie des troubadours, 2 vol., Paris, 1953-57.
11
CHAPITRE II
Parmi les thèmes mis en musique par les troubadours, la fin’amor tient évidemment la
première place. Expression de l’idéal de courtoisie, elle tendra cependant, après la Croisade des
Albigeois, à disparaître au profit de textes d’actualité, propagandistes et souvent virulents.
Cependant, les derniers poètes-musiciens occitans et catalans exprimèrent aussi leur profonde
ferveur chrétienne en chantant leur amour pour Marie.
La fin’amor
La fin’amor s’adresse à la domna, la dame, femme d’un rang supérieur et souvent mariée :
l’épouse du maître. Le troubadour vente ses qualités et vertus qui la rendent inaccessible et,
utilisant les métaphores du vasselage, s’engage à la servir lors d’une cérémonie d’ommatge. La dame
doit alors le récompenser. La fin’amor est un jeu. Un jeu qui confère à la femme un pouvoir
certain mais circonscrit dans l’imaginaire et dont les hommes sont en réalité les maîtres. Non
platonique dans son intention, l’amour courtois se définit comme la sublimation du désir
masculin dans l’attente, le report perpétuel de l’accomplissement amoureux. Le plaisir culmine
finalement dans le désir, révélant la nature fondamentalement onirique de la fin’amor : amour et
désir se confondent. C’est pourquoi l’amour tend vers son assouvissement et en même temps le
redoute, comme disparition du désir. La canso, le grand chant courtois, exprime parfaitement cette
attente, ce désir en suspens :
12
Domna si totz temps viva …
16 Edition et traduction de Gérard ZUCHETTO et Jörn GRUBER, Le livre d’or des troubadours. Anthologie XIIe-XIVe
siècle, Paris, Les éditions de Paris Max Chaleil, 1998, p. 49-50.
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que jamais je ne regardais où elle [me] conduirait
et donc, dame que je désire,
puisque je ne puis atteindre le sommet
de ce que je voudrais tant
quelle sera ma conduite
si ici, où d’abord
j’entrai, je me trouve toujours ?
La fin’amor repose sur trois notions essentielles : la mezura (mesure),la jovens (jeunesse), le
joi (jouissance). La mezura invite l’amant à se dominer lui-même, à agir avec dignité et contrôle de
soi. Elle instaure une manière courtoise de conquérir les femmes nobles et en cela contribue à
l’instauration d’un « ordre courtois ». Au-delà de ce que pourraient laisser supposer les poésies de
troubadours, ce n’est pas la femme qui y tient la première place mais l’homme. Ces chants ont été
composés pour le divertissement des hommes, des hommes de guerre et en particulier des jeunes.
La jovens représente donc les valeurs – fidélité, mérite – portées par ces jeunes, chevaliers et
célibataires ; et les femmes ne sont là que pour mieux les rehausser. Le joi enfin a été défini
comme l’état d’extase de l’amant espérant accomplir son désir et le sublimant dans l’élévation
morale voire mystique. Certains commentateurs y voient aussi un élément de jouissance érotique
après l’obtention des dernières faveurs.
14
De plus, si ces jeunes hommes rivalisent pour gagner l’amour de la dame, c’est en réalité
celui du maître qu’ils recherchent pour bénéficier de ses largesses. Comme l’écrit Georges Duby,
« ainsi, tout naturellement, l’« amour » de ces « jeunes » se dirigeait, comme la dévotion des
Chrétiens envers Marie, vers une femme, médiatrice, pour rebondir par ricochet vers son but
final, vers la personne du seigneur, détenteur de la vraie puissance et dispensateur de bienfaits. Il
n’est donc pas surprenant qu’un personnage féminin ait été placé au cœur d’un dispositif
pédagogique visant à discipliner l’activité sexuelle masculine, à juguler les débordements de la
brutalité virile, à pacifier, à civiliser, dans le progrès général et fulgurant du XIIème siècle, la part
la plus violente de la société, le milieu des gens de guerre17 ».
