Apprendre A La Faire Jouir
Apprendre A La Faire Jouir
Apprendre A La Faire Jouir
Jouir.
En quête de l’orgasme féminin
Traduit de l’anglais (Canada) par Aude Sécheret
2019
Présentation
Libérée, la sexualité des femmes d’aujourd’hui ? On serait tenté de croire
que oui. Pourtant, plus de 50 % d’entre elles se disent insatisfaites, que ce
soit à cause d’un manque de désir ou de difficultés à atteindre l’orgasme. Si
tant de femmes ordinaires sont concernées, peut-être qu’elles n’ont rien
d’anormal et que ce n’est pas à la pharmacie qu’il faut aller chercher la
solution. Le remède dont elles ont besoin est plus certainement culturel, et
passe par une réorientation de notre approche androcentrée du sexe et du
plaisir.
Tour à tour reportage, essai et recueil de réflexions à la première
personne, cet ouvrage enquête sur les dernières découvertes scientifiques
ayant trait à l’orgasme féminin. On y apprend ainsi qu’une chercheuse en
psychologie clinique a recours à la méditation de pleine conscience pour
traiter les troubles à caractère sexuel. On y découvre aussi diverses façons
dont les femmes choisissent de redéfinir leur sexualité. Cette aventure aux
confins de la jouissance nous emmène jusqu’au festival Burning Man, où
l’orgasme féminin est donné à voir sur scène, ou encore dans le cabinet
feutré d’une thérapeute qui propose de soigner les traumatismes liés au viol
à l’aide de massages sensuels.
L’autrice
Sarah Barmak est une autrice et journaliste canadienne dont les sujets de
prédilection sont la sexualité, les études de genre, la santé des femmes et la
justice sociale. Elle enseigne le journalisme à la Munk School of Global
Affairs
Collection
ZONES
Copyright
Le label « Zones » est dirigé par Grégoire Chamayou.
Ouvrage initialement paru sous le titre Closer. Notes from the Orgasmic
Frontier of Female Sexuality aux éditions Coach House Books (Toronto) en
2016.
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par courriel, à partir de notre site www.editions-zones.org, où vous
retrouverez l’ensemble de notre catalogue et la plupart de nos titres,
intégralement consultables en ligne, et pas mal d’autres choses encore.
Préface
1. La peur du plaisir - Dans une culture obsédée par le sexe, tout le monde ne se sent
pas nécessairement à l’aise.
2. Une histoire de l’oubli - Comment des siècles d’ignorance vis-à-vis de l’anatomie féminine
ravagent encore aujourd’hui la santé des femmes – et comment l’une d’elles s’est rebiffée.
3. Un point fixe dans un monde en mouvement - Qu’est-ce qu’un orgasme, après tout ? Tout
dépend si vous posez la question à un scientifique, un poète ou un mystique.
4. Jouer - Tout ce que veulent les filles, c’est s’amuser. Elle ne font rien d’autre que s’amuser,
et cela brouille les limites entre la thérapie, le porno, la santé, le mysticisme et la prostitution.
Bienvenue dans ce monde à la fois sans gêne et sauvage, ce monde de l’underground sexuel
féminin d’aujourd’hui.
5. Le plaisir est-il nécessaire ? - L’égalité sexuelle se limite-t-elle vraiment à l’égalité face
à la jouissance ? Qu’est-ce qui se cache derrière ce droit au plaisir auquel nous aspirons ?
Bibliographie
REMERCIEMENTS
Tout d’abord, je tiens à remercier celui qui a été mon premier éditeur sur
ce projet, à savoir Jason McBride, ainsi que la directrice éditoriale de Coach
House, Alana Wilcox, dont l’empressement à laisser une jeune journaliste
s’essayer à un livre sur la base de quelques vagues intuitions était inattendu
et témoignait d’une grande générosité. Merci à Beverly et Phil, qui m’ont
gentiment prêté leur maison dans le Colorado où j’ai pu me retirer pour
écrire, ce dont j’avais grand besoin, mais aussi à Ted et Susan pour leur
cottage où j’ai passé de longues journées à écrire. Merci à Vanessa, qui m’a
confié l’histoire la plus intime qui soit. Je remercie du fond du cœur
l’Ontario Arts Council pour sa généreuse bourse « Works in Progress » qui
m’a permis de terminer ce livre.
De nombreuses personnes futées m’ont fait d’excellentes suggestions,
m’ont prêté des livres, ont répondu à des rafales de questions étranges,
m’ont fait découvrir certains sujets, offert un soutien moral et se sont
généralement manifestées pile au moment où j’en avais besoin pour me
raconter des choses utiles, ou les faire : David Hayes, Christina Berkely,
Marni Jackson, Zoe Cormier, Desmond Cole, Lori Brotto, Barry
Komisaruk, Lucy Becker, Carlyle Jansen, Tobi Hill-Meyer, Jeet Heer, Lisa
Zimmerman, Eric Holt, Julia Rosenberg, Lisan Jutras, Kelli Korducki,
Tasha Schumann, Andréa Cohen-B. et toutes les femmes talentueuses qui
figuraient dans le premier aperçu du livre. Il est probable que j’omette
certains noms ici, aussi je présente mes excuses par avance à tous ceux que
j’ai pu oublier.
Merci à ma maman Cheryl, qui m’a appris l’alphabet et a toujours
applaudi les écrits qui en ont découlé, même quand elle ne voyait pas
toujours trop de quoi il retournait. Merci à mon papa Jack pour son soutien
et sa tolérance à l’égard de mes bouffonneries. Merci à mon professeur de
lycée Lewis Fried pour sa gentillesse et ses encouragements.
Plus que tout, je remercie mon ami, coaventurier, illustrateur de vulve et
fiancé Jeff Warren, sans qui ce livre n’aurait jamais pu exister. Son soutien
amoureux et sa capacité inébranlable à discuter d’idées, écouter d’étranges
faits sexuels et donner un avis pertinent et irremplaçable font de moi la
femme la plus chanceuse, la plus heureuse du pays.
S. B.
*
* *
En l’occurrence, nous avons bien besoin de cet espoir. Sans affirmer que
nous sommes d’irrécupérables cancres sexuels (quoique le bonnet d’âne ait
toute sa place dans le monde des fantasmes de soumission ou de
fétichisme), nos scores de satisfaction n’atteignent pas précisément des
sommets. En 2014, seuls 28 % des Français·e·s étaient sexuellement
enchanté·e·s, 44 % se disaient assez content·e·s, 19 % étaient déçu·e·s, et
9 % franchement désespéré·e·s (chiffres de l’Ifop/Marianne).
Précisons en outre qu’on peut trouver de la satisfaction sans connaître
l’orgasme. Ainsi, en 2015, la moitié des Françaises avaient parfois du mal à
grimper aux rideaux, et un quart n’avaient pas eu d’orgasme lors de leur
dernier rapport (Ifop/Cam4). Enfin, au gré des études, nous retombons
toujours sur les mêmes chiffres de la simulation : les deux tiers des femmes
(et un quart des hommes) mentent sur leur plaisir, pour rassurer leurs
partenaires… mais aussi et surtout parce que « ça » ne marche pas3.
Retournons le couteau dans la plaie : on ne parle pas ici de mascarades
exceptionnelles, espacées dans le temps. 2 % des femmes simulent à tous
les coups, 9 % souvent, 24 % parfois (enquête Zavamed).
Ces chiffres, nous les connaissons, la presse les relaie amplement. On
pourrait penser qu’ils nous feraient prendre conscience de ce qu’il faut bien
appeler un manque de compétence : nous ne sommes pas nuls, mais nous
pourrions manifestement nous améliorer. J’écris « nous » car il ne s’agit pas
d’une question individuelle : des fantasmes jusqu’aux pratiques, de la
pornographie jusqu’aux pensées qui nous parasitent pendant l’acte, nous
croulons sous les codes culturels, les apprentissages conscients ou
inconscients, les figures imposées.
Si vous n’arrivez pas à jouir ou faire jouir, ça n’est pas (que) de votre
faute. L’environnement culturel joue contre vous, contre l’expression de
votre sincérité, contre votre ressenti physique (« je devrais aimer ceci,
puisque c’est comme cela qu’il faut faire »), contre les franges les plus
intimes de votre jardin secret (« je devrais avoir envie de cela – ou
l’inverse »).
Les chiffres, donc, sont connus. Mais ils restent abstraits, comme s’ils
appartenaient à une aspiration flottante, qui demande trop de boulot, ou que
nous ne méritons pas. Ils n’entraînent pas de prise de conscience, et
quasiment aucun changement de pratiques. On sait que quelque chose
coince, on a accès à une information qui nous explique comment décoincer
la situation et, pourtant, ce que nous faisons au lit n’évolue que très
lentement.
Cela non plus n’est pas (que) de votre faute. Changer une culture
demande du temps, une disponibilité dont nous manquons souvent, et puis
des reins solides.
Et la culture résiste : plutôt par inertie que par attachement profond au
missionnaire. Loin des tendances sexo-fun été/hiver que nous font miroiter
les magazines et auxquelles on aimerait se raccrocher pour renouveler notre
répertoire sexuel, le Kamasutra contemporain appartient au temps long.
Avec des constantes : des rapports strictement scriptés (la pénétration
vaginale comme alpha et oméga du plaisir), dont les modalités ne
conviennent pas aux réalités physiologiques féminines (le clitoris ne se
situe toujours pas au fond du vagin)… aboutissant sans surprise à des
femmes qui n’ont pas d’orgasme. Ou qui croient qu’elles ne peuvent pas en
avoir (les chiffres de la « frigidité » – on dit anorgasmie, en 2019 – sont
volontiers gonflés par les vendeurs de solutions miracles4).
Comment sortir de l’ornière ?
C’est là que nous en arrivons à Sarah Barmak, avec sa curiosité, sa boîte
à outils, ses errances surprenantes dans le monde des femmes qui ont décidé
de changer de script, d’explorer d’autres pratiques, de voir au-delà du gazon
de la pénétration si l’herbe est plus verte. Dans les pages qui suivent, vous
pourrez l’accompagner derrière des portes qui habituellement nous
semblent à la fois opaques et fermées (elles sont grandes ouvertes, soit dit
en passant : il suffit de demander à entrer).
Insistons un instant sur un aspect particulièrement rafraîchissant du livre
que vous vous apprêtez à lire : Sarah Barmak ne tombe jamais dans la
tentation du mystère et de l’hermétisme – des effets de manche pourtant
largement répandus dans le domaine sexuel (car non seulement « on en
parle trop », mais quand on en parle, on n’aime rien tant que baragouiner du
jargon à demi-mot en tirant le rideau au dernier moment).
Le réflexe habituel quand on aborde l’orgasme féminin consiste en effet à
botter en touche : « Ah, l’orgasme, c’est compliqué, chacun est différent, il
n’y a rien à comprendre, le mieux reste de laisser son cerveau au vestiaire et
de se noyer collectivement dans le flou artistique. »
Ou encore : « Ah, les femmes, mais les femmes sont le continent noir,
elles sont proches de la nature, de l’instinct, des bêtes – ou au contraire des
anges, des statues, des muses, les femmes c’est incompréhensible, donnez-
leur de l’amour et du chocolat noir 85 %, car pourvu qu’on soit un mardi et
que le vent souffle direction nord-est, le tour sera joué. »
Face à nos renoncements intellectuels, à notre essentialisation des
femmes, le travail de Sarah Barmak a le mérite de prendre le taureau par les
cornes, la chatte par son nom, et sans noyer le poisson. Son enquête se veut
précise, documentée ; on y découvre une incroyable diversité des approches
et des pratiques, décrites de manière concrète.
Les « héroïnes » de cet essai cherchent l’orgasme – et, à travers lui, une
certaine idée de la complétude – par le zodiaque natif-américain, par la
science, par la méditation orgasmique, par la pornographie, par les groupes
de parole, par la relaxation, par les sex toys, le twerking, le tantra, les
programmes éducatifs sur Internet, mais aussi par le clitoris, le point G, le
souffle, le cerveau, la connexion à l’autre, la solitude, le lâcher-prise, la
concentration, l’expérience… et cette quête parfois joyeusement foutraque,
parfois équipée d’électrodes, n’a rien de superficiel : ces femmes sont en
train d’inventer une nouvelle culture.
Il serait temps.
On ne s’étonnera d’ailleurs pas que cette quête s’étende au-delà du seul
contexte américain : en France, des comptes Instagram comme T’as joui,
Gang du clito, Jouissance Club, La Prédiction, ainsi que le foisonnement de
festivals spécifiques, podcasts dédiés et autres sites consacrés à la sexualité,
témoignent d’une même appropriation par les femmes de leur potentiel
sexuel. On l’a beaucoup dit au sujet du mouvement #MeToo, mais il est
impossible de le nier : la libération de la parole – politique, sexuelle,
génitale – est effectivement en marche.
C’est aussi pour combattre cette (relative) impuissance qu’il est crucial,
et urgent, de faire bouger les lignes d’une culture sexuelle qui entrave
l’accès des femmes à leur propre plaisir. Parce que, à ce rythme, les femmes
fouleront le sol de Mars ou Jupiter avant de disposer de leurs orgasmes, et
en termes de sens des priorités, je me permets d’être perplexe.
C’est d’ailleurs un élément abrasif de la lecture de Jouir : en creux, cet
essai révèle le manque d’ambition sexuelle, d’idéal sexuel et, bien sûr, de
culture sexuelle dont nous souffrons – ce qui interroge forcément sur la
manière dont nous nous protégeons de l’ambition, de l’utopie et de la
culture sexuelles. Est-ce de la réticence, une honte qui nous hante depuis la
nuit des temps, est-ce de l’indifférence, du renoncement ? Nous savons
toutes et tous que le tantra existe, ou les sex toys clitoridiens. Mais nous
n’avons pas toutes et tous fait le pas en avant consistant à nous emparer de
ce savoir, pour le développer et le retransmettre à notre tour.
« J’exige de jouir. » En 2015, la rappeuse Nicki Minaj a fait les gros titres
lorsqu’elle a déclaré à Cosmopolitan que les femmes devraient exiger du
plaisir. « J’ai une amie qui n’a jamais eu d’orgasme de sa vie. De toute sa
vie ! Ça me fend le cœur. C’est un truc de dingue. » Elle raconte qu’elle et
ses amies font souvent des « interventions-orgasme » où elles lui « montrent
comment faire, quoi » : « On se chevauche les unes les autres en
expliquant : “Il faut que tu te mettes sur lui, comme ça, et que tu fasses ce
mouvement-là.” »
Avec l’humoriste Amy Schumer, elles ont dû se passer le mot. « Il faut
bien qu’il comprenne que vous avez droit à un orgasme », assènera
Schumer dans une interview pour Glamour un mois plus tard – et c’était
loin d’être la première fois qu’elle propulsait le plaisir féminin au premier
plan.
« Moi, j’aime bien dire les choses franchement. Je vais balancer un truc
du genre : “Eh, on est deux, là, coucou”, poursuit-elle. Ou alors : “Eh mais
attends ! Il faut absolument que tu fasses connaissance avec mon clito !”
Faut surtout pas vous gêner. »
Ces apparitions du clitoris dans les médias grand public ont contribué à la
décision du site d’information Mic de proclamer 2015 l’« année de
l’orgasme féminin ».
Ce n’est pas par hasard si deux des femmes artistes les plus influentes des
États-Unis s’expriment au sujet du plaisir féminin, et ce n’est pas pour le
plaisir de choquer : c’est parce qu’elles savent bien que les femmes
ordinaires s’expriment déjà de plus en plus sur ce sujet, et en ces termes.
D’ailleurs, elles ne se contentent pas d’en discuter entre elles.
Matraquées d’images explicitement sexuelles, assoiffées d’informations
concrètes, et motivées par le désir de se passer des pilules et des « astuces
sexo » superficielles qu’on leur sert à tout bout de champ, les femmes se
renseignent avec beaucoup de sérieux, expérimentent à l’aide d’activités de
plus en plus diverses et, ce faisant, transforment leur rapport à la sexualité.
Souvent, les traitements médicamenteux aggravent les problématiques
d’ordre sexuel que peuvent rencontrer les femmes – difficile de se sentir
sexy quand on est taxée d’anormalité. Cet engouement d’un genre nouveau
stimule les ventes de toute une flopée de livres conçus comme des guides de
la sexualité féminine, comme Come As You Are d’Emily Nagoski, She
Comes First d’Ian Kerner ou encore Girl Sex 101 d’Allison Moon, qui traite
également des sexualités queer et transgenre2. Sous des étiquettes assez
diverses – thérapeutes, mères, neuroscientifiques ou encore membres de
sectes vouant un culte à l’orgasme –, de nombreuses femmes remettent en
question, chacune à sa façon, le fait d’envisager la complexité de la
sexualité féminine comme un dysfonctionnement à traiter. « Et s’il
s’agissait en fait d’une qualité ? Et s’il fallait s’en réjouir ? », se demandent-
elles.
En tant que journaliste, cela m’a donné envie de me plonger dans tous
ces courants culturels d’avant-garde qui contestent les vieilles croyances sur
la sexualité des femmes, quand bien même, souvent, les stéréotypes
demeurent et réapparaissent sous d’autres formes. Je me suis demandé
pourquoi la sexualité féminine est devenue un sujet très en vogue, alors
même qu’elle semble rarement mieux comprise qu’à l’époque où elle était
taboue. Je ne me rappelle pas la première fois où j’ai entendu dire que la
sexualité féminine était mystérieuse – que les hommes bénéficiaient d’un
équipement de série très simple et facile à manœuvrer, tandis que les
femmes étaient dotées de casse-tête alambiqués, comme des Rubik’s Cubes
charnels. Ce mystère, il me semble que j’en ai toujours eu conscience. Mais
c’est à la lecture d’un long article de psychologie publié dans le New York
Time Magazine en 2009, « What do women want ? », que cette idée m’a
frappée. L’article avait fait beaucoup parler de lui à l’époque. Quant à moi,
je l’avais lu et relu jusqu’à l’usure, l’énigme de son titre – « Que veulent les
femmes ? », cette célèbre question posée par Freud à l’une de ses
patientes – se logeant dans ma tête comme un chardon dans un pull en laine.
Que voulons-nous, au juste ? Je me suis penchée sur cette question avec des
femmes de diverses origines sociales et, rapidement, j’ai compris qu’elles
se la posaient, elles aussi. Elles m’ont donné quelques indices : tu devrais
lire ce livre sur le sexe ; tu pourrais aller voir cette thérapeute ; il y a un
événement auquel tu pourrais assister ; et si tu t’inscrivais à un cours de
tantrisme ? J’ai suivi tous ces conseils. Et, progressivement, j’ai découvert
des réseaux de femmes aimant le sexe et capables de répondre à cette
question pour elles-mêmes, d’une manière très individualisée. Ce petit livre
est le fruit de ces rencontres.
Jouir enquête sur les recherches scientifiques menées sur la sexualité
dans des laboratoires à la pointe de la technologie, notamment à travers
l’usage de l’IRMf, l’imagerie à résonnance magnétique fonctionnelle. Nous
irons à la rencontre de chercheur·e·s qui étudient la sexualité féminine
comme un tout dans lequel interagissent les nerfs complexes, les hormones,
les neurotransmetteurs, les réseaux neuronaux, les émotions, les pressions et
attentes culturelles qui participent à l’excitation, à la satisfaction et au bien-
être. Une psychologue canadienne nous expliquera notamment comment
elle explore la méditation de pleine conscience comme traitement des
troubles à caractère sexuel. Nous découvrirons aussi comment diverses
femmes choisissent de redéfinir leur sexualité, en s’aventurant jusqu’au
festival Burning Man, où l’orgasme féminin se donne à voir sur scène, ou
dans le cabinet d’une thérapeute peu conventionnelle qui soigne les
traumatismes à l’aide de massages sensuels. Inspirés par les mouvements de
femmes sex-positive des années 1970, et portés par la popularité du yoga et
de la médecine holistique, ces bruissements subculturels glissent petit à
petit du microcosme underground vers la lumière du champ mainstream.
Carnet de voyage aux confins de la jouissance – dans tous ses
frémissements et toute sa flamboyance –, ce livre envisage la sexualité
féminine moins comme science pure et dure que comme une forme
d’artisanat. C’est une plongée dans l’étrange, dans le merveilleux, et dans le
farfelu aussi, parfois.
Cet ouvrage est né d’un paradoxe. Le sexe est l’un des grands avantages
du fait d’être en vie. Comme l’écrit la journaliste scientifique Zoe Cormier,
la sexualité humaine a quelque chose d’unique. Pour beaucoup de
biologistes, nous prenons certainement plus de plaisir à la valse de la
reproduction que toute autre espèce vivante présente sur cette planète. Dans
le règne animal, la copulation a quelque chose de repoussant. Elle paraît
aussi brève que brutale. Les humains, eux, font l’amour pour s’amuser, pour
s’exprimer et pour tisser des liens émotionnels. Et nous pouvons le faire
pendant des heures. La femme humaine est dotée d’un clitoris et peut avoir
plusieurs orgasmes en un seul rapport. On serait donc tenté de croire que,
pour ces dames, la vie est une fête. Ce n’est pourtant pas exactement ce qui
se passe.
Le sexe demeure un sujet très clivant en Occident et, en ce qui concerne
les femmes, il fait l’objet de nombreux conflits. On humilie publiquement
les femmes lorsqu’elles expriment leur sexualité, comme lorsque Piers
Morgan, ancien présentateur sur CNN, a utilisé son compte Twitter pour
critiquer le fait que Kim Kardashian, star de la télé-réalité, partage sur
Instagram des photos d’elle nue. Les autorités accusent souvent les femmes
victimes d’agression sexuelle d’en être responsables. À l’université York,
en 2011, lorsqu’un officier de police de Toronto a expliqué à une salle
pleine d’étudiantes que, pour se protéger des violeurs, « les femmes
devraient éviter de s’habiller comme des salopes », il a déclenché sans le
vouloir un mouvement de protestation dans le monde entier, la SlutWalk, ou
« marche des salopes », au cours de laquelle des femmes sont descendues
dans les rues pour manifester en lingerie et, à l’occasion, vêtues de résille.
Et, en parallèle de tout cela, on exige des femmes qu’elles soient
sexuellement attirantes et qu’elles atteignent l’orgasme. Mais
l’omniprésence d’images hypersexualisées et très normées dans nos vies
quotidiennes est devenue bien plus oppressante que libératrice.
Dans le vide laissé par une éducation sexuelle moins axée sur le plaisir
que sur les risques liés à la sexualité (la grossesse et les maladies
sexuellement transmissibles), une nouvelle génération atteint l’âge adulte en
ayant appris ce qu’elle sait sur le sexe à partir d’une source très biaisée : les
films porno, où les femmes sont pénétrées brutalement par tous les orifices
sans le moindre début de préliminaire. L’application Tinder transforme les
rencontres amoureuses en une espèce de jeu en mode hyper-accéléré, dans
lequel les hommes rivalisent pour coucher avec le plus de femmes possible.
Dans un article publié en 2015 par Vanity Fair, Nancy Jo Sales relate
l’impression, ressentie par de nombreuses jeunes femmes, qu’avec cette
application les hommes ne ressentent plus tellement le besoin de les
satisfaire sous la couette : ils pourront toujours se retourner vers un nouveau
profil leur correspondant, un nouveau « match ».
— C’est comment, un vrai orgasme ? se lamentait une jeune femme.
Comment je pourrais le savoir… ?
Une autre analysait :
— C’est un concours où celui qui l’emporte, c’est celui qui en a le plus
rien à foutre. Et à ce jeu-là, les mecs gagnent souvent.
Les femmes jouissent deux fois plus lorsqu’elles sont en couple que lors
de ce qu’on appelle les « coups d’un soir », d’après une étude présentée en
2013 par Justin R. Garcia, professeur assistant en études de genre au Kinsey
Institute de l’université d’Indiana et à l’université de Binghamton. Il ne
s’agit pas là d’un plaidoyer pour un retour aux valeurs monogames –
beaucoup de femmes apprécient autant que les hommes le sexe sans
attaches. Non, il s’agit plutôt de reconnaître que les femmes sont plus
susceptibles de jouir si leur partenaire se soucie de leur plaisir et si les
participants se sentent assez à l’aise pour communiquer leurs envies, ce qui
semble plus rare lors des coups d’un soir. Certains hommes interrogés dans
le cadre de cette étude ont même dit très clairement qu’ils s’inquiétaient
moins du plaisir de leur partenaire dans le cadre d’un rapport sans
lendemain.
« Nous devons donc en conclure […] que la révolution sexuelle
occidentale est foireuse », a déclaré Naomi Wolf dans le très provocateur
Vagina : A New Biography. Elle n’a pas été à la hauteur, en tout cas pas
pour les femmes.
Il n’est pas non plus certain que notre culture sexuelle augmentée soit si
bénéfique aux hommes. Vous n’entendrez pas ça dans les publicités qui en
vantent les mérites, mais environ la moitié des hommes à qui on prescrit du
Viagra renoncent à ce traitement, pour la plupart dans les trois premiers
mois, selon une étude menée par la psychologue Ana Carvalheira.
Certains hommes déclarent par ailleurs avoir cessé de regarder des films
pornographiques parce que, selon eux, cela gangrénait leurs rapports
sexuels dans la vraie vie. Dans sa conférence TED de 2013, l’universitaire
Ran Gavrieli raconte comment le porno hardcore a déformé ses fantasmes.
Intitulé « Pourquoi j’ai arrêté de regarder du porno », ce discours a
comptabilisé presque 20 millions de vues depuis sa mise en ligne3.
Il y a fort à parier que cette culture-là dissimule un autre aspect de la
sexualité masculine, un aspect plus doux et plus bienveillant qui existe bel
et bien. Un de mes amis ne parvient généralement à atteindre l’orgasme que
lorsqu’il se sent profondément à l’aise avec une femme, ce qui peut
nécessiter des mois passés à se fréquenter sans jouir. Or, lorsqu’on vit dans
une société qui récompense les hommes qui collectionnent les coups d’un
soir, c’est sans doute un aspect de soi que l’on aura tendance à cacher. Le
plus intrigant, ce sont peut-être ces hordes de jeunes hommes qui rejoignent
OneTaste, une association qui promeut la méditation orgasmique, une
pratique sexuelle focalisée sur le plaisir féminin. Les hommes gardent leurs
vêtements et caressent les parties génitales d’une femme avec le doigt
pendant quinze minutes, sans aller plus loin. Cette pratique est censée
améliorer le sentiment de connexion à l’autre et les sensations des deux
partenaires. Perçu comme un élément de ce qu’on appelle le slow sex – un
peu comme la slow food se dresse aujourd’hui contre la malbouffe des fast-
foods –, cet exercice explose en popularité.
Ce livre n’est pas un manifeste contre la pornographie. Il n’est pas non
plus là pour démontrer que la sexualité masculine est intrinsèquement
mauvaise ou agressive. Il ne prétend pas que les femmes viendraient de
Vénus et qu’elles auraient, à ce titre, des besoins différents de ceux des
hommes, qui viendraient de Mars. Les différences entre les sexes ou,
disons, la notion de genre n’a rien de binaire. Elle s’échelonne sur un
spectre protéiforme et très vaste, et le mot « femme » peut représenter de
multiples nuances en matière d’expérience, fût-elle cisgenre, intersexuée,
queer ou transgenre. La lutte des femmes cisgenres4 pour faire toute la
lumière sur leur sexualité et la redéfinir selon leurs propres exigences est
renforcée lorsqu’elles donnent à entendre les voix des femmes les plus
marginalisées, surtout celles des femmes transgenres. Au même moment,
les adolescents affichent de façon de plus en plus décomplexée une liberté
par rapport aux normes de genre que le reste du monde n’a pas encore
commencé à imaginer. Selon une étude menée en 2016 par J. Walter
Thompson Intelligence, société d’études de marché, 78 % des adolescent·e·s
américain·e·s âgé·e·s de treize à vingt ans ont déclaré que le genre d’une
personne ne la définit plus autant que cela a pu être le cas par le passé. Si ce
livre a tendance à retomber dans ces normes binaires, avec les hommes d’un
côté et les femmes de l’autre, c’est uniquement pour me permettre
d’examiner en quoi, précisément, les besoins et les désirs des femmes
diffèrent de ceux des hommes, et comment ces écarts ont été étouffés et
discrédités pendant des milliers d’années – et pas, j’espère, pour les
enraciner de plus belle.
Dans la Grèce antique, on pensait que le désir féminin était plus fort que
celui des hommes. Sous l’Empire romain, l’orgasme féminin et
l’éjaculation féminine ont été décrits par Claude Galien, médecin qui
recommandait aux femmes célibataires de se masturber pour être en bonne
santé. Hippocrate avait donné un nom au clitoris : la columella, ou « petit
pilier ». Le mot « clitoris » lui-même est issu du grec kleitoris, qui désigne
la même chose, et qui peut avoir pour origine étymologique le mot kleis, qui
signifie « clé », ou kleitorizein, verbe ayant le double sens de « toucher » et
de « chatouiller ». Même le judaïsme, qui considère le sang menstruel
comme impur, reconnaît l’orgasme féminin dans le Talmud, le texte
fondateur de la Loi juive. Il y est enseigné que les maris doivent retarder le
moment de leur éjaculation, de sorte que « l’épouse s’échauffera pour
éjaculer la première » – cela était censé assurer la conception d’un enfant de
sexe masculin. Ironie du sort : cette directive à but misogyne pouvait
apporter à ces dames une certaine forme de satisfaction (un sage connu sous
le nom de Rabbi Kattina se vante à la fin du passage en question : « Je
pourrais n’engendrer que des garçons ! » Oy gevalt – oh non, pitié…).
La civilisation arabe médiévale et cosmopolite avait une approche encore
plus libre de la sexualité féminine. Avicenne, le grand philosophe persan
qui faisait aussi figure d’autorité en matière de médecine, a produit des
écrits sur le clitoris, qu’il nommait al bathara, le « pénis ». À la fin du
Xe siècle ou au début du XIe, alors que Bagdad était à l’épicentre de l’âge
d’or islamique, un livre intitulé L’Encyclopédie du plaisir y a été publié.
Fruit du travail d’un certain Ali ibn Nasser al-Kateb, il contient quarante-
trois chapitres à travers lesquels toutes sortes d’orientations et de rapports
sexuels sont détaillés – homosexuels, bisexuels, hétérosexuels – et met en
scène d’innombrables personnages féminins qui s’adonnent ouvertement à
la luxure. À la même époque, en Europe de l’Ouest, la mise en circulation
d’un tel ouvrage aurait été inconcevable. Et même aujourd’hui, alors que
nous sommes sortis de ces heures « sombres » et « chaotiques » souvent
décrites par les historiens pour évoquer le Moyen Âge, une telle publication
aurait quelque chose de risqué2. Voici un récit des extrêmes auxquels
pouvait conduire un désir féminin sans contrainte :
Hubba al Madaniyyah, par exemple, raconte qu’un jour, elle est sortie du bain en compagnie d’un
garçon qui avait un chiot. Le chiot, en voyant sa vulve et ses lèvres vaginales, s’est glissé entre ses
jambes et s’est mis à lécher son organe. Elle s’est alors baissée pour permettre à l’animal de
réaliser sa tâche avec plus de facilité. Mais lorsqu’elle a atteint l’orgasme, elle est tombée sur lui
de tout son poids, et n’a pu se relever à temps pour éviter la mort de l’animal par écrasement3.
Mais, à un moment donné, pour la vulve, la fête a été finie. Pour des
raisons aussi diverses que les cultures où elle a connu le même sort funeste,
le vent du pouvoir a tourné contre les femmes en général, et contre leur
sexualité en particulier.
Par exemple, les choses ont dégénéré assez rapidement pour les femmes
au début de la chrétienté. Beaucoup de gens parmi les premiers disciples de
Jésus éprouvaient du mépris pour le corps, et principalement à l’égard du
système reproducteur des femmes, allègrement comparé à un « cloaque »
(cloaca en latin), mot désignant l’égout. Ils le haïssaient tellement que
certains auteurs, parmi lesquels Tertullian, écrivaient au IIe siècle de notre
ère des traités complets, dans lesquels ils remettaient en question l’idée
selon laquelle le Fils de Dieu ait pu naître du corps de Marie dans sa
dimension bassement physique, avec ce placenta si impur qui suit
l’expulsion, et cette humiliation que constitue le fait d’être nourri au sein
par une femme humaine. Ils finissaient tout de même par admettre qu’ils
n’avaient pas découvert de solution alternative. Et si tous les premiers
chrétiens n’éprouvaient pas ce même dégoût pour les femmes et le sexe, il
s’est révélé très tenace.
Au XIIIe siècle, Thomas d’Aquin, un saint et philosophe majeur de la
chrétienté, a produit une synthèse claire et précise de ces opinions : « La
femme est un être chétif et défectueux6. »
La révolution scientifique européenne et les découvertes sur l’anatomie
humaine qui l’ont accompagnée ont fait éclater au grand jour cette
ignorance du corps des femmes qui perdurait depuis si longtemps. Certains
scientifiques, comme l’anatomiste et chirurgien italien Realdo Colombo,
étaient émerveillés par les mécanismes internes du corps féminin. Colombo
prétendait avoir découvert le clitoris en 1559 et le décrivait
« principalement » comme le « siège du ravissement féminin ». Il avait
également posé la théorie selon laquelle le clitoris jouait un rôle
prépondérant dans la capacité de reproduction des femmes. « [S’il] m’est
permis un jour de nommer les choses que j’ai découvertes, il faudra appeler
celle-ci l’amour de Vénus, ou la douceur de Vénus. » Il avait même décrit
l’éjaculation féminine : « Frottez-le vigoureusement avec un pénis, ou
même touchez-le avec le petit doigt, la semence jaillit de la sorte plus
rapide que l’air, et cela à cause du plaisir, même à leur corps [le corps des
femmes] défendant7. » Malheureusement, la « découverte » du clitoris ne
s’est pas encombrée du consentement des femmes qui ont fait office de
sujets d’étude. L’anatomiste Gabriel Fallope (d’après lequel ont été
dénommées les trompes de Fallope) prétendait lui aussi avoir découvert le
clito, quelques années plus tôt.
Mais certains des esprits scientifiques les plus brillants étaient outrés à
l’idée même qu’il puisse exister un organe féminin du plaisir. L’anatomiste
flamand Andreas Vesalius, le génie considéré comme le père de la science
anatomique, écrivit à Fallope : « On peut difficilement attribuer cette
nouvelle partie inutile, comme si nous avions là un organe inconnu, aux
femmes en bonne santé. » Il déclarait ensuite qu’il s’agissait plus
certainement d’une structure pathologique qu’on ne trouvait que chez les
hermaphrodites. Ses contemporains pensaient en effet que les clitoris les
plus volumineux pouvaient conduire les femmes à s’en servir pour pénétrer
d’autres femmes lors de rapports sexuels lesbiens. Cette vision du clitoris
comme un défaut de naissance pseudo-phallique concurrençait une autre
explication souvent avancée dans la culture du XVIe siècle, selon laquelle
cette excroissance était engendrée par les femmes déviantes qui se
touchaient et se frottaient les parties génitales. Et soudain, l’habitude
populaire consistant à interdire aux filles de se toucher à cet endroit-là
trouvait sa justification scientifique – elles risquaient de voir pousser entre
leurs jambes un phallus miniature ! Comme l’écrit Naomi Wolf, depuis
cette époque, le clitoris a été oublié, redécouvert, oublié de nouveau, et
découvert encore…
Il a aussi été maintes fois amputé.
Les clitoris sont de tailles et de formes diverses (la partie visible des plus
petits fait 35 millimètres de long, et celle des plus volumineux fait jusqu’à
1 centimètre de large, d’après une étude datée de 2005), mais, en Europe, au
début de l’âge moderne, on voyait les plus gros clitoris comme un signe
clair d’hermaphrodisme ou de lesbianisme – et comme un handicap à la
mariabilité des jeunes femmes. Des médecins pratiquaient des
clitoridectomies – des mutilations génitales féminines, en d’autres termes –
sur des filles et des femmes dont les organes étaient jugés trop imposants.
Dans une affaire judiciaire des années 1560 (racontée par David Hillman et
Carla Mazzio dans The Body in Parts. Fantasies of Corporeality in Early
Modern Europe), un juge français avait annulé un mariage à la demande du
mari sous le prétexte que son épouse avait refusé qu’on lui retire son
clitoris, qui mesurait entre 2 et 5 centimètres. Ces mutilations génitales ont
longtemps perduré, notamment à l’époque victorienne où elles étaient
censées empêcher les filles de se masturber. Lorsqu’il nous arrive
d’imaginer avec horreur le calvaire enduré par tant de femmes dans
certaines sociétés africaines et arabes, nous pouvons en profiter pour nous
rappeler que, jusqu’à assez récemment, la clitoridectomie faisait partie de
l’arsenal de la médecine occidentale.
Le milieu du XVIIe siècle a vu émerger toute une terminologie médicale,
dont un terme que les médecins pouvaient utiliser pour désigner les parties
génitales externes des femmes. Il s’agit du mot pudendum qui, aujourd’hui
encore, compte parmi les synonymes du mot « vulve ». Comme la plupart
des termes médicaux, il nous vient du latin, en l’occurrence du mot
pudenda. Les pudenda membra étaient les « parties dont on a honte » – le
verbe pudere signifiait « avoir honte ». Au cours du XIXe siècle, à l’époque
victorienne, les élans libidineux des femmes étaient activement réprimés.
En matière de sexe, le rôle d’une épouse respectueuse, c’était le
consentement passif ; tout ce qui sortait de ce cadre-là était considéré
comme relevant potentiellement de la nymphomanie.
À cette époque, le racisme colonial a fourni au sexisme un outil des plus
astucieux : les corps sexualisés des esclaves africaines. Sur des tracts
pseudo-scientifiques distribués en Europe, celles-ci étaient décrites comme
pourvues d’un derrière bien plus large, de lèvres génitales plus longues, et
comme mues par un appétit sexuel dévorant. C’était la formule idéale pour
cantonner les femmes blanches dans un stéréotype à l’opposé de celui-ci :
elles, elles étaient censées être réservées, pures et asexuées. Les caricatures
ciblant tout ce qui se trouvait à l’opposé de l’idéal féminin de l’époque ont
largement contribué à sa définition. En 1810, une femme sud-africaine du
nom de Saartjie Baartman a été emmenée de force à Londres, en
Angleterre, où on l’exhibait comme une bête dans un zoo. Surnommée
« Vénus Hottentote », elle était présentée comme une attraction des plus
étrange : son corps « exotique », avec son large postérieur et ses petites
lèvres prétendument longues, déplaçait les foules. Cet exemple démontre
parfaitement comment la misogynie et le racisme se sont mutuellement
nourris et entretenus à travers l’histoire, et comment les femmes noires se
sont retrouvées à l’intersection de deux formes de préjugés : ceux qui
concernaient les femmes et ceux qui concernaient les personnes non
blanches.