Ceci étant, cette dernière idée ne doit pas laisser croire à une vision mysogine de l’idéologie
courtoise ni même à l’idée d’un processus artificiellement construit au sein duquel la femme serait
réduite à un rôle de figurante. Il est certain en effet que l’exaltation dont elle a fait l’objet a
procédé d’une attitude tout-à-fait sincère. La courtoisie a ouvert une ère nouvelle dans les
rapports entre les sexes et a généré indubitablement la promotion de la condition féminine. Si la
rudesse des mœurs dans les rapports conjugaux persistent (les rapts, la femme conquise sur
l’ennemi, le droit de vie et de mort qu’exerçait le mari), l’amour courtois a impliqué en revanche
pour l’amant un certain effacement de soi. Dans ce milieu plus raffiné, la femme n’est plus une
proie mais devient l’objet d’un désir qui élève l’amant et le mène à la perfection morale conçue
par elle. Par la fin’amor, celui-ci progresse en générosité, en mérite, en valeur – transposition dans
le service amoureux des idées du service féodal – afin de se rendre digne de la femme, parangon
de toutes les vertus.
Au XIIIe siècle, la poésie politique et la satire morale ont une bien plus large audience que
la chanson amoureuse. D’après Martin Aurell, « l’ancien triangle amoureux dame-troubadour-
lausenger est remplacé par un nouveau triangle de nature idéologique mécène-troubadour-public
tandis que la lyrique occitane connaît un processus de politisation à outrance. Aux époques
anciennes, une plume adroitement maniée sert aussi bien les intérêts de celui qui s’engage dans la
course pour le pouvoir que la mieux aiguisée des épées à double tranchant. (…) Les chansons de
troubadours ont été intensément utilisées par les protagonistes de la vie politique, par tous ceux
DUBY (Georges), « Le modèle courtois », Histoire des femmes en Occident. Le Moyen Age, sous la direction de Georges
17
15
qui s’efforçaient de contrôler une portion de pouvoir dans un monde où celui-ci s’était émietté de
longue date18 ». Le sirventes s’avère alors le plus efficace moyen de diffusion d’une propagande
politique : écouté en collectivité, il permet à ceux qui l’entendent de se forger une opinion et de la
transmettre pour éventuellement exercer une certaine pression. Mais il convient de souligner que
cette propagande politique se fait toujours dans le sens d’une résistance à l’intrusion des valeurs
de la monarchie française et de l’Eglise de Rome : les troubadours entendent défendre et
conserver les valeurs courtoises méridionales, alors en voie de disparition.
Selon la Doctrina de compondre dictatz, traité rhétorique du milieu du XIIIe siècle, le sirventes
tiendrait son nom du caractère servile du poème soumis à un mètre préexistant. A. Jeanroy, fait
découler son étymologie de sirven, serviteur composant des poèmes en l’honneur de son maître.
En ce qui concerne la définition du genre, la Doctrina et les écrits de certains troubadours
s’accordent avec les Leys d’Amors de Guilhem Molinier pour y voir un chant qui doit « traiter de
blâme, de reproches généraux pour corriger les fous et les méchants et, si l’on veut, du fait de
quelque guerre ». Le sirventes est donc perçu à cette époque comme une chanson relative à des
sujets d’actualité ayant pour but de fustiger le comportement ou les choix politiques et
stratégiques de certains personnages détenteurs du pouvoir.
Du point de vue musical, le sirventes se présente toujours comme un contrafactum : il emprunte la
métrique, la rime et la mélodie à une canso, d’où l’étymologie proposée par la Doctrina.
Le sirventes est apparu dans la seconde moitié du XIIe comme mode d’expression et acte
de propagande dans les luttes entre les familles comtales des différentes principautés pour le
contrôle et la possession de l’espace occitan lequel constituait un territoire hautement stratégique.
Comme le souligne Robert Lafont, « si l’Occitanie est un concept et si son nom même est une
invention de la chancellerie capétienne après la conquête française de sa part centrale, il n’en
demeure pas moins que cet espace européen, à la fois boulevard d’Espagne au moment de la
Reconquista et espace d’intervention en Méditerranée dans le temps des croisades, a une valeur
stratégique qui n’échappe pas aux pouvoirs importants du XIIe siècle19 ». Ceci étant, la grande
époque du sirventes reste le XIIIe siècle, secoué par la Croisade des Albigeois, l’Inquisition et
l’inexorable avancée des Français.