C’est ainsi que ce qui n’était au départ qu’une croyance misogyne s’est
transformé en une opinion scientifique, normative, « objective ». À ce sujet,
Naomi Wolf cite William Acton, un des pontes de la gynécologie au
Royaume-Uni, qui avait écrit, en 1862 : « La majorité des femmes
(heureusement pour elles) ne sont guère troublées par des sentiments
sexuels de quelque nature que ce soit. »
Quand elle est excitée, Vanessa n’est plus en mesure de réfléchir. L’idée
même de fantasmer alors qu’on est d’ores et déjà dans un état d’excitation
lui paraît des plus invraisemblable, parce que les sensations sont si fortes
qu’elle n’est même pas en mesure de visualiser quoi que ce soit dans son
esprit. Elle explique :
J’ai l’impression de me transformer en un amas de lignes et de gribouillis. C’est comme –
comment ça s’appelle, quand les nuées d’oiseaux font des formes qui bougent dans le ciel ? – une
murmuration. Je vois une murmuration d’étourneaux. C’est vraiment la meilleure description que
je puisse en faire. La structure de la réalité s’évapore.
Il semble que, pour Vanessa, éprouver du plaisir est aussi facile que d’en
discuter. Elle aborde librement des sujets que beaucoup trouveraient
gênants, en rit parfois, et prend le temps de chercher le mot juste pour
exprimer ses idées avec clarté. Enfant, elle avait lu quelque part que les
orgasmes existaient. Elle avait donc voulu en avoir un. Et elle y est
parvenue – la première fois, elle avait onze ans. Elle avait joui grâce à une
combinaison de facteurs : le toucher d’un amant sur ses seins, ses baisers
dans son cou, une pensée fugace et la respiration qu’il fallait au bon
moment. « Je peux jouir de sept façons différentes, dit-elle avec
détachement. Certains de mes orgasmes sont silencieux, mais, avec
d’autres, je prononce des mots dans des langues qui n’existent pas, comme
les gens en transe que l’on voit dans certaines églises. » Il lui arrivait très
fréquemment de jouir quinze fois par rapport, se souvient-elle. Et elle
éjacule de grandes quantités d’un liquide tiède à chaque rapport sexuel
depuis qu’elle a vingt et un ans.
« Je jouis comme je ressens mes émotions, explique-t-elle. C’est voyant,
bordélique et gênant. »
Mais ceux qui s’imaginent que ces dons ont procuré à Vanessa une vie
sexuelle de rêve, ceux-là se trompent. « Je ne me suis jamais sentie pour
autant libérée ou particulièrement à l’aise, tempère-t-elle. J’avais
l’impression d’être bizarre. » Et le problème, ce n’était pas tant le plaisir
qu’elle ressentait, mais la manière dont les autres y réagissaient. « Un mec
m’a dit que j’étais un phénomène de foire », se souvient-elle. Parmi les
hommes avec lesquels elle est sortie, beaucoup ont fait une fixation sur sa
sexualité. Il est même arrivé que cela occulte tout le reste de sa
personnalité. Voir une femme jouir dix fois peut regonfler l’ego d’un
homme, même si cela ne dépend pas tellement de ses talents, et ça, les
hommes en veulent toujours plus. Parfois, des hommes la forçaient à
repousser ses limites pour voir jusqu’où elle pouvait aller, comme une
voiture de sport trafiquée. « Ça a l’air sexy en théorie, mais en fait non. Un
jour, un mec insistait lourdement pour qu’on continue, ça a duré huit heures,
il savait que j’aurais voulu dormir et que j’avais une réunion le lendemain
matin. Je n’ai pas l’impression d’être aux commandes de ma sexualité. »
Mais son problème de santé a changé la donne. À cause des douleurs
qu’elle ressentait après les rapports sexuels, elle a cessé de se les autoriser.
Et pourtant, ses souffrances ont empiré. Elle s’est rendue aux urgences, a vu
sa généraliste et d’innombrables spécialistes, et tout le monde avait sa petite
idée sur la question : les chlamydiae, une érosion du col utérin, une
infection urinaire récidivante. Elle s’est fait tester pour l’herpès : négatif.
Un médecin qui lui avait diagnostiqué un syndrome polykystique ovarien
lui a prescrit une contraception hormonale, ce qui n’a rien changé ni à la
douleur ni au sang dans ses urines. D’octobre 2012 à mars 2014, Vanessa a
subi six échographies par voie basse, s’est vu prescrire sept traitements à
base d’antibiotiques, et ce alors même que les examens
cytobactériologiques des urines étaient souvent négatifs. Dans un premier
temps, les médicaments atténuaient les symptômes, mais la douleur
revenait, suivie de près par le sang dans les urines.
Au début de l’année 2013, elle a rencontré C. C’était son âme sœur – il
était polyamoureux, intelligent, sensible… ils sont sortis ensemble
immédiatement. Vanessa considère que la première fois qu’ils ont fait
l’amour a été la meilleure de sa vie. Mais, ensuite, la douleur est devenue
plus violente que jamais. Elle s’est rendue dans une clinique sans rendez-
vous, pour en sortir avec une nouvelle ordonnance pour un antibiotique en
une seule prise, suivie d’un nouvel ECBU négatif. C’est là qu’elle a
commencé à expliquer aux médecins qu’elle savait que ça ne venait pas de
sa vessie. Ça vient de ce qui me fait éjaculer, assurait-elle. Elle avait
recours à une expression qu’elle avait lue dans les forums de discussion sur
le sexe qu’on trouve sur Internet, glandes du point G, ou alors elle montrait
du doigt l’endroit qui la faisait souffrir, quelques centimètres au-dessus du
pelvis, légèrement à droite. Pile à cet endroit. Elle expliquait qu’elle avait
plus de mal à éjaculer qu’avant, qu’il lui était devenu difficile de jouir, et
même que ses orgasmes étaient devenus douloureux.
Mais il y avait un problème de communication. Cette partie de son corps
qui lui faisait mal ne semblait pas porter de nom. « Quand on regarde des
représentations du vagin, il n’y a rien à cet endroit-là », déplore-t-elle.
Après une attente de six mois, Vanessa a enfin pu se rendre à un rendez-
vous qu’elle avait pris avec un gynécologue très réputé, dont le cabinet était
situé en centre-ville. Dans la salle d’attente, des femmes lisaient des
magazines assises dans des fauteuils confortables tandis qu’un écran plat
passait en boucle des rediffusions d’épisodes de Friends. Dans la salle
d’examen, un présentoir proposait des fascicules qui vantaient les mérites
de la labiaplastie – l’intervention de chirurgie esthétique controversée qui
consiste en la réduction des petites ou grandes lèvres. Vanessa a donc décrit
ses symptômes au gynécologue, un quadragénaire excessivement amical qui
lui posait des questions gênantes sur sa vie sentimentale d’un air faussement
détaché. Elle avait arrêté le sexe plusieurs mois auparavant à cause de la
douleur, ce qui avait atténué ses symptômes, mais elle voulait tout de même
obtenir des réponses. Lorsqu’elle lui a demandé si les glandes du point G
existaient, il l’a regardée d’un air consterné.
« Il pensait que c’était dans ma tête, explique-t-elle. Que j’avais juste
besoin d’entendre qu’il n’y avait rien qui clochait chez moi et que j’étais
une femme attirante. Il m’a dit que ma fouf était “très jolie”. »
C’est à ce moment-là que Vanessa a fait ce que tous les patients frustrés
font à l’ère d’Internet : elle a consulté le docteur Google. Rapidement, un
indice lui est tombé entre les mains, sous la forme d’un article médical
amplement cité : « Female urethral syndrome : a female prostatitis ? »
(« Syndrome urétral féminin : une prostatite féminine ? »). Malgré ce point
d’interrogation, cette publication semblait apporter des réponses qu’aucun
des médecins consultés par Vanessa ne connaissait. Réalisée par les
docteurs Ruben Gittes et Robert Nakamura, l’étude portait sur des glandes
microscopiques situées dans l’urètre des femmes juste à côté de la paroi
vaginale, et connues sous le nom de glandes de Skene, également appelées
glandes para-urétrales. D’après cette étude, ces glandes sont les homologues
féminines de la prostate des hommes – ce qui signifie qu’elles se
développent à partir du même tissu embryonnaire – et sont sujettes aux
mêmes infections, mais aussi aux mêmes cancers. L’article n’établit pas de
lien entre ces glandes et le point G – la région très sensible décrite pour la
première fois en 1950 par le gynécologue allemand Ernst Gräfenberg, qui a
nommé ce point d’après l’initiale de son nom. Il ne précise pas non plus
que, pour certaines personnes, cette région est érogène (comme l’est la
prostate chez l’homme), mais Vanessa avait sa réponse. Ce même article
citait une autre étude gynécologique qui estimait à 5 millions le nombre de
femmes qui se rendaient chez le médecin chaque année pour des
symptômes localisés dans cette zone mal comprise, et notamment pour des
douleurs pendant les rapports sexuels. Les auteurs de ce second article
écrivent que les patientes ont reçu pour cela une « époustouflante variété de
traitements ». Si de nombreuses femmes se sont vu prescrire toutes sortes
de tranquillisants, certaines ont subi « des excisions chirurgicales agressives
dans le tissu péri-urétral, des incisions internes de l’urètre et des
surdilatations excessives de l’urètre ». L’étude de Gittes et Nakamura
déclare en conclusion qu’il faudrait reconnaître l’existence d’un élément
anatomique particulier, la prostate féminine, afin que les maladies la
concernant puissent être diagnostiquées et traitées. Date de l’étude : 19968.
Vanessa a longuement observé les schémas en noir et blanc qui figuraient
dans cet article. À l’endroit qui l’intéressait, et que tous les schémas qu’elle
avait consultés jusqu’alors avaient laissé en blanc, ceux-là présentaient
quelque chose, une forme comparable à la cavité du sinus, un élément
d’anatomie susceptible de se remplir de liquide. « Pour la première fois,
j’avais sous les yeux un dessin qui reflétait mon anatomie », se souvient-
elle. Pleine d’espoir, elle a apporté cette étude à sa généraliste, ainsi qu’un
sac plastique dans lequel elle avait glissé deux flacons au couvercle orange :
l’un contenait de l’urine, et l’autre, de l’éjaculat. Elle a soutenu à la figure
d’autorité en face d’elle que ses glandes éjaculatoires – ou ses glandes de
Skene, ses glandes para-urétrales, sa prostate féminine, son point G, ou
autre – étaient infectées. Sa généraliste a consulté l’article. Elle a reconnu
qu’elle n’avait jamais entendu parler de ces glandes, raconte Vanessa, mais
elle n’avait pas de meilleure idée à lui soumettre (la généraliste de Vanessa
a décliné nos propositions d’interview).
— Vous pouvez vraiment faire ce truc de l’éjaculation ? lui a-t-elle
demandé. Et vous seriez d’accord pour vous filmer en train de le faire pour
me montrer ?
Et c’est ainsi que Vanessa s’est retrouvée à se toucher, pépouze, sur la
table d’examen de sa généraliste. Pour la science.
Au bout de deux minutes, c’était plié.
— Vous avez déjà fini ? s’est étonnée la professionnelle de santé lorsque
Vanessa l’a appelée pour qu’elle la rejoigne.
L’opération avait été réalisée avec maestria : la patiente s’était masturbée
jusqu’à l’orgasme, avait éjaculé et filmé la totalité du processus dans une
vidéo que sa généraliste a visionnée, les yeux écarquillés. Elles se sont alors
tournées vers les deux fioles en plastique. Ses urines étaient claires. Mais
l’autre liquide qu’elle avait apporté était trouble. La clé du problème se
trouverait dans une analyse de cet échantillon-là : il faudrait y chercher des
bactéries, des mycoses, ou quoi que ce soit qui puisse expliquer la douleur
et l’inconfort qu’elle ressentait dans ses parties génitales.
Mais il y avait un obstacle majeur à ce projet-là : il n’existait pas de
protocole d’analyse pour ce liquide produit par le corps de Vanessa : ce
n’était ni de l’urine, ni du sang, ni de la salive, ni du sperme – ce n’était rien
de ce que recevaient habituellement les biologistes pour analyse. Sa
généraliste ferait preuve d’imagination pour remplir le formulaire
d’analyse.
Ces ouvrages ont été suivis de près par deux livres : Notre corps, nous-
mêmes, écrit par un comité de femmes de Boston, et Becoming Orgasmic –
devenir orgasmique – de la sexologue Julia Heiman. Ces livres étaient
écrits par des femmes, pour les femmes, et abordaient tous les sujets les
concernant, du fantasme à la contraception. À la même époque, l’éducatrice
sexuelle Betty Dodson animait des réunions au cours desquelles des
femmes se masturbaient ensemble dans une espèce de sororité nue, hétéros
et homos confondues. Deux autres livres ont franchi une étape
supplémentaire pour la toute première fois : demander à des femmes de
décrire le sexe et le plaisir avec leurs propres mots : le surprenant et
profondément amusant Orgasms de Susan (A. S. A.) Harrison, publié en
1974, et Women Talking (Paroles de femmes) de Justine Hill, en 1977.
C’est là que la colère l’a gagnée. Chacun de ses médecins avait lu dans
son dossier qu’elle s’était rendue aux urgences, mais, en plus de quatre ans
d’investigations, aucun d’entre eux n’avait jamais fait le lien. Même son
propre cerveau avait occulté cette information clé. Vanessa se sentait
complètement démolie.
Elle a fait une pause dans sa relation, a consulté une psychothérapeute et
une bonne kiné – une spécialiste du plancher pelvien. Au mois d’août, elle
s’est retrouvée dans une cérémonie d’ayahuasca. Cette drogue
hallucinogène vénérée par les peuples indigènes d’Amérique du Sud, qui la
considèrent comme un médicament, compte de plus en plus d’adeptes en
Occident. Elle s’est donc assise parmi d’autres personnes, qui espéraient
guérir de la dépression ou simplement explorer un nouveau degré de
conscience en vivant une expérience à la mode. Au début de la cérémonie,
chacun des participants a expliqué les raisons pour lesquelles il ou elle se
trouvait là ; Vanessa a déclaré qu’elle voulait soigner la blessure qu’elle
portait en elle. Dans une petite tasse, elle a bu cette liqueur pulpeuse et âcre,
couleur café, qui avait le goût de l’herbe et du tabac rassis. Cette nuit-là,
alors que la réalité se dissipait autour d’elle, l’une des guérisseuses qui
dirigeaient la cérémonie s’est approchée d’elle dans le noir et lui a posé la
main sur le ventre. Puis elle lui a chanté un chant de guérison traditionnel,
l’icaro, et tout le monde s’est mis à chanter avec elle, dans une harmonie
incroyable, les autres participants déracinés de leurs explorations
personnelles et projetés dans la sienne. Vanessa a pleuré longuement.
Deux mois plus tard, elle s’est rabibochée avec son petit ami et a eu, dit-
elle, un « tout petit orgasme ».
Nous voici donc face à la conclusion du débat sur le point G : celles qui
disent qu’il existe et celles qui disent qu’il n’existe pas ont toutes
officiellement raison. Le point G est donc une réalité. Mais il existe d’autres
zones très érogènes dans cette région du corps : il y a le point U, un point
sensible qui entoure l’urètre et s’étend légèrement au-dessus de lui ; le
point A, situé sur la paroi vaginale interne profonde, près du col de
l’utérus ; et certaines parlent d’un point O, et puis il y a bien sûr la
sensibilité du col utérin… et tous ces points-là produisent des orgasmes qui
paraissent distincts aux femmes qui les expérimentent. Les femmes peuvent
aussi avoir, à titre individuel, leurs propres zones sensibles. C’est à nous,
femmes, de nous retrousser les manches et d’explorer, à tâtons, nos propres
mécanismes de l’excitation et du plaisir.
Quant au débat cherchant à déterminer si les parties génitales des femmes
sont un ensemble d’éléments présents, qui prennent de la place, ou une
absence qui attend d’être comblée, la science actuelle semble pencher
davantage vers la première option. Elle décrit, en effet, quelque chose de
parfaitement tangible, un tout débordant d’existence.
Mais toutes ces découvertes ne sont pas encore vraiment connues du
grand public… ni des médecins. Et cela pose problème, car cette ignorance
nourrit la croyance selon laquelle la sexualité féminine serait mystérieuse,
sinon carrément opaque. Que veulent les femmes ? Ça, personne ne le sait,
pas même les femmes elles-mêmes ! Peut-être faut-il en fait aborder la
sexualité féminine comme un domaine qui s’apprend, se cultive, et dans
lequel on s’améliore grâce à nos connaissances – comme la cuisine ou le
jardinage. Le plaisir féminin est-il vraiment beaucoup plus compliqué que
le mode d’emploi de votre iPad ou votre déclaration d’impôts ? Le
problème ne viendrait-il pas plutôt du fait que nous ayons ignoré la
profusion de connaissances accumulées sur le corps des femmes au fil des
siècles, pour pouvoir mieux prétendre ensuite, comme l’a fait Freud en son
temps, que nous ne savons pas ce que veulent les femmes ?
Même les personnes qui écrivent sur la sexualité féminine tombent dans
ce piège. « Vous n’avez aucune idée de l’obscur imbroglio qui caractérise
l’excitation féminine », écrit Mary Roach dans Bonk, un livre qui, pourtant,
dans l’ensemble, est extrêmement progressiste et instructif. Parlons-nous
aussi d’obscur imbroglio lorsqu’il s’agit du cerveau humain, ou préférons-
nous évoquer à voix basse ses 86 milliards de neurones, impressionnés et
plutôt fiers de ne rien comprendre à son fonctionnement ? Ce que nous
disons vraiment quand nous affirmons que les femmes sont compliquées,
assène Emily Nagoski, c’est que nous voudrions qu’elles se comportent
comme des hommes, avec leurs érections sommaires. Les femmes ne sont
déroutantes que lorsque la sexualité des hommes est perçue comme la
norme, et que la sexualité féminine est envisagée comme une version
faussée de celle-ci – comme la sexualité d’un être « chétif et défectueux ».
Cependant, lorsqu’on compare la sexualité des femmes à celle d’autres
femmes, les attentes ne sont plus les mêmes.
Le mot orgasme est issu du grec ancien : orgasmos s’est lui-même forgé
à partir du verbe orgáô, qui signifie « enfler d’humidité, être excité, avoir
très envie ». Les Grecs de l’Antiquité n’étaient pas loin de décrire les
changements physiques précis qui se produisent quand on s’émoustille.
Comme nous l’avons dit plus haut, hommes et femmes sont pourvus de
tissus érectiles génitaux d’ampleur équivalente qui gonflent et rougissent
pendant les jeux sexuels. Chez les femmes, plutôt que d’être concentrés sur
un seul organe comme c’est a priori le cas chez l’homme, ils sont répartis à
divers endroits, du clitoris aux lèvres internes. Avec l’excitation, ces mêmes
tissus se gonflent d’humidité, rougissent, et semblent plus charnus, plus
pulpeux, plus élastiques – souvent, ils doublent de volume, d’où le terme
que les éducateurs sexuels américains ont commencé à donner à ce branle-
bas général : les herections, rencontre du pronom personnel her – elle – et
du mot erection. Car il s’agit bel et bien d’une érection féminine.
Mais ce gonflement, manifestation physique de l’excitation, décrit la
phase précédant l’orgasme bien plus que l’orgasme lui-même. Que se
passe-t-il dans notre corps au moment de l’orgasme ? Les signes extérieurs
de la jouissance féminine ont fait l’objet de débats passionnés entre divers
explorateurs intrépides, et ce depuis les manuels sexuels taoïstes de la
dynastie Han, rédigés avec beaucoup de soin il y a environ deux mille ans.
Le fait que les femmes aient besoin de plus de temps que les hommes pour
atteindre l’orgasme (entre quinze et quarante minutes en général) n’était pas
un problème dans la pensée taoïste : cela s’intégrait parfaitement dans cette
idée que l’équilibre est atteint grâce à l’opposition entre le yin et le yang.
Ainsi, les hommes, qui avaient plus de yang, étaient associés au feu : ils
s’échauffaient en très peu de temps et refroidissaient aussi sec. Les femmes,
qui avaient plus de yin, étaient associées à l’eau : il leur fallait du temps
pour s’échauffer, mais aussi pour refroidir. Ces deux énergies
s’équilibraient entre elles.
« Au moins quarante-cinq minutes de préliminaires avant la
pénétration », prescrit Anita Boeninger, une conseillère en santé holistique
basée à New York et spécialiste de la culture érotique orientale. « Les
adeptes du taoïsme savaient qu’une femme a besoin d’être stimulée, comme
on porte de l’eau à ébullition, jusqu’au moment où elle ressent le besoin
d’être pénétrée. Où elle supplie de l’être, même. »
Des dialogues courtois et fort élaborés entre l’Empereur Jaune et, tour à
tour, la Fille Pâle et la Fille Sombre, décrivaient les « Cinq Signes, Cinq
Désirs et Dix Mouvements » de l’excitation féminine, sans doute pour aider
les hommes les plus perplexes à y voir plus clair. Daniel P. Reid, auteur
d’un livre sur le taoïsme et la santé, nous donne à lire quelques-unes de ces
indications :
Des narines qui palpitent et une bouche entrouverte signifiaient qu’une femme avait envie que les
préliminaires passent à l’étape suivante, et qu’on lui touche la vulve. Une gorge sèche était le signe
que le partenaire devait aller et venir en elle plus vigoureusement ; et enfin, « des fluides glissants
coulaient de la Porte de Jade, et son essence vitale est libérée » – c’est l’orgasme qui a
officiellement eu lieu.
Pour Heart, la jouissance n’a pas été l’heureux dénouement qu’elle est
pour beaucoup de monde. Ce fut un supplice abominable. Et pourtant, c’est
peu de temps après son premier orgasme qu’elle s’est déclarée ouvertement
lesbienne et, dans la foulée de son coming out, elle est tombée amoureuse
d’une femme pour la première fois.
Cette expérience, cumulée aux récits des dizaines de femmes avec
lesquelles elle s’est entretenue, l’a conduite à formuler sa propre théorie sur
les raisons pour lesquelles l’orgasme féminin peut se révéler insaisissable,
une théorie à contre-courant et que je n’ai jamais entendue ailleurs. Selon
elle, certaines femmes n’ont pas d’orgasme car, pour une raison ou pour une
autre, ce n’est pas le bon moment :
En général, une femme qui bloque un flot d’énergie à un moment précis a d’excellentes raisons de
le faire […]. Peut-être que les femmes anorgasmiques ou qui jouissent avec difficulté ne sont pas
prêtes, psychologiquement, à accueillir en elles les effets de la jouissance, notamment cet instant
d’harmonie intense et bouleversante entre l’âme et le corps qui peut subvenir lors d’un orgasme
puissant.
… mais rapidement, elle s’est rendu compte que cela ne servait à rien.
Mikaya Heart, Shere Hite et Alfred Kinsey ont, chacun à leur façon, posé
des questions aux femmes sur leur vie sexuelle passée et présente, en les
invitant à parler de leurs sentiments subjectifs. Comment se fait-il qu’une
telle démarche semble à ce point radicale ? Comment se fait-il que, dès lors
que l’on sort du voyeurisme et de la pêche aux confidences sur des parties
de jambes en l’air en état d’ébriété, poser de simples questions aux femmes
sur leur vécu sexuel soit perçu comme un acte militant ? La description des
expériences sexuelles des femmes et la mise en lumière de leur variété
encyclopédique pourront, certes, satisfaire la curiosité de quelques-uns,
mais ce n’est pas là l’objectif premier de cette démarche. Il s’agirait plutôt
de remettre en question l’idée selon laquelle il existerait en ce bas monde
une vie sexuelle « normale », et de faciliter l’aventure au-delà de ces
prescriptions normatives, de ces sentiments sur ordonnance, pour quiconque
souhaiterait franchir le pas. Nous sommes toutes des cas particuliers. Et voir
exprimée par des mots l’immense variété de l’expérience humaine en
matière de sexe, voilà qui peut nous aider à accepter la nôtre.
Vue sous cet angle, la complexité de l’orgasme féminin est un don. Elle
exige des femmes et des personnes qui les aiment d’être créatives, curieuses
et à l’écoute dans la chambre à coucher. Et la révélation de cette complexité
est une force : ce renversement culturel, qui semble promouvoir
actuellement son acceptation, est susceptible de rendre nos rapports sexuels
moins prévisibles et pornautomatiques – pour les femmes comme pour les
hommes.
Ces dernières années, la résurgence du féminisme dit pro-sexe a engendré
une nouvelle génération de naturalistes sexo-curieuses. Un blog anonyme,
lancé encore assez récemment sous le titre How To Make Me Come
(Comment me faire jouir), recueillait et publiait des essais écrits par des
femmes sur ce qui les conduit à l’orgasme (vous l’aviez deviné). Sans
mâcher leurs mots, ces femmes qui se confiaient sur leur sexualité
frappaient là où ça fait mal. Vertigineuse, la somme de ces descriptions
mettait le doigt sur cette nouvelle exigence qui semblait tyranniser un
nombre croissant de femmes : il fallait qu’elles jouissent. Et cette pression
s’était semble-t-il accrue au fil des décennies. Une femme parlait d’un petit
ami qui se mettait toujours en colère après elle parce qu’elle ne jouissait pas
assez vite à son goût. Dans son témoignage, elle s’adressait directement à
lui : « Non seulement tu me culpabilisais, mais en plus, à cause de toi,
j’avais honte de ne pas y arriver. Comme si cette frustration que tu me
renvoyais au visage allait encourager mon corps à se décider, en mode
“bon, d’accord, puisque tu as tellement l’air d’y tenir, on va jouir pour te
faire plaisir, espèce de petite enflure”. » Ce blog a percé en 2015. Il a été
relayé en masse sur les réseaux sociaux, au point que sa créatrice anonyme
se retrouve propulsée dans les colonnes du magazine New York. Interviewée
par la chroniqueuse Dayna Evans, elle a expliqué que ce qui l’avait décidée
à lancer ce blog, c’était une discussion qu’elle avait eue avec une amie sur
la question de l’orgasme. Elle avait remarqué que cette conversation, même
une fois terminée, continuait de lui occuper l’esprit, et s’était demandé à
quoi pourrait bien ressembler un échange du même type, une telle effusion
de vulnérabilité, mais à plus grande échelle. Quand la chroniqueuse lui a
demandé si elle ambitionnait de démystifier l’orgasme féminin, sa réponse
se situait à l’opposé de l’esprit très « développement personnel » qui
caractérise notre époque, toujours dans l’astuce qui change la vie ou la
solution miracle : « J’ai presque l’impression que ce blog peut au contraire
lui conférer encore plus de mystère : il prouve qu’il existe mille et une
réponses possibles à la même question. Mais s’il y a une leçon à retenir de
ce projet, c’est sans doute que “comment me faire jouir” n’appelle pas les
mêmes réponses que “comment la faire jouir”. »
Sur le papier, Shinzen Young n’est pas une personne à qui l’on irait,
spontanément, parler de sexe. Depuis toujours, il enseigne la méditation de
pleine conscience, et sillonne les États-Unis pour animer des retraites
silencieuses où des Américains très affairés viennent s’asseoir sans bouger
du matin jusqu’au soir, en observant minutieusement chacun de leurs
souffles et chacune de leurs pensées. Dans ce contexte précis, le sexe figure
sur une liste d’actes déconseillés – les désirs sexuels peuvent obscurcir
l’esprit et le distraire vis-à-vis de la méditation. Cependant, il y a quelque
temps, lors d’une retraite, j’ai demandé à ce septuagénaire formé au Japon
dans divers monastères bouddhistes si les orgasmes pouvaient revêtir la
moindre signification spirituelle.
« C’est le joyau dans la fleur de lotus », m’a-t-il répondu sans la moindre
hésitation. « Il est dissimulé par les pétales de la fleur, mais, en son cœur,
l’orgasme est l’expérience de la fusion vide avec l’autre. C’est ce que
veulent vraiment les gens. On s’intéresse aux pétales de plaisir qui
l’entourent, il n’y a rien de mal à cela. Mais ce que nous voulons vraiment,
c’est le joyau de vide et d’unité qui se trouve en son centre. »
De prime abord, tout cela peut paraître un peu abscons, mais de tels
propos prennent sens à la lumière de la pensée bouddhiste. L’un des
enseignements au cœur du bouddhisme est que le vide est un des aspects
basiques de l’univers, et certaines pratiques méditatives visent à apprendre à
être le plus en phase possible avec ce néant. L’apprentie repère des
moments où tout bruit s’éteint, des instants où toute pensée disparaît. Elle
observe la fin de chaque souffle. Puis, un jour, elle remarque qu’elle est,
elle-même, vide – que ce « moi » dont elle avait toujours pensé qu’il menait
la danse n’existe pas. C’est une des manières choisies par le bouddhisme
pour décrire une « cessation », un moment où le moi disparaît et où la
méditante a accumulé suffisamment de précision dans sa pratique et de
clarté dans son esprit pour le remarquer. Une fraction de seconde, elle
s’échappe de l’existence, se met hors circuit et revient aussi sec. Ce
moment précis est censé libérer la bouddhiste pratiquante de toute
souffrance.
C’est très métaphysique (ou bizarre, selon votre point de vue). Mais, pour
Young, un orgasme n’est ni plus ni moins que ce que beaucoup de
méditants recherchent : du vide en grande quantité. La même chose que
Catherine Clément appelle une syncope. Un moment où l’on cesse d’exister
en tant qu’individus séparés, fonctionnels, avec nos identités propres, nos
opinions et nos feuilles d’impôts. Nul ne sait clairement ce que nous
sommes pendant ce court instant, mais une chose est sûre : nous ne sommes
plus nous-mêmes. Ou alors, nous dépassons notre être individuel. Nous
devenons, ainsi que Vance et Wagner l’ont découvert lors de leur expérience
autour de la description de l’orgasme, un être indifférencié.
« C’est pour cette raison que l’on parle de petite mort7, explique Young.
Votre espace et celui de l’autre fusionnent. »
C’est « une mort du moi à petite échelle », a déclaré Carlyle Jansen lors
de l’atelier qu’elle a animé à l’étage de Good For Her, afin d’expliquer
pourquoi l’orgasme pouvait avoir quelque chose d’à ce point terrifiant.
« La difficulté majeure du méditant, c’est de conserver suffisamment de
clarté spirituelle et de sang-froid pendant un orgasme pour remarquer cette
liberté que l’on prend vis-à-vis de son moi », remarque Young.
Selon lui, il est plus facile de méditer lorsqu’on souffre que lorsqu’on
ressent du plaisir, parce que ce dernier vous accapare davantage (on sentait
bien qu’il avait essayé).
Certains bouddhistes crieront peut-être à l’hérésie, mais Young n’est pas
le premier à faire le lien entre le sentiment mystique de fusion dans un tout
et la sexualité. « Vous n’avez qu’à aller regarder à Rome la statue du Bernin
pour comprendre tout de suite qu’elle jouit, sainte Thérèse, ça ne fait pas de
doute », écrivait le psychanalyste Jacques Lacan dans Encore, au sujet de la
célèbre statue de l’Extase de sainte Thérèse. La tradition taoïste enseigne
comment transformer l’orgasme en une énergie d’une autre nature, censée
nourrir le cerveau, et met en garde les hommes contre les éjaculations trop
fréquentes, qui risquent d’entraîner un vieillissement prématuré. Les
pratiques tantristes visent des objectifs similaires lorsqu’elles expliquent
comment canaliser le plaisir sexuel jusqu’à la tête à travers la colonne
vertébrale afin d’éveiller des états de conscience supérieurs.
Cela peut paraître fantaisiste, sauf quand on réfléchit à ce que l’on ressent
au moment de jouir, cette impression de passer dans un autre univers,
comme le formule une de mes amies. Lors de mon premier orgasme, j’ai eu
l’impression que j’allais mourir, ce qui m’a propulsée dans un état de flippe
monumental. Je me sentais plus légère que l’air, tout en étant fermement
maintenue à la surface de mon lit par une force inconnue. Je ne comprenais
pas ce qui se passait, littéralement. Dès lors qu’il s’agit de sexe, tout le
monde vous prévient qu’il existe des MST et que ça n’a rien de folichon,
mais personne ne vous avertit que vous risquez également d’avoir
l’impression soudaine que vous êtes en train de passer de l’autre côté. Pour
ma part, j’étais envahie par un engourdissement exquis qui s’étendait à tous
mes membres. Je voyais le monde à travers le prisme d’une lumière bleue.
« Je suis en train de mourir, ai-je pensé, et quand les urgentistes vont me
trouver, je serai dans cet état-là. » Je ressentais à cet instant une acceptation
indifférente à l’égard de cette mort certaine. Comparées à ce sentiment-là,
les théories tantriques New Age et consorts, que j’ai découvertes depuis,
paraissent finalement assez raisonnables.
L’orgasme féminin est un animal particulièrement difficile à cerner : un
événement corporel autant porté par la nature que par la culture, un
phénomène biologique qui nécessite, pour quiconque souhaite le vivre, une
forme d’éducation, une acceptation, voire l’acquisition de compétences. De
l’adolescence à la fin de la vingtaine, je trouvais l’orgasme un brin
compliqué à atteindre, même dans les meilleures conditions possibles. Je
sais donc avec certitude que si j’étais née ne serait-ce que soixante ans plus
tôt, quand il était plus difficile de trouver la moindre information sur le
clitoris, j’aurais très certainement vécu ma vie tout entière – de la puberté à
la naissance de mes enfants en passant par le mariage, pour enfin devenir
cette vieille dame juive que je serai un jour – sans avoir joui une seule fois.
Je n’aurais pas su ce qu’était un orgasme, et je ne pense pas être à cet égard
un cas isolé. Cette expérience physique qui semble pourtant élémentaire, je
la dois, semble-t-il, à l’époque à laquelle je vis, à mon environnement
culturel – au hasard total de ma naissance.
Nous sommes-nous rapprochées de la compréhension de ce phénomène
presque universel et néanmoins universellement inexplicable ? S’agit-il
d’une perte de conscience ou au contraire d’un état fugace de conscience
plus élevé ? Un prélude à la mort ou une explosion de force de vie dans
toute sa pureté ? Un bonus fantastique ou une exigence laborieuse ?
C’est tout cela à la fois, selon votre point de vue. Mais l’idée que cette
éruption brute et viscérale nous donne un avant-goût de ce qu’il peut y avoir
au-delà de la perception physique des choses – cette idée-là me plaît. Nos
défunts ne sont plus là pour nous expliquer ce que l’on ressent lorsqu’on
meurt – en tout cas, pas ceux qui meurent complètement. Reste alors la
possibilité d’inviter les vivants à nous parler de toutes leurs petites morts.
1. Dans Sex for One. The Joy of Selfloving, Betty Dodson écrit : « Il m’est apparu clairement que
la masturbation, vécue et pratiquée comme un rituel, rétablissait l’harmonie entre mon corps et mon
esprit comme pouvait le faire la méditation. Après l’orgasme, de même qu’après une séance de
méditation, j’étais toujours plus apaisée, mieux ancrée dans mon corps, et plus détendue dans mon
esprit. »
2. En français dans le texte (N.d.l.T.).
3. En français dans le texte (N.d.l.T.).
4. En français dans le texte (N.d.l.T.).
5. En français dans le texte (N.d.l.T.).
6. Les hommes peuvent aussi avoir du mal à jouir – ce n’est pas un problème qui ne touche que
les femmes. L’idée de se mettre moins de pression peut leur être bénéfique, à eux aussi.
7. En français dans le texte (N.d.l.T.).
4. JOUER
Tout ce que veulent les filles, c’est s’amuser. Elle ne font rien d’autre
que s’amuser, et cela brouille les limites entre la thérapie, le porno,
la santé, le mysticisme et la prostitution. Bienvenue dans ce monde
à la fois sans gêne et sauvage, ce monde de l’underground sexuel
féminin d’aujourd’hui.
Cela faisait des mois que j’en connaissais l’existence à Toronto avant de
trouver le courage de m’y essayer moi-même.
J’aime me voir comme quelqu’un qui n’a pas peur de tenter de nouvelles
choses. J’ai essayé la méditation orgasmique (verdict : la non-recherche de
résultat est assez efficace pour en obtenir) et quelques autres pratiques
aventureuses avec la personne qui partage ma vie. Mais l’idée que les doigts
gantés d’une femme inconnue viennent se promener dans mon palais de
jade me paraissait franchir mes limites personnelles. Je suis bisexuelle,
donc ce n’est pas le fait que ce soit une femme qui me gênait, c’est le fait
qu’elle me soit inconnue. Mais il est des savoirs qui ne se transmettent pas
par les mots – Carlos Castaneda a écrit quelque chose dans ce goût-là. Pour
lui, il s’agissait de se défoncer au peyotl. Quant à moi, j’enquêterai sur la
possibilité d’une élévation spirituelle par le massage de la schnek.
Viktoria Kalenteris est coach en sexualité, thérapeute holistique et se
définit elle-même comme une « fétichiste zen », adepte de la spiritualité
taoïste autant que du BDSM3. Elle est la fondatrice de Playful Loving, une
entreprise qui propose des cours et des séances de coaching dans un atelier
au premier étage d’un bâtiment de Bloorcourt, tout à l’ouest de Toronto.
Elle dispose également d’un studio à Etobicoke, et c’est là qu’elle pratique
ses massages du yoni, qui ne sont qu’un des éléments de ses traitements par
massages du corps entier inspirés du qi gong. Elle s’appuie autant sur la
médecine chinoise holistique que sur le tantrisme, et cherche à rééquilibrer
le qi dans le corps de ses patientes, le flux énergétique. Pour ce faire, elle
masse les seins, le ventre, la vulve et le vagin, autant de zones strictement
interdites chez les masseurs classiques, et pour cause : la cliente lambda
apprécierait moyennement qu’un masseur lui propose de travailler sur les
points de pression de son vagin. Mais, pour Kalenteris, les parties du corps
habituellement cachées sous une serviette blanche ne sont pas moins
sujettes aux douleurs, aux tensions et aux blessures traumatiques que les
épaules et les genoux – ni moins réceptives aux manipulations réparatrices.
Récemment, elle avait reçu une femme de cinquante-deux ans souffrant
de vaginisme, un trouble caractérisé par un resserrement très ferme et
involontaire de l’entrée du vagin, souvent associé à des douleurs. Cette
femme souffrait de ce trouble (bien plus courant qu’on ne le pense) depuis
une agression sexuelle qu’elle avait subie à l’âge de seize ans. Depuis ce
jour, le sexe avait cessé d’être envisageable – il lui était même impossible
de poser les yeux sur ses parties génitales. Les thérapies conventionnelles
ne l’avaient pas aidée outre mesure. Mais, après quelques massages du yoni
très doux et graduels, cette femme était parvenue à franchir un cap.
« Pour la première fois depuis trente-six ans, elle a pu se laisser pénétrer
par un doigt sans ressentir de douleur, raconte Kalenteris. Elle en pleurait. »
Pour certaines, ce traitement qui coûte entre 170 et 200 dollars est un
luxe, une expérience purement hédoniste. Pour d’autres, cependant, il arrive
qu’il convoque des images et des émotions inconscientes. Certaines femmes
pleurent pendant leur massage. D’autres poussent un cri primitif, ou
éructent des ribambelles de mots orduriers. D’autres encore se mettent à
rire. Kalenteris est persuadée que le toucher peut débloquer des souvenirs
d’événements traumatiques qui sont stockés jusque dans la chair, et les
apaiser. Dans un lieu protégé, ce retour sur soi peut se révéler profondément
thérapeutique.
« Pour expliquer les choses simplement, je dis aux gens qu’on reboote
leur corps, me confie-t-elle. Nous construisons des connexions entre le
corps et l’esprit. »
Elle insiste lourdement sur le fait que ce traitement ne convient pas à
toutes les victimes d’agressions sexuelles, et qu’il faut de toute façon
prendre mille précautions pour éviter tout nouveau traumatisme. Le
consentement est donné et renouvelé à maintes reprises pendant tout le
déroulement de chaque séance.