Dès 1207, sous le prétexte de l’assassinat du légat du pape à Saint-Gilles, la croisade se
prépare contre le territoire toulousain où l’on dit alors s’être incrustée l’hérésie albigeoise. La
croisade est lancée en 1209 et s’oriente vers les terres des Trencavel : Carcassonne, Béziers et
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leurs alentours tombent rapidement et Simon de Montfort se voit conférer le domaine du
vicomte. D’abord fidèle à ses objectifs, la croisade les dépasse très vite. Elle devient le prétexte à
une guerre de conquête des terres occitanes par le pouvoir capétien : « l’ambition française se
cache derrière la répression religieuse et le Capétien derrière Simon de Montfort20 ». Après la
défaite de Pere II à Muret en 1213 alors qu’il tentait de secourir Toulouse, la dépossession des
seigneurs occitans remplacés par les Français selon les statuts de Pamiers commence. Le conflit
devient européen, l’empereur voyant d’un mauvais œil le pouvoir du roi de France s’exercer sur
les régions méditerranéennes. En 1229, le comte de Toulouse Raimon VII signe le traité de
Meaux-Paris imposé par Blanche de Castille, scellant définitivement la soumission et le
rattachement de la majeure partie de l’espace occitan à la couronne de France. Débuta ensuite
l’Inquisition dont le bûcher de Montségur en 1244 est l’un des sommets.
Recrutant d’abord parmi les élites urbaines de la richesse et du savoir – hommes de loi,
notaires, marchands – puis dans la petite aristocratie, l’hérésie albigeoise s’avère en réalité un fait
minoritaire ne touchant pas les couches populaires. Elle concerna en effet moins de 5 % de la
population dans une zone embrassant l’Agenais, le Toulousain, le Sud du Quercy, l’Albigeois, le
Lauragais, le Carcassès, le Razès et le pays de Foix. La question est alors de savoir pourquoi la
région a été présentée comme entièrement gagnée à l’hérésie jusqu’à légitimer vingt ans de
croisade puis l’Inquisition. La situation politique du comté de Toulouse à la fin du XIIème siècle
l’explique en partie. Le comté de Toulouse, que Jean-Louis Biget qualifie de « ventre mou du
Midi » à cause de sa structure lâche, fait l’objet de la convoitise de ses voisins aquitains et
catalano-aragonais21. L’hérésie leur fournit alors un excellent prétexte pour intervenir dans le
Languedoc toulousain. Afin d’éviter cette intrusion, les comtes de Toulouse désignent à la
vindicte de leurs adversaires leur ennemi permanent, le vicomte de Trencavel. Ils accueillent par
ailleurs les Cisterciens sur leur territoire. Ceux-ci, qui ont noué une entente avec le roi de France,
favorisent la centralisation de l’Eglise autour du pape – lui-même issu de l’ordre des moines
blancs – et se font les premiers artisans de la lutte contre l’hérésie. Le second élément de réponse
à la question soulevée ci-dessus est alors lié au développement de la théocratie pontificale : les
Cisterciens manifestent fortement le désir de réduire l’Eglise méridionale, laquelle était jusque-là
traditionnellement liée aux aristocrates locaux et peu soumise à l’autorité de Rome. Par leur
discours, ils amplifient volontairement l’importance de l’hérésie notamment dans le domaine tout
désigné des Trencavel. Ainsi se cristallise l’image qui fait du Midi toulousain et surtout de
20 Robert LAFONT, dans ZUCHETTO (Gérard), Terre des troubadours. XIIe-XIIIe siècles, Paris, Les éditions de Paris
Max Chaleil, 1996, p. 429.
21 Voir à ce sujet BIGET (Jean-Louis), « Hérésie, politique et société en Languedoc, vers1120-vers1320 », Le pays
cathare. Les religions médiévales et leurs expressions méridionales, sous la direction de Jacques BERLIOZ, Paris, Seuil (coll.
Points Histoire), 2000, p. 17-79.
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l’Albigeois une zone totalement acquise à l’hérésie, considérée comme « l’ennemi intérieur » de
ce que l’on nomme alors la Chrétienté.
Ab greu cossire fau sirventes cozen Une terrible angoisse me fait faire ce sirventes
[cuisant
Deus qui pot dire ni saber lo tormen Dieu ! qui pourrait savoir et dire le tourment
qu’eu quan m’albire sui en gran pessamen. Les tristes pensées qui m’assaillent quand je regarde
[autour de moi ?
Non posc escrire l’ira ni-lh marrimen Je ne puis écrire ma colère ma tristesse
que-lh segle trobat vei Car je vois le monde troublé
e corromp on la lei où sont corrompus la loi
e sagramen e fei la bonne foi les serments
qu’usquescs pessa que vensa où chacun s’acharne à dominer
son par ab malvolensa son pareil avec méchanceté
e d’aucit lor e sei et de tuer les autres et lui-même
ses razon e ses drei. sans raison et sans droit.
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Beziers e Carcassei Béziers et Carcassès
quo vos vi e quo.us vei ! comme je vous ai vues et comme je vous vois !