Dans sa maison impeccablement propre et aménagée avec goût,
Kalenteris m’a expliqué pas à pas tout ce qui allait se passer dans cette
pièce à la lumière douce. Pour commencer, elle procéderait à un massage du
corps entier, au cours duquel elle travaillerait sur mes points d’énergie, et
seulement après cela, elle toucherait les parties les plus intimes de mon
corps. Je serais recouverte d’une serviette de bain, de sorte que les parties
de mon corps soient découvertes à tour de rôle et que je ne me retrouve
jamais totalement à nu. Un bol tibétain serait posé sur mon corps pour
associer au massage une pincée de thérapie par le son. Enfin, Kalenteris
enfilerait des gants de latex et, après m’avoir redemandé mon
consentement, elle approcherait ses doigts de la fleur sacrée, avec en
offrande une noisette d’huile de coco bio.
Dans une partie de mon cerveau, les questions fusaient : « Est-ce que
c’est de la prostitution ? Est-ce que je suis un micheton ? »
Pourtant, dès le début de la séance, les questions rationnelles se sont
estompées. Le massage des pieds était merveilleux. Avec le temps que je
passe voûtée au-dessus de mon clavier d’ordinateur, le travail effectué sur
ma poitrine s’est révélé tout à fait nécessaire. D’une certaine manière,
c’était très similaire au relâchement que l’on peut ressentir dans une épaule
douloureuse grâce au toucher d’un masseur conventionnel. Mais, à d’autres
égards, ça n’avait rien à voir, évidemment. Des vagues de relaxation
profonde me parcouraient le corps tout entier. J’étais comme ivre. Mon
système nerveux autonome a fondu. À la moitié du massage, à peu près, je
me suis débarrassée des serviettes parce que je me sentais oppressée de ne
pas être totalement nue.
Puis le massage du yoni a débuté, petit à petit, d’abord avec l’intérieur
des cuisses et la peau autour de la vulve. Je n’avais pas imaginé que l’on
puisse caresser une vulve de tant de façons. J’étais impressionnée par
l’inventivité de ce titillement de la face antérieure de la lèvre gauche, ou de
ce toucher si élaboré du clitoris, pincé entre deux doigts tandis que l’autre
main l’effleure à peine. « Gueuh lalala h’nnnh », ai-je bredouillé, exprimant
assez fidèlement ce que j’avais à l’esprit.
Puis elle a pénétré dans mon vagin, tranquillement, en dessinant des
cercles qui pressaient doucement contre les parois vaginales.
Et soudain, ce fut tout. Cette vérité m’est apparue avec une pointe de
frustration. Enfin non, c’était plus qu’une pointe. Et je ne sais pas trop si
elle venait de moi ou d’un dragon aux yeux rouges qui vivait dans mon
vagin, et qu’on avait réveillé d’un sommeil profond : « Est-ce que je viens
de claquer la masse de biff pour une demi-branlette ? », grondait-il depuis
mon entrejambe.
Dieu merci, avant que j’aie le temps de réclamer la cerise sur le gâteau en
adaptant ma prose à cette ambiance sacrée, Kalenteris a effectué un
mouvement d’« ancrage » : elle a appuyé sur mon os pubien avec la paume
de sa main, ce qui a permis à mon sang de refluer hors de ma vulve tout en
me ramenant à la terre ferme. Ouf ! Le dragon est rentré dans son antre à
contrecœur.
Je me suis rhabillée, sonnée, dans un état de conscience altérée. J’avais
l’impression physique de prendre plus de place, comme si mon corps vibrait
en dehors de ses contours habituels. Deux heures et demie s’étaient
écoulées. Mon incrédulité se lisait sur mon visage – le massage était censé
durer une heure et demie.
— Je voyais bien que vous aviez besoin d’un peu plus, m’a-t-elle dit en
souriant.
« C’est même encore le cas », ai-je pensé. Mais un sentiment de
satisfaction calme grandissait en moi.
Manifestement consciente de l’état dans lequel je me trouvais, elle m’a
conduite jusqu’à la station de métro Kipling comme l’aurait fait une vieille
amie, ou quelqu’un qui n’était plus une parfaite inconnue. Au moment de
nous dire au revoir, nous avons échangé une accolade. D’une certaine
façon, j’ai aimé cette femme.
Dans le métro qui me ramenait à l’est, je me sentais affamée, d’une faim
puissante – j’aurais pu engloutir deux steaks. Puis j’ai envoyé un message à
la personne qui partage ma vie.
Cette séance avait été indéniablement sexuelle, mais elle m’avait aussi
fait l’effet d’un massage normal. Le sexe a ceci de particulier que c’est le
contexte qui fait tout. J’étais allongée sur une table, Kalenteris portait des
gants de latex… l’expérience était contenue. Et parfois, certains massages
conventionnels nous paraissent sexuellement chargés – mais cela, on est
censé le garder pour soi. Les masseuses ne comptent plus le nombre de
clients qui ont eu une érection sous leurs yeux, et beaucoup racontent qu’on
leur a très clairement réclamé des services sexuels. Et puis il y a les fameux
« salons de massage », où la conclusion orgasmique est de rigueur4. Ceux-là
ont de beaux jours devant eux. Donc pourquoi ne pas offrir ce service dans
un contexte où les femmes seraient les bienvenues ? Kalenteris ne présente
pas l’orgasme comme un élément clé des massages qu’elle propose.
D’autres, en revanche, en font ouvertement l’article. Et, pour moi, les deux
options – avec ou sans orgasme – peuvent présenter un intérêt pour les
femmes désireuses de prendre soin d’elles, de réveiller leurs sensations
vaginales assoupies, d’apprendre de nouveaux gestes, voire de se remettre
de traumatismes ou de résoudre des difficultés d’ordre sexuel qui ne
trouvent pas de réponses satisfaisantes dans les thérapies qui ne font appel
qu’à la réflexion. Je conçois aussi que cela puisse faire envie à des femmes
qui aimeraient, pendant une heure ou deux, se sentir comme des déesses
dont les corps sont des temples et dont les besoins passent avant tout.
Kalenteris et Phoenix ne sont pas les seules à brouiller les lignes entre la
thérapie holistique et ce que nous percevons d’ordinaire comme du travail
du sexe. Elles sont une sororité, un club tacite de femmes qui compte de
plus en plus de membres. Et, à l’inverse de Kalenteris, certaines thérapeutes
proposant les mêmes services et avec lesquelles j’ai pu m’entretenir se
considèrent comme des travailleuses du sexe – et sans les risques liés à la
législation, d’autres m’ont confié qu’elles l’admettraient ouvertement. Si
une femme s’offre une séance de traitement qui comprend un massage des
parties génitales, qu’elle se libère d’une rage qu’elle avait refoulée depuis
longtemps et finit par pleurer dans les bras de sa masseuse, cela revient-il à
dire qu’elle a embauché une prostituée ? Et si elle jouit, cela change-t-il
quelque chose ? Faut-il d’ailleurs y accorder la moindre importance ? En
tout état de cause, si ces traitements deviennent monnaie courante, ils
soulèveront des questions incroyablement compliquées que des hommes et
des femmes de loi se verront dans l’obligation de traiter sans y être
nécessairement préparé·e·s. Cela donnera certainement aussi du grain à
moudre à quelque politicien conservateur effaré (et perplexe), qui s’en
servira pour l’une ou l’autre de ses regrettables croisades.
Bientôt sur vos écrans : le débat (mal formulé) sur cette question entre
quelques députés clientélistes.
C’est ainsi que le sexe est devenu son portail vers le sacré.
Sans surprise, son entreprise connaît un succès monumental. Sur ses
publicités, elle apparaît nue dans une gracieuse posture de yoga, ou bien
drapée dans des tissus légers et souriant comme en plein éclat de rire, dans
une décontraction cool et bronzée. Sur son site Web, on peut lire divers
témoignages, dont celui-ci : « J’ai pleuré. J’étais dans le désert, et cette
séance, c’était une source d’eau claire, fraîche et intarissable. »
Certains ateliers de Dussault sont le fruit de son imagination débordante.
Un jour qu’elle se trouvait au Costa Rica, dans la bourgade de Pavones,
située à quelques encablures de la frontière du Panama, alors qu’elle tuait le
temps avec cinq femmes de vingt ans et quelques qu’elle avait rencontrées
au cours de ses voyages, elle eut une idée. Elle invita ces femmes à venir
avec elle passer quelques jours dans cette maison que lui prêtait une autre
femme de sa connaissance, et dont le jardin, baigné de soleil, était orné de
sculptures parmi lesquelles, dans un recoin, une structure évoquant un
totem indien. Elle a été frappée par un éclair de génie, le même, peut-être,
qui avait frappé Betty Dodson dans les années 1970, alors qu’elle
réfléchissait à des astuces pour donner un petit coup de peps à ses
conférences nues pour l’émancipation des femmes.
« J’ai dû dire quelque chose comme “Eh, ça vous dit qu’on aille se
masturber autour du totem ?” », se rappelle Dussault.
Un de ses mots préférés, qu’elle utilise pour décrire un état vers lequel
une personne, un mouvement en vogue ou un sentiment peut s’élever, est
l’adjectif juicy – littéralement, « juteux ». Cet après-midi-là méritait
amplement ce qualificatif, selon elle.
« Je n’avais jamais fait quoi que ce soit d’approchant, de toute ma vie. »
Les jeunes femmes ont rejoint le totem d’un pas tranquille, ont ôté leurs
sarongs et se sont allongées sur le dos, la tête à la base de la sculpture et les
pieds tournés vers le monde. Quelqu’un a fait tourner un pot d’huile de
coco « qui dégageait une odeur incroyable, si fraîche », et ces dames se sont
mises à la tâche sans demander leur reste. Dussault a improvisé quelques
phrases pour accompagner l’exercice, comme si elle animait une séance de
méditation collective. L’univers n’est là que pour votre plaisir. Imaginez
que même le bruit de la terre a pour seule ambition de vous exciter. Et la
femme qui gémit à côté de vous, elle le fait pour votre propre extase. Mais,
rapidement, elle a cessé de donner la moindre instruction.
« Sans trop m’en rendre compte, je me suis moi-même prise au jeu, et là,
j’ai perdu ma casquette d’animatrice. J’ai mis ma casquette de
masturbatrice. »
Leur position tournée vers le ciel les empêchait de se voir les unes les
autres à nu, mais elles s’entendaient parfaitement.
« Nous ne formions plus qu’une cacophonie, nous étions devenues un
orchestre. Je ne sais pas si les autres restaient à l’extérieur ou si elles
allaient chercher leur point G en se baisant avec les doigts. »
Au bout d’une heure environ, les gémissements des femmes se sont faits
de plus en plus doux, « jusqu’à ce qu’on ne soit plus qu’à savourer l’état de
satisfaction dans lequel nous nous trouvions, en méditant, en respirant tout
simplement ».
« Je ne me rappelle plus qui s’est levée en disant : “Bon, c’est l’heure
d’aller manger.” »
Traditionnellement, l’hédonisme n’est pas considéré comme quelque
chose qui s’enseigne, au même titre que l’algèbre, par exemple. Les garçons
s’amusent bien à se branler entre potes sans s’encombrer d’une vidéo
explicative, non ? Mais, étrangement, pour les femmes adultes, ça ne se
passe pas de la même manière. C’est comme si elles avaient besoin que
quelqu’un leur dise : « C’est bon, tu as la permission de te lâcher grave. »
Dussault aimerait monter un vrai cours un jour, comme l’avait fait Dodson
avec ses conférences sur la masturbation, à ceci près que son approche
tiendrait un peu plus de la séance de yoga. Elle proposerait aux
participantes de « contracter ou d’ancrer le plancher pelvien dans le sol, et
de visualiser le va-et-vient de l’énergie à travers le pelvis », et de rester
pleinement conscientes à chaque instant plutôt que de s’abandonner au
plaisir.
Tout cela met en exergue un aspect bien précis du cerveau féminin, un
aspect qu’on ne peut plus feindre d’ignorer : la sexualité des autres femmes
ne nous angoisse pas, ne nous met pas mal à l’aise. Quand bien même elles
ne sont pas particulièrement attirées par les autres femmes, quand bien
même elles n’ont pas envie de faire l’amour avec elles, les femmes
hétérosexuelles semblent moins gênées que les hommes à l’idée d’être nues
à côté d’une personne du même sexe nue elle aussi, ou de parler de sexe
entre elles. Pour certaines, l’excitation d’une autre femme peut se révéler
contagieuse, un peu comme l’envie de danser nous prend quand nous nous
retrouvons sur la piste parmi les danseurs. Surtout quand personne ne nous
regarde.
« Je me perçois comme principalement hétéro, confesse Dussault, mais,
cet après-midi-là, à Pavones, avec la sexualité masculine aux abonnés
absents, je me suis sentie incroyablement libre – libre de ne pas avoir ça à
gérer. »
C’est peut-être lié à ce que des chercheurs ont pu observer sur la
plasticité de l’orientation sexuelle des femmes, qui serait apparemment plus
fluctuante que celle des hommes. « La sexualité des femmes et leur
orientation sexuelle sont potentiellement fluides, susceptibles de changer au
fil du temps ou de varier selon les contextes sociaux », ont écrit Letitia
Anne Peplau et Linda D. Garnets de l’université de Californie dans leur
article intitulé « A new paradigm for understanding women’s sexuality and
sexual orientation » (2000). Elles y démontraient notamment que la
sexualité des femmes est moins déterminée par des facteurs biologiques que
par les affinités qu’elles ressentent envers leurs partenaires et par
l’influence sociale – elles ajoutent que, à l’inverse, cela explique également
pourquoi les femmes sont si douées pour réprimer leurs pulsions sexuelles
quand leur environnement culturel a tendance à encourager les femmes à le
faire. Cela ne signifie pas pour autant que les femmes puissent décider de
leur orientation sexuelle. Publié en 2008, le livre révolutionnaire de Lisa
M. Diamond, Sexual Fluidity. Understanding Women’s Love and Desire,
expliquait très bien comment de nombreuses femmes vivaient des
modifications dans leur orientation sexuelle de manière tout à fait
involontaire.
Betty Dodson, qui se considère comme pansexuelle, a un jour lancé ce
trait d’esprit à un journaliste qui l’interviewait : « Pour ce qui est du sexe,
toutes les femmes sont homo. C’est juste qu’il y a des hommes qui les
empêchent de le voir. »
Dodson va peut-être un peu loin dans son analyse – il existe énormément
de femmes 100 % homo ou 100 % hétéro, voire une quantité non
négligeable de femmes homophobes. Mais elles sont moins nombreuses
qu’autrefois, et beaucoup d’études semblent indiquer que, en ces temps où
les modes de vie queer, bi et gay sont de mieux en mieux acceptés, les
femmes sont plus susceptibles d’accepter et même d’entretenir certains
aspects d’elles-mêmes qu’elles ont pu dédaigner ou taire par le passé.
Quel tableau peut-on dresser de cette émancipation sexuelle par le jeu,
sans tomber systématiquement sur des personnages certes hauts en couleur,
mais blancs et de classe moyenne ? Qu’en est-il si toutes les femmes sont
prises en compte ?
Étant donné les histoires de la colonisation et de l’esclavage, l’exotisation
et la violation des corps colonisés, fussent-ils indigènes d’Amérique ou
afro-américains, cette question est d’une complexité monumentale. Une
peau blanche, c’est la promesse d’obtenir certains privilèges, et ce y
compris dans des espaces de révolte plutôt underground, comme la
sexualité. « La tradition féministe noire n’a jamais complètement adhéré à
cette idée de la mouvance pro-sexe comme force politique potentielle »,
résumait Rebecca Traister dans un brillant essai publié en 2015 sur The Cut,
le site du magazine New York. « Avec l’hypersexualisation comme
stéréotype, poursuit-elle, les femmes noires ont toujours eu plus de mal à se
faire reconnaître comme victimes d’agressions sexuelles, ce qui les a
ensuite sans doute rendues plus réticentes à s’identifier à la culture pro-
sexe. » Elle cite l’universitaire féministe noire bell hooks, qui a déclaré en
2014, lors d’une table ronde à la New School, une université de New York,
qu’il vaut peut-être mieux ne rien évoquer de sexuel « lorsqu’on ne me
traite pas comme il faut, et lorsque je doute » – deux aspects qui décrivent
beaucoup de situations dans lesquelles les femmes peuvent se retrouver
dans l’intimité. « Je pose ici une théorie selon laquelle, peut-être, le célibat
serait le vrai visage de cette fameuse sexualité émancipatrice », avait lancé
hooks.
C’est une question qui requiert bien plus de temps de réflexion et
d’attention que ce livre ne peut lui en offrir et, par ailleurs, il existe pléthore
d’écrivaines noires et indigènes susceptibles de l’aborder avec bien plus de
pertinence que moi. Certaines voix s’élèvent par exemple, qui se
réapproprient les aspects stéréotypés de la culture noire, et notamment
l’objectification sexuelle de cette population, et s’en servent comme
d’autant de sources d’émancipation sexuelle.
Originaire de Buenos Aires, Fannie Sosa est à la fois universitaire, artiste
et danseuse. À l’aide de vidéos qu’elle diffuse sur Internet, elle se
réapproprie un élément de la culture noire dont elle considère qu’elle a été
spoliée : le twerking. Elle explique que cette danse, née sous l’impulsion de
la bounce music dans les années 1990 à La Nouvelle-Orléans, est cousine
des danses de la fertilité – comme la danse du ventre – que les femmes
exécutent traditionnellement dans de nombreuses cultures du monde entier.
Mais le twerking n’est pas qu’affaire de fertilité : elle explique qu’il s’agit
d’une méthode de contraception ancestrale et efficace. Le va-et-vient des
hanches qui caractérise le twerking peut empêcher l’ovule fertilisé de
s’accrocher à la paroi utérine, une idée qu’elle explique dans une vidéo
intitulée Cosmic Ass (Cul cosmique). Ce détail est introuvable dans la
version naïvement sexualisée du twerk que nous connaissons tous : un
mème de la culture mainstream blanche, le geste à la mode que l’on fait en
boîte pour choquer les parents. Les femmes blanches se sont senties
investies d’une mission : sermonner Beyoncé et ses copines parce que, tout
de même, « le twerking, c’est pas féministe », comme l’a déclaré Annie
Lennox lors d’une interview à la radio nationale américaine. « Ça ne nous
apporte ni davantage de liberté ni davantage de pouvoir. » Cet épisode
s’inscrit dans un schéma assez récurrent à travers l’histoire du féminisme,
celui de femmes blanches décidant ce qui mérite d’être considéré comme
féministe. Souvent, ce polissage s’est soldé par l’exclusion de femmes
racisées, des lesbiennes et de femmes transgenres.
« Très souvent, les gens qui clament que le twerking et le féminisme sont
incompatibles ne savent pas ce qu’est le twerking », explique Sosa dans
Cosmic Ass. Le twerk, c’est une manière pour les femmes noires et les
femmes issues de l’immigration de se rappeler d’où elles viennent, pose-t-
elle. Dans une culture qui accorde trop de valeur à ce qu’on a dans le crâne,
c’est une manière d’envoyer un peu d’amour à une zone dénigrée du corps
des femmes, de « reconnecter ce que j’appelle les “beaux quartiers” (le
visage, tout ce qui touche à l’ego) au ghetto de mon corps ». Ses vidéos
proposent toute une gamme de leçons de twerking intelligentes et drôles, le
tout sur fond de hip-hop. On l’y voit twerkant dans la rue, sur des toits
d’immeubles, et incrustée sur des vidéos de chutes d’eau et de forêts. Avec
son short taille haute moulant, son t-shirt court et ses bottes d’inspiration
militaire, elle recommande à ses visiteurs de porter des vêtements
confortables et sexy.
« Faites un pas en arrière en fléchissant les genoux, dit-elle en se
penchant en avant, jusqu’à ce que ses longues dreadlocks touchent le sol.
Imaginez qu’un stylo pendouille de votre foune. Maintenant, dessinez des
cercles avec sur le sol. »
Les vidéos de Sosa démolissent l’idée selon laquelle le twerking
n’existerait que pour attirer l’attention de ces messieurs. Elle explique que
les femmes peuvent utiliser ce geste comme un outil éducatif et s’en servir
pour proposer une nouvelle lecture de certaines situations à travers le jeu et
l’humour. Elle twerke en public, lors de soirées ou tout simplement dans la
rue, et s’engouffre volontiers dans des discussions animées avec quiconque
perçoit sa danse comme une invitation d’ordre sexuel. Souvent, des
hommes viennent se placer derrière elle et frotter leur pelvis contre son
derrière – un geste classique qu’on appelle une « hut », comme une hutte.
« Si quelqu’un vous fait ça, il suffit de vous retourner et de lui donner un
coup de reins, de face ! », explique-t-elle en joignant le geste à la parole
pour ses spectateurs. « Vous utilisez votre phallus – c’est votre yoni que
vous utilisiez pour twerker, et là, vous reprenez le phallus. Et vous verrez,
d’un seul coup ils se mettent en mode “Oh, ouh-là, ok, ok, pardon !” Moi,
ça m’amuse, ça amuse les gens qui regardent, et ça peut même se révéler
amusant pour le mec qui vous a fait une hutte un peu plus tôt. Je suis
persuadée que la leçon qu’il en retirera aura un goût moins amer. »
D’autres initiatives sont prises pour se réapproprier le twerking. Par
exemple, lors du légendaire festival d’électro Bass Coast, organisé par des
femmes chaque année à Merritt en Colombie-Britannique, des
« TwerkShops » – ou ateliers twerk – sont mis en place. Imaginez une foule
de meufs tatouées, au caractère bien trempé, qui vibrent à l’unisson dans
leurs postérieurs sur de la dancehall avec les basses poussées au max dans
une forêt verdoyante : c’est ce qui s’est passé à l’édition 2015 de ce festival.
Vous pouvez aller prendre vos billets, les filles !
« Pour moi, ça a d’abord été une quête très personnelle », raconte Jenny
Ferry.
Fondatrice de Soul Sex, un atelier qui propose de l’« éducation sexuelle
contemplative pour adultes », Jenny Ferry a longtemps été à l’opposé de ce
qu’elle est devenue. Il y a des années de cela, elle enseignait l’économie, le
développement durable et la science politique à l’université d’Arizona à
Tucson. Elle vivait sur le campus, « mais à vrai dire, je vivais surtout dans
ma tête », se souvient-elle. Puis elle a donné naissance à sa fille, une
expérience viscérale qui lui a fait prendre conscience qu’elle avait un corps,
dit-elle. Elle a compris qu’elle avait laissé s’estomper une part importante
d’elle-même : enfant, elle était plutôt du genre à passer sa vie dehors, dans
la nature. Elle s’est également rendu compte qu’elle était dans une relation
abusive avec son partenaire d’alors et a trouvé en elle la force de le quitter.
Rapidement, un sentiment nouveau a émergé en elle : il lui manquait
quelque chose.
« Six semaines après la séparation, mon sexe s’est réveillé. Avec une
fringale monumentale. »
Et que fait une mère célibataire récemment séparée pour s’envoyer en
l’air ? Quand les femmes d’aujourd’hui sentent monter une envie de sexe,
beaucoup vont chercher quelque chose de plus sécurisant et épanouissant
que OkCupid. Ferry s’est donc retrouvée chez OneTaste. Elle a étudié
auprès de Nicole Daedone et, au bout de dix mois, elle a pris son envol,
« comme rendue dingue » par son excès de motivation. Elle a conçu Soul
Sex – littéralement, Sexe de l’Âme – puis en a présenté une version pilote
en août 2012 à Victoria, en Colombie-Britannique. Elle a voyagé avec son
projet tout au long de la côte Ouest, proposant ses ateliers de Vancouver à
Los Angeles. Mère célibataire, elle a tout misé sur ce projet. Elle y a investi
tout son argent et tout son temps. Et, même si Ferry était une petite nouvelle
dans le milieu, sans le moindre début de notoriété, Soul Sex a fait un carton.
Ferry voit dans ce phénomène quelque chose de plus profond que
simplement quelques femmes qui prennent leur pied. Pour elle, il a le
potentiel de transformer une culture qui a élu le cerveau comme réceptacle
de notre humanité, une culture qui accorde à l’information, à la
connaissance et à la pensée linéaire plus de valeur qu’à tout le reste, et qui
installe cette domination à l’aide d’outils technologiques de plus en plus
rapides.
« Avec l’émergence de l’humanisme, nous sommes devenus de plus en
plus focalisés sur la science, explique-t-elle. Notre culture est
incroyablement psychologisée. Avec cette déconnexion par rapport à notre
corps, avec cette décapitation, nous oublions ce qu’être humain signifie. »
Pour elle, les femmes ont censuré ou refoulé leurs parts émotionnelles
afin d’être perçues comme les égales des hommes et admises dans des
secteurs comme le droit, la médecine, les affaires, autant de cercles depuis
toujours réservés aux hommes. C’était d’autant plus nécessaire que, pendant
des siècles, les femmes ont été dénigrées sous le prétexte fallacieux qu’elles
étaient le sexe le plus animal des deux, celui qui se laissait davantage
gouverner par ses bas instincts que par la raison.
En filigrane de toutes ces histoires d’âme et de sexe, en marge de ce
retour au corps terrestre, on aperçoit les années 1970, un peu comme la
grand-mère hippie qui porte de longues tuniques colorées et hoche la tête en
connaisseuse lorsque vous lui racontez votre premier trip sous champis.
Quand j’ai raconté à toute une assemblée d’artistes canadiennes que
j’écrivais ce livre, elles ont immédiatement dressé une liste des livres qu’il
fallait que je lise. On m’a mis A. S. A. Harrison entre les mains. Quelqu’un
m’a envoyé la version numérique d’Ours de Marian Engel, ce classique du
roman réaliste magique dans lequel une femme tombe amoureuse d’un ours
et fait l’amour avec lui dans les bois, sur fond d’une sexualité très
canadienne, très brute et forestière – ne riez pas, ce livre a remporté le prix
du Gouverneur général à sa sortie, en 1976. Quant à moi, j’avais envie de
m’entretenir avec des gens qui avaient vu de leurs propres yeux
l’émergence du féminisme pro-sexe, à cette époque-là. J’ai vraiment
regretté que Harrison ne soit plus là pour répondre à mes questions – elle a
été emportée par un cancer en 2013. Il y avait aussi deux personnages
connus de la côte Ouest des États-Unis que j’avais très envie de rencontrer,
et ceux-là étaient bien vivants.
À la fin des années 1970, la communauté de Morehouse à Lafayette, en
Californie, a accueilli deux nouveaux membres, Steve et Vera. C’est pour
des raisons différentes qu’ils avaient rejoint cette communauté tentaculaire
et ses cabanons peints en violet, et qui s’étendait sur dix hectares. Lui
voyait son mariage partir à vau-l’eau – il lui fallait un endroit où dormir.
Elle voyait son mariage péricliter, et une amie lui avait conseillé d’aller
suivre des cours sur le sexe dans ce lieu particulier. Chacun de leur côté, ils
ont fini par divorcer, et se sont finalement mariés ensemble, puis ont vécu
pendant plus de dix ans dans cette communauté d’environ cent cinquante
âmes.
Steve et Vera Bodansky ont écrit et publié en l’an 2000 un livre au titre
évocateur, Orgasme sensuel absolu, qui s’est vendu à plus de
100 000 exemplaires. Le couple estime également avoir enseigné ses
techniques orgasmiques à environ un millier de personnes. Ils avaient reçu
leur propre éducation sexuelle quelques décennies plus tôt à la Morehouse,
la communauté nommée d’après sa philosophie de l’encore, sa
déculpabilisation vis-à-vis du fait d’en vouloir plus – more. C’était un âge
d’or pour les expérimentations utopistes.
« Je n’irais pas jusqu’à dire que c’était le paradis, mais on s’en
rapprochait tout de même plus que dans la société », se souvient Steve
Bodansky, la soixantaine passée.
Morehouse était connue pour l’omniprésence de la couleur violette, pour
ses courts de tennis au luxe détonnant, pour ses bizarres moquettes
d’extérieur, pour sa population portée sur la drogue et pour son gourou peu
conventionnel, Victor Baranco. Il présentait la communauté comme un lieu
d’enseignement secondaire qu’il appelait More University, dont il avait
conçu tous les cours et qu’il dirigeait comme un patriarche bienveillant.
« Il disait qu’il était un “Bouddha du ghetto”, raconte Bodansky. Il était
du genre à se servir sans demander. Il prenait votre argent, mais il avait
aussi sa philosophie propre, un peu sur le mode de la puissance de l’instant
présent. Il avait une horloge sans le moindre chiffre inscrit sur le cadran. À
leur place, il y avait juste écrit “NOW”(maintenant). L’heure n’avait pas
d’importance. Pour lui, il fallait seulement se rappeler qu’on était
maintenant. »
Un des éléments clés de la philosophie de l’instant que prônait Baranco
était l’orgasme féminin et, plus particulièrement, le fait que le partenaire
d’une femme puisse faire durer ce frisson pendant vingt minutes, pendant
une heure, voire plus, et ce rien qu’avec les doigts. Baranco ne prétendait
pas être le seul concepteur de ses techniques ; il racontait d’un air
énigmatique qu’une sorcière les lui avait enseignées. Les Bodansky ont
travaillé dur pour obtenir leur doctorat, puis sont devenus maîtres de
conférences au département de sensualité de Morehouse. Désabusés par les
querelles qui gangrénaient la direction du camp, ils ont fini par le quitter.
Mais ils ont expliqué leurs techniques dans un livre qui présente des
illustrations hyperdétaillées des bonnes positions des doigts, et une pléthore
de vulves heureuses et poilues. Ils ont continué à enseigner le fruit de leurs
recherches, notamment à une association fondée en 1992 et vouée à
l’orgasme féminin, The Welcomed Consensus (Le consensus bienvenu). Ils
ont également compté parmi leurs élèves Nicole Daedone, qui s’est servie
de leurs méthodes pour concevoir ce que l’on connaît aujourd’hui sous le
nom de « méditation orgasmique », la base même de son empire OneTaste.
Dans un livre qu’elle a publié en 2011, Slow Sex, elle écrit qu’elle a suivi
ses premiers cours sur la sexualité à San Francisco, sans développer
davantage.
En dehors de variantes proposées à ses adhérents les plus chevronnés, la
méditation orgasmique se limite principalement à cette fameuse séance de
quinze minutes où l’on est censé caresser le clitoris en haut à gauche. Les
Bodansky enseignent quant à eux des dizaines de styles, de positions et de
techniques, exploitant des caresses plus douces ou plus appuyées, certaines
pouvant être réalisées avec les articulations des mains, y compris sur les
lèvres. Et, bien sûr, leurs méthodes permettent de faire durer le plaisir bien
plus longtemps que quinze minutes.
« La méditation orgasmique, c’est un bon préliminaire », déclare Steve.
Vera et Steve enseignent une version plus élaborée de ce qu’on appelle
l’edging. Il s’agit d’amener une femme au bord de l’orgasme, puis de faire
une pause, puis de recommencer, encore et encore, jusqu’à ce qu’elle
atteigne un état d’extase étonnamment stable et pourtant élevé, intense et
légèrement fluctuant. Cela peut se conclure par un orgasme classique, ou
cinq, ou zéro. Le plaisir peut monter et redescendre indéfiniment, pendant
des heures.
Pour Steve, c’est une bonne chose que Daedone ait pu démocratiser le
plaisir féminin, et l’une des raisons pour lesquelles la méditation
orgasmique ne fait pas peur aux femmes, c’est la simplicité de sa forme, qui
leur permet de savoir exactement ce qui va se passer et pendant combien de
temps. Mais Steve et Vera jouent dans la cour des grands ; ils sont diplômés
de More University, excusez-les du peu. Ils ne se contentent pas du
minimum vital – more, vous vous souvenez ?
« Notre enseignement s’adresse à quiconque possède en lui ce désir et
cette volonté, explique Steve. Hommes compris. On s’éduque au plaisir, car
la majeure partie de tout ce potentiel est en sommeil. Plus vous pratiquerez,
plus vous en sentirez les résultats. Après, c’est vrai qu’on aime
particulièrement enseigner aux femmes, leur offrir cette expérience eurêka !
C’est fascinant de se dire qu’on a aidé quelqu’un dans ce domaine-là. Ça
reste trivial, mais c’est un miracle en soi. »
L’approche Bodansky mise à part, la contre-culture des années 1960,
1970 et 1980 a également eu son lot d’hommes qui prétendaient connaître
des techniques pour faire grimper les femmes aux rideaux, mais n’avaient
qu’un seul objectif en tête : leur donner envie de coucher avec eux (sans
doute la version hippie gentille des pick-up artists de notre génération). La
vague actuelle semble davantage axée sur l’éducation sexuelle des femmes
par les femmes, qui se confient les unes aux autres les clés pour aimer le
sexe sans les hommes aussi bien qu’avec eux. Il y a toujours eu quelque
chose d’affreusement tarte chez les hommes gourous sexuels d’autrefois,
même ceux pétris des meilleures intentions. Les femmes tantrikas et
sexologues, pour on ne sait quelle raison, paraissent moins bizarres, elles ne
donnent pas l’impression qu’elles vont vous inviter à venir les rejoindre
après la classe dans leur piaule qui pue le nag champa pour fumer un spliff
d’afghan et vous offrir un massage aux huiles essentielles. Typiquement,
pour beaucoup de femmes victimes d’agressions sexuelles, il semble plus
intuitif et moins potentiellement troublant d’apprendre d’une femme
comment retrouver le plaisir. Un couple paraît aussi une option
envisageable – cela a peut-être d’ailleurs contribué à la popularité de Steve
et Vera. Cependant, beaucoup de ces enseignements sont ouverts aux
hommes. La plupart des femmes qui se lancent dans ce domaine aimeraient
aussi, dans l’idéal, changer la manière dont les hommes perçoivent et
envisagent le sexe. Pour la plupart, elles n’ont pas envie de s’envoler vers
une espèce d’île du sexe interdite aux hommes (même si, bien sûr, certaines
en rêvent).
Cela peut être vu comme un passe-temps extrême pratiqué par des
obsédé·e·s du sexe qui ne savent plus quoi faire de leurs journées. Et il y a
sans doute un peu de vrai là-dedans (« Je suis accro à la chatte », clame
Bodansky). Mais l’idée qu’une approche du sexe qui ne soit pas axée sur le
résultat procure davantage de plaisir aux femmes est soutenue par toutes les
études portant sur la manière dont les femmes décrivent leurs propres
mécanismes d’excitation. Pendant des décennies, les femmes qui se
plaignaient d’une baisse de libido se sont vu servir des diagnostics
s’appuyant sur l’image standard d’un rapport sexuel dit « normal ». D’après
Masters et Johnson, le sexe était considéré comme une progression linéaire
qui commençait par le désir qui, lui-même, se transformait en excitation,
pour ensuite se stabiliser et, enfin, déclencher l’orgasme. On allait d’un
point A à un point B sur un chemin rectiligne au paysage distrayant.
Mais Rosemary Basson, qui est à la fois médecin, professeure de
psychiatrie et de gynécologie à l’université de Colombie-Britannique, a
remarqué que ses patientes décrivaient rarement le désir de cette façon. À
l’exception des premiers mois, voire des premières années d’une relation,
on ne peut pas dire qu’il passe à l’improviste, comme un besoin spontané
qu’il faudrait satisfaire séance tenante. Selon elle, la représentation
rectiligne du passage du désir à l’orgasme est un modèle qui s’applique
davantage aux hommes. Pour les femmes, le sexe prendrait plutôt la forme
d’un cercle. Il n’est pas proprement délimité par le désir au début et
l’orgasme à la fin. Les femmes décident de faire l’amour pour de
nombreuses raisons – il en existe précisément deux cent trente-sept, d’après
une étude menée par Cindy Meston et David Buss à l’université du Texas, à
Austin. Du besoin de contact humain et de proximité, à l’envie de se
réchauffer, en passant par le désir de se remonter le moral, les raisons
évoquées n’étaient même pas toutes d’ordre sexuel. Si un rapport sexuel se
produit et que la stimulation physique est agréable, alors seulement
l’excitation et le plaisir peuvent émerger. Et là, alors que le rapport sexuel a
déjà commencé, elles peuvent ressentir du désir. Le désir de continuer.
Enfin, le rapport sexuel s’achève sur une forme de « satisfaction », qui n’est
pas nécessairement un orgasme – mais qui peut tout à fait l’être. La satiété
sexuelle n’est cependant pas toujours l’objectif et, par ailleurs, toutes les
femmes ne marquent pas le point de départ de leur excitation au même
endroit – voilà entre autres pourquoi leur parcours est circulaire. Ce modèle
a été représenté dans la cinquième édition du Manuel diagnostique et
statistique des troubles mentaux (le DSM-5) accusant le modèle linéaire de
taxer de dysfonctionnement sexuel beaucoup de femmes qui, au bout du
compte, avaient simplement une sexualité de femme.
Ce schéma n’a pas grand-chose à voir avec ces envies de sexe
représentées dans les films – cette faim irrépressible, ces arrachages de
vêtements guidés par une libido démiurgique… En 2013, le journaliste
Daniel Bergner s’est montré assez critique de ce modèle circulaire, dans un
livre inspiré d’un article éponyme qu’il avait écrit lui-même, « Que veulent
les femmes ? », dans lequel il qualifiait cette représentation de « désuète et
prude », comme si Basson et d’autres thérapeutes privaient les femmes de
leur esprit cochon et cherchaient à dompter les femmes qui voulaient laisser
exploser leur désir. Pourtant, les patientes à qui les sexologues montrent ce
cercle n’expriment en retour que soulagement et gratitude. Elles sont
heureuses de découvrir enfin que leurs envies de sexe mues par diverses
raisons, et pas seulement par la libido, sont parfaitement normales. C’est ce
qu’on appelle le « désir réactif », une forme de désir qui naît grâce à
l’excitation et qui est plus fréquente chez les femmes que le « désir
spontané », qui semble venu de nulle part et vous frappe quand vous croisez
quelqu’un d’incroyablement canon. Et, pour le coup, prendre conscience
qu’on n’a rien d’anormal, c’est très sexy.
Il existe une théorie intrigante, appuyée sur des études relatées dans le
livre de Bergner (une lecture stimulante quoique parfois révoltante), selon
laquelle le désir des femmes n’est pas naturellement plus tempéré. Il serait
en quelque sorte émasculé par la monogamie. La femme humaine aurait
évolué pour voguer de partenaire en partenaire, selon cette théorie, pour
faire beaucoup d’enfants avec le plus d’hommes possible afin d’améliorer
le capital génétique de ses descendants. Elles seraient donc, au même titre
que les hommes, excitées par la nouveauté – nouveau partenaire, nouveau
corps, nouvelle dynamique – et par le fait de sentir le désir qu’elles
induisent chez leurs nouveaux partenaires. Ce serait pour cette raison que
les femmes en couple depuis longtemps ressentent moins de désir
spontané : nous aurions chassé de nos vies notre envie de sexe, nous nous
serions en quelque sorte civilisées, en échange d’une stabilité et d’une
assistance dans l’éducation des enfants.