Franca clergia gran ben dei dir de vos Clercs loyaux je dois dire grand bien de vous
e s’eu podia diria.n per un dos et si je le pouvais j’en dirais deux fois plus
gen tenetz via et ensenhatz la nos vous suivez le droit chemin et vous l’enseignez
mas qui ben guia n’aura bos gazardos. et un bon guide aura une bonne récompense.
Res no vei que.us laissatz Je ne vois rien que vous nous laissez
tan quan podetz donatz quand vous pouvez vous donnez
non autz cobeitatz vous ignorez la convoitise
sofretz greu malanansa vous vivez de privations
e vistetz ses conhdansa. vous habillez sans luxe.
melhs valha Deus a nos Il vaut mieux que Dieu nous protège
qu’eu no dic ver de vos ! car je n’ai pas dit la vérité à votre sujet !
Si quo.lh salvatges per lag temps mov son chan Comme l’homme sauvage qui chante quand il voit le
[mauvais temps
es mos coratges qu’eu chante derenan j’ai décidé de chanter dorénavant
e car paratges si vai anderrairan et parce que noblesse retourne en arrière
e bos linhatges decazen e falsan bons lignages se dégradent et déclinent
e creis la malvestatz et croît la méchanceté
e.ls baros rebuzats parmi les barons pervertis
bauzadors e bauzata trompeurs et trompés
valor menon derreira qui mettent derrière eux la valeur
e desonor primeira et le déshonneur en avant
avols rics e malvatz pour cela le noble vil et mauvais
es de mal eretatz. est un fils de putain.
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La satire la plus violente contre Rome et la papauté émane de Guilhem Figueira,
troubadour né à Toulouse vers 1195. Il est en pleine jeunesse lorsque Simon de Montfort assiège
Toulouse et a à peine dépassé la trentaine quand est signé le traité de Meaux-Paris. Lorsque sa
ville est occupée par les Français, il se réfugie en Lombardie. Dans ce sirventes de 23 strophes et
161 vers, le troubadour développe les reproches que les ennemis de la papauté lui ont de tous
temps adressés – soif de domination, amour des richesses en si complète contradiction avec
l’Eglise primitive – mais fait aussi référence aux événements d’actualité, la Croisade des Albigeois
et la prise des villes de Toulouse et Béziers24.
…/…
Roma trichairitz cobeitatz vos engana Rome tricheuse ! La cupidité vous égare
qu’a vostra berbitz tondetz trop de lana car à vos brebis vous tondez trop de laine !
lo Sana Esperitz que receupcarn umana Que le Saint-Esprit qui reçut un corps humain
entenda mos precs entende mes prières
e franha tos becs et brise tes crocs.
Roma no m’entrecs car es falsa e trafana Rome, point de trêve avec moi car tu es fausse et perfide
vas nos e vas grecs. envers nous comme envers les Grecs.
…/…
Roma vers es plan que trop fotz angoissosa Rome ! Il est bien vrai que vous fûtes trop empressée
dels perdons trafans que fetz sobre Toloza aux pèlerinages hypocrites engagés contre Toulouse
trops rozetz las mans a lei de rabiosa vous avez trop rogné de mains à la façon enragée.
Roma descordans Rome ! Semeuse de discorde !
Mas si.l coms presans Mais si le valeureux comte
Viu ancar dos ans Fransa n’er doloroza vit encore deux ans, la France portera le châtiment
Dels vostres engans. De vos perfidies.
…/…
Roma ben ancse a om auzit retraire Rome ! On a bien toujours entendu dire
Que.l cap sem vos te per que.l faitz sovenraire que si votre tête est diminuée c’est que vous la
[faites souvent raser.
per que cug e cre qu’ops vos auria traire Je pense donc et je crois qu’auriez besoin,
Roma des cervel Rome, qu’on vous ôtât la cervelle
car de mal capel car vous êtes de mauvaise réputation
etz vos e Cistel qu’a Bezers fezetz faire vous et Cîteaux ! A Béziers vous fîtes faire
mout estran mazel. un très horrible massacre.
…/…
24 Edition et traduction ZUCHETTO (Gérard), GRUBER (Jörn), op. cit., p. 209-213. Ce sirventes est le contrafactum de
la chanson mariale anonyme Flors de paradis, regina de bon aire dont on trouve l’édition complète du texte dans OROZ
ARIZCUREN (Francisco), La lirica religiosa en la literatura provenzal antigua. Edicion critica, traduccion, notas y glosario,
Pamplona, 1972, p. 430-453.