Tout cela est peut-être vrai, mais l’évolution n’est pas la destinée. Nous
choisissons les relations dans lesquelles nous souhaitons nous investir, et
beaucoup de femmes choisissent des modes de vie monogames. Bien
évidemment, les femmes se sentent de plus en plus habilitées à délaisser la
monogamie et à trouver régulièrement de nouveaux partenaires pour
alimenter leur désir. Les femmes célibataires sont plus nombreuses que les
femmes mariées aux États-Unis et bon nombre d’entre elles commencent à
le revendiquer haut et fort, sans plus s’en excuser, car elles jouissent de
nombreux avantages par rapport aux femmes engagées dans des mariages
de longue durée. Le polyamour est également un choix de mieux en mieux
accepté, un progrès qui se sera longtemps fait attendre. Culturellement,
nous devrions nous montrer plus encourageant·e·s face à l’abandon de la
monogamie. Mais, pour les femmes qui souhaitent avoir des relations
monogames et engagées – et elles sont nombreuses dans ce cas –, si le sexe
débridé et irrésistible, fruit d’un désir dévorant, conserve son statut de
norme, de rapport sexuel par excellence, alors ces femmes-là courent à
l’échec.
Et si, au lieu de voir le manque de désir spontané des femmes comme un
problème et de chercher des pilules ou des thérapies pour le résoudre, nous
nous adonnions à quelques expérimentations autour de notre façon
d’aborder le sexe ? Et si nous en modifiions les objectifs ? Et si nous
révisions nos attentes vis-à-vis de lui ? Steve et Vera (la seconde a quatorze
ans de plus que le premier) sont mariés depuis plus de trente ans et, tous les
jours, il lui procure du plaisir. Lors de notre entretien, il a évoqué la chance
qu’il a d’être avec elle. Sans aller jusqu’à dire qu’il faille les prendre pour
exemple ou chercher à imiter leur relation, nous pourrions peut-être nous
inspirer d’eux pour aider les personnes investies dans des relations à long
terme à retrouver la flamme addictive et irrésistible d’une liaison
amoureuse, en les encourageant à entretenir leur complicité, fût-ce à travers
des gros câlins tout habillés ou par le biais d’une aventure de type
méditation orgasmique.
Certaines des expérimentations New Age que nous avons citées ont leur
lot de critiques. Les tarifs de OneTaste, par exemple, leur ont valu un
certain nombre de reproches. Il s’agit seulement de séances de quinze
minutes (et Slow Sex, le livre de la fondatrice de OneTaste, Nicole Daedone,
ne vous coûtera que 17 dollars), mais l’entreprise propose divers produits,
cours et forfaits de plus en plus chers à ses adeptes. En haut du panier, on
trouve un « cours intensif » avec Daedone elle-même qui coûte plusieurs
dizaines de milliers de dollars. D’après un ancien membre haut placé de
OneTaste avec lequel je me suis entretenue – et qui tient à conserver
l’anonymat –, les membres subissent une pression énorme pour réaliser le
plus de ventes possible. Viktoria Kalenteris considère quant à elle que
l’entreprise ne devrait pas garder aussi jalousement ce savoir-là. Au
contraire : il devrait, selon elle, être facilement accessible à toutes les
femmes. Peut-être en réaction à ces critiques, en 2016, OneTaste a posté un
communiqué de presse sur son site Web concernant son approche de la
finance, dans laquelle l’entreprise déclarait la modifier en profondeur : les
salaires des dirigeants seraient plafonnés et d’autres changements seraient
mis en place pour « être davantage dans le don, et moins dans une logique
d’accumulation ».
Beaucoup de membres de OneTaste finissent par se vouer à la méditation
orgasmique comme à une pseudo-religion, poursuit l’ancien dirigeant que
j’ai interviewé. Et cela, je l’ai moi-même constaté lors d’un événement de
recrutement auquel j’avais assisté à San Francisco, une manifestation réglée
comme du papier à musique où de jeunes et beaux garçons scandaient des
slogans accrocheurs, vêtus de t-shirts sur lesquels on pouvait lire « JE
MARCHE À L’ORGASME »8.
Il n’y a finalement peut-être rien d’étonnant à l’émergence de dogmes en
tous genres, en cette époque de sexploration. Après tout, les utopies portées
par les hippies perchés des années 1960 et 1970 avaient aussi entraîné
l’apparition d’un certain nombre de sectes. Dans le phénomène actuel, une
chose cependant donne à réfléchir : dès lors qu’il est perçu comme
socialement souhaitable, le plaisir féminin peut rassembler à lui seul des
foules d’apôtres désireux de lui consacrer du temps et de l’argent. La
plupart des sectes promettent au minimum la rédemption messianique grâce
à une échappée en soucoupe volante avec nos amis les extraterrestres… Le
seul argument de OneTaste, c’est le clitoris. Donc de deux choses l’une :
soit les humains n’ont pas besoin d’une excuse pour devenir des fanatiques
enragés, soit l’orgasme féminin débridé recèle des pouvoirs mystiques aussi
puissants que le thetan – l’âme, dans la scientologie.
Mis bout à bout, ces deux éléments – le regard négatif porté par la société
sur leurs parties génitales, que les filles ont vite fait d’internaliser, et leur
anatomie moins visible (elles n’ont pas d’érections) – peuvent avoir des
conséquences majeures. Il n’est pas rare qu’une fille grandisse dans
l’ignorance totale de ses propres parties génitales, exception faite des
exigences liées à la miction et aux menstrues. Bon nombre de jeunes
femmes se masturbent pour la première fois lors de leurs premières années
d’études secondaires – peu d’hommes peuvent en dire autant. Par ailleurs,
la concordance serait corrélée à d’autres indicateurs de bonne santé
sexuelle. La méta-analyse réalisée en 2010 par Chivers et ses collègues
abonde dans ce sens : on y suggère que les femmes auxquelles on a
diagnostiqué des troubles à caractère sexuel présentent un taux de
concordance moins élevé, ne serait-ce que parce que l’attention portée à ses
propres réactions génitales constitue bien souvent une source d’excitation
en soi.
Si la concordance est affectée par l’environnement et les messages qu’il
nous renvoie, il n’est apparemment pas impossible de modifier soi-même
son propre mode de fonctionnement. Et, en cela, la masturbation est une
solution très efficace. Une étude montre que les femmes qui se masturbent
fréquemment décrivent une excitation subjective plus élevée et présentent
des taux de concordance plus élevés. Cependant, Brotto et Chivers
cherchent également à savoir si la concordance peut aussi être améliorée
par, vous l’aviez deviné : la pleine conscience.
Une étude datant de 2016, réalisée par Brotto, Chivers et d’autres
scientifiques, et publiée dans les Archives of Sexuel Behavior, présente des
résultats remarquables : le taux de concordance augmente chez les femmes
après seulement quatre séances de pleine conscience. À l’aide du même
appareil servant à mesurer l’afflux sanguin dans le vagin, cette étude a
montré que la perception subjective que les femmes avaient de leur
excitation correspondait davantage à leurs réactions génitales qu’avant leur
initiation à la pleine conscience. En comparaison, les études qui
demandaient seulement aux femmes de prêter plus attention aux sensations
dans leurs parties génitales, mais sans initiation à la méditation, n’ont rien
changé pour elles. Brotto et Chivers ne savent pas encore décrire
précisément ce qui se passe dans le corps pour que de tels changements
soient constatés, mais c’est une découverte qui reste tout à fait
monumentale : avec la pleine conscience, les femmes peuvent améliorer
leur « conscience intéroceptive » – la conscience de ce qui se passe dans
leur propre corps (et cela fait écho à ce que décrivent les personnes qui
méditent depuis longtemps : la conscience améliorée de leur respiration, de
leur digestion, de leur activité cardiaque et d’autres processus internes).
Imaginez si notre état d’esprit influait sur notre degré de perception d’une
brûlure au fer rouge. Dans le contexte de la sexualité, il se passe des choses
très similaires. Si vous avez la tête ailleurs, vous ne sentirez pas aussi
intensément les sensations sexuelles, même si votre partenaire est un·e
virtuose du cunnilingus. Des études ont montré que plus une femme a un
taux élevé de concordance, plus le nombre d’orgasmes qu’elle dit avoir est
élevé.
La pleine conscience agit aussi sur la réduction du stress et la relaxation,
deux éléments qui permettent de prendre plus de plaisir pendant les rapports
sexuels – voilà encore d’autres avantages à creuser. Une pierre angulaire de
son efficacité, c’est son attachement à l’absence totale de jugement et à
l’acceptation – de soi et du reste. Pendant l’une des dernières séances de
méditation silencieuses de ses groupes d’étude, Brotto lit parfois à haute
voix un poème de Rumî intitulé « L’auberge » :
Ainsi l’être humain est une auberge.
Chaque matin, un nouvel arrivant.
Une joie, un découragement, une méchanceté,
une conscience passagère se présente,
comme un hôte qu’on n’attendait pas.
Accueille-les tous de bon cœur !
Même si c’est une foule de chagrins […]
Traite chaque invité avec honneur.
Il fait peut-être de la place en toi pour de nouveaux plaisirs11.
Brotto a vu environ sept cents femmes depuis le début de ses études sur
la question de la sexualité féminine. À la fin de leur parcours de soins,
certaines racontent qu’elles retrouvent une vie sexuelle avec leur partenaire
après des années d’abstinence. D’autres se déclarent tout simplement plus
optimistes à l’égard de leur sexualité, plus désireuses d’expérimenter un peu
dans ce domaine, rapporte Brotto, ce qui n’est pas la même chose que de
« s’engouffrer dans une relation sans espoir, avec la certitude qu’elle est
vouée à l’échec et l’impression qu’il n’y a rien à faire d’autre que d’attendre
que tout cela se termine ».
Avec ses propos inclusifs et qui s’appuient sur un solide corpus
scientifique, le livre de Brotto pourrait être utile non seulement aux femmes
qui présentent des troubles très handicapants, mais aussi à celles qui ont une
vie sexuelle plutôt épanouie mais souhaiteraient être vraiment présentes au
moment des rapports sexuels. Elle espère que, à terme, ses techniques
arrivent aux oreilles des gynécologues et des soignants, de sorte que tout le
monde puisse en bénéficier.
De prime abord, ces femmes qui s’aventurent dans une séance de pleine
conscience à petits pas prudents n’ont pas grand-chose à voir avec les
femmes comme mon amie Veronica, qui semblent vivre leur sexualité avec
grand plaisir et sans le moindre effort. Pourtant, ces deux types de femmes
testent leurs limites à leur manière. Toutes cherchent à connaître le degré
d’excitation sexuelle que leur système nerveux peut tolérer et découvrent
cette incroyable malléabilité de l’être humain – fussent-elles dans une
démarche d’autoéducation sexuelle des plus progressive, et ce pour la
première fois de leur vie, ou dans une ascension fulgurante vers les
sommets inouïs de l’extase.
1. Comme je l’ai expliqué précédemment, cette analyse porte sur des tendances que j’ai observées
parmi des femmes des sociétés occidentales démocratiques, et plus particulièrement celles
d’Amérique du Nord. Mais des modes assez fascinants de rébellion, d’expression de soi et
d’expérimentation émergent à l’heure qu’il est au sein de groupes de femmes issus de milieux
culturels très divers, et ce dans le monde entier.
2. Sub rosa est une expression latine qui signifie « sous la rose » et désigne des activités réalisées
dans le plus grand secret. Elle nous vient d’Aphrodite, déesse de la fertilité et de l’amour, qui avait
donné une rose à son fils, Éros, afin qu’il soudoie Harpocrate, le dieu du silence, pour que les liaisons
extraconjugales de sa mère ne soient pas dévoilées.
3. L’acronyme BDSM signifie « bondage, discipline, sado-masochisme », et désigne des pratiques
sexuelles contractuelles passant par l’exploitation de diverses pratiques d’humiliation et de rapports
de domination (N.d.l.T.).
4. En français dans le texte (N.d.l.T.).
5. L’Urban Dictionary est un dictionnaire en ligne participatif spécialisé dans l’argot de langue
anglaise, dans lequel les internautes peuvent entrer des mots et des définitions (N.d.l.T.).
6. Des chefs amérindiens ont copieusement critiqué Harley Reagan et d’autres personnes de son
association pour cette revendication, arguant que certains éléments de sa terminologie n’avaient rien
à voir avec quelque langue aborigène que ce soit, et que la culture cherokee ne délivrait pas le
moindre enseignement spirituel sur le thème du sexe. En outre, depuis la mort de Reagan, la plupart
des enseignants du Quodoushka sont des Blancs américains et canadiens. Barbara Brachi, qui anime
un cours de Quodoushka à l’Institut d’études chamaniques contemporaines de Toronto, raconte
qu’elle a invité des membres de la communauté amérindienne à venir voir en quoi consistait son
enseignement, ce qu’ils ont fait. « Ils ont parfaitement le droit de le faire, dit-elle. Ce qu’ils
recherchent principalement, c’est savoir s’il y a là de la sincérité et une part de vérité. Est-ce que les
personnes qui proposent cet enseignement honorent l’esprit de manière appropriée ? Voilà ce qu’ils
veulent savoir. »
7. Soit dit en passant, son travail est rendu possible grâce au financement de gens ordinaires via la
plateforme Patreon.
8. Ce n’était pas le cas à l’heure où l’autrice écrivait ces lignes, mais, en juin 2018, Bloomberg
Businessweek publiait une enquête qui révélait que OneTaste poussait les gens à s’endetter pour
s’offrir les services de l’entreprise et à couper les ponts avec les personnes de leur entourage qui
n’étaient pas membres de cette organisation. Certains dirigeants ont démissionné à la suite de ces
révélations. En octobre de la même année, l’entreprise a fermé ses bureaux de New York, San
Francisco et Los Angeles, et a cessé de proposer des retraites et des cours à ses membres, pour se
focaliser sur la diffusion de la méditation orgasmique en ligne. OneTaste ferait actuellement l’objet
d’une investigation par le FBI (N.d.l.T.).
9. Le livre est sorti au Canada en 2018 sous le titre Better Sex Through Mindfulness. How Women
Can Cultivate Desire (N.d.l.T.).
10. En 2015, lors d’une réunion de femmes autour d’un dîner informel, je commençais à parler de
cette expérience lorsqu’une de mes amies m’a tapoté l’épaule. « J’ai participé à cette étude ! », m’a-t-
elle fièrement annoncé. Puis elle a décrit son expérience avec moult détails, le fauteuil confortable, et
ses parties génitales reliées à la machine.
11. Traduction française de Claude Farny (N.d.l.T.).
5. LE PLAISIR EST-IL NÉCESSAIRE ?
L’égalité sexuelle se limite-t-elle vraiment à l’égalité face
à la jouissance ? Qu’est-ce qui se cache derrière ce droit au plaisir
auquel nous aspirons ?
« Et c’est la pire des punitions que nous infligeons aux filles », ajoute-t-
elle. Quelle quantité d’énergie faut-il déployer pour devenir son propre
ennemi ?
Et donc certaines femmes se privent de sexe. Ça n’en vaut pas la peine,
affirment-elles en guise de justification.
Il paraît difficile de quantifier le sentiment d’inébranlable confiance en
soi dont se coupent les femmes dans le même temps. Ce port fier et altier
que l’on refuse aux femmes queer, aux femmes intersexuées et aux femmes
noires. Et si les femmes pouvaient se regonfler l’ego – retrouver la patate –
avec un peu de sexe, comme le font les hommes ?
Dans Vagina, Naomi Wolf avance que la créativité des femmes, leur
imagination et leur capacité à sortir de chez elles et à agir avec audace sont
assez littéralement dopées par le sexe, et plus particulièrement par du sexe
de qualité, qui tient compte de leur plaisir – le genre de sexe dont on sort
épuisée, le sourire béat, avec le sentiment d’être appréciée et la sensation
d’avoir bien baisé. Afin d’appuyer sa théorie inventive et somme toute
assez convaincante, elle cite les correspondances privées de certaines
artistes, comme Georgia O’Keeffe et Edith Warton, et remarque que leurs
plus grandes périodes de créativité et d’accomplissement sont aussi celles
qui ont été le plus érotiquement chargées, celles où elles ont entretenu des
liaisons torrides. Selon elle, le sexe les aidait à développer leur créativité et,
en retour, leur créativité améliorait leur sexualité. C’était une symbiose.
Dire que le désir d’être sexuellement comblé n’est pas très important ou
même que cela nous empêche de nous attaquer aux véritables problèmes,
c’est porter un jugement destructeur : cela soumet les femmes souffrant de
dysfonctionnements sexuels à une double contrainte, ou double bind. Les
femmes aux prises avec une baisse de libido, des douleurs pendant les
rapports ou des troubles de l’excitation souffrent doublement : elles
souffrent du sentiment de ne plus fonctionner en tant que femmes, mais
aussi de l’invisibilité de cette souffrance-là. Elles se sentent coupables de
chercher à s’en sortir. Ce n’est pas quelque chose dont elles peuvent
discuter librement, parce que leur problème est perçu comme frivole, alors
que, justement, la seule manière de résoudre ce problème est d’en parler, et
d’en parler encore et encore (pendant ce temps-là, en Amérique du Nord, de
longues heures de prime time sont consacrées à la vente de médicaments
pour compenser les dysfonctionnements érectiles des hommes).
Les femmes et les filles ont beaucoup à gagner à se documenter autant
qu’elles le peuvent sur leur sexualité. Sur les campus d’Amérique du Nord,
on observe l’émergence d’une tendance qui prône la notion de
« consentement affirmatif ». Au-delà du « non, ça veut dire non », on ajoute
au corpus éducatif sexuel l’idée qu’il faille également un « oui »
enthousiaste. « Oui, ça veut dire oui », ce qui sous-entend que l’absence de
« oui », ça veut dire « non ». D’après une loi promulguée en 2014 en
Californie, le consentement affirmatif, c’est « un accord passé en
exprimant, de manière affirmative et en toute conscience, sa volonté de
s’engager dans une activité sexuelle ». Le consentement se crie désormais
haut et fort. Il est enthousiaste. Une simple absence de « non » ne suffit
plus. Née sur les campus universitaires, cette norme plus rigoureuse a
rapidement envahi les cours des lycées.
Ce glissement social a évidemment soulevé divers débats sur la manière
dont il affecte la loi : comment les définitions légales peuvent-elles
s’adapter à l’évolution des normes socioculturelles ? Mais il oblige
également les écoles à repenser la manière dont elles parlent aux élèves du
plaisir sexuel.
Si nous considérons désormais que le consentement se fonde sur le désir
et la volonté d’une femme, faut-il que l’éducation sexuelle enseigne aux
femmes à dire « oui » de manière enthousiaste ? Les femmes ont-elles le
droit d’apprendre à cultiver les aspects positifs de la sexualité, et pas
seulement à en empêcher les potentielles conséquences négatives
(grossesse, MST et agressions sexuelles) ? La réponse est oui, parce qu’on
peut difficilement attendre des filles, sur les campus universitaires ou
ailleurs, qu’elles soient capables de déterminer avec certitude et précision
quand elles ont envie de sexe, si on ne les encourage pas dans un premier
temps à étudier ce qui les excite.
En l’absence d’une connaissance nette de ce qui leur fait du bien, le
comportement par défaut s’est longtemps résumé, pour beaucoup de filles, à
simplement accepter les exigences sexuelles des garçons, déduisant de ce
qu’elles vivaient et entendaient autour d’elles que « le sexe, ça doit être
ça ». Connaître les infinies possibilités que nous offre le sexe, découvrir ce
qui nous attire et quel type de toucher, de stimulation, et quel degré de
pression nous fait du bien, voilà des outils sans lesquels il nous est bien plus
difficile de déterminer quand un geste est déplacé, trop brutal, trop rapide
ou tout bonnement douloureux. Si on ne les encourage pas à explorer elles-
mêmes leur propre plaisir et leurs fantasmes, et à développer des
préférences claires le plus tôt possible (disons à la préadolescence), les
femmes auront bien plus de mal à déclarer haut et fort ce fameux « oui »,
Oui, c’est de cela que j’ai envie lors de leurs premières relations sexuelles –
ce consentement enthousiaste que doivent attendre désormais les personnes
désireuses de s’engager dans un rapport sexuel, comme le stipulent
certaines lois. Comme l’écrit la philosophe féministe Luce Irigaray dans sa
méditation sur l’amour, Être deux, oui et non ne doivent plus être deux
pôles isolés l’un de l’autre. Il faut qu’ils se rencontrent et qu’ils entrent en
relation.