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C’est aussi dans la satire que Peire Cardenal, l’un des derniers troubadours du XIIIe siècle,
a excellé. Quarante sur ses cinquante-six sirventes raillent aussi la société de son temps, celle des
seigneurs français qui ont reçu les domaines occitans en récompense de leurs actions. Il passe en
revue les classes qui méritent d’être vitupérées : puissants et riches, barons cupides, femmes
amoureuses et dévergondées. Le rôle du poète est alors, selon lui, de leur rappeler un remède
chrétien, la pensée de la mort, et un remède social, la courtoisie, source de vraie valeur. Après
Guilhem Figueira, il est le poète de la conscience politique occitane et de la révolte. Ses sirventes
contre les gens d’Eglise ne sont pas nombreux mais sont en revanche extrêmement violents :
Violemment anticléricaux comme le prouvent les satires contre le clergé, les troubadours
demeurent cependant profondément croyants et religieux. Le culte voué à la dame et l’éthique liée
à la fin’amor ont amené les poètes à chanter Marie, la « dame des dames », figure de la femme
idéale. L’essor de la lyrique mariale au XIIIème siècle s’inscrit pleinement dans le développement
plus général de la théologie mariale : ce siècle est en effet le plein temps de la dévotion à Marie.
Dès les premières années du siècle, les ordres mendiants, principalement les franciscains,
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prennent le relais de saint Bernard et développent une dévotion plus affective à Marie, une piété
essentiellement filiale : ils montrent en effet moins de crispation que les théologiens du XIIe
siècle sur la virginité de Marie et célèbrent avant tout en elle la femme et la mère. Au même
moment, dans les facultés de théologie, lieu de la spéculation et de l’élaboration du dogme, trois
franciscains – Alexandre de Halès (1245), Bonaventure (1274), Jean Duns Scot (1308) – et
deux dominicains – Albert le Grand (1280) et Thomas d’Aquin (1274) – jettent, en moins
d’un demi-siècle, les bases théoriques qui permettront la mise au point des deux derniers grands
dogmes mariaux : l’Immaculée Conception et l’Assomption. Comme les trouvères dans le Nord
de la France, comme les auteurs des hymnes, des séquences, des conduits ou des motets de ce
siècle, les troubadours, imprégnés de l’œuvre des théologiens et surtout de la prédication des
Mendiants, composent de nombreuses chansons à la gloire de Marie. Ils exaltent dans la langue
occitane la puissance de la Vierge, son rôle dans les mystères de l’Incarnation et de la
Rédemption, et développent tout un répertoire d’images qui, pour certaines d’entre elles, trouvent
leur parallèle dans la poésie mariale latine.
La chanson Vera vergena Maria de Peire Cardenal est un très bel exemple de la poésie
mariale profane des troubadours car l’on y trouve rassemblés différents éléments de la théologie
mariale du XIIIe siècle : Marie, symbole de la femme idéale qui « répara la folie dont Adam fut
atteint26 » ; Marie « l’étoile qui guide », qui fait écho à l’image de « l’étoile de mer » – stella maris – si
fréquemment employée dans les hymnes et les séquences latines ; Marie qui joua un rôle essentiel
dans le mystère de l’Incarnation – « tu fus de si douce compagnie que Dieu se mit en toi » – et
que le XIIIème siècle élève au rang de reine – « tu es cette reine sans nul doute » – comme en
témoigne dans l’iconographie le thème du couronnement de la Vierge ; Marie, la « vierge de
douceur » telle que nous la montre la statuaire : vierge mère, élégamment déhanchée, posant un
regard tout empreint de tendresse sur son enfant. Et c’est en jouant sur la douceur des sonorités
que Peire Cardenal chante son amour pour Marie, « vera maire, ver’amia, ver’amors27 … »
22
per ta vera merce sia que par ta véritable merci
qu’eret en me tos heres. ton fils descende en moi.
De patz, si.t plai, dona, traita O Dame, s’il te plaît, qu’un traité de paix
qu’ap to filh me sia faita. soit fait avec moi et avec ton fils.
23
qu’al destre de Dieu sezia, qu’à la droite de Dieu,
del rey en la ley promes, du roi promis par la loi,
una reyna qu’avia était assise une reine
vestirs de var e d’aurfres : vêtue de vair et d’orfroi :
tu yest elha, ses falhia, tu es cette reine sans nul doute,
non o pot vedar plaides. personne ne peut soutenir le contraire.