Dans le vide créé par l’absence ou quasi-absence d’éducation sexuelle, et
par la réticence des parents à parler à leurs filles de quoi que ce soit d’autre
que les grossesses non désirées et le viol, les jeunes femmes se tournent
vers Internet pour se renseigner sur le sexe. On ne peut pas dire que le
résultat soit très probant.
« Nous avons reçu le commentaire d’une fille de treize ans qui disait :
“Le sexe, ça me fait peur, j’ai vu une vidéo de sexe sur le téléphone d’un
garçon à l’école et je savais pas que, dans le sexe, il faut que la femme elle
pleure et elle ait mal. J’en pleure presque tous les soirs depuis.” »
Ce sont les mots de Laura Bates, fondatrice du projet Everyday Sexism –
sexisme de tous les jours –, dans une interview réalisée en 2016 par le
journal britannique The Independent. Son blog fonctionne sur le principe
suivant : des femmes lui envoient leurs témoignages sur les discriminations,
le sexisme et le harcèlement qu’elles subissent afin de les voir publiés sur
Internet de manière anonyme. Cette adolescente a été traumatisée par les
contenus vidéo que ses amis consomment et dans lesquels elle s’est
retrouvée immergée. Sa propre sexualité, à peine naissante, en est ressortie
broyée.
Le porno donne aux garçons et aux filles une version déformée de ce
qu’est le sexe. L’étranglement, les claques et la coercition y sont monnaie
courante, ce qui n’est pas le cas des câlins, de la tendresse, des massages du
corps entier, des préliminaires, des caresses clitoridiennes et des cunnilingus
assez longs pour produire un orgasme. Une autre pratique très répandue
dans le porno, c’est la sodomie. Un sondage sur les comportements sexuels
mené par le Centre pour la promotion de la santé sexuelle de l’université de
l’Indiana a révélé que, pour 70 % des femmes, les relations sexuelles
comprenant un rapport anal sont douloureuses. Pourtant, le sexe anal peut
se révéler agréable pour les hommes comme pour les femmes s’il est
pratiqué lentement et en toute sécurité, avec beaucoup de communication et
encore plus de lubrifiant… mais ce n’est pas le genre d’informations que
l’on trouve dans un boulard de base. L’une des astuces employées dans le
porno consiste à « cacher », hors caméra, du lubrifiant dans le vagin ou
l’anus de la personne recevant la sodomie. Ainsi, l’apport de lubrifiant
n’interrompra pas l’action et la séquence n’aura pas l’air « mise en scène »
– les hommes n’aiment pas qu’on leur rappelle que, ce qu’ils regardent,
c’est du cinéma. Ces vidéos donnent à croire que les pratiques sexuelles
brutales (le rough sex) ne nécessitent pas de lubrifiant. Or, dans le cas des
rapports anaux, une trop petite quantité de lubrifiant peut donner lieu à des
déchirures et à des saignements. Pendant ce temps, beaucoup de femmes se
voient reprocher par leur partenaire le fait qu’elles ne prennent pas de
plaisir à la sodomie et qu’elles n’arrivent pas à « se détendre »
suffisamment pour l’apprécier à sa juste valeur. Si les stars du porno aiment
ça, pourquoi pas elles ?
Un sondage mené au Royaume-Uni sur des étudiants nous apprend que
60 % d’entre eux regardent des vidéos à caractère pornographique aussi
pour se renseigner sur le sexe, d’après Peggy Orenstein. Dans son livre
Girls & Sex : une étude américaine, elle appelle courageusement la société
américaine à faire preuve de plus d’ouverture d’esprit dans les messages
que l’on transmet aux filles sur le sexe et dans les faits qu’on leur rapporte.
Pour elle, la réponse appropriée n’est pas une guerre contre le porno, qui de
toute façon serait vouée à l’échec, mais la mise en place d’initiatives pour le
contrebalancer et rééquilibrer le débat, en s’appuyant sur des canaux de
communication institutionnels et sûrs. Dans son texte poignant, elle plaide
pour que l’éducation sexuelle accorde davantage d’importance au plaisir
féminin et à la connaissance de soi par l’exploration (ainsi qu’aux relations
homosexuelles qui sont elles aussi très marginalisées à l’heure qu’il est).
Trop de programmes d’éducation sexuelle ont tendance à poser l’érection
comme élément central du rapport sexuel, tout en proposant des schémas
censés représenter les parties génitales des femmes qui ne font même pas
mention du clitoris. Les garçons ont des envies de sexe ; les filles ont des
envies de bébé. Il faut une meilleure éducation sexuelle. C’est un besoin.
Une étude de 2005 menée sur des étudiants de premier cycle par Lisa
D. Wade à l’Occidental College a révélé que, pour découvrir l’emplacement
du clitoris, les femmes consultent rarement la source de connaissance la
plus fiable – leur propre corps – et que tous les étudiants, hommes et
femmes confondus, voient le plaisir des femmes comme secondaire par
rapport à celui des hommes.
Le fait que les filles aient vraiment besoin de développer leurs
connaissances en matière de sexe, alors qu’elles parlent de sexe très
ouvertement et traînent sur Tinder, semble difficile à croire. Mais ce n’est
pas parce qu’on est à l’aise par rapport au sexe qu’on l’est par rapport à son
propre plaisir.
Un été, j’ai rencontré une jeune femme lors d’une garden-party organisée
un midi par une amie. Elle était effrontée, extravertie et pétrie de
convictions. Lorsque je lui ai parlé du livre que j’étais en train d’écrire, elle
m’a révélé que, en parallèle de ses études de comptabilité, elle vendait des
services sexuels. Elle a accepté de me laisser l’interviewer, sous condition
d’anonymat. Nous nous sommes retrouvées quelques semaines plus tard
dans la cour intérieure d’un café de Toronto, dans le quartier de
Cabbagetown. Elle m’a parlé de sa vie et de son travail. Elle était
intelligente, pleine d’humour et indépendante. Elle paraissait également la
personne la plus sexuellement décomplexée de la terre. Pendant notre
entretien, elle a reçu un coup de fil d’un client qui voulait la voir une heure
plus tard.
« J’ai besoin d’un verre d’eau », a-t-elle lancé d’un ton jovial après avoir
raccroché.
Elle est allée demander une pinte d’eau plate, puis s’est mise à la boire en
m’expliquant que ce qu’aimait ce monsieur, c’était qu’on lui pisse dessus. Il
fallait donc qu’elle s’assure que sa vessie soit assez pleine pour qu’elle lui
en mette partout.
Et pourtant, malgré sa décontraction apparente, un acte sexuel la
culpabilisait : la masturbation. Les parties génitales de ses clients ne la
gênaient absolument pas, mais ses siennes lui semblaient « repoussantes ».
Pendant les rapports, le plaisir qu’elle prenait était minime, et les orgasmes
rares. Parfois, elle simulait pour les clients qui souhaitaient qu’elle jouisse.
Si vous êtes tenté d’en conclure qu’il est impossible d’avoir un rapport
sain à son corps lorsqu’on est une travailleuse du sexe, laissez-moi, une fois
encore, vous présenter quelqu’un : Robyn Red.
Elle aussi âgée d’une trentaine d’années, et basée à Toronto, Red est une
travailleuse du sexe d’un genre bien particulier. Elle aussi a accepté de
prendre un café avec moi, en 2015. Il faisait beau, et elle portait une longue
jupe confortable et des Doc Martens. Originaire de North Bay dans
l’Ontario, elle étudiait la littérature anglaise et les théories queer à la
Western University lorsqu’elle s’est lancée dans l’escorting pour arrondir
ses fins de mois, juste avant de soutenir son mémoire de master. Elle
raconte qu’elle appréhendait un peu cette situation et que, pour se rassurer,
elle a décidé d’adopter une approche universitaire de cette activité – en
l’étudiant. Une fois qu’elle a trouvé une agence qui lui plaisait, elle a
commencé à rencontrer des clients pour environ 300 dollars de l’heure.
« Ce n’était pas ce qu’on fantasme sur ce métier. On n’allait pas à
l’Opéra, dit-elle en souriant. Mais ça allait. »
Rapidement, elle s’est rendu compte que certains clients voulaient plus
que du sexe. Ils recherchaient de la compassion.
« J’ai toujours été ce genre de personne. Je m’assois dans un bar et les
gens viennent me parler. Certaines personnes vont chez le psy. D’autres se
payent les services d’une escort. »
Un homme lui a révélé qu’il avait été agressé sexuellement ; un autre
avait des problèmes avec son père. Il y avait quelque chose dans la
vulnérabilité que le sexe induit, qui semblait les aider à renouer avec leurs
émotions.
En 2011, Red a commencé à réfléchir à un nouveau type de services. Elle
a démissionné de son agence pour se mettre à son compte. Elle propose des
massages érotiques et thérapeutiques aux hommes et aux femmes.
Certain·e·s client·e·s viennent la voir chaque semaine. La décharge sexuelle
s’inscrit dans un lâcher-prise plus général et thérapeutique, qui passe par
l’abandon de « croyances qui nous limitent » et par l’accueil confiant de
changements de vie majeurs.
« J’utilise mon corps pour lire le leur », résume-t-elle.
Elle hésite à décrire son travail comme relevant d’une pratique tantrique,
car ce serait peut-être, selon elle, une forme d’« appropriation culturelle »,
mais les femmes qui viennent la voir ont souvent des orgasmes plus longs
que d’ordinaire.
« Et je le fais même pas exprès ! », s’amuse-t-elle.
Je pense que Marvin Gaye n’aurait pas renié ce type de travail comme
relevant du sexual healing – la guérison par le sexe –, ce phénomène qu’il
décrit avec sensualité dans la chanson du même nom. Elle explique que son
métier n’a pas eu d’effets néfastes sur sa propre vie sexuelle ou sur son
épanouissement dans ses relations amoureuses. Beaucoup de travailleuses
du sexe au profil plus classique font appel à ses services. Elles viennent la
voir pour résoudre certaines problématiques émotionnelles qui peuvent
émerger pendant leurs heures de travail.
Je n’essaye pas de faire le tri entre le « bon » et le « mauvais » travail du
sexe. Il n’y a rien de mal au travail du sexe dès lors qu’il est librement
choisi et que les personnes qui empruntent cette voie sont protégées par des
lois. Au passage, il me semble important de préciser que la possibilité de
proposer des services sexuels « respectables », de qualité prétendument
supérieure, avec une approche holistique de son métier est principalement
réservée aux personnes blanches et cisgenres. En sont généralement exclues
les personnes racisées, les personnes de classes sociales inférieures et les
personnes transgenres.
Cependant, si je prends le temps de décrire la pratique innovante de Red,
c’est pour vous donner une idée de ce à quoi pourrait ressembler le monde
dans un futur proche où le sexe ne serait plus stigmatisé, mais vu comme un
élément clé de la santé humaine. Où le travail du sexe serait perçu comme
n’importe quel autre travail autour du corps. Où les gens esseulés qui vont
chercher un peu de chaleur humaine n’auraient pas honte de le faire. Où la
guérison par le sexe serait accessible aux personnes célibataires. Red
explique que, ce futur-là, ses client·e·s l’appellent de leurs vœux.
Conseillère en santé holistique et professeure de danse, Anita Boeninger
pense que si l’on parvenait à sortir du carcan qu’est devenu le sexe
conventionnel, nous pourrions aider à guérir non seulement les gens, mais
aussi nos sociétés occidentales, gangrenées par une culture du résultat.
Fondatrice du Soma Wellness Arts à New York, un centre de thérapies
holistiques, et du groupe de femmes leader The Embodied Femme (La
femme incarnée), elle anime toutes sortes d’ateliers pour aider les femmes à
découvrir la déesse qui sommeille en elles, abordant des sujets variés,
comme le mouvement sensuel et le coaching vocal. Lorsqu’on évoque
l’idée selon laquelle un médicament pourrait être ce dont le désir et le
plaisir féminins ont besoin, elle lève les yeux au ciel.
« Ils sont tellement prévisibles avec leurs solutions à l’emporte-pièce.
“Cette partie du corps ne fonctionne pas ? Hop ! Suffit d’appuyer sur ce
bouton, et tout va mieux !” », plaisante-t-elle.
Les femmes vivent le sexe comme un élément de leur vie dans son
ensemble, et pas comme un ou plusieurs actes isolés. C’est pour cette raison
qu’elles peuvent avoir très envie de sexe pendant une journée ou pendant
une année, sans raison apparente, et soudain, plus vraiment. Le sexe est lié à
d’autres versants de leur existence, par exemple au stress qu’elles subissent.
Plus le temps passe, plus nous sommes débordées, plus on nous demande de
tout faire, de préférence en même temps. Dans un tel contexte, les troubles
de la sexualité, c’est probablement le corps qui tire la sonnette d’alarme.
« Très souvent, il n’y a rien qui cloche chez les femmes qui n’arrivent pas
à jouir », explique Boeninger. C’est juste qu’elles sont tendues, et ce n’est
pas très étonnant qu’on n’arrive pas à lâcher prise. Le sexe ne se résume pas
à l’acte sexuel. Votre vie sexuelle dépend de la manière dont vous vivez
votre vie tout entière. Si vous êtes surexposée au stress et que vous n’avez
jamais le temps de vous poser, votre corps ne sera pas sur la bonne longueur
d’onde pour faire l’amour.
« Le sexe, c’est la vie dans son ensemble », poursuit-elle. C’est notre vie
en tant qu’amant·e. Ce n’est pas un acte. C’est un domaine de la vie. Un
espace. Un état. Et je pense que cela – réhabiliter le sexe pour ce qu’il est –,
une culture plus féminine peut y parvenir.
Pour toutes les femmes qui la vivent, cette impulsion qui les amène à
transformer leur sexualité en profondeur prend racine dans le même terreau
que d’autres tendances holistiques, comme le yoga, la slow food ou les
médecines alternatives. C’est sans doute une autre manière de se libérer de
ce mode de vie qui est le nôtre, ce mode de vie machinal, écervelé, isolé et
surstimulé que personne ne semble choisir mais qui, lui, nous a bel et bien
annexés. Et si cette libération ne dure que le temps dont nous avons besoin
pour nous oublier jusqu’à la jouissance, eh bien soit. C’est une tentative de
desserrer les liens qui nous retiennent à un Moi limité, comme des
« amarres » – une tentative de devenir plus que ce que nous sommes. Et, à
cet égard, le fait que la sexualité résiste à toute simplification devrait avoir
sur nous l’effet d’un coup de semonce.
Le sexe est bien plus mystérieux que nous faisons semblant de le croire,
et bien plus chargé de sens. Et ce mystère constitue l’un de ses meilleurs
aspects. Pourquoi dépeindre le sexe comme une pâle caricature de ce qu’il
est profondément, à savoir l’opportunité de se connaître soi-même, de se
rencontrer soi-même véritablement ?
Comme je l’ai dit un peu plus haut, ce petit livre a été conçu comme une
provocation, une facétie, une source de réflexion. Il se situe dans la
description plus que dans la prescription. Il ne dresse pas la liste de toutes
les choses que nous devrions immédiatement mettre en œuvre pour tout
changer. Je ne l’ai pas écrit dans le but de voir mes lectrices s’élancer
séance tenante à la recherche du centre de fumigation vulvaire le plus
proche de chez elles ou de la prochaine session de méditation orgasmique.
Tout le monde n’a pas envie de cela ! J’ai simplement cherché à montrer
comment un aspect du monde que nous considérons comme allant de soi est
en pleine mutation, juste sous nos yeux, et sans pour autant que nous le
voyions.
J’ai pensé cet ouvrage comme une objection à l’idée selon laquelle il
n’existerait qu’une seule manière d’avoir une sexualité – une seule manière
« normale ». La sexualité participe de l’expression individuelle : il existe
autant de sexualités que de façons d’être une femme. Et d’ailleurs, à ce
propos, il existe mille et un aspects de cette discussion que j’ai à peine
évoqués. Je pense notamment aux expériences sexuelles très diverses des
femmes grosses, des femmes handicapées, des femmes qui ont donné la vie,
des femmes ménopausées, des femmes âgées, des femmes queer et
intersexuées – toutes ces femmes souvent trop rarement évoquées lors des
discussions sur le sexe. Je pense également au mouvement asexuel, en
pleine expansion, qui encourage les gens à être fiers de leur absence de
libido – ou de leur célibat, pour celles et ceux, pas nécessairement asexuels,
qui opteraient pour ce mode de vie. Avec ces mouvements LGBTQIA+, le
fait de se sentir bien dans sa peau est replacé au centre du débat, à la place
de la notion de norme, désormais perçue comme obsolète et peu pertinente.
Car, à moins qu’il existe quelque part une civilisation extraterrestre plus
évoluée sexuellement que la nôtre (ce qui, en cas de rencontre fortuite,
créerait sans doute plus de problèmes que cela n’en résoudrait), l’Homo
sapiens demeure le seul organisme vivant qui soit en mesure d’atteindre des
sommets de joie, de béatitude et d’intense satisfaction à travers un acte qui,
dans la majeure partie du monde animal, n’a d’utilité que reproductive.
« Il a fallu trois milliards d’années d’évolution à l’orgasme humain pour
apparaître, avec son extase dévorante, écrit Zoe Cormier, journaliste
scientifique. C’est un don. » Le revers de la médaille, c’est probablement
son caractère insaisissable, que l’on doit sans doute à la bizarrerie de la
condition humaine. À cause d’elle, le plaisir sexuel est un cadeau
biologique qui peut nous échapper aussi facilement qu’il nous avait été
accordé. Et si c’est la Nature qui nous l’offre, c’est bien la culture qui lui
permet de s’épanouir vraiment, à travers ce qu’elle a de meilleur à donner :
la compassion, l’intelligence, l’acceptation et l’imagination.
ŒUVRES CITÉES
22 janvier 2009.
— Que veulent les femmes ? Les nouvelles découvertes sur la libido féminine,
traduit de l’anglais (États-Unis) par Christian Sruzier, Hugo Doc, Paris,
2014.
ONAPARTE M. (pseudonyme A. E. NARJANI), « Considérations sur les causes
Paris, 1990.
OHEN H. D., ROSEN R. C. et GOLDSTEIN L., « Electroencephalographic
1979.
ALAMA S. et al., « Nature and origin of “squirting” in female sexuality », The
Journal of Sexual Medicine, vol. 12, no 3, 2015.
ALES N. Jo, « Tinder and the dawn of the “dating apocalypse” », Vanity Fair,
août 2015.
MITH-ROSENBERG C. et ROSENBERG C., « The female animal : medical and
Come As You Are. The Surprising New Science That Will Transform Your Sex
Life, de la docteure Emily NAGOSKI.
Si vous ne deviez acheter qu’un livre dans cette liste, prenez celui-là. Il est à
la fois pratique et révolutionnaire.
ecoming Orgasmic. A Sexual and Personal Growth Program for Women, des
docteur·e·s Julia R. HEIMAN et Joseph LOPICCOLO.
Idéal pour les femmes qui souhaitent avoir leur premier orgasme, ou qui
peinent généralement à l’atteindre.
low Sex. The Art and Craft of the Female Orgasm, de Nicole DAEDONE.
Si vous êtes curieux·se d’en savoir plus sur la méditation orgasmique.