De patz, si.t plai, dona, traita O Dame, s’il te plaît, qu’un traité de paix
qu’ap to filh me sia faita. soit fait avec moi et avec ton fils.
Peire Cardenal
Dans sa chanson Be volria de la mellor, Bernart d’Auriac exalte à son tour la douceur, la
gloire et la maternité de Marie28. Mais sans doute doit-on souligner ici l’emploi qu’il fait des
images et du vocabulaire de la fin’amor, en particulier dans la deuxième strophe : le poète
s’adresserait-il autrement à sa dame ?
Aitant, ses plus, viu ad honor Ainsi, sans plus, vit honorablement
totz hom quant ama coralmen tout homme quand il aime cordialement
aquesta don d’onramen cette dame pleine de gloire
e met son temps en sa lauzor ; et emploie son temps à sa louange ;
quar ela.n pot mout bon guizardon rendre : car elle peut en rendre très bonne récompense :
que nom es joys, plazer, solatz ni ris vu qu’il n’est joie, désir, soulas ni rire
que non agues totz hom que la servis que n’ait tout homme qui la sert
e qu’en s’amor totz temps volgues entendre. et qui voudrait toujours s’appliquer à son amour.
28 Edition OROZ ARIZCUREN (Francisco), op. cit., pp ; 82-87 ; traduction AZAÏS (Gabriel), op. cit., pp. 52-54.
24
S’om pogues partir de follor Si l’homme pouvait sevrer de folie
e de malvays entendemen et de mauvaise inclination
son cor, e servis leyalmen son cœur, et servir loyalement
la maire de nostre senhor, la mère de Notre Seigneur,
e no volgues Dieu tan soven offendre et qu’il ne voulut pas si souvent offenser Dieu
ni ves lo mon tan fort estar aclis , ni vers le monde être si fort enclin,
ia fals’amors non l’agr’aissi conquis jamais un faux amour ne l’aurait à ce point maîtrisé
que.l fezes tan sos avols dons atendre. qu’il fit aussi longtemps attendre son faible tribu.
Mout hi fes gran a nos amor Il nous témoigna un bien grand amour,
Dieus quan venc en lieys humilmen Dieu, quand il vint en elle humblement
per delir nostre fallimen pour effacer notre péché
e per portar nostra dolor, et pour supporter notre douleur,
e s’en laysset als sieus trahir e vendre, et il se laissa pour cela trahir et vendre par les siens
et ab sa mort la nostra mort aucis. et avec sa mort il tua notre mort.
Mort eravam tug, si Dieus no muris ; Nous étions tous morts si Dieu n’était mort ;
per qu’a luy plac son cors en crotz estendre. c’est pour cela qu’il voulut étendre son corps sur la croix.
Bernart d’Auriac
Autour des chansons de ces poètes-musiciens s’épanouit toute une littérature mariale
occitane. Le majorquin Ramon Llul chanta magnifiquement la Vierge avec son Llivre de Santa
Maria, ses Horas de Nostra Dona Sancta Maria et son Llibre de Ave Maria. Le biterrois Matfre
Ermengaud inséra dans son Breviari d’Amor un traité de mariologie de près de 2000 vers. De
nombreux traités anonymes furent alors consacrés à Marie : le Tractat dels noms de la Mayre de Dieu,
didactique, le Gardacors de Nostra Dona Santa Maria verges e pieucela, un poème symbolique ainsi
qu’un mystère mettant en scène le mariage de la Vierge, l’Esposalizi de Nostra Dona. De même,
cantiques et prières occitans abondèrent jusqu’à la fin du XIVème siècle où fut copié le Llivre
vermell de Montserrat. Ce volume contient parmi d’autres textes dix chants – latins, catalans et
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occitans – dédiés à la Vierge miraculeuse du célèbre monastère. Ces cantilenae sont destinées aux
pèlerins qui, arrivés au terme d’un long parcours à l’église de Montserrat, voulaient chanter et
danser pendant la veillée.
Raffinement poétique et virtuosité d’écriture ont fait de cette poésie un exemple pour la
lyrique occidentale. L’art des troubadours a eu une influence dans le Nord de la France et
l’Allemagne, générant l’art des trouvères et celui des Minnesänger, mais aussi en Angleterre, en
Galice, au Portugal, en Castille et bien sûr en Italie. C’est là que Dante, amant de Béatrice et
créateur du dolce stil nuovo, imita les troubadours : il les cite dans la Commedia et dans le De vulgari
eloquentia comme personnages mais aussi comme modèles qu’il est soucieux d’égaler pour doter
son pays d’une poésie toscane de même hauteur d’inspiration.
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TABLE DES MANUSCRITS DE TROUBADOURS
COPIES EN LANGUEDOC
ET EN CATALOGNE
27
TABLE DES TROUBADOURS
LANGUEDOCIENS ET CATALANS CITES
Aimeric de Peguilhan (…1190-1221…), vers Saint-Gaudens, fils d’un drapier de Toulouse. Au service
de la cour de Catalogne (jongleur de Guilhem de Berguedan ?), Gaston VI de Béarn, Bernart IV
de Comminges, Pere II d’Aragon, Alfonse VIII de Castille, Guillaulme IV de Montferrat, Azzo VI
d’Este. La tradition le dit hérétique (cathare) et de ce fait mort exilé en Lombardie. Une
cinquantaine de poèmes dont six avec musique.
Aimeric de Sarlat (fin XIIe ou début XIIIe s. ?), en Dordogne. Au service du comte d’Urgell (Catalogne),
et du comte Guilhem de Montpellier. Cinq canso conservées.
Alfonse II, roi d’Aragon (né en 1154, règne de 1162 à 1192), accueille la lyrique courtoise et protège les
troubadours, écrit lui-même en occitan. Deux poèmes conservés.
Amanieu de Sescars (…1278-1295…), catalan. Deux salutz d’amor et deux ensenhamens en vers.
Arnaud de Carcasses (1ère moitié XIIIème s.), poète originaire du Languedoc, auteur de Las Novas del
Papagai, satire contre les maris jaloux.
Azalaïs de Porcairagues (…1173…) = Portiragnes près de Béziers. Trobairitz. Une canso adressée à
Raimbaut d’Aurenga.
Berenguier de Palazol (1160-1175 ou 1150-1170) = Palou en Roussillon (près d’Elne), le plus ancien
troubadour catalan. Neuf à douze poèmes conservés dont huit avec musique.
Bernart d’Auriac (fin XIIIe s.). Semble avoir vécu à Béziers : surnommé dans les rubriques du manuscrit
C (Paris, BnF, fr. 856) « Mayestre de Bezers ». Quatre poèmes conservés.
Bernart de Rovenac (…1242-1261…), près de Limoux (Aude). Quatre sirventes conservés.
Bernart Sicart de Marvejols (…1230…) = Marvejols en Lozère. Au service de Jacques 1er d’Aragon. Un
sirventes conservé.
Cerveri de Girona (= Guilhem de Cervera) (…1259-1285…) = Cervera dans la province de Lerida
(Catalogne). Au service du vicomte de Cardona puis poète officiel de la cour d’Aragon auprès de
Jacques 1er et Pierre III. Oeuvre entièrement conservée : cent-quatorze poèmes lyriques, cinq
narratifs auxquels s’ajoutent les Proverbis en vers pour l’instruction de ses fils.
Clara d’Anduze (vers 1200), d’Anduze dans le Gard. Une canso conservée.
28
Folquet de Lunel (1244-1284…) = Lunel dans l’Hérault. Au service d’Henri II de Rodez, Pierre III
d’Aragon, Alfonse X de Castille, des cours de Lombardie et de Lunel-Rodez.Neuf poèmes
conservé plus le Romans de mondana vida dédié au comte de Rodez.
Guilhem Ademar (…1195-1217…), fils d’un pauvre chevalier de Meyrueis (Lozère). Jongleur au service
de Raimon VI de Toulouse, Eble d’Ussel. S’est semble-t-il retiré dans un monastère de l’ordre de
Grandmont. Dix-huit poèmes conservés dont un avec musique.
Guilhem de Berguedan (…1138-1192…) = Berga (Urgell). Chevalier catalan. Trente et un poème
conservés, surtout des sirventes.
Guilhem de Cabestanh (…1180-1212…) = Cabestany (Roussillon). Au service de la cour de Château-
Roussillon. Huit canso conservées.
Guilhem de Montanhagol (…1233-1268…), de Toulouse. Au service de Jacques 1er d’Aragon, Alfonse
X de Castille, Raimon VII de Toulouse. Quatorze poèmes conservés.
Guilhem Figueira (…1215-1240…), de Toulouse, se réfugie en Lombardie après la prise de sa ville. Au
service de l’empereur Frédéric II. Huit poèmes conservés.
Guilhem Ramon de Gironella (2ème moitié XIIIe s.), de Gironella en Catalogne. Trois canso et une tenso
conservées.
Guiraut de Calanson (…1202-1212…), jongleur gascon ? Au service de Alfonse VIII de Castille, Pere II
d’Aragon, Marie de Ventadour, Guilhem de Montpellier. Onze poèmes conservées ainsi que le
Fadet joglar, sirventes de 240 vers.
Guiraut Riquier ( vers 1230-vers 1295), de Narbonne. Origine modeste. Considéré comme le « dernier »
troubadour. Au service du vicomte Amalric de Narbonne, du roi de France Louis IX, puis des
cours de Catalogne, d’Aragon, d’Alfonse X de Castille, de Narbonne à nouveau et d’Henri II de
Rodez. Œuvre entièrement conservée et datée. Une centaine de poèmes dont quarante-huit avec
la musique notée par l’auteur.
Joan Esteve (…1270-1288…) de Béziers. Onze poèmes conservés.
Jofre de Foixà (…1267-1295…), de Foixà dans l’Ampurdan. Franciscain puis bénédictin. Pierre III
d’Aragon et son successeur Alfonse lui confient des missions diplomatiques. Au service des cours
de Rome, Palerme, de la cour pontificale d’Agnani. Quatre canso conservées ainsi qu’un traité de
grammaire et de poétique commandé par Jacques II d’Aragon, les Regles de trobar.
Peire Cardenal (vers 1180-vers 1280), d’une famille noble du Puy-en-Velay, d’abord chanoine puis
devient troubadour. Au service de Raimon VI et Raimon VII de Toulouse, des cours d’Auvergne,
de Foix, de Jacques 1er d’Aragon. Plus de soixante-dix poèmes conservés, dont trois avec musique,
cinquante d’entre eux étant des sirventes.
Peire Raimon de Toloza (…1180-1221…), fils d’un bourgeois de Toulouse devenu jongleur. Au service
d’Alfonse II d’Aragon, des cours d’Este (Italie) et Pamiers. Dix-huit canso conservées dont une
avec musique.
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Peire Rogier (…1162…), Auvergnat d’origine. Chanoine de Clermont (ou Brioude) puis jongleur. Au
service de la vicomtesse Ermengarde de Béziers, de Raimbaut d’Aurenga, d’Alfonse II d’Aragon,
de Raimon V de Toulouse. Se retire dans l’ordre de Grandmont. Huit poèmes courtois et un
sirventes conservés.
Peire Vidal (…1183-1204…), fils d’un fourreur de Toulouse. Au servide de Na Vierna (épouse de Barral
de Marseille), Raimon V de Toulouse, Alfonse II d’Aragon, Boniface de Montferrat (Italie),
Hongrie, Gênes, Maltes. Quarante-cinq poèmes conservés dont douze avec musique.
Pons de la Guardia (…1154-1194…), cadet de la famille catalane de la Guardia de Ripoll, (Vich). Au
service de : Alfonse II d’Aragon, Azalaïs de Burlatz (vicomtesse de Béziers), Marquisa d’Urgell
(vicomtesse de Cabrera). Neuf canso conservées.
Pons d’Ortafa (mort en 1246) = Ortaffa en Roussillon. Deux canso conservées dont une avec musique.
Raimbaut d’Aurenga (…1147-1173) = né au château d’Aumelas près de Montpellier puis devient
seigneur d’Orange (Vaucluse), protège les troubadours et écrit lui-même. Quarante poèmes
conservés dont un avec musique.
Raimon de Miraval (…1191-1229…) = Miraval-Cabardès (près de Carcassonne), petit chevalier. Au
service de Raimon VI de Toulouse, Pere II d’Aragon, Alfonse VIII de Castille, Uc de Mataplana.
Mort à Lerida (Catalogne). Une quarantaine de poèmes conservés dont vingt-deux avec musique.
Raimon Gaucelm de Béziers (…1262-1275…) = Béziers dans l’Hérault, une dizaine de poèmes
conservés.
Raimon Vidal de Besalu (1e moitié XIIIe s.) = Besalu dans la province de Gérone. Au service des cours
d’Aragon, de Castille, et du Midi. Auteur du traité de grammaire de la langue des troubadours : les
Razos de trobar (qui influença les Regles de trobar de Jofre de Foixà) et des deux nouvelles Abrils
issi’emays intrava (avant 1213) et So fo el temps c’om era jays. On lui attribue deux chansons lyriques.
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